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CORRESPONDANCE.

J’ai lu une grande partie de l’Ordre essentiel des Sociétés[1]. Cette essence m’a porté quelquefois à la tête, et m’a mis de mauvaise humeur. Il est bien certain que la terre paye tout : quel homme n’est pas convaincu de cette vérité ? Mais qu’un seul homme soit le propriétaire de toutes les terres, c’est une idée monstrueuse, et ce n’est pas la seule de cette espèce dans ce livre, qui d’ailleurs est profond, méthodique, et d’une sécheresse désagréable. On peut profiter de ce qu’il y a de bon, et laisser là le mauvais : c’est ainsi que j’en use avec tous les livres.

J’ai été bien étonné, en lisant l’article Ligature[2] dans le Dictionnaire encyclopédique, de voir que l’auteur croit aux sortilèges. Comment a-t-on laissé entrer ce fanatique dans le temple de la vérité ? Il y a trop d’articles défectueux dans ce grand ouvrage, et je commence à croire qu’il ne sera jamais réimprimé. Il y a d’excellents articles ; mais, en vérité, il y a trop de pauvretés.

Depuis trois mois il y a une douzaine d’ouvrages d’une liberté extrême, imprimés en Hollande. La Théologie portative[3] n’est nullement théologique ; ce n’est qu’une plaisanterie continuelle par ordre alphabétique ; mais il faut avouer qu’il y a des traits si comiques que plusieurs théologiens mêmes ne pourront s’empêcher d’en rire. Les jeunes gens et les femmes lisent cette folie avec avidité. Les éditions de tous les livres dans ce goût se multiplient. Les vrais politiques disent que c’est un bonheur pour tous les États et tous les princes ; que plus les querelles théologiques seront méprisées, plus la religion sera respectée ; et que le repos public ne pouvait naître que de deux sources : l’une, l’expulsion des jésuites ; l’autre, le mépris pour les écoles d’arguments. Ce mépris augmente heureusement par la victoire de Marmontel.

Soyez persuadé, mon cher ami, que je n’ai nulle part à la retraite de Mlle Durancy. M. d’Argental a été très-mal informé. J’ai soutenu le théâtre pendant cinquante ans ; ma récompense a été une foule de libelles et de tracasseries. Ah ! que j’ai bien fait de quitter Paris, et que je suis loin de le regretter ! Votre correspondance me tient lieu de tout ce qui m’aurait pu plaire encore dans cette ville.

Comment vos fondants réussissent-ils ? Adieu ; il n’y a de remède pour moi que celui de la patience.

  1. Voyez la lettre 6970.
  2. L’article est signé Y. L’auteur est inconnu.
  3. Voyez tome XXVIII, page 73.