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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/143

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voulu être le persécuteur. Le présent et le passé me font une égale peine ; je ne vois que cabales, petitesses, et méchancetés. Je bénis tous les jours les causes secondes ou premières qui me retiennent dans la retraite. Il est plus doux de faire ses moissons que de faire des tracasseries ; mais ma solitude ne m’empêchera pas d’être toujours uni avec les gens de bien, c’est-à-dire avec vos amis, à qui je vous supplie de me bien recommander.

Votre chut est fort bon ; mais il n’est pas mal d’ordonner, de la part de Dieu, à tous ceux qui voudraient être persécuteurs, de rire et de se tenir tranquilles[1].

Je vois qu’en effet on cherche à persécuter tous les gens de lettres, excepté peut-être quelques charlatans heureux, et quelques faquins sans aucun mérite. Il faut un terrible fonds de philosophie pour être insensible à tout cela ; mais vous savez qu’ainsi va le monde.

Ce qui se passe dans le Nord n’est pas plus agréable. Votre Danemark a fourni une scène qui fait lever les épaules et qui fait frémir[2]. J’aime encore mieux être Français que Danois, Suédois, Polonais, Russe, Prussien, ou Turc ; mais je veux être Français solitaire, Français éloigné de Paris, Français Suisse et libre.

Je m’intéresse beaucoup à l’étrange procès de M. de Morangiés[3]. Mes premières liaisons ont été avec sa famille. Je le crois excessivement imprudent. Je pense qu’il a voulu emprunter de l’argent très-mal à propos, et au hasard de ne point payer ; que, dans l’ivresse de ses illusions et d’une conduite assez mauvaise, il a signé des billets avant de recevoir l’argent. C’est une absurdité ; mais toute cette affaire est absurde comme bien d’autres. Si vous voyez M. de Rochefort, je vous prie de lui dire qu’il me faut beaucoup plus d’éclaircissements qu’on ne m’en a donné. Les avocats se donnent tant de démentis, les faits qui devaient être éclaircis le sont si peu, les raisons plausibles que chaque partie allègue sont tellement accompagnées de mauvaises, qu’on est tenté de laisser tout là. Un traité de métaphysique n’est pas plus obscur ; et j’aime autant les disputes de Malebranche et d’Arnaud que la querelle de Du Jonquay. C’est partout le cas de dire : Tradidit mundum disputationi eorum[4].



  1. Voyez, tome X, le dernier vers de la satire intitulée les Systèmes.
  2. La condamnation de Struensée.
  3. Voltaire publia onze écrits en faveur de Morangiés ; voyez tome XXVIII, page 477.
  4. Ecclésiaste, iii, 11.