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SI LA TOLÉRANCE EST DANGEREUSE.

reuse si la sagesse des tribunaux ne les avait pas toujours contenus.

Il est vrai que le grand empereur Young-tching, le plus sage et le plus magnanime peut-être qu’ait eu la Chine, a chassé les jésuites ; mais ce n’était pas parce qu’il était intolérant, c’était, au contraire, parce que les jésuites l’étaient. Ils rapportent eux-mêmes, dans leurs Lettres curieuses, les paroles que leur dit ce bon prince : « Je sais que votre religion est intolérante ; je sais ce que vous avez fait aux Manilles et au Japon ; vous avez trompé mon père, n’espérez pas me tromper moi-même[1]. » Qu’on lise tout le discours qu’il daigna leur tenir, on le trouvera le plus sage et le plus clément des hommes. Pouvait-il, en effet, retenir des physiciens d’Europe qui, sous le prétexte de montrer des thermomètres et des éolipyles à la cour, avaient soulevé déjà un prince du sang ? Et qu’aurait dit cet empereur, s’il avait lu nos histoires, s’il avait connu nos temps de la Ligue et de la conspiration des poudres[2] ?

C’en était assez pour lui d’être informé des querelles indécentes des jésuites, des dominicains, des capucins, des prêtres séculiers, envoyés du bout du monde dans ses États : ils venaient prêcher la vérité, et ils s’anathématisaient les uns les autres. L’empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs étrangers ; mais avec quelle bonté les renvoya-t-il ! quels soins paternels n’eut-il pas d’eux pour leur voyage et pour empêcher qu’on ne les insultât sur la route ! Leur bannissement[3] même fut un exemple de tolérance et d’humanité.

Les Japonais[4] étaient les plus tolérants de tous les hommes : douze religions paisibles étaient établies dans leur empire ; les jésuites vinrent faire la treizième, mais bientôt, n’en voulant pas souffrir d’autre, on sait ce qui en résulta : une guerre civile, non moins affreuse que celle de la Ligue, désola ce pays. La religion chrétienne fut noyée enfin dans des flots de sang ; les Japonais fermèrent leur empire au reste du monde, et ne nous regardèrent que comme des bêtes farouches, semblables à celles dont les Anglais ont purgé leur île. C’est en vain que le ministre Colbert, sentant le besoin que nous avions des Japonais, qui n’ont nul besoin de nous, tenta d’établir un commerce avec leur empire : il les trouva inflexibles.

  1. Voyez tome XIII, page 168.
  2. Ibid., pages 53 et suiv.
  3. Voyez la Relation du bannissement des jésuites de la Chine.
  4. Voyez Kempfer et toutes les relations du Japon. (Note de Voltaire.)