Pour se damner/Texte entier

La bibliothèque libre.
Contes Gaillards et Nouvelles parisiennes. Pour se damner par Jeanne-Thilda. Illustrations de Henriot. Paris, Ed. Rouveyre & G. Blond, imprimeurs-éditeurs, rue de richelieu, 98.
Contes Gaillards et Nouvelles parisiennes. Pour se damner par Jeanne-Thilda. Illustrations de Henriot. Paris, Ed. Rouveyre & G. Blond, imprimeurs-éditeurs, rue de richelieu, 98.



CONTES GAILLARDS


ET


NOUVELLES PARISIENNES



DANS LA MÊME COLLECTION


Paru précédemment :


CHAIR À PLAISIR, par L.-V. Meunier, « illustrations de A. Ferdinandus ». — JOYEUX DEVIS, par Th. Massiac, « illustrations de Le Natur ». — LE MAL D’AIMER, par René Maizeroy, « illustrations de Courbouin ». — LE PÉCHÉ D’ÈVE, par A. Silvestre, « illustrations de Rochegrosse ». — DOUX LARCINS, par Flirt, « illustrations de Le Natur ». — À HUIS CLOS, par Carolus Brio, « illustrations de Marius Perret ». — MIRE LON LA, par René Maizeroy, « illustrations de Jeanniot. » — MIETTES D’AMOUR, par L.-V. Meunier, « illustrations de A. Ferdinandus ». — BAISERS TRISTES, par L.-V. Meunier, « illustrations de R.-V. Meunier. » — CHATTES & RENARDS, par Carolus Brio, « illustrations de Japhet. »



TOUS DROITS RESERVÉS





POUR


SE DAMNER




JUSTIFICATION DES TIRAGES


DE LUXE


25 Exemplaires imprimés sur papier du Japon … i à 25


25 »  » sur papier de Chine … 26 à 50


TIRAGE À PETIT NOMBRE



Frontispice





POUR


SE DAMNER


PAR


JEANNE THILDA


~~~~~~~


Illustrations de Henriot.



PARIS


ED. ROUVEYRE & G. BLOND


LIBRAIRES-ÉDITEURS


98, Rue de Richelieu, 98


1883





L’ARMOIRE AUX CONFITURES


Ceci se passait à Nantes, dans un vieil et aristocratique hôtel où ma sœur et moi, orphelins, étions élevés par nos grands parents.

Je me souviens de la chambre de bonne maman, des vieux portraits sombres, du rouge des rideaux qui nous rendait tout roses, nous les bambins. Dans un lourd cloisonné, sur une table en marqueterie, une grosse gerbe de fleurs jetait une note violente et gaie, un fauteuil de velours supportait un chat endormi, si vieux, que ses moustaches blanchissaient comme celles d’un général en retraite.

La grand’mère s’était fait un nid au fond de cette immense chambre ; elle vivait dans un petit coin, abritée derrière un paravent de laque où un mandarin et une Chinoise allongeaient leurs petits pieds dans une jonque rose tendre ; sur une étagère, des bergers et des bergères en saxe minaudaient dans leurs habits bleu pâle, tandis que des marquises à panier faisaient la bouche en cœur en agitant l’éventail.

Sur les murs, des pastels exquis presque effacés, des jeunes filles vaporeuses comme les Willis de la plaine, et enfin le portrait de mon grand-père en colonel de cuirassiers.

Bonne maman avait à ses côtés sa table à ouvrage pleine de laines, car elle brodait toujours d’interminables tapisseries. Souvent elle regardait une grande armoire lui faisant face, et sur laquelle étaient peintes, dans la manière de Boucher, des potées d’amour et des bottes de roses.

L’armoire, — l’armoire aux confitures, — comme nous l’appelions, Clotilde et moi, était le paradis de nos rêves ; il nous semblait que de bonnes fées confectionnassent la nuit les excellentes choses que grand’mère nous donnait le matin ; seulement elle seule en avait la clef, et les domestiques racontaient que personne au monde, pas même mon grand-père, n’avait pénétré dans l’armoire aux confitures.

Quelquefois, quand bonne maman allait nous chercher une friandise, elle laissait la porte ouverte, et nous contemplions, bouche béante et yeux écarquillés, les pots de groseilles, les vertes mirabelles et les abricots d’un si beau jaune avec leurs amandes tout entières.



Mais le bonheur est chose éphémère, nous l’apprîmes bientôt à nos dépens. On mit ma sœur en pension, et moi je fus envoyé à Paris chez les jésuites. J’y restai quelques années, revenant fort peu à Nantes ; puis mon grand-père mourut, et enfin un jour, je reçus une lettre me disant que grand’maman était au plus mal et qu’il fallait me hâter pour la voir encore.

Hélas ! j’arrivai trop tard ; je ne pus que marcher derrière son cercueil, les yeux gros de larmes et le cœur brisé.

Au retour de la funèbre cérémonie, je courus m’enfermer dans sa chambre, et, en sanglotant, je touchai tous les objets dont elle aimait à s’entourer.

Pendant que je me désespérais ainsi, quelqu’un me mit la main sur l’épaule.

Je relevai la tête, c’était Baptiste, le vieux valet de chambre de ma grand’mère.

— Monsieur le vicomte, me dit-il, il ne faut pas tant pleurer ; vous êtes un homme maintenant, ayez un peu de courage. Je vous apporte les clefs que Madame la marquise ne quittait jamais ; les voilà toutes. — La clef de l’armoire aux confitures aussi ? m’écriai-je vivement.

— Certainement, c’est la petite, si bien ciselée. Allons, Monsieur Raoul, visitez tout, allez partout : vous êtes le maître ici aujourd’hui.

Il sortit et je restai seul, seul devant la fameuse armoire dont je tenais la clef dans ma main qui tremblait.

Mon cœur battait à se rompre ; tous mes souvenirs d’enfant se levaient devant moi comme une troupe d’alouettes s’envolant des blés, et venaient me murmurer la chanson de la jeunesse heureuse. Elle était donc là, l’armoire aux friandises exquises, aux choses extraordinaires peut-être ; je n’avais qu’un geste à faire, et, comme la célèbre caverne pleine d’or, le Sésame s’ouvrirait.

V’lan, elle est ouverte, l’armoire aux confitures.

Rien, de la poussière, beaucoup de poussière ; quelques pots de marmelade oubliés, des abricots surtout, et je les aimais follement : aussi me disposais-je à les emporter, lorsqu’en tirant la planche à moi, ma main rencontra un gros bouton de cuivre ; je m’arrêtai étonné, puis je poussai le bouton de toute ma force.

Le panneau du fond glissa comme sur des roulettes, et je me trouvai dans un adorable réduit coquettement disposé.

Un divan, des chaises de satin Louis XV, des tentures de damas, et, accrochés à la muraille, deux pastels un peu passés de ton, d’une finesse exquise.

D’abord une tête de jeune femme, brune, avec des yeux bleus, d’un bleu d’outre-mer ineffable et troublant ; le sourire un peu égrillard laissait voir les dents de perles, et les épaules nues, potelées, à fossettes, se cachaient sous une écharpe de gaze ne dérobant pas grand’chose.

Je reconnus, ou plutôt je devinai ma grand’mère à vingt ans.

L’autre portrait était celui d’un beau jeune homme à fières moustaches, à l’œil doux, un peu voilé.

Soudain, j’entendis parler tout contre moi ; on donnait un ordre à un domestique, la voix semblait sortir de la tenture. Je la soulevai, il n’y avait rien. Alors je compris tout ! Dans l’hôtel voisin, devait se trouver aussi un bouton de cuivre faisant basculer une porte donnant dans la jolie cachette que je venais de découvrir ; je me rappelai avoir ouï parler de la douleur de ma grand’mère à la mort du voisin, tué à la chasse très jeune, et je m’expliquai l’armoire dont bonne maman seule avait la clef.

Je jetai un dernier coup d’œil sur ces meubles qui avaient dû être témoins de tant d’amour, de tant de baisers ; je traversai l’armoire aux confitures sans songer à mes abricots, et j’en refermai pieusement la porte en me jurant de ne plus en franchir le seuil.


Rentré dans la chambre de grand’mère, je tombai dans une rêverie profonde ; elle m’apparut belle, désirable, avec ses lèvres friandes et ses beaux yeux énamourés. Il me semblait que je l’aimais davantage, cette adorable marquise du dix-huitième siècle, qui allait à la messe en lisant Diderot et Voltaire, et servait Dieu, sans oublier de brûler un grain d’encens au diable.

Et pendant ce temps, le soleil entrait à flots ; il illuminait les vieux cadres, faisait danser les glaces, gambadait sur les tapis, mettait des lueurs d’incendie contre les vitres. Tout à coup, il monta un peu et arriva au portrait de grand-père !

Alors, je l’ai vu, oui, je vous le jure, je l’ai vu comme je vous vois, il planta deux rayons d’or sur la tête de mon vénérable aïeul, et les campa si drus et si fermes que je m’écriai en joignant les mains :

— Oh ! bon papa, ne vous fâchez points il y a si longtemps !



LES CAUCHEMARS D’UNE COMEDIENNE


Il l’attirait, ce bohème d’esprit détraqué, ce journaliste un peu fou, qu’on disait perverti, affamé de défendu, avide d’impossible ; et elle, la comédienne acclamée, la grande chercheuse, la friande d’extraordinaire, elle arrivait au Tourbillon parisien pour lui tendre la main, rire de ses propos sans queue ni tête ; elle montait à la rédaction du journal, lui laissait une fleur, un regard provocant ; puis de sa longue traîne balayant les marches poussiéreuses, elle s’enfuyait avec son frou frou de soie et de dentelles, alors que penché sur la rampe de l’escalier, il lui criait qu’il l’adorait pour tout de bon.

Ils ne s’aimaient pas et ne songeaient guère l’un à l’autre ; elle, tout à son art, applaudie, entourée, vivant au milieu des encensoirs qu’agitaient les artistes et les grands seigneurs, — ces deux classes de la société qui ont fini par n’en faire qu’une, — de retour dans son joli hôtel, elle ne pensait plus au journaliste. D’ailleurs elle ne cachait pas son mépris pour ces arrangeurs de mots, ces faiseurs de phrases qui ont établi le potin à la hauteur d’une mission, et font de l’indiscrétion, de l’indiscrétion en amour surtout, la première de toutes les vertus !

Quelquefois elle allait au journal, donnait des poignées de main à l’aventure, et s’en retournait ayant oublié de demander après lui.

Mais voilà qu’il se produisit un phénomène étrange ; elle s’endormait dans son grand lit de satin, ses cheveux blonds épars sur les dentelles de l’oreiller ; et il lui apparaissait non plus avec son air de viveur ennuyé, bâillant au milieu de la fumée des cigares, mais jeune, charmant, irrésistible ; couché à ses pieds, il lui disait les choses exquises et absurdes de la passion palpitante, et elle donnait ses lèvres à des baisers fous, et son corps se tordait dans les délicieuses étreintes.

Elle s’éveillait furieuse, pleine de honte ; elle ouvrait sa fenêtre et livrait ses épaules et ses bras au vent frais du matin ; puis recouchée et songeuse, elle faisait des efforts pour éloigner le fantôme qui, de nouveau, venait l’enlacer et l’emporter en des ivresses inénarrables. Au milieu de son existence enfiévrée, elle n’avait jamais aimé ; sortir de sa morne indifférence était le plus cher de ses désirs, la terre promise plus belle que le paradis, plus enviable que la fortune et la gloire ; elle eût donné sa vie même, pour sentir palpiter, une fois, son cœur qui n’avait jamais battu que d’orgueil ou de dépit.

Était-ce donc son grand désir d’aimer qui lui ramenait les rêves semblables ? Mais pourquoi toujours le même homme revenait-il, dans ces transports factices, une douloureuse obsession ?

Alors elle retournait au journal, lui parlait, un sourire étrange sur les lèvres ; mais il ne voyait rien, lui répondait de sa façon lasse et traînante ; elle sortait apaisée et guérie, haussant les épaules.

Mais la nuit ramenait les mêmes fièvres, les cauchemars adorables de ce délire sans nom ; l’homme qui lui était indifférent tout le jour prenait possession de son corps et de son âme quand arrivaient les heures sombres ; et éveillée, le menton dans la main, elle songeait à ces possédées du seizième siècle qui, elles aussi, étaient prises dès que le jour s’éteignait.

Alors elle résolut d’exorciser le démon de la façon la plus naturelle ; elle n’avait jamais reçu le journaliste, elle voulut le voir chez elle, de tout près, sachant bien que c’est dans son boudoir qu’une femme apprend ce que vaut un homme ; elle lui écrivit qu’elle désirait lui parler d’une affaire importante et qu’elle l’attendrait le lendemain soir.

Il répondit qu’à l’heure dite il serait chez elle.

Elle fit une toilette exquise, elle voulait lui plaire ; et dans son long peignoir de satin blanc, ses cheveux fauves éparpillés en boucles folles, des roses sur sa peau nacrée qui s’offrait éblouissante, des mules brodées servant de prison à ses pieds de Cendrillon, ses pieds, l’émerveillement de Paris, elle lui apparut, tout à coup, alors qu’il s’inclinait devant elle. Ils se regardèrent longuement, étrangement, avec des silences plus éloquents que toutes les paroles qu’on trouve dans les dictionnaires ; elle devenait plus pâle à mesure que ses yeux à lui jetaient des flammes plus phosphorescentes, et, sans parler, il l’attira sur son cœur, cherchant ses lèvres.

Et elle murmurait :

— Mon Dieu, c’est comme dans mes rêves !

Mais tout à coup, la réalité l’étreignit ; cet homme, elle ne l’aimait pas, un immense dégoût la prit tout entière.

Elle bondit loin de lui, et se rejetant en arrière, elle dit fièrement :

— Ne faites plus un pas vers moi, je vous le défends ; je vous jure que je ne veux pas ; j’ai eu un instant de folie, oubliez-le et sortez, sortez ou j’appelle…

Mais il était pris du désir fou qui fait les brutes, et avec un rugissement il s’élança.

Alors, prise d’épouvante et n’osant passer devant lui pour aller jusqu’au cordon de la sonnette, elle arracha du mur un poignard japonais qui formait panoplie avec d’autres armes et des cravaches, et d’un geste tragique, brandissant la lame affilée :

— Si vous avancez, je vous plonge ce poignard dans le cœur !

Mais il haussa les épaules avec un ricanement, et les lèvres sèches, les yeux enflammés, il se jeta sur elle, lui tordit les poignets, et fit tomber l’arme sur le parquet.

— Je n’aime pas, dit-il sourdement, les femmes qui jouent la comédie à la ville ; je ne veux pas qu’on se moque de moi, et je me venge quand on me chasse !

Et, à son tour, il éleva la main contre le mur ; mais au lieu d’un poignard ciselé, il se saisit d’une cravache et, avant qu’elle eût pu faire un geste, pousser un cri, il lui cingla par trois fois les épaules.

Sa peau de neige, ses bras de marbre se couvrirent de lignes bleuâtres dont le sang semblait prêt à jaillir.

Elle était tombée à genoux, tout près de lui ; mais, lorsqu’elle vit qu’il prenait son chapeau, se disposant à partir, elle se traîna encore, et, toujours rampant, elle lui enlaça fortement les jambes.

— Reste, dit-elle d’une voix sifflante, pardonne-moi, Je ne savais pas… mais je ne veux pas que tu me quittes, car je t’aime ; maintenant tu es mon maître, je suis à toi pour jamais !


LES BOTTES DE CENDRILLON


C’était en plein été. Une volupté chaude palpitait au milieu d’un cadre de fleurs follement étalées ; les alouettes sortaient des blés avec des cris d’allégresse, et les roses s’en donnaient à cœur joie, remplissant les chemins et les parterres de leur parfum troublant.

La villa tout entière se blottissait dans les fleurs comme pour s’y enfouir et se faire oublier.

Pourtant, chaque matin apparaissait à une fenêtre l’adorable tête d’une femme blonde à cheveux courts, très frisés. Ses yeux de bleuet pâle luttaient encore contre le sommeil ; elle riait aux mille roses qui venaient effleurer son charmant visage et lui souhaiter la bienvenue ; elle les cueillait, et les jetait, avec des cris d’oiseau heureux, à quelqu’un qu’on ne pouvait voir.

Peu de temps après, deux jeunes gens sortaient, se tenant par le bras ; le plus âgé des deux, un homme de vingt-six ans, brun, avec des yeux de velours roux, avait pour son compagnon des attentions passionnées, pleines d’enfantillages exquis ; le plus jeune, qui ressemblait furieusement à la jolie femme aux roses, marchait avec un air crâne, tout à fait drôle dans son costume de gamin, sa casquette d’où sortaient des flots de cheveux d’or, et ses bottes qui lui montaient jusqu’aux genoux.


Oh ! ces bottes ! elles étaient si petites et si mignonnes qu’elles eussent chaussé un enfant de dix ans ; elles couraient côte à côte, heureuses de se sentir libres dans cette campagne verte ; elles sautaient, bondissaient sans crainte des cailloux et des branches ; elles se trouvaient si fières d’emprisonner délicatement les tendres pieds qui, eux aussi, semblaient des pétales de rose !

Et le bonheur, un bonheur envié par les anges et par les hommes, planait sur ces deux têtes d’amoureux ; ils se pendaient l’un à l’autre avec des appellations passionnées, se regardant dans les yeux avec extase ; et tout cela finissait par des baisers, des baisers toujours, un chapelet d’ivresses égrenées sans fin ; les caresses succédaient aux caresses, comme si ces affamés d’amour eussent eu à se dépêcher de s’aimer en prévision d’un malheur prévu.

Parfois, à l’approche d’une voiture, à l’arrivée d’un passant, ils pâlissaient, se serraient l’un contre l’autre, se reprenant d’une étreinte plus folle, presque douloureuse ; puis ils riaient, tout émus, et se regardaient longtemps, des larmes plein les yeux.

À ce moment-là, les petites bottes se tenaient très tranquilles ; il fallait les tendres discours du jeune homme brun pour qu’elles se décidassent à retrottiner avec confiance.

Un jour, tout s’écroula ; une chaise de poste vint s’arrêter devant la grille ; un monsieur, l’air dur, avec les cheveux grisonnants, en descendit, accompagné d’un commissaire de police, ceint de son écharpe.

Alors, on entendit dans l’intérieur des cris et des sanglots déchirants. Une voix faible s’élevait suppliante, des accents de colère tombaient dans le silence comme des coups de marteau frappant sans relâche ; puis le monsieur reparut, traînant une femme échevelée qui se tordait les mains en accusant le ciel.

Ce matin-là, elle avait un peignoir flottant, des fleurs de pourpre restaient piquées dans ses cheveux fauves ; des mules de satin, deux ailes de cigne, remplaçaient les petites bottes ; on eût dit une rose blanche arrachée de sa tige par une main furieuse.

Le commissaire contenait le jeune homme ivre de fureur et poussant des cris de rage impuissante ; tout à coup il se tut, haletant, dompté ! Dans le jardin, elle lui parlait, elle l’appelait, le nommant sa vie et son espérance, lui disant adieu en ce monde, le suppliant de ne pas chercher à la venger ; puis, bientôt la voix de l’amoureuse désolée se perdit dans le bruit des roues, s’éteignit tout à fait.

Alors l’amant resté seul ne pleura plus. Il sortit de la maison, pressant fiévreusement contre lui les bottes de sa chère Cendrillon, le seul objet qu’il emportât dans sa fuite ; il referma la grille avec un gémissement sourd, et, après avoir collé ses lèvres sur la serrure qui avait gardé son bonheur, il disparut dans le chemin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a quelques jours, à la salle des Ventes de la rue Drouot, en visitant les objets d’art, les tableaux de maître, les riches épaves des cocottes tombées, les ustensiles des pauvres arrivés à l’extrémité dernière, on découvrait un sombre coin où l’on avait jeté une paire de bottes froissées et meurtries.

Elles se tenaient serrées l’une contre l’autre, honteuses et tristes. Couvertes de poussière, les jolis talons presque déformés, elles gisaient là, toutes mignonnes, dans ce lamentable cimetière d’objets sans nom, de loques dépareillées, de friperies bizarres ! elles n’attendaient plus rien du sort. Quel pied eût pu s’y glisser ?

Si le marquis de L… fût entré dans cette salle, peut-être eût-il reconnu la chaussure de conte de fée ; mais il est sombre et sévère, et ne va plus aux ventes depuis qu’il dit partout que sa femme est malade, en Italie.

Vous vous souvenez de la marquise, n’est-ce pas ? L’an dernier, tout Paris lui faisait la cour, et le chroniqueur mondain d’un grand journal parlait chaque jour de ses toilettes merveilleuses et de son sourire enchanteur.

À la prison Saint-Lazare, dans ce lieu résumant à lui seul tous les cercles de l’enfer du Dante, il y a une jeune femme pâle qui lui ressemble ; si vous la rencontrez, détournez les yeux de cette ombre désespérée à laquelle les vivants n’ont plus rien à dire ; gardez-vous de chercher à savoir si c’est là l’amoureuse adorable de la fenêtre des roses, le gamin rieur qui courait après les papillons et après l’amour, de toutes les forces de ses petites bottes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Requiescat in pace pour Cendrillon !


LE PURGATOIRE


Par un beau jour d’été, alors que les jardins sont des bouquets, que les flèches d’or criblent le feuillage et que les roses énormes envoient leur parfum comme des encensoirs, l’âme de la petite marquise Réginalde quitta son joli corps de satin, et s’envola vers les sphères éternelles, tout éblouie des magnificences qu’elle rencontrait en chemin. La marquise n’avait pas quitté la terre de son plein gré, la vie lui semblait bonne ; elle était très courtisée, on satisfaisait ses moindres caprices, et ce grand inconnu lui causait une insurmontable terreur.

Pour se distraire, elle réfléchissait, ce qui ne lui était jamais arrivé jusque-là.

— J’irai très certainement en Paradis, se disait-elle ; il n’y a que les petites gens pour tâter du Purgatoire ; ils seront trop heureux là-haut de recevoir une femme de mon rang ; ensuite, le père Vincent, qui m’a confessée ce matin, a dit au marquis que j’étais un ange et m’a donné l’absolution de tous mes péchés : Allons, allons, du courage !



Pourtant, elle était un peu tremblante, la pauvre âme, lorsque, dans son vol, elle arriva à la porte du Paradis.

Elle frappa timidement, et saint Pierre, le concierge, comme chacun sait, vint ouvrir et lui demanda assez poliment son nom :

— Je suis la marquise Réginalde, répondit-elle fièrement.

— Et vous osez vous présenter au ciel, reprit saint Pierre dont les sourcils se froncèrent dans ce lieu des célestes béatitudes où il n’arrive que des âmes blanches, en état de grâce !

— Mais qu’ai-je donc fait ? demanda la pauvrette un peu troublée.

— Malheureuse ! reprit le portier sacré avec indignation, avez-vous oublié Gaston et Octave et Paul et Émile ?

« C’est étonnant, pensa la marquise, comme ces gens-là sont peu au courant des choses d’en-bas ; ils ne se doutent pas que tout cela est reçu dans notre monde. »

— Hélas ! dit le saint, la terre impie appelle les adultères d’adorables peccadilles ; mais nous, nous sommes sans pitié pour ces crimes abominables.

— Pourtant, dit encore Réginalde qui avait un lambeau d’érudition, vous avez écrit quelque part : « À celle qui a beaucoup aimé, il sera beaucoup pardonné ! »

— Oui, Madame la marquise, mais vous n’avez pas aimé une minute de votre vie : l’Amour est passé par ici hier au soir, nous annonçant votre visite, et ajoutant que probablement vous mettiez son nom en avant parce que vous l’avez souvent prononcé ; mais il paraît qu’à votre appel il ne s’est jamais dérangé.

— Alors, reprit la pauvre âme, qui se serait tordu les bras si elle en avait eu encore, il me faudra donc aller en Purgatoire ?

— En Purgatoire ! s’écria saint Pierre d’une voix terrible ; nenni, ma belle, il vous faut aller en Enfer, vous l’avez mille fois mérité !


À ces mots épouvantables, il se fit un grand tumulte, de tous côtés on accourut ; les anges, les dominations, les séraphins, les chérubins, les archanges et les élus voulaient voir l’âme qui allait brûler dans les flammes éternelles, et le rire de Satan arriva directement aux oreilles de la marquise épouvantée.

Il y avait une foule énorme ; les damnés étaient enchantés d’avoir une grande dame de plus dans leur rôtissoire, les bienheureux flairaient une distraction à leur sempiternelle extase.

Et la pauvre âme affolée songeait à l’absolution du père Vincent, aux tendresses de Gaston, d’Octave, de Paul et d’Émile, et faisait des réflexions philosophiques. Combien tout est mensonge sur la terre !

Mais voilà que tout à coup, au moment où le pied fourchu arrachait un cri d’horreur à tous les assistants, on entendit un grand bruit d’ailes, et un ange beau comme le jour, ne ressemblant en aucune façon à ceux dont parle Henri Heine, qui n’ont que la tête, apparut en étendant la main.

— Arrêtez ! s’écria-t-il d’une voix empruntée à la lyre de David, je viens de voir le bon Dieu ; il fait grâce à une condition.

— Laquelle ? laquelle ? s’écrièrent les assistants, consternés de la façon dont tournait l’aventure.

— Si la marquise a, dans le cours de sa vie, donné un baiser sincère, un seul, elle entrera dans le Purgatoire.

Satan se remit à rire ; le Paradis se pâma de joie et Réginalde perdit l’espérance. Depuis qu’elle avait quitté la terre, elle comprenait ce que valaient ses tendresses.


Alors le fond s’ouvrit comme dans un décor d’opéra, et la campagne ensoleillée apparut ; la rivière miroitait sous les arbres en fleur ; sur la rivière, dans une barque, un jeune homme et une jeune fille avaient laissé les avirons aller à la dérive et se tenaient les mains enlacées ; les cheveux blonds de la femme frôlaient la bouche de l’amoureux, qui la regardait avec extase.

Le ciel était gris et doux, un oiseau chantait sur le bord d’un nid, l’eau coulait avec un bruit de chuchotements discrets. La jeune fille laissa tomber sa tête alanguie sur l’épaule de son compagnon ; celui-ci lui baisait les cheveux, les yeux, et, descendant encore un peu, colla ses lèvres sur les lèvres rouges qui s’offraient.

— Mais c’est moi, s’écria Réginalde, pendant que tout disparaissait dans l’ombre, c’est moi et le fils de notre intendant ; je sortais du couvent… Depuis, je l’ai fait chasser…

— Eh bien, marquise, ce baiser-là vous arrache à l’Enfer ? — Ah ! si j’avais su ! soupira l’âme de Réginalde pendant qu’on lui ouvrait la porte et qu’elle se remettait à rouler dans les espaces, cherchant le chemin du Purgatoire.


MADAME HECTOR


Elle était folle de son comédien et ne pouvait le cacher, allant le voir jouer chaque soir, pâle et frémissante, les joues couvertes de larmes, les mains crispées nerveusement sur le velours de la loge.

Mais aussi, il était beau et charmant et superbe ; les femmes restaient pâmées derrière leurs éventails, alors que les éclats de sa voix puissante jetaient les notes de la colère et de la jalousie ; dans le dialogue amoureux il faisait palpiter tous les cœurs d’une volupté pleine de tendresse et, quand avec des gestes enthousiastes, il parlait de vertu et d’honneur, les hommes applaudissaient, sentant naître en eux quelque chose de bon et de fier.

On citait les grandes dames qui s’étaient compromises pour Hector, et deux comtesses, de celles dont les journaux mondains citent les toilettes et les faits, s’étaient souffletées dans les couloirs du théâtre, s’attribuant toutes deux un sourire tombé des lèvres du comédien.

Elle savait tout cela, la baronne, elle savait aussi qu’il était marié et que sa femme, toute jeune et de conduite régulière, vivait à l’écart, triste peut-être, mais en tout cas résignée.


Hector avait été flatté de l’amour de la baronne, parce qu’elle était plus jeune et plus belle que toutes les patriciennes qui lui faisaient tenir, par le concierge du théâtre, des billets enflammés ; et lorsqu’elle avait consenti à le recevoir, elle le crut véritablement amoureux, tant ce comédien, aussi beau à la ville qu’à la scène, avait le don de faire vibrer toutes les cordes de l’âme.

Ce fut un joli amour tout plein de mystères et de rendez-vous exquis ; un peu avant la fin de la représentation, elle s’en retournait ; quelques instants plus tard, une femme de chambre discrète faisait entrer Hector par la petite porte du jardin de l’hôtel, et l’amenait dans le boudoir où le souper était servi.

C’était charmant, ce fin repas où, seule, la grande dame le servait, buvant dans son verre, assise sur ses genoux, s’enivrant à la voix sonore où les r sonnaient comme des fanfares ; les heures s’écoulaient au milieu des baisers pépiant comme des oiseaux familiers, et les serments, les tendres bouderies, les ivresses inénarrables voyaient poindre le jour dans ce nid de satin, dont une immense fourrure noire cachait le tapis. Cela durait depuis un mois, et la baronne, qui savait pourtant bien que les amours sont plus éphémères que les papillons, regardait les semaines s’envoler, sans qu’Hector eût l’idée de nouvelles conquêtes ; puis elle était sûre d’être belle et spirituelle parmi les reines de Paris ; pourquoi donc cesserait-il de l’aimer ?


Un jour, pendant qu’elle s’habillait, on lui apporta une carte ; une dame demandait à la voir. Sur la carte, en caractères très fins, était gravé le nom de Mme Hector.

Elle devint pâle.

— Vous avez fait entrer cette personne dans le petit salon ?

— Oui, Madame la baronne.

— C’est bien, dites-lui que dans cinq minutes je suis à elle.

Elle acheva sa toilette, en proie à une angoisse ; elle avait oublié l’existence de cette infime rivale, mais rivale légitime après tout. Que voulait-elle ? faire du scandale sans doute, ou, se jetant à ses pieds, la supplier de lui rendre son mari ; l’image du vitriol et du revolver passait aussi devant ses yeux troublés et elle se voyait sanglante, défigurée, la fable de Paris.

Mais comme elle était vaillante, elle s’écria : « À la grâce de Dieu ! » et entra résolument dans la pièce où l’attendait Mme Hector.

Elle n’avait pas l’air bien terrible, la femme du comédien ; toute jeune, mignonne, avec de beaux cheveux blonds et des yeux bleus très doux, elle se tenait assise, modestement vêtue, sans effronterie et sans embarras ; de toute sa personne, se dégageait un charme de pureté et de tranquillité simple ; certes, ce n’était pas là une rivale à craindre.

— Puis-je savoir, Madame, dit la baronne avec un peu de hauteur, ce qui me procure le plaisir de vous voir chez moi ?

— Madame la baronne, répondit froidement Mme Hector, depuis un mois vous êtes la maîtresse de mon mari ! La baronne se leva toute droite.

— Vous en avez menti ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée, votre jalousie vous empêche de vous souvenir à qui vous parlez et…

— Ma jalousie ? interrompit la jeune femme en ouvrant, étonnée, ses grands yeux, mais nous ne nous entendons plus du tout ; il ne s’agit pas de jalousie ; vous savez bien, Madame la baronne, pourquoi je me permets de vous déranger.

— Moi, je ne vois pas…

— Tous les mois, j’apporte ma petite note, et si vous voulez y jeter les yeux, vous verrez que tout est compté très consciencieusement.

— Mais quelle note, que signifie, qu’est-ce donc que je vous dois ?

— Mon mari, en un mois, a… soupé ici dix fois, reprit la jeune femme avec tranquillité, c’est dix mille francs que vous nous devez.

— Dix mille francs ? balbutia la baronne stupéfaite.

— Oui, dix mille francs, mille francs par fois, c’est le tarif ; oh ! mon Hector a beaucoup d’ordre et nos livres sont très bien tenus ; cependant, si vous aviez à me faire une objection, je me fie à votre honnêteté comme vous pouvez vous fier à la nôtre ; je serais désolée de demander plus qu’il ne nous est dû.

— Non, non, Madame, répondit la baronne avec un geste de dégoût ; je vais vous chercher vos dix mille francs, le chiffre est exact.

Elle sortit quelques minutes, puis revint tenant une liasse de billets de banque qu’elle remit à Mme Hector ; tout à coup :

— Avouez, chère Madame, que tout ceci est du dernier comique ?

— Pourquoi, dit la mignonne créature ; n’est-il pas juste que de grandes dames comme vous payent très cher les célébrités ? Je vais de ce pas chez la duchesse de V… qui nous redoit cinq mille francs.

La baronne s’était laissé tomber sur un canapé en riant nerveusement, et comme l’autre prenait congé avec son air de bourgeoise honnête :

— Pardon, Madame, un seul mot, fit-elle encore, mais vous ? vous êtes jeune et charmante, vous aimez votre mari…

— Madame la baronne, répondit Mme Hector avec un sourire, ne savez-vous donc pas que les marchands ne doivent jamais abîmer leurs marchandises ?


FRAISES AU CHAMPAGNE


Gaston était à l’Opéra, il s’ennuyait. On donnait Robert le Diable, et l’amour paternel de Bertram, et les exhortations vertueuses de la gentille Alice le faisaient bâiller en mesure.

Il songeait à aller finir la soirée à son cercle, lorsqu’en levant les yeux vers la loge de la comtesse de Troublemont, il la vit lui faire un signe qui signifiait clairement : Montez, il faut que je vous parle. Et il monta !

Il y avait dans la loge trois femmes et deux hommes : la comtesse et son mari, une marquise italienne accompagnée d’un Monsieur qu’elle appelait mon cousin, et enfin une princesse russe que Gaston n’avait jamais vue ; celle-là était seule.

Comme il saluait ces dames, la comtesse lui dit :

— Monsieur Dérigny, il faut que vous soyez des nôtres ; après le théâtre nous désirons aller prendre des fraises et du Champagne au cabaret ; et voici mon amie, la princesse Vanda, qui n’a pas de cavalier ; voulez-vous être le sien ?

Gaston s’inclina, affirmant qu’il était trop heureux ; et, en effet, il ne mentait pas ! La princesse Vanda était une adorable blonde, de ces fleurs envoyées par la Russie, pour nous prouver que les femmes ainsi que les plantes rares n’ont pas besoin de soleil ; sa peau laiteuse, sous laquelle on voyait courir du sang d’un rose de corail, était sillonnée de petites veines bleues comme ces marbres de Carrare dont on fait les statues exquises ; ses cheveux, dont le lourd poids retombait sur un joli cou plein et gras, avaient les nuances indéfinissables de l’or en fusion ; sa bouche une peu grande, aux lèvres sensuellement rouges, possédait ces commissures affriolantes qui donnent l’envie d’y planter des baisers fous, et ses yeux, d’un bleu de bluet sombre, deux yeux étranges, regardant parfois avec angoisse, parfois avec une stupeur étonnée, restaient une énigme qui complétait l’ensemble inquiétant de cette belle étrangère.

On laissa Robert très perplexe entre l’enfer et le ciel et on partit gaiement pour la Maison Dorée.

Là on commanda les fraises et le Champagne ; mais ces dames déclarèrent qu’elles mouraient de faim, en avouant qu’une mayonnaise de volaille et une salade de légumes seraient vues d’un bon œil.

Gaston s’était placé naturellement à côté de la princesse, et il avait pour elle toute sortes d’attentions galantes qu’elle recevait avec assez d’indifférence.

Cependant ses yeux troublants s’animaient un peu, et chaque fois que le jeune homme lui adressait la parole, elle le regardait, prise d’une attention singulière.

Elle parlait doucement, avec une voix d’harmonica un peu voilée ; elle hésitait, semblant chercher ses mots, et les laissait tomber tout pleins de nonchaloir.

Par moments des gestes brusques faisaient courir des frissons sur les fossettes de ses épaules, puis, se retournant tout à coup, elle plongeait ses yeux de velours dans ceux de son voisin, légèrement décontenancé par cette bizarrerie de manières.

Gaston avait de l’esprit, et du meilleur ; pourtant il restait embarrassé devant cette étrangère parlant admirablement le français, mais qui paraissait être à mille lieues de lui.

Alors qu’il tenait des propos rieurs, elle répondait sérieusement comme envahie tout à coup par une soudaine tristesse, et lorsqu’il se mettait au diapason de cette mélancolie tendre, elle éclatait d’un rire perlé qui prenait des accents de flûte.

— Pourquoi diable, se disait le jeune homme, jouons-nous aux propos interrompus ? Mais bah ! elle est bien belle, à moins pourtant qu’elle n’ait de vilaines mains !

En effet, la princesse avait gardé ses gants, et mangeait lentement, un peu gênée par les longs Suède trop larges qui cachaient une partie de ses bras.

Gaston, agacé outre mesure, eût donné tout au monde pour voir les mains de Vanda ; enfin il n’y tint plus.

— Princesse, dit-il à voix basse, j’ai une grâce à vous demander.

Elle tourna vers lui un regard de biche effarouchée en tendant la tête.

— Eh bien, ajouta-t-il avec une inflexion suppliante, ôtez vos gants, donnez-moi ce régal charmant de voir vos petites pattes blanches, le voulez-vous ?

Elle le regarda avec une expression de hauteur méprisante, et dit nettement :

— Oh ! pour cela non, je vous le jure !

Gaston resta stupéfait. C’était donc là le défaut de la cuirasse ; cette femme adorable avait des mains de cuisinière ; un doigt lui manquait peut-être, ou bien elle en avait six comme les monstres de la foire ; il tombait de son rêve sur le pavé.

Enfin on apporta les fraises ; ces dames s’en barbouillèrent gentiment les lèvres, et la princesse, en écrasant les fruits rouges dans son assiette, tacha tout à fait ses gants.

Elle fit une petite moue de dégoût et, les arrachant, elle les jeta sur le tapis avec un joli rire.

Gaston retint un cri de surprise et de joie ; les menottes ravissantes, potelées, avec des ongles roses comme les griffes du diable, auraient tenté Phidias ou Praxitèle ; les mains d’Anne d’Autriche qui étaient, disait le duc de Buckingham, les plus beaux joyaux de la couronne de France.

— Je comprends, princesse, pourquoi vous ne vouliez pas me laisser voir vos mains, vous saviez bien qu’on ne peut les regarder impunément.

Elle baissa la tête cette fois et dit en rougissant :

— Oh ! non, pas encore !

Il ne comprit pas, mais il était heureux ; penché vers elle, il voyait un corsage ouvert et deux nids de satin dans lesquels on avait planté une grosse rose mousseuse dont le parfum commençait à lui monter terriblement à la tête ; et il lui prenait des envies folles de l’emporter loin, pour se jeter à ses pieds en lui disant : Je t’aime.

Les autres riaient de ses mines d’amoureux, et, raillant la princesse, lui disaient de se méfier de ce libertin qui en contait à toutes les femmes.

Elle n’écoutait pas ; ses yeux doux et tristes avaient l’air de chercher au loin, comme Mignon, la patrie absente, la patrie où fleurissent la fleur de neige et les amours pures.


Deux heures sonnaient, les femmes parlaient de se retirer. On se leva de table, il était temps ! Gaston ne savait plus que dire. Vanda semblait prise d’une fatigue douloureuse ; il la suivait des yeux pendant que, devant la glace, elle mettait une dentelle sur ses cheveux d’or.

— Eh bien ! lui dit la comtesse en s’approchant, elle a donc fait votre conquête, ma pauvre et chère Vanda.

— Tout à fait, répondit le jeune homme en souriant, mais elle est étrange.

— Oh ! cela tient à son infirmité, elle en souffre bien, allez !

— Son infirmité ! la princesse infirme ?

— Comment, mon cher, vous causez avec elle pendant deux heures et vous ne vous apercevez pas qu’elle est sourde comme on ne l’est plus ? Elle est venue à Paris pour consulter les médecins ; mais il paraît qu’il n’y a pas de remède, elle n’entendra plus jamais !

Gaston ne répondit pas et, allant à la rencontre de Vanda, il lui offrit son bras qu’elle prit avec un sourire un peu égaré ; soudain elle releva la tête avec surprise, une larme venait de tomber sur sa main nue.

— Pardonnez-moi, princesse ! cria Gaston en montrant d’un geste les bouteilles de Champagne vides, j’ai le vin triste !


IDYLLE PARISIENNE


La floraison de juin éclatait dans les branches ; c’étaient des feux d’artifice de fleurs, des fusées de parfums, des symphonies dans tous les nids ; sous la feuillée, les insectes au corselet d’or s’envolaient avec des bourdonnements affairés ; les arbres des bois s’entrelaçaient pour former des voûtes sombres, et les hautes bruyères, qui cachent les jolis chemins où l’on va deux à deux et d’où s’envolent les baisers sonores, formaient des dentelures exquises découpées par les fées de la forêt.

Il cherchait une place pour se pendre et s’enfonçait dans le plus épais des taillis, une corde à la main ; par moments, il poussait de gros soupirs, parce qu’il est très dur de mourir par un beau soleil, alors que la terre a une si bonne odeur de sève et que les oiseaux jacassent des choses galantes ; mais il n’en pouvait plus, il était trop malheureux ; elle l’avait trompé, puis mis à la porte, la grande comédienne, et comme il avait eu les joies du paradis, il souffrait trop d’en être chassé à jamais.

Il arriva à une petite clairière, cherchant toujours une branche propre à son dessein. Tout à coup il s’arrêta : une jeune fille, du bout de son ombrelle blanche, agaçait une nuée de fourmis qui fuyaient en désordre ; ses lèvres, deux jolis pots de fraises, riaient goulûment, des cheveux blonds tombaient en frisons d’or sur deux yeux de velours foncé, et un petit nez mutin s’envolait un peu, en quête d’aventure extraordinaire.

La voilà, l’aventure extraordinaire ; il lâche sa corde et l’aborde poliment :

— Mademoiselle, vous êtes un Greuze, posez une minute, je vous en supplie.

Et il tire un album de sa poche, parce que tout en cherchant le trépas, on ne peut oublier qu’on est peintre, et qu’un album de plus ou de moins n’est pas embarrassant dans le dernier voyage.

Elle consentit à poser pour le Greuze, et les voilà babillant tous deux comme des merles ivres de rosée.

Il esquissait la mignonne dans sa robe claire, et elle, tout en continuant sa chanson, venait parfois voir par-dessus son épaule si l’ouvrage avançait.

Elle raconta qu’elle habitait la ville voisine chez une vieille tante qui ne s’inquiétait de rien ; elle avait dix-sept ans et se trouvait être pure comme les lys de la Bible. Lui avoua qu’il peignait dans ses moments perdus et qu’il était prêt à l’adorer dans les autres moments. Il ne prononça pas le nom de la comédienne ni ne parla de ses souffrances ; d’ailleurs, il ne voulait plus mourir puisqu’il aimait Margot maintenant.

Puis il était toujours temps ; après tout, l’amour n’est-il pas le plus doux des suicides ?

Et il adora Margot qui lui donna tout, et toute son âme.


Cela dura trois mois, trois mois d’ivresses exquises, de longs baisers, de tendresses folles ; on roucoulait sur les étangs, dans les bois, au haut des montagnes, au milieu des prairies ; tout était rayons et chansons, surtout la chanson des baisers, celle-là l’écho la répétait du matin au soir. L’autre était bien loin ! Comme c’était gentil d’aimer cette jeunesse en bouton, cette sincérité qui sentait bon comme un bouquet ; le diable avait emporté les pensées noires, lui qui d’ordinaire fait envoler les bonnes.

On revint à Paris, et ce furent d’autres surprises, des extases nouvelles ; les théâtres, les dîners dans les restaurants où grignottent les femmes à tapage, l’atelier encombré de curieux bibelots : les chimères à ventre énorme, les faïences d’un autre âge, les superbes tapisseries fanées, les toiles jetées pêle-mêle sur les vieux sièges de cuir, tout cela plongeait l’amoureuse fillette dans des ravissements qui avivaient sa passion et devaient la rendre éternelle ; l’amour fait son nid dans tous les coins du monde et sa litanie se trouve sur toutes les lèvres de vingt ans !

Et Lui ! comme il avait bien fait de ne pas se pendre dans le bois ! Il comprenait que l’âme est comme la nature ; elle ne meurt que pour ressusciter.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était l’hiver ; il faisait chaud dans cet atelier tout capitonné d’art et d’ivresses ; au dehors, il neigeait et, par instants, de gros flocons venaient frapper les vitres.

Dans son peignoir de satin rose, elle se blottissait contre lui la mignonne câline, et ses jolis bras passés autour de son cou, elle lui faisait dire des vers de Musset.

La porte s’ouvrit toute grande et une femme entra.

Elle n’était plus jeune, mais très parée ; ses lèvres peintes avaient un méchant sourire.

— Je viens te chercher, dit-elle au jeune homme qui s’était levé en jetant un nom, ou plutôt je te prie de mettre dehors mademoiselle ; cette idylle a trop duré ; les amourettes n’ont qu’un temps, mon cher, sans cela elles deviennent ridicules ; allons, petite, habillez-vous et sortez ; il m’a plu de quitter mon amant, aujourd’hui il me plaît de le reprendre.

Elle ôta son chapeau, passa ses doigts dans ses fins cheveux teints, de couleur fauve, et regarda le peintre avec son sourire de sorcière faisant son charme ; lui enivré, fou, tendait les bras vers elle avec un cri d’amour que Margot n’avait jamais entendu. Margot le regardait de ses yeux suppliants et pleins de larmes ; elle avait joint les mains et attendait ; mais il ne la voyait plus, et elle se retira lentement, sans voix, écroulée, à reculons, comme une bête blessée qui va mourir au loin.

Arrivée à la porte, elle se retourna ; il s’était mis aux genoux de l’autre, et elle, de haut, avec un sourire de mépris, elle lui avait renversé la tête et le contemplait.


POURQUOI ELLE L’AIMAIT !


En vérité, c’était un joli groupe ; assis sur un tabouret, il tenait dans ses deux mains ses petits pieds chaussés de mules en velours grenat, et il la regardait si tendrement de ses yeux bruns, deux fleurs de velours, qu’elle souriait, rougissant un peu ; elle avait relevé les dentelles de ses manches, et ses bras nus, moulés dans le marbre, soutenaient sa tête intelligente ; ses cheveux noirs descendaient en ondes épaisses sur un front large comme celui d’un homme.

Elle n’avait pas l’air cruel, ni câlin, ni fantasque, ni sensuel ; un regard tranquille, sérieux, une âme sereine dans un beau corps en pleine maturité.

Elle contemplait sans trouble et sans flammes cet être très jeune, aux reins forts et souples, à la crinière blonde, courbé devant elle avec l’air d’un fauve dompté.

Il ne faisait pas nuit encore, des traînées de soleil couchant descendaient de l’horizon d’un bleu sombre, venaient illuminer les tableaux suspendus au mur, la table pleine de papiers recouverts d’une écriture allongée, à lettres minces ; un grand chat noir enfonçait ses griffes dans le tapis, et s’étirait, tout plein d’une grâce voluptueuse.

— Comment se peut-il faire, ma chère âme, dit-il enfin, que vous aimiez un être obscur tel que moi, un monsieur dont le nom n’est connu de personne ; vous, entourée, acclamée comme une reine, vous, la grande Eloa que les éditeurs couvrent d’or pour ses moindres nouvelles, vous êtes la maîtresse de Paul je ne sais qui, employé dans une banque quelconque ; je vous l’ai souvent faite, cette question qui chaque jour m’effare davantage ; sans cesse vous avez souri sans répondre… Aujourd’hui…

— Aujourd’hui, interrompit-elle en fronçant les sourcils avec une légère marque d’impatience, aujourd’hui, cher, vous me prenez dans un de mes jours de franchise sincère — sachez-le bien, les femmes n’ont généralement que des jours de franchise tout courts — et je vais vous répondre : Je vous aime, uniquement parce que vous êtes jeune.

Et comme il faisait un geste d’étonnement :

Oui, vous avez la jeunesse, cette chose merveilleuse qui n’existe plus à Paris, ce que nous autres femmes, femmes célèbres surtout, nous ne rencontrons jamais. Tout le monde est à mes pieds, dites-vous, Eloa la grande romancière a autant d’amoureux que d’envieux et de détracteurs, et ce n’est pas peu dire ; chaque jour, on lui présente des gens illustres qui viennent grossir son cortège de joueurs de flûte !

Mais les avez-vous bien regardées, ces célébrités de toute espèce, peintres, journalistes, écrivains, sculpteurs, politiciens, sénateurs et ministres ? Ils sont vieux, ils sont chauves : la barbe a quelques poils gris et rudes, la moustache a l’air d’une brosse à dents de pauvre, les mains ridées ont plus de grosses veines que les cordages d’un navire continuellement à la pluie, trois cheveux raides essayent de cacher le crâne luisant et poli comme une boule de cuivre ; les yeux clignent, le nez bourgeonne.

— Mais vous en avez de jeunes pourtant…

— Les jeunes ! ah ! bien oui ! vous appelez jeunes ces vieux gommeux de vingt ans, étriqués, crevés, passés au laminoir ; la nuit ils perdent leur argent, le jour ils courent après des usuriers qui leur en procurent. Ils ne sont pas chauves, ceux-là, ils sont clair-semés, ce qui pis est, les autres pouvant dire qu’à un moment donné ils ont eu des cheveux ; puis ils sont si minces et si grêles qu’un enfant, en les poussant, les ferait tomber. Ils savent lire et écrire, pourvu qu’on ne leur demande pas trop d’orthographe, et s’intitulent des corrompus, parce qu’entre le Bois et la Maison-Dorée, ils vont prendre le menton à une cocotte qui les trompe avec son coiffeur.

— Jeunes, continua-t-elle en s’animant davantage, j’en connais qui ont vingt-cinq ans et que les femmes embêtent, c’est leur expression ; ils aiment mieux la bonne chère et le vin vieux. Ils n’ont pas même les amours étranges chantées par les poètes d’autrefois, celles où le vice vit et palpite ; non, à peine nés ils sont mornes et blasés ; ce sont les dégoûtés qui ne savent rien, venus au monde tout vieux ; en tétant leur nourrice, ils n’avaient déjà plus de dents.

Et les jeunes arrivés, ceux qui pleins de talent devraient être pleins de flamme ; ah ! oui, parlez-moi de ceux-là ; ils me récitent en prose leurs volumes de vers, et à mes pieds, ils se souviennent des tirades de leurs anciennes pièces ; pas un geste vrai, jamais un mot sincère, ces Mathusalem-là font bâiller l’Amour.

— Et Gaston, et Édouard, et Charles ?

— Ils sont laids, répondit-elle avec une moue de dédain, et les laids ne sont jamais jeunes.

Eh bien, dans mes rêves fous, je me suis dit qu’un jour j’aurais un jeune à moi ; que je regarderais une tête charmante et des yeux purs, que je pourrais baigner mes doigts dans des masses de cheveux bouclés sans art, que je mettrais mes lèvres sur une barbe blonde douce comme des pétales de fleurs, que je sentirais cette haleine tiède des adolescents dont les dernières dents viennent de pousser, et qu’affolée de tendresse, alors que je lui jetterais mes bras au cou, il ne me ferait pas de récits spirituels comme la veuve Scarron, quand le rôti manquait.

Toi, ajouta-t-elle en le montrant d’un geste superbe et passionné, tu es jeune, tu es beau, tu sembles un dieu agenouillé aux pieds d’une mortelle ; jamais tu ne me parles de mes œuvres, ni de mon éditeur, ni de mon travail ; ce qu’il te faut, c’est l’amour, l’amour incessant, l’ivresse de mes regards et de mes baisers ; toi, tu m’as rendu ma jeunesse et ma beauté ; dans tes bras je suis une femme, et non plus le monstre hybride qui vole aux hommes les grandes pensées.

— Mais, ma bien-aimée, fit-il après un silence, tu es injuste, je m’intéresse à tout ce que tu fais, ton succès, ta gloire… — Tais-toi, interrompit-elle, en lui mettant vivement sa blanche main sur les lèvres ; je t’ai dit que je t’aimais parce que tu es jeune, j’ai oublié d’ajouter que je t’adore parce que tu es bête !


LA PRINCESSE SCHÉHÉRAZADE


Paul entrait chez son ami Jean Hérot le peintre ; comme il n’y avait personne dans l’atelier, il alluma un cigare et examina les toiles restées sur les chevalets, et d’autres accrochées à la muraille.

Paul était un garçon charmant, un peu romanesque peut-être, mais, aujourd’hui, les hommes deviennent d’un positivisme si terrible, que ceux qui ont encore le culte de l’idéal sont fort recherchés par les femmes d’esprit délicat.

Il aimait Jean Hérot, lui faisait parfois des remontrances amicales sur la façon dont il dépensait sa vie sans compter, cherchant les amours faciles, prêtant son cœur à ses modèles, qui ne le lui rendaient qu’après y avoir fait quelques égratignures du bout de leurs griffes de diablesse. Néanmoins, il lui pardonnait sa maîtresse du moment, la petite Eveline, une blondette pas bête, n’empêchant point le travail, et mettant, dans sa franchise, le petit ragoût d’une coquetterie inquiétante.

Paul s’ennuyait d’attendre ; il regardait avec indifférence cet atelier, assez semblable à tous les ateliers de peintres arrivés : vases japonais, armes d’un autre temps, chimères ventrues, tapisseries des Flandres, plats cloisonnés, tout cela n’était pas d’une extrême originalité, et il bâillait en tirant sa moustache.

Il voulut écrire un mot à l’artiste avant de s’éloigner, et prit un cahier de papier sur une petite table posée contre une tenture qui, en s’entr’ouvrant, lui montra sur une chaise longue une femme étendue.


Elle dormait, ou reposait les yeux fermés ; son adorable visage gardait encore un joli sourire presque enfantin ; ses longs cils faisaient ombre sur des joues rosées comme le bouton d’une fleur ; ses mains blanches étaient croisées sur ses genoux ; un étrange et magnifique costume faisait ressortir ses cheveux d’un noir de jais, formant une auréole de boucles tout autour d’elle.

Elle était vêtue de brocart ; un pantalon large, de lampas brodé d’or, s’arrêtait à ses petits pieds chaussés de mules entremêlées de perles ; ses seins, d’une délicieuse rondeur, restaient moulés dans une veste de satin surchargée de pierreries ; des fleurs naturelles mêlées à des sequins étaient piquées dans ses cheveux.

Paul resta frappé de surprise, s’avouant qu’il n’avait jamais vu de femme aussi parfaitement belle ; il la contemplait depuis quelques secondes à peine, lorsqu’il entendit dans l’escalier la voix de Jean Hérot. Ne voulant pas être pris en flagrant délit d’indiscrétion, il sortit du réduit où le peintre mettait sécher ses couleurs, et laissa retomber le rideau de velours.

Jean entra, suivi de sa maîtresse, mais bientôt il ressortit pour une affaire pressée laissant Paul et Eveline ensemble.

Alors, le jeune homme, souriant et un peu troublé, s’approcha de la petite fille et, lui montrant de la main la tenture sombre :

— Je l’ai vu ! fit-il à voix basse, elle est bien belle. Dites, Eveline, qui est-elle ? d’où vient-elle ?

La jeune femme le regarda un instant avec un sourire moqueur, puis, après avoir passé sa tête rieuse à travers la portière, elle revint vers Paul.

— Chut ! dit-elle en mettant un doigt sur ses lèvres, elle dort.

Sans parler, il joignit les mains avec un geste suppliant.

— Eh bien, ajouta-t-elle, c’est la princesse Schéhérazade.

— La princesse Schéhérazade ?

— Oui, c’est toute une histoire. Nous l’appelons la princesse Schéhérazade parce qu’elle a l’air d’une sultane des Mille et une nuits. C’est une pauvre fille qu’on a vendue dans son pays ; elle est venue en France on ne sait comment, et quelquefois elle consent à poser pour Jean. Mais ce n’est pas un modèle, s’empressa-t-elle d’ajouter à un mouvement de Paul. Il paraît que c’est une vraie princesse de là-bas ; elle arrive du sérail du sultan, je ne sais plus quel sultan, mais Jean vous expliquera peut-être cela, quoiqu’il n’aime pas en dire long sur la princesse ; il sera contrarié que vous l’ayez vue, mais enfin c’est fait, il n’y a plus à y revenir. Paul resta quelques jours sans retourner à l’atelier. La créature charmante qui lui était apparue, hantait son imagination lâchée à toute bride. Ce mystère le prenait comme un rêve enchanté ; il songeait avec ravissement qu’il reverrait la princesse, qu’il lui parlerait peut-être.

Enfin, brusquement, il interrogea Jean Hérot.

— Bah ! répondit celui-ci avec contrainte, ce sont là des contes d’Eveline : cette petite fille est folle ; d’ailleurs la princesse est partie, ne t’en inquiète plus.

Paul ressentit un coup au cœur et ne répondit pas. Il sortit, et, arrivé dans la rue, il leva la tête vers les fenêtres de l’atelier ; il devint pâle en apercevant la belle étrangère ; cette fois, elle ne dormait pas ; ses yeux bleus, de velours sombre, regardaient le jeune homme. Palpitant, éperdu, il la salua, et à sa grande surprise, elle s’inclina, lui rendant son salut.

— Ils la cachent, s’écria-t-il, mais je saurai ce que tout cela signifie, je l’enlèverai s’il le faut, car je l’aime. Et en effet il l’adora ! Tous les jours il passait pour la voir : elle se trouvait souvent à la fenêtre, et par un signe de tête lui prouvait qu’elle le reconnaissait ; il écrivit des lettres qui restèrent sans réponse ; et ivre, fou, brûlé d’une passion que les obstacles et l’étrange rendaient chaque jour plus envahissante, il résolut de s’expliquer avec Jean Hérot et de mettre loyalement son bonheur entre ses mains.


Un matin il monta à l’atelier ; comme le jour où il avait vu la princesse pour la première fois, il n’y avait personne. Le petit nègre, faisant office de valet de chambre, s’était retiré après avoir apporté des cigares et des journaux, et il resta seul, les yeux fixés sur la tenture de velours qui lui cachait, peut-être, l’adorable enfant dont son âme était pleine.

Tout à coup, d’un mouvement brusque il écarta les rideaux, et resta muet, chancelant, sur le seuil. Schéhérazade était là, devant lui, assise sur la chaise longue ; elle tenait dans ses mains sa tête divine.

Ils se trouvaient seuls, tous deux, il pouvait lui parler ; enfin !

— Madame, dit-il, en mettant un genou en terre, dans un instant on viendra ; laissez-moi donc vous dire que je vous aime et que ma vie vous appartient.

Nulle réponse ne se fit entendre à ces mots prononcés d’une voix passionnée ; la princesse ne bougea pas.

— Madame, reprit-il en suppliant encore, un mot, un geste, par grâce, par pitié ; je ne veux pas vous déplaire, je suis à vos pieds, votre esclave…

Mais elle ne paraissait pas l’avoir entendu, aucune secousse ne faisait tressaillir ce beau corps.

Alors Paul se leva, et, hors de lui, la tête perdue, avec un sentiment où il y avait de l’amour et de la rage, il la saisit violemment par le bras et lui appliqua les lèvres sur les siennes.

Mais il jeta un cri d’horreur : son baiser avait rencontré une bouche dure et glacée, et il se recula avec épouvante devant deux yeux d’émail qui le regardaient fixement.

Alors il se fit dans son cœur une clarté brusque, déchirante ; comprenant enfin l’espièglerie terrible d’Eveline, la complaisance pleine de contrainte du peintre, il sentit ses jambes se dérober sous lui, et vint rouler aux pieds de la poupée, dont la main articulée s’abattit sur sa tête avec un bruit sec.


DERNIÈRE VOLONTÉ


Quand je verrai la mort venir,

qu’on ouvre le coffret de rose, Et sur ma lèvre à jamais close

Qu’on mette le cher souvenir.
Thilda.


Raoul l’aimait follement, de cet amour qui prend les hommes à vingt ans ou à soixante, et dont le dénoûment bronze les uns et brise les autres.

Il avait vingt ans, mais elle ne l’aimait pas ; elle estimait son mari, assez pour ne le tromper qu’avec une grande passion pour excuse, et cette passion n’était pas venue.

Sa beauté blonde faisait rêver aux choses tendres et éthérées, sa mignonne personne, faite de sourire et de grâce chaste, rappelait les pastels de Latour qu’on dirait effacés par les baisers amoureux.

Elle le plaignait de tant l’adorer, mais, naïvement cruelle, elle lui laissait voir son cœur paisible, et parlait d’amitié.

Enfin comme il souffrait beaucoup, il voulut s’éloigner, et vint lui faire part de sa résolution, un jour qu’elle déjeunait seule, son mari étant absent pour quelques semaines.

Elle l’approuva, fortifia ses bonnes intentions par toutes sortes de phrases abominablement amicales, et lui demanda quand il comptait partir.

— Ce soir, ce soir même !

— Alors je ne vous aurai pas lundi, c’est le jour de ma fête, tous mes amis m’apporteront des fleurs. — Je le sais, Madame, et je vous supplie d’accepter aussi mon humble cadeau, lundi soir vous le recevrez.

Il partit, et elle le suivit des yeux avec un soupir ; c’était peut-être la poésie de sa vie qui s’envolait.


Le lundi arriva tout joyeux, chargé de présents ; amis et amoureux vinrent danser et papillonner ; elle était radieuse, et donnait des poignées de mains et des baisers avec sa grâce tranquille.

Vers minuit, on vint lui annoncer qu’il y avait dans l’antichambre une immense caisse à son nom.

Les invités réclamèrent la caisse avec des exclamations de joie, et on apporta au milieu du salon une énorme boîte de velours rouge fermée par un crochet en or.

En souriant, elle mit sa petite main sur le crochet et ouvrit la boîte.

Raoul, mort, était couché sur des oreillers de satin ; sa pâleur livide ressortait parmi tout ce rouge ; il avait les mains jointes et dans ses doigts tenait un papier plié.

Ce furent des cris d’horreur ; les femmes s’évanouirent, les hommes sortirent le cadavre de sa tombe de satin et le couchèrent sur un divan ; le marquis de R… prit le billet des mains du mort et lut tout haut :

« Pardonnez-moi, Madame, de venir ainsi troubler vos plaisirs, mais il me faut mourir, puisque vous ne pouvez être à moi ; accordez-moi une grâce, faites ma dernière volonté ; toute seule, veillez-moi ; cette nuit entière restez près de votre petit Raoul, qui meurt pour vous avoir trop aimé ! »

— Oh ! oui, s’écria-t-elle en sanglotant et en se jetant à genoux devant le mort, mon pauvre cher Raoul, je passerai seule la nuit en prières près de vous.

Tous s’éloignèrent ; elle revêtit un peignoir sombre, ses gens firent un lit de parade sur lequel fut couché le pauvre amoureux ; on amoncela à ses pieds tous les bouquets de la fête, puis elle resta, les yeux fixés sur ce visage charmant que la mort n’avait pas encore défiguré.


Elle songeait qu’il l’avait en effet bien aimée ; ses larmes coulaient sur les mains froides de Raoul, elle le plaignait de toute son âme, mais elle ne s’accusait pas : en repoussant son amour elle avait fait son devoir.

Vers trois heures, malgré son ardent désir de veiller jusqu’au matin, elle s’assoupit ; sa tête blonde tomba sur l’oreiller, à côté de celle du mort. Alors elle eut une sensation étrange : il lui sembla que des lèvres chaudes se posaient sur ses lèvres à elle, et brusquement elle s’éveilla.

Elle se jeta en arrière avec un cri de surprise et d’épouvante.

Raoul debout, la regardait en souriant.

Rassurez-vous, ma bien-aimée, dit-il, je suis bien vivant ; vous m’aviez chassé et je voulais passer une nuit auprès de vous. — Mais comment ?… C’est affreux, je ne comprends plus.

— Il faut comprendre que je t’adore et que je te veux ; je t’expliquerai plus tard comment un de mes amis, médecin célèbre, m’a plongé dans cette léthargie qui a tous les symptômes de la mort ; mais les instants sont précieux, laisse-moi seulement te dire combien je t’aime.

— C’est une lâcheté et une trahison indigne, dit-elle en se tordant les mains ; je serai la fable de Paris ; vous n’avez pas songé à mon honneur, je suis perdue sans retour.

— Non, je vous sauverai, je le jure. Voici mon plan : Je partirai au jour ; vous mettrez un de vos gens dans la confidence et vous direz que vous m’avez fait transporter chez moi ; alors je me charge du semblant de mes funérailles, puis je quitterai Paris, et on n’entendra plus parler de Raoul.

— Vous mentez ! s’écria-t-elle avec mépris ; vous mentez encore ! Demain, tout le monde rira de l’aventure, et vous resterez pour étaler ma honte et mon désespoir.

Mais sans répondre, il lui tendait les bras avec des appellations passionnées, il l’attirait sur son cœur en des violences qui la gagnaient ; elle lui rendait ses baisers, foudroyée par cette flamme qui passait en elle.

— Eh bien ! oui, dit-elle éperdue en lui jetant les bras au col, tu as raison, soyons heureux ; qu’importe le reste !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, quand le jour fut venu, on entra dans la chambre ; les fleurs avaient roulé sur le tapis, les bougies s’éteignaient ; elle, toujours à genoux, priait près du cadavre glacé de Raoul. Elle se releva lentement et sortit sans mot dire ; elle avait hâte d’aller jeter au loin le couteau plein de sang qu’elle tenait caché sous sa robe.


UNE PREUVE D’AMOUR


Angèle était naturellement charmante et adorable, puisque Pierre l’aimait ; il lui trouvait des cheveux d’or, des dents de perles, des yeux de velours, des lèvres de corail, un teint de camélia, des épaules de marbre ; enfin toutes les billevesées que débite un homme, quand il est rudement enfermé dans les lacs du plus malin des dieux. Il était heureux, puisque les autres convoitaient son bonheur ; puis, Angèle était si gentille, si câline, si tendre et si finement drôle, qu’elle avivait sans cesse, par une foule de mignardises troublantes, cette passion, n’ayant d’extraordinaire que de vous êtes contée.

Donc tout allait pour le mieux dans la plus amoureuse des liaisons ; le matin on montait à cheval, on faisait en voiture le tour du lac dans l’après-midi, on se becquetait le soir dans les avant-scènes, c’était délicieux, un plein voyage sur le fleuve de Tendre, sans jalousie, sans querelles ; une banderole d’azur implacable servait de voile à la barque, et l’amour, tapi tout au fond, les ailes coupées, ne bougeait plus.


Mais il en est des passions comme des empires, c’est au moment où l’on s’y attend le moins que tout croule. Il faut se méfier des bonheurs sans nuages. Un jour, Pierre, pris d’une folle envie d’embrasser sa maîtresse, et oubliant le sage précepte qui enjoint aux amants et aux maris de ne jamais arriver à l’improviste chez une femme, fût-elle mille fois la leur, entra dans l’appartement d’Angèle, et la trouva, en train de faire la dînette, avec un joli monsieur dont les moustaches rousses étaient relevées d’un air vainqueur.

Assis très près de la maîtresse du logis, le jeune homme, au lieu de manger honnêtement le foie gras qui était sur la table, mordillait les roses nichées dans le corsage de la dame.

Pierre, fort pâle, étendit le bras et voulut parler, mais, ses jambes se dérobant sous lui, il alla tomber sur une chaise en faisant entendre de sourdes exclamations.

Comme rien n’est plus désagréable que d’être surpris en flagrant délit d’amour par un tiers intéressé dans la question, les deux mangeurs de fleurs restèrent un moment fort penauds ; mais Angèle, en sa qualité de femme, se remit promptement, et après avoir dit quelques mots à l’oreille du jeune homme, elle lui apporta son chapeau et le poussa doucement hors de la chambre.

En passant devant Pierre, il lui tendit sa carte, l’assurant qu’il était à ses ordres.

Le malheureux délaissé mit machinalement le morceau de carton dans sa poche sans y jeter les yeux. Il était trompé, peu lui importait le nom de son voleur d’amour ; d’ailleurs, il se sentait envahi par un engourdissement douloureux qui ne lui laissait plus la force de penser.


Angèle vint tout doucement près de lui et, avec la câlinerie féroce des femmes coupables qui ne songent pas à se repentir, elle essaya de prendre la main de son amant ; mais il se retira comme s’il eût été piqué par une vipère, et retrouvant tout à coup la parole, il se mit à accabler d’injures sanglantes et d’épithètes abominables, cette femme adorée à laquelle, la veille, il n’eût parlé qu’à genoux.

Elle laissa passer ce flot de colère, puis le regardant longuement dans les yeux, elle lui dit avec tranquillité :

— Mon ami, je viens de te donner une grande preuve de mon amour ; oui, continua-t-elle sur un geste stupéfait de Pierre, la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse donner à un homme, c’est de le tromper.

Et ce n’est pas là du paradoxe ; je m’explique :

Celle qui consent à mentir, à se faufiler dans la voie pitoyable de la trahison, celle-là seule aime, il faut qu’elle tienne à lui plus qu’à sa vie. Cent fois mes lèvres ont voulu te crier : Va-t’en donc, ne comprends-tu pas que je ne suis plus digne de cette tendresse sincère ? ne sens-tu pas que je suis à un autre ?

Mais j’étais arrêtée par l’expression tendre de tes yeux qui ne voyaient que moi, ton sourire confiant se serait éteint dans les larmes ; non, non, je ne pouvais rien dire, car la réalité brutale m’apparaissait comme une arme mortelle ; et sublime et généreuse, je me suis enveloppée dans ma trahison comme dans la robe de Nessus.

Jour et nuit, je t’ai aimé, j’ai pris pour te tromper mille précautions, j’ai eu mille terreurs. Moi, si libre, si fière, j’ai fait cacher mon nouvel amant dans les armoires comme une fille ayant un monsieur qui la paye ; par grand amour pour toi je t’ai attaché sur les yeux un bandeau de caresses et d’ivresses folles, alors qu’il m’eût été si facile de te mettre tranquillement à la porte. Comme les êtres trop- curieux, dans les contes de fées, détruisent les talismans qu’on leur a défendu d’ouvrir, tu viens de tout briser ; maintenant va pleurer loin d’ici, je ne te retiens plus.

Pourtant, encore un mot pour finir : l’amour est le premier de tous les sentiments, parce qu’il est involontaire ; on peut en simuler les grimaces, mais il sort de toutes les hontes plus pur et plus divin ; il est non pas le fils de Vénus, mais le fils de la Vérité ; l’amour était là, il s’est envolé ; rien n’a pu le retenir, pas même Dieu. Voilà pourquoi tromper est la plus grande preuve de passion qu’on puisse donner en ce monde, et voilà pourquoi je ne t’aime plus.


Et elle s’assit à table, et mit sur son assiette le morceau de foie gras qu’elle avait oublié de manger avec l’autre.

Lui l’avait écouté, stupéfait, sans l’interrompre. Son monologue terminé, il vint se mettre à ses pieds.

— Angèle, lui dit-il doucement, je n’ai compris qu’une chose à ton long discours, c’est que tu m’aimes encore ; je suis heureux de penser que tu me mentais par amour ; je ne puis vivre sans toi et je n’ai rien à te pardonner puisque j’ai été trompé par les apparences.

— Oui, oui, mon chéri, par les apparences et non par moi, répondit-elle en éclatant de rire ; alors mes paroles t’ont bien prouvé, n’est-ce pas, que je n’ai jamais cessé de t’aimer ?

Il joignit les mains par un geste passionné.

— Et dire, ajouta-t-elle riant toujours, et se jetant dans ses bras, que l’année dernière tu étais un homme d’esprit.


L’AVOCAT D’ERNESTINE


— Comment, bonne maman, vous défendez Ernestine ?

— Il le faut bien, ma mignonne, puisque toi, si bonne, si bienveillante d’ordinaire, tu l’accables comme les autres.

— Mais, grand’mère, elle a trompé son mari ; elle a reçu chez elle un amant la nuit ; y a-t-il un plus grand crime ?

La vieille marquise sourit et, caressant les cheveux d’or de sa petite-fille agenouillée à ses pieds :

— Tu es mariée depuis un an, Louisette, et tu aimes ton mari ; donc à tes yeux Ernestine est une grande coupable.

Écoute-moi, fit-elle après un silence, je vais te raconter une histoire qui sera en même temps une confession.

J’ai été jeune et jolie comme toi ; j’avais vingt ans et on m’appelait la « divine marquise ; » ton grand’père était officier de Napoléon, c’est-à-dire qu’il courait de bataille en bataille et m’aimait lorsque la victoire lui en laissait le loisir.

J’étais très entourée, j’avais mes soigneux, mes flatteurs et mes auditeurs ; on m’assiégeait de vers langoureux, de lettres brûlantes, ma porte était encombrée de soupirants jeunes et vieux ; mais je restais insensible ; ce n’est pas que j’adorasse mon mari, je le connaissais à peine, mais tous mes amoureux me paraissaient taillés sur le même modèle ; ils semblaient se passer à tour de rôle l’habit bleu, le pantalon de nankin, les bas de soie et le jabot de dentelles qui composaient le galant costume d’alors.

Un jour, on me présenta un capitaine de vingt-quatre ans, un de ces jeunes héroïques lancés par l’empereur au-devant des grandes armées coalisées, et dont il avait dit après Lutzen : L’honneur et le courage leur sortent par tous les pores.

Le capitaine parut fort troublé à ma vue ; il rougit et pâlit en me parlant, et je vis avec une coquette satisfaction qu’il avait eu : le coup de foudre. En effet, il devint passionnément amoureux de moi, et me suivit dans tous les bals où j’allais avec mon père, qui me servait de chaperon en l’absence de mon mari.

Le capitaine ne me déplut pas ; il ne ressemblait en aucune façon à tous les oiseaux emplumés qui faisaient la roue sur mon passage. Petit, mais parfaitement pris dans sa taille mince, il avait des cheveux frisés, noirs comme de l’encre, un teint olivâtre d’une admirable transparence, et cet air de langueur qui plaît tant aux femmes ; bref, j’acceptai ses soins, je le laissai tenir mon éventail au bal, et je ne le grondai pas trop lorsqu’il ramassait une fleur tombée de mon bouquet.

Mon père, le plus insouciant des hommes, ne s’occupait nullement des assiduités du capitaine, mais il n’en était pas de même de sa sœur Hortense, une vieille fille qui, sans avoir l’air d’y toucher, s’interposait souvent entre moi et mon amoureux ; cette surveillance, que je devinais, me donnait étrangement sur les nerfs ; j’étais fière de ma vertu, fière de ce qu’en disait le monde, et il me semblait que je garderais bien toute seule l’honneur de M. le marquis.

L’hiver se passa de la sorte ; au printemps, mon père, ma tante Hortense et moi, nous partîmes pour le château de Grandchamp, où tu es allée passer les premiers jours de ton mariage ; de nombreux invités devaient bientôt nous y rejoindre, et mon père, qui s’était engoué du capitaine, lui avait fait promettre de venir passer quelque temps dans nos terres.

La tante Hortense avait hoché la tête et regardé le jeune homme de façon à lui faire comprendre qu’il devait refuser ; mais probablement qu’il ne lisait pas dans mes yeux le même courroux, car il accepta avec empressement.

Moi, je devins rêveuse et troublée ; ce Grandchamp que j’aimais tant, où j’étais née, me parut triste ; mes hôtes m’importunaient, je n’avais d’autre plaisir que de m’enfoncer dans le parc, en songeant à mes soupirants de Paris ; c’est te dire, petite, que je pensais seulement à mon capitaine.

Ton grand-père n’écrivait pas, je savais qu’il se couvrait de gloire, et cela suffisait à mon cœur tranquille.

Enfin, il arriva, le capitaine, et nous lûmes tous les deux dans nos yeux la joie que nous avions à nous revoir. Le lendemain, la chaleur était accablante, nous sortîmes seulement à la nuit ; mais mon ami ne put s’approcher de moi, la tante Hortense s’étant emparée de mon bras.

Pourtant, je parvins à l’éloigner, et sous prétexte que ma robe s’était accrochée à un buisson, je restai en arrière des autres promeneurs. Quand je levai les yeux, le capitaine était devant moi ; il était pâle et paraissait très ému.

— Marquise, me dit-il précipitamment, il faut que je vous parle ; vous savez bien que je vous adore ; ah ! si vous vouliez !

— Quoi donc ? m’écriai-je ingénument, aussi troublée que lui.

— Me recevoir cette nuit ? je sais où est votre chambre, nous causerons sans témoin, j’ai tant de choses à vous dire ?

Et comme j’allais me récrier avec indignation :

— Silence ! s’écria-t-il ; on vient, à cette nuit. Et joignant les mains avec un geste de supplication suprême, il s’éloigna.


Je te laisse à juger quelle soirée je passai ! J’étais si tremblante que je répondis tout de travers ; chacun s’apercevait de ma pâleur. Enfin je prétextai une affreuse migraine et je me retirai.

La tante Hortense, à un moment, s’était approchée de moi.

— Tu souffres, me dit-elle ; qu’y a-t-il ?

— Rien, répliquai-je avec un peu d’impatience ; j’ai besoin de repos, demain il n’y paraîtra plus.

Elle n’insista pas, et je gagnai mon appartement. Alors je me livrai aux plus tristes réflexions : voilà donc ce que voulait cet amant si tendre et si timide jusqu’alors. Le dénoûment de cette vulgaire aventure me remplissait de douleur et de honte ; je maudissais ma faiblesse, seule cause de la témérité du capitaine, et me déshabillant fiévreusement, je me mis au lit dans un trouble et une angoisse inexprimables.

Sur tous les murs de la chambre je voyais flamboyer ces mots : À cette nuit ! je me jurais, non seulement de ne pas recevoir l’audacieux, mais de lui faire payer cher son insolente tentative.

J’en étais là de mes terreurs, quand j’entendis un pas furtif se diriger vers ma chambre ; je crus que j’allais mourir, les battements de mon cœur s’arrêtèrent, une sueur froide mouilla mes tempes.

On marchait doucement, à tâtons, le long des murs ; on arriva jusqu’à mon lit.

Je voulus parler, mais ma langue glacée ne put articuler un son.

Je sentis deux lèvres se poser sur mon front, et la tante Hortense me dit très doucement :

— Je viens te demander l’hospitalité, petite marquise ; j’ai d’affreux cauchemars. Moque-toi, mais fais-moi une place à tes côtés. Comme j’allais répondre, elle mit vivement sa main sur ma bouche ; on ouvrait la porte sans bruit : il me sembla entendre une respiration oppressée.

La tante Hortense, à voix haute, commença une histoire…

Les pas s’éloignèrent, et je fondis en larmes en jetant mes bras au cou de la vieille fille.


— Et après, dit Louisette, qui ouvrait des yeux énormes ; après, grand’mère ?

— Eh bien ! c’est tout, mignonne. Le lendemain, le capitaine partit et je ne l’ai jamais revu.

La jeune femme resta rêveuse.

— Bonne maman, dit-elle, je ne comprends pas tout de même pourquoi vous défendez Ernestine ; vous étiez restée sage, puisque la témérité du capitaine vous avait mise si fort en colère ; la tante Hortense n’avait que faire en cette aventure.

— Naïve chérie, répondit la marquise en embrassant sa petite-fille, j’avais oublié de te dire que la tante Hortense avait trouvé ma porte ouverte. Voilà pourquoi je défends Ernestine !


LES RÉSISTANTES


La comtesse d’Haecht à Mme la baronne


de Puypanier.


Château d’Haecht, février 1882.

Ma chère baronne, si vos affaires ne vous retiennent pas à Paris, revenez bien vite ; on n’attend que vous pour la grande aventure, ces dames en ont la tête tournée ; la toilette, le bal, la comédie, tout est délaissé. Nous oublions même de nous déchirer à pleines dents, jugez si notre cervelle est en l’air.

Voilà le fait. Nous avons résolu, et, ô sage petite amie, vous serez des nôtres, de bouleverser de fond en comble l’amour en France. Nous trouvons les hommes grossiers, brutaux, fats ; oui, fats surtout, et nous voulons faire revivre le temps exquis où nous étions les reines de la chevalerie.

Nous savons bien que les mots : Je vous aime ! signifient : Je vous désire. Mais, d’honneur, ces messieurs sont trop pressés d’arriver au bout des situations ; ils ne consentent plus à languir, ils n’en ont pas le temps ; ils ne soupirent plus, ils attaquent ; et la femme, flattée d’inspirer autre chose que le respect, rougissant des mouvements de son cœur qui lui parle de tendresse, sourit avec grâce à la déclaration hardie, et cède bien vite, de crainte que le monsieur n’aille porter ailleurs un si beau feu.

Plus de manteau couleur muraille, plus de mystère ; le coupé du galant attend toute la nuit à la porte de la belle afin que nul n’en ignore ; on jette le nom de l’aimée à la risée des filles et des gommeux dans les soupers à la mode, et son portrait est accroché dans sa chambre à coucher, entre celui de la comédienne et celui de l’hétaïre — ce qui, la plupart du temps, signifie la même chose.


Et tout cela est cavalièrement brossé : la pauvre petite femme, qui rêvait les mots tendres lui chatouillant l’âme, est un peu interdite d’être menée ainsi tambour battant : « Mon ami, songez-y bien, c’est sérieux, je veux aimer pour la vie. » L’amoureux se tord : « Mais, mignonne, on n’aime pas pour la vie ; si je m’attachais, ce serait très certainement à vous, mais ces choses ne sont plus de notre temps ; je vous attraperais bien si je vous prenais au mot ; puis tout cela est ridicule. Bref, je vous donne vingt-quatre heures pour vous décider ; c’est plus que je n’en accorde à personne. »

La femme se rend : elle a perdu le goût des amours pures ; elle se moque d’elle-même et de ses jeunes rêveries ; débarrassée des scrupules gênants, les vingt-quatre heures écoulées, elle tend sa main à celui qui l’initie au moyen d’être heureuse : se remplacer promptement, sans regrets et sans querelles.

Et folle, grisée de sophismes, étourdie de romans dangereux où la nervosité et le réalisme sont versés à hautes doses, conviée aux amours faciles par les systèmes, les idées des écrivains à la mode, ses remords s’effacent ; elle arrive à une apathie pleine d’une émotion larmoyante, au goût du libertinage avec des théories sentimentales, à une curiosité d’esprit, à un mensonge idéal qui lui apparaît comme le plaisir suprême.

Ne bâillez pas, petite baronne, je ne serai plus longue. Vous, moi et les femmes de notre monde, nous rendons les hommes présomptueux et insupportables ; nous acceptons leur langage impossible et leurs manières de palefrenier, nous consentons à leur tendresse d’un jour ; et lorsqu’ils nous abandonnent, nous n’osons pleurer, de crainte de les faire rire.

Eh bien ! il est grand temps que toutes ces platitudes aient un terme, et pour cela, il faut nous mettre en grève ; comme le faisait la duchesse du Maine à la cour de Sceaux, nous allons restaurer l’Astrée, jeter les devis d’amour de l’ordre de la Mouche à Miel.

Nous voulons des sentiments, les hommages de la passion élevée ; on s’agenouillera à nos pieds, on pleurera de vraies larmes, et nous résisterons haut et fort. En plein dix-neuvième siècle, nous établirons une secte platonique dont les temps futurs parleront ; nous sauverons la France de l’envahissement des galants barbares ; et au petit dieu, qui vole libre et nu couronné de fleurs, nous substituerons la grave figure de la chasteté drapée et couverte de voiles. Nous sortirons du bourbier, nous remonterons vers tout ce qui est la vie, la nature, le beau ; on retrouvera la force et la santé dans les effluves saines, dans les affections avouables ; on ira sur l’autel de l’Amour lui apporter l’offrande des immortelles illusions et des divines larmes ; et les femmes laisseront à la postérité les adorables légendes, vers lesquelles les amants sincères feront de pieux pélerinages.

Arrivez vite, chère petite amie ; l’œuvre des Résistantes se réunit demain en séance solennelle. On parle de vous nommer secrétaire ; Paris sera délicieusement étonné quand il apprendra ce que ses filles comptent faire pour lui redonner des ailes.

Tout à vous,

Comtesse D’Haecht.
LA BARONNE À LA COMTESSE.


Ma chère comtesse,

Ce que vous m’écrivez me comble de joie ; j’ai pleuré d’attendrissement à ce projet digne des preux ; mon cœur de patriote a tressailli d’allégresse aux nobles élans de votre enthousiasme. Certainement j’arriverai bientôt, mais tâchez qu’on ne me nomme pas secrétaire ; c’est trop flatteur, et j’aime, vous le savez, la douce obscurité… Puis, sans le secours de Dieu, nous sommes si faibles ! et il y a des moments où Dieu est si occupé ; il oublie de se tourner vers nous… et alors… Tenez, comtesse, bien décidément, je ne me crois pas digne de faire partie de l’œuvre des Résistantes ; mais j’irai féliciter ces dames.

Baronne de Puypanier.
DÉPÊCHE


Château d’Haecht. — Paris, 10 h. 35

COMTESSE À BARONNE.

Désespoir, — effondrement, — plus Résistantes. — Dames pas voulu voter, — pas une.


Comtesse d’Haecht.


AVENTURE GALANTE


Un détachement prussien entrait au château, on courut prévenir la comtesse Louise ; elle arriva sur le perron dans son long peignoir de satin sombre, ses cheveux fauves dénoués, ses yeux noirs brillant d’une flamme héroïque. Le capitaine allemand s’approcha avec courtoisie, et demanda l’hospitalité pour lui et ses hommes.

— Entrez, Messieurs, leur dit la comtesse, je ne puis m’y opposer, puisque vous êtes les maîtres ; j’espère que vous respecterez une femme sans défense, le comte de Maillecraye n’est point au château.

Comme elle disait ces mots, elle jeta un cri en étendant les mains.

Des soldats paraissaient dans la cour d’honneur, poussant devant eux les prisonniers qu’ils avaient faits ; le comte de Maillecraye marchait en avant, les mains liées au dos.

Avant que l’officier prussien eût pu faire un geste pour s’y opposer, la comtesse s’élança vers son mari et l’étreignit passionnément ; elle l’interrogeait en phrases brèves, hachées, le suppliant de lui tout dire.

— Mon adorée Louise, répondit le jeune homme avec un triste sourire, je vais être envoyé dans une ville allemande ; je reviendrai la paix faite, n’aie pas d’inquiétude.

On avait dénoué ses liens, il la tenait étroitement serrée contre son cœur ; les pauvres enfants mêlaient leurs larmes et leurs baisers.

— Non, dit-elle résolument, je ne te quitterai pas, Henry, je veux te suivre ; je suis aussi coupable que toi, puisque je suis ta femme ; on nous emmènera tous les deux !

— Je te supplie, Louise, laisse-moi ; je ne veux pas que tu implores ces hommes, il faut que tu leur prouves que tu es ma pareille en courage ; une comtesse de Maillecraye ne demande rien à l’ennemi.

Elle l’embrassa encore follement, puis se retournant avec fierté :

— Emmenez-le, Messieurs, puisque c’est votre devoir.

Mais au moment où il allait s’éloigner, le comte la regarda avec une telle expression de désespoir et d’angoisse, qu’elle s’arrêta, frappée au cœur.

— Capitaine, dit-elle à l’officier allemand qui la dévorait des yeux, voulez-vous vous rendre chez moi ? je désire vous parler.

— Dans une heure, Madame la comtesse, répondit-il en s’inclinant, je serai à vos ordres.

Il arriva, serré dans son uniforme, la taille bien prise.

— Monsieur, dit-elle d’une voix brève, donnez-moi votre parole d’honneur que vous me direz la vérité ?

— Je vous la donne, Madame, répondit l’Allemand, les hommes de mon pays ne mentent jamais.

— Eh bien, que va-t-on faire de mon mari ?

Il hésita et se mordit la lèvre.

— Répondez, Monsieur, vous l’avez juré, répondez !

— Madame la comtesse, c’est vous qui me forcez à ne pas vous tromper : le comte de Maillecraye sera fusillé demain dès qu’il fera jour ; il a été pris les armes à la main, et vous le savez, nous ne faisons aucun quartier aux francs-tireurs, ils ne font pas partie de l’armée. Il s’élança pour soutenir la malheureuse femme qui chancelait, mais elle le repoussa :

— N’y a-t-il donc aucun moyen en ce monde de sauver l’homme que j’aime ? murmura-t-elle, pendant qu’un flot de larmes inondait ses joues blanches.

Le capitaine ne répondit pas tout de suite, puis il s’approcha tout près d’elle :

— Oui_, dit-il très bas, il y a un moyen ; si vous consentez à me recevoir dans votre chambre, demain matin au petit jour alors que mon service sera fini, je m’engage à faire évader le comte cette nuit même.

Elle eut un cri d’indignation et de dégoût.

— Vous êtes adorablement belle et désirable ! continua-t-il en l’enveloppant d’un regard ardent ; je vous aime ! Pour vous, je brise ma carrière, j’oublie mon devoir, la colère de mes chefs ; votre mari ne saura jamais rien ; vous l’adorez, il reviendra près de vous, et vous penserez quelquefois à celui qui vous aura rendu le bonheur. — Assez, Monsieur, dit la comtesse d’une voix ferme ; il serait inutile, je crois, de faire un appel à votre cœur, de vous supplier…

— Oh ! tout à fait inutile ! répondit-il avec un sourire cruel ; la vie du comte de Maillecraye est dans vos mains.

— C’est bien, j’accepte le marché ; demain au lever du jour on vous introduira dans ma chambre ; à votre tour, vous vous engagez à faire évader le comte ?

— Ce soir M. de Maillecraye sera libre.

Elle lui abandonna sa main, cette main aristocratique qui avait à son doigt l’anneau nuptial, mais comme il voulait y mettre un baiser :

— Non, dit-elle, à demain !


Le lendemain matin, à six heures, il attendait dans sa chambre ; à un léger coup frappé à sa porte, il ouvrit, une femme de service lui fit signe de la suivre.

Ils gravirent un étage, puis elle le fit entrer dans un boudoir de satin clair, capitonné d’argent ; le boudoir était rempli de fleurs comme pour une fête : les camélias tapissaient les murs, les mimosas jonchaient le parquet, les lilas se mouraient dans les jardinières. Vêtue de dentelles, les cheveux à peine relevés par des roses blanches, la comtesse était étendue sur un lit de repos ; son effrayante pâleur fit tout d’abord reculer l’officier.

Mais il vint se mettre à ses pieds.

— N’ayez point peur de moi, dit-il avec un sourire, je vous aime tant, Louise !

Elle tressaillit violemment.

— Par pitié, Monsieur, fit-elle les mains jointes, attendez encore un peu ; je suis à votre merci, je le sais bien, mais quelques minutes encore… Répondez, répondez vite, le comte, mon mari ?

— Je lui ai moi-même ouvert la porte de la chambre où il était prisonnier ; dans quelques jours vous le reverrez.

Elle respira profondément.

Mais tout à coup, elle devint livide et se tordit dans une convulsion en poussant des cris étouffés. — Grand Dieu ! qu’avez-vous ? s’écria l’Allemand en voyant se décomposer ce beau visage, des taches verdâtres se former sur cette peau délicate.

— Il y a, misérable, balbutia-t-elle, que je vais mourir. J’ai sauvé Henry, je suis heureuse ! As-tu cru, lâche, qu’une comtesse de Maillecraye se prêtait à de pareils marchés ! Tu posséderas peut-être la femme que tu voulais, mais tu la posséderas morte.

Le capitaine haussa les épaules.

— Comtesse, dit-il d’une voix claire, nous étions faits pour nous entendre ; vous m’avez joué, je le reconnais, mais moi aussi j’ai violé notre pacte, je me méfiais des femmes de France.

Et il ajouta en tirant sa montre :

— À votre tour, écoutez.

Le bruit de la fusillade retentit dans la cour, l’officier prussien ouvrit la fenêtre ; la comtesse entendit une voix qui criait encore : — Louise ! adieu, Louise !…

Alors, sentant l’agonie qui venait, elle voulut parler, mais ses lèvres violettes ne purent articuler un son ; elle fixa sur le capitaine des yeux pleins d’horreur, et, réunissant ses dernières forces, elle lui cracha à la face.


LE DÎNER DES FIANÇAILLES


Armand aimait Hélène d’un amour sans espoir, mais comme tous les amoureux il s’entêtait dans son malheur ; ce que j’inventais pour le distraire l’irritait, et le faisait s’éloigner de cette amitié qui datait du collège, et à laquelle, jadis il attachait tant de prix.

Hélène n’avait plus de parents, et habitait chez sa grand’mère, la comtesse de M…, un magnifique hôtel entre cour et jardin ; des fenêtres d’Armand on apercevait les chambres de service et le perron de l’hôtel ; il pouvait donc entrevoir sa bien-aimée alors qu’elle rentrait ou qu’elle sortait ; et le pauvre garçon, dans ce fugitif espoir, passait sa vie chez lui, sans vouloir s’éloigner d’une minute.

Cet amour lui était venu tout à coup, un jour que, fumant insoucieusement sa cigarette, il avait entendu rire non loin de lui.

Debout, sur les marches du perron, une femme mettait ses longs gants de Suède ; un grand chapeau Rembrandt, orné de plumes, faisait ombre sur un adorable visage de jeune fille ; des cheveux blonds, de ce blond cendré et fin qu’on ne voit plus que dans les pastels d’autrefois, avançaient un peu sur des yeux bleus, lumineux comme les étoiles du ciel ; une bouche rose où les baisers devaient pépier comme des oiselets, éclatait de rire montrant les dents exquises ; la taille était divine, une nymphe dans une tunique collante ; tout cela se mouvait sur de petits pieds chaussés de satin noir, d’où sortaient les bas brodés de jais et fouillés de dentelles.

Mais le charme indéfini, inexprimable qui émanait de cette enfant, c’était une pureté dont rien ne peut rendre l’attraction : cet être jeune marchait dans sa chasteté comme les déesses passent, enveloppées de nuées ; on se fût indigné à l’idée qu’on pût murmurer des paroles amoureuses à l’oreille de cette vierge ayant encore le paradis dans les yeux ; on comprenait que les seules caresses qui dussent effleurer ce front étaient les frémissements du vent ou les baisers de l’aïeule.

Armand avait eu le terrible coup de foudre ; il adorait Hélène sans le vouloir et sans le savoir ; pris tout à coup dans une chose sans nom, plus forte que sa volonté, son être tout entier était là où respirait la jeune fille ; et le pauvre étudiant, qui en étendant la main eût touché les arbres du jardin de l’hôtel de M…, savait bien qu’il était plus loin de la jeune comtesse que s’il se fût trouvé au Congo ou à Buenos-Ayres. Mais il était heureux ; apercevoir Hélène lorsqu’elle sortait, la voir rentrer du bal enveloppée dans ses fourrures, entendre la musique de sa voix alors qu’elle parlait à sa grand’mère ou à sa gouvernante, c’était pour Armand un de ces bonheurs qui faisaient sa vie et arrêtaient les battements de son cœur.

Il m’avait avoué sa passion pour Hélène, en me suppliant de ne pas essayer de l’en détourner, puisqu’il comprenait sa folie mieux que personne ; comme je l’aimais beaucoup, j’écoutais ses confidences sans lui exprimer combien je souffrais de le voir user sa jeunesse dans un stérile amour.


Un jour je le trouvai pâle, bouleversé, les yeux pleins de larmes.

— Elle se marie ! me cria-t-il, elle épouse le marquis de B…, le neveu du ministre.

J’eus un instant de joie, je l’avoue ; Hélène partirait, et Armand, ne la voyant plus, l’oublierait peut-être.

Il me fit grande pitié ; dans son désespoir il roulait cent projets plus extravagants les uns que les autres : il voulait l’aborder, lui parler, mourir ensuite ; tous mes raisonnements échouaient devant cette douleur d’amoureux qui ne prétend pas être consolé.

— Il faut que je voie Hélène encore une fois, me dit-il ; je viens d’apprendre que, ce soir, il y a grand dîner à l’hôtel pour ses fiançailles ; peut-être paraîtra-t-elle sur le perron, puis je pourrai me glisser dans le jardin, me tuer sous ses yeux avant que ce fatal mariage s’accomplisse.

Je le calmai du mieux qu’il me fut possible, et je ne le quittai de la journée, me tenant prêt à intervenir si mon malheureux ami occasionnait un scandale.

Sans cesse il répétait : Dans les bras d’un homme, cette créature divine dont je n’aurais pas osé baiser la trace que laissaient ses pieds ; un mari la tiendra contre son cœur, cette enfant dont les anges envient la pureté.

J’eusse pu lui répondre que si le mari avait été lui, il eût trouvé très bon de la tenir sur son cœur, et très naturel qu’elle tombât dans ses bras ; mais je me gardai de faire aucune réflexion, tant sa douleur m’avait mis l’âme à l’envers.


Le soir vint ; l’hôtel était brillamment illuminé ; les invités en grande toilette montaient le perron, les laquais couraient d’un air empressé ; une bonne odeur de truffes et de gibier arrivait jusqu’à nous, et, sans être vus, cachés par les arbres, nous pouvions voir ce qui se passait dans l’office dont les fenêtres étaient ouvertes.

C’était un cliquetis de vaisselle, de fourchettes et de couteaux ; on entendait donner des ordres à voix basse ; un maître d’hôtel, à la mine grave, commandait à une armée de laquais poudrés, en culottes courtes portant la livrée de la comtesse ; de temps à autre ils cachaient des bouteilles dans leurs poches, et de petits marmitons, qui apportaient des plats montés, suçaient leurs doigts, après les avoir trempés dans les sauces.

Ce spectacle m’amusait, et comme je faisais une réflexion à Armand, resté sans mot dire à mes côtés, je le vis tout à coup pousser une exclamation étouffée en jetant les mains en avant.

Hélène venait d’entrer dans l’office ; belle comme l’aurore, ses épaules sortaient de sa robe de satin blanc ; par les échancrures de son corsage on voyait ses seins durs faisant saillie ; des roses blanches se mêlaient à ses cheveux pâles, des roses blanches s’accrochaient partout sur sa parure de fiancée ; c’était une blancheur immaculée, elle paraissait être enveloppée dans un nuage d’encens.

Avec son grand air de patricienne, elle dit quelques mots aux laquais qui se tenaient droits ; ils sortirent, un seul resta ; c’était un grand valet bien découplé à l’air obséquieux et soumis ; il portait dans les mains un plat fumant, qu’il déposa sur une planche à l’arrivée de la jeune comtesse.

Il n’y avait plus qu’eux deux dans l’office.

Alors elle s’approcha de lui, et en avançant ses lèvres contre cette face rasée, elle lui jeta les deux bras autour du cou ; mais il la repoussa avec fureur, et comme elle continuait à tendre les mains, il lui donna un soufflet si violent, que sa tête, cette adorable tête de vierge, alla frapper contre le mur.

Puis il reprit son plat et sortit sans prononcer une parole ; sur ses épaules les nœuds des aiguillettes s’agitaient, et ses mollets de coton tremblaient, dérangés par la marche.

Hélène, haussant les épaules, passait rapidement une houppe de poudre de riz sur sa joue enflammée ; moi j’essayais de relever Armand qui avait roulé à mes pieds.


LES AMOURS DE GEORGES


Le train allait partir ! Les employés criaient : « En voiture, Messieurs, en voiture ! » lorsque le coupé dans lequel se trouvait Georges s’ouvrit brusquement ; une femme monta très vite et se laissa tomber tout essoufflée sur les coussins.

Elle riait, elle avait couru, elle étouffait ; ses dents blanches se montraient éblouissantes sur ses lèvres charnues ; ses cheveux fous, dérangés par sa marche précipitée, tombaient à l’aventure sur ses yeux noirs. Elle était vêtue de peluche grise, un toquet bordé de chinchilla restait crânement sur l’oreille, et il se dégageait de toute sa personne un parfum troublant, comme celui des fleurs à odeur violente.

Georges la contemplait au-dessus de son journal ; il regardait ce jeune visage un peu pâle, qui par moments se couvrait de rougeurs subites, ses petits pieds s’agitant sous la robe courte, et il se tenait à quatre pour rester un homme bien élevé et ne pas lui adresser la parole, le premier.

Mais comme il regardait toujours — le journal était tombé sur ses genoux — elle tourna les yeux de son côté et lui dit avec tranquillité :

— Fumez donc. Monsieur, je vous prie ! je sais combien la privation du cigare tourmente les hommes, et moi cela ne m’incommode nullement.

Georges répondit qu’il serait désolé de fumer auprès d’une si adorable compagne de voyage ; il remerciait le sort de lui avoir procuré un tête-à-tête avec la plus jolie personne qu’il eût jamais rencontrée ; enfin il fut parfaitement bête, lui qui d’ordinaire l’était moins que la plupart des hommes ; mais il débita ses lieux communs avec un émoi qu’il ne pouvait vaincre.

La jeune femme ne l’écoutait pas et le regardait ; c’était un beau garçon de vingt-cinq ans, avec la fière mine d’un Van-Dick, cheveux frisés et moustaches rousses ; elle le regardait, et des flammes passaient dans ses yeux à demi fermés ; lorsque, sous prétexte de descendre la glace, leurs mains se rencontrèrent, elle laissa sa main gantée, plus de temps qu’il n’était nécessaire, contre la main du jeune homme.

Puis, d’un geste simple, elle ôta son gant, et comme il se jetait sur cette main aux ongles roses pour la couvrir de baisers, par un mouvement violent, elle lui tendit ses lèvres.

Le train sifflait, on était à Ville-d’Avray !

— Je m’arrête ici, dit-elle rapidement, adieu !

— Je vous suis, répondit-il en se levant aussi, je ne veux pas vous perdre.

Ils descendirent tous deux dans la campagne dépouillée ; elle avait pris son bras, ils marchaient lentement, appuyés l’un sur l’autre, causant très bas ; puis ils disparurent dans le village ; un merle qui les avait vus passer les suivit de branche en branche, sifflant les jolis airs de son répertoire.


Le lendemain seulement, il sut que sa maîtresse était la marquise de Tancray, cette fameuse mondaine dont les journaux du high-life racontaient les toilettes élégantes et les mots spirituels. Fier de son bonheur, étourdi de la bonne fortune qui lui tombait du paradis, il se mit à adorer de toutes ses forces cette femme amoureuse, affolée de lui, qui affirmait ressentir une de ces passions qui prennent la vie.

Ce furent des rendez-vous extravagants, une volupté acre, des heures volées, les caresses qu’on mettait doubles pour s’enfuir au plus vite, des sanglots de se quitter, des serments étranges, un besoin fou de se retrouver toujours.

Elle sortait furtivement de son hôtel, il l’attendait dans la rue, ils sautaient dans un fiacre et s’allaient cacher dans un quartier perdu ; ou bien, elle arrivait dans un appartement loué pour cacher leurs amours, et palpitante, avec des cris de plaisir, elle se pendait à lui. Alors tout était oublié dans l’envolée des baisers, dans la douceur d’être ensemble.

Jamais ils ne parlaient du mari ; Georges souffrait trop à l’idée que cette créature exquise n’appartenait pas à lui seul, elle, paraissait avoir oublié qu’il y eût dans le monde un homme dont elle portait le nom ; d’ailleurs, ils ne causaient pas ; sans cesse et toujours ils s’aimaient !


Un matin que Georges restait paresseusement couché et qu’il songeait avec les tressaillements de tout son être à cette maîtresse si jeune et si belle, un domestique entra, et sur un plateau d’argent lui remit une carte. Il y jeta les yeux et bondit hors de son lit.

— Faites entrer ce monsieur dans le salon, dit-il d’une voix altérée, je viens à l’instant.

C’était la carte du marquis Robert de Tancray.

Il fit sa toilette rapidement, surmontant son trouble, et entra d’un pas ferme dans la pièce où attendait M. de Tancray.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et maigre, les cheveux blancs, de belle figure et de haute mine ; d’un geste, il refusa le siège que lui montrait le jeune homme.

— Monsieur, dit-il, j’irai droit au fait, puisqu’aussi bien vous devinez ce qui m’amène ! Vous êtes l’amant de la marquise de Tancray et je viens vous en demander raison.

— Monsieur le marquis, répondit Georges très pâle, vous insultez la marquise de Tancray ! Je vous jure sur mon honneur…

— Ne jurez pas, c’est inutile : dix fois je vous ai suivis, dix fois j’ai vu sortir la marquise de votre logis des Batignolles.

Georges ne répondit pas tout de suite.

— Monsieur le marquis, dit-il enfin, Mme de Tancray a consenti, il est vrai, à venir voir dans mon atelier mes essais d’amateur ; pour ce fait-là, pour ce fait d’avoir entraîné la marquise à des démarches imprudentes, je vous dois une réparation.

— La marquise de Tancray, répondit le gentilhomme avec un sourire plus douloureux que des plaintes, aurait pu vous repousser en effet, car vous n’êtes pas de ceux qu’elle prend d’habitude ; d’ordinaire elle cherche ses amants plus bas !

— Vous en avez menti ! s’écria Georges avec un geste de rage, vous calomniez lâchement une femme.

— Pardon, Monsieur, reprit le marquis, cette femme est la mienne, et il convient que vous sachiez la vérité sur son compte :

Jusqu’à ce jour, la marquise de Tancray m’avait donné pour rivaux mes valets de chambre, mes palefreniers et mes garçons d’écurie ; je ne pouvais que les faire sortir de chez moi en leur offrant de l’argent pour se taire ; mais aujourd’hui, ajouta-t-il en s’animant, je trouve enfin à qui parler ; vous êtes un homme du monde, et je me vengerai sur vous de la honte que m’ont infligée les autres.

Georges voulut protester, mais aucun son ne sortit de ses lèvres, et, se laissant tomber sur un fauteuil, il fondit en larmes.

— Vous pleurez, continua le marquis, d’une voix plus douce, vous êtes heureux ; moi, il y a deux ans que je ne puis plus pleurer ; je vous en veux, et pourtant je vous plains. Je la connais, celle que vous aimez ; vous n’avez pas été à elle, c’est elle qui vous a pris violemment, éperdument ; car c’est ainsi qu’agissent ces monstres inconscients, ces malades atteintes de la folie de l’amour sans trêve ; non, je ne devrais pas avoir de colère contre vous, et cependant en songeant que vous avez tenu cette femme dans vos bras, tout mon sang bouillonne et j’ai hâte de vous tenir au bout de mon épée.

Georges se releva vivement.

— Je suis à vos ordres, dit-il, mais un mot encore ! Pourquoi ne nous avoir jamais surpris ? Pourquoi ne pas vous être fait ouvrir ce logis où vous aviez le droit d’entrer ?

— Parce que, dit sourdement le marquis, j’aime cette femme ; un scandale me l’eût fait perdre et je veux la garder, elle est nécessaire à ma vie. Jusqu’à mon dernier souffle, je chasserai les laquais et je tuerai les autres… Et maintenant, ajouta-t-il en montrant la porte, allons nous battre !


LES DEUX PANTOUFLES


Deux pantoufles riaient derrière un framboisier,

Mignons étuis d’un pied de sultane mignonne ; La vigilante Aurore, un beau matin d’automne, Les avait là jetées, et les fleurs d’un rosier Feuille à feuille emplissaient les pantoufles rieuses.

. . . . . . . . . . . . . . .


Cette histoire vraie se passe en mai, au moment où la campagne est en pleine magnificence. Les abeilles et les papillons volent à la picorée ; les pommiers étalent avec fierté leurs fleurs piquées de boutons incarnats ; les poiriers, tout blancs, montrent leurs pyramides d’argent d’un ton dur ; les branches, ployantes sous la sève, trempent dans les prés ; pas une feuille ne se risque au milieu de ces tons clairs. Dans ce concert d’une flore de tendresse infinie, l’aubépine jette une note violente d’étamines pourprées ; le muguet, caché sous les ronces, laisse deviner son parfum printanier ; tout ce vert se fond avec le bleu du ciel : c’est une couleur opaline et ombreuse se dessinant doucement sur le velours des gazons, caressant le tronc noir des chênes.

L’âme s’illumine, l’hymne éclate ; on dirait que les prés, les bois, les fleurs, les nids, envoient des cantiques à quelque chose de suprême qui flotte partout.


Nous voilà donc en mai ; après la fatale date du 16, l’administration est renouvelée de fond en comble ; les préfets barbus sont remplacés par des messieurs à favoris corrects, d’une élégance bien d’aplomb ; les sous-préfets faméliques, par de gentils petits jeunes gens, enrubannés, pomponnés comme des Kings’s Charles.

Monsieur de Broglie a envoyé, comme sous-préfet, Armand de R…, à S…, petite ville dans le Midi doré ; Armand a vingt-quatre ans, la moustache blonde, les yeux rêveurs et tendres, les cheveux frisés sans le secours du fer, et la bouche friande du miel des baisers.

À Paris, il préparait son baccalauréat chez Mimi-Pompadour, une adorable brune aux yeux bleus comme la Ninon de Musset, avec cette différence qu’elle consentait à s’entendre dire : Je vous aime.

Armand, arrivé à S… et encore tout barbouillé des caresses de la folle Mimi, se jeta dans la politique pour échapper à la tristesse mortelle qui rongeait son cœur. Le conseil municipal, malgré la tablature qu’il lui donna, ne l’empêchait point de se pourlécher les lèvres au souvenir des ivresses envolées.

Son père, un ancien préfet de l’Empire, l’avait suivi à S… pour l’aider de ses conseils et de son expérience ; il voyait, avec de terribles froncements de sourcils, qu’Armand mordait médiocrement aux fruits rougeâtres de la carrière administrative.

On résolut de le marier, et il était si triste, si découragé, il se sentait si loin de sa Mimi, qu’il ne se récria pas trop lorsqu’on lui présenta sa future, une blonde filasse, assez maigre, qui arrêta complaisamment sur le jeune homme deux yeux ronds, candides et bêtes à la fois.

Cette jeune personne était flanquée de son père et de sa mère, provinciaux endurcis, ayant gagné une honnête fortune dans les savons ; ils crevaient d’orgueil à l’idée que leur fille s’appellerait Madame la Préfète quelque jour.

En attendant, Armand faisait sa cour, il avait pris son parti, les choses allaient leur train et le mariage fut fixé à quinzaine.


L’automne était arrivé ; le jeune homme, plein de mélancolie, se promenait sous les grands arbres presque dépouillés du parc de la sous-préfecture ; ce jour gris le remplissait d’angoisse ; il songeait à Paris, à Mimi-Pompadour, que l’on avait surnommée ainsi à cause de son engouement pour les ajustements rocailles ; il la voyait adorable, exquise, dans son air mutin de marquise galante ; ses yeux se remplissaient de larmes.

Soudain quelque chose frappe son regard ; il s’avance éperdu, son cœur bat à coups pressés… Au pied d’un rosier il aperçoit deux mignonnes pantoufles de satin brodées de grosses fleurs d’or ; un cri lui échappe, cri de surprise, de joie délirante : ce sont les mules de Mimi, Mimi est à S… Tout le passé l’étreint et bat des ailes autour de son cœur ; il veut la revoir, la serrer contre lui ; ce moment le paye de toutes ses souffrances, de ses dégoûts ; il est sauvé de ces bourgeois imbéciles et de leur vie maussade.

Il baise gourmandement les petits souliers, puis s’élançant comme un fou, il cherche derrière les arbres, parmi les fleurs, traverse les serres demandant partout sa maîtresse. Il court à la ville interrogeant les hôteliers, fouillant les maisons : rien, toujours rien, pas de Mimi ; il s’arrache les cheveux. Que signifie ce mystère ? Mais il donne à dîner le soir même à sa future, au conseil municipal. Pas moyen de se soustraire à cette corvée qui, aujourd’hui, est une souffrance.

Il pleure, le petit sous-préfet, il rentre recevoir ses invités ; son père ne pardonnerait pas une incartade. Hélas ! lorsque arrive sa fiancée avec les savonniers endimanchés, il comprend pour la première fois dans quels tristes liens il va s’engager.

On se met à table ; on dîne la fenêtre ouverte, devant un immense marronnier dont le feuillage fait ombre sur la nappe blanche. Armand ne dit pas mot ; la future sous-préfète le mange des yeux ; le conseil municipal dévore la poularde ; et l’ancien préfet cause matières premières avec le beau-père. Tout à coup, un cri d’oiseau en détresse traverse les airs, les branches du marronnier craquent sous un poids trop lourde et une femme bondit comme une balle sur le rebord de la fenêtre, et de là sur la table.

Effroi général, exclamations, surprise ! Les corbeilles de fruits roulent aux pieds des convives, et Armand se précipite sur Mimi-Pompadour. Il la presse contre lui, il l’étouffe de baisers ; il rit, il pleure ; il crie mille choses extravagantes et adorables : Ah ! il est bien loin le conseil municipal, et la fiancée, et le père, et la sous-préfecture !

— D’où sortez-vous, Madame ?

— Monsieur, vous l’avez vu, de ce maudit arbre où j’étais fort mal à mon aise, je vous prie de le croire ; mais je voulais voir mon cher Armand. En apprenant qu’il allait se marier, j’ai perdu la tête. Ah ! ouiche, elle n’est pas jolie la future. Lui si gentil, épouser cette quenouille de chanvre, je ne le souffrirai point.

— Mademoiselle l’effrontée, vous allez nous tourner les talons, j’imagine ? — Je m’appelle Mimi-Pompadour, répondit fièrement la petite. Je ne voulais pas faire de scandale ; j’avais gagné votre jardinier qui m’a aidé à me fourrer dans cet arbre ; je suis tombée, j’ai manqué me casser le cou, ce n’est pas ma faute.

Et elle ajouta, les larmes aux yeux :

— Adieu, mon chéri ; je t’ai vu, maintenant, je m’en vais !

— Ah ! que non pas, ma Mimi ! s’écria l’amoureux garçon ; je pars avec toi, je ne te quitte plus ; je t’adore et je me moque pas mal du reste. Plus de grandeurs ; surtout plus de mariage, ajouta-t-il en se tournant vers la fiancée qui ébauchait une attaque de nerfs. Mon père, vous me pardonnerez, mais sans ma Mimi, je serais mort dans huit jours.

La jolie fille donna un friand coup de hanche, prit à deux mains sa robe collante en satin à bouquets roses, la releva ; montrant ses petits petons Louis XV, et fit une profonde révérence à la société ébahie et furieuse ; puis les deux enfants, se tenant par la main, sortirent de la chambre. On entendit se perdre dans le parc leurs rires perlés, entrecoupés de baisers qui sonnaient une joyeuse fanfare d’amour dans le silence du soir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit jours après, Armand fut destitué, et comme il s’était mis à la porte, son père l’y laissa ; mais il s’en préoccupe peu : il est entré à la Bourse, où il travaille comme un nègre ; et chose invraisemblable, qui donne à mon histoire une couleur de conte de fées, Mimi-Pompadour ne le trompe pas !


LE ROQUET


À Mademoiselle Blanche de Puy-Vallay


À Bruxelles
.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vous aime, Blanche, je vous adore, et je ne puis vous épouser ; lisez le triste récit que je vais vous faire, et oubliez-moi !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle était charmante ; blonde avec des yeux bleus, un air de candeur, une taille exquise ; pas de ces tailles prêtes à couler dans une bague et qui font supposer que tout le reste y passerait aussi ; non, une taille assise sur des hanches solides ; puis des mains de duchesse, et une attache de cou qui faisait songer à un joli pigeon emplumé !

Dès que je la vis j’en devins amoureux ; comme j’étais orphelin et riche, je sus bien vite que je ne déplaisais pas à la mère. Cette auguste matrone, haute en couleur, portait, hiver comme été, jour comme nuit, un bonnet à rubans roses ; mais d’un rose si criard et si faux, que j’hésitai longtemps avant de déclarer mon amour à Jenny ; la divine créature dont j’étais épris portait ce nom d’honnête ouvrière.

Enfin je passai par-dessus les rubans de la mère en regardant ma chère bien-aimée, et je fus bientôt admis à faire ma cour.

Mais il était dit que le sort s’acharnerait après mes nerfs, dans cette maison où j’avais trouvé la compagne de mon choix. À peine avais-je oublié les coques roses de ma future belle-mère, qu’un agacement plus sérieux vint mettre ma patience à une rude épreuve.

Depuis quelques jours, j’entendais par instants des aboiements furieux auxquels succédaient les hurlements d’un chien cherchant noise à la lune ; alors Jenny se baissait, emportait dans ses bras, le cachant sous sa robe, l’horrible animal qu’elle ne laissait pas voir ; puis elle s’enfuyait éperdue, et longtemps après son départ, j’entendais les cris furieux du roquet.

D’autres fois, la mère m’entraînait dans la salle à manger en essayant d’excuser sa fille.

— Pourquoi, lui dis-je un jour, Jenny ne veut-elle pas me montrer le chien ? il est donc bien laid ?

— C’est un animal hargneux et méchant, me répondit-elle troublée ; Jenny a peur qu’il ne vous déplaise.

— Et elle y tient tellement qu’elle ne peut s’en séparer ? — Il lui est fort attaché ; mais si vous le voulez absolument, une fois mariée, elle vous en fera le sacrifice.

Je crois bien que je le voulais ; au sortir de l’église, pensais-je, je jetterai moi-même l’affreux roquet par la fenêtre.


Cela continua quelque temps encore. Pendant que je disais des paroles d’amour à ma rougissante fiancée, tout à coup elle se jetait sous le canapé sur lequel nous étions assis, et cherchait à calmer le chien dont les aboiements devaient s’entendre au bout du quartier.

La malheureuse enfant, avec des gestes désespérés, essayait de faire taire la bête horrible ; rien n’y faisait, et j’entrais dans de tels accès de fureur, que je quittai précipitamment la chambre, pour ne pas me jeter sur mon ennemi et l’étrangler aux yeux de sa trop sensible maîtresse.

Parfois même, il me semblait que Jenny me fût devenue moins chère, et que ce chien, vomi par le sabbat, mettait entre nous un obstacle insurmontable. Un jour, je le lui dis franchement ; elle pleura avec force, me jura éloquemment que le lendemain de notre mariage le chien disparaîtrait, et je m’efforçai de chasser de mon cœur les noirs nuages qui l’obscurcissaient.

Le grand jour arriva ; dans l’excès de mon bonheur, j’oubliai tout ce qui n’était pas l’adorable créature à laquelle je devais consacrer mon existence.

Jenny m’avait paru très agitée pendant le dîner, mais j’étais si troublé moi-même que j’excusais son air inquiet et ses fréquents chuchotements avec sa mère ; seulement le sourire des gens qui m’entouraient me frappa ; par instants, je distinguais dans ce sourire de la pitié et un peu d’ironie ; mais, comme il est dans nos usages d’adresser aux jeunes mariés des sous-entendus d’un goût déplorable, je n’y pensai plus, et me livrai aux riantes idées que m’envoyait le joli dieu d’amour éclairé par les flambeaux de l’hymen. Enfin, les invités disparurent à la file, et j’emmenai chez moi ma chère petite femme tremblante et émue. J’avais préparé avec amour un nid digne de celle que je voulais rendre heureuse ; en effet, elle poussa un cri d’admiration devant la jolie chambre à coucher tendue de gris pâle, sa couleur favorite.

Je la laissai seule ôter son voile et les fleurs d’oranger qui ornaient sa candeur et ses beaux cheveux, puis, rentrant quelques minutes après, je la trouvai blottie dans le grand lit comme un oiseau frileux et confiant.

Alors, mon cœur éclata, et me jetant à genoux sur le bord de la couche nuptiale :

— Ah ! Jenny, m’écriai-je, ma bien-aimée, laisse-moi te dire…

Mais des abois furieux me coupèrent la parole. Ma femme, en chemise, sans plus s’occuper de moi que si je n’existais pas, sauta hors du lit, et, selon son habitude, se mit à quatre pattes à la recherche du roquet.

Cette fois ma colère éclata. — Ah ! c’est trop fort ! m’écriai-je. Madame, vous aviez promis de me délivrer de ce chien de malheur !

Et me jetant sous le lit à mon tour, je cherchai éperdument… mais je ne trouvai rien que la malheureuse Jenny que je ramenai par force au milieu de la chambre ; alors je m’aperçus — l’horreur me coupe la parole — je m’aperçus qu’au lieu d’un roquet que je voulais écraser sous mes pieds, c’était ma femme, la créature exquise à laquelle je venais de jurer amour et fidélité, qui jetait ces hurlements féroces ; c’était elle qui, prise d’attaques épouvantables, de tics pour lesquels les médecins ne peuvent trouver de mots assez barbares, poussait ces aboiements, bien faits pour rendre fou de douleur et de rage.

— Malheureuse, m’écriai-je, il fallait me prévenir ! on ne trompe pas ainsi un honnête homme !

Mais les cris et les aboiements redoublaient de fureur, mes paroles se perdaient dans cet atroce vacarme ; je sautai sur mon chapeau et j’allai coucher à l’hôtel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà pourquoi, ma chère Blanche, tout en vous adorant du plus profond de mon âme, je ne puis demander votre main à votre famille ; plaignez-moi et, en souvenir de celui qui vous aimait, n’ayez jamais de chien, de petit chien surtout !


LE SECRET DE THÉRÈSE


Elle était orpheline et muette ; ses parents avaient péri dans un incendie, et la petite Thérèse, âgée de quatre ans, se voyant entourée de flammes, avait eu une peur effroyable et ne recouvra plus jamais la parole.

Cela ne l’empêcha pas de grandir, et d’être à seize ans un joli fruit bon à mordre. Des yeux couleur noisette, un sourire de bacchante sur les lèvres purpurines d’une vierge de Murillo, de petits pieds qui eussent chaussé les pantoufles de la marquise de Musset, un corps serpentin et souple se ployant en lignes onduleuses sous l’étoffe ; et avec tout cela des gestes mignons et câlins, une physionomie parlante, des colères exquises quand on ne saisissait pas sa pensée tout de suite, une mimique adorable, des yeux bavardant tant et tant… enfin une gamine charmante et pure qui devait inquiéter le diable, toujours pressé d’entraîner à mal les anges du bon Dieu !

Son tuteur l’avait mise au couvent, et elle n’avait d’autre distraction, la pauvre muette, que les visites d’un vieux banquier, ancien associé de son père. M. Marcel aimait beaucoup la petite orpheline, et chaque jour il lui apportait des friandises ; aussi chérissait-elle son vieil ami, et attendait-elle ses visites avec joie.

Un jour, elle se présenta au parloir toute sanglotante, les traits bouleversés, sa pélerine de travers.

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il, ma chérie, demanda le bonhomme inquiet ?

Incapable de faire un geste tant sa douleur était grande, Thérèse tendit une lettre.

La lettre, écrite par elle, racontait la visite de son tuteur : cet homme barbare voulait la forcer à prendre le voile, le couvent étant encore le plus sûr abri pour les filles sans fortune.

— Avec ce joli minois, ces yeux destinés à allumer tous les cœurs ! s’écria le banquier qui se servait volontiers des formules galantes du premier empire ; mais ce serait un crime, d’ailleurs, je m’y oppose !

Les yeux de Thérèse brillèrent d’espérance. M. Marcel réfléchit un moment.

— Écoute-moi, petite, lui dit-il, et ne t’effraye pas ! Veux-tu que je devienne ton mari ? Je suis riche, je t’aime comme si tu étais ma fille et je ne serai jamais en effet que ton père. J’ai soixante-quinze ans, je ne vivrai pas toujours, tu me promettras d’être une honnête femme, et après moi, tu épouseras celui que tu voudras. Tu n’as pas dix-sept ans, rien ne presse ; le projet te va-t-il ?

Je crois bien qu’il lui allait ! elle sauta au cou de son ami, et quinze jours après, on les mariait dans la chapelle du couvent.

Alors commença pour Thérèse une existence enchantée. L’enfant, qui n’avait vu que les murs d’un cloître, qui n’avait porté que des robes de bure, habitait un fastueux hôtel, possédait les plus beaux chevaux de Paris et des toilettes de princesses de contes de fées ; elle nageait dans la joie, la petite Thérèse, et elle adorait son barbon qui la faisait heureuse.

Lui s’attachait chaque jour davantage à la chère abandonnée ; il jouissait des succès de sa femme avec une fierté paternelle. Pourtant, il arriva un moment où la pauvre muette, au milieu de son luxe, sentit qu’on la plaignait : les femmes l’accueillaient sans jalousie, elles avaient pitié de son infirmité ! Thérèse ne sut plus être heureuse ; elle s’aperçut qu’elle excitait la pitié.

Et la plaie qui rongeait son cœur allait s’élargissant !

M. Marcel la conduisait chez tous les médecins, tous déclaraient leur science impuissante. On lui conseilla d’aller voir un docteur allemand qui venait de faire des cures merveilleuses à l’Institution des Sourds et Muets.

Le lendemain, Thérèse se faisait interroger par le célèbre spécialiste.

— Mademoiselle, lui dit-il, après l’avoir bien examinée, la guérison est facile.

Et comme M. Marcel poussait une exclamation de joie :

— Oui, Monsieur, mariez promptement votre fille, le lendemain de ses noces, Mademoiselle parlera !

Le banquier, qui n’avait pas songé à présenter sa femme au docteur, pâlit affreusement, mais ne répondit pas ; il venait de surprendre le regard de Thérèse attaché sur lui avec un sombre désespoir.

Alors ils furent très malheureux tous les deux, ces époux mal assortis, ayant l’un pour l’autre une affection si tendre. « Un moment d’amour, se disait Thérèse, et je ne serai plus muette ; l’ivresse d’une minute, et je me vengerai de ceux qui m’accablent de leur insultante compassion. »

Le banquier avait été profondément atteint ; l’idée que son enfant bien-aimée désirait peut-être sa mort pour cesser d’être infirme le poursuivait sans relâche ; le remords le déchirait, il était le seul obstacle au bonheur de Thérèse. Enfin, une fièvre ardente se déclara, et le vieillard fut condamné sans retour.


Trois mois après, par un beau soir d’automne, on avait laissé la fenêtre ouverte ; le malade s’éteignait doucement, la main posée sur les beaux cheveux de sa femme, agenouillée à son chevet. Les hirondelles voletaient avec de petits cris inquiets, et dans le jardin, les dernières marguerites mauves tachaient d’un ton clair le gazon jauni.

On n’entendait que les sanglots de la pauvre muette, et la respiration de M. Marcel qui diminuait de moment en moment.

— Merci pour tant d’affection, Thérèse, murmura-t-il en se soulevant avec effort, sois bénie ; grâce à toi, j’ai passé en paradis les derniers jours si moroses et si douloureux d’un vieillard ; pardonne-moi le mal que je t’ai fait ; un signe, un geste, et je mourrai content ; dans cette minute suprême, aie pitié de moi, ne me laisse pas partir ainsi.

Alors elle se releva, la petite Thérèse, et d’une geste mignon, étendant le bras vers son mari :

— Allez en paix, mon ami, dit-elle avec une voix d’or, je n’ai rien à vous pardonner !


MIGNARDISE


Le jour se glissait dans la chambre close, blanchissant la flamme de la veilleuse ; il courut à la fenêtre et tira les rideaux.

Le soleil d’octobre entra, faisant chanter des gammes d’or sur le satin pâle des tentures ; les grands nègres, qui se trouvaient aux côtés de la cheminée, avaient leurs faces noires barbouillées de rayons, des traînées étincelantes frappaient le vieux lustre de cuivre rouge, suspendu au plafond.

Elle avait rejeté les couvertures, et son pied nu, d’un rose de fleur, mettait une note de couleur sur le fouillis blanc des draps et des dentelles ; elle riait, ses cheveux châtains chatouillant ses yeux d’azur sombre ; et elle ne disait rien, riant toujours, comme si ce rire heureux eût été un hymne à son bonheur, à l’ivresse qui n’avait pas quitté ses sens, à la journée qui se préparait, à celles qui devaient suivre.

Lui tenait dans sa main ce pied si petit, qui terminait d’une façon voluptueusement étrange ces jambes admirables de déesse ; il s’émerveillait de la voir si belle, si blanche, si grasse ; comme un enfant auquel on a donné le jouet ardemment désiré, il ne pouvait croire encore qu’elle fût à lui, vraiment bien à lui seul, cette femme si intelligente, et tellement adorablement faite, que le grand sculpteur Millet disait d’elle, un soir qu’elle était trop décolletée : « C’est mon marbre dans lequel on a insufflé la vie ! »

— Et quand je pense, murmura-t-elle, devenue tout à coup rêveuse, que tu ne voulais pas venir ! Tu ne m’as pas encore dit pourquoi ?

— Est-ce que je sais, répondit-il, des craintes que je t’expliquerai. Les hommes sont bêtes !… Mais je te désirais, je souffrais…

— Je savais bien, continua-t-elle avec un sourire fier, que lorsque tu me verrais je serais aimée… Avec mes vêtements, tu ne devinais rien !… Ah ! pauvre cher, celles que tu as connues t’ont rendu sceptique et méchant ; moi, je suis une vraie femme, je t’aimerai loyalement, sans mensonge !… Tu as eu tant de chagrin, il faut que tu sois heureux maintenant.

Et toujours déshabillée, riant et babillant, sentant déborder de tout son être cette joie qui ne lui était jamais venue, elle courait à son boudoir, et ouvrant le grand piano d’Erard, elle jetait les cascades de notes étincelantes, les marches triomphales qui sonnaient la victoire de son cœur. Puis elle cria :

— Qu’on aille me chercher des fleurs, je veux des fleurs ; des œillets, des chrysanthèmes, des violettes, des roses, la floraison d’à présent !…

Et lorsque dans ses bras elle eut toutes les gerbes, tout ce tas de bouquets éparpillés, elle s’y enfouit la tête, respirant ces parfums violents avec folie ; et, comme elle se penchait vers lui, toute couverte de roses et de violettes, il ne savait plus, dans la furie des baisers, s’il embrassait les lèvres de la femme ou les pétales des fleurs.


Ils partirent pour la campagne, ayant la soif de l’air pur, le besoin ardent de mettre la nature dans leurs amours, le désir de se dire qu’ils s’adoraient devant les arbres encore verts !

Ils s’arrêtèrent près d’un petit étang enchâssé de marguerites et de boutons d’or ; mille végétations gaies et impatientes s’élançaient à la surface : l’on eût dit un parterre multicolore éclos dans un bloc de verre. Au loin, les collines bleues, finement modelées, semblaient couchées, comme de merveilleux oiseaux de la Chine sur l’orbe d’un vase éclatant de couleurs.

L’automne répandait sa poésie mélancolique ; les feuilles rousses étaient tombées sur le sol, mêlées aux mousses et aux lichens ; les hautes bruyères, devenues brunes, et les fougères, barbouillées d’ocre jaune, venaient mourir aux pieds des chênes qui se bronzaient de tons ferrugineux ; les genévriers avaient pâli, les houx seuls demeuraient luisants et rouges.

Ils erraient, s’enivrant de ces teintes, de ce silence, de cette saison merveilleuse qui n’a ni les rigueurs de l’hiver, ni les ardeurs de juillet, ni les mollesses d’avril ; ils erraient, l’âme enlevée comme sur des ailes d’aigle, en de plus hautes extases. Et la charmante amoureuse regardait le paysage, la taille prise dans les bras de celui qui ne regardait qu’elle ; elle songeait aux jours passés, pleins d’ennui et de trouble ; il lui semblait que sa vie s’effaçait derrière un brouillard toujours plus intense. Elle ne se souvenait de rien que des serments échangés dans les longs baisers, la veille ; et rassérénée, après tant d’espérances vaines, de désillusions sans cesse renaissantes, elle joignit les mains comme si elle priait.

— Ma chère âme, dit-elle faiblement, nous n’oublierons jamais cette heure qui nous lie l’un à l’autre ; jure-moi que tu me donnes ta vie, jure-moi que tu m’aimeras toujours !

Il allait très certainement jurer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais il se fit un grand bruit dans la rue, et elle s’éveilla !

Le soleil d’octobre entrait dans la chambre et faisait pâlir la veilleuse ; les nègres de bois riaient de toutes leurs dents blanches à la clarté envahissante, le vieux lustre en cuivre rouge flamboyait ; son petit pied, d’un rose de fleur, passait sous la couverture, mais elle était seule.

En ce moment la femme de chambre entra ; elle apportait le bouquet superbe, envoyé chaque jour par le vieux souverain qui, pour un sourire d’elle, eût jeté sa couronne aux vents du ciel ; c’étaient des roses exquises veinées de nuances tendres comme de la chair de femme, des gardénias dont chaque pétale cachait une cassolette divine.

— Quel bonheur, dit-elle, que tout cela ne soit qu’un songe ! Je vous demande un peu pourquoi j’ai rêvé de ce monsieur…

Elle voulut rire, mais elle se trompa ; et envoyant rouler les admirables fleurs sur le tapis, elle se cacha la tête dans son oreiller et pleura de tout son cœur.


LE DÉSIR DE LOUISETTE


PAUL À LOUISETTE


En croirai-je mes yeux, petite malheureuse ? Est-ce vraiment de toi que me vient l’épouvantable missive que je reçois à l’instant ? Oui, c’est bien l’écriture de ma Louison, son orthographe adorable qu’elle tient de la nature et non pas de cette éducation qu’on a la rage de donner aux filles ; c’est bien ses grosses lettres écrites à bâtons rompus, c’est le langage naïf de ce cœur de tourterelle. Je ne puis donc méconnaître ton billet, mon amour ! et, vraiment, j’en suis si marri que, si nous ne devions dîner ce soir ensemble chez le père Lathuille, la Seine eût charrié aujourd’hui un cadavre de plus.

Ô mon enfant, qui donc t’a mis dans la tête de semblables billevesées ? Quel ennemi de mon bonheur t’a soufflé de me demander des maîtres pour apprendre ? D’où te vient cette idée d’orthographe et de français ?… Sache bien qu’une femme qui met l’orthographe est une femme perdue pour l’amour ; elle commence par aligner des lettres, là où les lettres n’ont que faire pour rendre sa pensée ; plus tard, elle fera des vers.

Ô Bernerette, ô Mimi Pinson, ô Rigolette ô Musette ! joyeuses envolées en jupons courts et en bonnets plus souvent sur les moulins que sur les tresses blondes ! jamais vos petits pieds, frétillant aux sons des orchestres, n’eussent tenté d’escalader le Parnasse, jamais, divines croqueuses de baisers, vous qui inspiriez les beaux vers de ce monde, vous n’avez fait sonner un imparfait du subjonctif.

Vous êtes, ma fille, une créature exquise pétrie de sourires, de soleil et de chansons ; vous aimez la musique à la fête de Saint-Cloud et la campagne à la Grenouillère ; vous pleurez à l’Ambigu ; vous battez des mains au Cirque quand les écuyers passent dans les ronds de papier, et vous faites brûler une chandelle à sainte Geneviève parce qu’elle m’a mis sur votre route un jour que vous sortiez de l’atelier ; vous êtes donc, comme je vous le disais, une créature délicieuse ; et ayant droit à ma confiance tout entière, je vais vous raconter une histoire.


Avant de te connaître, ma chérie, j’ai aimé une femme supérieure, une femme célèbre, une muse à laquelle je ne ferai pas l’injure de l’appeler bas-bleu. Ah ! je te réponds qu’elle mettait l’orthographe, celle-là, et la ponctuation, et les alinéas et tout le tremblement. Elle savait des choses merveilleuses, elle préférait la Grèce antique à la Rome ancienne, n’ignorait pas que rosa veut dire la rose et comptait sur ses doigts les incarnations du dieu Vichnou.

Quand le jour tombait, à l’heure, ma minette, où tu sautes sur mes genoux en me disant câlinement : « Allons faire dodo, mon Paul, » elle dénouait sa chevelure fauve, et, avec de grands gestes, elle disait des tirades qui donnaient le frisson ; puis toute pâle, elle regardait la lune, et quand je tombais à ses pieds, ivre d’amour, elle me montrait le ciel et les étoiles, me parlant de l’union des âmes dans une idéalité paradisiaque.

Elle écrivait dans les journaux, elle faisait des romans, on voyait son portrait chez les éditeurs ; à ses lundis venaient des académiciens, des membres de l’Institut, des poètes chevelus, des hommes politiques sans chevelure ; quelquefois, dans la soirée, elle m’honorait d’un sourire, et entre deux portes me permettait de baiser ses doigts gantés.

Je la regardais dans sa beauté étrange, essayant de deviner l’âme qui luisait sous cette enveloppe de satin et de dentelle ; pas une rougeur ne montait à son front, pas un pli ne faisait remuer ses lèvres ; elle me traitait comme un pieu de bois sur lequel on aurait cousu trois morceaux de drap noir ; et dans son grand œil morne, il me semblait voir passer souvent un vol lourd de pensées lasses et méprisantes.


J’essayai de la campagne pour galvaniser cette âme que rongeait le cancer de la littérature. Nous avions choisi une contrée lumineuse au bord de la mer, parmi les buissons de cactus en fleur ; là, l’air est si pur qu’il suffit de respirer pour être heureux ; la campagne dans le lointain est si veloutée qu’en ce monde les yeux ne demanderaient d’autre spectacle ; la mer, éblouissante et paisible, semble une pervenche épanouie, et les monts, revêtus d’un pâle violet, vont se perdre dans l’immuable azur. La félicité, la tendresse sont là dans leur véritable patrie, nulle part l’amour ne peut être à la fois plus suave et plus splendide.

Ma maîtresse — elle l’était si peu que je sens qu’il faudrait trouver un autre mot que ce mot brutal et magique — ma maîtresse, dans les beautés de ce paysage adorable, fit des vers superbes, promena fastueusement sur le rivage toute la poésie dont elle était enveloppée, et m’aima avec des cris de fureur qu’elle notait soigneusement au sortir de mes bras ; elle en guettait l’éclosion, elle consignait dans sa mémoire ses attitudes et les miennes pour les placer dans sa copie, en un mot, elle ne pouvait plus m’aimer avec simplicité ; et un jour que je touchais à l’extase divine en sentant que son cœur se fondait à la chaleur du mien : « Oui, s’écria-t-elle, aime-moi, aime-moi plus encore, je voudrais que tu m’aimasses jusqu’à en mourir ! »

Le fou rire nous prit, la grammaire avait tout gâté.

Non, vois-tu, mignonne, si l’amour a le sens commun, il n’est plus l’amour ! Est-ce qu’un rêve peut être vraisemblable ? La folie est le chef d’orchestre qui conduit la fantaisie et les sentiments, c’est pour cela que l’émotion est charmante. Je ne crois pas qu’il faille demander à la passion les actes sublimes et le violent contraste des cris de bonheur avec les soupirs d’un désespoir contenu : il faut songer tout bêtement à rendre heureuse la personne que l’on aime ; aux notes de plaisir brillantes il faut ajouter les modulations caressantes et affectueuses…

Mais, je m’oublie, Louison, je divague, le monstre littéraire s’approche de moi à mon tour ; n’aie crainte, il ne me dévorera pas, je sais comment on lui échappe : de fraîches joues, des yeux rieurs, un corsage bleu, une taille penchée, l’épaule ronde et blanche sont des exorcismes qui chassent le Malin. Parions que ma mie m’a compris, et qu’elle renonce à son rêve de français et d’orthographe ; parions qu’elle se contentera d’être la chose exquise qu’elle sait bien : un chef-d’œuvre de grâce pétulante, de toilette gentiment portée, de bavardage pétillant comme le ramage d’une volière. En restant tout cela, ma chère aimée aura bien mérité de son amant, et il la prendra dans ses bras en lui disant, dans un grand silence, toutes les folies de son cœur. Alors, vois-tu, Louison, Louisette, nous arracherons peut-être à la vie une heure d’ivresse, et pendant cette heure, nous ne serons pas des brutes, parce que nous aurons vécu.


TABLE


 157
 173


ACHEVÉ D’IMPRIMER


SUR LES PRESSES DE


DARANTIÈRE, IMPRIMEUR À DIJON


le 24 mars 1883



POUR


ÉD. ROUVEYRE ET G. BLOND


LIBRAIRES-ÉDITEURS


À PARIS