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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/431

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ANNÉE 1771.
8276. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
5 mai.

Ma sœur, vous êtes dénaturée : vous abandonnez votre frère le quinze-vingt[1], comme votre grand’maman abandonne son frère le campagnard. Si je n’étais qu’aveugle et sourd, je prendrais la chose en patience ; si, à ces disgrâces de la nature, la fortune se contentait d’ajouter la ruine de ma colonie, je me consolerais encore mais on m’a calomnié, et je ne me console point. Je serai fidèle à votre grand’maman et à monsieur son mari tant que j’aurai un souffle de vie ; cela est bien certain.

Je ne crois point du tout leur manquer en détestant des pédants absurdes et sanguinaires. J’ai abhorré, avec l’Europe entière, les assassins du chevalier de La Barre, les assassins de Calas, les assassins de Sirven, les assassins du comte de Lally. Je les trouve, dans la grande affaire dont il s’agit aujourd’hui, tout aussi ridicules que du temps de la Fronde. Ils n’ont fait que du mal, et ils n’ont produit que du mal.

Vous savez probablement que d’ailleurs je n’étais point leur ami. Je suis fidèle à toutes mes passions. Vous haïssez les philosophes, et moi je hais les tyrans bourgeois. Je vous ai pardonné toujours votre fureur contre la philosophie, pardonnez-moi la mienne contre la cohue des enquêtes. J’ai d’ailleurs pour moi le grand Condé, qui disait que la guerre de la Fronde n’était bonne qu’à être chantée en vers burlesques.

Je ne sais rien dans mes déserts de ce qui s’est passé derrière les coulisses de ce théâtre de Polichinelle. Je me borne à dire hautement que je regarde le mari de votre grand’maman comme un des hommes les plus respectables de l’Europe, comme mon bienfaiteur, mon protecteur ; et que je partage mon encens entre votre grand’maman et lui. J’ai soixante-dix-sept ans, quoi qu’on die ; je mets entre vos mains mes dernières volontés, pour la décharge de ma conscience. Je vous prie même avec instance de communiquer ce testament à votre grand’maman, après quoi je me fais enterrer.

Soyez très-sûre, madame, que je mourrai en regrettant de n’avoir pu passer auprès de vous quelques dernières heures de ma vie. Vous savez que vous étiez selon mon cœur, et que je

  1. Voyez lettre 8204.