Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome48.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
654
CORRESPONDANCE.

donné la permission de passer encore quelque temps dans ce monde, c’est-à-dire une seconde entre ce qu’on appelle deux éternités, comme s’il pouvait y en avoir deux.

Je végéterai donc au pied des Alpes encore un instant, dans la fluente du temps qui engloutit tout. Ma faculté intelligente s’évanouira comme un songe, mais avec le regret d’avoir vécu sans vous voir.

Vous m’envoyez les fables d’un de vos amis[1]. S’il est jeune, je réponds qu’il ira très-loin ; s’il ne l’est pas, on dira de lui qu’il écrivit avec esprit ce qu’il inventa avec génie : c’est ce qu’on disait de Lamotte. Qui croirait qu’il y eût encore une louange au-dessus de celle-là ? et c’est celle qu’on donne à La Fontaine : il écrivit avec naïveté. Il y a, dans tous les arts, un je ne sais quoi qu’il est bien difficile d’attraper. Tous les philosophes du monde, fondus ensemble, n’auraient pu parvenir à donner l’Armide de Quinault, ni les Animaux malades de la peste, que fit La Fontaine, sans savoir même ce qu’il faisait. Il faut avouer que, dans les arts de génie, tout est l’ouvrage de l’instinct. Corneille fit la scène d’Horace et de Curiace comme un oiseau fait son nid, à cela près qu’un oiseau fait toujours bien, et qu’il n’en est pas de même de nous autres chétifs. M. Boisard paraît un très-joli oiseau du Parnasse, à qui la nature a donné, au lieu d’instinct, beaucoup de raison, de justesse et de finesse. Je vous envoie ma lettre de remerciements pour lui[2]. Ma maladie, dont les suites me persécutent encore, ne me permet guère d’être diffus. Soyez sûr que je mourrai en vous regardant comme un homme qui a eu le courage d’être utile à des ingrats, et qui mérite les éloges de tous les sages. Je vous aime, je vous estime, comme si j’étais un sage.

Le vieux Malade de Ferney.
8819. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 20 avril.

Mon cher et ancien ami, mon cher maître, mon cher confrère, si je ne vous ai point écrit depuis quelques semaines, ce n’est pas faute d’avoir été occupé de vous : c’est au contraire parce que je l’étais trop douloureusement. Je croyais faire bien mon devoir de vous aimer ; mais jamais je n’ai

  1. Fables par M. Boisard, de l’Académie des belles-lettres de Caen, secrétaire du conseil de monseigneur le comte de Provence, 1773, in-8o.
  2. La lettre de Voltaire à Boisard manque.