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LA BASTILLE.

« Jamais Phébus, dit-il, dans sa carrière,
De ses rayons n’y porta la lumière :
Voyez ces murs de dix pieds d’épaisseur,
Vous y serez avec plus de fraîcheur. »
Puis me faisant admirer la clôture,
Triple la porte et triple la serrure,
Grilles, verrous, barreaux de tout côté :
« C’est, me dit-il, pour votre sûreté. »

Midi sonnant, un chaudeau l’on m’apporte ;
La chère n’est délicate ni forte :
De ce beau mets je n’étais point tenté ;
Mais on me dit : « C’est pour votre santé ;
Mangez en paix, ici rien ne vous presse. »

Me voici donc en ce lieu de détresse,
Embastillé, logé fort à l’étroit,
Ne dormant point, buvant chaud, mangeant froid,
Trahi de tous, même de ma maîtresse.

Ô Marc-René[1], que Caton le Censeur

Jadis dans Rome eût pris pour successeur,
Ô Marc-René, de qui la faveur grande
Fait ici-bas tant de gens murmurer,
Vos beaux avis m’ont fait claquemurer :

Que quelque jour le bon Dieu vous le rende[2] !

  1. Marc-René de Voyer d’Argenson, alors lieutenant de police. M. de Voltaire ne parle point ici de M. d’Argenson du même ton que dans le Siècle de Louis XIV. Mais M. d’Argenson fut plus haï qu’estimé tant qu’il vécut : après sa mort on lui a rendu justice, et même plus que justice. (K.) — C’est au chapitre xxix du Siècle de Louis XIV que Voltaire fait l’éloge de Marc-René d’Argenson. (B.)
  2. À la suite de ce morceau, les éditeurs de Kehl avaient imprimé une pièce de vers intitulée la Police sous Louis XIV, qui n’est pas de la main de Voltaire. On l’attribue avec quelque raison à Lamare, jeune poëte que Voltaire protégea, et qui mourut en 1742. (G. A.)