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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/247

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ANNÉE 1770.
8066. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 30 octobre.

Une mite qui végète dans le nord de l’Allemagne est un mince sujet d’entretien pour des philosophes qui discutent des mondes divers flottant dans l’espace de l’infini, du principe du mouvement et de la vie, du temps et de l’éternité, de l’esprit et de la matière, des choses possibles et de celles qui ne le sont pas. J’appréhende fort que cette mite n’ait distrait ces deux grands philosophes[1] d’objets plus importants et plus dignes de les occuper. Les empereurs, ainsi que les rois, disparaissent dans l’immense tableau que la nature offre aux yeux des spéculateurs. Vous, qui réunissez tous les genres, vous descendez quelquefois de l’empyrée : tantôt Anaxagore, tantôt Triptolème, vous quittez le Portique pour l’agriculture, et vous offrez sur vos terres un asile aux malheureux. Je préférerais bien la colonie de Ferney, dont Voltaire est le législateur, à celle des quakers de Philadelphie[2], auxquels Locke donna des lois.

Nous avons ici des fugitifs d’une autre espèce ; ce sont des Polonais qui, redoutant les déprédations, le pillage, et les cruautés de leurs compatriotes, ont cherché un asile sur mes terres. Il y a plus de cent vingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des temps plus tranquilles, et qui leur permettent le retour chez eux. Je m’aperçois de plus en plus que les hommes se ressemblent d’un bout de notre globe à l’autre ; qu’ils se persécutent et se troublent mutuellement, autant qu’il est en eux : leur félicité, leur unique ressource[3] est en quelques bonnes âmes qui les recueillent, et les consolent de leurs adversités.

Vous prenez aussi part à la perte que je viens de faire, à l’armée russe, de mon neveu de Brunswick : le temps de sa vie n’a pas été assez long pour lui laisser apercevoir ce qu’il pouvait connaître, ou ce qu’il fallait ignorer. Cependant, pour laisser quelques traces de son existence, il a ébauché un poëme épique c’est la Conquête du Mexique par Fernand Cortez. L’ouvrage contient douze chants ; mais la vie lui a manqué pour le rendre moins défectueux. S’il était possible qu’il y eut quelque chose après cette vie, il est certain qu’il en saurait à présent plus que nous tous ensemble. Mais il y a bien de l’apparence qu’il ne sait rien du tout. Un philosophe de ma connaissance[4], homme assez déterminé dans ses sentiments, croit que nous avons assez de degrés de probabilité pour arriver à la certitude que post mortem nihil est[5].

Il prétend que l’homme n’est pas un être double, que nous ne sommes

  1. Voyez le commencement de la lettre 8047.
  2. Voyez tome XXII, page 93.
  3. « Et troublent mutuellement, autant qu’il est en eux, leur félicité ; leur unique ressource… » (Édit. de Berlin.)
  4. Frédéric lui-même.
  5. C’est le passage de Sénèque souvent cité par Voltaire ; voyez tome XXIX, pages 336, 522.