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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/136

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CORRESPONDANCE.

oiseaux de passage. Formont valait mieux. Il n’y a que les gens peu répandus qui sachent aimer.

Adieu, madame ; je suis très-peu répandu.

8574 — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
À Péterhof, le 25 juin-6 juillet 1772.

Monsieur, je vois avec plaisir, par votre lettre du 29 mai, que mes noisettes de cèdres vous sont parvenues : vous les sèmerez à Ferney ; j’en ai fait autant ce printemps à Tsarskoé-Selo. Ce nom vous paraîtra peut-être un peu dur à prononcer ; c’est, cependant, un endroit que je trouve délicieux, parce que j’y plante et y sème. La baronne de Thunder-ten-tronckh trouvait bien son château le plus beau des châteaux possibles[2]. Mes cèdres sont déjà de la hauteur d’un petit doigt ; que font les vôtres ? J’aime à la folie présentement les jardins à l’anglaise, les lignes courbes, les pentes douces, les étangs en forme de lacs, les archipels en terre ferme, et j’ai un mépris profond pour les lignes droites. Je hais les fontaines qui donnent la torture à l’eau pour lui faire prendre un cours contraire à sa nature ; en un mot, l’anglomanie domine dans ma plantomanie.

C’est au milieu de ces occupations que j’attends tranquillement la paix. Mes ambassadeurs sont à Yassi depuis six semaines, et l’armistice pour le Danube, la Crimée, la Géorgie, et la mer Noire, a été signé le 19 mai, vieux style, à Giurgevo. Les plénipotentiaires turcs sont en chemin ; faute de chevaux en delà du Danube, leurs équipages sont traînés par la race du dieu Apis. Après chaque campagne, j’ai fait proposer la paix à ces messieurs ; apparemment qu’ils ne se sont plus crus en sûreté derrière le mont Hémus, puisque cette fois ils ont parlementé tout de bon. Nous verrons s’ils sont assez sensés pour faire la paix à temps.

Les chalands de la vierge de Czenstochowa se cacheront sous le froc, où ils auront tout le temps nécessaire pour méditer au grand miracle opéré par l’intercession de cette dame. Vos petits maîtres prisonniers retourneront chez eux pour débiter avec suffisance, dans les ruelles de Paris, que les Russes sont des barbares qui ne savent point faire la guerre.

Ma communauté, qui n’est point barbare, se recommande à vos soins. Ne nous oubliez point, je vous en prie. Moi, de mon côté, je vous promets de faire de mon mieux, afin que ceux qui, pendant quatre ans, ont soutenu contre votre opinion que je succomberais, continuent à avoir tort.

Soyez assuré que je suis bien sensible à tous les témoignages d’amitié Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la

  1. Société impériale de l’histoire de l’empire de Russie, tome XV, page 256.
  2. Chapitre i de Candide, tome XXI, page 138. C’est Pangloss qui trouve le château le plus beau des châteaux possibles.