Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/234

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« La plus belle et la plus régulière ordonnance que je crois avoir jamais vue, Socrate, est celle qui frappa mes regards en montant sur ce grand vaisseau phénicien. Une grande quantité d’objets, rassemblés dans un fort petit coin, s’offrirent à mes yeux. Il entre une foule de pièces de bois et de cordages dans un vaisseau pour le faire entrer au port ou prendre le large ; il ne vogue qu’à l’aide d’une grande quantité de ce qu’on nomme apparaux ; il lui faut l’armure de plusieurs machines pour se défendre contre les vaisseaux ennemis : sans parler des armes des troupes, il porte, pour chaque groupe de convives, tous les meubles nécessaires aux hommes dans leur maison : il est chargé de toutes les marchandises que le pilote transporte à son profit. Eh bien ! tout ce que je viens de dire n’occupait que la place d’une salle ordinaire à dix lits. Je remarquai que tous ces effets étaient si bien placés, qu’ils ne s’embarrassaient pas les uns dans les autres, qu’il n’y avait pas besoin d’une personne préposée à leur recherche, qu’ils n’étaient pas confondus de manière à ne pouvoir être détachés et à faire perdre du temps sitôt qu’on voudrait s’en servir. Le second du pilote, qu’on appelle le commandant de la proue, me parut connaître si bien la place de chaque objet, que, même absent, il eût pu faire l’énumération de tout et indiquer la place de chaque chose aussi facilement qu’un homme qui connaît ses lettres dirait celles qui entrent dans le nom de Socrate et la place de chacune d’elles.

« J’ai vu, continua Ischomachus, ce même commandant, à ses heures de loisir, faire l’inspection de tous les effets nécessaires dans un vaisseau. Surpris de ce soin extrême, je lui demandai ce qu’il faisait. Il me répondit : « J’examine, étranger, en cas d’accidents, l’état du vaisseau, s’il y a quelque chose de dérangé ou de difficile à manœuvrer. Car si la divinité envoie une tempête sur la mer, ce n’est pas le moment de chercher ce qu’il faut, ni de fournir un mauvais équipement. La divinité menace alors et punit les lâches : si elle est assez bonne pour ne pas perdre des hommes qui ne sont pas essentiellement coupables, il faut lui en savoir gré ; et si elle protége et sauve ceux qui n’ont rien négligé, il faut avoir pour les dieux la plus profonde reconnaissance.

« Pour moi, lorsque j’eus admiré cette disposition si régulière, je dis à ma femme que ce serait de notre part une extrême indolence si, quand dans un navire, tout étroit qu’il est, on trouve de la place ; quand, malgré la violence des