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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/399

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ANNÉE 1771.

depuis huit ans[1]. J’espère que ce n’est pas par la part chrétienne qu’on prend aux malheurs des infidèles. Ces sentiments seraient indignes de la postérité des premiers croisés.

Il n’y a pas longtemps que vous aviez en France un nouveau saint Bernard[2] qui prêchait une croisade en esprit contre moi, sans, je crois, qu’il sût bien au juste pour quel objet. Mais ce saint Bernard s’est trompé dans ses prophéties tout comme le premier. Rien de ce qu’il avait prédit ne s’est vérifié ; il n’a fait qu’aigrir les esprits. Si c’était là son but, il faut avouer qu’il a réussi. Ce but cependant paraît bien mesquin.

Monsieur, vous qui êtes si bon catholique, dites à ceux de votre croyance que l’Église grecque, sous Catherine seconde, n’en veut point à l’Église latine ni à aucune qui soit sous la couverture des nuées remplies d’eau, que l’Église grecque ne fait que se défendre.

Avouez, monsieur, que cette guerre a fait briller nos guerriers. Ce comte Alexis Orlorf ne cesse de faire des actions qui font parler de lui : il vient d’envoyer quatre-vingt-six prisonniers algériens et salétins au grand maître de Malte, en le priant de les échanger à Alger, etc., contre des esclaves chrétiens. Il y a bien longtemps qu’aucun chevalier de Saint-Jean de Jérusalem n’a délivré autant de chrétiens des mains des infidèles.

Avez-vous lu, monsieur, la lettre de ce comte aux consuls de Smyrne, qui intercédaient près de lui pour qu’il épargnât cette ville après la bataille de Tchesmé ? Vous me parlez du renvoi qu’il a fait d’un vaisseau turc où étaient les meubles et les domestiques d’un pacha ; voici le fait :

Peu de jours après la bataille navale de Tchesmé, un trésorier de la Porte revenait, sur un vaisseau, du Caire, avec ses femmes, ses enfants, et tout son bien, et s’en allait à Constantinople ; il apprit en chemin la fausse nouvelle comme si la flotte turque avait battu la nôtre ; il se hâta de descendre à terre pour être le premier porteur de cette bonne nouvelle au sultan. En attendant qu’il courait à toute bride à Stamboul, un de nos vaisseaux amena son vaisseau au comte Orlof. Celui-ci défendit sévèrement que personne n’entrât dans les chambres des femmes turques, et qu’on ne touchât à la charge de ce vaisseau. Il se fit amener la plus jeune des filles du Turc, âgée de six ans, et lui fit présent d’une bague de diamants et d’une pelisse de soble[3], et la renvoya, avec toute sa famille et leurs biens, à Constantinople. Voilà ce qui a été imprimé à peu près dans les gazettes. Mais ce qui ne l’a pas été jusqu’ici, c’est que le comte Roumiantsof, ayant envoyé au camp du vizir un officier, cet officier fut mené d’abord au kiaga du vizir ; le kiaga lui dit, après les premiers compliments : « Y a-t-il quelqu’un des comtes Orlof à l’armée du comte Roumiantsof ? » L’officier lui répond que non. Le Turc lui demanda avec empressement : « Où sont-ils donc ? » Le major dit que deux servaient sur la flotte, et que les trois autres étaient à Pétersbourg. « Eh bien ! dit le Turc, sachez que leur nom est en vénération

  1. La France était en paix depuis 1763, fin de la guerre de Sept ans.
  2. Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, II, VIII ; voyez tome XX, page 218.
  3. C’est-à-dire de zibeline : soble est le nom russe de cet animal.