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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/67

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rendre Gusman plus tolérable. Je ne veux point me justifier sur un rôle qui vous déplaît ; mais Grandval ne m’a-t-il pas fait aussi un peu de tort ? N’a-t-il pas outré le caractère ? N’a-t-il pas rendu féroce ce que je n’ai prétendu peindre que sévère ?

Vous pensâtes, dites-vous, dès les premiers vers, que ce Gusman ferait pendre son père. Eh ! madame, le premier vers qu’il dit est celui-ci :

Quand vous priez un fils, seigneur, vous commandez.

(Alzire, acte I, scène i.)

N’a-t-il pas l’autorité de tous les vice-rois du Pérou ? Et cette inflexibilité ne peut-elle pas s’accorder avec les sentiments d’un fils ? Sylla et Marius aimaient leur père.

Enfin la pièce est fondée sur le changement de son cœur ; et si le cœur était doux, tendre, compatissant au premier acte, qu’aurait-on fait au dernier ?

Permettez-moi de vous parler plus positivement sur Pope. Vous me dites que l’amour social fait que tout ce qui est est bien. Premièrement, ce n’est point ce qu’il nomme amour social (très-mal à propos) qui est, chez lui, le fondement et la preuve de l’ordre de l’univers. Tout ce qui est est bien, parce qu’un Être infiniment sage en est l’auteur, et c’est l’objet de la première Épître[1]. Ensuite il appelle amour social, dans l´Èpître dernière, cette Providence bienfaisante par laquelle les animaux servent de subsistance les uns aux autres. Milord Shaftesbury, qui, le premier, a établi une partie de ce système, prétendait avec raison que Dieu avait donné à l’homme l’amour de lui-même pour l’engager à conserver son être ; et l´amour social, c’est-à-dire un instinct très-subordonné à l’amour-propre, et qui se joint à ce grand ressort, est le fondement de la société.

Mais il est bien étrange d’imputer à je ne sais quel amour social dans Dieu cette fureur irrésistible avec laquelle toutes les espèces d’animaux sont portées à s’entre-dévorer. Il paraît du dessein à cela, d’accord ; mais c’est un dessein qui assurément ne peut être appelé amour.

Tout l’ouvrage de Pope fourmille de pareilles obscurités. Il y a cent éclairs admirables qui percent à tous moments cette nuit, et votre imagination brillante doit les aimer. Ce qui est beau et lumineux est votre élément. Ne craignez point de faire la disserteuse ; ne rougissez point de joindre aux grâces de votre personne

  1. L’Essai sur l’Homme est divisé en quatre épîtres.