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CHAPITRE IV.36

Ainsi donc notre continent entier nous prouve qu’il ne faut ni annoncer ni exercer l’intolérance.

Jetez les yeux sur l’autre hémisphère ; voyez la Caroline, dont le sage Locke fut le législateur : il suffit de sept pères de famille pour établir un culte public approuvé par la loi ; cette liberté n’a fait naître aucun désordre. Dieu nous préserve de citer cet exemple pour engager la France à l’imiter ! on ne le rapporte que pour faire voir que l’excès le plus grand où puisse aller la tolérance n’a pas été suivi de la plus légère dissension ; mais ce qui est très-utile et très-bon dans une colonie naissante n’est pas convenable dans un ancien royaume.

Que dirons-nous des primitifs, que l’on a nommés quakers[1] par dérision, et qui, avec des usages peut-être ridicules, ont été si vertueux et ont enseigné inutilement la paix au reste des hommes ? Ils sont en Pensylvanie au nombre de cent mille ; la discorde, la controverse, sont ignorées dans l’heureuse patrie qu’ils se sont faite, et le nom seul de leur ville de Philadelphie[2], qui leur rappelle à tout moment que les hommes sont frères, est l’exemple et la honte des peuples qui ne connaissent pas encore la tolérance.

Enfin cette tolérance n’a jamais excité de guerre civile ; l’intolérance a couvert la terre de carnage. Qu’on juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mère qui veut qu’on égorge son fils, et la mère qui le cède pourvu qu’il vive[3] !

Je ne parle ici que de l’intérêt des nations ; et en respectant, comme je le dois, la théologie, je n’envisage dans cet article que le bien physique et moral de la société. Je supplie tout lecteur impartial de peser ces vérités, de les rectifier, et de les étendre. Des lecteurs attentifs, qui se communiquent leurs pensées, vont toujours plus loin que l’auteur[4].

  1. Sur les quakers, voyez t. XII, page 420 ; XVIII, 498 ; XIX, 343 ; XXIII, 82 et suiv.
  2. Les deux mots grecs dont ce nom est formé signifient ami et frère.
  3. Allusion au jugement de Salomon.
  4. M. de La Bourdonnaie, intendant de Rouen, dit que la manufacture de chapeaux est tombée à Caudebec et à Neuchâtel par la fuite des réfugiés. M. Foucaut, intendant de Caen, dit que le commerce est tombé de moitié dans la généralité. M. de Maupeou, intendant de Poitiers, dit que la manufacture de droguet est anéantie. M. de Bezons, intendant de Bordeaux, se plaint que le commerce de Clérac et de Nérac ne subsiste presque plus. M. de Miroménil, intendant de Touraine, dit que le commerce de Tours est diminué de dix millions par année ; et tout cela, par la persécution. (Voyez les Mémoires des intendants, en 1698.) Comptez surtout le nombre des officiers de terre et de mer, et des matelots, qui ont été obligés d’aller servir contre la France, et souvent avec un funeste avantage, et voyez si l’intolérance n’a pas causé quelque mal à l’État.
    On n’a pas ici la témérité de proposer des vues à des ministres dont on con-