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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/146

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CORRESPONDANCE.

rayé du tableau : ce ne sont pas là des preuves, mais ce sont des probabilités ; et si l’on peut arracher la vérité par les interrogatoires ; si les témoins, bien avertis de leurs dangers, sont fermes et uniformes dans leurs dépositions, ce ne sera qu’à des probabilités que l’on pourra recourir.

Mais qu’est-ce que des probabilités contre des billets payables à ordre ? Il n’est pas probable, sans doute, que la veuve Véron ait eu cent mille écus ; et, par comble d’impertinence, son testament en porte cinq cent mille.

Tout est marqué à mes yeux, dans cette affaire, au sceau de la friponnerie, et tout le tissu de cette friponnerie est romanesque mais les adversaires du comte de Morangiés sont au nombre de sept ou huit, qui ameutent le peuple, et qui sont tous intéressés à faire illusion aux juges. M. de Morangiés est seul ; il a contre lui ses dettes, sa malheureuse réputation de vouloir faire plus de dépense qu’il ne peut, ses liaisons avilissantes avec des courtières, des prêteuses sur gages, des marchands. Ainsi, plus il est homme de qualité, moins la faveur publique est pour lui ; mais la justice ne connaît point cette faveur ; il faut juger le fait, et le fait consiste à savoir : 1° s’il est vraisemblable qu’une femme qui demeurait dans un logis de deux cent cinquante livres ait reçu un fidéicommis de deux cent soixante mille livres et de vaisselle d’argent de la part de son mari mort, lequel, en son vivant, n’était qu’un vil courtier ; 2° s’il est possible que maître Gillet, notaire, ait fait de ces deux cent soixante mille livres une somme de cent mille écus, et l’ait rendue à la Véron en 1760, tandis qu’il était mort en 1755 ; 3° comment la Véron, dans son testament, articule-t-elle cinq cent mille livres, lorsqu’elle dit n’en avoir que trois cent mille, et lorsque, par sa manière de vivre, elle paraît n’avoir presque rien ? 4° comment cette femme, au lieu de prêter cent mille écus chez elle à l’emprunteur, qui serait venu les recevoir à genoux, envoie-t-elle son fils en coureur faire cinq lieues à pied, pour porter, en treize voyages, une somme qu’on pourrait si aisément donner en un seul ? 5° pourquoi Du Jonquay et sa mère ont-ils avoué librement, devant un commissaire, qu’ils étaient des fripons, s’ils étaient d’honnêtes gens ?

Enfin de quel côté la raison doit-elle faire pencher sa balance, en attendant que la justice paraisse avec la sienne ?

Pardon, mon très-juste et très-éclairé doyen, de tant de verbiage ; mais l’affaire en vaut la peine.

Je vous demande en grâce de faire voir ce petit croquis à