Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/408

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
398
CORRESPONDANCE.

disgracié[1], homme de génie, mais d’un esprit inquiet, qui croyait qu’en divisant et troublant l’Europe il maintiendrait plus longtemps la France tranquille. Vous, qui êtes l’ami de ce ministre, vous saurez ce qu’il en faut croire.

Le bruit court que vous rendrez Avignon au vice-dieu des sept montagnes un tel trait de générosité est rare chez les souverains. Ganganelli en rira sous cape, et dira en lui-même : « Les portes de l’enfer ne prévaudront point[2]. » Et cela arrive dans ce siècle philosophique, dans ce xviiie siècle !

Après cela, messieurs les philosophes, évertuez-vous bien, combattez l’erreur, entassez arguments sur arguments pour détruire l’inf…[3] ; vous n’empêcherez jamais que les âmes faibles ne l’emportent en nombre sur les âmes fortes : chassez les préjugés par la porte, ils rentreront par la fenêtre[4]. Un bigot à la tête d’un État, ou bien un ambitieux que son intérêt lie à celui de l’Église, renversera en un jour ce que vingt ans de vos travaux ont élevé à peine.

Mais quel bavardage ! je réponds au jeune Voltaire en style de vieillard : quand il badine, je raisonne ; quand il s’égaye, je disserte. Sans doute Bouhours avait raison[5] : mes chers compatriotes et moi nous n’avons que ce gros bon sens qui trotte par les rues. Ma faible chandelle s’éteint, et ce soupçon d’imagination, dont je n’eus qu’une faible dose, m’abandonne ; ma gaieté me quitte, ma vivacité se perd. Conservez longtemps la vôtre : puissiez-vous, comme le bonhomme Sainte-Aulaire, faire des vers à cent ans, et moi les lire ! c’est ce que je prie Apollon de vous accorder.

Les princes de Suède n’iront point à Ferney ; l’aîné est devenu roi, et se hâte d’occuper le trône que la mort de son père lui laisse. Pour le pauvre d’Argens, il a cessé de parler, de penser, et d’écrire. C’est mon maréchal des logis ; il est allé me préparer une demeure dans le pays des rêve-creux, où probablement nous nous rassemblerons tous.

Fédéric.
8252. — À M. DE MENOU[6].
À Ferney, 22 mars.

Si j’étais en vie, monsieur, je passerais les jours et les nuits à faire ce que vous désirez ; mais ayant soixante et dix-sept ans

  1. Le duc de Choiseul.
  2. Matthieu, xvi, 18.
  3. « Entassez arguments sur arguments pour la pulvériser… » (Édit. de Berlin.)
  4. La Fontaine a dit, livre II, fable xviii :

    Qu’on lui ferme la porte au nez,
    Il reviendra par les fenêtres.

  5. Le Père Bouhours, dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène, pose cette question : Si un Allemand peut avoir de l’esprit ?
  6. Éditeurs, de Cayrol et François.