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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/400

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CORRESPONDANCE.

chez nous, que c’est vis-à-vis de moi que leur générosité s’est signalée. Je suis celui qui leur doit ses femmes, ses enfants et ses biens. Je ne puis jamais m’acquitter envers eux ; mais si pendant ma vie je puis leur rendre quelque service, je le compterai pour un bonheur. » Il ajouta beaucoup d’autres protestations à celle-ci, et dit, entre autres, que le sultan et le vizir connaissaient sa reconnaissance, et l’approuvaient. Il avait la larme à l’œil en parlant. Voilà donc des Turcs touchés jusqu’aux larmes par la générosité des Russes de la religion grecque. Le tableau de l’action du comte Orlof vis-à-vis de ce Turc pourra, un jour, faire le pendant de celui de Scipion dans ma galerie.

Les sujets de mon voisin le roi de la Chine, depuis que celui-ci a commencé à lever quelques entraves injustes, commercent avec les miens que c’est un charme ! Ils ont échangé pour trois millions d’effets les premiers quatre mois que ce commerce a recommencé.

Les fabriques du palais de mon voisin sont occupées à faire des tapisseries pour moi, tandis que mon voisin a demandé du blé et des moutons.

Vous me parlez souvent, monsieur, de votre âge ; mais, quel qu’il soit, vos ouvrages sont toujours les mêmes ; témoin cette Encyclopédie remplie de choses nouvelles. Il ne faut que la lire pour voir que votre génie est dans toute sa force ; vis-à-vis de vous les accidents attribués à l’âge deviennent préjugés.

Je suis très-curieuse de voir les ouvrages de vos horlogers ; si vous alliez établir une colonie à Astracan, je trouverais un prétexte pour vous y suivre. À propos d’Astracan, je vous dirai que le climat de Taganrog est, sans comparaison, plus beau et plus sain que celui d’Astracan. Tous ceux qui en reviennent disent qu’on ne saurait assez louer cet endroit sur lequel, à l’imitation de la vieille dont il est parlé dans Candide[1], je m’en vais vous conter une anecdote.

Après la première prise d’Azof par Pierre, il voulut avoir un port sur cette mer, et il choisit Taganrog. Ce port fut construit. En suite de quoi il balança longtemps s’il bâtirait Pétersbourg sur la Baltique, ou à Taganrog. Mais enfin les circonstances du temps l’entraînèrent vers la Baltique. Nous n’y avons pas gagné, à mon avis. Il ne fait point d’hiver dans cet endroit-là, tandis que le nôtre est très-long.

Les Welches, monsieur, qui vantent le génie de Moustapha, vantent-ils ses prouesses aussi ? Pendant cette guerre je n’en connais d’autres, sinon qu’il a fait couper la tête à quelques vizirs, et qu’il n’a pu contenir la populace de Constantinople, qui a roué de coups, sous ses yeux, les ambassadeurs, etc., des principales puissances de l’Europe, lorsque le mien[2] était aux Sept-Tours. Si ce sont là des traits de génie, je prie le ciel de m’en priver, et de le réserver pour Moustapha et pour le chevalier Tott, son soutien, qu’il fera étrangler un jour, tout comme le vizir Mehemet l’a été, quoiqu’il eût sauvé la vie au sultan.

  1. Chapitres vi et suiv. ; voyez tome XXI, pages 149 et suiv.
  2. D’Obreskoff ; voyez tome XXVIII, pages 365, 410 et 467.