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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome47.djvu/510

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CORRESPONDANCE.

me confirme dans mon idée que les arts et la gloire se sont réfugiés vers le Nord.

Vous m’apprenez, monsieur, que vous avez environ deux ans plus que moi, et vous prétendez que vous finirez bientôt votre carrière. Pour moi, qui suis un jeune homme de soixante-dix-huit ans, je vous avoue que j’ai déjà fini la mienne. Je suis devenu aveugle, et c’est être véritablement mort, surtout dans une campagne où il n’y a d’autre beauté que celle de la vue.

Je vous assure que je suis très-touché de la lettre que vous m’écrivez ; elle me fait espérer que vous aurez quelque pitié de moi dans mon oraison funèbre. Vous me reprocherez de n’avoir cru ni aux monades, ni à l’harmonie préétablie ; mais il faudra bien que vous conveniez que j’ai été l’apôtre de la tolérance.

J’ai établi, Dieu merci, chez moi cinquante familles huguenotes qui vivent comme frères et sœurs avec les familles papistes, et je souhaite que les Welches fassent en grand ce que moi Allobroge j’ai fait en petit. Comme je ne peux plus jouer la comédie, j’ai changé mon théâtre en manufacture ; c’est ainsi que j’expie mes péchés. Vous me direz que je me vante, au lieu de me confesser ; mais j’avoue mon péché d’orgueil, et mon orgueil est de vous plaire.

Adieu, monsieur ; conservez vos yeux et votre appétit, tandis que je perds tout cela. Conservez-moi aussi vos bontés, qui m’ont fait un plaisir extrême.

Le vieux Malade de Ferney.
8356. — À M. DELISLE DE SALES[1].

Monsieur, il y a deux ans que je ne sors point de ma chambre, et que la vieillesse et les maladies qui accablent mon corps très-faible me retiennent presque toujours dans mon lit. Je ne prendrai point contre vous le parti de ceux qui vont en carrosse : tout ce que je puis vous dire, c’est qu’un homme qui écrit aussi bien que vous mérite au moins un carrosse à six chevaux. Vous voulez qu’on soit porté par des hommes ; j’irai bientôt ainsi dans ma paroisse, supposé qu’on veuille bien m’y recevoir. En atten-

  1. Cette lettre, imprimée dans le Mercure de 1775, avril, tome Ier, page 92, est relative aux Lettres de Brutus sur les chars anciens et modernes, ouvrage qui parut en juillet 1771. La lettre de Voltaire doit être du mois d’août ; dans les éditions précédentes on l’a datée du 18 avril 1772.