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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/274

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CORRESPONDANCE.

de mauvais livres, Thieriot aurait dû me régaler de tels vers, devant lesquels les meilleurs qu’il m’arrive de faire baissent le pavillon. Apparemment qu’il méprisait la gloire au point qu’il dédaignait d’en jouir. Cette philosophie ascétique surpasse, je l’avoue, mes forces.

Il est très-vrai qu’en examinant ce que c’est que la gloire, elle se réduit à peu de chose. Être jugé par des ignorants[1] et estimé par des imbéciles, entendre prononcer son nom par une populace qui approuve, rejette, aime, ou hait sans raison, ce n’est pas de quoi s’enorgueillir. Cependant que deviendraient les actions vertueuses et louables, si nous ne chérissions pas la gloire ?


Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée[2].


Ce sont les suffrages de Caton que les honnêtes gens désirent de mériter. Tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie ont été encouragés dans leurs travaux par le préjugé de la réputation ; mais il est essentiel, pour le bien de l’humanité, qu’on ait une idée nette et déterminée de ce qui est louable : on peut donner dans des travers étranges en s’y trompant.

Faites du bien aux hommes, et vous en serez béni : voilà la vraie gloire. Sans doute que tout ce qu’on dira de nous après notre mort pourra nous être aussi indifférent que tout ce qui s’est dit à la construction de la tour de Babel ; cela n’empêche pas qu’accoutumés à exister, nous ne soyons sensibles au jugement de la postérité. Les rois doivent l’être plus que les particuliers, puisque c’est le seul tribunal qu’ils aient à redouter.

Pour peu qu’on soit né sensible, on prétend à l’estime de ses compatriotes on veut briller par quelque chose, on ne veut pas être confondu dans la foule qui végète. Cet instinct est une suite des ingrédients dont la nature s’est servie pour nous pétrir ; j’en ai ma part. Cependant je vous assure qu’il ne m’est jamais venu dans l’esprit de me comparer avec mes confrères, ni avec Moustapha, ni avec aucun autre ; ce serait une vanité puérile et bourgeoise : je ne m’embarrasse que de mes affaires. Souvent, pour m’humilier, je me mets en parallèle avec le τό καλόν, avec l’archétype des stoïciens ; et je confesse alors avec Memnon[3] que des êtres fragiles comme nous ne sont pas formés pour atteindre à la perfection.

Si l’on voulait recueillir tous les préjugés qui gouvernent le monde, le catalogue remplirait un gros in-folio. Contentons-nous de combattre ceux qui nuisent à la société, et ne détruisons pas les erreurs utiles autant qu’agréables.

Cependant, quelque goût que je confesse pour la gloire, je ne me flatte pas que les princes aient le plus de part à la réputation ; je crois au contraire que les grands auteurs, qui savent joindre l’utile à l’agréable, instruire en amusant, jouiront d’une gloire plus durable, parce que la vie des bons princes se passant toute en action, la vicissitude et la foule des événements

  1. « Par des ingrats. » (Édit. de Berlin.)
  2. Traduction du vers 128 du chant Ier de la Pharsale de Lucain.
  3. Voyez tome XXI. page 99.