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CORRESPONDANCE.
6339. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
12 mai.

L’un de mes anges m’a écrit une lettre toute remplie de raison, d’esprit, de bonté, et de choses charmantes ; cela n’empêche pas que je ne trouve toujours l’âme immortelle placée entre les deux trous prodigieusement ridicule[1].

Il s’en faut beaucoup que le petit ex-jésuite ait négligé ses marauds du Triumvirat ; mais il pense que vos belles dames, qui font dans Paris toutes les réputations, ne seront nullement touchées de ces gens de sac et de corde. Il a cru se tirer d’affaire par des notes historiques, et par une histoire de toutes les proscriptions[2] de ce monde, qui fait dresser les cheveux à la tête. Il prétend, dans ces notes, que la conspiration de Cinna n’a jamais existé, que cette aventure est supposée par Sénèque, et qu’il l’inventa pour en faire un sujet de déclamation. C’est un objet de critique pour quelques pédants, mais dont le public ne se soucie guère. Il reste donc persuadé qu’il ne trouvera point de libraire qui veuille donner cent écus de cette guenille, attendu que La Harpe n’en a pas pu trouver cinquante pour son beau Gustave Vasa. L’ex-jésuite vous enverra bientôt ses roués et ses notes pédantesques. Il souhaite d’ailleurs passionnément que Mlle Dubois se forme, et que M. de Chabanon lui donne un beau rôle ; mais il ne sait pas où est M. de Chabanon ; il devait retourner à Paris au commencement du mois ; nous lui avons souhaité un bon voyage, et depuis ce temps nous n’avons plus de ses nouvelles.

À l’égard de la comédie de Genève, c’est une pièce compliquée et froide qui commence à m’ennuyer beaucoup. J’ai été pendant quelque temps avocat consultant ; j’ai toujours conseillé aux Genevois d’être plus gais qu’ils ne sont, d’avoir chez eux la comédie, et de savoir être heureux avec quatre millions de revenu qu’ils ont sur la France. L’esprit de contumace est dans cette famille. Les natifs disent que je prends le parti des bourgeois ; les bourgeois craignent que je ne prenne le parti des natifs. Les natifs et les bourgeois prétendent que j’ai eu trop de déférence pouir le conseil. Le conseil dit que j’ai eu trop d’amitié pour les natifs et les bourgeois. Les bourgeois, les natifs,

  1. Voyez page 269.
  2. Voyez ce morceau, tome XXVI, page 1.