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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/248

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CORRESPONDANCE.

que de la matière animée par le mouvement, et que, dès que les ressorts usés se refusent à leur jeu, la machine se détruit, et ses parties se dissolvent. Ce philosophe dit qu’il est bien plus difficile de parler de Dieu que de l’homme, parce que nous ne parvenons à soupçonner son existence qu’à force de conjectures, et que tout ce que notre raison peut nous fournir de moins inepte sur son sujet est de le croire le principe intelligent de tout ce qui anime la nature. Mon philosophe est très-persuadé que cette intelligence ne s’embarrasse pas plus de Moustapha que du Très-Chrétien ; et que ce qui arrive aux hommes l’inquiète aussi peu que ce qui peut arriver à une taupinière de fourmis que le pied d’un voyageur écrase sans s’en apercevoir.

Mon philosophe envisage le genre animal comme un accident de la nature, comme le sable que des roues mettent en mouvement, quoique les roues ne soient faites que pour transporter rapidement un char. Cet étrange homme dit qu’il n’y a aucune relation entre les animaux et l’intelligence suprême, parce que de faibles créatures ne peuvent lui nuire ni lui rendre service ; que nos vices et nos vertus sont relatifs à la société, et qu’il nous suffit des peines et des récompenses que nous en recevons.

S’il y avait ici un sacré tribunal d’inquisition, j’aurais été tenté de faire griller mon philosophe pour l’édification du prochain ; mais nous autres huguenots nous sommes privés de cette douce consolation et puis le feu aurait pu gagner jusqu’à mes habits[1]. J’ai donc, le cœur contrit de ces discours, pris le parti de lui faire des remontrances. Vous n’êtes point orthodoxe, lui ai-je dit, mon ami ; les conciles généraux vous condamnent unanimement ; et Dieu le père, qui a toujours les conciles dans ses culottes pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet porte la Somme de saint Thomas, s’en servira pour vous juger à la rigueur[2]. Mon raisonneur, au lieu de se rendre à de si fortes semonces, repartit qu’il me félicitait de si bien connaître le chemin du paradis et de l’enfer, qu’il m’exhortait à dresser la carte du pays, et de donner un itinéraire pour régler les gîtes des voyageurs, surtout pour leur annoncer de bonnes auberges.

Voilà ce qu’on gagne à vouloir convertir les incrédules. Je les abandonne à leurs voies ; c’est le cas de dire Sauve qui peut ! Pour nous, notre foi nous promet que nous irons en ligne directe en paradis. Toutefois ne vous hâtez pas d’entreprendre ce voyage : un tiens dans ce monde-ci vaut mieux que dix tu l’auras dans l’autre. Donnez des lois à votre colonie genevoise, travaillez pour l’honneur du Parnasse, éclairez l’univers, envoyez-moi votre réfutation du Système de la Nature[3], et recevez avec mes vœux ceux de tous les habitants du Nord et de ces contrées.

Fédéric.
  1. « Et puis leur feu aurait pu gagner jusqu’à moi. » (Édit. de Berlin.)
  2. « Vous condamnent unanimement, ainsi que le saint-père, qui a toujours les conciles à ses ordres, pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet sa Somme de saint Thomas ; vous voyez, mon cher philosophe, qu’indubitablement vous serez quelque beau jour plongé dans la chaudière de Belzebuth. Mon raisonneur… » (Édit. de Berlin.)
  3. Voyez la note 1, page 153.