Principes de la science sociale - Tome 2
Librairie de Guillaumin et Cie, (2, p. T).
L’AUTEUR AU LECTEUR.
Ce volume ayant été écrit, il y a deux ans, et étant imprimé aujourd’hui, tel qu’il avait été écrit, les faits et les chiffres que nous donnons ici sont ceux de 1856. Les prévisions de l’avenir se trouvent être, pareillement, celles que l’auteur affirmait être des déductions légitimes des faits existants. Un grand nombre de ces prévisions se sont vérifiées depuis cette époque, en même temps que d’autres sont en voie de l’être ; tous les phénomènes de la période pleine d’événements qui s’est écoulée depuis, sont en parfait accord avec les idées que nous publions ici.
Chapitre XX.
DES CHANGEMENTS VITAUX DANS LA FORME DE LA MATIÈRE.
Le premier colon, le Robinson de notre île, n’ayant à compter que sur ses bras, est contraint d’épuiser ses forces à parcourir de vastes étendues de terrain pour chercher du gibier ; et ce n’est que par moments qu’il a l’occasion d’appliquer son labeur, même à la simple œuvre de l’appropriation. Toutefois, avec le temps, ayant fabriqué un arc et des flèches, et s’étant ainsi assuré le secours de certaines forces naturelles, il se procure des provisions de subsistances plus amples et plus régulières ; et ce résultat, il l’obtient en retour d’une proportion moindre de son temps et de son travail. Les forces dont il dispose se trouvant ainsi économisées, il peut appliquer une proportion plus considérable de son temps à l’augmentation de son capital, c’est-à-dire à augmenter la quantité de ses flèches, à fabriquer un canot, ou à construire une cabane. Chacun de ces changements se trouvant suivi d’une nouvelle diminution dans les efforts nécessaires pour effectuer les changements de lieu, et d’un accroissement dans les efforts qui peuvent être consacrés à d’autres occupations, il se produit ainsi une continuité dans la demande de la force qui résulte de la consommation des subsistances ; il en résulte, en même temps, une économie de puissance qui facilite considérablement une nouvelle accumulation de capital.
Ce qu’il en coûte à une société, pour entretenir un individu dans un état d’aptitude parfaite à accomplir des efforts intellectuels ou physiques, est exactement identique, que les facultés de cet individu soient appliquées en effet, ou qu’elles soient perdues. Il faut qu’il se nourrisse, qu’il soit vêtu et protégé contre les intempéries de l’atmosphère, et il doit, conséquemment, consommer une portion de capital qui est ainsi soustraite au fonds commun. Cette portion, toutefois, bien que soustraite et consommée, n’est pas pour cela anéantie, car elle reparaît bientôt, après avoir revêtu une forme plus élevée : le froment, les choux, la chair de porc se sont transformés en un homme, c’est-à-dire en un être fait à l’image du Créateur, et capable de diriger les forces de la nature pour les faire servir à l’accomplissement de ses desseins. La société devient ainsi, de moment en moment, plus riche qu’elle n’était d’abord, pourvu, dans tous les cas, que l’emploi du capital ainsi reproduit, soit dirigé de telle façon, que sa consommation soit par elle-même un acte de reproduction. Le pouvoir que possède l’homme de changer les formes de la matière, de manière à l’approprier à ses desseins, dépasse considérablement les demandes de subsistances de la créature animale appelée homme ; et toute la différence existante, entre la quantité de denrées consommée et la quantité produite, est autant d’ajouté à la richesse de la société même. Chacun des individus qui la composent se trouve, conséquemment, capable d’augmenter considérablement le fonds commun, en remplaçant la quantité de subsistances et de vêtements soustraite par une quantité reproduite plus considérable ; et, qu’il le fasse ou non, il dépend complètement de la demande existante des services qu’il est préparé à rendre. Là où cette demande existe, les sociétés s’accroissent rapidement en richesse et en puissance ; mais, dans le cas contraire, elles déclinent aussi rapidement sous ce double rapport.
Parmi les Sauvages, la demande constante et régulière des efforts humains étant chose inconnue, la reproduction est faible ; et de là vient que, dans cette période de l’état social, se manifeste à un si haut degré la calamité de l’excès de population. À mesure que la population augmente, que les hommes deviennent, de plus en plus, capables de combiner leurs efforts, que le commerce se développe, chaque individu devient, de plus en plus, capable de produire quelque chose qu’il échangera avec d’autres individus, contre les efforts qu’il désire leur voir faire ; et c’est ainsi que, de jour en jour, la demande des efforts intellectuels et physiques devient plus continue, en même temps qu’il y a pouvoir constamment plus considérable de fournir au fonds commun un revenu, dont la proportion excède le capital qui a été consommé.
Les mots Commerce, Association et Société, n’étant, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, que des modes différents d’exprimer la même idée, et toute la puissance de l’homme pour maîtriser les forces de la nature, résultant de l’existence de la puissance d’association et de combinaison, il suit de là, nécessairement, que plus le commerce est parfait, plus la circulation sera rapide, plus sera immédiate la demande de force humaine, plus les revenus du travail seront considérables, et plus grande aussi sera la proportion qui s’établira entre les denrées produites et les denrées consommées. C’est par suite de l’économie de puissance que les hommes associés entre eux accumulent si rapidement un capital à l’aide duquel, ils obtiennent un empire plus étendu sur les grandes forces naturelles, et peuvent ainsi marcher constamment de triomphe en triomphe, chacun de ces triomphes successifs étant plus éclatant que celui qui l’avait précédé. Leur marche est constamment accélérée, tandis que celle du sauvage, chaque jour obligé de gaspiller de plus en plus son capital, est constamment retardée ; et, conséquemment, il arrive que, tandis que les premiers (les hommes associés entre eux) exercent chaque jour une diminution plus étendue sur la nature et sur eux-mêmes, le second (le Sauvage) se trouve devenir, de plus en plus, l’esclave de la nature et de ses semblables.
Du moment où le colon a appelé à son aide l’arc, le couteau et le canot, il a trouvé, à mesure qu’il en a fait usage successivement, une diminution dans la proportion de la somme du travail qu’il devait appliquer nécessairement à chercher les subsistances fournies par la nature, et une augmentation dans celle qu’il pouvait consacrer à défricher la terre autour de sa maison, dans le but de contraindre cette terre à lui fournir les subsistances nécessaires à son entretien. En ne faisant qu’effleurer la terre avec de médiocres instruments, il obtient de faibles provisions de blé ; mais, quelque faibles qu’elles soient, elles produisent ce résultat, de diminuer considérablement la nécessité d’effectuer des changements de lieu de la matière, et d’augmenter de beaucoup la somme de temps qui peut être consacrée à la production. Plus tard, il soumet et utilise à son profit la force de l’eau courante et celle du vent ; ce qui lui permet d’appliquer, dans une proportion constamment croissante, son temps et son intelligence au développement des trésors variés que renferme la terre, en même temps qu’il met au jour les matières avec lesquelles il fabriquera les instruments dont il a besoin, ou qu’il préparera le sol pour la réalisation de ces changements vitaux dans la forme de la matière, qu’il doit accomplir pour augmenter la quantité des subsistances et des matières premières des vêtements. Plus sera considérable la quantité de subsistances qu’on peut obtenir d’une surface donnée, plus grand sera le nombre des individus qui peuvent vivre réunis, plus grande sera la puissance d’association et de combinaison, plus doit être rapide la circulation, plus doit être intense le développement de l’individualité, plus immédiatement aussi la demande d’efforts physiques et intellectuels doit suivre la consommation du capital qu’elle représente ; plus doit être considérable la proportion des efforts appliqués au développement des qualités utiles et latentes de la matière, et plus doit l’être également la tendance à créer des centres locaux d’activité, qui neutralisent l’attraction exercée par un centre capital, politique ou commercial. La terre étant le grand réservoir de la puissance, la marche progressive de l’homme vers la richesse et la liberté, ou vers la pauvreté et l’esclavage, est en raison directe de la proportion, plus ou moins considérable, d’intelligence qu’il peut consacrer à utiliser les forces existantes dans ce réservoir, forces latentes et qui n’attendent que ses ordres pour s’employer à son profit.
Le mouvement qu’accomplit l’homme isolé est, ainsi que nous l’avons démontré, le mouvement de va-et-vient du couteau ou de la hache appliqués à couper ou à fendre le bois. Celui de l’homme vivant au sein d’un état social parfait, où chaque individu en trouve quelque autre disposé, et apte en même temps, à lui fournir une compensation en échange de l’emploi de ses facultés physiques et intellectuelles, est semblable au mouvement continu de la scie circulaire, à l’aide de laquelle on peut faire autant d’ouvrage avec un panier de houille consommé pendant une demi-heure de travail, que n’en auraient pu faire primitivement, avec un grossier couteau, des milliers d’individus. La somme de puissance dont l’homme peut disposer augmente, à chaque progrès que fait celui-ci dans la direction de ce dernier point ; et comme alors il y a diminution dans la somme de puissance nécessaire pour transformer la laine en drap, ou le blé en pain, il en résulte inévitablement qu’une proportion plus considérable de la quantité augmentée est disponible, pour être appliquée à accroître les provisions de blé et de laine. De là vient que la quantité de subsistances et de vêtements dont il peut disposer devient, à mesure que les travaux sont plus diversifiés, bien plus considérable et plus régulière qu’elle ne l’était, à l’époque où tous les individus s’efforçaient d’obtenir les subsistances en chassant le gibier, ou en écorchant la surface de la terre.
En admettant, toutefois, que les facultés de chaque individu restassent les mêmes, sans subir aucune modification, et qu’on ne constatât l’effet résultant d’une plus grande facilité dans la combinaison des efforts, que dans l’économie résultant de l’accroissement du commerce, le tableau suivant montrera les changements qui se seront ainsi opérés :
Puissance totale. |
Perdue. | Employée. | |
I. | 100 | 80 | 20 |
II. | 100 | 70 | 30 |
III. | 100 | 60 | 40 |
IV. | 100 | 50 | 50 |
V. | 100 | 40 | 60 |
VI. | 100 | 30 | 70 |
VII. | 100 | 20 | 80 |
VIII. | 100 | 10 | 90 |
« Là où les approvisionnements de subsistances ont lieu régulièrement, dit Jefferson, dans ses Notes sur la Virginie, une seule ferme nous montrera plus de bétail qu’une contrée couverte de forêts ne peut nous montrer de buffles. Il en est de même par rapport à l’homme. Là où l’approvisionnement de subsistances est régulier, un seul comté entretiendra une population plus considérable que n’eût pu le faire un royaume tout entier, lorsque ses ue ses habitants dépendaient à cet égard du simple acte de l’appropriation ; et plus la population est considérable, plus devient complète l’économie de travail et plus est rapide l’accroissement de capital. Il y a alors une plus grande tendance à soumettre les terrains plus riches à la culture, en même temps qu’un nouvel accroissement dans les quantités de subsistances, et à développer les richesse minérales de la terre, à l’aide desquelles augmente encore la puissance de l’homme sur les forces nombreuses et puissantes de la nature.
Le Sauvage, ainsi que nous le voyons, gaspille presque complètement toutes ses forces. Le colon isolé en perd une part considérable, ainsi qu’on le voit dans tout pays qui n’a qu’une faible population. Dans les montagnes du Tibet, comme il n’existe point de demande de travail, on rencontre de nombreux monastères, remplis d’hommes oisifs qui vivent aux dépens de leurs semblables. Il en était de même, au Moyen-Age ; et il en est ainsi aujourd’hui en Irlande, en Italie, en Turquie, en Afrique et dans l’Inde, où presque tous les individus sont voués aux mêmes occupations, où il n’y a aucun développement des facultés individuelles, et où, conséquemment, il se fait peu de commerce. La puissance du travail est, de toutes les denrées, la plus difficile à transférer et la plus périssable ; car si elle n’est pas mise immédiatement en usage, elle est perdue à jamais[1].
Les proportions de travail perdu et de travail employé, ainsi que nous l’avons déjà démontré, changent avec le développement de la population. La société elle-même tend à revêtir, peu à peu, une forme correspondante à celle que nous avons décrite dans le dernier chapitre, ainsi qu'on peut le voir dans le tableau suivant, représentant sa division aux diverses périodes successives.
I. — Travail perdu, ou appliqué à opérer des changements de lieu |
90, | 80, | 70, | 60, | 50, | 40, | 30, | 20, | 10. |
II. Travail d'appropriation. | 10, | 10, | 10, | 11, | 11, | 11, | 12, | 12, | 12, |
III. Travail appliqué à opérer des changements mécaniques ou chimiques dans la forme. |
0, | 10, | 12, | 13, | 15, | 17, | 18, | 20, | 22. |
IV. Travail appliqué à développer les forces de la terre. |
0, | 0, | 8, | 16, | 24, | 32, | 40, | 48, | 56. |
---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | |
100, | 100, | 100, | 100, | 100, | 100, | 100, | 100, | 100. |
La proportion et la quantité de la première période diminuent constamment. Il demeurera évident qu'il en doit être ainsi pour tous ceux qui étudient l'homme, passant de la vie de chasseur, aux travaux de la civilisation, et abandonnant le transport des fardeaux à dos d'hommes, pour le transport par les wagons que pousse la locomotive sur les rails du chemin de fer.
La proportion établie, entre la seconde période et le total de la quantité de travail appliqué, est une proportion décroissante; et il sera également évident que les choses doivent nécessairement se passer ainsi, pour ceux qui observeront combien est faible, dans la société civilisée, la proportion que comportent les soldats, les pêcheurs, les chasseurs, et autres individus voués à des occupations analogues, et combien est considérable la somme d'affaires accomplies par un seul commerçant dans une société compacte, comparée à celle que font une demi-douzaine de boutiquiers dans des établissements peu importants et disséminés. Il sera clair que la quantité augmente à mesure que la proportion diminue, pour tous ceux qui remarquent combien sont nombreuses et distinctes les divisions dans lesquelles se résout le commerce, avec le développement de la société, dans le but de satisfaire plus complètement les besoins de l'homme, besoins qui deviennent toujours plus nombreux et plus intenses, à mesure que s'accroît le pouvoir de les satisfaire.
Il en est de même à l'égard de la troisième période. Un seul moulin à vapeur moud autant de blé que n'en pouvaient broyer, pour le réduire enfarine, des millions de bras armés seulement de pierres ; et le moulin à coton fait l’ouvrage de milliers de fuseaux et de métiers ordinaires ; mais la somme d’efforts musculaires et intellectuels appliqués à la transformation du blé en farine, et du coton en drap, augmente en même temps qu’avec l’accroissement de la somme de travail consacrée à l’agriculture, il se manifeste une augmentation rapide dans la quantité de blé et de coton que fournit la terre, accompagnée d’un progrès également rapide dans les goûts des consommateurs et dans leur pouvoir de les satisfaire.
Les choses se passent différemment par rapport à la quatrième période, et il en doit être ainsi, nécessairement. S’il n’y avait une augmentation considérable dans la quantité de blé et de laine, il ne pourrait y avoir aucun emploi pour les machines perfectionnées appliquées à l’œuvre de transport et de transformation de ces denrées, et qu’un très-faible emploi pour le commerçant. Quel avantage offrirait l’accroissement de nombre ou de puissance des navires, des moulins, des chemins de fer, ou des locomotives, s’il n’y avait une augmentation aussi rapide dans la quantité des matières premières extraites de la terre ? Tout dépend des individus qui consacrent leurs labeurs au développement de la puissance du sol, augmentant ainsi la quantité de denrées à transporter, à transformer et à échanger..
La chimie, nous le savons, traite de la matière qui n’est pas susceptible de progrès, et les molécules des corps dont elle s’occupe se combinent dans des proportions définies et immuables ; l’air atmosphérique se composait, au temps des Pharaons, et celui des Alpes et de l’Himalaya se compose, aujourd’hui, des mêmes éléments que celui qui nous environne. La science sociale, au contraire traite de l’homme qui progresse, depuis le moment où il est esclave de la nature, jusqu’à celui où il devient son maître ; et conséquemment, il en résulte qu’il y a un changement dans les proportions qui accompagnent le développement de la population et de la richesse, et l’accroissement du pouvoir d’entretenir le commerce. À chaque degré dans le progrès du changement, la société tend de plus en plus à revêtir une forme à la fois stable et belle, en acquérant une base plus large, en même temps qu’une puissance d’élévation correspondante, ainsi que nous le démontrons ici.
Le tableau que nous avons présenté plus haut des proportions, suivant lesquelles la société tend naturellement à se partager, est vrai ou faux. S’il est vrai, il doit être, conséquemment, en harmonie avec ce que nous apercevons autour de nous, relativement à tous les travaux auxquels l’homme se livre ordinairement, puisqu’il ne peut exister qu’une seule loi. S’il est faux par rapport à une chose quelconque, il doit l’être par rapport à toutes. Le lecteur peut facilement se convaincre que ce tableau est partout conforme à la vérité, en considérant le mouvement qui a lieu dans nos établissements de l’Ouest. Là, le bois a généralement peu de valeur, à raison de son abondance ; mais le bois de charpente est très-cher à cause de l’éloignement de la scierie. La consommation est, conséquemment, faible, et la proportion que présentent les individus qui s’occupent d’abattre des arbres est insignifiante, si on la compare au nombre de ceux qui s’occupent de transporter ceux-ci au moulin, et de les transformer en bois de charpente. Cependant plus tard, il se construit d’autres moulins à scier et plus rapprochés, et la valeur du bois de charpente baisse en même temps que celle de l’homme s’élève, et qu’il y a également accroissement correspondant dans son pouvoir d’obtenir des maisons et l’ameublement destiné à les garnir. La demande des madriers augmente, et un plus grand nombre d’individus s’occupent maintenant d’ajouter à la quantité d’arbres qui arrivent sur le marché, tandis qu’un plus petit nombre s’occupe des travaux de transport et de transformation. Puis vient la machine à planer, qui donne lieu à une nouvelle diminution dans la différence entre la matière première et l’article fabriqué, à une nouvelle décroissance dans la quantité de travail dont l’application doit intervenir entre les deux, et à une nouvelle augmentation dans la valeur des arbres et le nombre des individus employés à les abattre.
La houille et le minerai de fer sont peut-être abondants, mais ils n’ont aucune valeur à cause de l’éloignement des fourneaux ; tandis que, par la même raison, le prix du fer est élevé. La proportion du travail consacré au transport du fer est considérable, tandis que celle qui est appliquée au développement des forces de la terre est faible ; et comme conséquence de ce fait, on n’emploie que peu de fer. Avec le temps, cependant, il se construit des fourneaux dans le voisinage ; et maintenant on applique une somme considérable de temps et d’intelligence à l’augmentation de la quantité de matière première produite, sans qu’il y ait peut-être accroissement dans celle qui est appliquée aux travaux de transport et de transformation. Les terres où se rencontre le minerai acquièrent alors de la valeur, mais le fer perd la sienne, la matière première et l’article fabriqué se rapprochant constamment, en même temps qu’a lieu un accroissement correspondant dans la proportion du travail consacré à l’augmentation de quantité, et une diminution dans celle qui est employée à opérer des changements de forme et de lieu. Les utilités augmentent à mesure que les valeurs diminuent ; et à chaque phase de cette diminution, il se manifeste un accroissement dans la valeur de l’homme et dans sa puissance d’accumulation.
Ce qui est vrai relativement aux arbres et au bois de construction, à la houille, au minerai et au fer, doit l’être aussi relativement à la laine et au drap. Tout progrès dans la fabrication du drap tend à augmenter la demande de laine, et donne lieu à un accroissement de la somme d’efforts humains consacrés à l’œuvre de la culture, en même temps qu’il diminue la somme des efforts consacrés à la transformation, et qu’il produit ainsi ce changement dans les proportions du corps social, sur lequel nous avons déjà appelé l’attention.
Les changements que nous avons déjà décrits ne sont qu’un acheminement vers ce but important et essentiel. À savoir : obtenir des quantités plus considérables de subsistances, de vêtements, et des mille autres denrées nécessaires pour l’entretien et l’amélioration de la condition de l’homme, et pour le développement de ses diverses facultés. Pour atteindre ce but, il a besoin de faire travailler la terre à son profit, opération qui exige un haut degré de connaissance. La physique, la géologie, la chimie, la météorologie, la science de l’électricité, l’entomologie, la physiologie végétale et animale, et une connaissance approfondie des habitudes des plantes et des animaux, toutes ces sciences sont nécessaires pour constituer l’habile agriculteur, c’est-à-dire l’homme qui a pour mission de diriger les forces de la nature, de façon à produire ces changements essentiels auxquels nous sommes redevables d’un accroissement dans la quantité de blé, de laine, de sucre, de riz, de coton et de soie, susceptible d’être transportée ou transformée. Sans cet accroissement, la population ne peut se développer, la société ne peut se former, ni le commerce s’entretenir. Chacun prête assistance à son semblable, et la reçoit à son tour. À mesure que les relations commerciales se développent, le travail est économisé, les facultés intellectuelles sont stimulées, et l’on voit, peu à peu, l’intelligence remplacer la force physique. À mesure que l’intelligence se développe, l’homme acquiert la connaissance des lois naturelles, s’élevant, avec le secours de la physique la plus abstraite, de la chimie et de la physiologie, jusqu’à l’agriculture éminemment concrète et spéciale, la dernière de toutes dans son développement, parce qu’elle exige la connaissance préalable des nombreuses branches primitives de la science.
Pour que l’agriculture devienne une science, il est indispensable que l’homme rembourse toujours à la vaste banque dont il a tiré sa nourriture, la dette qu’il a contractée envers elle. La terre, ainsi que nous l’avons déjà dit, ne donne rien, mais elle est disposée à prêter toute chose, et lorsque les dettes sont remboursées ponctuellement, chaque prêt successif se fait sur une plus grande échelle ; mais lorsque le débiteur cesse d’être ponctuel, son crédit baisse, et les prêts diminuent graduellement, jusqu’à ce qu’enfin, il soit chassé de la maison. Il n’est aucune vérité, dans l’ensemble de la science, plus susceptible d’être prouvée que celle-ci ; à savoir que la société qui se borne à l’exportation de produits bruts, doit finir par l’exportation d’hommes, et d’hommes qui sont les esclaves de la nature, lors même qu’ils ne sont pas réellement achetés et vendus par leurs semblables. Jethro Tull introduisit le sillon et recommanda le labour profond et la complète pulvérisation des parcelles du sol ; agissant ainsi sous l’impression de cette idée, que l’espace ainsi gagné, combiné avec un défrichement plus complet, se trouverait équivaloir à l’engrais ; mais l’expérience lui enseigna bientôt que plus il enlevait à sa terre, plus elle s’appauvrissait, et moins était considérable la rémunération de tout son labeur. La persistance dans une pareille méthode aurait produit nécessairement la dispersion de la population, ainsi que l’abaissement dans la puissance d’association, dans le développement de l’individualité, et dans la faculté d’entretenir le commerce, en même temps qu’une constante détérioration de l’agriculture, et une diminution également constante de l’attraction locale, nécessaire pour résister aux tendances gravitantes de la centralisation. On peut constater aujourd’hui que tels sont les résultats de cette persistance, dans tous les pays qui exportent les produits du sol à leur état le plus grossier, tels que le Portugal, la Turquie, l’Irlande, l’Inde, les deux Carolines, et même l’État de l’Ohio, et quelques autres parmi les États de l’Ouest. Aussi voit-on aujourd’hui des individus quitter, par mille et par dizaines de mille, les terres de la Géorgie et de l’Alabama, États de création récente. La dispersion de la population entraîne avec elle, nécessairement, un accroissement du travail indispensable pour opérer l’échange et le transport, et une diminution dans la somme de travail que l’on peut consacrer à la production, qui changent ainsi les proportions de la société dans un sens opposé au progrès de la civilisation. Elle entraîne également un abaissement dans la puissance d’association, en même temps qu’un accroissement correspondant dans la somme de force physique et intellectuelle qui reste complètement sans emploi ; et c’est à raison de cette déperdition incessante, que l’agriculture américaine continue de rester à un état si grossier.
De toutes les occupations auxquelles l’homme se livre, l’agriculture est celle qui exige le plus de connaissances. Cependant c’est celle qui est le plus sujette à se voir attaquée par des individus dont l’existence est fondée sur l’exercice de leur pouvoir d’appropriation. Forcé de travailler dans son champ, le fermier, est exposé, toutes les fois que la guerre a lieu, à voir ses récoltes détruites, ses bestiaux enlevés, sa maison et sa grange incendiées, et sa famille et lui-même obligés de chercher un refuge dans les remparts de la ville. Le général en chef réclame ses services, pour continuer les guerres entreprises contre un peuple lointain qu’on veut réduire à la même condition que lui-même. Le trafiquant fomente les dissensions parmi les nations de la terre et taxe le fermier, pour l’entretien de flottes et d’armées nécessaires pour entretenir « le système de navigation, de colonies et de commerce. Tous ces individus se réunissent dans les villes et peuvent s’entendre pour l’accomplissement de leurs desseins ; tandis que la population des campagnes, étant pauvre et très-disséminée, ne peut se concerter pour sa défense personnelle. De là vient que l’individu qui cultive la terre est asservi à un si haut point ; et que son travail, l’un de ceux qui sont le plus propres à dilater le cœur et à développer l’intelligence, a été et est encore, à cette heure, dans un si grand nombre de pays, considéré comme digne d’occuper seulement des esclaves.
Pour que l’individu cesse d’être asservi et que l’agriculture devienne une science, il est indispensable qu’il y ait division de travaux ; que ses facultés soient provoquées à l’activité, que la puissance d’association se développe, que le marché destiné à l’écoulement de ses produits s’établisse dans le voisinage de sa terre ; que l’utilité de toutes les denrées fournies par celle-ci, sous la forme de subsistances ou de tissus végétaux, de houille, de minerai, de chaux ou de marne, s’accroisse par ce moyen ; que le possesseur de cette terre soit ainsi affranchi des taxes énormes auxquelles il est soumis, par suite de la nécessité d’opérer des changements de lieu ; qu’il soit affranchi également de la déperdition énorme de force humaine, physique et intellectuelle, qui accompagne toujours le défaut de diversité dans les modes de travail, et que les forces productives de la terre soient augmentées, en lui remboursant continuellement l’engrais, par la consommation de ces produits. C’est à l’existence de l’état de choses que nous retraçons ici, que la Belgique est redevable d’occuper un rang si distingué dans l’agriculture et de pouvoir ainsi fournir des enseignements à ses voisins anglais, comparativement barbares ; et c’est par de semblables causes qu’on a vu l’agriculture française, malgré des guerres étrangères presque continuelles, accomplir récemment de si rapides progrès.
À chaque accroissement dans le mouvement de la société, il y a une augmentation dans la force dont elle peut disposer, qui lui permet de consacrer une proportion plus considérable d’une quantité constamment croissante, au développement des ressources de la terre. Plus le mouvement est rapide, moins est considérable la somme des forces perturbatrices qui, jusqu’à ce jour, avaient tendu à diminuer les forces de la terre et celles de l’individu qui la cultivait, et c’est ainsi, conséquemment, que l’agriculture devient une science et que le cultivateur du sol, l’homme aux travaux duquel nous devons tous les aliments que nous consommons, tous les vêtements que nous usons, devient plus libre à mesure que les travaux se diversifient de plus en plus. Toutes les fois, au contraire, que l’industrie décline, toutes les fois que l’artisan et le mineur sont de plus en plus séparés du fermier et du planteur, cette séparation est accompagnée d’une rapide diminution dans la somme d’efforts physiques et intellectuels que l’on peut consacrer au développement des forces productrices de la terre, en même temps qu’a lieu un accroissement correspondant des forces perturbatrices auxquelles nous avons fait allusion plus haut. C’est alors que l’agriculture, cessant d’être une science, passe aux mains des esclaves, ainsi que nous le voyons aux temps passés, en relisant l’histoire de la Grèce et de l’Italie, et de nos jours en Portugal, en Turquie, dans les Carolines et dans l’Inde. Sans différence de travaux il ne peut exister ni association ni commerce ; et sans la diversité des travaux, il ne peut exister d’autres différences que celles que nous avons constatées aux premiers âges de la société encore à l’état de barbarie. Que les différences existent et que le commerce se développe, et l’on verra la valeur des denrées diminuer constamment, avec un accroissement correspondant dans l’utilité des matières dont se composent ces denrées et dans la valeur et la liberté de l’homme.
L’artisan, ayant à vendre un travail fait avec talent, obtient un salaire élevé ; tandis que l’individu qui cultive la terre ne peut offrir à l’acheteur qu’un travail fait grossièrement et se trouve partout, presque complètement, sinon tout à fait esclave ; et cependant, l’occupation qui exige le plus haut degré de connaissances et qui récompense le mieux celui qui les possède, c’est le travail agricole. La raison d’un pareil état de choses dans le passé et aujourd’hui, presque en tout pays, c’est que la politique adoptée a favorisé l’établissement de la centralisation et la consolidation du pouvoir dans les grandes villes, tandis qu’elle s’est montrée hostile à la création des centres locaux nécessaires pour l’entretien du commerce.
L’agriculteur habile fabrique perpétuellement une machine, utilisant des matières qui jusqu’alors n’avaient pas été mises à profit pour les desseins de l’homme ; et la somme des utilités ainsi développées se retrouve dans le revenu plus considérable qu’il recueille de son travail, et dans l’augmentation de valeur de la terre. En labourant plus profondément, il arrive à produire ce résultat, que les couches superficielles et les couches inférieures du sol se combinent entre elles ; et plus la combinaison est intime, plus la récompense de ses efforts est considérable. En drainant sa terre, il permet à l’eau de la pénétrer rapidement, et le résultat se traduit en accroissement considérable de ses récoltes. Un jour il la marne dont il recouvre la surface du sol ; un autre jour il tire de la carrière, la pierre à chaux au moyen de laquelle il peut rendre plus légers ses terrains gras et diminuer les dangers qu’il redoute, en certains moments, de pluies excessives et d’autres fois de la sécheresse ; et dans toute circonstance, plus il enlève à la terre, plus est considérable la quantité d’engrais qu’il peut lui restituer, pourvu que le marché soit à sa portée.
À chaque phase du progrès accompli dans cette direction, les diverses utilités des matières premières existant dans le voisinage, se développent de plus en plus ; et à chaque phase, il trouve un accroissement de richesse. Il faut du granit pour construire la nouvelle usine, et des briques et des planches pour bâtir les maisons des ouvriers ; dès lors, les rochers du flanc de la montagne, l’argile des terrains d’alluvion, et le bois dont ils sont couverts depuis si longtemps, acquièrent de la valeur aux yeux de tous ceux qui les entourent. La poussière de granit s’utilise dans son jardin, et lui permet de fournir des choux, des fèves, des pois et des fruits pour l’approvisionnement des ouvriers du voisinage. Les verreries ont besoin de sable et les verriers ont besoin de pêches et de pommes ; et plus sont nombreux les individus qui fabriquent le verre, plus est grande la facilité de rendre de l’engrais à la terre et d’augmenter les récoltes de blé. D’un côté on lui demande de la potasse et de l’autre de la garance. Le fabricant d’étoffes de laine lui demande le chardon à foulon et le fabricant de balais le presse de développer la culture du genêt dont il fait ses balais. Les fabricants de paniers, et les fabricants de poudre à canon réclament le produit de ses saules ; et c’est ainsi qu’il se convainc que la diversité des travaux auxquels se livrent ceux qui l’entourent, produit la diversité des demandes adressées à ses facultés physiques et intellectuelles et à l’usage du sol dans les diverses saisons de l’année, en même temps qu’il y a constante augmentation dans la rémunération actuelle de son travail et constante augmentation dans les forces productrices et dans la valeur de sa terre[2]. Nous pouvons être assuré que rien ne pousse en vain ; mais pour que l’utilité des divers produits de la terre puisse se développer, il faut qu’il y ait association ; et celle-ci ne peut exister lorsque les travaux ne sont pas diversifiés [3].
Lorsque les travaux sont diversifiés, chaque chose devient, de jour en jour, plus utile[4]. La paille qui, autrement serait perdue est convertie en copeaux provenant de la coupe des arbres balancent la rareté des chiffons ; en même temps qu’il y a une constante augmentation dans la valeur de la terre et dans la rémunération recueillie par ceux qui s’occupent de développer sa puissance productrice.
C’est précisément le contraire de tous ces faits qui se manifeste, à mesure que le consommateur s’éloigne de plus en plus du producteur et que la puissance d’association diminue. La garance, le chardon à foulon, le genêt des blés et l’osier cessent d’être demandés ; et le granit, l’argile et le sable demeurent aux lieux où la nature les a placés. L’agent moteur de la société, le commerce décline, et avec le déclin du commerce, nous voyons s’arrêter le mouvement de la matière, en même temps qu’il y a une perte constamment croissante des facultés de l’homme et de la puissance productrice de cette immense machine que le Créateur a donnée à celui-ci pour l’appliquer à ses besoins. Son temps est perdu parce qu’il n’a pas le choix dans l’emploi de sa terre. Il doit produire du blé, ou du coton, ou de la canne à sucre, ou quel-qu’autre denrée dont le rendement est faible et qui, par conséquent, supportera le transport à un marché éloigné.Il néglige ses arbres fruitiers, et ses pommes de terre sont données aux porcs. Il gaspille ses chiffons et sa paille, parce qu’il n’existe pas à sa portée de fabrique de papier. Il détruit ses arbres de haute futaie pour obtenir un prix insignifiant en échange des cendres qu’il en a faites. Sa graine de coton dépérit sur place ; ou bien il détruit la fibre du lin afin de vendre la graine[5].
Non-seulement, il vend son blé sur un marché éloigné et appauvrit ainsi son terrain ; mais il agit pareillement à l’égard des os mêmes des animaux qui ont été engraissés avec ses grains[6]. Le rendement diminue donc régulièrement en quantité, en même temps qu’il y a constante augmentation dans les risques à courir résultant des changements atmosphériques, par suite de cette nécessité, de dépendre d’une seule récolte ; et diminution également constante dans la puissance de l’individu qui cultive la terre, jusqu’à ce qu’enfin, il se trouve être l’esclave, non-seulement de la nature, mais encore, parmi ses semblables, de ceux dont les facultés physiques sont supérieures aux siennes. Que ce soit le développement de la population qui fait croître les substances alimentaires sur les terrains fertiles, et rend les hommes capables d’acquérir la richesse, ou le pouvoir de s’asservir les diverses forces de la nature, c’est là une vérité dont l’évidence se manifeste à chaque page de l’histoire ; et il n’est pas moins vrai, que pour arriver à la culture de ces terrains, il faut qu’il y ait ce développement des facultés latentes de l’homme, qui ne peut se trouver que dans les sociétés où les travaux sont diversifiés.
Le pouvoir d’entretenir le commerce, à la fois au dehors et à l’intérieur, augmente avec chaque accroissement dans la valeur des denrées nécessaires à ses besoins. La laine et le blé se transforment en drap ; mais pour que cette transformation ait lieu, il faut que le manufacturier puisse avoir en sa possession des matières colorantes, des poudres propres à blanchir les tissus, des acides et des alkalis ; et pour se les procurer, il doit aller chercher au dehors le bois de campêche de l’Honduras, l’indigo de l’Inde et le soufre de Sicile ou de Naples. Le fermier du Nord demande le sucre du Sud, et le planteur des régions tropicales le blé qui croit dans les régions tempérées ; et plus le volume de ces denrées peut être réduit, plus le commerce doit être considérable. Pour que ce résultat ait lieu, il faut qu’il y ait diversité dans les travaux, c’est-à-dire que le raffineur de sucre et l’individu qui moud le blé viennent se placer près de ceux qui cultivent la canne à sucre et de ceux qui produisent le blé.
En même temps que se développent la richesse et la puissance, il y a donc accroissement dans la faculté d’entretenir le commerce avec des individus à des distances éloignées. Mais plus il y a de richesse, plus il se fait d’efforts considérables pour étendre le commerce à l’intérieur. À mesure que la puissance productive de la terre se développe, de nouveaux produits se naturalisent ; partout le froment remplace le seigle, le seigle l’avoine ; le mûrier remplace le chêne, et le ver à soie le porc qui vivait des fruits du chêne. La pomme de terre passe des régions de l’Ouest à celle de l’Est, et la pêche, de l’Est à l’Ouest ; la chèvre de Cachemire se naturalise dans la Caroline et l’alpaga est transporté sur les collines de la France ; chaque changement qui s’opère ainsi tend à supprimer le temps et l’espace entre le producteur et le consommateur ; et le résultat est une diminution dans la proportion du travail que l’homme doit consacrer à opérer les changements de lieu, et un accroissement dans celle qu’il peut appliquer à augmenter la quantité et à améliorer la qualité des produits de la terre[7].
La fixité et la régularité augmentent avec l’accroissement dans la diversité des denrées à la production desquelles la terre peut être consacrée, et l’agriculture perd graduellement son caractère aléatoire, en même temps que les facultés dé ceux qui cultivent la terre sont de plus en plus provoquées à l’action. L’individu voisin d’un marché non-seulement a, sur son exploitation rurale, croissant en même temps, une grande variété de produits à différents états et exposés à être affectés différemment par les accidents et les changements de la température, mais il recueille de la même terre plusieurs récoltes successives[8]. et augmente ainsi considérablement le revenu du travail. À chaque accroissement semblable, il apprend à attacher une plus haute valeur aux facultés productives de la nature dont il dispose en maître, et chaque année il les économise de plus en plus ; et c’est ainsi que l’économie des efforts humains conduit à ménager avec soin les forces de cette même nature[9].
La maladie est également bannie, à mesure que la population se développe, à mesure qu’il se crée un marché sur la terre même ou dans son voisinage, et à mesure que la puissance productive de celle-ci se développe de plus en plus. Le pauvre travailleur de l’Irlande voit sa récolte de pommes de terre périr sous ses yeux, résultat de l’épuisement incessant du sol ; et l’agriculteur portugais voit ses espérances anéanties par le constant retour de la maladie de la vigne ; tandis que le fermier américain est continuellement visité par la nielle, par suite de la nécessité d’enlever constamment au sol les matériaux nécessaires pour le rendre susceptible de fournir complètement une récolte de blé perpétuelle. L’individu qui a un marché à sa porte voit les insectes et la nielle « bannis » de sa terre, aussi rigoureusement qu’ils le sont de la cour d’Obéron[10]. Et de plus il devient capable, chaque année, de profiter plus complètement des découvertes des savants, et grâce à ce secours, de s’affranchir de toutes les causes perturbatrices qui, jusqu’à ce jour, avaient tendu à lui faire éprouver des pertes, à lui et à ses semblables ; il rend ainsi le résultat de ses travaux assez rapproché de la certitude pour ajouter considérablement à la valeur de son travail et de sa terre, et pour offrir la preuve convaincante que la richesse consiste dans le pouvoir de diriger les forces de la nature au profit du service de l’homme[11].
Dans toute l’étendue de l’univers et dans tous les siècles, la prospérité de l’agriculture et la valeur de la terre ont été en rapport direct avec la proximité du marché. Aux premiers jours de l’Italie, la Campanie était couverte de bourgs et de cités florissants dont chacun offrait un centre local d’échange et le commerce était alors considérable. Il en était de même en Sicile, et dans toutes les îles de la Grèce, au Mexique, avant l’époque de Cortez et au Pérou sous l’empire des Incas ; et depuis on a vu se produire les mêmes faits en Belgique et en Hollande. Partout, à mesure que la centralisation s’est développée et que les individus ont été forcés de chercher un marché éloigné, le commerce a décliné, ainsi que nous l’avons constaté en Grèce, en Italie, au Mexique et au Pérou ; et partout, à mesure que l’agriculture a décliné, les hommes ont été de plus en plus asservis[12].
Les idées que nous venons de présenter sont en parfaite harmonie avec celles d’Adam Smith, tandis qu’elles diffèrent complètement de celles de l’école anglaise. Cette école a donné au monde la théorie de l’excès de population, théorie qui forme aujourd’hui la base fondamentale de l’économie politique moderne. Jamais il n’y eut entre deux systèmes de divergence plus profonde ; l’un d’eux s’occupant entièrement de développer le commerce, tandis que l’autre s’occupe aussi exclusivement du trafic. Et cependant, ceux qui enseignent le dernier système prétendent appartenir à l’école de l’illustre Anglais, auquel le monde doit la Richesse des nations !
L’un considère l’homme comme un être, tel qu’il existe en effet, destiné par son aptitude à obtenir l’empire sur la nature et conquérant cet empire à l’aide de l’association avec ses semblables, tandis que l’autre ne voit en lui qu’un pur instrument que doit employer le trafic. Les choses étant ainsi, il n’y a pas lieu d’être surpris qu’en démontrant comment il arrive qu’à mesure que les nations progressent, la population tend à se diviser, le second système n’ait songé uniquement qu’aux corps, laissant complètement en dehors de l’examen l’effet que produit le commerce, en stimulant et mettant en activité les facultés, variées à l’infini, dont l’homme a été doté et au seul développement desquelles ces corps ont été destinés. Le corps formé de chair doit être regardé comme un pur instrument qu’emploiera l’esprit, c’est-à-dire l’âme qui réside au dedans de lui et qui constitue l’homme ; et cependant, de cet homme réel, l’économie politique ne tient aucun compte ; elle se contente de voir en lui simplement l’esclave de passions animales le poussant à suivre une ligne de conduite qui le conduit inévitablement à être asservi par ses semblables. Accordez-lui l’exemption des maux qu’entraîne la guerre, avec l’accroissement dans la facilité de se procurer les subsistances, et immédiatement, suivant ce système, il se précipite dans le mariage, procréant son espèce avec une telle rapidité, qu’au bout d’une courte période, on voit se reproduire la pauvreté et la misère auxquelles il venait à peine d’échapper. Ainsi il avait été créé esclave, et c’est comme un esclave qu’il est traité.
Pour prouver que l’homme pouvait être considéré avec raison comme tel, il fallait présenter une loi de la nature, en vertu de laquelle les besoins de celui-ci augmentaient à mesure que sa puissance décroissait. C’est ce que firent Malthus et Ricardo lorsqu’ils prouvèrent, ainsi qu’ils le supposaient, qu’à raison « de la fécondité constamment décroissante du sol » la terre était une machine dont les forces décroissaient constamment, tandis que la culture exigeait l’application d’une quantité constamment croissante de travail, que ne devait rémunérer qu’un revenu aussi invariablement décroissant. Dès lors, l’agriculture arriva à n’être envisagée que comme la moins avantageuse de toutes les occupations ; d’où il résulta, naturellement, que la diminution dans la proportion des travaux d’une société appliquée à augmenter la quantité des subsistances et des matières premières, et l’accroissement dans la proportion de ceux appliqués à l’industrie, au commerce et à l’exportation, devaient être salués comme des bienfaits et comme des preuves d’une civilisation en progrès. L’Angleterre, nous dit-on, est supérieure à la France, parce que, dans ce dernier pays, les deux tiers de la population se livrent à l’agriculture ; tandis que, dans la première, un quart seulement se consacre au travail agricole, en même temps que le peuple est mieux nourri ; et l’on conclut de là que des fermes considérables, dirigées par des tenanciers et exploitées par des travailleurs dont on loue les services, sont plus productives que des fermes de peu d’étendue, possédées par des individus qui les exploitent, et qui trouvent dans leur exploitation des petits fonds d’épargne, en retour de tous les efforts physiques et intellectuels que le simple ouvrier mercenaire dépense en pure perte à chercher du travail, soit au cabaret où il passe ses heures de loisir, soit dans ses allées et venues au lieu où il travaille. Le bon sens enseigne le contraire de tout ceci, et c’est aussi ce que fait Adam Smith. Cet économiste savait, ainsi que tout le monde le sait, que le petit propriétaire, consacrant tout son temps et toute son intelligence au morceau de terre sur lequel il résidait constamment, était un plus grand améliorateur que le possesseur absent d’immenses domaines ou son locataire intermédiaire, ce dernier ne songeant qu’au profit actuel et ayant des intérêts directement opposés à ceux de l’individu qui possédait la terre et de ceux qui accomplissaient l’œuvre de la culture. Telle n’est pas cependant la doctrine de l’école anglaise qui a succédé au docteur Smith, et dont les enseignements peuvent se résumer brièvement dans ce petit nombre de paroles : « Plus il y aura d’intermédiaires, c’est-à-dire plus il y aura de gens placés entre le producteur et le consommateur pour s’entretenir à leurs frais communs, mieux il en ira pour tout le monde. »
Que telle soit la tendance des doctrines de cette école et que la diminution dans la proportion existante entre la population agricole et la population qui s’occupe de transporter, de transformer et de vendre les produits soit regardée comme un progrès, c’est ce qui demeure évident par ce fait, que l’un des professeurs les plus distingués de l’école anglaise affirme à ses lecteurs « que la bonté de la nature est illimitée dans le travail industriel ; mais que cette bonté a des limites, et qui sont très-restreintes, dans le travail agricole. Le capital le plus considérable peut être dépensé dans la construction de machines à vapeur ou de toute autre espèce de machines ; et après avoir multiplié celles-ci indéfiniment, les dernières employées peuvent être aussi puissantes et rendre autant de services que les premières pour produire les denrées et épargner le travail. » Les choses ne se passent pas ainsi quant au sol. Les terres de première qualité, dit-il encore, sont promptement épuisées, et il est impossible d’appliquer le capital indéfiniment, même aux meilleurs terrains, sans éprouver constamment une diminution dans les produits qu’ils rendent[13]. »
S’il en était ainsi, le pays qui serait le plus en progrès serait toujours celui où les attractions du commerce et de l’industrie seraient le plus considérables et où celles de l’agriculture le seraient le moins ; et la perfection de la richesse et de la puissance se trouverait dans l’abandon de la culture, et la concentration de toutes les populations dans les rues étroites, les maisons et les caves malsaines de villes telles que Londres, Liverpool, Manchester et Birmingham, assertion positivement contraire à celle qui a été soutenue par Smith. Heureusement la vérité se trouve dans une direction aussi complètement opposée à celle-ci, que le sont les faits réels relatifs à l’occupation et à la colonisation de la terre, par rapport aux faits imaginaires supposés par M. Ricardo et appuyés par tous ceux qui l’ont suivi. Les limites de la bonté de la nature se trouvent promptement dans le travail manufacturier, par cette raison que, quelque nombreux que puissent être les fuseaux, les métiers ou les machines qui les mettent en œuvre, ils sont complètement inutiles tant que la terre n’a pas accompli son œuvre en fournissant le coton, la laine ou la soie qu’il s’agit de filer ou de tisser ; et ce qui prouve qu’il en est ainsi, c’est l’excessive préoccupation des manufacturiers anglais par rapport aux récoltes de coton que fournit le sol de l’Inde et de l’Amérique. C’est la puissance de la terre qui, au contraire, n’a point de limites. Son trésor regorge des matières premières des subsistances et des vêtements, et tout ce qu’elle demande à l’homme, c’est de venir les prendre. « Laboure profondément, lui dit-elle, et ta récolte sera doublée. Étudie la nature, et tu seras plus sûrement garanti contre les fléaux de la sécheresse ou de la pluie, de la gelée ou de la nielle. Pénètre jusqu’au fond des entrailles de la terre pour en arracher la houille et le minerai, et tu te procureras des instruments à l’aide desquels ta puissance augmentera dans la proportion de 50 à 1. Extrais la marne du sol, la pierre à chaux de la carrière ; calcine les coquilles d’huîtres, et la puissance productrice de ton terrain sera triplée. Améliore les terrains ingrats que tu cultives maintenant, et tu posséderas les riches terrains placés à ta disposition. Demande et tu obtiendras ; mais c’est à cette condition unique mais indispensable, que, lorsque tu auras mangé, bu ou consommé les choses que je te donne, — et lorsqu’elles auront cessé de pouvoir être utilisées pour tes besoins, elles retournent au lieu d’où elles ont été tirées. L’inaccomplissement de cette condition sera suivi de la pauvreté, de la famine, de l’exil, si ce n’est même de la mort. »
C’est précisément le contraire de tout ce que nous venons de dire qu’enseigne l’école moderne d’économie politique, qui se targue de marcher sur les traces d’Adam Smith, en même temps qu’elle rejette ses doctrines fondamentales ; et c’est là qu’a pris sa source la théorie de l’excès de population.
Après avoir ainsi écarté de l’examen les qualités par lesquelles l’homme se distingue de la brute, et l’avoir ainsi réduit à la condition d’un simple animal ; après avoir, en second lieu, réduit la terre, notre mère, la source d’où nous tirons les aliments que nous consommons, la laine que nous transformons en drap, et le bois de charpente dont nous construisons nos demeures, à une condition d’infériorité, comparée au navire, à la machine, ou à la manufacture, transformations des portions de cette terre elle-même, il restait encore un pas de plus à faire nécessairement pour établir complètement le système. Ce pas a été fait parce qu’on a ignoré entièrement l’existence de faits évidents : d’abord que le capital de force humaine, physique et intellectuelle, n’est qu’une autre forme plus élevée, revêtue par les subsistances et les vêtements employés à le produire ; secondement, que le progrès de la société elle-même vers la richesse et le pouvoir, dépend entièrement du rapport existant entre la demande du capital sous la forme d’homme, et les diverses espèces de capital nécessaires pour produire l’homme.
Plus est faible la demande de force intellectuelle et physique, plus sera considérable nécessairement la proportion de celle employée, qui sera consacrée à la satisfaction du premier des besoins physiques de l’homme ; et c’est pourquoi nous voyons les populations pauvres et disséminées de la terre, lorsqu’elles se livrent au travail, s’occupant presque exclusivement d’effleurer pour ainsi dire la surface du sol, pour y chercher leur subsistance. Ils consument ainsi la plus grande partie de leur temps et de leur intelligence, et cet état de choses doit se perpétuer, jusqu’au jour où, à l’aide de l’association et de la combinaison de leurs efforts actifs avec leurs semblables, ils pourront économiser l’un et l’autre. Plus la déperdition est considérable, plus est faible le pouvoir de consommer les produits du sol, et moins est grande la valeur de l’homme ; moins est grand son pouvoir d’accumuler les instruments avec le secours desquels il peut développer les ressources de la terre, et plus est considérable, nécessairement, la proportion qui s’établit entre les individus qui transportent, vendent et transforment les denrées, et la masse des autres individus dont la société se compose.
Si nous étudions maintenant le mouvement sociétaire dans tous les pays en décadence, dans les temps passés et les temps modernes, nous voyons qu’il a été tel que nous le montrons ci-dessous, et qu’il est précisément l’inverse de celui qui se manifeste dans toutes les sociétés qui progressent en richesse et en population.
I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | |
---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | |
I. Déperdition du travail, ou emploi de celui-ci à opérer des changements de lieu. |
10 | 20 | 30 | 40 | 50 | 60 | 70 | 80 | 90 |
II. Travail d'appropriation. | 12 | 12 | 12 | 11 | 11 | 11 | 10 | 10 | 10 |
III. Travail de transformation. | 22 | 20 | 18 | 17 | 15 | 13 | 12 | 10 | 0 |
IV. Travail qui consiste à développer les ressources de la terre. |
56 | 48 | 40 | 32 | 24 | 16 | 8 | 0 | 0 |
---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | ---- | |
100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Telle est la route qui conduit de la civilisation à la barbarie, et que parcourent aujourd’hui dans le monde les sociétés où le trafic acquiert de la prépondérance aux dépens du commerce. À chaque période successive, la quantité de denrées obtenues devient moindre qu’elle n’avait été antérieurement, et à chaque période, il y a un accroissement dans la différence, entre les prix des produits bruts de la terre et ceux des denrées nécessaires aux besoins de l’homme, ainsi qu’on le verra ci-dessous :
I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | |
Produit achevé. | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 | 10 |
Frais de transformation et de transport. |
1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 |
--- | --- | --- | --- | --- | --- | --- | --- | --- | |
Matière première | 9 | 8 | 7 | 6 | 5 | 4 | 3 | 2 | 1 |
Le progrès descendant est ainsi précisément le contraire de celui que nous avons indiqué précédemment[14] le pouvoir de l’intermédiaire augmentant constamment, et le travailleur devenant d’année en année un pur instrument qu’emploiera le trafic.
Non-seulement tout le travail consacré à l’œuvre de l’industrie est épargné, travail qui serait autrement dépensé en pure perte ; mais c’est grâce à cette économie, et à cette économie seule, que nous pouvons augmenter la quantité d’efforts intellectuels et physiques consacrés à l’agriculture. Les choses étant ainsi, et l’on peut facilement s’assurer qu’elles le sont réellement, nous ne pouvons avoir de peine à comprendre la cause de faiblesse qui se retrouve dans toutes les sociétés purement agricoles de l’univers, ni comment il se fait que les famines, les pestes et la mortalité arrivent si rapidement, à la suite d’un système qui tend à n’avoir qu’un seul atelier pour le monde entier.
Les neuf dixièmes de la puissance combinée, physique et intellectuelle, de l’Irlande, sont perdus. En évaluant la population de 1841, masculine et féminine, capable de faire le travail d’une journée complète, aux trois cinquièmes du chiffre total, soit 5.000.000, la perte serait égale à celle du travail de 4.500.000 individus ; tandis que le total des individus, vieux et jeunes, mâles et femelles, qui s’occupent, en Angleterre, d’extraire la houille et le minerai, et des autres branches de l’industrie du fer et de la fabrication du drap, n’était que de 1.333.000. Si nous jetons les yeux sur l’Inde, nous trouvons le même état de choses par rapport à une population de plus de 100 millions d’individus. En parcourant l’étendue de l’univers, nous voyons des milliards d’individus placés dans la même situation, et n’ayant près d’eux aucun marché pour écouler le produit de leurs travaux. Limités à la production du coton ou du sucre, du tabac ou du blé, il n’y a point de demande adressée à leur goût ou à leur intelligence ; tandis que celui qui vit dans le voisinage de Londres ou de Paris cultive des fruits et des fleurs, des choux-fleurs et des ananas, et trouve dans une rémunération constante de ses travaux un stimulant convenable pour l’emploi de ses diverses facultés.
La tendance immédiate du système sous l’empire duquel de pareils résultats ont été, et sont encore, produits, est de donner lieu à une énorme déperdition de capital, en annulant la demande des services de l’homme, en empêchant toute autre demande que celle de la simple force brutale, en épuisant la terre elle-même, en interdisant l’acquisition des machines, en repoussant les individus, des sols fertiles des vallées vers les sols ingrats des hauteurs ; et de diminuer ainsi la quantité des denrées produites, tandis qu’elle augmente celle des non-producteurs avec lesquels il faut les partager, manière de procéder qui, de toutes est la mieux faite pour produire le fléau de l’excès de population.
De tous les systèmes que l’on a jamais imaginés c’est un des plus funestes pour l’intelligence, la morale et la vie ; aussi voyons-nous toutes les sociétés soumises à son influence disparaître peu à peu et cesser d’exister ; et il est probable qu’avant qu’un autre siècle se soit écoulé, elles auront à peine laissé après elles aucun témoignage qui atteste, que les terres qu’elles ont occupées aient jamais été les demeures d’hommes civilisés et heureux.
Les idées que nous venons de présenter ainsi peuvent maintenant se réduire aux propositions suivantes dont la vérité se trouvera confirmée par l’examen le plus scrupuleux de l’histoire du monde :
I. Dans les premiers âges de la société, lorsque la population est faible et que la terre est abondante, la proportion d’efforts humains nécessaire pour se procurer les choses nécessaires à la vie est considérable, mais la quantité de ces mêmes efforts employée réellement à cet effet l’est peu, la plus grande partie de la puissance productive du travail étant perdue, à raison de la peine consumée à opérer des changements de lieu ou de forme à l’égard des denrées que la terre fournit ; en conséquence de ce fait, l’homme périt faute de subsistances.
II. Avec le développement de la population et de la richesse, la puissance d’association augmente, en même temps qu’il y a constante augmentation dans la faculté d’employer, d’une façon productive, la force résultant de la consommation des subsistances, et constante diminution dans la proportion nécessaire pour opérer les changements de lieu, ou les changements mécaniques et chimiques de la forme.
III. La quantité d’efforts employée, s’accroissant constamment, en même temps qu’il y a diminution constante dans la proportion ainsi nécessaire, il reste une proportion constamment croissante de la quantité également toujours croissante des efforts que l’on peut consacrer à accroître la masse des denrées, nécessaires aux besoins de l’homme et susceptibles d’être changées de lieu ou de forme ; à chaque pas fait dans cette voie, on obtient des quantités plus considérables de subsistances et de toutes les autres denrées, en retour de moindres quantités d’efforts physiques et intellectuels.
IV. À chaque phase de progrès, l’individualité se développe de plus en plus, avec une augmentation constante de la tendance à l’association et à la réunion des efforts, de l’amour de l’harmonie et de la paix, et de la tendance à la création de centres locaux d’attraction, qui neutralisent l’action centralisatrice des capitales commerciales et politiques.
V. À mesure que la puissance productrice de la terre se développe, les denrées nécessaires pour les usages de l’homme diminuent constamment de valeur, tandis que l’homme lui-même en acquiert davantage et devient plus heureux et plus libre.
VI. En même temps que les événements suivent ainsi leur cours naturel, c’est précisément le contraire que l’on observe dans tous les pays soumis à la politique anglaise ; partout l’individualité y diminue, ainsi que la puissance d’association, en même temps que s’accroît aussi constamment la tendance à la guerre, en même temps que s’accroît la valeur des denrées et que diminue celle de l’individu qui, d’année en année, est de plus en plus asservi.
Les tendances du système se trouvant ainsi en opposition avec la satisfaction du premier et du plus important des besoins de l’homme, on comprendra, dès lors, facilement, pourquoi il a engendré la doctrine Ricardo-Malthusienne, et pour quelle raison il a provoqué la résistance dans les principaux pays du monde civilisé.
CHAPITRE XXI.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
De toutes les sociétés de l’Europe, il n’en est aucune où la guerre et le trafic aient, plus qu’en France, fait une alliance étroite et constante ; aucune où se soient manifestés plus complètement les effets de cette même alliance, pour arrêter les progrès de l’agriculture et empêcher le développement des trésors de la terre. Au dehors, depuis le règne de Charlemagne jusqu’à la journée de Waterloo, elle s’est occupée presque sans relâche d’entraver le mouvement de la société chez ses voisins, dépensant en pure perte, dans ses efforts pour arriver à ce résultat, la part la plus considérable des forces intellectuelles et physiques de sa propre population ; à l’intérieur, celle-ci était privée complètement du droit de décider au profit de qui elle travaillerait et quelle serait sa rémunération, tandis qu’en tout temps elle était regardée comme sujette à être taxée suivant le bon plaisir du souverain, pour le service de l’État. Toujours pauvres, ceux qui la gouvernaient avaient, d’un côté, affermé à quelques individus le privilège de prendre, pour ainsi dire à leur discrétion, le bien de leurs sujets, tandis que de l’autre, ils avaient, pour des sommes d’argent qui leur étaient payées comptant, accordé l’exemption du payement des impôts. À un certain moment, ils avaient vendu des titres auxquels étaient attachées ces exemptions, et d’autres fois ils avaient annulé ces concessions. Cela fait, les titres avaient été vendus de nouveau, ce qui faisait payer aux acheteurs, jusqu’à deux et même trois fois, le même privilège. C’est ainsi qu’Henri IV fit des ventes semblables en 1593, les révoqua, sans remboursement en 1698, puis vendit encore de nouveau en 1606. Son successeur, Louis XIII, continua de vendre les titres jusqu’en 1638, puis en 1640 il annula toutes les concessions faites pendant les trente années antérieures. Louis XIV continua ce trafic, vendant et revendant en 1661 les titres qui avaient été annulés en 1640 ; et trois ans plus tard il annula et ré-annula « toutes les lettres, ou confirmations de noblesse qui avaient été accordées depuis 1634[15]. Leur conduite fut encore pire par rapport à la circulation monétaire. Philippe le Bel altéra le titre de la monnaie du royaume plus de cent fois dans le cours de son règne, et jusqu’à treize fois en une seule année. Presque jusqu’à l’époque de la Révolution, ses successeurs imitèrent son exemple, achetant l’or et l’argent à bas prix, et le vendant à un prix élevé ; et fournissant ainsi la preuve, que l’improbité et la bassesse sont pour ainsi dire les compagnes inséparables du pouvoir arbitraire.
Que les souverains d’un pays aussi magnifique se soient vus contraints à l’adoption de mesures telles que celles que nous avons rapportées plus haut. C’est là un des faits extraordinaires de l’histoire ; et cependant il trouve son explication dans la tendance constante du système suivi en France, de donner au trafic la prééminence sur le commerce. À quelques exceptions près, tel fut le but de toutes les mesures adoptées par la maison de Valois, qui, pendant près de trois siècles[16], présida si fatalement aux destinées de la France. Sous le roi Jean[17], on établit de nombreuses douanes à l’intérieur, dans lesquelles on percevait, sur toute marchandise passant d’une province dans une autre, les mêmes droits qui eussent été exigés pour des denrées similaires venant des pays étrangers ; tandis qu’on accordait des privilèges de toute espèce, à des négociants étrangers occupés d’introduire leurs marchandises respectives pour les échanger contre les produits bruts du sol. Le commerce étant ainsi sacrifié au trafic, et les facultés intellectuelles n’étant que faiblement développées, il régnait dans tout le royaume la plus complète ignorance des arts mécaniques les plus simples ; tandis que par tout autour de celui-ci, dans les villes de Hollande et d’Allemagne, d’Italie et d’Espagne, les arts et les sciences faisaient les progrès les plus rapides.
Le système suivi en Angleterre avait été précisément l’inverse. Au moment où le roi Jean étendait la prépondérance du trafic, et diminuait ainsi le pouvoir d’entretenir le commerce, Édouard III appelait des artisans flamands en Angleterre, et restreignait la puissance des étrangers qui, jusqu’à ce jour, avaient eu, à un si haut point, le monopole des produits anglais. La tendance générale des mesures adoptées par leurs successeurs ayant été identique, on trouve la différence des résultats dans ces faits, que les documents sur la maison de Valois, commençant à l’époque des guerres avec l’Angleterre et finissant à l’époque des guerres de religion, forment, pour ainsi dire, la partie la plus rebutante de l’histoire de France, et nous présentent, finalement, un état social où le travailleur était asservi, où la force brutale était l’unique loi ; tandis qu’en consultant les annales de l’Angleterre, nous trouvons l’histoire d’un peuple marchant peu à peu vers la liberté, et offrant aux regards, à la fin de l’époque citée par nous, une société où naquirent et furent élevés les Hampden et les Pym, les Winthrop et les Williams, des hommes qui, à l’intérieur, imposèrent des limites au pouvoir de la couronne, et qui, au dehors, jetèrent les fondements de la grande république des temps modernes.
Chez l’un de ces peuples (en France), nous voyons l’influence des états généraux décliner constamment, tandis que chez l’autre (en Angleterre), nous remarquons un accroissement progressif dans le pouvoir attribué au Parlement d’exercer son contrôle sur les affaires de l’État[18]. Tels furent les différents résultats des deux systèmes, dont l’un ne songeait qu’à augmenter la puissance du trafic, tandis que l’autre s’occupait surtout d’étendre le commerce.
L’exemple que nous venons de rapporter comme ayant été établi par les souverains, fut suivi dans toutes les parties du royaume et dans toutes les branches de l’industrie. En France, plus qu’en aucune autre partie de l’Europe, il existait des races parasites, nombreuses et fortes. On vendait des offices de toute espèce ; et il n’était pas rare que trois ou quatre personnes possédassent la même charge, à titre de premier, de second, de troisième ou de quatrième, par rang de date ; chacun d’eux s’occupant avec ardeur de tirer, de la population, l’impôt nécessaire pour leur entretien. Les taxes locales étaient presque innombrables, tandis que les manufacturiers s’entouraient eux-mêmes de règlements tendant à empêcher la concurrence intérieure pour l’achat des matières premières, ou pour la vente des produits manufacturés. Du produit définitif du travail, une portion si considérable se trouvait absorbée en passant du producteur au consommateur, qu’en même temps que l’un ne pouvait obtenir que peu de drap en échange de ses subsistances, l’autre ne pouvait obtenir que peu de subsistances en échange de son drap. Le commerce n’ayant donc qu’une chétive existence, la nation n’offrait guère aux regards de l’observateur que deux grandes classes, l’une qui vivait et travaillait dans des conditions misérables, lors même que ses membres échappaient aux ravages de la disette et de la peste, tandis que l’autre se livrait aux orgies d’un luxe digne des barbares. Dans aucune partie de l’Europe, la magnificence d’un petit nombre d’individus n’était portée aussi loin ; mais dans aucune autre aussi, la misère du plus grand nombre n’était aussi complète ; et à aucune époque, le contraste, sous ce rapport, n’avait été plus parfait, qu’à celle où Colbert fut appelé à la direction des finances du royaume.
Le système des relations internationales qui existait alors ressemblait beaucoup à celui adopté en Allemagne, au commencement du siècle actuel ; on trouvait partout des douanes, entravant le passage des individus et des produits à travers le territoire de l’État. Jaloux d’écarter ces obstacles apportés au commerce, Colbert, autant que cela était possible alors, les transporta aux frontières ; et il établit ainsi la liberté de circulation pour toutes les denrées, nationales ou étrangères, toutes les fois que ces dernières arriveraient dans les limites du royaume. En second lieu, il chercha à perfectionner les moyens de transport ; et les canaux d’Orléans, de Briare et du Languedoc sont là pour attester sa sollicitude à cet égard. En outre, voulant développer le commerce entre les individus, en rétablissant les diverses industries qui avaient été presque anéanties durant la longue période des guerres civiles, il frappa de taxes onéreuses les produits des manufactures étrangères, en général, tandis qu’il déployait son activité en tout sens pour naturaliser, parmi ses compatriotes, les matières premières dont ils avaient besoin pour le développement convenable de leur agriculture, et l’habileté nécessaire pour les convertir en denrées appropriées aux besoins de l’homme.
Pendant le règne de Louis XIV, la centralisation politique tendit à s’accroître, mais le système de son grand ministre avait pour but la décentralisation sociale et commerciale ; et c’est en grande partie à ses mesures qu’on doit les progrès qui se sont manifestés depuis cette époque dans l’agriculture, l’industrie et le commerce. « L’ensemble de ces mesures, dit M. Blanqui, compose le plus bel édifice qui ait été élevé par aucun gouvernement à la science économique. Seul parmi les ruines du passé, continue l’auteur, il est demeuré debout ; et il plane encore de toute sa hauteur sur nos institutions, qui n’ont pas perdu, malgré le choc des révolutions, l’empreinte de son imposante originalité. Colbert, dit-il encore, ouvrit la carrière au travail national d’une manière régulière et savante ; par lui, la France cessa d’être exclusivement agricole, et elle s’enrichit tout à la fois de la valeur nouvelle donnée à son territoire et à ses habitants[19]. »
Toutefois, répétant dans son système, l’erreur commise par les anciens parlements de l’Angleterre, Colbert prohiba l’exportation des produits bruts du sol. À l’exemple de ces parlements, il chercha à venir en aide aux intérêts agricoles, en plaçant l’artisan dans le voisinage du fermier et affranchissant ainsi la terre de la taxe onéreuse du transport ; mais aux mesures adoptées dans ce but, il en ajouta d’autres qui interdisaient au fermier d’aller chercher, avec ses produits, l’artisan éloigné. Par l’une de ces mesures, il préparait la disparition graduelle des obstacles placés entre le producteur et le consommateur ; mais, lorsque par l’autre, il empêchait la libre exportation de l’excédant des grains, il augmentait ainsi à la fois, et dans une proportion considérable, les obstacles existants, il entravait la circulation des subsistances, et réduisait le fermier à la condition de dépendance vis-à-vis du manufacturier. Le temps, et plus tard l’expérience, auraient corrigé cette erreur si la paix se fût maintenue ; mais c’est ce qui n’eut pas lieu malheureusement. À peine ce système donnait-il ses premiers résultats, que le maître de Colbert commença contre les Protestants ce mouvement, qui ne se termina que douze ou quinze ans après (en 1685), par la révocation de l’édit de Nantes. Pendant toute cette période, deux millions de Français, qui comptaient parmi les plus intelligents, les plus instruits et les plus essentiellement industrieux de la population du royaume, furent en butte aux persécutions de la nature la plus révoltante, persécutions qui eurent pour résultat la mort d’au moins 500.000 individus, en même temps qu’à la fin, un nombre à peu près égal abandonna le sol de la patrie, emportant avec eux, en Angleterre, en Hollande et en Allemagne, les débris de leurs biens qui avaient échappé à la ruine générale, ainsi que les secrets de leur habileté dans les diverses branches d’industrie, leur intelligence, et les excellentes habitudes par lesquelles ils s’étaient si fort distingués dans leur pays. Ce fut la répétition, bien qu’à un moindre degré, de la politique suivie par Ferdinand et Isabelle, lorsqu’ils chassèrent les Maures de l’Espagne ; et elle fut accompagnée exactement du même résultat, la ruine de l’agriculture. Si nous ajoutons à cela que Louis XIV eut presque constamment des guerres à soutenir avec les États les plus puissants de l’Europe, guerres qui exigeaient d’énormes sacrifices, et qui se terminèrent invariablement par des traités[20] dont les dispositions sitions exigeaient, en faveur de ses adversaires, l’abandon de la protection des manufactures que Colbert avait établies, il n’y a pas lieu d’être surpris que la condition du peuple, à l’époque de sa mort, ait été misérable à un point que nous pouvons à peine concevoir aujourd’hui ; ni que le règne de son successeur ait été remarquable par la faiblesse du mouvement social, par l’absence presque absolue du commerce, par la réduction dans le prix des subsistances, par l’impossibilité de trouver les moyens d’acheter celles-ci, et par une dépression générale des intérêts agricoles, résultat de l’annihilation presque complète des intérêts de l’industrie[21].
Un siècle après Colbert, nous trouvons Turgot, animé des mêmes idées, travaillant à affranchir la terre et le travail, des millions de monopoles qui existaient encore et retardaient le développement du commerce. L’intervalle pendant lequel il occupa le poste de contrôleur général des finances, nous présente une série continue d’édits ayant pour but d’abolir les privilèges exclusifs, et d’affranchir le travailleur de la domination des corporations composées d’individus « qui vivaient et jouissaient de leur existence, en vertu du droit qui leur avait été garanti jusqu’à ce jour, de se placer entre ceux qui avaient besoin de consommer et ceux qui travaillaient pour produire. Sa carrière de ministre fut courte, mais si elle se fût prolongée, il eût réalisé probablement la prédiction qu’il avait faite au roi, que dans dix ans, on ne reconnaîtrait pas la nation qu’il avait trouvée, lorsqu’il était entré en fonctions. Mais ce laps de temps ne lui fut pas accordé. Son administration ne dura que trois ans, et à leur expiration, disparut tout espoir de résoudre pacifiquement les embarras financiers de l’État, ou les charges qui pesaient sur le peuple. Théoriquement, Turgot était opposé à l’idée d’accorder protection au fermier, dans le but de seconder les efforts de celui-ci pour se rapprocher du consomma- teur ; mais il n’essaya jamais d’intervenir, en ce sens, dans le système qu’il avait trouvé établi. Cette œuvre fut léguée à ses successeurs incapables, qui, en 1786, négocièrent avec l’Angleterre un traité aux termes duquel l’industrie française fut sacrifiée, et sans qu’on vît même apparaître aucuns avantages pour l’agriculture, les villes de France furent inondées de marchandises anglaises, et avant que le traité eût deux ans d’existence, l’industrie variée, formée avec tant de soin, était presque anéantie. Les ouvriers étaient partout congédiés et partout mouraient de besoin, faute d’un marché où ils pussent vendre leur travail, en même temps que l’agriculture souffrait, par la raison que les individus, qui ne pouvaient vendre leur travail, ne pouvaient acheter des subsistances. Le commerce avait péri sous les coups que lui avait portés le trafic. La détresse était générale ; elle paralysait les mouvements du gouvernement et le forçait à adopter la mesure qui précéda la révolution, la convocation des Notables en 1788.
Tout ce que Turgot, quelques années auparavant, avait réclamé, mais vainement, en faveur du peuple, fut conquis par celui-ci, lorsque la révolution emporta dans sa course rapide les privilèges des corporations industrielles et religieuses, lorsque les besoins de l’État amenèrent la confiscation des biens de la Noblesse et du Clergé, et que les pairs et les paysans furent déclarés égaux devant la loi. À partir de ce moment, le commerce fut affranchi, dans une proportion considérable des mesures restrictives qui l’entravaient antérieurement ; le droit au travail cessa d’être un privilège, le sol devint la matière d’achats et de ventes ; et le travailleur put appliquer son travail à une pièce de terre, assuré désormais que, quelle que fût la valeur qu’il lui donnerait, cette valeur profiterait à sa femme, à ses enfants et à lui-même. La décentralisation avait ainsi triomphé de la centralisation ; mais les mesures auxquelles étaient dus les résultats que nous avons retracés plus haut, furent accompagnés des grandes mesures centralisatrices : de l’abolition de toutes les administrations provinciales, de la disparition des anciennes limites, et de la division de tout le territoire en départements, mesures tendant nécessairement à amoindrir le sentiment de l’orgueil local, qui contribue si efficacement à l’activité de la vie sociale. Des dispositions furent prises pour diminuer à l’avenir la centralisation sociale ; mais la centralisation politique s’accrut immédiatement et considérablement. Et de là vient que la France, jusqu’à ce jour, n’a pu encore obtenir un gouvernement stable.
Au milieu de cette guerre de divers éléments, le système de Colbert, en tant qu’il se proposait d’établir des relations directes entre les producteurs et les consommateurs et d’affranchir le commerce de la domination du trafic, ce système, disons-nous, resta intact ; on reprit alors la voie rétrograde de ceux qui avaient négocié le traité de 1786, et l’on rétablit la protection. La guerre qui suivit, amenant la nécessité de s’adresser à l’intérieur, pour les approvisionnements de drap et de fer, tendit vers le même but. Telle fut également la tendance du système continental de Napoléon et ce fut ainsi, conséquemment, que le retour de la paix trouva le peuple et le gouvernement français préparés à agir de concert pour mettre à exécution, et même pour corroborer, les mesures de résistance à la centralisation commerciale inaugurée cent cinquante ans auparavant, par l’illustre ministre de Louis XIV, mesures qui avaient pour but d’affranchir le fermier de l’impôt vexatoire du transport.
Jusqu’à quel point, ces mesures ont-elles contribué au progrès de l’agriculture, c’est ce qu’on verra par les chiffres suivants que nous empruntons à la Statistique de l’Agriculture de la France, ouvrage que M. Moreau de Jonnès a composé sur des documents officiels, et qui représentent l’augmentation, en valeur monétaire, du produit du travail agricole, depuis le commencement du dernier siècle.
Périodes. | Durée de l’intervalle |
Taux de l’augmentation du produit annuel |
Moyenne annuelle de l’augmentation |
1700 à 1760 | 60 ans | 26.750.000 | 445.000 |
1760 à 1788 | 28 ans | 504.583.000 | 18.000.000 |
1788 à 1813 | 25 ans | 1.323.638.000 | 53.000.000 |
1813 à 1840 | 27 ans | 2.665.198.000 | 100.000.000 |
La première de ces périodes fut celle qui suivit l’épuisement des ressources du royaume résultant de la succession continuelle des guerres sous le règne de Louis XIV, période pendant laquelle suivant M. Blanqui « le commerce avait presque cessé d’exister et les manufactures, décimées par la proscription des protestants, semblaient condamnées à perdre toutes les conquêtes dont elles étaient redevables au génie de Colbert[22]. »
La seconde fut celle où les idées de proscription qui avaient inspiré la révocation de l’Édit de Nantes, continuèrent à être appliquées, où le clergé conserva la censure littéraire, où les vendeurs de livres prohibés furent flétris de la marque et envoyés aux galères, période où Turgot s’efforça vainement d’appliquer plus complètement les idées de Colbert, relativement à l’affranchissement du commerce intérieur du royaume, des mesures restrictives, presque innombrables, qui interdisaient la circulation du travail et de ses produits[23]
La troisième fut une période de guerre accompagnée d’une demande incessante d’hommes et d’argent, et qui aboutit à l’occupation du sol de la France par les armées coalisées de l’Europe ; et cependant, les effets résultant de la disparition même d’une simple portion des obstacles apportés au commerce, ces effets furent tellement avantageux que l’augmentation annuelle des produits de l’agriculture, fut, ainsi que nous le voyons dans ce tableau, trois fois plus considérable qu’auparavant[24].
C’est dans la quatrième et dernière période, que nous trouvons quelque chose qui approche de la réalisation des prévisions de Colbert, dans une moyenne d’accroissement annuel de la valeur monétaire des produit de la ferme, qui ne s’élève pas à moins de 100 millions de francs (soit 20 millions de dollars) et dans le total d’un produit annuel dépassant 5.000 millions de francs, en regard de moins de 3.000 millions vingt-sept ans auparavant. La rémunération du travail consacré à l’agriculture avait conséquemment presque doublé, et cependant, le nombre des individus entre lesquelles elle devait se partager n’avait augmenté que dans la proportion de moins de 25 % ; le chiffre de la population s’était élevé de 29 millions à 36 millions.
Dans les faits rapportés plus haut nous trouvons la preuve d’une accélération constante de production, résultant de l’accroissement de population, et d’une activité croissante de circulation, fruit de l’amoindrissement du commerce qui consiste dans la nécessité d’effectuer les changements de lieu.
Jusqu’à présent ces faits n’ont eu rapport qu’à la valeur monétaire seulement ; il n’a pas encore été fait mention de la quantité de choses produites ; et nous devons, conséquemment, invoquer la même autorité, dans le but de constater jusqu’à quel point il faut attribuer le changement, dans la première, à celui qui s’est effectué dans la seconde. En procédant ainsi, voici ce que nous apercevons : tandis que dans la période qui suivit l’expulsion des Huguenots et la décadence des manufactures, la production moyenne des céréales baissa de 8 hectolitres à 7 hectolitres pas hectare, elle s’éleva pendant la dernière période, de 8 hectolitres, chiffre qu’elle accusait en 1813, à plus de 13 hectolitres ; ce qui constitue un accroissement qui n’est pas de moins de 62 1/2 %[25].
Le changement survenu dans la quantité des diverses espèces de subsistances se trouve consigné dans le passage suivant emprunté à un ouvrage moderne d’un grand mérite ; on y voit, que cette quantité a augmenté deux fois plus rapidement que la population, et que, par conséquent, la théorie Malthusienne trouve peu d’appui dans le cours des événements qui ont eu lieu en France.
Quant aux céréales, notre statistique agricole donne les chiffres suivants :
Année | Population. | Quantités. | |
1760 | 21,000,000 | 94,500,000 | hectol. |
1784 | 24,000,000 | 115,816,000 | |
1813 | 30,000,000 | 132,435,000 | |
1840 | 34,000,000 | 182,516,000 |
« Ce qui donne par tête, en 1760, 450 litres de céréales de toute sortes et en 1840.541 litres[26]. Ce n’est pas tout, cependant, la qualité étant aussi supérieure que la quantité.
« En 1760 nous n’avions que 31 millions d’hectares de froment, tandis qu’en 1840, nous en avions 70 millions. En déduisant les semences, nous pourrions nourrir complètement avec du blé 90 millions d’individus, tandis qu’il y a un siècle, nous n’aurions pu en nourrir 7 millions.
« En outre de tout cela, nous avons une culture qui est tout à fait nouvelle, celle de la pomme de terre, culture qui occupe près d’un million d’hectares et donne 96 millions d’hectolitres. Nous avons encore 3 millions de légumes secs, en laissant complètement de côté les légumes de jardin, les fruits et un grand nombre d’autres produits de la terre. Jusque-là nous avons, par tête :
En 1760. | En 1840. | |
Froment[27] | 150 litres. | 208 litres. |
Céréales secondaires | 300 litres. | 333 litres. |
Pommes de terre et légumes secs. | 0 litres. | 291 litres. |
------ | ------ | |
450 litres. | 832 litres.[28] |
C’est là un grand changement, et cependant, ce n’est qu’une partie de ce qui s’est opéré. Le système de Colbert, qui cherchait à diviser les modes du travail agricole, ayant été mis en pratique par Napoléon 1er relativement au sucre, on en voit le résultat dans ce fait, que la France consacre aujourd’hui plus de cent mille acres de terre à la culture de la betterave, ce qui donne un produit en sucre de 60 ou 70 millions de francs (soit 12 ou 14 millions de dollars) ; et l’on peut le fournir à si bon marché que le sucre des colonies se trouve aujourd’hui forcé d’implorer la protection contre la fabrication à l’intérieur[29].
En 1812, le total des cocons de soie produits, n’excédait guère 5 millions de kilogrammes ; aujourd’hui il dépasse 25 millions, ayant une valeur de cent millions de francs (soit 20 millions de dollars).
La France possède maintenant 32 millions de moutons, au lieu de 27 millions qu’elle possédait en 1813, et de 20 millions en 1789[30]. Mais, le progrès de la qualité a été bien plus considérable que celui de la quantité, les demandes résultant du développement constamment croissant des fabriques d’étoffes de laine, ont offert une large prime à ceux qui ont consacré leur temps, leur intelligence et leurs moyens pécuniaires à l’amélioration de la race ovine.
Le prix du drap a constamment baissé, tandis que celui de la laine a haussé considérablement ; et le blé, qui il y a un siècle, ne trouvait à se vendre que 12 francs et demi, valait 90 francs dans la période expirant en 1840. Les prix des matières premières et des produits terminés, se rapprochent constamment l’un de l’autre, fournissant ainsi la preuve la plus solide des progrès de la civilisation. On aperçoit les conséquences de l’accroissement de la quantité et du prix, dans ce fait, que : tandis qu’il y a quatre-vingts ans, la valeur moyenne, en argent, du produit d’une acre de terre était de 87 fr. 1/2, cette valeur, depuis cette époque, s’est élevée à un chiffre qui n’est pas moindre que 237 fr., ayant ainsi presque triplé[31].
Nous voyons ainsi, qu’une grande partie de l’augmentation de la valeur monétaire résulte d’un accroissement dans la quantité, et particulièrement d’un accroissement de ces produits encombrants de la terre qui ne supporteraient pas le transport à des marchés éloignés. Une nouvelle portion de cette augmentation résulte de l’augmentation d’utilité d’un grand nombre de portions du produit, utilité qui dérive de l’existence d’un marché rapproché. C’est ainsi que la seule paille de froment est évaluée à 393 millions de francs (soit environ 80 millions de dollars), et la valeur totale de la valeur de la paille de France à 761 millions de francs, ce qui équivaut à 150 millions de dollars, et dépasse la valeur totale de la récolte du coton des États-Unis ; laquelle, d’une façon à peu près exclusive, n’occupe pas une étendue de sol inférieure à dix de nos États, et fournit presque tout le travail de tant de milliers de nos concitoyens.
On trouvera l’effet général produit par les changements décrits plus haut, dans le court résumé suivant des documents contenus dans un article étendu, communiqué par M. Moreau de Jonnès. Ce document a été trouvé à l’Annuaire de l’Économie politique et de la statistique pour 1851 (pp. 368-385). Nous l’empruntons à un ouvrage sur lequel nous avons déjà fréquemment appelé l’attention du lecteur [32].
Les recherches remontent à la période de Louis XIV, embrassant une expérience de 158 ans divisés, pour le besoin de la comparaison, en 5 périodes. Les faits condensés en forme de tableaux, se présentent de la manière suivante :
Le premier tableau contient un exposé, à différentes époques, du total des frais de culture du sol de la France (non compris la valeur de la semence) en millions de francs, de la proportion entre la somme totale des salaires, et la valeur des produits du sol, et du montant de ces frais par tête, pour la population actuelle du royaume, à chaque époque, ainsi qu’il suit :
Époque. | Coût de culture. | Proportion par rapport au produit total. |
Pour chaque habitant. |
1700 Louis XIV | 458.000.000 | 35 % | 24 fr. |
1769 Louis XV | 442.000.000 | 37 % | 21 fr. |
1788 Louis XVI | 725.000.000 | 43 % | 30 fr. |
1813 l’Empire | 1.827.000.000 | 60 % | 61 fr. |
1840 Louis-Philippe | 3.016.000.000 | 60 % | 90 fr. |
« Le tableau suivant donne la répartition des salaires entre les familles agricoles du royaume, aux mêmes époques, sur la base moyenne de quatre personnes et demie par famille, indiquant le salaire annuel de chaque famille et le montant pour chaque jour :
Nombre de familles agricoles. |
Salaire annuel. |
Salaire journalier de chacune.[33]. | ||
1700 | 3.350.000 | 135 fr. | 0 fr. 37 cent. 1/2 | ou 7 sous 1/2 |
1769 | 3.500.000 | 126 | 0 fr. 35 | ou 7 sous |
1788 | 4.000.000 | 161 | 0 fr. 45 | ou 9 sous |
1813 | 4.600.000 | 400 | 1 fr. 10 | ou 22 sous |
1840 | 6.000.000 | 500 | 1 fr. 35 | ou 27 sous |
« M. Moreau de Jonnès compare ces prix du travail avec ceux du blé, afin de voir jusqu’à quel point ils pouvaient, à chaque période, fournir aux premières nécessités de la vie. Il suppute que treize hectolitres et demi de blé (l’hectolitre est de 2 83/100 boisseaux) ont été la quantité de grain à peu près nécessaire à la consommation d’une famille, plus nécessaire aux premières périodes qu’aux dernières, parce que l’on obvie maintenant, en grande partie à ce besoin, par une variété de légumes qui, autrefois étaient inconnus, ou peu cultivés. Il dresse un tableau où il donne le prix moyen du blé, déduit d’une moyenne des prix du prix du marché pendant de longues séries d’années, sous chaque règne, ainsi qu’il suit :
Prix moyen par hectolitre. | ||
Sous Louis XIV | Moyenne de 72 ans | 18 fr. 85 c. |
Sous Louis XV | Moyenne de 60 ans | 13 fr. 05 c. |
Sous Louis XVI | Moyenne de 16 ans | 16 fr. 00 c. |
Sous l’Empire | Moyenne de 10 ans | 21 fr. 60 c. |
sous la monarchie constitutionnelle |
Moyenne de 10 ans | 19 fr. 03 c. |
« Il donne, dans le tableau suivant, le résultat d’une comparaison, entre les gains annuels d’une famille de cultivateurs, et le coût de treize hectolitres 1/2 de blé, nécessaires à sa consommation annuelle.
Période | Salaires | Coüt de 13 hectolitres 1/2. |
||
1 | 135 fr. | 254 fr. | Déficit | 119 |
2 | 126 | 176 | Déficit | 50 |
3 | 161 | 216 | Déficit | 55 |
4 | 400 | 283 | Excédant | 119 |
5 | 500 | 256 | Excédant | 244 |
« Pendant le règne du Grand Monarque, la population rurale de France manqua de pain la moitié du temps. Sous celui de Louis XV elle eut du pain, deux jours sur trois. On avait fait sous Louis XVI assez de progrès pour qu’elle en eût les trois quarts de l’année, tandis que sous l’Empire et sous le gouvernement du roi-citoyen (Louis-Philippe) le salaire fut assez élevé pour fournir au travailleur du pain, toute l’année, et lui laisser un surplus pour se procurer une autre nourriture et des vêtements. Sans doute, les classes laborieuses, se procuraient, dans la première période une quantité d’aliments quelconques, suffisante pour entretenir la vie animale, et trouvaient aussi moyen de se procurer des vêtements. Mais leur pain était fait avec des grains de qualité inférieure, des châtaignes et même des matières moins nutritives, M. Moreau de Jonnès cite le marquis d’Argenson, un des ministres de Louis XV qui disait, en 1739. « Au moment où j’écris, au mois de février, en pleine paix, avec les apparences d’une récolte, sinon abondante, au moins passable, les hommes meurent autour de nous comme des mouches et sont réduits par la pauvreté à brouter l’herbe. Il attribue leur condition aux taxes excessives, et déclare que le royaume est traité en pays ennemi, frappé d’une contribution de guerre. Le duc d’Orléans pour faire connaître au souverain le sort de son peuple, apporta au Conseil, comme argument décisif, un morceau de pain de fougère, et à l’ouverture de la séance il le plaça devant le Roi, en lui disant : « Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent. Ceci peut être regardé comme un cas exceptionnel, mais il n’y a guère que quelques personnes, même parmi les gens instruits, qui se fassent, à notre époque, une idée juste de ce qu’était la misérable nourriture de la masse du peuple en Europe, il y a cent cinquante ans, et de ce qu’est encore à présent la subsistance de la plus grande partie d’entre eux[34]. M. Moreau de Jonnès dit de ses compatriotes en l’an de grâce 1850. Une grande partie de la population des campagnes continue, par habitude et par nécessité, à se nourrir d’un pain détestable, mélange indigeste de seigle, d’orge, de son, de haricots et de pommes de terre qui n’est ni assez levé ni assez cuit ; et M. Blanqui, qui a voyagé pendant ces deux dernières années dans les provinces, chargé d’une mission de l’Institut, pour examiner leur condition et en faire un rapport, déclare que ceux-là seulement qui l’ont vu peuvent concevoir jusqu’à quel point sont misérables les vêtements, les meubles et les aliments de la population des campagnes. Un rapport officiel, pour 1845, du nombre de maisons en France sujettes à l’impôt des portes et fenêtres montre qu’il y a, en tout, 7.519.310 maisons, dont 500.000 n’ont qu’une seule ouverture, 2.000.000 n’en ont que deux et 1.500.000 n’en ont que de quatre à cinq. Les deux septièmes seulement du nombre total ont six ouvertures au plus. C’est ainsi que le peuple français est logé.
Nous pouvons obtenir une idée plus complète du dénuement général en France, par l’estimation de M. Michel Chevalier, qui dit, que si la somme totale de la valeur produite annuellement en France était divisée également entre tous ses habitants, elle donnerait une moyenne de moins de 63 centimes (soit environ 12 1/2 cents) par jour à chacun. Tels sont les fruits d’un gouvernement mauvais et tyrannique. Si l’on considère à quel point les choses étaient pires avant la révolution de 1793, cela peut nous démontrer combien cette révolution était nécessaire, et combien peu elle a coûté, avec tous ses crimes et toutes ses horreurs, en échange des améliorations qui l’ont suivie.
« Nous avons été conduit à cette digression, parce que la pensée doit naturellement se présenter à l’esprit d’un lecteur américain, que les cultivateurs du sol doivent avoir eu du pain tous les jours à une époque, où, selon M. Moreau de Jonnès, leur salaire ne pouvait leur en fournir que pendant la moitié de l’année. L’objection est prévenue, lorsqu’on voit qu’ils se nourrissaient de toute autre chose que du pain de froment, qui est pris ici comme étalon alimentaire de leur salaire.
« En recourant maintenant à nos tableaux, relativement au but pour lequel ils ont été présentés, nous voyons qu’ils indiquent une grande amélioration, et dans le montant absolu du salaire, et dans la proportion de celui-ci, à l’égard du produit total et de la part du capitaliste. La proportion par rapport au produit total a presque doublé en cent cinquante ans ; elle s’est élevée de 35 pour cent à 60. Entre les travailleurs et les capitalistes, elle était, en 1700, de 35 pour cent pour les premiers et de 65 pour les derniers ; elle est maintenant de 60 pour cent pour les premiers et de 40 pour cent pour les derniers, qui, au lieu de prendre les deux tiers du produit, c’est-à-dire deux fois autant que les travailleurs, n’obtiennent aujourd’hui que les deux cinquièmes, laissant à ceux-ci trois cinquièmes, c’est-à-dire 50 pour cent de plus que les capitalistes. Mais quoique ceux-ci reçoivent une proportion moindre, la puissance accrue du travail et de capital a rendu la récolte plus considérable, à un tel point, que cette proportion moindre donne un chiffre non-seulement plus élevé, absolument, mais encore plus élevé relativement à l’augmentation de la population. C’est ce qui est démontré facilement par quelques chiffres extraits des tableaux de M. Moreau de Jonnès. Si nous prenons les deux extrêmes pour termes de comparaison, nous trouvons les résultats suivants :Total de la population |
Population agricole |
Salaire payé aux agriculteurs |
Produit total | Laissant pour le reste de la population | |
fr. | fr. | fr. | |||
1700 | 19.500.000 | 15.000.000 | 458.000.000 | 1.308.000.000 | 850.000.000 |
1840 | 36.000.000 | 27.000.000 | 3.016.000.000 | 5.025.000.000 | 2.009.000.000 |
« On voit, d’après cela, que, bien que les travailleurs soient beaucoup mieux payés, — trois fois et deux tiers de plus qu’en 1700 (ou plutôt parce qu’ils sont beaucoup mieux payés), le reste, qui doit être divisé entre les capitalistes et les classes non agricoles, est plus considérable qu’auparavant ; et qu’ils s’en trouvent également mieux. La population de la France a doublé à trois millions près, tandis que la production agricole a presque quadruplé ; de sorte qu’étant donné une distribution égale, il y a maintenant, pour la consommation de chaque personne, deux fois autant qu’il y avait en 1700. Mais en considérant la distribution, telle qu’elle est maintenant et telle qu’elle était alors, nous voyons que, en même temps que la population non agricole a augmenté de cent pour cent, l’excédant qui reste, après que les cultivateurs ont reçu leur salaire augmenté et leur proportion accrue, s’est élevé de 127 pour cent. Tel est l’état des choses, si la comparaison est faite en argent. Si nous voulons faire l’évaluation en aliments, nous possédons les éléments nécessaires du calcul, puisque nous savons que le prix moyen du blé, à la première époque, était de 18 fr. 85 cent, l’hectolitre, tandis qu’à la dernière, il était de 19 fr. 03 cent., différence de moins de deux cents par boisseau. Si l’on objecte que ces chiffres ne donnent pas la part du propriétaire, en sa qualité de possesseur du sol, et celle de l’homme qui avance le capital sous la forme de semence, d’outils, etc., pour la culture de ce sol, nous répondrons, que la proportion de la récolte qui les paye l’un et l’autre, est moindre qu’autrefois ; si le propriétaire prenait le tout, la part serait moindre que celle obtenue par tous deux en 1700 ; et si, maintenant, il ne reçoit rien en sa qualité de propriétaire du sol, et laisse le tout pour rémunérer, soit lui-même, soit des tiers pour l’emploi du capital autre que la terre, elle est moindre, en proportion, que ce qu’il recevait primitivement pour la jouissance du sol et tous les autres capitaux appliqués à sa culture.
« L’effet de la loi est indiqué par une comparaison entre les différentes parties de la France. « C’est, dit M. Passy, le pays des contrastes. Il existe des départements qui semblent n’avoir fait aucun progrès en agriculture pendant un siècle ; il en est d’autres où celle-ci n’est pas restée en arrière, vis-à-vis des pays les plus avancés de l’Europe. Dans les départements les plus arriérés, les frais de culture ne dépassent pas en moyenne 30 francs par hectare (2 et 47/100 acres), et le revenu brut est d’environ 70 francs. Dans les départements avancés, au contraire, la dépense monte à 200 francs et plus par hectare ; et à ce prix, on réalise un produit brut de 320 francs au moins, laissant aux fermiers, tant pour acquitter le loyer du sol que pour leurs bénéfices propres, environ 120 francs. Dans ceux-ci, l’excédant du produit en sus du coût de la production, est le triple de ce qu’il est dans les autres ; mais il exige des avances de capital presque septuples[35]. Les capitalistes qui obtiennent, pour rente et profit, les quatre septièmes de la valeur de la récolte, n’ont qu’un tiers du chiffre reçu par ceux dont la proportion n’est que des trois huitièmes. Les cinq huitièmes restant, que ces derniers emploient en salaires d’ouvriers et en améliorations du sol, s’élèvent à cinq fois ce que les départements plus pauvres dépensent pour ces objets. Ainsi se trouve démontrée, tant par la comparaison entre les différents districts d’un même pays que par celle du pays tout entier, aux différentes époques de son progrès, la proportion décroissante pour les capitalistes, en même temps que s’accroît la quantité. Le contraire de la proposition doit, évidemment, être vrai, relativement au salaire du travail ; et après que l’on a accordé de plus forts salaires aux travailleurs actuels, il reste encore trois fois le montant à ajouter au capital des départements plus avancés, pour donner des salaires, dans ces départements, à de nouveaux ouvriers que les départements moins avancés pourraient fournir. Loin que la population empiète sur les limites de la subsistance, ces limites reculent à mesure que la population s’accroît. »
« La France est « un pays de contrastes résultant d’une excessive centralisation politique. La proportion des produits du travail, nécessaire pour les besoins du gouvernement, est prodigieusement considérable, la presque totalité de cette proportion doit chercher le capital avant qu’il ne soit distribué de nouveau, et Paris s’accroît, conséquemment, avec une rapidité surnaturelle ; dans ces cinquante dernières années, la population du département de la Seine s’est élevée de 600.000 individus à plus d’un million et demi ; et toutes les mesures prises par le gouvernement tendent à produire et à développer le même effet. La question, toutefois, n’est pas tant une question d’existence qu’une question de progrès ; et les faits présentés plus haut démontrent, d’une façon concluante, que la population agricole de la France voit sa condition s’améliorer constamment et rapidement, prouvant ainsi que la décentralisation sociale amende peu à peu les erreurs’ d’un système politique erroné[36].
La première et la plus lourde taxe que doivent payer la terre et le travail étant celle du transport, c’est pour cette raison que, dans les pays purement agricoles, le fait de recueillir les moyens nécessaires pour l’entretien de l’État entraîne avec lui, à un si haut degré, l’intervention dans le développement du commerce. Dans tous ces pays, la terre et le travail sont à bas prix et les agglomérations sociales sont pauvres et faibles. Cette taxe diminue à mesure que la société revêt une forme plus régulière ; et c’est ainsi, conséquemment, que s’élève à un tel point le prix des matières premières, la terre, le travail, le blé et la laine, ainsi que nous avons vu que cela a eu lieu en France. Le mouvement qui s’accomplit dans cette direction est une preuve de progrès, et cependant, certains économistes français déplorent la concurrence de ceux qui cherchent à acheter le travail, comme tendant à augmenter le taux des salaires, et la concurrence de ceux qui veulent acheter du blé comme tendant à faire hausser le prix des subsistances[37], le travail et les matières premières à bon marché étant regardées, apparemment, comme indispensables au pouvoir dont jouit le trafic, d’imposer les conditions auxquelles les diverses nations du globe pourront participer aux avantages du commerce. Tout ce qui économise le travail tend à donner de la valeur au travailleur. Tout ce qui économise le travail nécessaire pour échanger les matières premières contre de l’argent tend à faire hausser leur prix ; et cette économie se manifeste à son tour, dans une élévation de salaires et un accroissement dans le prix du sol. Que ces résultats, en ce qui concerne les salaires, se soient produits dans la période qui s’est écoulée entre 1827 et 1840, c’est ce qui est prouvé par les chiffres produits plus haut ; et il est un fait qui démontre que, depuis cette époque, ces résultats se sont manifestés même sur une plus grande échelle, c’est que M. Moreau de Jonnès n’évalue pas, aujourd’hui, le total de la production agricole de la France à moins de 8.000.000.000 de francs, et le produit total du travail à 12.000.000.000, ce qui donne une moyenne de 350 fr. par tête au lieu de 121 en 1789[38]. La différence est prodigieuse, et fournit une preuve concluante de l’avantage qui découle de la poursuite constante d’un système qui se propose pour but la diversité des travaux et le développement des facultés latentes de l’homme, conséquence de cette diversité.
Que ces résultats se soient produits en ce qui concerne la terre, c’est ce qui est clairement démontré par ce fait important que, en même temps que la rémunération du travail augmente si constamment, les millions de petits propriétaires voient leurs propriétés augmenter constamment de valeur ; que les diverses qualités du sol arrivent si constamment à être utilisées, que les terres regardées auparavant comme étant de qualité inférieure atteignent promptement le niveau de l’égalité relativement aux terres de qualité supérieure ; les rentes qui, il y a moins de trente ans, variaient de 8 à 58 francs, s’élèvent aujourd’hui de 40 à 80 ; les terres de la moindre qualité ayant quintuplé de valeur, tandis que celles de qualité supérieure n’ont augmenté que de 40 pour cent[39]. Les « contrastes » deviennent ainsi moins marqués, et ceci nous fournit une autre preuve, et la plus concluante, d’une civilisation en progrès.
Plus est intime le rapprochement de prix entre la matière première et le produit achevé, plus est faible, nécessairement, la proportion du produit du travail destinée à payer l’individu qui se charge du transport, le trafiquant, le soldat et toutes les autres classes qui s’interposent entre les hommes travaillant pour produire et ceux qui ont besoin de consommer les produits. Plus ce rapprochement est intime, plus la circulation sera rapide, plus sera immédiate la demande du travail et de ses produits, et plus s’accroîtra le pouvoir d’appliquer les facultés intellectuelles et physiques à l’œuvre de la transformation, en même temps que celui-ci se consacrera, dans une proportion constamment croissante, au travail qui consiste à développer les richesses de la terre, et à augmenter ainsi la quantité des matières susceptibles d’être transformées. La quantité de subsistances a augmenté deux fois plus rapidement que la population ; et cependant l’industrie manufacturière de la France a atteint des proportions tellement considérables, qu’on nous présente son produit comme s’élevant à 4.000.000, 000 de francs (soit environ 800.000.000 millions de dollars[40], ce qui forme probablement le double du produit total de la terre et du travail, il y a cent ans. Le mouvement s’accélère aussi invariablement. Il y a 60 ans, la France n’absorbait que 60 balles de coton ; aujourd’hui, elle en demande quatre cent mille. À cette époque, la valeur totale des soieries n’excédait guère cent millions de francs ; aujourd’hui, elle s’élève presque à quatre cent millions. À cette époque, elle ne fabriquait que peu de fer ; aujourd’hui, elle en fabrique plus d’un demi million de tonnes, chiffre complètement égal à ce qui a été produit en Angleterre il y a trente ans. À cette époque, ses mines ne donnaient que huit cent mille tonnes de houille, aujourd’hui, la quantité dépasse cinq millions ; elle a sextuplé pendant cette courte période. Ce sont là des changements importants ; et toutefois, il s’en faut tellement qu’ils aient été accompagnés d’une diminution dans la proportion des facultés physiques et intellectuelles consacrée à l’agriculture, qu’elles sont cause d’un constant accroissement de cette proportion même.
Le total de la population, en 1700, s’élevait à 19.500.000 individus ; dans ce nombre, tous, à l’exception de 4.500.000 sont classés comme ayant été employés aux travaux des champs, écorchant la terre à l’aide des misérables instruments alors en usage. Le produit total du travail de ces 15 millions d’individus n’était alors, ainsi que le lecteur l’a vu, que de 1.308.000.000 de francs (soit 270.000.000 de dollars) sur lesquels il ne restait pas un tiers pour l’entretien de ceux au travail desquels étaient dues les récoltes.
La population est aujourd’hui de 36.000 millions d’hommes ; sur ce nombre, suivant M. Moreau de Jonnès, les trois quarts (soit presque la même proportion qu’en 1700) se consacrent aux travaux agricoles. Ceci toutefois ne regarde que le corps. L’esprit de la France, du temps de Louis XV était employé d’autre façon ; tandis qu’à cette heure, il n’est aucune branche de travail auquel il se consacre plus complètement et plus largement qu’à l’agriculture. Si l’on réunit les facultés physiques et intellectuelles, on peut affirmer hardiment que la part proportionnelle de la force de la France, consacrée maintenant à cette même agriculture, n’est guère inférieure au double de ce qu’elle était il y a cent ans ; et ce qui prouve qu’il en doit être nécessairement ainsi, c’est ce fait, que tandis que dans la première période les individus employés à la culture de la terre ne « retenaient pour eux qu’un tiers de la somme de 1.300.000.000 fr., aujourd’hui qu’il est établi que le produit total s’est élevé à 8.000.000.000, ils retiennent presque les deux tiers. Le fond sur lequel le travail actuel doit être payé, s’est accru dans une proportion deux fois plus rapide que celui destiné au paiement pour l’usage des accumulations du passé ; situation nécessairement accompagnée d’une diminution, dans la proportion du travail appliqué autrement qu’au développement des ressources que renferme le sein de la terre.
Plus la société achève complètement les produits bruts de son sol, de manière à les approprier à la consommation, plus sera considérable la somme de facultés physiques et intellectuelles de sa population employée d’une façon reproductive, et plus sera considérable également la proportion de cette somme accrue, consacrée à augmenter la quantité de produits bruts qui ont besoin d’être achevés. Le travail appliqué à la transformation est complètement économisé ; non-seulement il en est ainsi, mais l’affranchissement ainsi obtenu, de la taxe onéreuse du transport, permet au cultivateur de diversifier les demandes qu’il fait au sol, aussi largement qu’il le faut pour accroître ses récoltes ; ce qui lui permet de mieux se nourrir et se vêtir, en même temps qu’il améliore rapidement sa machine agricole. En outre, il peut restituer au sol l’engrais qui se fait à la ville voisine, et augmenter ainsi la puissance productive de ce même sol. La productivité de l’agriculture augmente donc en raison directe de la puissance d’association ; d’où il suit, nécessairement, que la quantité des subsistances devient plus abondante, à mesure que le fermier et l’artisan peuvent de plus en plus se rapprocher l’un de l’autre.
C’est précisément le contraire de ceci que l’on enseigne, dans cette école d’Économie politique qui voit l’apogée de la perfection des arrangements sociaux, dans la création d’un atelier unique pour l’univers entier, et dans la résolution finale de toutes les autres agglomérations sociales en corporations composées de simples défricheurs de terre. On peut constater les conséquences de ce fait en Irlande, en Turquie et dans d’autres pays que nous avons cités ; ils tendent tous graduellement à la décadence et à la dissolution ; si au contraire nous tournons nos regards vers la France, dont le système est, et a été depuis longtemps, opposé aux enseignements de l’école anglaise, nous trouvons des preuves nombreuses de la vérité de cette proposition : qu’une nation, qui veut que la quantité des produits bruts de la terre soit abondante, doit créer une demande de ses produits, en rapprochant, le plus possible, les consommateurs des producteurs et diminuant ainsi les frais de transport.
Quelque considérable qu’ait été, dans ces dernières années, le progrès de la France, sa population, en thèse générale est encore pauvre[41] et la puissance productive de ce pays est faible, si on la compare avec les immenses avantages qu’il possède. Pourquoi en est-il ainsi, c’est que, pour nous servir des expressions de M. Passy, déjà citées. « C’est un pays de contrastes » et qu’en même temps que son système social s’applique à favoriser le développement du commerce, son système politique tend, autant qu’il est possible, à l’anéantir. Pour entretenir un vaste établissement maritime et militaire, on exige des contributions pécuniaires exorbitantes ; et cependant tout onéreuses qu’elles sont, elles sont moins funestes que le fait d’arracher chaque année aux travaux des champs et de l’atelier une portion si considérable de la population jeune ; et précisément à l’époque où leurs habitudes pour toute la vie doivent être déterminées. En outre, les exigences de l’État empêchent la libre circulation du travail, chacun étant obligé de prendre part aux chances de la conscription, et au lieu même où il peut avoir été enrôlé. Pour les besoins de la police on exige de chaque ouvrier qu’il se pourvoie d’un livret, ou petit registre, sur lequel son patron inscrit des renseignements sur sa moralité ; et s’il ne produit pas ce livret, il s’expose à être puni comme « vagabond ». Le résultat nécessaire d’une pareille mesure est de rendre les travailleurs, dans une certaine mesure, esclaves de ceux qui ne travaillent pas ; le patron pouvant toujours formuler les renseignements qu’il inscrit de manière à mettre ses confrères les capitalistes en garde contre les ouvriers qui lui paraissent trop strictement attachés à leurs droits ; et l’ouvrier ainsi privé de travail à l’intérieur, se trouvant privé, légalement, du pouvoir de chercher du travail à l’étranger[42].
Ce n’est là, cependant qu’une faible partie des entraves qui paralysent le commerce ; la centralisation est générale et agit partout, amenant la déperdition de ces facultés physiques et intellectuelles, qui représentent les subsistances et les moyens de vêtements consommés. Rien ne peut se faire sans l’intervention de l’État ; et l’on peut voir les conséquences qui en résultent dans ce fait, que chaque jour le pouvoir est exercé en pure perte, bien plus qu’il n’est appliqué avec avantage[43]. C’est à cette déperdition incessante qu’il faut attribuer les faibles progrès faits jusqu’à ce jour par l’agriculture[44]. La puissance productrice réelle du sol demeure sans développement, et c’est pourquoi le peuple français se fait remarquer, à un si haut degré, par sa crainte de l’excès de population, et sa préoccupation de débouchés pour les produits de ses manufactures.
La centralisation empêche le commerce à l’intérieur, et à cause de cette absence de commerce, les terres fertiles de la France restent jusqu’à ce jour sans être drainées ni mises en culture. « Il existe, à cette heure, dit un voyageur moderne, un pressant besoin de tout l’excédant de travail français, pour les 40 années futures, excédant qui doit s’absorber seulement dans un drainage convenable de son sol. Faute de ce drainage, des districts entiers sont submergés ou transformés en marais, pendant les trois ou quatre mois qui s’écoulent entre novembre et avril ; et ces marais deviennent des obstacles au travail, chargent l’air d’une humidité malsaine et rendent les paysans tributaires des fièvres et autres maladies. Le drainage seul accroîtrait annuellement le produit annuel, la richesse, et, en fin de compte, la population française, en favorisant la santé et répandant l’abondance.
« Il en est de même par rapport au labourage. Le procédé employé n’est pas aussi mauvais ici qu’il l’est en Espagne, où l’un de nos amis a vu pendant cette saison des paysans labourer avec un instrument composé de deux grossiers bâtons, dont l’un (horizontal), se frayait un chemin à travers la terre, comme un porc avec son groin, tandis que l’autre, introduit dans le premier, suivant un angle convenable, servait de manche, dirigé par la main gauche du laboureur, pendant qu’il guidait l’attelage de sa main droite. Avec cette machine, relique du bon vieux temps, le paysan peut avoir tourmenté et irrité, pour ainsi dire, une verge de terrain dans sa journée, à trois pouces de profondeur ; et comme on ne prend aucun souci d’infliger ce procédé à tout champ qui ne peut être arrosé, il peut arriver que, grâce à une chance favorable unie à une culture laborieuse, le cultivateur obtienne une demi-récolte.
« La nature, continue-t-il, a doté la France d’un sol magnifique. Tout considéré, je le préfère à celui de nos États de l’Ouest. Nous possédons beaucoup de terres plus riches au début, mais très peu qui restent telles, aussi bien que le sol français, en dépit des mauvais procédés de culture. La chaux y abonde sous toutes les formes, les chemins de fer traversent souvent des collines d’une craie friable, et une grande partie du sous-sol des environs parait être une pierre calcaire pourrie ou du gypse ; mais c’est, dit-on, un dépôt formé par la mer, et ce qui le prouverait, c’est la quantité infinie de coquillages qui y sont incrustés. Il n’existe pas une parcelle de pierre à la superficie du sol ; le gypse pourri est la plupart du temps entamé facilement par le soc de la charrue, bien qu’à dix ou vingt pieds de profondeur, la même formation primitive se trouve assez compacte pour être taillée en pierre à bâtir. Pour redonner de la vigueur à un pareil sol, après l’épuisement produit par cent récoltes successives de céréales, il ne faut que plonger le soc de la charrue à deux pouces de plus de profondeur qu’on ne l’a fait pénétrer jusqu’à ce jour ; procédé qu’on doit désirer urgemment voir se reproduire, sur d’autres terrains que celui-ci. Je n’ai jamais observé un sol si complètement fortifié contre les influences destructives de l’ignorance, de l’apathie et de la folie humaine. Ensuite, l’été, en France, comparé avec le nôtre, est froid et humide ; il expose moins les récoltes de blé aux dangers de la nielle, de la rouille, etc., et il entretient bien moins les insectes que ne le fait le nôtre. J’ai vu rarement de plus beau froment que celui qui croît en abondance aux environs de Paris ; et je pense que cette région doit donner, en moyenne, plus de boisseaux, par acre, dans le cours d’un siècle qu’une partie des États-Unis[45].
Adam Smith enseigne à ses lecteurs que la valeur des relations entre les individus dépend de la fréquence des échanges et qu’un capital de 1.000 liv. sterl., « lorsque les rentrées s’en font deux ou trois fois par an, peut entretenir dans un emploi constant une quantité de travail productif » égale à celle que l’on pourrait entretenir avec un capital de deux ou trois mille liv. sterl. lorsque les rentrées n’ont lieu qu’une fois par an. Plein de foi dans les avantages du commerce, il voulait apprendre à ses compatriotes que « le commerce intérieur et national était le plus important de tous, » et celui « dans lequel un capital identique donnait le revenu et créait l’emploi le plus considérable à la population du pays, » et il deviendra évident qu’il en doit être ainsi pour ceux qui réfléchissent que tout échange de service contre service, de produit contre produit, crée une double demande d’efforts humains ; que plus les individus sont rapprochés du lieu d’échange, plus est faible la part proportionnelle de ceux qui s’occupent du trafic, du transport ou de la transformation des denrées[46], que, plus cette proportion est faible, plus doit être rapide l’accumulation de la richesse, plus doit être considérable la faculté de disposer des services de la nature, et plus immédiatement la demande des services de l’homme doit suivre la production de la possibilité de les rendre.
Toute puissance de fournir des efforts intellectuels ou matériels est aussi bien le résultat d’une consommation de capital par la machine composée de chair et de sang, que l’est la puissance de traction par la machine en fer, résultant de la consommation du combustible ; et la déperdition de capital par le mécanicien qui laisse échapper sa vapeur, sans qu’elle ait préalablement rempli son œuvre, est exactement semblable à la déperdition que fait la société, lorsqu’elle laisse la population dont elle se compose rester sans travail. Que les choses soient réellement ainsi, c’est ce qui était évident pour Colbert et Turgot, et, par suite, on vit toutes leurs mesures dirigées dans le but d’encourager le commerce et d’écarter les obstacles qui s’opposaient aux relations directes entre le producteur et le consommateur ; parmi les principaux, se trouvent les obstacles résultant de la nécessité de dépendre du trafiquant, soit au dehors, soit à l’intérieur.
C’est au système établi par Turgot et Colbert, système conforme aux idées de Smith, que la France a dû de prospérer et sa population de pouvoir constamment augmenter sa consommation des produits indigènes et étrangers, malgré sa déperdition incessante de travail pendant la guerre, malgré l’épuisement continuel de la puissance intellectuelle du pays résultant de ce fait, de la transformation annuelle d’une portion si considérable de ses jeunes gens en pures machines, et malgré les impôts de la nature la plus onéreuse. L’économie politique moderne voudrait, cependant, nous enseigner le contraire de tout ceci, en ajoutant aux pertes que cause la guerre ces autres pertes, qui résultent, à ce qu’elle nous assure, de la protection ; et cependant la France prospère, malgré son effrayante centralisation et ses guerres presque continuelles, tandis que l’Irlande meurt à une époque de paix complète, et que le Danemark prospère, dans le même temps que le Portugal et l’Inde expirent. Le système moderne n’offre aucune explication de pareils faits, et il n’en donne et n’en peut donner aucune, parce qu’il ne tient compte de l’homme qu’en le considérant comme un animal destiné à procréer et qu’il faut nourrir, comme un être soumis à la nécessité et non doué de puissance. Avec ce système, le commerce et le trafic sont des idées susceptibles d’échange ; et cependant, ainsi que nous l’avons vu, le dernier n’est que l’instrument employé par le premier dont le développement est, en raison directe de sa dépendance, moindre de l’instrument, qu’il a un si grand besoin d’employer dans les premiers âges de la société. La puissance de l’homme s’accroît avec l’accroissement du commerce, et elle diminue avec la nécessité d’avoir recours aux services du trafiquant. À chaque pas fait dans la première direction, il devient capable de cultiver des terrains plus fertiles et de développer de plus en plus les trésors de la terre ; mais, à chaque mouvement dans une direction opposée, il se trouve de plus en plus contraint d’abandonner les terrains plus fertiles qu’il avait cultivés jusque là et de s’adresser à des terrains plus ingrats, abandonnant aux générations futures les immenses trésors de houille et de minerai que la nature avait placés sous ses pieds. Le système de Colbert tendait à favoriser le commerce, et c’est pourquoi il est demeuré intact au milieu des catastrophes des révolutions.
CHAPITRE XXII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
Deux systèmes sont en présence du monde, l’un, dont les objets, pour être atteints, demandent l’accroissement de concurrence pour la vente des matières premières de l’industrie, en y comprenant le travail ; et l’autre, qui vise à accroître la concurrence pour leur achat.
Le premier tend à maintenir et même à augmenter la nécessité d’outillage pour le transport, et à augmenter ainsi l’influence du trafic. Le second tend à favoriser la croissance du pouvoir d’association, et ainsi à diminuer la nécessité d’un tel outillage en même temps qu’il élargit le champ de commerce.
Le premier vise à élargir l’espace qui sépare le producteur et le consommateur, tandis que le second vise à le resserrer.
L’un voudrait augmenter l’écart entre les prix des matières premières et des utilités achevées, tandis que l’autre voudrait assurer leur rapprochement plus étroit.
L’un vise à ajouter à la valeur des utilités et ainsi à diminuer celle de l’homme, l’autre à diminuer la valeur des choses et à accroître celle des hommes qui ont besoin de se servir d’elles.
L’un vise à accroître la proportion de pouvoir intellectuel et physique donnée au trafic et au transport, l’autre vise à un accroissement de la proportion donnée à la production, et à une diminution de la proportion appliquée à effectuer les changements de lieu des choses produites.
L’une a encouru la réprobation d’Adam Smith, tandis que l’autre est en accord complet avec ses doctrines, aussi bien qu’avec celles de Colbert, le plus distingué de tous les fils de la France.
La première a eu et a pour son champion éminent la Grande-Bretagne, la seconde a pour son fondateur et son soutien le plus persévérant, la France, et ainsi, après tant de siècles d’un effort sans relâche pour se nuire réciproquement par des opérations de guerre, ces deux nations sont aujourd’hui engagées dans une lutte pacifique pour diriger le monde ; mais toute pacifique qu’elle est, cette lutte est destinée à exercer une influence en comparaison de laquelle celle résultant des mouvements des flottes et des armées dans le passé sera prouvée avoir été complètement insignifiante.
Pour des siècles toutes deux furent engagées dans la guerre ; mais le but proposé fut bien différent pour chacune — la France cherchant la gloire et la domination, tandis que l’Angleterre n’eut en vue que la suprématie du trafic. Une égale différence a marqué leurs politiques respectives — la France ayant imité Rome, qui tout en exerçant le brigandage universel, laissa intacts les arrangements locaux de ses provinces ; tandis que l’Angleterre prenait exemple sur la Hollande, en cherchant à monopoliser l’outillage du trafic et de transport, et forçant par là les étrangers à faire leurs échanges sur un marché unique. La politique de l’une a été celle du soldat, celle de l’autre s’est basée sur cette simple idée. « Acheter sur le marché le plus bas, vendre sur le marché le plus haut. »
La France a permis à ses colonies de raffiner leur propre sucre et de fabriquer leur drap. L’Angleterre, au contraire — désireuse de prévenir « cette pratique mauvaise » — inséra dans ses concessions de terres des clauses « qui les déclaraient nulles » si les concessionnaires « s’appliquaient à fabriquer des lainages ou des objets de cette nature[47] ». Visant à développer le commerce, la France, sous la direction de Turgot, abolit les monopoles des premiers temps ; tandis qu’au même instant le parlement d’Angleterre — visant toujours au trafic — ajoutait d’année en année des restrictions aux mouvements de ses artisans et cherchait ainsi à créer un monopole à posséder contre le monde. Les tendances de leurs politiques respectives ayant été et étant encore telles, un examen des résultats qu’elles ont obtenus, mettra peut-être le lecteur à même de déterminer quel sera en définitive le vainqueur de la lutte. Avant de nous y livrer cependant, il convient d’appeler son attention sur le fait que la question est une question de progrès et non de condition actuelle. Chez les deux nations, il y a une somme énorme de pauvreté et de calamité ; chez toutes deux la centralisation est considérable. Ce qu’il nous importe pourtant de considérer maintenant c’est : si elle sont en progrès ou en déclin, et à quel degré. Si l’on montre que l’une gagne continûment sur l’autre, nous sentirons alors l’assurance que — bien qu’elle puisse sous quelque rapport nous sembler en arrière, — c’est cependant à elle qu’en définitive il faut décerner la couronne de victoire.
Le caractère essentiel de civilisation, comme le lecteur l’a déjà vu, se doit chercher dans le rapprochement des prix des matières premières et des utilités achevées en lesquelles ces matières sont converties — les premières sont en hausse et les dernières en baisse régulières ; avec une diminution correspondante dans la proportion des produits du travail assignée à ceux qui vivent en se plaçant entre les producteurs d’un côté et les consommateurs de l’autre.
À chaque degré de progrès dans cette direction, la terre — la source d’où dérivent le blé, le coton et le sucre, — est affranchie de plus en plus de la taxe de transport et tend à acquérir une valeur monnaie plus élevée ; et plus cette tendance s’accroît, plus s’accélère le progrès humain.
À l’époque de Solon, la terre d’Attique avait une grande valeur comme l’eut aussi la terre de la Campagna aux premiers jours de Rome, mais avec accroissement de centralisation, la terre perdit sa valeur, et ses cultivateurs furent asservis. À l’époque d’Yarranton, comme nous l’avons vu, les matières premières de l’Angleterre étaient à bon marché et les utilités achevées étaient chères, et la terre était à bas prix. Avec le temps — et le marché domestique pour ses produits étant formé — elle fut soulagée de la taxe de transport et son prix s’éleva rapidement. Précisément aussi, à mesure que la taxe diminua, les utilités différentes des sols divers se développèrent, avec tendance constante vers l’égalité de valeur — les moins estimés au premiers temps étant ceux qui avaient le plus avancé, et ceux aussi qui aujourd’hui gardent le premier rang. Il en a été ainsi partout, le prix de la terre a d’autant plus avancé qu’il y a eu plus de tendance vers l’égalité de valeur — vers l’accroissement dans la productivité du travail — et vers l’établissement de la liberté et de l’égalité parmi les hommes.
Considérons maintenant la France, nous voyons, dans le grand accroissement de la valeur-monnaie de la terre et dans la tendance vers l’égalité, la preuve la plus concluante qui se puisse offrir de civilisation en progrès. Il y a quarante ans, la production totale du travail agricole n’était que de 3.308.000,000 fr., sur quoi M. Jonnès, évalue que la portion à mettre à part comme représentant la valeur de la terre était 45 % — soit 1.500.000.000. Dans la période qui finit en 1840, la production moyenne était 5.025.000.000, sur quoi la terre avait droit de réclamer environ 2.000.000.000 ou 40 %. En 1840 même, la production semble avoir été très-près de 6.000.000.000, sur quoi la terre peut réclamer un tiers, ou 2.667.000.000. Calculant sur le pied de vingt-cinq fois le produit annuel, nous obtenons les chiffres suivants pour la valeur en monnaie du sol de France.
1813 | 37.500.000.000 francs |
1840 | 50.000.000.000 |
1856 | 66.667.000.000 |
En moins d’un demi-siècle, le prix, comme nous voyons, a plus que doublé.
La tendance à l’égalité se montre dans les faits déjà donnés de l’avance des rentes des sols inférieurs, de 8 à 48 fr. par hectare, tandis que les sols supérieurs n’ont monté que de 58 à 80 fr. ; — les qualités inférieures ayant quintuplé, tandis que la moyenne de tous a à peine doublé.
De l’autre côté du canal, nous trouvons un tableau très-différent. Il y a quarante ans, la valeur annuelle de la terre du Royaume-Uni, en omettant les métaux, les mines, la pêche, etc., était comme il suit :
Angleterre et pays de Galles | 34.330.462 | liv. sterl. |
Écosse | 3.804.221 | |
Irlande | 12.715.478 | |
---------------- | ||
49.850.161 | liv. sterl. |
Trente ans plus tard, celle de l’Angleterre s’est un peu accrue, l’évaluation de 1843 ayant été de 37.412.000 liv. st., et M. Caird nous donnant le même chiffre pour 1851[48]. Celle d’Irlande, cependant, était tellement tombée, que la valeur totale annuelle de la terre dépasse de très-peu, si même elle dépasse, celle de 1815 ; tandis que celle de France, comme nous voyons, s’est tellement accrue qu’elle est aujourd’hui à peu près deux fois ce qu’elle était alors.
La différence ci-dessus étant très-remarquable, nous pouvons avec avantage rechercher les causes auxquelles elle est due. En France, comme nous avons vu, le rendement moyen du blé s’est accru, de 1813 à 1840, d’au moins 25 % ; et la quantité totale de subsistances qui s’obtient aujourd’hui est presque le double de ce qui s’obtenait il y a quarante ans. Si nous consultons maintenant M. Caird, la plus haute autorité en Angleterre, nous trouvons que l’accroissement du rendement moyen du blé dans la longue période de quatre-vingts ans, n’a été que de 15 % ; — le rendement actuel étant de 26 boisseaux et demi à l’acre, contre 23 en 1770[49]. Quant à la production totale, nous apprenons de la même autorité, que : « Nonobstant tous nos progrès en agriculture, les engrais dont nous disposons et nos procédés améliorés, la production totale de céréales de toute nature, — blé, orge, seigle, avoine, fèves et pois, — en Angleterre, d’après les estimations des écrivains les plus éminents, reste de deux millions de quarters au-dessous de ce qu’elle était en 1770, au rapport d’Arthur Young. » M. Caird est d’avis que ce dernier a évalué beaucoup trop haut la production d’alors ; « mais, d’autre part, dit-il, il n’y a point certitude que nous soyons nous-même exact. » Il suffit, cependant, qu’un doute existe au sujet de la supériorité de l’une ou de l’autre période.
En Écosse, à l’époque d’Adam Smith, environ un cinquième du territoire avait été substitué[50]. Il y a dix ans, la proportion s’était élevée à moitié, et les substitutions se poursuivaient très-activement ; tandis que partout leur effet se manifestait par les propriétés négligées et par une culture moins bonne.
En passant à l’Irlande, nous trouvons que la diminution dans la production de 1849, comparée à ce qu’elle avait été rien que cinq ans auparavant, n’avait pas été moins que 9, 304, 607 quarters, créant nécessité d’une importation, pour cette année et la suivante, de plus d’un million de quarters ; tandis que peu d’années auparavant, l’exportation avait atteint deux millions et demi de quarters. Dans de telles circonstances, le manque de progrès qui est si remarquable au sujet de la valeur de la terre du Royaume-Uni, devient quelque peu compréhensible.
La quantité totale de subsistances de différentes sortes a certainement et beaucoup augmenté dans la période mentionnée par M. Caird ; mais d’un autre côté, les prix ont tombé considérablement, comme on peut le voir par le tableau suivant des prix moyens du blé par quarter, dans la première moitié du présent siècle.
1800 à 1809. | 4 1. 2 s. 2 d. |
1810 à 1819. | 5 1. 8 s. 8 d. |
1820 à 1829. | 2 1. 18 s. 5 d. |
1830 à 1839. | 2 1. 16 s. 5 d. |
1840 à 1849. | 2 1. 15 s. 11 d. |
La marche des choses a été bien différente en France, c’est ce qu’on voit dans le tableau suivant des prix moyens par hectolitre, pendant à peu près la même période.
1808 à 1814. | 21 fr. 09 |
1815 à 1830. | 20 fr. 62 |
1831 à 1840. | 19 fr. 03 |
1841 à 1849. | 21 fr. 60 |
Dans l’un, nous avons une production qui ne tient pas pied à l’accroissement de population, et cependant les prix sont considérablement tombés, tandis que dans l’autre nous avons une production qui, non-seulement tient pied à l’accroissement du chiffre, mais prend une grande avance, et cependant le prix, dans la dernière période, est considérablement plus élevé que dans les précédentes. Pour comprendre la cause de la chute des prix, en Angleterre, il faut revenir sur quelques-uns des faits déjà mentionnés.
Avec le déclin des manufactures irlandaises, la demande domestique de subsistances et de travail diminue bien vite, — produisant une nécessité de les exporter sur le marché anglais, avec un grand avilissement du prix pour les deux. Plus il fut reçu de subsistance irlandaise en Angleterre, et moindre fut la demande pour le travail anglais ; et plus il vint de travail irlandais, moindres furent les salaires du travailleur anglais, — moindre fut la demande pour les produits de la ferme, et moindre l’aptitude du fermier à faire les améliorations demandant les services du travailleur. Les prix des matières premières et des utilités achevées allèrent s’écartant les uns des autres, avec une augmentation constante de la difficulté d’obtenir la subsistance et le vêtement, et une augmentation constante des demandes de contributions pour entretenir, en qualité de pauvres, ceux qui ne trouvaient plus à vendre leur travail. Cet état de choses doit s’attribuer à l’arrêt de circulation en Irlande, qui, lui-même, fut une conséquence nécessaire du système qui vise à avilir le prix des matières requises pour les fabriques, et à favoriser ainsi le trafic aux dépens du commerce.
En France, comme nous avons vu, le pouvoir du blé pour acheter les métaux précieux s’est maintenu, en même temps que la quantité produite a beaucoup augmenté, — permettant au propriétaire du sol de profiter de toutes les améliorations qu’il a faites. Là aussi, — la terre étant très-divisée, le propriétaire et le tenancier sont généralement une seule et même personne ; et ainsi l’accroissement du prix de la terre et de sa production a tourné à l’avantage de son cultivateur, ce qui lui permettait à la fois d’améliorer ses méthodes et d’augmenter ses demandes sur ses voisins, pour les produits de leurs professions[51].
En Angleterre, tout a différé. Les terres ont été généralement tenues sous des baux exigeant de forts payements en argent, — faute de payer, le tenancier s’exposait à être expulsé, abandonnant au propriétaire tous les avantages des dépenses qu’il avait pu faire. La lourde baisse des prix rendit impossible l’acquittement de telles rentes, et quant aux conséquences, voici quelques faits donnés par M. Caird, qui sont réellement un index pour l’histoire agricole du royaume entier.
« Sept de ces fermes de première classe, toutes contiguës, et ce qu’il y a de mieux dans le comté, fournissent la mention suivante : La première, après une tenue de sept ans, fut abandonnée, offerte au public par la voie d’annonces, et alors relouée à un rabais de 20 %. La seconde, après faillite du tenancier, fut relouée à un autre avec réduction. La troisième, abandonnée par le tenancier, fut relouée à un rabais de 22 %. La quatrième vit son tenancier faillir et fut relouée à un rabais de 13 %. Faillite aussi dans la cinquième, qui passe à un nouveau tenancier. La sixième a été relouée à un rabais de 20 %. La septième a été abandonnée, elle est en ce moment offerte à un rabais de 20 pour %. Ce sont de tristes faits qui mettent en pleine évidence les résultats désastreux où conduit inévitablement la concurrence indûment encouragée par le propriétaire. Les tenanciers sont invités à ajouter ferme à ferme, avec l’idée qu’un homme tenant une ferme sur laquelle il vit, peut fournir une plus grosse rente pour une autre sur laquelle les frais de ménage seront épargnés. Les gens sont induits ainsi à étendre leur tenure bien au-delà de leur capital ; mais tant que le propriétaire voit sa rente s’élever, il ne trouve pas le système vicieux, et peut-être ne se met-il pas en peine de songer aux résultats probables. La bulle crève enfin, et il paie cher sa négligence, ses fermes lui retombent sur les bras durant une période de dépréciation sans précédent. Mais la perte tombe encore plus irréparable sur le tenancier, qui, forcé de quitter pendant une période de transition, sacrifie de 30 à 40 % de son capital, car il lui faut réaliser à tout prix. Les rentes de quelques-unes des fermes en question varient de 1.400 à 2.200 livres par an. Un fermier paie pour ses différentes fermes, 7.700 livres par an, dont 6.000 allaient à un propriétaire[52] »
Les petits propriétaires ont disparu, remplacés par le tenancier d’une part et le journalier de l’autre. Les tenants, à leur tour, vont se ruinant, et c’est ainsi que le système tend à l’annihilation de toutes ces classes de la société qui existaient d’ordinaire entre le grand propriétaire et le simple exploitant d’une ferme[53]. Plus cet état de choses s’est produit, plus s’accroît, pour celui qui est déjà riche, le pouvoir « d’ajouter champ à champ, domaine à domaine, — laissant des milliers d’acres dans un demi-développement de fertilité, pour la satisfaction d’ajouter des acres négligés à ceux déjà négligés[54]. »
Le système entier repose sur l’idée qu’il faut chercher la prospérité de l’homme dans l’avilissement des prix des produits bruts de la terre ; et cependant l’expérience du monde passé et présent enseigne que partout où ils sont avilis, le cultivateur est le plus asservi ; en même temps que la terre a peu de valeur et que ses possesseurs vont ajoutant « champ à champ », avec une diminution constante de la quantité de subsistance produite[55].
§ 6. — La politique française vise à faire l’industrie subsidiaire de l’agriculture — en facilitant l’exportation des produits du sol de France. Il en résulte accroissement de commerce français.
En règle générale, la France fournit à sa consommation. Sur trente-trois années, il est arrivé une fois — en 1847 — que les importations ont répondu à l’entretien de 2.700.000 âmes. Deux fois — en 1832 et 1846 — l’importation s’est élevée à la moitié de cela. Six fois ses importations ont répondu à l’entretien de trois ou quatre cent mille âmes ; mais dans dix-neuf années sur les trente-trois, le chiffre d’importation a été insignifiant[56].
La moyenne annuelle de ses exportations dans les dix ans qui finissent en 1836, a été d’un peu plus que 500.000.000 francs[57]. En 1852, le chiffre s’éleva à 1.250.000.000 — soit une augmentation de 150 % ; tandis que la moyenne des cinq années d’auparavant, y compris celles désastreuses de 1848 et 1849, dépassa 1.000.000.000[58] ; or cependant, toute considérable que fût l’augmentation, c’est à peine si le montant total du travail exporté directement représente la subsistance produite sur le sol français. Combien faible est la quantité de matières premières étrangères qui vont à la production des objets exportés, se voit par le fait que tandis que la valeur des cotonnades exportées en 1854 était de 60.000.000 francs, le poids n’était que de 7.300.000 kilogrammes — donnant une moyenne de 70 % pour le coton brut qui a passé dans les mains du manufacturier à un prix moyen probablement de dix cents. Le poids total des tissus exportés cette année ne dépassait pas 16.000.000 kilogrammes — le chargement de trente ou quarante navires d’un tonnage très-médiocre ; et cependant cette petite masse ne contenait pas moins de soixante millions de dollars de subsistance française condensée, conformément aux idées d’Adam Smith, de manière à pouvoir voyager jusqu’aux points du globe les plus lointains.
La tendance de la politique de la France est de rendre les fabriques les subsidiaires de l’agriculture, — de combiner une petite quantité de produits bruts étrangers avec une large quantité de produits domestiques et de mettre ainsi les fermiers vite en état d’entretenir commerce avec les contrées lointaines. C’est à peine si un objet sort avant d’avoir atteint une forme assez élevée, pour que l’habileté et le goût, qui représentent sa propre subsistance, soient dans une proportion très-forte relativement à la valeur de la matière première employée. Le montant de ses exportations de produits bruts est insignifiant ; et celle même des vins est très-peu au-dessus de ce qu’elle était dans les années qui ont précédé immédiatement la Révolution ; — la moyenne de 1844 à 1846 n’a été que de 1.401.800 hectolitres, contre 1.247.700 de 1787 à 1789[59].
La valeur totale de l’exportation de productions et d’objets manufacturés était en 1854 de 1.400.000.000 francs, sur laquelle les matières premières étrangères représentaient tout au plus un cinquième, — laissant plus de 1.100.000.000 de francs, comme valeur actuelle de subsistances et d’autres produits domestiques fournis au monde après avoir été condensés de manière à économiser le plus possible le coût de transport. La terre et le travail gagnent en valeur, précisément en raison de ce qu’ils sont affranchis de cette première et la plus oppressive des taxes ; et voilà pourquoi nous voyons une telle élévation de leur prix en France.
§ 7. — La politique anglaise fait l’agriculture subsidiaire de l’industrie. Il en résulte que le trafic remplace le primitif commerce anglais.
Venons à l’Angleterre, en 1815, nous trouvons un état de choses qui n’est pas très-différent ; Ainsi par exemple :
Dans cette année, la valeur déclarée des exportations anglaises de productions et d’objets fabriqués a été :
Tissus de laines | 9.381.426 | liv. |
Tissus de coton | 20.620.000 | |
Tissus de soie | 622.118 | |
Toiles | 1.777.563 | |
Et autres articles | 19.231.684 | |
----------- | ||
Total. | 51.632.791 | liv. |
L’importation dans la même année donne :
Laine | 13.634.000 | |
Coton | 99.306.000 | |
Soie | 1.809.000 | |
Chanvre | 41.009.000 | |
Grains | 267.000 | quarters, |
Farine | 202.000 | carts. |
Beurre | 125.000 | |
Fromage | 106.000 |
Si aux cotons, laine, soie et chanvre à l’état brut qui ont été réexportés à l’état ouvré, et aux matières tinctoriales et autres articles nécessaires pour la fabrication, nous ajoutons la nourriture étrangère, nous obtenons, des utilités étrangères réexportées, douze et peut-être treize millions, — laissant un peu moins que quarante millions livres st. comme valeur actuelle de la production anglaise exportée dans cette année ; et cela, divisé parmi la population du Royaume-Uni, donnerait près de 2 liv. par tête.
Le producteur de subsistances a ici profité par le négoce d’exportation. Si le coton et la soie qui sont sortis étaient étrangers, le blé incorporé dans le drap était d’origine domestique, et s’expédiait à peu de frais vers les pays étrangers, grâce à la condensation qui s’était accomplie dans l’usine. De même aussi pour l’éleveur de moutons qui a vu sa laine combinée avec le blé, — ce qui rend les deux aptes à aller au dehors.
Venant à une période plus récente, nous trouvons pour les exportations de 1851. :
Manufactures de laine. | Livres | 10.314.000 |
Manufactures de coton | 30.078.000 | |
Manufactures de soie | 1.329.000 | |
Manufactures de toiles | 5.048.000 | |
Autres articles | 21.72.569 | |
----------------- | ||
Total. | 68.492.569 |
Presque tout l’accroissement qui a eu lieu dans la longue période de trente-six ans, s’est trouvée ainsi dans quatre branches de l’industrie manufacturière, dont les matières premières étaient entièrement tirées du dehors, comme le montre le tableau suivant des importations pour cette année :
Laine | 83.000.000 | lbs. |
Coton | 700.000.000 | |
Soie | 5.000.000 | |
Chanvre | 135.000.000 | |
Oeufs | 115.000.000 | |
Boeufs, Vaches, Veaux, Moutons, Cochons. |
300.000 | |
Grains | 8.147.675 | grs. |
Farine | 5.384.552 | cwts. |
Pommes de terre | 635.000 | |
Provisions | 450.000 | |
Beurre | 354.000 | |
Fromage | 338.000 | |
Jambon et lard | 130.000 | |
Riz | 450.000 | |
Esprits | 2.004.000 | gall. |
Avant d’entamer l’examen des présents chiffres, peut-être il convient d’appeler l’attention du lecteur sur l’idée que ceux qui fournissent la nourriture, le vêtement et le logement fournissent en fait le travail. Une locomotive n’est qu’un instrument au moyen duquel la force fournie par la consommation de combustible est mise au service des desseins de l’homme. C’est de même pour les hommes. Leur pouvoir quotidien de travail résulte de leur consommation quotidienne d’aliment ; d’où il suit que ceux qui fournissent la nourriture et le vêtement sont réellement les parties qui fournissent le pouvoir mis en œuvre. Ceci entendu, nous pouvons maintenant chercher quel chiffre de la population d’Angleterre se trouve nourri par les nations agricoles du monde, recherche préparatoire pour celle du chiffre employé à faire l’ouvrage de cette population.
Divisés entre quatre millions d’individus, les articles de subsistances mentionnés ci-dessus donneraient pour chaque tête :
1.100 | livres | de grain |
150 | de farine. | |
12 | de viande fraîche. | |
16 | de viande salée. | |
18 | de pommes de terre. | |
20 | de beurre et fromage. | |
12 | de riz. | |
26 | d’œufs, | |
et demi-gallon de spiritueux. |
Cela étant plus que la consommation moyenne des hommes, femmes et enfants employés dans les usines de la Grande-Bretagne, on peut hardiment affirmer que le monde fournit quatre millions de travailleurs avec nourriture et vêtement, et aussi avec abri, puisque, la plus grande partie de la charpente consommée ici se tire du dehors[60]
À la susdite quantité de subsistances, nous avons maintenant à ajouter la quantité totale de café, thé, cacao et sucre, de citrons et d’oranges, de figues et de raisins, d’épices et de tabac consommée par la masse des 26 millions d’individus composant la population du Royaume-Uni.
En denrées brutes, les nations étrangères fournissent tout le coton et la soie, tout le salpêtre et toutes les matières tinctoriales ; quant aux peaux, laine, chanvre, lin et divers autres articles, elles fournissent non-seulement tout ce qui est réexporté sous forme ouvragée, mais de plus ce qu’il en faut pour une grande partie, sinon pour la masse entière des quatre millions d’individus en question, — que par conséquent l’on peut considérer comme étant nourris, vêtus, logés et entretenus pour le service du peuple anglais par les autres sociétés du globe.
Le chiffre total des individus de tout âge et des deux sexes employés en 1841, dans les fabriques de cotonnades, de bas, lacets, estames, lainages, soiries, toiles de chanvre et de lin de la Grande-Bretagne, était de 800.246
Dans les mines 193.825
Dans les usines pour métaux, comme chargeurs de fourneaux, fondeurs, forgerons, cloutiers, fondeurs de cuivre, couteliers, faiseurs d’épingles et d’aiguilles, filetiers, serruriers, — enfin tout ce qui s’occupe de convertir le minerai en métal, et les métaux en instruments à l’usage soit du fermier, soit du manufacturier, de l’ouvrier en bâtiments ou du drapier, etc. 303.368
----------
Le chiffre ainsi employé, en 1851, doit avoir été plus considérable, et peut-être convient-il de l’évaluer à 1, 500, 000. Il suit alors que la population du globe nourrit, habille et abrite (et aussi fournit leur travail) environ trois fois autant de monde qu’il y en a d’employé dans l’Angleterre à extraire sa houille et son fer, à fondre ses minerais, à mettre son fer en gueuse, en barre, en rails, à construire son outillage de toute nature, et à convertir le fer, le cuivre, le bronze, le coton, la laine, la soie, le chanvre et le lin en utilités aptes à la consommation ; qu’ainsi, en outre de la fourniture de toutes les matières premières, elle fournit tout le travail, et que de plus elle fournit nourriture, vêtement et logement pour deux millions et demi d’individus qui pourraient être autrement employés.
Du million et demi, il n’y a cependant qu’une petite proportion employée à travailler pour les étrangers qui fournissent cette subsistance et ces matières premières. Des utilités exportées, presque toutes sont des sortes les plus grossières, exigeant pour leur préparation une faible dose d’habileté et de goût. Ainsi, par exemple, sur une exportation de 87.000.000 liv. sterl., en 1854, près de 15.000.000 liv. consistaient en métaux à l’état le plus grossier, ayant donné occasion à un travail très-peu au-dessus de la force brute. Les houilles constituent 1.500.000 liv., tandis que de simples filés de laine figurent pour 10.000.000 livres. Les cotonnades, d’une valeur moyenne de 3 deniers 1/2 l’aune, montent à près de 24.000.000 liv. Des toiles d’une valeur moyenne de 8 deniers à l’aune figurent pour plus de 4.000.000 ; à côté de poterie, alcali, bière, aie, beurre, chandelles, cordages, poisson, sel et laine, qui contribuent à la masse pour 5.000.000 livres. La différence entre les chiffres que présentent les exportations française et anglaise est très-remarquable, — la première présentant rarement un objet qui n’ait été ouvragé jusqu’au plus haut degré ; l’autre prouvant que de toute cette immense quantité d’articles reçus du monde, ceux qui font retour n’ont reçu que le plus bas degré de préparation requis pour les faire accepter chez une population d’ordre inférieur. Si l’on excepte la mécanique et les appareils d’usine dont le chiffre n’atteint pas 2.000.000 livres, et la quincaillerie et coutellerie qui donnent le double de cette somme, il n’y a presque aucun article sur la liste des exportations anglaises qui exige du goût ou de la dextérité. En présence de ce fait, on est en droit de douter si plus d’un cinquième du travail donné aux manufactures, — soit celui de trois cent mille mains, — est appliqué à la production des objets exportés ; mais pour éviter toute possibilité d’erreur, nous pouvons l’évaluer à un tiers, — cinq cent mille individus ; — c’est un contre huit de ceux dont le travail est, comme nous l’avons vu, fourni par les nations agricoles qui se trouvent elles-mêmes forcées de considérer la Grande-Bretagne comme un marché.
Le compte entre ce pays et le globe nous semble s’établir ainsi :
Doit | Avoir | |
Au travail de quatre millions d’individus employés dans la Grande-Bretagne, et nourris, vêtus et logés par d’autres nations. | Par le travail d’un demi-million d’individus, — hommes, femmes, enfants, — employés à la sorte la plus infime des labeurs de conversion. | |
Au sucre, thé, café, tabac, fruit et autres denrées nécessaires pour la consommation de vingt-huit millions d’individus. | Par une petite portion des matières premières fournies. | |
Au coton, lin, soie, chanvre, bois et autres matières premières nécessaires pour consommation domestique et pour exportation. |
Le changement ci-dessus exposé dans le mouvement de ces deux grandes sociétés est le plus remarquable qui dans l’histoire ait été accompli dans un si court laps de temps. Il n’y a que quarante ans, la Grande-Bretagne entretenait un grand commerce avec le globe, — donnant blé, laine et autres de ses productions sous la forme de drap et de fer contre coton, thé, café, sucre, riz et fruits. Aujourd’hui ce commerce a complètement disparu — pour faire place à un trafic entrepris pour le globe, qui consiste à prendre blé, laine, sucre, café et coton, et à les renvoyer sous forme de filés de laine, de drap et de fer. C’est précisément l’inverse de tout cela que nous trouvons dans le mouvement de la France. Il n’y a que quarante ans, le commerce entier de ce pays avec les nations étrangères ne s’élevait qu’à 500.000.000 francs. Il monte aujourd’hui, comme nous avons vu, à 1.400.000.,000, et il n’a pas perdu son caractère primitif. La France est dépendante pour les matières premières très-peu plus qu’il n’est nécessaire pour mettre ses cultivateurs à même de condenser leurs masses de subsistance, de manière à les expédier à peu de frais au dehors.
Il y a quarante ans, la Grande-Bretagne se nourrissait elle-même et avait environ une valeur de deux cents millions de dollars en productions de son sol à donner au monde, en échange contre les utilités nécessaires à la consommation de ses populations. Aujourd’hui, elle a quatre millions de sa population qu’elle ne peut nourrir ; et elle n’a, de fait, rien de son crû à donner aux autres nations, en échange contre l’énorme quantité de produits étrangers qui se consomment chez elle. Elle est devenue un pur trafiquant en denrées des autres pays — changeant leur forme à l’aide du travail fourni par les populations de ces pays, et vivant entièrement sur la taxe ainsi imposée au globe entier. Comment cela s’est-il accompli ? Un examen du mouvement de l’article coton va nous le montrer.
Pour 800.000.000 livres de coton exportés de l’Inde à la Gr. Bretagne, ceux qui le cultivent reçoivent au plus 1 cent et demi par livre, en tout | 1.200.000 | doll. |
Admettant que cela ne serve à fabriquer que 360,000,000 d’aunes de cotonnades, le coût de la même quantité de coton réexpédiée à l’Inde, au prix moyen des exportations de cotonnades d’Angleterre, — 7 cents par aune donneraient | 25.000.000 | doll.[62] |
À quoi il faut ajouter, pour les nombreuses charges pour le transport, et dans l’Inde pour la distribution aux consommateurs, une somme supposons de | 10.000.000 | doll. |
Formant un total de | 35.200.000 | doll. |
et laissant pour être fournie par l’Inde la somme de 34.000.000 dollars, — ce qui est la différence entre la matière première et l’utilité qu’elle sert à fabriquer, une somme suffisante pour absorber la plus grande partie, sinon le tout du sucre, de l’opium, de l’indigo qu’elle exporte, pour laquelle, de fait, elle ne reçoit rien,— et dont la culture va épuisant rapidement son sol. Ces 34.000.000 dollars sont requis pour le paiement des gros salaires des fonctionnaires anglais, — les dividendes de la Compagnie de l’Inde, — les frais, profits et les mille charges de la nombreuse population qui s’interpose entre le pauvre Indien qui cultive le coton, et ses voisins qui font croître le sucre ou le riz, et ont besoin de consommer de la cotonnade.
Un examen sur le négoce entier, relatif au coton, donnera, le lecteur va le voir, un résultat précisément semblable. Il y a quarante ans, l’importation du coton en Angleterre était de 96.000.000 liv., et obtenait 20 deniers 1/2 par livre, — ce qui donne 8.200.000 liv. st[63].
Trente ans plus tard, le mouvement du négoce, d’après la même autorité, était ainsi :
Matière première 500.000.000 de livres à 5 deniers par livre. | 10.000.000 | liv. |
Salaires de 542.000 filateurs, tisseurs, blanchisseurs, etc., à 24 liv. par an par tête. | 13.000.000 | |
Salaires de 80.000 mécaniciens, faiseurs de machines, serruriers, maçons, menuisiers, à 50 liv. par an par tête. | 4.000.000 | |
Profits des manufacturiers, salaires de surintendance, sommes pour acheter les matières de l’outillage, houille, etc. | 9.000.000 | |
--------------- | ||
Total. | 36.000.000 |
Nous voyons là que tandis que les matières premières consommées étaient cinq fois plus considérables, le prix de vente en Angleterre était plus élevé d’un peu plus que 20 pour cent. Si nous considérons cependant qu’à chaque degré de cette hausse on a dû nécessairement, par suite de l’épuisement incessant de la terre en culture, recourir à des terres de plus en plus éloignées, ce qui a produit augmentation constante dans le coût de transport, et si nous déduisons la charge domestique ainsi créée, et ensemble les frets, magasinages, courtages et autres charges sur cette quantité immense, nous trouvons que ces 500.000.000 livres, n’auraient pas donné à leurs producteurs plus de 5.000.000 livres, c’est-à-dire moins que ce que, trente ans auparavant, ont reçu les producteurs de 96.000.000, et c’est moins aussi qu’il ne fallait pour payer le dommage causé à la terre — en laissant de côté le coût de culture[64].
Les 5.000.000 de liv.sterl. ainsi payés pour l’usage de tant de millions d’acres, deviennent 3.000.000 avant d’avoir quitté la fabrique ; et pourtant, comme nous avons vu, les transformations effectuées sur tout cela sont de celles qui ne demandent que les plus infimes sortes d’habileté. De là, ces articles passent en Turquie, dans l’Inde, l’Irlande et le Portugal, la Jamaïque et l’Espagne, les États-Unis et le Canada ; et avant d’arriver aux consommateurs, ils ne sont pas devenus moins que 60.000.000 liv. sterl., dont environ un douzième va au cultivateur du coton, tandis que les autres douzièmes sont absorbés en route entre ceux qui ont converti le coton brut et ceux qui ont usé l’étoffe, — donnant l’entretien à des mille et dizaines de mille individus employés à obstruer les rouages de commerce. Les conséquences se manifestent dans le fait que le planteur — tout importante que soit son utilité — n’obtient nulle part l’outillage convenable pour la culture ; que ses terres sont partout épuisées et que l’asservissement devient de plus en plus, d’année en année, le lot des travailleurs des pays à coton. Tels sont les résultats nécessaires du système qui vise à avilir les matières premières de fabrique et à augmenter la différence entre leur prix et celui des utilités qui se fabriquent avec elles.
Onze douzièmes ou cinquante-cinq millions liv. sterl. sont partagés par les individus d’intermédiaires, — et de cette énorme somme, les trois quarts probablement se concentrent sur les propriétaires anglais de navires, d’usines et autres appareils d’échange et de transformation. Pour payer cela, il faut que les nations agricoles envoient en Angleterre d’énormes quantités de thé, café, sucre, indigo et autres articles — en même temps qu’eux-mêmes subissent par jour déperdition de plus de travail qu’il n’en est employé par mois dans toutes les mines et usines du Royaume-Uni. De là leur impuissance d’obtenir un outillage amélioré, et de là la nécessité où ils sont partout de borner leur culture aux sols de qualité inférieure.
L’avilissement du prix du coton a eu pour effet direct de forcer le travail dans la production du sucre avec un effet semblable, — en permettant au peuple anglais d’obtenir trois livres pour le prix qu’on payait pour une, mais en ruinant la population de la Jamaïque. La baisse dans le prix du sucre force le travail dans la production du café, dont, à son tour, le prix s’abaisse ; — car il y a une solidarité d’intérêt — de prospérité ou d’adversité — parmi tous les cultivateurs du globe. Les fermiers des États-Unis et d’Allemagne ont été atteints par le chômage des fabriques d’Irlande, qui a eu pour effet de diminuer la consommation irlandaise de subsistances, et de forcer des quantités considérables sur le marché anglais. Les planteurs ont été atteints parce que cela non-seulement arrêtait la consommation du coton parmi le peuple d’Irlande lui-même, mais de plus, en forçant de grandes quantités de travail sur l’Angleterre, — diminuait la faculté du travailleur anglais de consommer tant coton que subsistances. Que toutes les sociétés prospèrent par la prospérité de toutes les autres et que toutes souffrent de l’atteinte reçue par les autres, c’est une vérité qu’on arrivera quelque jour à admettre ; et dès lors, on verra les fermiers et les planteurs du globe combiner ensemble pour imposer le maintien dans la conduite des affaires publiques d’une ferme moralité, — visant à l’avancement des intérêts de commerce et à leur propre émancipation de la tyrannie du trafic.
Il en est ainsi pour les travailleurs du globe entier. Tout ce qui tend à détériorer la condition de ceux de l’Inde est préjudiciable à ceux de France et d’Angleterre ; d’où il suit que ces nations trouveraient profit à mettre dans leurs relations internationales la même moralité que celle qui convient d’homme à homme. L’avilissement des prix du sucre et du coton, et l’asservissement qui s’en suit pour les producteurs de ces denrées, ne sont que des conséquences du système qui a si fort tendu à l’asservissement des travailleurs du fer et du coton, — ce système qui a tellement cherché à anéantir la faculté d’association et de combinaison partout en dehors de la Grande-Bretagne[65].
La tendance du mouvement de la France est l’inverse de ce que nous venons de décrire. Toute considérable qu’est devenue sa production agricole et tout rapide qu’a été son accroissement, elle a trouvé un marché domestique pour le tout ; et les conséquences se manifestent dans le fait que les prix de son blé, de sa soie, de sa laine se sont non-seulement maintenus, mais élevés, — mettant ainsi le fermier largement à même d’augmenter sa consommation de coton et de sucre, et le relevant en même temps de la nécessité de presser sur le marché du monde avec son blé. L’effet général sur la condition de la population employée dans l’agriculture se trouve dans ce fait important que tandis que la production totale prend un tel accroissement, la quote part retenue par le travailleur va s’augmentant rapidement ; et tandis que les salaires s’élèvent, la terre acquiert journellement plus de valeur, au grand avantage de ses propriétaires[66].
La différence essentielle entre les deux systèmes consiste en ce que — celui de la France vise au rapprochement des prix des matières premières et des utilités achevées, — ce qui est toujours un caractère de civilisation ; tandis que celui de la Grande-Bretagne vise à rendre leur écart plus prononcé, — ce qui est toujours un symptôme de marche de la barbarie.
Plus ces prix se rapprochent, plus il y a tendance à ce que s’élève la condition du travailleur agricole et à ce que la société prenne des bases plus profondes et plus solides ; et c’est pourquoi nous voyons en France s’accroître fortement la part proportionnelle de force physique et intellectuelle donnée à l’œuvre d’augmenter la quantité des utilités susceptibles d’être transportées, converties ou consommées.
C’est l’inverse de ces faits que nous observons dans la Grande-Bretagne ; le petit propriétaire, qui cultivait son propre champ, ayant disparu pour être remplacé par des tenanciers à volonté, — employant des journaliers sans intérêt dans le travail qu’ils sont requis d’accomplir, et qui n’ont que le cabaret où employer le temps qu’on ne leur demande pas de donner en échange contre la pitance du salaire qu’ils reçoivent[67]. Depuis que les cottages ont partout été jetés bas, à mesure que les palais se sont élevés, le travailleur est tenu de consacrer une grande partie de la force, résultat de la consommation d’aliments au travail de changer de lieu, — ayant à parcourir des milles pour aller et revenir de la ferme sur laquelle il est employé. La profession de fermier devient de plus en plus un pur trafic, et les propriétaires se livrent d’année en année, de plus en plus à l’absentéisme, se faisant représenter par des agents plus ou moins enclins à user de leurs pouvoirs pour leur propre avantage, aux dépens du propriétaire d’un côté, et du tenancier de l’autre. Les grands propriétaires — gênés par les hypothèques et les constitutions de rentes, — sont forcés de laisser l’œuvre d’amélioration au tenancier, tout en lui refusant la sécurité d’un bail[68]. Les bâtiments d’exploitation sont mauvais, offrant un contraste fâcheux avec « les commodes et vastes bâtiments de ferme dont la Belgique, la Hollande, le sud de la France et les provinces Rhénanes[69],tous pays où la terre est tenue par petits domaines, et en grande partie cultivée par l’homme qui, — en étant le propriétaire, — est induit de toute manière non-seulement à la tenir en ordre, mais à développer au plus haut point ses pouvoirs de production. Les propriétaires souffrent, car ils reçoivent une faible rente comparée aux prodigieux avantages dont jouit leur terre, d’avoir un marché sous la main pour tous les produits, et aussi un marché où se verse une telle quantité d’engrais provenant du raffinement et de la conversion d’une si grande partie des matières premières du monde. Le travailleur souffre de n’être regardé que comme un instrument aux mains du trafiquant qui le rejettera à tout moment, aussi aisément qu’on rejette un chapeau usé ou un gant. Les salaires sur lesquels il doit entretenir sa famille varient de 6 sch. à 9 sch. par semaine ; — et sur cela il lui faut payer 2 sch. pour le loyer de son cottage ; si bien qu’il lui reste environ 20 cents par jour pour pourvoir à la nourriture, le vêtement et les autres besoins de sa famille, et l’éducation de ses enfants[70].
Le cottage dont le loyer absorbe un quart de la totalité de son travail, est généralement, tous les rapports au parlement en font foi, dans un état de délabrement, et presque toujours si resserré, que les habitants mariés et non mariés, hommes, femmes, enfants, au mépris de toute décence, doivent coucher dans la même chambre, et souvent dans le même lit[71]. Tout mauvais que soit l’état de ces cottages, leur nombre va toujours diminuant et le travailleur est de plus en plus contraint à chercher refuge au village. Comme spécimen de la condition de beaucoup de ces villages, M. Caird donne la description suivante du spectacle qui se présente au voyageur qui visite les rives de la Tweed : « L’œil se repose avec délices sur la riche et fertile vallée, à travers laquelle la rivière serpente en gracieux détours, là ombragée par des groupes d’arbres magnifiques, là glissant lentement entre de longues îles, couvertes de moissons dorées. Tout auprès est le village lui-même, le vrai type de la malpropreté et de la négligence. De misérables maisons plantées çà et là sans ordre, — des ordures de toutes sortes répandues ou amoncelées le long des murs. » Chevaux, vaches et cochons logés sous le même toit avec leurs propriétaires et entrant par la même porte ; — souvent un toit à porc au-dessous de l’unique fenêtre de l’habitation ; — 300 âmes, 60 maisons, 50 vaches, outre les pigeons, les cochons et la volaille, — tel est le village de Wark dans le Northumberland. » — Nous avions, ajoute-t-il, rencontré dans quelques-uns des plus misérables villages de l’Irlande plus de pauvreté qu’ici, mais rien de plus abject en malpropreté et en ordures[72].
C’est dans de telles circonstances que la partie agricole de la population décline continûment[73], avec une diminution constante de la faculté de payer pour les produits des autres pays, — et une nécessité correspondante d’accroître les efforts pour réduire le prix du coton, sucre, café et laine, — et un accroissement correspondant dans la tendance vers l’asservissement de l’homme sur tout le globe.
Beaucoup de cela se dirait avec autant de vérité à propos de la France ; une partie de sa population, comme le lecteur l’a déjà vu, est mal nourrie, vêtue et logée. Il s’agit cependant d’une question de progrès ; et il est très certain que la condition des travailleurs ruraux de cette contrée s’est améliorée bien plus vite[74] que celle des gens de même profession en Angleterre ; et cependant ils ont été soumis à une centralisation politique de la sorte la plus épuisante. Leur progrès aussi a été et est retardé par l’action du système anglais. Que les populations de la Jamaïque et du Portugal soient plus prospères, qu’elles extraient leur minerai, et se construisent des machines, — elles auront plus d’utilités à donner à la France et pourront lui acheter davantage. Que celles de la Caroline fassent de grossières cotonnades et augmentent la fertilité de leur terre, elles éprouveront davantage le besoin des soieries de France et des tableaux d’Italie. Le pouvoir d’acheter dépend du pouvoir de vendre, et tous les pays de l’Europe sont retardés dans leur mouvement par la diminution du pouvoir de produire, résultant de l’existence d’un système basé sur l’idée d’accroître la différence entre les prix des matières et ceux des utilités achevées, — et ainsi d’asservir le travailleur agricole. Nonobstant tous ces obstacles, la population française devient de jour en jour plus apte à payer pour les produits des autres pays, et cela vient de ce que la politique vise à augmenter la concurrence pour l’achat des produits bruts de la terre et à élever la condition de l’agriculteur ; tandis que celle d’Angleterre cherche à augmenter la concurrence pour la vente de tels produits, et à faire disparaître parmi sa population, toute cette grande classe qui d’ordinaire se tenait entre le simple journalier et le grand propriétaire non résidant[75].
§ 12. — Dépendance croissante de l’Angleterre, résultat de sa poursuite d’une politique purement trafiquante.
Le chiffre total des individus de tout sexe et de tout âge employés dans la Grande-Bretagne à la production des filés et des tissus, à celle du fer, à la poterie et d’autres utilités semblables au moyen desquelles ce pays non-seulement paye pour tous les envois nécessaires à sa nombreuse population, mais se trouve à même de mettre les producteurs de ces envois tellement en dette, est de beaucoup au-dessous d’un million, c’est un fait de toute certitude ; il est même très-probable qu’il ne va pas à quatre cent mille. Que des quantités considérables d’envois soient reçues, et qu’on donne très peu en retour, c’est un fait qui n’admet point le doute ; comme aussi que la conviction de son existence doit tôt ou tard éclore chez les sociétés agricoles du globe. Le jour où il sera compris, ces sociétés viendront à conclure qu’elles peuvent aussi bien extraire et fondre leurs minerais, filer et tresser leur propre coton et faire leur propre poterie ; et alors elles diront à ce petit nombre d’individus : — « Venez chez nous fondre le minerai, fabriquer le fer, filer le fil et tisser l’étoffe. » Le jour où elles se mettront à faire chez elles ce qui se fait aujourd’hui en Angleterre, au lieu de nourrir quatre millions d’individus, elles n’en auront à nourrir qu’un million ; et au lieu de donner de si prodigieuses masses de coton, de sucre, café, thé, bois de charpente, matières tinctoriales et autres produits bruts en échange d’un peu de grossiers tissus et de très-peu de fer, elles auront le tout de cette immense quantité à appliquer à l’achat d’un outillage perfectionné, ou des conforts et des jouissances de la vie. Quelle sera cependant dans ces circonstances la condition de la société anglaise, — qui aura quatre millions d’individus à nourrir et plus de vingt autres millions dépendants du trafic à l’étranger pour être fournis de toutes les jouissances et de beaucoup des nécessités de la vie ? Les besoins existeront encore, mais où seront les utilités avec lesquelles payer les envois ? Nulle part, — car la Grande-Bretagne n’a de son crû rien à vendre. Toutes ses accumulations et la plus grande partie des fournitures nécessaires à sa population et à l’entretien de son gouvernement dérivent de profits — faits en achetant le coton, la laine, le blé et les autres produits bruts à vil prix, et les revendant cher ; et du moment que ces profits ne seront plus faisables, elle cessera d’avoir le pouvoir de nourrir ou de vêtir sa population, à moins d’un changement total de système.
Un tel changement visera à élever le travailleur au lieu de le déprimer, — à développer ses facultés au lieu de les comprimer, — à faire de lui un homme au lieu d’une pure machine[76], — à développer le commerce parle développement des pouvoirs scientifiques et artistiques de la population, — et non à augmenter le pouvoir du trafic par mille ruses pour chasser le pauvre Hindou de son métier à tisser, et pour empêcher les différentes nations du globe de se servir elles-mêmes des dons de Dieu, sous la forme de houille, de métaux, de vapeur et d’autres pouvoirs. Un tel changement cependant demandera beaucoup de temps, — la tendance du système pendant une si longue période ayant été d’abrutir le travailleur et le réduire à une condition qui est à peu près l’esclavage[77].
Quel sera cependant l’effet sur la France du changement de politique dont nous parlons, de la part de l’Irlande, la Turquie, le Portugal, le Brésil, l’Inde, les États-Unis et les autres contrées ? Sera-t-elle placée dans la même position ? Non, parce que sa politique est complètement d’élaborer et de perfectionner ses propres produits bruts et ceux des autres pays reçus en échange. Avec elle, en règle générale, la valeur des matières ne comporte qu’une faible proportion à celle des utilités achevées ; et tandis qu’elle envoie de par le globe les plus belles soieries et les plus beaux draps, les vins, la porcelaine, sa rivale exporte des filés de coton, des couvertures, de la houille, du fer en gueuse et en barre, et de la poterie. L’une aspire à marcher en tête du monde, l’autre cherche à le sous-travailler. Dans l’une, le goût artistique est de jour en jour stimulé de plus en plus à l’action ; tandis que dans l’autre la tendance à faire de l’homme une pure machine s’accroît d’année en année. L’une vise à avilir le prix du travail et de la terre ; tandis que la politique de l’autre tend à élever le prix des deux.
Ceux qui désireraient invalider l’une, n’auront besoin que de l’habileté du genre le plus infime, — qui se peut acquérir en très peu de temps ; tandis que ceux qui chercheraient à supplanter l’autre auront besoin d’une habileté qui ne s’acquiert qu’après beaucoup d’années d’application, et un goût qui ne peut se développer que par un facile accès aux œuvres d’art ; et quels que puissent être leurs progrès, la France continuera à garder l’avance.
Comme preuve qu’il en sera ainsi, il nous suffit de prendre les tableaux des exportations. Nous voyons que les acheteurs de marchandises françaises se trouvent surtout dans les pays qui sont depuis longtemps grands manufacturiers, et qui sont eux-mêmes jaloux de lutter avec la France.
Angleterre | 250.000.000 | fr. |
États-Unis | 162.000.000 | |
Belgique | 121.000.000 | |
Sardaigne | 72.000.000 | |
Espagne | 65.000.000 | |
Suisse | 58.000.000 | |
Zollverein | 42.000.000 | |
Russie | 14.000.000 | |
Villes Hanséatiques | 13.000.000 | |
Hollande | 15.000.000 |
En ajoutant pour la colonie d’Algérie 103.000.000, nous avons 905.000.000 fr. pour l’exportation en 1852, —laissant 345.000.000 pour le reste du globe ; et presque toute cette balance se divise de manière à montrer que la France préside partout aux goûts des parties les plus raffinées des différentes sociétés du monde. Elle est par conséquent si loin de craindre concurrence, qu’elle a raison de la désirer, — sachant qu’à chaque augmentation ailleurs du pouvoir de fabriquer les tissus de coton et de laine, et le fer, il y aura accroissement de demande à ses ateliers pour les articles qui exigent ce haut développement de faculté artistique qu’elle seule peut fournir.
Venant à l’Angleterre, nous trouvons que ses exportations aux parties avancées de l’Europe, c’est-à-dire à l’Europe, en excluant la Turquie, l’Italie et le Portugal, ne s’élèvent qu’à 19.000.000 liv.
Tandis que les matières premières qui ont reçu la simple modification du filage et qui ne vont qu’aux pays manufacturiers, montent à eux seuls à 10.000.000.
En ajoutant les métaux non ouvrés et la houille envoyés aux autres pays, nous aurons la balance complète, l’Angleterre n’ayant en fait que très-peu à envoyer à tout pays qui est lui-même en progrès de civilisation[78].
À notre pays, les exportations dans cette même année 1852, ont déposé 16.000.000 livr. ; mais presque tout le montant consiste en grosses cotonnades et gros lainages, fer et autres articles qui ne demandent que peu d’habileté et de goût, tandis que de la France ont été importés presque tous ceux qui exigent l’habileté artistique. Déduisant les deux sommes ci-dessus, il ne reste pas moins de 38.000.000 livres ou plus de la moitié du total pour l’Inde, l’Australie, et les autres colonies, — et pour Portugal, Turquie, Buenos-Aires, Mexico et autres pays, — où il n’existe point de manufactures et où par conséquent se trouvent les symptômes de barbarie, — les matières premières étant avilies, tandis que les utilités achevées sont chères.
Le système de la France est basé sur l’idée du développement de commerce, — résultant de la condensation des produits bruts sous la forme la moins encombrante ; et de l’émancipation du cultivateur de la taxe de transport. Le commerce s’accroît avec l’accroissement des pouvoirs de l’homme ; et conséquemment la France profitera, par l’adoption dans d’autres pays, du système qui a été si bien pratiqué chez elle.
Le système de l’Angleterre est basé sur l’idée de la suprématie du trafic, et l’augmentation de la taxe du transport. Le trafic s’accroît avec l’accroissement des disettes de l’homme ; et par conséquent l’Angleterre souffrira de tout système conduisant dans les autres pays au développement des facultés et à l’accroissement dans les pouvoirs de l’homme.
Mais, demandera-t-on, comment les différentes sociétés pourront-elles accomplir l’œuvre suggérée ? Toutes sont pauvres et semblent devoir rester pauvres. Elles le resteront tant qu’elles continueront l’œuvre de détruire le capital comme elles font aujourd’hui, tandis qu’elles devraient commencer par établir cette circulation de services qui constitue la société et économise le travail. L’Irlande nourrit quotidiennement une population de plus de sept millions d’individus — qui, tous, consomment du capital, tandis que bien peu sont producteurs de quelque chose qui représente les choses consommées. Plus des trois quarts du pouvoir physique et intellectuel de ce pays s’en vont en pure perte ; mais cette déperdition cessera du jour où À et B seront mis à même d’échanger des services avec C et D, et que chacun et tous seront en état d’échanger avec d’autres. En estimant la déperdition équivaloir rien qu’au travail de deux millions d’hommes et de femmes, et la valeur de ce qu’ils pourraient produire, rien qu’à un demi-dollar par jour, nous aurons par jour une somme d’un million de dollars, soit une somme annuelle de 300.000.000 dollars. L’effet de ce travail, en utilisant la houille, le minerai et les mille autres articles aujourd’hui sans utilité, dont ces millions d’individus inoccupés sont entourés, serait d’ajouter moitié en plus par année à la valeur de la terre en culture. » Et là, nous avons une somme annuelle dépassant de beaucoup la valeur totale de tout l’outillage pour exploiter la houille, fondre le minerai de fer, filer et tisser le coton, la laine, la soie, employés aujourd’hui dans la Grande-Bretagne. Quant à l’Inde, nous y voyons une population de 100 millions d’individus et les pouvoirs des neuf dixièmes perdus faute de commerce. Donnez-leur cela, et le capital va éclore à un chiffre bien autrement considérable que celui de l’outillage de la Grande-Bretagne et de la France réunies. Jetons les yeux sur la Caroline, l’Alabama et la Louisiane, nous voyons des millions d’individus dans une situation précisément semblable ; et, cependant, tous doivent être nourris, vêtus, logés, entretenus pour le travail journalier. La perte journalière ici représente plus que la somme annuelle d’habileté et de travail donnée par l’Angleterre pour la conversion du coton et de la laine, du fer, cuivre, étain qu’ils peuvent fournir à l’achat. Laissez les emplois se diversifier, et cette perte cessera, et il se trouvera que le capital existe en grande abondance. Il en est de même partout. Mexique et Pérou, Turquie et Portugal, auront une abondante provision de capital dès qu’ils modifieront leur politique de manière à produire dans la société cette circulation qui est nécessaire pour assurer que chaque homme est mis à même de vendre ses propres pouvoirs et devenir un concurrent pour l’achat des pouvoirs d’autrui. Toute force résulte de mouvement ; et c’est uniquement parce que le mouvement fait défaut dans la société d’Irlande, de la Chine et de la Caroline, que ces sociétés restent pauvres.
Dans tous pays, le capital s’accumule en rapport exact avec l’économie du pouvoir humain. » Pour que ce pouvoir s’économise, il faut qu’existent dans la société des différences résultant du développement des diverses facultés des hommes. La politique commerciale de la France tend dans cette direction, et c’est pourquoi la France s’enrichit, tandis que, par manque de cette politique, la Turquie, le Portugal, l’Irlande et l’Inde déclinent de jour en jour ; — déclin dont la raison claire et simple est que dans chacun de ces pays, il y a une déperdition forcée de capital qui s’élève par semaine à plus que la valeur annuelle des produits de manufacture qu’ils consomment aujourd’hui. Faites qu’ils soient émancipés de la domination du trafic, — qu’ils aient commerce domestique, — et aussitôt ils auront dix fois plus à vendre et seront à même d’acheter dix fois plus qu’à présent, — devenant de plus gros consommateurs pour les producteurs de coton et de sucre d’une part, et pour les fabricants de soieries et de rubans d’autre part ; et ajoutant ainsi au marché de ces derniers par l’accroissement de la demande pour les produits des premiers. Il y a parfaite harmonie des intérêts internationaux, et c’est une erreur des plus grandes que de supposer qu’une nation puisse d’une manière durable profiter aux dépens des autres.
Le système français vise spécialement à l’élargissement de la base agricole ; ses effets se manifestent dans une ferme diminution de la quote part du produit du travail allant à l’entretien des autres classes de la société, et dans une diminution qui s’ensuit dans le chiffre proportionnel de ces dernières, comparé à la masse qui compose la société. Le commerce est là, corrigeant graduellement avec efficacité, les maux résultant de la centralisation politique sous laquelle la France a si longtemps souffert.
Le système anglais, au contraire, vise au resserrement de la société ; et la grande-Bretagne présente aujourd’hui le spectacle d’une grande société qui repose entièrement sur les épaules de probablement moins d’un demi-million d’hommes, femmes et enfants, constamment en guerre contre ceux qui les emploient. » — Les premiers, désireux d’amener un état de choses dans lequel il soit reconnu qu’ils sont réellement les êtres humains décrits par Adam Smith, tandis que les derniers persistent, avec sir James Graham[79], à ne voir en eux que de purs instruments à l’usage du trafic. Ici, la société a déjà pris la forme d’une pyramide renversée[80].
D’après cela, nous pouvons facilement compter sur la solidité de la politique commerciale de l’une des deux nations, nonobstant les chocs de révolutions répétées ; et pour l’excessive instabilité de la politique trafiquante de l’autre, quoique les révolutions politiques[81] soient chez elle inconnues. L’une, après longue expérience, a jus- tement annoncé au monde par le président du conseil, M. Baroche, sa détermination « formelle » de rejeter le principe du libre échange, comme incompatible avec la sécurité d’une grande nation et comme destructeur de ses plus belles manufactures. « Nul doute, a-t-il ajouté, que nos tarifs douaniers ne contiennent des prohibitions inutiles et surannées, et nous pensons qu’elles doivent être effacées ; mais la protection est nécessaire à nos manufactures. Cette protection ne doit pas être aveugle, non modifiable ou excessive ; mais le principe en doit être maintenu avec fermeté. » L’autre, au contraire, a changé son système à plusieurs reprises, et surtout dans les trente-cinq dernières années. Jusqu’en 1825, elle a été entassant protection sur protection ; mais depuis cette époque, sa politique a subi altération sur altération, jusqu’à ce que la forme de celle actuelle ait perdu à peu près toute ressemblance avec celle de l’époque de Georges III, quoique l’esprit reste le même.
L’une est calme, tranquille et confiante dans son mouvement en avant ; tandis que l’autre, agitée, hésitante, est sans cesse engagée dans des guerres pour l’extension du commerce, — guerres militaires conduites par des soldats et des marins, des amiraux et des généraux, — et guerres de trafiquants, conduites au moyen « d’énormes capitaux dirigés de manière à prévenir ou écraser la concurrence au dehors ou au dedans.
L’une devient rapidement le guide des nations avancées de l’Europe, tandis que l’autre s’entoure graduellement des ruines de nations, naguère importantes, qui ont été ses amies.
La politique de l’une est en accord avec les vues de son illustre fondateur Colbert et avec celles d’Adam Smith, alors qu’il enseigne « que le pays qui, dans ses cargaisons, compte le plus de produits nationaux et le moins de produits étrangers, doit toujours être celui qui bénéficie davantage. » L’autre est en harmonie avec les doctrines de sir Robert Peel, qui enseigne que « le principe du gouvernement anglais doit se trouver dans la simple détermination « d’acheter sur le marché le plus bas et de vendre sur le marché le plus cher, » — achetant le travail étranger et domestique à bas prix et le vendant cher au dehors et à l’intérieur[82].
Tandis que l’une ne présente pas un seul fait à l’appui de la théorie d’excès de population, l’histoire de ses progrès est un vaste arsenal de faits tendant à la démonstration de cette grande vérité : que les trésors de la terre sont illimités et n’attendent que les demandes de l’homme pour se mettre à son service. L’autre, au contraire, a enfanté la théorie malthusienne et fournit chez elle et au dehors tous les phénomènes qui semblent pouvoir lui prêter appui[83].
L’une acquiert d’année en année plus de force et d’influence, tandis que l’autre est en déclin continu sous ce double rapport. À quel point ce déclin, qui s’est récemment manifesté avec tant d’énergie, est dû à la marche de la politique ci-dessus, le lecteur peut maintenant l’apprécier par lui-même. Dans tous les pays et à tous les âges, la centralisation, l’excès de population, le déclin physique et intellectuel ont marché de compagnie ; et c’est la raison pour laquelle la prospérité n’a jamais résulté d’une tentative pour établir et étendre la domination du trafic. Dans aucun pays cette tentative n’a jamais été plus continue et consistante que dans le pays en question ; et c’est pourquoi tous les phénomènes que l’An- gleterre présente aujourd’hui sont ceux de centralisation croissante et de déclin, symptômes d’une mort prochaine.
L’époque de Périclès est celle de la plus grande splendeur d’Athènes ; mais cette splendeur n’était que l’avant-coureur du déclin et de la mort politique, — le nombre des petits propriétaires ayant déjà diminué ; la terre allant, se monopolisant de plus en plus ; et les hommes arrivant à être regardés à peu près comme de pures machines. L’époque la plus brillante de Rome fut celle des Antonins ; mais même alors elle penchait vers sa chute qui était si voisine. Comme ç’avait été le cas pour Athènes, la base de l’édifice social s’était graduellement rétrécie, — le libre travailleur ayant disparu du sol et la terre elle-même formant investiture à des propriétaires absents. Les mêmes causes produisent les mêmes effets, et l’historien des temps futurs trouvera probablement que la période de la plus grande splendeur de l’Angleterre a été celle où la propriété foncière est devenue le privilège de quelques hommes, — celle où le libre travailleur allait disparaissant graduellement du sol, celle où l’on inventait la doctrine malthusienne, — et celle où l’homme devenait de jour en jour davantage un pur instrument à l’usage du trafic[84].
CHAPITRE XXIII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
La fin des guerres de la Révolution française, en 1815, apporta avec elle la paix dont l’arrivée fut saluée comme le précurseur de la prospérité et du bonheur universel ; mais au lieu de cela, ce fut la ruine universelle. Les usines et les hauts-fourneaux des États-Unis et de l’Europe continentale se fermèrent presque partout, parce que les cultivateurs n’étaient pas en mesure d’acheter du drap ou du fer ; et partout les fermiers allaient se ruinant par suite de l’inaptitude des charpentiers et maçons, fileurs et tisserands, mineurs et ouvriers des hauts-fourneaux à acheter les subsistances. On en a donné pour raison que l’effort physique et intellectuel qui, pendant tant d’années, avait été consacré à l’œuvre de détruire, s’appliquait dès lors à la production ; mais comment ce changement — impliquant, comme il le faisait, une grande augmentation dans la somme d’utilités requises pour l’usage de l’homme, — pouvait-il produire de tels effets, on ne l’expliquait pas. La cause réelle était, que la paix apporta avec elle la destruction du commerce et la suprématie du trafic. Sous le système continental, des manufactures avaient éclos en Allemagne et en Russie et dans d’autres des principaux pays de l’Europe, en même temps que les mesures qui interrompirent les relations avec la Grande-Bretagne, et la guerre qui les suivit avaient produit le même effet aux États-Unis. Avec la paix ces manufactures disparurent, et le cultivateur cessa d’être à même de faire des échanges autrement que par le médium des usines et des hauts-fourneaux étrangers ; or, chaque accroissement dans la nécessité de dépendre de l’armateur et du trafiquant est suivi de déclin dans la quote part du produit qui incombe à son producteur. L’homme qui doit aller à un marché doit payer le coût de voyage, n’importe quelle forme puisse prendre ce coût ; et du moment que les usines de l’Allemagne et ses fermiers furent forcés d’aller chercher au dehors un marché pour quelque partie de leurs produits, bien que petite, le prix obtenu pour cette petite quantité détermina le prix de celle de la quantité beaucoup plus considérable consommée à l’intérieur. Le trafiquant réalisa des profits, parce qu’une plus grande demande se fit pour les services qu’il désirait rendre. L’armateur profita, parce qu’il y eut demande pour des vaisseaux. Le fonctionnaire public profita, parce que cela lui donna plus de subsistances pour moins d’argent. Le rentier profita, parce que son cinq pour cent acheta plus de nourriture et d’habillement que dix n’avaient fait auparavant. Le propriétaire foncier souffrit, car il ne recevait plus qu’une faible rente ; et l’ouvrier souffrit, car il ne trouvait pas à rendre ses services. La circulation du travail et de ses produits cessa presque entièrement, et la cessation amena déclin de pouvoir dans les individus et dans les sociétés dont ils faisaient partie.
L’état de choses qui s’était produit ainsi et qui avait fait de la paix une calamité plus grande que la guerre dont on avait été affligé précédemment, conduisit nécessairement à une enquête sur les causes — et à une étude du grand livre d’économie politique, la Richesse des Nations. À chaque page du livre, les lecteurs rencontrèrent l’évidence des avantages supérieurs du commerce sur le trafic ; et de la nécessité absolue d’avoir commerce domestique, s’ils voulaient avoir commerce au dehors. « Le grand commerce de toute nation civilisée », leur disait-on, est celui qui se pratique entre les habitants de la ville et ceux de la campagne, — consistant « dans l’échange des produits bruts contre les produits manufacturés. » Mais ce commerce, ils ne pouvaient l’avoir, car leurs usines s’étaient fermées, et leurs artisans avaient été renvoyés au travail rural.— De plus, ayant trouvé là « que le blé qui croît dans le rayon d’un mille de la ville se vend le même prix que celui qui vient d’une distance de vingt mille », que le dernier « doit payer les frais de culture et de transport au marché », et que le gain du ferest en raison directe de la proximité de ce marché ; ils examinèrent leur situation et trouvèrent que leur marché devenait de jour en jour plus distant, en même temps que croissait constamment la part proportionnelle du produit, requise pour payer le coût de l’apporter.
Puis ils apprirent que le commerce portait avec lui ce double avantage : qu’en même temps « qu’il crée pour le fermier la facilité d’échanger sa laine et son blé contre du drap à user à la maison, il facilite grandement l’accès aux marchés lointains, parce qu’il condense « sous un petit volume » le prix d’une grande quantité de la production. La pièce de drap, par exemple, tout en ne pesant que quatre-vingt livres, contient « en elle le prix non-seulement de quatre-vingt livres de laine, mais parfois celui de quelques milliers de fois le poids de blé consommé par ceux qui ont transformé le produit brut en drap. Sous sa forme originelle, « il ne pouvait que difficilement s’expédier au dehors » ; mais sous celle qu’il a acquise, il pourrait, leur assurait-on, et « comme ils avaient eu sujet de le savoir, être expédié facilement aux points du globe les plus lointains. »
À chaque page de ce grand ouvrage, ils trouvaient l’évidence que s’ils voulaient prospérer, ils ne le pourraient qu’à une seule condition, — cette condition qui veut que le consommateur et le producteur prennent place l’un à côté de l’autre, et qui ainsi rapproche autant que possible les prix des produits bruts et des utilités manufacturées. » Mais comment accomplir cette condition, c’était une question dont la réponse était moins facile. L’Angleterre, qui avait joui d’une paix intérieure, — avait pu consacrer ses forces à l’amélioration de l’outillage nécessaire pour commander aux diverses forces de la nature, qui toutes existent dans le sol et l’atmosphère de l’Allemagne et de la Russie, du Brésil et des États-Unis, ainsi que dans les îles britanniques ; mais le monopole du pouvoir ainsi acquis était soigneusement gardé par une série d’actes de la sorte la plus rigoureuse. Quand donc la population d’Allemagne chercha comment tirer profit du pouvoir de la vapeur et voulut obtenir une machine, elle se trouva arrêtée par une loi qui prohibait l’exportation des machines, tant de ce genre que de tout autre. Voulaient-ils convertir leur blé et leur laine en drap, ils trouvaient que la loi anglaise interdisait de fabriquer pour eux des machines dans les ateliers nationaux, comme aussi d’aller les fabriquer à l’étranger. Voulaient-ils exploiter la houille, ils trouvaient interdiction aux mineurs anglais de s’expatrier. Il y a plus : En même temps que l’Angleterre faisait tout son possible pour les empêcher d’appeler la nature à leur aide, elle grevait de taxes les plus lourdes tous les produits de l’industrie étrangère, dans le but déclaré de se constituer elle-même l’atelier et l’unique atelier du monde.
Étudiant ensuite les discours des hommes d’État d’Angleterre, ils y rencontrèrent des déclarations à l’effet : que n’importe la perte énorme que le peuple anglais pouvait faire en vendant à des prix tellement avilis, il y trouvait en définitive un grand avantage. Le résultat infaillible, déclarait-on ouvertement, doit être d’anéantir l’industrie de toutes ces nations qui s’étaient trouvées protégées par les effets de la guerre et du système continental ; et un brillant avenir indemniserait du sombre présent. En tout ceci les peuples du continent ne pouvaient manquer de voir un effort déterminé pour empêcher les différentes sociétés du monde d’employer « leur capital et leur industrie » dans la voie « qu’elles jugeaient la plus avantageuse pour elles », et lorsqu’ils recouraient à Adam Smith pour avoir son opinion au sujet d’une telle manière d’agir, ils trouvaient qu’il « la dénonçait comme une violation manifeste des droits les plus sacrés des nations » — et qui, par conséquent, justifiait la résistance.
Venant ensuite à Colbert et Cromwell, les hommes qui avaient émis l’exemple de résistance au monopole du trafic et du transport, ils trouvèrent que leur marche avait été une marche de protection pour les intérêts en danger, et que cette protection avait produit tous les effets désirés. L’un avait visé principalement à favoriser le commerce domestique, et sous son système, poursuivi avec une fermeté remarquable, les manufactures avaient beaucoup grandi, et maintenant la France se fournissait à elle-même à si bon marché beaucoup des articles protégés par son système, qu’elle était en mesure d’en fournir le monde. L’autre avait visé principalement au trafic, et l’effet de sa politique avait été de mettre ses concitoyens en état de disposer d’une marine à un fret si modéré, qu’il leur permît de supplanter le monde, et encore de s’enrichir eux-mêmes. Passant aux successeurs de Cromwell, et étudiant la marche suivie par eux et ses effets, on vit que cette protection avait rendu les articles coton à si bon marché en Angleterre, que sa population allait chassant rapidement celle de l’Inde, non-seulement du marché du monde, mais même de son propre marché ; que la protection aux fabriques de laine avait mis les lainages à si bon marché en Angleterre, qu’il excluait la concurrence sur les lointains marchés de Russie et d’Allemagne, où la laine était produite ; que la protection au fer avait créé un tel développement des trésors de la terre, qu’il avait permis au peuple anglais d’en monopoliser la fabrique pour le monde entier ; et cette protection aux fermiers anglais dans leur effort pour amener la division d’emplois, a eu l’effet de les rendre complètement indépendants de marchés étrangers et de les affranchir de l’énorme taxe de transport, d’où a suivi qu’ils peuvent réaliser plus d’argent avec la récolte obtenue, rien que d’un acre, que le fermier de Russie, d’Allemagne ou de l’Ohio ne le peut avec une douzaine d’acres.
Un examen attentif de ces faits leur donna conviction que, s’ils voulaient arriver à obtenir plus de drap et plus de fer en échange d’une quantité donnée de travail ; s’ils voulaient avoir commerce entre eux ; s’ils voulaient créer une demande pour les pouvoirs physiques et intellectuels dont il y avait chez eux déperdition ; s’ils voulaient entretenir commerce avec le monde ; s’ils voulaient regagner une position de puissance qui leur permît de commander le respect des autres nations, — ils ne le pourraient qu’au moyen d’une politique pareille à celle qui a été suivie avec tant de succès par l’Angleterre et par la France ; — une politique qui a eu pour résultat un tel accroissement du pouvoir d’association comme conséquence du développement d’individualité grandement accru parmi la population. Aussi le système qui avait été presque simultanément mis en pratique par ces deux pays fut-il adopté par les principales sociétés, tant de l’Europe que de l’Amérique, — le mouvement en Allemagne qui aboutit, en 1835, à l’union douanière allemande ou Zollverein, ayant commencé en 1820, et la Russie et les États-Unis ayant suivi l’exemple en 1824. Depuis lors, les positions relatives de la France et de l’Angleterre ont complètement changé : — la première ayant continué d’adhérer à la politique qui vise à développer le commerce, tandis que l’autre a dirigé toutes ses énergies sur la consolidation du pouvoir du trafic. Plus tard, cependant, la dernière n’a trouvé d’imitateurs que les États-Unis, — le Danemark et l’Espagne, la Russie, la Suède et l’Allemagne ayant continué de suivre les traces de la France. Voyons les résultats.
Comparé à l’Irlande, l’Inde ou la Turquie, le Danemark est un pays très-pauvre. « Il n’a, dit l’un des voyageurs anglais les plus éclairés, ni métaux, ni minéraux, point de pouvoir de combustible, ni de pouvoir hydraulique. Il n’a aucuns produits ou aucune capacité pour devenir un pays manufacturier qui fournisse au consommateur étranger. N’ayant pas de ports sur la mer du Nord, sa navigation se borne à celle de la Baltique, « et son commerce est naturellement borné à la consommation domestique des nécessités et raffinements de la vie civilisée que l’exportation de son blé et de ses autres produits agricoles le met à même d’importer et de consommer. Il se tient, continue l’écrivain, seul dans un coin du monde, — échangeant le pain et la viande qu’il peut épargner contre des articles qu’il ne peut fabriquer lui-même, et pourtant fabriquant tout ce que son industrie lui permet[85]. »
Cette industrie est protégée par de forts droits de douane établis dans le but avoué de protéger le commerce en rapprochant les producteurs et les consommateurs du pays ; et en affranchissant ainsi le cultivateur de la lourde taxe qui provient de la nécessité d’effectuer des changements de lieu. « La plus grande partie de leurs étoffes pour vêtements, dit M. Laing, le lin, les toiles de lin et coton, et la draperie se fabriquent dans le pays, le chanvre et la laine croissent et sont ouvrés à la ferme ; on les file et tisse à la maison, blanchissage, teinture, tout se fait à la maison ou dans le village[86]. »
La fabrication de vêtements occupe presque toute la population féminine de la campagne et bon nombre d’hommes, durant les mois de l’hiver, et met ainsi en valeur du travail et de l’adresse qui, autrement, seraient perdus, — en même temps qu’elle développe les facultés de tous et les met à même d’entretenir commerce l’un avec l’autre. Avec un différent système, le prix-monnaie du vêtement pourrait temporairement être moindre ; mais alors qu’adviendrait-il de tout ce pouvoir-travail ? Quelle serait sa valeur monnaie ? Le capital demande à être consommé à mesure qu’il se produit d’un jour à l’autre ; et si une fois produit il n’est pas mis en usage, il y aura nécessairement déperdition, comme c’est le cas en Irlande. Le drap est là à bon marché, mais l’homme est à un prix tellement inférieur que non-seulement il va en haillons, mais qu’il meurt de faim, forcé qu’il est d’épuiser son champ et de perdre son travail. « Que gagnerait, demande M. Laing, la nation danoise si la petite partie de sa population qui ne vit que de l’agriculture, avait ses chemises et ses vestes et tous ses autres vêtements à moitié meilleur marché, et si la grande majorité qui aujourd’hui trouve un emploi l’hiver à fabriquer les matériaux de son habillement, moyennant le temps et le travail qui, pendant cette saison, n’ont aucune valeur pour elle, et ne peuvent entrer en compte, restait plongée dans l’inaction par l’effet de la concurrence des produits supérieurs et à meilleur marché des mécaniques et des ateliers[87] ? »
Rien. Le seul bénéfice que l’homme tire du perfectionnement de l’outillage de conversion, c’est d’être mis à même de donner plus de temps de travail et de pensée au développement des pouvoirs de la terre, la grande machine de production ; et en cela il ne peut y avoir d’amélioration sous un système qui vise à l’exportation des produits bruts, à l’envoi des constituants du sol au dehors, et à l’épuisement de la terre.
Le système danois tout entier tend à l’emploi sur place à la fois du travail et du capital, et par conséquent à l’augmentation de richesse, la division de la terre et l’amélioration des modes de culture. Comme une conséquence, il y a un accroissement large et soutenu de la proportion de terre tenue en petites fermes, appartenant aux paysans propriétaires, en même temps que parmi tout le corps agricole il existe un haut degré d’esprit d’entreprise, — qui favorise l’adoption de tous les perfectionnements modernes en agriculture et qui menace, dit M. Laing, d’une rivalité formidable « sur les marchés anglais, les vieux fermiers routiniers et besogneux de l’Angleterre et même nos grands fermiers améliorateurs d’Écosse. »
Il y a soixante-dix ans, les domaines et terres des nobles étaient cultivés par les serfs, tenus de travailler chaque jour sur la ferme principale du seigneur, qui pouvait les faire fouetter ou emprisonner, et les réclamer dans le cas où ils s’enfuyaient de sa terre. Sauf qu’il leur était alloué des cottages et un lopin de champ qu’ils pouvaient mettre en culture lorsque le service sur le domaine du seigneur leur en laissait le temps, leur condition ne différait de celle du nègre de la Caroline qu’en ce qu’ils étaient attachés au sol et ne pouvaient être vendus qu’avec lui. Le lecteur peut apprécier toute l’importance du changement opéré, s’il considère que dans les deux duchés de Holstein et de Schleswich, avec une population de 662.500 âmes, il n’y a pas moins que 125.150 fermes capables d’entretenir dix ou quinze têtes de gros bétail, et qu’elles sont possédées par de petits propriétaires « d’une classe, dit M. Laing, qui correspond aux yeomen, aux francs tenanciers, aux électeurs ruraux du nord de l’Angleterre, tandis que pour la classe des petits tenanciers inférieurs, les cottages proprement dits tenant à loyer une habitation avec cour, un coin de terre pour une ou deux vaches, et recevant des salaires à l’année, le chiffre est 67.000[88]. »
Le plus pauvre même des travailleurs cottagers a un jardin, un peu de terre et une vache[89], et partout on peut voir que l’œil et la main du maître sont actifs ; « tandis que les plus gros fermiers, dit M. Laing, sont au courant de nos expositions de bétail, des travaux de nos sociétés agricoles, sont des hommes d’éducation, initiés à toutes les améliorations agricoles, ont eux-mêmes des sociétés agricoles et des expositions de bétail, et publient leurs rapports et leurs expériences. Ils font usage du guano et de tous les engrais animaux ou chimiques, ont introduit le drainage par tuyaux, la machine à fabriquer les tuyaux et les tuiles, et ne sont point étrangers à l’irrigation sur leurs vieux herbages[90]. »
Partout où la circulation du travail et de ses produits est très rapide, il y a proportion très-large du travail de la communauté à donner au développement des ressources de la terre et à l’augmentation de la quantité d’utilités nécessaires aux usages de l’homme, et là se trouve développée au plus haut degré cette individualité qui tend à engendrer le respect de soi-même. Le système danois tend à maintenir cette circulation, et comme une conséquence : « on ne voit là, dit M. Laing, que bien peu de gens aussi mal vêtus que les ouvriers sans ouvrage ou à demi-salaire, et les journaliers à Édimbourg ; une classe prolétaire à demi-nue et en haillons ne se rencontre pas[91]. »
« L’habitation, ajoute-t-il, est bonne. Le paysan est bien logé dans des maisons bâties en briques et partout un parquet de bois. En dehors du plus humble cottage, la tenue extérieure de la cour, du jardin, des offices, approche plus de celles des demeures de la même classe en Angleterre que de celle d’Écosse[92]. »
Chaque paroisse a un établissement pour son maître d’école et un établissement pour son ministre, et les instituteurs sont mieux rétribués que leurs confrères d’Écosse et sont d’une éducation bien supérieure. « Le gouvernement a établi des écoles et entretient des instituteurs qui ont du mérite et sont bien payés, mais sans leur donner un monopole de l’enseignement. » Chacun est libre d’ouvrir une école, et les parents ont le choix d’envoyer leurs enfants à l’école publique ou aux écoles particulières. Comme l’éducation, la littérature et le goût littéraire sont partout répandus, les grandes villes ont des bibliothèques publiques et circulantes, des musées, des journaux, — tandis que dans chaque petite ville, dit M. Laing, « le voyageur rencontre des établissements pour l’éducation, et des indices de goûts intellectuels, comme le goût de la lecture, de la musique, des spectacles, bien supérieurs, » il est forcé de le reconnaître « à ce qui se trouve chez nous, en Angleterre, dans des villes du même ordre, et parmi les mêmes classes[93]. »
Voilà qui prouve abondamment l’effet bienfaisant de l’action locale comparée à la centralisation. Au lieu d’avoir des universités à Copenhague et point d’écoles locales ni de journaux, il y a provision universelle pour l’éducation et l’évidence universelle que la population en fait usage. Leurs goûts sont cultivés et le deviennent davantage de jour en jour ; c’est un contraste frappant avec le spectacle qu’offre le littoral opposé de la mer d’Allemagne ; et pourtant les avantages naturels de la Grande-Bretagne surpassent de beaucoup ceux du petit royaume en question. Cette différence se doit attribuer à ce que le système de l’une vise à avilir le prix de la terre, du travail et de toutes les autres matières premières de manufacture, et à sous-travailler le travailleur du dehors, pour que le trafic bénéficie ; tandis que l’autre vise à développer le commerce, — à mettre à bon marché les utilités demandées parle travailleur, — et à accroître la valeur de l’homme.
Le système danois vise à développer l’individualité, et il en résulte que même dans les plus pauvres maisons, « il est rare que les fenêtres manquent d’un ornement faisant draperie, et qu’elles sont toujours couvertes de fleurs et de plantes en pots, « tout le monde ayant une passion pour les fleurs[94] et ayant partout « le loisir d’être heureux, récréé et éduqué[95]. »
La condition matérielle et intellectuelle de ce peuple, déclare M. Laing, — qui est un voyageur d’expérience et de beaucoup d’observation, — est supérieure à celle de tout autre peuple en Europe[96], tandis que M. Kay, — qui est aussi une très-grande autorité, place la population d’Angleterre parmi les plus ignorantes et les plus malheureuses de celles de l’Europe. Le Danois consomme plus d’aliments pour l’intelligence que « l’Écossais ; il a plus de journaux quotidiens et hebdomadaires et d’autres œuvres périodiques dans sa capitale et dans ses villes de provinces, et publie plus d’ouvrages tant traduits qu’originaux ; il a plus de bibliothèques publiques, des bibliothèques plus considérables, et des bibliothèques plus accessibles aux lecteurs de toute classe ; il a plus de petites bibliothèques circulantes, de clubs de lecture, de sociétés musicales, de théâtres et de sociétés de spectacle, et de compositions dramatiques de son crû ; plus de musées, de galeries de collection de statues, de tableaux, d’antiquités et d’objets qui plaisent aux goûts d’une population raffinée et intellectuelle, et tout cela ouvert à toutes les classes également, que la population d’Écosse n’en peut produire dans la longueur et la largeur de son territoire[97]. »
Chaque pas vers le développement du commerce tend vers l’égalité, et comme c’est la tendance du système danois, rien d’étonnant que nous trouvions le Danois se distinguant par la bienveillance, l’urbanité, l’attention pour autrui[98], ou que là prévaille parmi « les individus des situations ou des classes les plus différentes un sentiment d’indépendance et de respect mutuel[99], » et une égalité dans les relations sociales qui est directement l’inverse de l’inégalité croissante que nous voyons partout ailleurs s’élever chez les sociétés qui sont de plus en plus chaque jour soumises à l’autorité du trafic. « Le vagabondage est chose inconnue, » par la raison qu’il n’y a pas un tel afflux, que dans les grandes villes de la Grande-Bretagne, « d’ouvriers dans chaque profession qui, venant de la campagne pour chercher condition meilleure, sont beaucoup trop nombreux pour la demande, doivent prendre de l’ouvrage à salaires de plus en plus avilis pour ne point mourir de faim, et réduisent leurs camarades du même métier et eux-mêmes à une égale misère. L’occupation est plus fixe et plus durable pour les employés et les employeurs. Le trafic étranger ou la consommation domestique ne vient pas occasionner une grande et soudaine activité et une extension des manufactures suivies d’une stagnation et d’un collapsus aussi grands et soudains[100], » ainsi qu’on le voit arriver périodiquement dans tous les pays dont les systèmes visent à augmenter la dépendance de l’outillage du transport.
Le Danemark est « une preuve vivante de la fausseté de la théorie que la population augmente plus vite que les subsistances, lorsque la terre est tenue par de petits propriétaires travailleurs[101], » et il est aussi une preuve vivante de la fausseté de la théorie que les hommes commencent par la culture des sols les plus productifs, et se trouvent, à mesure qu’augmentent la richesse et la population, forcés de recourir à ceux plus pauvres, avec une moindre rémunération du travail. À quoi doit-il de pouvoir fournir une preuve aussi concluante ? à ce qu’il poursuit une politique tendant à assurer à sa population cette liberté réelle du commerce qui consiste à avoir le pouvoir de choisir entre les marchés étrangers et le marché domestique, — pouvoir dont l’exercice est refusé à l’Inde et l’Irlande, le Portugal et la Turquie. Il désire exercer autorité sur ses propres mouvements et non sur ceux des autres ; et c’est pourquoi sa population gagne de jour en jour en liberté, et sa terre d’année en année en valeur.
La Turquie est le paradis du système communément connu sous le nom de libre-échange, — ce système qui ne permet pas à l’action de prendre place à côté du producteur de la soie et du coton, — et dont l’effet se montre dans la dépopulation croissante du pays, l’accroissement de pauvreté et des charges, la non-valeur de la terre et la faiblesse du gouvernement. Le Danemark est à un certain point le paradis de la liberté du commerce, — ce système qui permet à l’artisan et au fermier de combiner leurs efforts ; et dont l’effet se manifeste par l’accroissement de population, celui de richesse et de liberté, celui de la valeur de la terre, celui de la tendance à l’égalité, et celui de la force du gouvernement, comme on l’a pu voir dans sa résistance à toute la puissance de l’Allemagne du nord pendant la dernière guerre de Schleswig-Holstein ; et ensuite vis-à-vis de ceux de ses propres sujets qui avaient aidé à allumer la guerre, — sans qu’il en ait coûté la vie ou un membre à aucun des coupables pendant la durée de cette guerre, ni lorsqu’elle eut pris fin.
Dans aucune partie de l’Europe, il n’existait, il y a quelques siècles, une si grande diversité d’emplois que dans le sud de l’Espagne. Nulle part conséquemment l’individualité n’était aussi développée ; nulle part autant de commerce. Une succession constante de guerres cependant amena un changement. — Les Maures, cette population éclairée et industrieuse, furent chassés du royaume, et la centralisation du pouvoir de diriger la pensée et l’action s’établit complètement, au moment où les découvertes à l’est et à l’ouest donnèrent à la couronne le pouvoir de diriger les forces de la nation vers des guerres de conquête ; mais là, comme partout ailleurs, la centralisation est venue donnant la main à la pauvreté et à la dégradation tant du gouvernement que du peuple. Depuis lors jusqu’à nos jours, c’est avec difficulté extrême que l’Espagne a maintenu ses propres droits sur son propre territoire, et par la raison qu’en brisant un anneau important de la chaîne sociale, elle détruisit cette circulation du travail et de ses produits, sans laquelle il ne peut exister de force sociale. Son système a tendu à détruire le commerce, et à y substituer le trafic, — à épuiser le sol — et à anéantir la valeur à la fois du travail et de la terre ; et chaque page de son histoire confirme cette assertion que les nations qui manquent au respect des droits d’autrui n’ont que peu à compter sur le maintien des leurs.
Avant l’expulsion des Maures éclairés et industrieux, le royaume contenait une population de trente millions d’âmes, il ne compte aujourd’hui que la moitié ; et de l’un des plus riches qu’il était, il est devenu l’un des plus pauvres de l’Europe. Grenade qui, il y a quatre siècles, avait 400.000 habitants, n’en a plus que 60.000. Séville qui, il y a deux siècles, en avait 300.000, dont 130.000 s’adonnant aux travaux industriels, n’en a aujourd’hui que 96.000. Tolède, qui en avait 200.000, n’en a plus que 15.000, et Mérida est tombée de 40.000 à 5.000. La population de Valence, qui fut de 600.000 âmes, n’est plus que de 60.000 ; et le diocèse de Salamanque, qui a compté 127 villes et villages, n’en a plus que 13. En 1778, on ne comptait, pour le pays, pas moins de 1511 villages abandonnés, et il est constaté que le nombre a augmenté[102]. Tels ont été les effets de la substitution de l’œuvre d’appropriation à celle de production. Le Mexique et le Pérou, les îles des Indes orientales et occidentales, l’Italie et les Pays-Bas ont à leur tour été dépouillés ; en même temps que le commerce domestique se détruisait par la demande constante d’hommes pour l’exportation et par les interférences croissantes dans l’association locale, sous la forme de taxes sur tout transport du travail ou de ses produits. Dans aucune partie du monde le système n’a autant visé à interposer des obstacles entre les producteurs des denrées brutes et ceux qui désiraient les consommer. Le résultat se montre dans l’abandon à l’intérieur des sols les plus fertiles et la diminution du pouvoir d’association — avec un déclin continu dans le mouvement sociétaire, dans le pouvoir de production, et dans celui de consommation.
Dans de telles circonstances, la grande classe moyenne des artisans, — cette classe dont l’existence est indispensable au maintien du mouvement sociétaire, — s’est graduellement éteinte. Les villes et les cités ont conséquemment déchu, et la terre s’est de plus en plus consolidée dans les mains des nobles et du clergé ; en même temps que le talent ne trouvait nulle demande, si ce n’est au service de l’Église ou de l’État — dans l’exercice du pouvoir d’appropriation.
Tout en détruisant ainsi le commerce, on s’efforça de l’édifier, au moyen de restrictions sur le négoce extérieur ; mais le fait positif que le commerce était détruit, conduisit nécessairement des milliers et des dizaine de milliers d’individus à s’engager dans la contrebande ; et le pays se remplit d’hommes toujours prêts à violer la loi, par suite du manque de demande pour l’effort physique et intellectuel. Les lois qui restreignaient l’importation de la marchandise étrangère, furent facilement violées, parce qu’elle avait grande valeur sous faible volume. Le système entier conséquemment tendit efficacement à empêcher l’artisan de prendre place à côté du producteur de subsistances et de laine, et il s’ensuivit la désolation, la pauvreté et la faiblesse de ce pays jadis riche et puissant.
Heureusement pour l’Espagne, cependant, vint le jour où elle perdit ses colonies et se trouva forcée de suivre la recommandation d’Adam Smith, — viser au revenu domestique. De ce jour jusqu’à présent sa marche, quoique lente, a été en avant, — chacune des années successives a apporté avec elle accroissement de la diversité d’emploi, accroissement du pouvoir d’association et de combinaison ; avec accroissement correspondant du pouvoir du peuple dans ses rapports avec le gouvernement et du gouvernement lui-même dans ses relations avec ceux des autres nations.
Au nombre des plus pressantes mesures relatives à l’émancipation de la France et de l’Allemagne, était le rappel des restrictions, l’achat et la vente de la terre, le grand instrument de production. Ça été la même chose en Espagne. Il y a quarante ans, vingt millions d’acres appartenaient à des hommes travaillant à la culture, tandis que le double était aux mains des nobles et du clergé. La vente des biens du dernier a depuis eu pour résultat que le chiffre de petits propriétaires cultivant leur propre bien s’est élevé de 273.000 à 546.000, et le nombre des propriétés de 403.000 à 1.095.000[103].
Un autre pas vers l’émancipation du commerce a été l’abolition d’une grande variété de petites taxes vexatoires, et parmi elles celles qui étaient payées précédemment sur le transit des matières brutes de manufactures. Elles sont aujourd’hui remplacées par un impôt foncier qui se paie par le petit et par le grand propriétaire, — un impôt dont l’existence fournit abondamment la preuve du pouvoir croissant du peuple et de la tendance croissante à l’égalité devant la loi. À chaque pas successif de progrès, nous trouvons tendance croissante vers cette diversification dans la demande de l’effort humain qui développe l’individualité, et dans laquelle seule se trouve la cause de la hausse de la valeur de la terre et du travail. De 1821 à 1846, le chiffre des broches en Catalogne s’élève de 62.000 à 121.000, et celui des métiers à tisser de 30.000 à 45.000, en même temps que des fabriques de coton s’ouvrent dans différentes autres parties du royaume. » Grenade s’efforçant de rivaliser avec la Catalogne en industrie manufacturière[104]. En 1841, la valeur totale de la production des fabriques de coton s’évaluait à 4.000.000 dollars, mais, en 1846, elle montait à plus de six millions et demi. Les fabriques de laine aussi se sont accrues rapidement, — formant une demande de travail dans beaucoup de places du royaume. L’une d’elles, Alcoy, dont M. Block fait mention spéciale[105], est située dans les montagnes qui séparent les anciens royaumes de Valence et de Murcie ; — elle emploie à la fabrication du drap au moins douze cents ouvriers, et de plus un grand nombre de femmes et d’enfants. » Les industries des soies, des lins et du fer ont fait aussi un grand pas, — ce qui stimule les fermiers à un développement de la culture de toutes les denrées brutes, — soie, chanvre et blé — que réclament ces diverses usines.
Grâce à ce rapprochement du marché et au déclin de la taxe du transport, l’agriculture, d’année en année, devient de plus en plus une science. Il y a trente ans, la valeur de la production agricole ne s’élevait qu’à 232.000.000 réaux ; il y a cinq ans, elle était revenue à 450.000.000, — ayant presque doublé en moins de vingt-cinq ans. Les moyens de transport étaient alors si mauvais, que la famine pouvait sévir en Andalousie et les individus périr par milliers, tandis que les épis se perdaient dans les champs de la Catalogne, parce que les silos regorgeaient, même aujourd’hui dans quelques districts. « C’est un fait assez extraordinaire, nous dit un voyageur, que le vin d’une récolte se perd, qu’on le répand afin de fournir des outres pour le vin de la récolte nouvelle, — la difficulté et le coût de transport au marché étant tels qu’ils empêchent complètement le producteur d’essayer de disposer utilement de leurs denrées. Des articles de la nécessité la plus absolue et la plus régulière, — par exemple le blé, — sont à des prix absurdement différents dans les diverses contrées du royaume ; la proximité d’un marché suffisant pour leur donner leur valeur courante dans une localité, tandis que dans une autre ils pourrissent peut-être en magasin sans l’espoir d’une demande. Tant qu’on ne remédiera pas à un tel état de choses, ajoute ce voyageur, « il sera inutile d’améliorer le sol ou de stimuler la production dans les districts retirés, et toute circonstance qui semble porter promesse d’un tel remède, doit entrer dans les calculs de l’avenir, et être utilisée selon ses probabilités. »
Ce n’est là cependant que ce qui se rencontre dans tout pays, où, par suite du manque de pouvoir d’association et de combinaison, le fermier dépend entièrement de marchés éloignés et est forcé de payer la lourde taxe qui résulte de la nécessité d’effectuer des changements de lieu. La déperdition ici est énorme et, comme suite nécessaire, c’est à peine si le pouvoir existe de faire de nouvelles routes ou de réparer les vieilles. Si la population des districts en question avait un marché sous la main, où son blé se pût combiner avec la laine qui se tond dans le voisinage immédiat, elle pourrait exporter du drap, et ce drap voyager même sur les routes qu’elle possède. Dans la circonstance actuelle, elle a à exporter tous les deux, blé et laine, et sur de telles routes ; tandis que si l’artisan pouvait, conformément à la doctrine d’Adam Smith, prendre partout place à côté du laboureur et du berger, et si les femmes étaient mises à même de trouver occupation autre que le travail des champs, les villes s’accroîtraient, les hommes gagneraient en richesse et en pouvoir, et l’on pourrait faire vite des routes meilleures. Même aujourd’hui toutefois, il y a tendance rapidement croissante vers la construction de chemins de fer, et nul doute que les modes de communication ne tarderont pas à s’améliorer de manière à rapprocher de beaucoup les prix payés par le consommateur et ceux reçus par le producteur[106]. Un tel rapprochement, cependant, ne serait pas en concordance avec les doctrines des économistes modernes — disciples de l’école ricardo-malthusienne — qui trouvent compensation pour la perte de population — « dans le grand Stimulus qu’une émigration considérable donnera à chaque branche de l’intérêt maritime[107] Plus la place d’échange est voisine, moins il faut de vaisseaux et de marins, et plus s’enrichissent le producteur et le consommateur — le nombre d’individus entre qui le total de la production est à diviser se trouvant ainsi réduit au plus bas.
Avec le pouvoir accru d’association, il y a ferme amélioration dans le soin de pourvoir au développement des facultés intellectuelles. Il y a un demi-siècle, le nombre total d’étudiants dans tous les établissements d’éducation du royaume, n’était que de 30.000[108], et il n’avait pas sensiblement changé en 1835 ; tandis qu’aujourd’hui le chiffre dans les écoles publiques seulement — pour l’entretien desquelles il est affecté une somme annuelle de 750.000 dollars — dépasse 700.000 ; soit 1 sur 17 de la population. Les écoles primaires et les autres écoles sont au nombre de 16.000, et, comme intermédiaires entre elles et les universités, il y a quantité d’autres établissements consacrés à des branches spéciales d’éducation, les uns pourvus par l’État, les autres entretenus par les contributions particulières.
L’effet de ces changements se manifeste partout par un accroissement de la valeur de la terre. Les biens du clergé, à la vente, ont obtenu une moyenne double du prix d’estimation officielle, au taux de la valeur courante lors de leur saisie, et nous ne voudrions pas d’autre preuve du progrès de l’Espagne que ce fait lui seul.
Le commerce avec les nations étrangères croît avec l’accroissement du commerce domestique. Dans les trois années de 1846 à 1849, l’importation de coton brut était de 16.000.000 à 27.000.000 livres ; celle de filé, de 5.200.000 à 6.800.000 livres, et celle du fer en barres, de 5.400.000 à plus de 8.000.000 ; et le mouvement général, pour les trente dernières années, a été ainsi qu’il suit :
.Importations en francs. | Exportations en francs. | |
1827 | 96.235.000 | 71.912.000 |
1843 | 114.325.000 | 82.279.000 |
1846 | 157.513.000 | 129.106.000 |
1851 | 181.912.000 | 124.377.000 |
1852 | 172.000.000 | 166.000.000 |
À mesure que s’accroît le commerce et que le consommateur et le producteur tendent de plus en plus à prendre place l’un auprès de l’autre, la population acquiert pouvoir de se protéger elle-même, comme on l’a vu par la liberté de discussion dans la Chambre des députés, et par la publicité qu’ont donnée dans tout le royaume à ces débats, avec leurs commentaires, les journalistes d’une presse qui, en dépit de fortes restrictions, a été bien caractérisée comme « hardie et allant trop loin. Il y a trente ans, Madrid n’avait que deux journaux quotidiens, tous les deux du caractère le moins recommandable. Depuis cinq ans on en compte treize, réunissant 35, 000 abonnés ; et cependant Madrid n’a pas de commerce, et ces journaux n’ont que très-peu d’annonces pour aider à les défrayer.
Avec l’augmentation de population et de richesse, — avec l’accroissement du pouvoir d’association — et avec le développement d’individualité parmi la population — le gouvernement acquiert graduellement de l’importance dans la communauté des nations et du pouvoir pour donner force à ses lois. D’où il suit qu’il y a eu un décroissement considérable dans les exportations anglaises au Portugal et à Gibraltar, autrefois le grand dépôt de contrebande pour la manufacture anglaise, comparées à celles directes pour l’Espagne.
portugal | gibraltar | espagne | ||||
En 1839 | 1.217.082 | liv. | 1.433.932 | liv. | 262.231 | liv. |
En 1852 | 1.048.356 | 481.286 | 1.293.598 |
Le système qui vise au trafic et qui détruit le commerce tend à la consolidation de la terre — à l’inégalité de conditions parmi les hommes — et à un déclin de la proportion du travail physique et intellectuel donné au développement des ressources de la terre, et nous avons vu pleinement que telle a été la tendance du système anglais, n’importe où il se soit établi.
Celui d’Espagne tend aujourd’hui, comme celui du Danemark, dans une direction contraire — le résultat se manifestant dans la division de la terre, dans la tendance graduellement croissante vers l’égalité de condition, et dans la proportion plus grande des pouvoirs de la communauté donnée aux travaux des champs. Le changement est lent, et par la raison que l’Angleterre et la France sont toutes deux actives à prévenir le développement de manufactures dans la Péninsule — dans la croyance, apparemment, que leur propre accroissement en richesse et en pouvoir dépend du degré auquel elles peuvent appauvrir et affaiblir les autres sociétés du globe. L’Angleterre dépense dix fois plus que le profit sur le commerce d’Espagne à conserver Gibraltar, qui lui sert, au mépris des stipulations des traités, comme d’un dépôt de contrebande ; et ses économistes font ressortir l’énorme avantage qu’elle tire de ses relations actuelles avec le Portugal, à cause des facilités ainsi fournies d’envoyer des laines et des cotons « en contrebande en Espagne[109]. » En trafic et en guerre, la fin sanctifie les moyens ; et, comme la politique britannique ne vise qu’à l’extension du trafic, il est naturel que les enseignants anglais arriveront à conclure que le contrebandier « est le grand réformateur de l’époque », et que leur gouvernement doit fournir toute facilité pour la violation des lois de tous les pays qui cherchent, au moyen de la protection, à favoriser l’accroissement de commerce.
On ne peut imaginer de politique à vues plus étroites que celle de ces deux nations vis-à-vis de l’Espagne. En la tenant pauvre, elles détruisent son pouvoir productif et l’empêchent d’acquérir l’aptitude d’acheter les produits de la terre et du travail de leurs propres populations. Le sens commun, la moralité commune et la vraie politique marchent toujours de conserve, tant dans la vie privée que dans la vie publique ; et, là où ils sont le plus parfaitement combinés, la population tend à augmenter le plus rapidement avec déclin constant de la crainte d’un excès de population.
CHAPITRE XXIV.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
« L’Allemagne, dit le professeur Litz — l’homme aux labeurs patriotiques de qui l’on doit l’existence de Zollverein — L’Allemagne doit son premier progrès industriel à la révocation de l’édit de Nantes, et aux nombreux réfugiés — que cette mesure insensée jeta sur presque tous les points de l’Allemagne — et qui établirent des fabriques de laine, de soie, de bijouterie, de porcelaine, de gants et de beaucoup d’autres articles. »
« Les premiers pas pour l’encouragement des fabriques allemandes furent faits par l’Autriche et la Prusse, par l’Autriche sous Charles VI et Marie-Thérèse, mais surtout sous Joseph II. L’Autriche avait auparavant souffert considérablement de l’expulsion des protestants, les plus industrieux de ses habitants, après cet événement on ne voit plus dans les conseils de l’Autriche de sollicitude pour le savoir ni pour la culture intellectuelle. Néanmoins, grâce à des droits protecteurs, à des améliorations dans l’élève des moutons, dans la construction des routes et à d’autres encouragements, les arts industriels firent des progrès remarquables même dès le règne de Marie-Thérèse.
« Ce progrès fut encore plus rapide et prospère sous les mesures énergiques de Joseph II. Il est vrai que d’abord les résultats furent faibles, parce que l’empereur, selon son habitude, précipita sa réforme et parce que l’Autriche était fort arriérée des autres États. On vit alors que le mieux n’était pas d’entreprendre trop à la fois, et que les droits protecteurs, pour opérer conformément à la nature des choses et ne pas trop perturber les relations existantes, ne doivent pas être trop élevés dans le principe. Mais plus le système prit de durée et plus se révéla sa sagesse. L’Autriche lui doit sa magnifique industrie présente et sa prospérité agricole.
« L’industrie de la Prusse eut à souffrir plus que celle d’aucun autre pays des ravages de la guerre de trente ans. Sa principale fabrication, celle des draps, dans la Marche de Brandebourg, fut réduite presque à rien. La plupart des fabricants avait émigré en Saxe, car dès lors même l’importation de marchandises anglaises mettait à bas chaque branche d’industrie. Heureusement pour la Prusse, survinrent à cette époque la révocation de l’édit de Nantes et la persécution des protestants dans le Palatinat et dans l’évêché de Strasbourg.
« Le grand électeur saisit alors d’un coup d’œil ce qu’Élisabeth avait si clairement aperçu. Attirés par lui, grand nombre de fugitifs s’établirent en Prusse — en améliorèrent l’agriculture, y introduisirent par leur habileté plusieurs branches nouvelles d’industrie et firent avancer l’art et la science. Ses successeurs suivirent ses traces, mais aucun d’eux avec plus de zèle que ce roi qui fut plus grand par sa sagesse dans la paix que par ses succès dans la guerre. Il est inutile d’énumérer en détail les mesures sans nombre par lesquelles Frédéric II attira en Prusse une foule de cultivateurs étrangers, par lesquelles il refit ses terres dévastées, encouragea la formation des prairies artificielles, des plantes alimentaires pour le bétail, des légumes, des pommes de terre et du tabac — par lesquelles il améliora l’élève des moutons, du gros bétail, des chevaux, fournit les engrais minéraux, etc., et aida les agriculteurs par du capital et du crédit. Tout en encourageant l’agriculture par ces moyens divers, il lui rendit indirectement un service encore plus important en faisant éclore les manufactures domestiques sous un système protecteur, établi dans cette vue ; en facilitant les transports, et par l’institution d’une banque de crédit foncier. Par ces mesures et d’autres du même genre, il communiqua une impulsion plus puissante au progrès de l’industrie en Prusse que n’en ressentit aucune autre partie de l’Allemagne.
« Le blocus continental de Napoléon, vint former une ère nouvelle dans l’histoire de l’industrie de l’Allemagne aussi bien que dans celle de France ; quoique J.-B. Say, le plus célèbre des disciples d’Adam Smith, ait stigmatisé cette mesure comme une calamité. Il est reconnu cependant, en dépit des théoriciens et surtout des théoriciens anglais — tous ceux qui connaissent l’industrie allemande en témoignent et les statisticiens éclairés en fournissent la preuve — que de ce blocus date l’impulsion en avant des fabriques allemandes de toute sorte ; le progrès dans l’élève des moutons, déjà commencé, devint distinctement marqué ; l’amélioration des moyens de communication obtint alors pour la première fois, la considération due. Il est vrai que l’Allemagne perdit en grande partie son premier négoce d’exportation, notamment les toiles ; mais les nouveaux bénéfices dépassaient de beaucoup la perte, surtout pour les fabriques de Prusse et d’Autriche qui avaient devancé toutes les autres en Allemagne.
« Au retour de la paix, les manufacturiers anglais renouvelèrent, ou continuèrent leur formidable concurrence à ceux d’Allemagne ; car durant une période de restrictions les inventions nouvelles, et la possession exclusive du marché du monde leur avaient donné une immense supériorité : mieux pourvus de capital, ils pouvaient fournir de meilleurs articles et à meilleur marché, et accorder des crédits bien plus longs que les Allemands qui en étaient encore à lutter contre les difficultés d’un début. Une ruine générale et une grande détresse s’en suivirent parmi les derniers et surtout chez les fabricants du Bas-Rhin — contrée qui, après avoir été pour plusieurs années attachée à la France, se trouvait maintenant en dehors du marché de ce pays. L’ancien tarif prussien avait essayé sur plusieurs points de modifier la tendance, ou intérêt de libre échange absolu, mais sans déployer une suffisante protection contre la concurrence anglaise. La bureaucratie prussienne cependant résista longtemps à toute demande de venir en aide. Elle était trop profondément imbue par ses universités de la théorie d’Adam Smith[110] pour comprendre vite les besoins de l’époque. Il y eut en Prusse des économistes qui allaient même jusqu’à proposer de ressusciter le système Physiocrate, mort depuis plusieurs années.
Mais là encore la nature des choses l’emporta sur la théorie. On ne pouvait plus longtemps rester sourd au cri de détresse, poussé par les fabricants, surtout lorsque ce cri vint de l’industrie d’un pays qui regrettait sa précédente union à la France et où il était important pour la Prusse d’entretenir un bon esprit. L’opinion que le gouvernement anglais poussait, et très-efficacement, à inonder d’objets manufacturés les marchés du continent, afin d’étouffer au berceau l’industrie qui venait de naître, gagnait alors du terrain. On l’a tournée en ridicule ; mais rien d’étonnant que cette opinion prévalut, la conduite de l’Angleterre était précisément celle que dictait une telle politique. L’inondation eut lieu exactement comme si elle eût été préméditée. Un illustre membre du parlement, Henry Brougham, depuis lord Brougham, a pleinement déclaré en 1815 « que l’Angleterre pouvait risquer quelque perte sur l’exportation des produits anglais dans le but de ruiner les manufactures étrangères dans leur berceau cette pensée d’un homme qui depuis a été tellement vanté comme un philanthrope cosmopolite et libéral, était reproduite dix ans plus tard, dans les mêmes termes à peu près par un autre membre du parlement, non moins fameux par ses vues libérales, M. Hume, qui lui aussi émettait le vœu « que les manufactures du continent fussent étouffées dans leur berceau. »
« La réclamation des fabricants prussiens fut enfin écoutée — bien tard il est vrai, car ils avaient eu des années à lutter entre la vie et la mort — et le remède fut appliqué de main de maître. Le tarif prussien de 1818, répondit, à l’époque de sa rédaction, à tous les besoins de l’industrie prussienne, sans augmenter d’une manière indue la protection nécessaire, et sans restreindre les relations dont il était besoin avec les pays étrangers. Ce tarif était beaucoup plus modéré dans ses droits que ceux d’Angleterre et de France, comme cela devait être, car il ne s’agissait pas de passer par degrés du système prohibitif au système protecteur, mais de ce qui est appelé libre échange à la protection. Un autre mérite éminent de ce tarif, considéré dans son ensemble, fut de spécifier les droits principalement selon le poids et non pas ad valorem. Non-seulement on prévenait ainsi la contrebande et la sous-évaluation, mais de plus on atteignait un autre but : les articles de consommation générale que chaque pays peut aisément fabriquer pour lui-même, dont la production domestique importe le plus, en raison du haut chiffre de la valeur totale, encouraient les droits les plus lourds, — ces droits protecteurs se réduisant en proportion du raffinement et du plus haut prix des produits ; conséquemment, la tentation de faire la contrebande n’avait que peu ou point de possibilité d’intervenir dans l’industrie domestique.
« Ce système de droits spécifiés au poids, comme on peut l’imaginer, pesa plus lourdement sur le commerce avec les autres États allemands que sur le négoce étranger. Les petits États intérieurs de l’Allemagne, déjà exclus des marchés d’Autriche, de France et d’Angleterre, furent ainsi à peu près exclus des marchés de Prusse. Ce coup fut le plus vivement senti, parce que nombre de ces États sont entièrement ou partiellement enclavés dans les provinces prussiennes[111].
L’Allemagne était, à cette époque, tout à fait désunie, — chacun de ses États avait ses douanes locales, et chacun étant jaloux d’augmenter son revenu en mettant obstacle à la voie de commerce. En 1819, cependant, la Prusse réussit à effectuer un arrangement avec quelques-uns des plus petits États, — Saxe-Weimar, Mecklembourg et autres, — en vertu duquel le tarif prussien devint le tarif général et les lignes douanières furent portées à la frontière générale — le revenu devant se partager parmi les quelques parties contractantes, au prorata de la population. Les mesures adoptées par les autres pouvoirs allemands étaient cependant, dit un écrivain récent, « de nature à causer les doutes les plus sérieux sur la possibilité d’assurer jamais leur accession aux principes du système protecteur. » Et il ajoute : « D’un autre côté, la Prusse n’avait jamais cessé de faire appel aux intérêts commerciaux des différents États allemands, et même elle était parvenue, à différentes époques, à faire tenir plusieurs congrès commerciaux, — par exemple, à Darmstadt en 1823, et à Stuttgart en 1825, — mais le résultat n’avait pas été favorable à sa cause, qui semblait parfaitement désespérée. En 1827, le Wurtemberg et la Bavière se laissèrent persuader de conclure au moins un traité de commerce avec l’Union, mais sans qu’on pût les décider à se joindre à elle.
« À la tête de l’opposition était le Hanovre, complètement dominé par l’influence anglaise ; la Saxe, dont les nobles avaient maintenu une sorte de libre échange, et la Hesse, où les intérêts féodaux étaient encore très-puissants. Sous leurs auspices, une confédération de treize États s’organisa en 1828, dans le but de s’opposer au progrès de la pernicieuse doctrine de protection. Une autre union se forma en 1830, plus cependant en opposition à la Prusse que contre ses hérésies. Toutes deux échouèrent et furent dissoutes en 1831, lorsque la Hesse abandonna leur cause pour se joindre à la ligue prussienne, qu’elle déclara lui offrir de plus grands avantages financiers. L’exemple de la Hesse ne fut pas sans avoir ses conséquences. Elle avait enfin découvert le secret de l’accroissement de la force nationale de la Prusse, et les autres États suivirent bientôt ce que leur dictaient leurs intérêts. L’événement forme dans l’histoire de l’union allemande un revirement dont on peut fixer la date à l’an 1831. Tout ce qu’elle a accompli date de cette époque récente. Quelques-uns des plus petits États, dans une succession rapide, épousèrent la cause à laquelle ils avaient longtemps fait opposition. En 1833, la Bavière, le Wurtemberg et le royaume de Saxe en firent autant ; si bien qu’en décembre de la même année, l’Union comptait une population de 14.800, 000 âmes ; le chiffre, en 1834, monta à 23.500.000. En 1835, Bade, Nassau et Francfort y joignirent le leur. En 1839, la fédération s’étendait sur 20 milles géographiques carrés, avec une population de 27.000.000 d’âmes qui, en 1852, s’élevait à 32.600.000. » En 1834, le revenu était d’environ 12.000.000 de thalers ; en 1837, de 16.000.000 et en 1852, de 22.000.000. Des traités de commerce furent conclus avec la Hollande en 1839, avec la Turquie en 1840, avec la Grande-Bretagne en 1841, avec la Belgique en 1844 et avec la Sardaigne en 1845. L’Autriche conserva une attitude hostile contre cette marche des choses jusqu’en 1853, époque où elle conclut un traité de commerce avec la Prusse, comme un pas préliminaire pour se joindre à l’Union douanière, aussitôt qu’elle aurait réussi à réconcilier les intérêts des différentes classes de sa population avec le changement. Par l’accession des possessions allemandes de l’Autriche, l’Union douanière comprendra une population d’environ 45.000.000.
Ainsi fut accompli le plus important mouvement de la première moitié du siècle, et l’un des plus importants dans les annales de l’Europe. Par lui, toute l’Allemagne du nord est devenue une grande société, avec liberté parfaite de circulation dans ses différentes parties — conservant cependant tous les centres locaux d’activité qu’elle possédait auparavant. La Saxe et la Bavière, la Prusse et le Hanovre conservent leur individualité intacte — se gouvernant elles-mêmes à leur propre manière, et combinant avec leurs voisins dans les mesures qui ont pour objet le développement plus parfait d’individualité parmi leurs différentes populations.
Jusqu’à quel point le but a été atteint, et à quel degré les mesures de protection ont créé tendance à diversifier l’emploi et à rendre chaque individu plus apte à former association plus parfaite avec ses semblables, nous le voyons par les faits suivants :
Il y a quarante ans, la Grande-Bretagne ne recevait de l’Allemagne que 3.000.000 livres de laine ; mais, par suite du déclin des fabriques allemandes, l’exportation de produits bruts avait tellement augmenté, qu’en 1825 l’Angleterre n’en reçut pas moins que 28.000.000 — dont une grande partie fut payée en drap expédié d’Angleterre à l’Allemagne. Dans un tel état du négoce, il suit nécessairement que la laine, dans ce dernier pays, doit avoir été à plus bas prix que dans le premier, tandis que le drap doit avoir été plus cher. — Un écart énorme a dû se produire entre les deux prix.
En 1851, la quantité de laine et de filés de laine importés en Allemagne montait à 34.000.000 de livres, et la quantité exportée à 9.000.000 — ne laissant pas moins que 25.000.000 d’importation nette, et donnant la preuve que la laine, en Allemagne, doit avoir eu plus de valeur que dans les autres pays. Dans la même année, la quantité de drap exporté montait à 12.000.000 de livres — donnant la preuve qu’il doit être devenu à meilleur marché que dans les autres pays. Les prix des produits bruts et des articles achevés se sont fermement rapprochés, ce qui est la preuve la plus concluante d’une civilisation qui avance.
À chaque pas dans le progrès de ce rapprochement, le producteur de subsistance et de laine est mis à même de consommer plus largement toutes les utilités nécessaires pour l’entretien de ses pouvoirs. Nous allons voir, par les faits suivants, que ç’a été le cas de l’Allemagne à un degré prodigieux.
L’exportation de laine, à la Grande-Bretagne seulement, était, il y a trente ans, comme nous avons vu, de 28.000.000 livres ; mais, depuis lors, la production a tellement augmenté que, si la consommation domestique n’était pas plus grande, l’exportation aurait probablement doublé pour le moins. Non-seulement, cependant, tout le drap fait de cette laine se consomme maintenant dans le pays, mais il s’y joint une large quantité de laine étrangère — l’importation nette étant de 26.000.000 livres, tandis que l’exportation nette de drap n’est que de 7.000.000 livres. Additionnant ces deux quantités, nous n’obtenons pas moins de 50.000.000, et plus probablement 60.000.000, comme la quantité ajoutée à la consommation domestique en conséquence du rapprochement des prix des produits bruts et des utilités achevées[112].
Il y a vingt ans, l’importation, en Prusse, de coton et de filés de coton, était de 16.000.000 livres — n’ayant augmenté que de 6.000.000 dans les douze années qui s’étaient alors écoulées. Voici le mouvement qui s’est opéré dans le Zollverein pendant la période écoulée depuis.
1836. | 1846. | 1851. | ||||
Coton | 152.264 | cwts. | 443.847 | cwts. | 691.796 | cwts. |
Filés de coton | 244.869 | 574.303 | 676.000 | |||
------------- | ------------- | ------------- | ||||
397.233 | 1.018.150 | 1.362.796 |
L’exportation de filés et de tissus dans cette dernière année montait à 159.241 quintaux — laissant pour la consommation domestique plus que 1.200.000 quintaux, et prouvant d’abord que le tissu de coton est devenu meilleur marché ; et en second lieu que le pouvoir de consommation a largement augmenté chez la population agricole. Cette augmentation était une conséquence nécessaire de l’agrandissement du marché pour le travail et pour les produits de la terre, résultat de l’extension de cette fabrication. Le poids des articles coton exportés était, comme nous l’avons vu, moins que le huitième du coton brut et des filés importés ; et pourtant la valeur de cette petite quantité était de 20.000.000 thalers — suffisante pour payer toute l’importation. Les trois quarts au moins de cette somme considérable consistaient en travail représentant la subsistance allemande, ainsi mise en état d’être expédiée facilement aux pays lointains.
Il y a vingt ans, l’Allemagne fournissait le monde de chiffons, et importait du papier, dont elle ne consommait alors que peu. En 1851, tout a changé, l’importation nette des premiers ayant été de 3.700.000 livres — l’exportation nette du dernier s’étant élevée à 3.500.000. À la première époque les chiffons étaient à plus bas prix que dans les autres pays, tandis que le papier était plus cher. Les prix des deux articles se sont beaucoup rapprochés ; aussi la consommation du papier a-t-elle augmenté tellement qu’elle absorbe non-seulement toute la quantité produite dans le pays, mais en outre, plus de 30.000.000 produits au dehors. Le lecteur appréciera pleinement la valeur de ces faits, s’il considère combien énorme doit avoir été la production domestique de chiffons, résultat d’un surcroît de consommation de coton montant à plus de 100.000.000 de livres.
En 1830, la quantité de houille exploitée n’était que de 7, 000, 000 de tonnes[113] — et en y ajoutant 1.200.000 de charbon brun, nous avons un total de 8.200.000. En 1854, la première était portée à 34.000.000 et la dernière à 12.000.000, — formant un total de 45.000.000.
En 1834, on fabriquait 76.000 tonnes de fer en barre ; en 1850 le chiffre avait monté à 200.000, et le fer en gueuse s’élevait à 600.000 tonnes[114] ; la consommation actuelle du Zollverein dans la moyenne annuelle de 50 livres par tête — c’est plus que dans aucun pays de l’Europe, excepté la France et la Belgique, et plus que dans aucun pays du globe, excepté les deux susdits, la Grande-Bretagne et les États-Unis[115] : et pourtant le premier pas est le plus coûteux et le moins productif. Chaque haut fourneau qui se bâtit, chaque mine qui s’ouvre tend à faciliter le progrès dans le même sens, car chacun d’eux tend à favoriser association et combinaison.
En 1849, on ne voyait pas un haut fourneau dans les environs de Minden, en Westphalie. Maintenant, dit un récent voyageur, « ils s’élèvent comme des tours dans la vaste plaine » — créant une vaste demande de subsistances, de vêtement et de travail. Sur 80 mines de cuivre qui s’exploitent en Prusse, on n’en compte pas moins de vingt-quatre dont l’ouverture date de quelques années. Chaque mine, chaque haut fourneau et chaque usine aide à la création de nouvelles routes et à l’amélioration des anciennes — tout en facilitant l’ouverture de nouvelles mines, l’utilisation des pouvoirs de la nature, et le développement d’intelligence, et augmentant ainsi la valeur de l’homme en même temps qu’elle abaisse la valeur de toutes les utilités nécessaires à son usage[116].
La valeur des articles de coton et de laine exportés en 1850 était 36.000.000 thalers ; la plus grande partie de cette énorme somme consistait en aliments qui avaient été combinés avec du coton et de la laine par l’opération de les convertir en tissus. D’où s’en était suivi quant à la nécessité d’aller chercher au loin un marché pour la subsistance une diminution telle que l’exportation nette, pour le pays qui, il n’y a que trente ans était le grenier de l’Europe, ne montait plus qu’à 10.000.000 de boisseaux.
Plus le développement des facultés individuelles augmente, plus se perfectionne le pouvoir d’association, et diminue le besoin d’aller au dehors faire des échanges ; mais plus augmente le pouvoir d’améliorer l’outillage de transportation — le mouvement de la société, quelque soit sa direction, étant un mouvement constamment accéléré. Dans tous les États prussiens, y compris la Pologne, il y a aujourd’hui un mille de chemin de fer pour moins de dix milles de superficie, et lorsque les chemins en voie d’exécution seront achevés, il y aura plus d’un mille pour chaque cinq milles. La somme annuelle qui reçoit cette application monte à 14.000.000 dollars — la somme entière est fournie par le peuple allemand, en même temps qu’il contribue à la construction de chemins de fer ailleurs.
La combinaison locale tient fermement pied à l’accroissement du pouvoir d’association dans tout l’État — des compagnies par actions se forment partout dans les divers buts d’exploiter la houille et les métaux, de fabriquer des étoffes, construire des routes, et des bateaux à vapeur et pour l’assurance contre les sinistres d’incendie. À chaque pas dans cette direction, le nombre et la force des centres locaux augmentent — des cités éclosant là où il y a peu d’années on obtenait à peine une maigre moisson du sol rebelle. À chaque pas le fermier trouve son marché plus à sa portée et il est plus apte à disposer de l’outillage amélioré nécessaire à sa profession. À chaque pas la demande pour le travail s’accroît — rendant de plus en plus nécessaire d’invoquer l’aide de la vapeur, et d’augmenter ainsi la richesse.
« Des milliers de bras robustes, » dit un écrivain récent, qui s’employaient naguère à l’agriculture, sont engagés dans des travaux mécaniques ; mais quoique les bras ne travaillent plus à la production des moyens de subsistance, les estomacs auxquels ils sont adjoints doivent tout aussi bien se remplir qu’auparavant. Le revenu de ces travailleurs ayant augmenté, ils consomment, dans leur rude travail, plus de substance nerveuse et musculaire, et il leur faut plus de nourriture et de boisson qu’auparavant ; et comme ils sont en état de les payer, ils causent un développement dans la demande des produits du sol. D’un autre côté, les rangs des gens de campagne vont s’éclaircissant et le fermier est menacé du danger de ne pouvoir obtenir à aucun prix des bras pour travailler sa terre…… Il y a dix ans, poursuit l’écrivain, nous n’avions pas ouï parler d’amélioration dans les instruments de culture — on employait pour retourner le sol la même charrue sur laquelle pesaient les Germains de Tacite, vêtus de peaux. La bêche, la pioche, la herse, la faux et le fléau, étaient les simples outils du journalier sur les grandes fermes comme sur le jardin du plus pauvre paysan. Quiconque introduisait pour son service une machine à vapeur, une machine à semer, ou une locomobile parfaite passait pour devoir avant peu faire faillite. Aujourd’hui tout cet outillage, avec des charrues de vingt sortes, est d’usage constant. Nous creusons des fossés, nous drainons, nous irriguons, nous fumons avec du guano, du salpêtre et de la poudre d’os — enfin, avec tout ce que la chimie recommande. L’assolement triennal avec ses jachères fréquentes ayant disparu devant le système rationnel de la rotation des récoltes et la culture du trèfle, nos fermiers en sont déjà à se proposer de changer leurs engrais, au lieu de changer leurs récoltes.
Le rendement de la terre est en accroissement soutenu avec élévation constante des prix. — « La vie coûte aussi cher dans une petite ville de Westphalie, nous dit le même écrivain, qu’à Berlin. » La population conséquemment s’entend mieux à régler sa vie, et devient plus raffinée dans ses goûts et ses amusements — l’habitude universelle de voyager, que les chemins de fer ont nourrie, ayant déjà augmenté l’étendue de leur horizon, et fourni de nouveaux aperçus à leur intelligence. Les provinces les plus éloignées sont mises en communication avec les points centraux de civilisation — les manières, les habitudes et les idées se répandant avec une rapidité merveilleuse, et les avantages des plus grandes cités étant mis à la portés de tous. C’était anciennement la coutume pour les apprentis de dépenser quelques années à voyager — pour acquérir quelque expérience de plus du monde et de l’humanité, et recueillir des idées qui pussent leur servir dans leur profession et dans le cours de leur vie. Durant sa vie entière, l’artisan se rappelait avec un doux regret le temps où, heureux voyageur, le sac sur le dos, il allait gaiement de ville en ville, d’un pays à un autre, sollicitant de chacun la contribution accoutumée. Aujourd’hui tout cela est changé. Tout le monde voyage plus fréquemment — et acquiert chaque jour plus d’expérience pour la communiquer à son tour à ceux que la nécessité ou leur inclination a retenus à la maison.
« Anciennement, alors qu’il fallait un voyage de plusieurs jours et même de plusieurs semaines pour venir des provinces les plus éloignées de Berlin, il arrivait souvent de rencontrer des gens qui n’avaient jamais vu la capitale. Aujourd’hui cependant on en trouverait comparativement peu parmi les gens d’une certaine éducation, et les fonctionnaires civils et les artisans de quelque mérite sont tenus d’y venir pour passer leurs examens et recevoir leurs diplômes. Les particuliers aussi ont désir de visiter la capitale au moins une fois dans leur vie. Il en a résulté, comme on peut facilement l’imaginer, d’importants changements dans les villes et les cités de province — raffinement et amélioration chez leurs habitants.
Ce tableau de l’État prussien est également vrai pour l’Allemagne du nord et du centre dans toute son étendue. La terre et le travail gagnent partout en valeur, et partout conséquemment se montrent les preuves les plus concluantes de civilisation qui avance. Le travailleur a plus d’argent à dépenser, en même temps que le prix des utilités nécessaires à son usage baisse de jour en jour. Chacun ayant plus à dépenser pour l’achat de ce qui avait été regardé auparavant comme le luxe de la vie, nous pouvons dès lors facilement comprendre la cause du grand accroissement dans la consommation de papier et d’articles de coton et de laine produits dans le pays, et dans l’importation d’utilités plus raffinées produites au dehors.
Comment cela a-t-il agi sur le pouvoir d’entretenir commerce avec le monde entier ? Voici des faits qui le montrent : — En 1825, on transportait sur l’Elbe à l’aval 1l0.600 tonnes et à l’amont 66.000 tonnes — les premières composées surtout de blé et de laine, pour être payés en drap et quincaillerie ; un quart de siècle plus tard, le cours des choses avait si bien changé, que les chargements à l’aval n’étaient qu’un peu plus que la moitié en volume de ceux à l’amont — les premiers montant à 174.000 tonnes et les derniers à 315.000. Au lieu d’expédier au dehors la laine brute et la subsistance qui devaient acheter le drap ; c’est le drap lui-même qu’on expédie avec lequel acheter de la laine et du sucre.
L’effet général sur le commerce se manifeste mieux dans le tableau suivant — qui représente les contributions par tête aux revenus douaniers de l’Union, donnés en groschen d’argent.
1834. 18 | 1841. 24 | 1848. 23 |
1835. 21 | 1842. 25 | 1849. 24 |
1836. 22 | 1843. 28 | 1850. 23 |
1837. 21 | 1844. 28 | 1851. 24 |
1838. 23 | 1845. 29 | 1852. 26 |
1839. 24 | 1846. 28 | 1853. 23 |
1840. 24 | 1847. 28 |
Nous avons là un ferme accroissement dans la consommation de marchandises payant droit depuis le commencement de l’Union jusqu’à l’année de la révolution de 1848, époque à partir de laquelle le montant n’a jamais regagné le chiffre où il s’était tenu auparavant. Dans le cours naturel des choses, cependant, les revenus douaniers devraient décliner — la tendance du système protecteur étant celle d’abaisser tellement ces articles plus grossiers de fabrique qui payent les plus hauts droits, qu’en définitive leur importation s’arrête tout à fait — et d’y substituer les articles de luxe qui entrent graduellement dans la catégorie des nécessités, et sur lesquels, en raison de leur facilité à se prêter à la contrebande, on prélève des droits plus légers. Un million de dollars en tableaux ne payerait probablement pas autant de droits d’entrée au Zollverein que n’en payeraient cent tonnes de filés de coton.
Les faits ci-dessus prouvent :
1° Que les prix des produits bruts de l’Allemagne ont tendu à la hausse, à l’avantage des fermiers et à celui de l’intérêt agricole du monde entier ;
2° Que les prix de toutes les utilités manufacturées ont tendu à la baisse — permettant au fermier de profiter doublement : d’abord en obtenant plus de métaux précieux de son blé ; et, en second lieu, en obtenant plus de drap pour une quantité donnée de ces métaux ;
3° Que la réduction dans le coût de conversion a été assez grande pour permettre à la population d’Allemagne de fournir à tout le globe beaucoup de subsistances et de laine combinées sous forme de drap, et ainsi d’aider les fermiers de tous pays à obtenir des fournitures de drap ;
4° Que la condition améliorée des fermiers allemands leur a permis d’étendre considérablement leur demande aux contrées tropicales en coton, café, riz et autres produits bruts de la terre ;
5° Que sous le système de Colbert, aujourd’hui adopté dans ce pays, le commerce tend fermement à augmenter, tandis que le pouvoir du trafiquant tend aussi régulièrement a décliner ;
6° Qu’avec l’accroissement de commerce il y a eu rapide accroissement d’individualité dans la grande communauté qui vient de se former, accroissement manifesté par un ferme et régulier accroissement de revenu, sur lequel la grande crise de 1840-42 n’a point eu d’influence, et que même n’ont affecté que légèrement les mouvements révolutionnaires de l’Europe en 1848.
Ces résultats correspondent précisément, comme le lecteur s’en apercevra, avec ceux obtenus en France, Espagne et Danemark, tandis qu’ils sont directement l’inverse de ceux observés dans l’Irlande et l’Inde, en Turquie et Portugal.
Dans nul pays il n’y a eu plus rapide accroissement dans la diversification d’emplois, et accroissement dans la demande pour le travail, que dans le pays que nous examinons en ce moment. Partout les hommes vont aujourd’hui se mettant en état de combiner les travaux de l’atelier avec ceux des champs ou du jardinage. « Les résultats économiques de cette combinaison, dit un récent voyageur anglais très-observateur[117] ne peuvent être évalués trop haut. L’inter-change du travail horticole avec les travaux industriels, qui est avantageux pour l’ouvrier qui travaille au logis, est un luxe et une nécessité réels pour l’ouvrier des ateliers, où le travail est presque toujours fatalement préjudiciable à la santé. Après son travail du jour à l’atelier, il éprouve d’un travail modéré en plein air une restauration de sa vigueur physique, et en même temps il en tire quelques avantages économiques. Il peut de la sorte cultiver au moins une partie des végétaux pour la consommation de sa famille, au lieu d’avoir à les acheter fort cher sur le marché. Il peut quelquefois aussi entretenir une vache qui donne du lait à la famille, et fournit une occupation salubre à sa femme et à ses enfants au sortir de l’atelier. »
Comme une conséquence de la création d’un marché domestique, le fermier a cessé d’être forcé de se consacrer lui-même exclusivement à la production de blé ou autres articles de petit volume et de haut prix, et peut maintenant « avoir une succession de récoltes comme un maraîcher » — trouvant emploi sur sa terre et pour son travail dans toute saison de l’année, et se plaçant à un très-haut degré, hors de l’atteinte de ces accidents par lesquels le fermier éloigné, qui dépend d’une seule récolte, est si souvent ruiné[118].
L’étroite proximité du marché l’exemptant de la taxe de transport, il est à même d’obtenir la pleine valeur des utilités qu’il produit, et d’en rapporter une partie dans l’engrais qui se produit à la ville ou cité voisine ; et, plus il a pouvoir de le faire, plus le produit de son sol augmente, et plus la terre gagne en valeur, et aussi l’homme qui la cultive[119].
Dans de telles circonstances, chaque nature de sol trouve son emploi[120]. Le caractère du sol de « chaque district, » dit M. Kay, « est étudié avec soin, et on détermine un assolement qui permette d’obtenir le plus haut rendement sans nuire à la terre ; et le bétail est bien logé, tenu à ravir, étrillé et soigné comme les chevaux de nos amateurs de chasse[121]. »
L’agriculture passe ainsi à l’état de science, et c’est pourquoi le pouvoir de la terre de donner la subsistance augmente à mesure que s’accroît la perfection à laquelle les denrées brutes de la terre sont amenées, grâce aux travaux du peuple chez lequel on les cultive. Plus il y a de travail appliqué de la sorte, plus augmente partout la somme de temps et de travail qui se peut donner à utiliser les pouvoirs de la terre et à augmenter la quantité d’objets qui demandent à être convertis. « Par toute l’Allemagne, » dit le docteur Shubert, « on prend un intérêt tout particulier et croissant à l’agriculture, à l’élève du bétail ; et si dans quelques localités, en raison de circonstances spéciales ou d’un degré inférieur d’intelligence, certaines branches de la science sont moins développées que dans d’autres, on ne peut nier cependant qu’un progrès à peu près universel s’est accompli dans la culture de la terre et l’élève du bétail. Personne ne pourrait, comme il y a trente ans, dire encore que le système d’agriculture en Prusse se borne à l’assolement triennal, ni que la bonne culture ne se trouve que dans de rares localités : aujourd’hui il n’est pas de district, en Prusse, où l’intelligence, l’énergie persévérante et un emploi non avare du capital n’aient immensément amélioré une partie considérable du sol, pour l’approprier à l’agriculture et à l’élève du bétail[122]. »
La science, dit M. Kay, est partout « la bienvenue. » — « Chaque petit fermier, ajoute-t-il, est si jaloux de rivaliser et de surpasser ses voisins, que toute invention nouvelle qui donne profit à l’un est à l’instant adoptée par les autres. Tels sont les effets de ce commerce qui résulte de la diversification dans les demandes pour le pouvoir humain, tant physique qu’intellectuel, et donne valeur à la terre et à l’homme.
La terre, en Allemagne, est très-divisée ; ç’a a été, comme en France, jusqu’à un certain point, l’œuvre des gouvernements ; mais, l’impulsion donnée, la chose a été poussée encore davantage grâce au système qui élève le prix de la terre en ajoutant à la valeur de l’homme qui la cultive. Là où existe un tel ordre de choses, les hommes ne peuvent réussir à tenir la terre en quantité considérable, parce qu’on ne peut lui faire rapporter autant qu’on obtiendrait sous forme de pur intérêt du prix auquel elle peut être vendue. La division de la terre parmi les hommes qui la cultivent vient donc en vertu d’une loi générale à laquelle on ne peut échapper, excepté en suivant une marche tendant à détruire la valeur du sol et de l’homme par lequel il est cultivé, comme nous avons vu qu’on l’a accompli en Irlande et dans l’Inde En tous lieux, par toute l’Allemagne, la terre est au plus haut prix là où elle est le plus divisée entre petits propriétaires, et les petits propriétaires ont prospéré en raison directe de l’élévation des prix qu’ils ont payés pour leur terre — cette élévation étant une conséquence de l’affranchissement progressif de la première et de la plus oppressive des taxes, celle du transport[123].
La disparition des grandes propriétés, en Allemagne, a marché par disparition avec celle des petites dans la Grande-Bretagne — l’une étant une conséquence nécessaire de l’accroissement du pouvoir d’entretenir commerce, et l’autre de l’asservissement croissant à la domination du trafic. Dans l’un de ces pays, l’individualité prend un ferme développement, avec augmentation constante dans la quantité de produits obtenus du sol ; tandis que dans l’autre elle va déclinant constamment, avec une diminution rapide dans la proportion de subsistances produite à ce qui est nécessaire pour l’accroissement de population[124]. Dans le premier, la terre va constamment changeant de mains, et « le peuple de toutes classes, » dit M. Kay, « est apte à devenir propriétaire. Les boutiquiers et les ouvriers des villes achètent des jardins hors de la ville, où ils travaillent en famille dans les belles soirées, à faire pousser des légumes et du fruit pour le ménage. Les boutiquiers qui ont fait une petite fortune achètent des fermes, où ils se retirent avec leur famille pour se reposer du travail et oublier la vie de la ville. Les fermiers achètent les fermes qu’ils tenaient à bail des grands propriétaires, tandis que la plupart des paysans ont acheté un faire-valoir ou bien économisent et mettent de côté tout ce qu’ils peuvent épargner de leurs gains, afin d’acheter un champ ou un jardin aussitôt que possible[125]. »
« La vie du paysan dans ces pays où la terre ne rencontre pas dans les lois obstacle à la subdivision est, comme le dit avec très grande raison M. Kay, une vie d’éducation de la plus haute moralité. Sa condition nullement entravée le stimule à se faire une condition meilleure, à économiser, à être industrieux, à ménager ses ressources, à acquérir des habitudes morales, à user de prévoyance, à augmenter ses notions d’agriculture, et à donner à ses enfants une bonne éducation, qui leur permette d’améliorer le patrimoine et la position sociale qu’il leur laissera[126]. » Aussi l’agriculture va-t-elle donnant d’année en année plus de produits ; d’où suit qu’il n’existe pas là de plainte, comme dans la Grande-Bretagne, au sujet du paupérisme grandissant. Le système dans un pays vise à développer l’habitude de compter sur soi ; dans l’autre il vise à l’anéantir[127].
Où cependant, dans l’Allemagne elle-même, ces effets sont-ils le plus pleinement manifestés ? Dans la contrée où existe le plus grand développement industriel, l’Allemagne centrale. « Dans le nord, dit un écrivain récent, nous voyons une suite monotone de champs de blé ou de pommes de terre, des prairies et de vastes bruyères : c’est la même uniformité de culture que sur les larges surfaces des plateaux du sud, et des pâturages alpestres. Dans l’Allemagne du milieu au contraire, continue-t-il, un court espace vous offrira une perpétuelle variété de culture. La diversité des sols et la variété correspondante dans les espèces de plantes, sont une invitation à diviser les domaines et un encouragement de plus au caractère mélangé de la culture. Dans le premier pays, nous avons terre centralisée, dans l’autre terre décentralisée « distinction, dit le même écrivain, bien représentée par ce fait que le nord et le sud de l’Allemagne possèdent les grandes lignes ferrées qui sont le medium du trafic du monde ; tandis que l’Allemagne du milieu est beaucoup plus riche en lignes pour les communications locales et possède la plus grande longueur de voies ferrées sur une superficie moindre. » L’une est la terre de trafic ; tandis que l’autre est celle du commerce[128].
Les admirables effets du développement de commerce se montrent partout dans le travail de plus en plus allégé, et dans l’amélioration morale physique et intellectuelle du peuple. On donne là moins de temps qu’en Angleterre au simple travail, et plus à une récréation saine et améliorante ; en même temps que les amusements sont d’un caractère supérieur et plus hygiénique. « On peut affirmer, dit M. Kay, que les amusements du pauvre en Allemagne sont d’un caractère plus élevé que ceux de la partie inférieure de la classe moyenne en Angleterre[129]. » Tout le monde à peu près a de l’éducation — le chiffre des jeunes hommes de vingt ans qui ne savent ni lire et écrire, n’est que de deux pour cent. Cinq ou six familles d’ouvriers se cotisent pour avoir un abonnement aux journaux, les classes les plus pauvres lisent les romans de Walter Scott et d’autres ouvrages étrangers, en outre de ceux des principaux écrivains de l’Allemagne. « Pris ensemble, dit le même écrivain, la condition morale et sociale des paysans et ouvriers de ces parties de l’Allemagne, de la Hollande, de la Suisse et de la France, où le pauvre a reçu de l’éducation, où la terre a été affranchie des lois féodales et où les paysans ont été mis à même d’arriver à la propriété, est beaucoup plus élevée, plus heureuse et plus satisfaisante que celle des paysans et ouvriers de l’Angleterre ; et tandis que ceux-ci se débattent dans la plus profonde ignorance, dans le paupérisme et la dégradation morale, les premiers atteignent d’un pas progressif et soutenu une condition, considérée sous le rapport moral et social, d’un caractère plus élevé, plus heureux et animée de plus d’espoir[130]. »
La diffusion de la possession foncière engendre ici, comme partout ailleurs, le respect des droits de la propriété. « Autour des villes, dit M. Kay, la terre est à peine plus enclose, sauf les petits jardins qui entourent les maisons, que dans les districts les plus agricoles. Cependant on abuse rarement de ce droit. Un champ qui avoisine une ville allemande, suisse ou danoise, est aussi en ordre, aussi propre, aussi respecté des passants, que dans la partie la plus retirée et la plus strictement préservée de nos districts ruraux. Tous les pauvres ont des parents ou amis qui sont propriétaires. Chaque individu, quoique pauvre, sent que lui-même un jour ou l’autre il peut devenir propriétaire. Tous par conséquent sont immédiatement intéressés à la conservation de la propriété et à veiller sur les droits et les intérêts de leurs voisins[131].
§ 11. — Avec le ferme accroissement dans la liberté de l’homme marche celui dans la puissance de l’État.
Là où il y a diversité d’emplois la terre gagne en valeur et se divise ; et c’est alors que les hommes deviennent libres. Le système anglais du trafic tend dans la direction contraire — vers la consolidation de la propriété foncière ; et c’est pourquoi « le travailleur anglais, dit M. Howit, « est tellement séparé de l’idée de propriété qu’il arrive d’ordinaire à la regarder comme une chose dont il reçoit avis par les lois des grands propriétaires et conséquemment il devient sans activité, sans initiative. » — Le paysan allemand au contraire, ajoute-t-il, « voit la contrée comme faite pour lui et ses compagnons. Il se sent lui-même un homme. Il a un enjeu dans le pays aussi bon que celui de la masse de ses voisins ; personne ne peut le menacer de le chasser ou de l’envoyer au Workhouse, tant qu’il est actif et économe. Aussi marche-t-il d’un pas fier, il vous regarde en face du regard d’un homme libre et cependant respectueux[132]. »
Il y a quatre-vingts ans l’électeur de Hesse vendait bon nombre de ses pauvres sujets au gouvernement d’Angleterre, pour l’aider à établir une domination illimitée sur notre pays, qui était alors les colonies américaines. Alors Frédéric de Prusse, entretenait partout des émissaires chargés de saisir de force les hommes ayant la taille d’ordonnance pour son régiment de grenadiers. La poursuite était si active qu’il était dangereux pour un homme de toute nation bien que libre, mais ayant six pieds, de se tenir à portée d’eux. Les peuples étaient esclaves, mal nourris, mal vêtus, mal logés, ayant pour chefs des tyrans. Les classes supérieures parlaient français, l’allemand passait pour une langue grossière et vulgaire, bonne seulement pour le serf. La littérature allemande n’en était qu’à s’efforcer d’éclore. On ne savait que bien peu des arts mécaniques, la population était presque toute entière agricole, et les instruments de culture étaient de l’espèce la plus primitive. Peu de commerce domestique ; celui du dehors, se bornait à l’exportation des produits bruts de la terre pour les échanger contre les objets de luxe de Londres et de Paris, demandés par les plus hautes classes de la société.
Quarante ans plus tard, la traite humaine fournissait des cargaisons à beaucoup, sinon à la totalité des vaisseaux qui passaient entre les États-Unis et Brème ou Hambourg. Hommes, femmes, enfants étaient achetés et vendus pour des baux de quelques années, à l’expiration desquels ils devenaient libres ; et nombre des hommes les plus honorables dans nos États du milieu sont descendus de ces allemands serviteurs « par contrat. » Aujourd’hui l’Allemagne marche en tête de l’Europe sous le rapport du développement intellectuel, et elle avance dans la condition physique et morale de sa population avec une rapidité plus grande que dans aucune partie de l’hémisphère oriental[133].
Il y a trente ans, l’Allemagne était une collection de petits États constamment en opposition l’un à l’autre. Aujourd’hui son système a revêtu cette forme naturelle dans laquelle l’attraction locale s’accroît rapidement — balançant l’action centrale et maintenant l’ordre et l’harmonie dans le tout. Alors l’Allemagne était encore exposée à voir son système dérangé par des influences étrangères, mais les événements des trois dernières années ont prouvé qu’avec l’accroissement d’individualité dans la population, avait marché, de compagnie, l’individualité correspondante du gouvernement prussien — qui le met en état de maintenir la paix en dépit des menaces des grands pouvoirs qui bordent l’Allemagne du Nord à l’est, à l’ouest et au sud.
CHAPITRE XXV.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
Avec un immense territoire et une population disséminée, la Russie était, il y a un demi-siècle, un pays à peu près purement agricole, où, par manque de diversité d’emplois chez sa population, le pouvoir de combinaison existait à peine. Comme une conséquence naturelle, les diverses facultés des individus dont se composait la société restaient sans développement, et l’homme était partout l’esclave de l’homme. Les fabriques étaient à peu près inconnues : les caravanes, faisant négoce à l’intérieur et fournissant aux besoins des lointaines tribus de l’Asie, arrivaient chargées des produits des ateliers anglais et d’autres pays étrangers. Lors de l’accession au trône de l’empereur Nicolas, en 1825, le pays n’était pas même en état de produire le drap pour l’armée, et, pour presque tous les autres produits du métier à tisser, il dépendait entièrement de l’ouest de l’Europe.
La production russe, devant aller chercher les marchés du monde sous la forme la plus grossière, chargée d’énormes frais de transport, rendait par conséquent peu à ses producteurs, qui, conséquemment, avaient peu pour acheter la production d’autres pays. Le commerce étranger était donc insignifiant, l’exportation ne montant qu’à 56.000.000 roubles, et l’importation à 63.000.000. » C’était moins d’un dollar par tête de la population. La dernière, toute faible qu’elle était, se composait d’articles de luxe à l’usage des classes supérieures — grands propriétaires, hauts fonctionnaires et autres personnages tirant leurs moyens d’entretien de taxes payées par les travailleurs ruraux ; et de la sorte, en même temps que la population n’était pas en état de fabriquer son drap chez elle, le pays était tellement pauvre, qu’il ne pouvait l’acheter du dehors. Il en était de même pour toutes les autres branches d’industrie. Non-seulement l’agriculture en était aux instruments primitifs, et, faute de toute notion pour les améliorer, devait continuer à se borner aux sols inférieurs, la terre et l’atmosphère abondaient toutes deux en forces qui attendaient le commandement de l’homme ; — mais le pouvoir de fabriquer une machine à vapeur n’existait pas encore sur le sol russe ; — le peuple restait dans un état de barbarie : c’était l’esclavage général.
Le système continental donna aux fabriques une forte impulsion, mais il fallait du temps pour opérer quelque changement considérable. Aussi, à la date de 1812, on ne comptait encore que 265 usines de toute nature, tant grandes que petites, pour la production des étoffes de coton et de laine, en face d’une population de plus de 50.000.000 âmes. La guerre terminée, cependant, il s’opéra un changement dans le sens opposé. L’empereur Alexandre — formé, en matière d’économie politique, aux enseignements de M. Storch, qui avait une grande foi dans l’omnipotence du négoce — résolut d’appliquer à l’administration de l’empire ce qu’il avait appris dans le cabinet ; le résultat fut très-désastreux[134]. Survint dans le pays un afflux constant de marchandises anglaises, et l’or russe s’écoulait au dehors, et le gouvernement était paralysé, en même temps que les fabriques étaient ruinées. Ce fut dans cet état de choses que le comte Nesselrode émit une circulaire pour préparer à un changement. On y déclarait que la Russie se trouvait forcée de recourir à un système de commerce indépendant ; que les produits de l’empire ne trouvaient plus de marchés au dehors ; que les fabriques nationales étaient au plus bas ; que la monnaie du pays s’écoulait rapidement chez les nations éloignées ; que les plus solides maisons de commerce étaient en danger, et que l’agriculture et le commerce, aussi bien que l’industrie manufacturière, étaient « non-seulement paralysées, mais touchaient à leur ruine. »
L’année 1824 vit inaugurer le nouveau système — système visant à accroître le pouvoir d’association et de combinaison par tout l’empire, et en harmonie parfaite avec celui établi en France par Colbert, et qui s’y est continué jusqu’à ce jour. Commerce et manufactures se reprirent à fleurir, et, dès l’année 1834, le drap russe était pris par les caravanes pour les foires d’Asie. Depuis lors le progrès a été tel, que les marchés de l’Asie centrale sont alimentés surtout par les produits des métiers russes. Dans l’Afghanistan et dans la Chine, ils vont supplantant rapidement les draps anglais, nonobstant que les derniers ont l’avantage du transport ; tandis qu’en Tartarie et dans la Russie elle-même on parle rarement des laines anglaises. De 1812 à 1829, on constata que le nombre des usines avait triplé, et que, de tous les produits de fabrique consommés dans le pays, le sixième seulement était de provenance étrangère. Depuis lors l’accroissement industriel a été très rapide.
Le pouvoir d’entretenir commerce avec les sociétés lointaines s’accroît avec l’accroissement de commerce domestique. De 1824 à 1834, les importations de marchandises étrangères ont été de près de 20 % supérieures à celles de 1814 à 1824, avant qu’on eût établi la protection. Ces importations ont consisté, pour une partie considérable, en matières brutes dans la conversion desquelles la population a trouvé à employer un temps qui autrement eût été perdu, ce qui a donné plein retour de tout le capital que ces travailleurs ont consommé sous forme de nourriture et de vêtement.
De cette époque jusqu’à présent le système a été fermement suivi, et ses effets, en économisant le pouvoir humain, dans lequel consiste tellement le capital de la communauté, se manifestent par l’amélioration constante de la condition du peuple, et par la puissance accrue de l’empire, comme le montrent les faits suivants tirés surtout du livre récent de M. Tegoborski, l’un des meilleurs et des plus vrais qui aient paru depuis quelque temps. Il donne en grand détail la production agricole de la Russie européenne, et en estime la valeur, avec une modération qui ne laisse pas de place à l’imputation d’inexactitude, à 2.000.000.000 de roubles, somme énorme, comparée avec les idées qu’on se fait généralement de l’agriculture russe. Cette somme, cependant, ne comporte qu’une faible idée de la quantité, qui est la chose matérielle, puisqu’un boisseau de blé nourrit un homme presque aussi bien en Russie, où il s’échange pour très-peu d’argent, qu’en France où il en obtient beaucoup plus. Voici les quantités comparatives de quelques produits annuellement récoltés ; le chiffre du gros et menu bétail et des chevaux entretenus, et l’étendue de terres en prairies, pâtures et forêts de la France et de la Russie :
France | Russie europ. | |
Céréales (en y adjoignant les légumes secs). Tchet. | 102.800.000 | 260.000.000 |
Lin et chanvre. Poods. | 5.128.000 | 20.000.000 |
Graines oléagineuses. Tchetwerts. | 1.238.000 | 4.865.000 |
Gros bétail (non compris les veaux). Têtes. | 7.870.000 | 25.000.000 |
Bêtes ovines. | 32.000.000 | 50.000.000 |
Porcs. | 4.910.000 | 12.000.000 |
Chevaux. | 2.818.000 | 18.000.000 |
Prairies. Dessiatines. | 5.288.000 | 60.000.000 |
Pâturages et friches. | 14.700.000 | 80.000.000 |
Forêts. | 8.063.000 | 180.000.000 |
La quantité de produits bruts de la seule Russie européenne serait, d’après le tableau, le triple de celle de France, et cependant la valeur monnaie des deux est à peu près égale. Celle de la dernière, comme nous avons vu, étant estimée actuellement à 8.000.000.000 francs, tandis que la première ne donnerait que 7.500.000 francs. Les cultivateurs de Russie sont loin du marché, ceux de France l’ont à leur porte ; et aussi, tandis que dans le premier pays, le prix moyen des céréales est à 5.46, dans le second, il est à 3.50 ; tandis que la production maraîchère est estimée dans l’un à environ 20 roubles, dans l’autre elle ne l’est qu’à 25 ; le lin et le chanvre sont estimés en France à 4 roubles et eu Russie à 2 seulement ; et le produit des prairies dans le premier pays se tient à 30 et dans le dernier à 6 seulement. La cause de toutes ces différences se trouve dans l’immense déperdition qui résulte de l’absence de marchés domestiques, comme ceux dont jouissent la terre et la population de France ; et ce fut dans l’intention d’arrêter cette déperdition et pour soulager le cultivateur russe de la taxe oppressive de transport qu’on a rétabli le système protecteur.
Déjà ce résultat a été en partie atteint ; nous le voyons par ce fait que, de 1824 à 1851, il y a eu ferme élévation des prix, nonobstant le surcroît considérable de la quantité produite. De 1824 à 1833, la moyenne du blé était 4.34 roubles par Tchetwert, et celle du seigle 3.3 roubles ; tandis que celle pour les années finissant en 1851, a été 6.52 pour le blé, et 4.33 pour le seigle, une élévation d’un peu moins de 50 pour cent[135].
À chaque pas du progrès mentionné, il y a eu décroissance de la nécessité d’aller chercher les marchés étrangers, comme le montre le fait, que tandis que, de 1827 à 1832, l’exportation moyenne des grains de toute nature s’élevait à plus de 3.000.000 de Tchetwerts. Ce chiffre a été à peine dépassé dans aucune période jusqu’en 1850, — excepté dans les années de disette entre 1845 et 1848, alors que les hauts prix de l’Angleterre offraient un énorme bénéfice sur l’importation de subsistances. Le rappel des lois sur les céréales paraît avoir exercé à peine le plus léger effet, — à en juger par le total des exportations de blé et les quantités expédiées à l’Angleterre d’après les documents officiels.
1848 | 18.396.211 | boisseaux. | 6.225.632 | boisseaux. |
1849 | 13.453.888 | 4.721.630 | ||
1850 | 14.596.120 | 5.710.208 | ||
1851 | 13.911.240 | 3.140.336 |
En 1852, les exportations à la Grande-Bretagne
ont atteint
7.663.026 | |
---------------- | |
Total. | 27.461.082 |
Moyenne. | 5.492.216 |
La production entière de céréales est évaluée à 260.000.000 tchetwerts, ou environ 1.600.000.000 de boisseaux, et de toute cette énorme quantité, le seul article qui peut, jusqu’à un certain point, supporter les charges de transporta des marchés lointains est le blé ; et cependant l’exportation totale de cette nature, pour la moyenne de cinq ans, paraît avoir été au-dessous de 15.000.000, ou moins un pour cent de la production totale. La cause s’en trouve dans le fait qu’avec le développement constant des marchés domestiques, il y a eu ferme élévation du prix, conséquence du déclin de la nécessité d’aller chercher un marché lointain. Plus la population est apte à consommer chez elle une utilité, moindre sera la quantité à expédier au dehors et plus cette population pourra acheter de toutes les autres utilités ; — et cependant les économistes modernes, — visant exclusivement au trafic et négligeant le commerce, — trouvent la plus grande preuve de prospérité dans la quantité dés exportations !
Que devient toute cette subsistance ? Elle est consommée par les gens qui font le drap, bâtissent les maisons et les usines, exploitent l’or, le fer, la houille, construisent des navires et des bateaux, et accomplissent les divers services qu’amène l’entretien d’un commerce étendu.
La fabrication du lin et du chanvre emploie plus ou moins directement, selon M. Tegoborski, 5.000.000 d’individus au moins ; et la consommation de toiles de lin est évaluée à environ 550.000.000 d’aunes, soit neuf aunes par tête de la population. Cette branche d’industrie se trouve partout. « Elle a son siège dans les plus humbles chaumières, et elle n’enlève point de bras au travail des champs. » Et plus loin : « C’est l’aide de plusieurs petites industries subsidiaires : le rouet, la navette, le métier à tisser qui fournit emploi à beaucoup de bras de la population rurale. »
La consommation de laine est d’environ 1.75 livres américaines par tête, donnant un total de plus de 100.000.000 livres — qui demande, pour sa conversion en drap, une grande somme de travail ; et ces travailleurs demandent de grandes fournitures de subsistances.
La première usine à coton ne date au plus que d’une vingtaine d’années ; et cependant on ne compte aujourd’hui pas moins que « 495 fabriques de coton employant 112.427 ouvriers et produisant annuellement 40.907.736 livres de filés et une quantité correspondante de blancs tissus[136], » généralement de qualités inférieures pour satisfaire à l’immense demande de manufactures plus grossières. Le district où ces manufactures sont établies est lui-même un grand empire avec une population de 16.000.000 d’âmes ; et les résultats de ces établissements se manifestent par la substitution croissante de belles cotonnades peintes « aux étoffes grossières qui se portaient auparavant, et par l’amélioration générale dans la manière de se vêtir[137]. »
Les paysans reçoivent le fil de leurs contractants et s’occupent à tisser pendant l’hiver. — C’est ainsi que marche une fondation d’industrie pour leur pays, tout en utilisant le travail et l’habileté qui autrement seraient perdus. Les établissements qui produisent des articles supérieurs sont au nombre de 140. On fait beaucoup de velours de coton, qui trouve son marché principal en Chine, marché qui, jusqu’à l’établissement des fabriques russes, était approvisionné par les produits des métiers anglais. » On dit qu’aujourd’hui les cotonnades imprimées russes égalent celles de l’Alsace et du Lancashire ; et tout ce progrès est le résultat de moins de trente années du système qui vise à économiser le capital, en assurant au travailleur un choix dans les moyens d’employer ses facultés physiques et intellectuelles. Ce progrès n’est dû qu’au système uniquement ; car, dans l’Irlande, l’Inde et les autres pays qui ont été régis par les hommes engagés dans le trafic et le transport, le déclin d’industrie domestique a été un accord complet avec l’accroissement que nous indiquons ici comme résultant du développement de commerce.
Le siège principal de la manufacture des cotonnades fines en Russie est à Saint-Pétersbourg ; on y emploie surtout des ouvriers suisses. La quantité manufacturée est évaluée à 3.000.000 de pièces, qui suffisent à la demande domestique de tout l’empire. » On n’importe pas aujourd’hui plus de 1.500 pièces des impressions de première qualité. La fabrication de mousselines prend aussi de l’accroissement et apporte une diversification dans les travaux de la campagne, — la culture du coton ayant été introduite avec succès dans les provinces caucasiennes.
La valeur totale de la fabrication du coton, en Russie, était évaluée, il y a quelques années, à 32.000.000 dollars par an. On jugera mieux du mouvement de cette industrie par le tableau suivant des importations de 1846 et 1850 :
1848. | 1850. | |||
Coton brut. | 26.152.484 | livres. | 44.257.500 | livres. |
Coton filé. | 18.402.750 | 6.338.750 |
On voit qu’en cinq années son importation de coton brut a presque doublé, tandis que celle des filés, pour lesquelles elle dépendait de la Grande-Bretagne, a diminué de deux tiers.
L’exportation d’indigo, pour la Russie, a pris un accroissement soutenu, comme on le voit d’après les chiffres suivants, qui prouvent une grande augmentation d’industrie dans les années qui suivent celles indiquées ci-dessus.
1849. | 1850. | 1851. | 1852. | ||||
Caisses. | 3.225 | 4.105 | 4.953 | 5.175 |
De plus, on donne beaucoup plus d’attention au développement des trésors métallurgiques de la terre. La production de fer a augmenté d’une manière soutenue, et la découverte récente de vastes gisements de houille promet un développement considérable de cette branche d’industrie ; tandis que la production de l’or et de l’argent s’est élevée à plus de 20.000.000 dollars annuellement.
Nulle part au monde il n’existe plus de tendance à l’activité locale et à la combinaison locale qu’en Russie. Dans certaines parties du pays sont les potiers, et, dans d’autres, les cordiers et les selliers. Dans telle contrée sont tous les fabricants de chandelles, dans telle les fabricants de chapeaux de feutre, et dans telle autre les serruriers et les charrons. Un district compte de nombreuses tanneries, tandis que dans d’autres presque tous les bras s’emploient à faire la lanière d’écorce qui trouve des usages très-variés. Pour ces industries, les familles d’un district se réunissent en une sorte de compagnie d’actionnaires, qui vend le produit des travaux et répartit les résultats à toutes les parties engagées dans l’œuvre de production.
Ces fabriques prennent développement à mesure que se développe la demande du travail pour le coton, la laine et les autres branches d’industrie, ce qui fait l’accroissement de commerce ; non-seulement ce commerce qui résulte des différences d’emploi domestique, mais celui qui dépend des différences de sol et de climat parmi les nations du globe. Il va au dehors plus de suif, et l’on reçoit en retour plus de café et de coton ; tandis que laine, café, blé et coton sont convertis en étoffe pour la fourniture des marchés tant domestiques qu’étrangers. Ce n’est pas cependant dans les manufactures grossières seulement que la Russie réussit aujourd’hui. L’esprit d’invention et l’habileté de ses ouvriers commencent à se faire remarquer dans toutes les industries, comme elle l’a prouvé à l’occasion de la grande exposition générale au palais de Cristal, il y a cinq ans[138].
Le travail fourni ainsi est autant de gagné. — C’est tout autant de pouvoir qui se trouve de la sorte économisé. Quelle déperdition immense avait lieu, et combien était indispensable pour la Russie cette diversité d’emplois qui, seule, permet l’économie, voici un passage du livre de M. Tegoborski qui nous en fera juger.
« Dans des pays où le climat est tempéré et la population est dense, où il y a nombre de petites villes et où le négoce domestique est actif, le paysan, dont le travail aux champs dure depuis le commencement de mars jusqu’au mois de novembre, trouvera peu de difficulté à utiliser son temps durant les trois ou quatre mois d’hiver. Il peut charrier ses produits au marché ; il peut abattre et apporter le bois au logis ; il peut s’occuper d’engraisser son bétail ; il peut louer son travail comme transporteur de marchandises, ou s’engager dans quelque autre branche subsidiaire d’économie rurale. Chez nous ces ressources sont très-limitées[139], tandis que notre travail subit une interruption bien plus longue. Jugez quelle déperdition de forces productives, et quelle cause d’appauvrissement doivent résulter, si, dénués de toute industrie, sur les 60 millions d’âmes qui composent la population de la Russie d’Europe, plus de 50 millions doivent rester oisifs pendant les six ou sept mois que le travail des champs est suspendu. Pour éviter cette déperdition, nous sommes jetés sur nos ressources industrielles ; et c’est cette situation qui nous est propre, jointe à l’abondance et à la variété de nos produits et à l’intelligence naturelle et instinctive de notre population, qui a donné l’impulsion récente à notre industrie et lui a imprimé le cachet spécial et national qui la distingue. »
Dans ce passage se trouve le secret de la pauvreté de tous les pays de la terre qui ne sont simplement qu’agricoles. Sans diversité d’emplois il n’y a pas d’association possible, et là où il n’y a pas commerce il y a déperdition de pouvoir physique, en même temps que les facultés intellectuelles restent à l’état latent et sans développement ; d’où suit la perte de la plus grande partie de force qui devrait résulter de la nourriture consommée. C’est par l’économie de force que le manufacturier habile réussit à triompher de ses rivaux, et c’est par une économie semblable que le pays dont la politique vise à produire l’association et le développement de commerce acquiert puissance et gagne considération parmi les nations du globe.
Parmi les récents voyageurs en Russie, l’un des plus distingués est le baron Haxthausen, qui nous apprend que Moscou est devenu un grand siège d’industrie manufacturière, où les serfs sont transformés en ouvriers travaillant pour leur propre compte, et que dans cette cité affluent annuellement, en automne, de 80 à 90.000 individus pour vendre leurs services durant la période où ils cessent de pouvoir travailler aux champs. La condition et l’apparence de ces ouvriers, mis ainsi à même de vendre un travail qui, autrement, serait perdu, lui ont semblé plus satisfaisantes que celles des individus de condition semblable en Allemagne, en France et en Angleterre. Ainsi que M. Tegoborski, M. Haxthausen émet des doutes sur le système protecteur, comme tendant à élever les salaires du travail et à atténuer « ce lien patriarcal » qui jusqu’alors a existé entre le maître et ses serfs. — Mais puisque le commerce se développe par l’affaiblissement de ce lien, et puisque avec le développement de commerce les hommes s’enrichissent et la terre gagne en valeur, nous avons raison de regarder la tendance ainsi remarquée comme une preuve d’accroissement de richesse et de pouvoir.
Pour montrer à quel point la diversité d’emplois a agi sur l’augmentation de la demande du travail et sur sa rémunération, voici quelques faits glanés dans le livre de M. Haxthausen. Dans un endroit de son livre il donne, comme le salaire des femmes employées à tisser la toile fine, de 22 à 28 cents par jour — c’est à peu près l’équivalent du prix d’un boisseau de seigle. Ailleurs il établit que les hommes engagés à tisser des serviettes gagnent 2 roubles-papier, ou environ 60 cents par jour « Dans le gouvernement de Yaroslaf, le travail du paysan, dit-il, a une valeur pécuniaire plus haute, par suite de l’état florissant des manufactures. » À Ekaterinoslaf, un bon ouvrier adulte reçoit 27 roubles par mois ; mais quelquefois il est payé le double.
Quelle influence cela exerce-t-il sur la condition des paysans engagés dans l’agriculture ? Nous le voyons par ce fait que, tandis qu’autrefois il y avait toujours de grands arriérés de rentes, il n’y en a plus aucun, nous assure-t-il. De plus il nous dit que, de vingt-trois fermes achetées en bloc, avec leur propre liberté, par nombre de paysans appartenant au prince Koslowski, au prix de 50.000 roubles, les deux tiers ont été payés comptant. Dans un autre cas, les paysans du prince Viazemski ont acheté sa terre avec leur liberté moyennant 129.000 roubles.
La résistance au système qui vise à avilir le travail et les denrées brutes amène partout augmentation de liberté parmi les travailleurs, et nous en voyons ici la preuve dans les faits que fournit le voyageur qui observe. N’importe où il va il trouve que la diversité d’emplois a amené à peu près cet état de choses dans lequel, tout en retenant un droit pour un petit payement annuel, les grands propriétaires permettent à leurs serfs de choisir leur mode d’emploi et de disposer à leur gré des produits de leur travail, tandis qu’eux-mêmes se font servir par des domestiques gagés[140].
Chaque mesure du gouvernement a tendu dans le même sens. Un ukase de 1827 déclara le serf une portion intégrale et inséparable du sol, et ainsi fut abolie d’un seul coup la traite de chair humaine. Aujourd’hui une grande banque a été fondée, qui fait des prêts au propriétaire foncier jusqu’à concurrence des deux tiers de la valeur de la propriété, et sous des conditions de remboursement qui tendent beaucoup à produire le résultat de permettre à la couronne, éventuellement, de devenir propriétaire en payant le dernier tiers — ce qui tend à transformer la population attachée à la terre en sujets de la couronne, tandis qu’auparavant ils n’étaient que de simples serfs de simples particuliers. Comme paysans de la couronne, ils tiennent leurs habitations et leurs petites pièces de terre moyennant payement de 5 roubles par chaque tête mâle, au lieu de rente, et sont libres d’user de leur terre et de leur travail comme il leur plaît. Aujourd’hui est garanti au serf, non seulement le droit de posséder en propre, mais le droit de contracter et de tester en cours de justice, ce qui lui était refusé auparavant.
« Le serf, nous dit un autre récent voyageur, ne peut encore acheter sa liberté, mais il devient libre par l’achat du morceau de sol auquel il était lié. Le droit de contracter lui a ouvert la route à un tel achat. Le Russe paresseux qui travaillait à contre-cœur pour son maître, faisant aussi peu que possible d’ouvrage pour le bénéfice de celui-ci, travaille nuit et jour dès qu’il y va de son propre avantage. À la paresse succède une amélioration diligente de sa terre ; à l’ivrognerie brutale, la sobriété et la frugalité. La terre, auparavant négligée, répond par ses plus riches trésors au soin qu’on lui prodigue. Par la magie d’industrie, de misérables huttes se transforment en demeures confortables ; un désert, en champs florissants ; des steppes désolées, des marais profonds, en un sol productif ; des communautés entières, naguère plongées dans la pauvreté, présentent les signes indubitables d’aisance et de bien-être. »
Par la force d’une série de mesures de la nature que nous venons d’indiquer, poursuivies avec fermeté pendant une longue suite d’années, une moitié de la population russe est déjà affranchie de toute réclamation de services personnels, et partout où l’ouvrier trouve facilement à s’employer, les paysans trouvent avantage dans les changements opérés ; là où cette circonstance fait défaut, mieux vaut pour le paysan rester serf que devenir libre. C’est l’opinion de M. Tegoborski[141].
C’est le dernier cas dans ces parties de l’empire qui sont loin d’un marché, « celles qui sont peu favorisées par les consommateurs et l’industrie, » et parmi cette population où la circulation de numénuméraire est si insignifiante qu’il est plus aisé d’acquitter la rente en travail « que de payer une rente quelconque sous forme de monnaie. Il serait presque impossible d’imaginer une plus forte preuve de la nécessité de diversité dans les modes d’emploi, comme précédent de la liberté de l’homme, que celle fournie dans cette partie de l’intéressant ouvrage de M. Tegoborski. Il ne serait pas moins difficile de trouver une preuve plus concluante des désastreux effets du système qui vise à séparer le consommateur du producteur, — à confiner des nations entières dans les rudes labeurs de l’agriculture, — à accroître la nécessité de l’outillage de transport et des services du négociant — et à annihiler le commerce, que les preuves fournies par M. Haxthausen disant : « que le négoce étranger est exposé à des fluctuations tellement incalculables qu’il ne peut jamais servir de base offrant sécurité pour la vie d’un peuple, et les preuves fournies par un récent voyageur anglais déjà cité, quidit : « qu’une saison favorable et de belles récoltes ne garantissent pas une année profitable pour le cultivateur russe — parce qu’il arrive souvent que les prix sont avilis au point que nulle combinaison physique des circonstances ne pourrait venir à son bénéfice — auquel cas il devient nécessairement un esclave de l’usurier ou du négociant du voisinage.
On ne peut mettre en doute que le commerce intérieur de l’empire n’ait augmenté ; et voici des faits qui établissent complètement la grande vérité que tout ce qui tend à augmenter le commerce domestique, tend également à augmenter le pouvoir d’entretenir le commerce extérieur. De 1814 à 1824, la période où le pouvoir du trafic fut en croissance et le commerce en déclin si rapide, les importations en Russie s’élevaient à 165.000.000 de roubles papier — qui subissaient 60 % de perte ; mais ce système fut si épuisant que, dans l’année qui clôt la période, l’escompte alla jusqu’à 75 %, ce qui réduisit la valeur du papier du gouvernement à un quart de la valeur nominale. À une valeur-monnaie réelle, le marché total que la Russie présentait pour les produits des terres étrangères était d’environ 32.000.000 dollars, ou 60 cents par tête.
Dans les dix années de 1824 à 1834, — la première décade de protection — les importations atteignirent une moyenne de 195.000.000 roubles, en même temps que la valeur du rouble papier se releva d’environ 10 %, et ainsi le marché russe pour produits étrangers fut porté à 42.000.000 dollars, ou environ 80 cents par tête. En 1841, il avait atteint 90.000.000 roubles argent, soit 1 doll. 10 cents par tête. En 1845, ils étaient à 85.000.000 roubles argent ou environ 1 dollar par tète, quoique les récoltes de cette année fussent très-faibles. En 1852, ils avaient monté à 100.000.000 roubles — ayant plus que doublé depuis 1824, sous un système qui, selon les économistes anglais, devait détruire tout commerce avec le monde.
Comment les deux systèmes ont affecté le revenu public, les faits mentionnés le montrent. Le pair de valeur d’une livre sterling est quelque peu moins que 7 roubles et il s’est tenu à ce taux jusqu’à la guerre de 1807. En 1814, la livre a haussé jusqu’à pouvoir acheter 18 1/2 roubles. La paix apporta avec elle l’ascendant du trafic et le déclin du commerce, ce qui causa un tel écoulement d’or, qu’en 1823-24 une livre valut 25 roubles. Avec l’adoption de la protection le courant changea, et au bout de peu d’années la valeur du numéraire fut rétablie — le rouble argent devenant de nouveau l’étalon.
En dix années, de 1814 à 1824, les revenus de douane n’avaient été en moyenne que de 40.000.000 roubles papier, mais dans celles de 1824 à 1834, la moyenne fut 67.000.000 roubles. En 1852, les recettes de cette source furent 29.000.000 roubles, — ayant augmenté de 150 % depuis l’adoption du présent système. Une des conséquences fut que le gouvernement put construire le grand chemin de fer de Moscou à Saint-Pétersbourg qui a 400 milles et a réduit le temps à vingt-deux heures, en même temps qu’il avance considérablement de Moscou à Saint-Pétersbourg à Varsovie, une distance de six cent soixante-huit milles. D’autres routes ont été projetées avant que la guerre éclatât ; nous ignorons l’influence qu’elle a eu sur ces projets.
Avec le rapprochement du marché et l’économie de transport qui en résulte, et avec la tendance journellement croissante vers le rapprochement des prix des matières premières et des articles manufacturés, il y a amélioration régulière et soutenue dans le caractère de l’agriculture russe. M. Tegoborski cite un district où « l’on a introduit un système rationnel de culture, » dans un autre « les traces d’amélioration sont visibles ; » dans un troisième « le mode de culture est visiblement amélioré. » Dans un quatrième « le système triennal a été introduit avec une grande amélioration d’instruments. » Dans d’autres « l’économie rurale fait des progrès sensibles. » — « L’amélioration de culture commence à attirer l’attention sérieuse des propriétaires ruraux ; » — « la culture de la betterave pour le sucre s’étend de plus en plus, » — et tandis que chez plusieurs propriétaires nous trouvons un système de culture qui pourra servir de modèle, « l’usage d’instruments meilleurs, et l’adoption de méthodes améliorées se remarquent, nous dit-on, « sur les champs des paysans. » Pour amener l’amélioration par les premiers, il est indispensable, dit M. Haxthausen, que s’établisse « un système de travail combiné avec quelque entreprise industrielle, qui fournisse les moyens d’employer utilement les forces productives — le travail de l’homme et des animaux — qui autrement resterait sans action pendant les longs intervalles où les travaux des champs sont interrompus. » — « Durant sept ou huit mois, selon son expression, » le travail fait une halte, « et il s’en suit une déperdition si énorme de capital qu’elle équivaut complètement au petit progrès qui a été accompli. »
Le gouvernement a établi quelques fermes modèles, comme écoles d’agriculture, où sont admis les paysans, tant de la couronne que des particuliers, et le nombre d’élèves, en 1849, était 706. Le cours d’études est très-complet et dure quatre ans. Comme un résultat de toutes ces mesures, le rendement de la terre augmente graduellement tandis que la taxe de transport diminue ; le prix du blé s’élève et celui du drap décline, tandis que le sol et l’homme qui le cultive gagnent en valeur. Dans quelques districts, la terre se vend cinq et même dix fois le prix qu’on en eût donné il y a vingt-cinq ans, tandis qu’en masse tous les hommes gagnent en liberté d’année en année.
Le système communal présente cependant au progrès agricole un obstacle qui sera difficile à surmonter. Par tout l’empire, le sol reste non divisé — étant tenu en commun et distribué annuellement parmi les membres de la commune ; et cela s’applique aussi bien aux terres qui sont possédées par la commune elle-même qu’à celles tenues de la couronne ou du grand propriétaire. Dans les cas où l’obrok, ou la rente-monnaie se doit payer, chaque individu mâle du village reçoit une part égale de la terre — le père même prend celle de son fils enfant et chacun devient responsable pour sa part à payer de la rente. Dans les districts où prévaut la corvée, la rente-travail, les enfants et les vieillards n’ont pas droit à la terre, dont l’usage n’est donné que comme un équivalent pour le travail accompli ; mais pour remédier à cette difficulté, on forme un tiaglo, en réunissant quelques individus, trop faibles pour fournir chacun une journée de travail — l’ensemble représente un travailleur complet et acquiert droit à une part de terre. La naissance de chaque enfant mâle crée un nouveau titre et les parts de ceux qui meurent retournent à la commune. Les bois, pâtures, terrains de chasse et pêcheries restent indivis et libres pour tous les habitants ; mais la terre arable et les prairies sont divisées selon leur valeur entre les individus mâles — l’étendue des parts diminuant d’année en année à mesure qu’augmente la population[142].
Comme dans de telles circonstances, il ne peut exister de propriété foncière permanente, rien ne stimule à consacrer du travail à faire des améliorations ; et il suit que « l’industrie agricole est négligée et abandonnée » là même où le sol n’est pas naturellement bon, dit M. Haxthausen, des engrais et un peu plus d’industrie le pourraient améliorer ; mais les efforts de quelques rares propriétaires sous ce rapport, n’ont trouvé que peu d’imitateurs et pas un chez les paysans[143].
Le négoce et les manufactures enlèvent la main-d’œuvre à l’agriculture, et par la raison qu’ils offrent stimulant de toute sorte à produire, tandis que la dernière n’en offre que peu. Quelles que puissent être les accumulations résultantes du négoce, elles restent la propriété particulière de l’homme aux efforts de qui elles ont été dues ; et à sa mort il les peut léguer à sa femme et à ses enfants ; tandis que quelle que grande que puisse être la valeur ajoutée à la terre, cette valeur devient un jour la propriété de la communauté, sans qu’il en aille une partie à la veuve ou à la fille de l’homme dont les travaux ont créé les améliorations.
Le communisme est partout le même, soit qu’on le rencontre en Russie ou en France — dans les coutumes d’un peuple ou dans les livres des enseignants qui se refusent à voir que le pouvoir d’association s’accroît avec le développement d’individualité et cherchent à favoriser l’accroissement du premier par la destruction du dernier. Dans un cas, il n’est qu’un pas dans le progrès de l’homme vers la civilisation ; tandis que dans l’autre il se propose de réduire l’homme à un état de barbarie. Et c’est pourquoi les efforts pour l’introduire parmi les hommes civilisés ont toujours été suivis d’un insuccès si notable.
Avec la division de la terre le travail gagne en valeur, et plus il est évalué plus on l’économise, — plus augmente la proportion qui en est employée productivement — et plus augmente la quantité qui peut être donnée au développement des ressources de la terre. À chaque pas, dans cette direction, les hommes sont mis en état de bâtir maison sur leur propre terre, et les fermes disséminées succèdent graduellement aux sales villages. Rien de la sorte ne se rencontre en Russie, parce qu’il n’y a pas de terre que le paysan, pris individuellement, puisse appeler son bien. La population rurale est donc « groupée en larges villages où les maisons sont entassées autant que dans les villes. Il en résulte pour un grand nombre de cultivateurs une habitation très-distante du champ qu’ils cultivent, ce qui, indépendamment de la perte de temps pour aller et retour, amène une cause morale de négligence dans la culture = il est impossible que l’homme qui a plusieurs werstes à parcourir pour atteindre son champ le cultive avec le même intérêt, lui prodigue le même soin que lorsqu’il l’a sous les yeux et peut saisir juste le moment le meilleur pour fumer, labourer, semer ou moissonner, irriguer sa prairie ou tondre sa haie. C’est là une des causes de la prospérité plus grande des colonies allemandes, où les habitations sont distribuées de telle sorte que chaque colon a pour ainsi dire sa propriété sous la main. C’est ce qui explique aussi en partie le progrès agricole dans les provinces de la Baltique, où la population est beaucoup plus répandue que dans les autres parties de la Russie. L’agglomération de la population rurale en groupes nombreux prédomine chez les nations qui ont été jadis exposées aux incursions des Barbares ou aux dévastations des animaux sauvages, et ont éprouvé le besoin d’habiter en voisinage pour se protéger mutuellement[144]. »
La culture commence toujours par les sols de qualité inférieure, et ce n’est qu’au moyen de l’association et de la combinaison que les plus riches sont appropriés aux Ans de l’homme. Comme cependant une telle combinaison est impossible sous le système de communauté, il en résulte que les jeunes hommes actifs et diligents du village, — ceux en qui l’on pourrait espérer, pour l’amélioration agricole, — passent aux bourgs et aux villes, — abandonnant la terre et cherchant ailleurs cet avantage permanent, pour eux-mêmes et pour leurs familles, qui est refusé par le système existant à ceux engagés dans le travail rural.
Tels sont quelques-uns des obstacles que rencontre l’agriculture pour passer à l’état de science. Ils sont grands ; mais, tout grands qu’ils soient, ils sont dépassés de beaucoup par ceux qui résultent du manque encore existant, de la convenable diversité d’emplois, sans laquelle association et combinaison ne peuvent avoir lieu. Dans d’immenses parties de l’empire, le fermier ne peut aucunement varier les objets de sa culture. Il faut qu’il se borne à ces utilités seulement qui souffrent les frais de transport ; il ne peut cultiver pommes de terre, turneps, foin, ou quel qu’autre article encombrant qui veut être consommé sur place. Il faut qu’il épuise sa terre et il faut donc que ses récoltes diminuent — avec augmentation constante dans la sujétion à la maladie qui si souvent les balaye, — en le réduisant lui et sa famille à la pauvreté, sinon à mourir de faim. Il faut qu’il se borne à la culture des sols plus pauvres, car une si large part de sa récolte s’absorbe dans l’œuvre du transport qu’il reste hors d’état d’obtenir l’outillage qui l’aiderait à défricher et drainer les sols riches. Il devient ainsi, d’année en année, de plus en plus l’esclave de la nature, et conséquemment de plus en plus dépendant des chances du négoce et esclave de son semblable. Si les récoltes de l’ouest de l’Europe sont abondantes, il est ruiné : ce qui le conduit à souhaiter dans ses prières la sécheresse et la gelée et d’autres causes de dommages pour son semblable ; et le tout à cause de son inaptitude à décider lui-même comment il emploiera son travail et sa terre. Le commerce lui donnerait ce pouvoir et le mettrait à même de se réjouir de la prospérité de ses semblables ; mais le commerce aujourd’hui ne se développe nulle part en l’absence du système inauguré par le premier des hommes d’état modernes, Colbert.
Les différences de prix dans les diverses parties de l’empire sont énormes, — le seigle valant dans une localité moins qu’un rouble le tchetwert, tandis que, dans une autre, il se vend plus de 11 roubles, et le blé variant d’un peu plus de 2 à 13 roubles. Telle est la taxation à laquelle les producteurs sont encore exposés par suite de la nécessité de dépendre des marchés lointains ; mais le remède s’applique graduellement par la création de centres locaux—diminuant la nécessité d’aller au loin, tout en augmentant le pouvoir de construire de nouvelles et meilleures routes.
Le système de centralisation que cherche à établir le peuple anglais requiert l’avilissement du prix du travail tant domestique qu’étranger, et tend partout à le produire. Moindre est le commerce domestique, plus augmente pour toutes les nations leur dépendance du peuple qui a navires et wagons ; et moins ils ont pouvoir de développer les ressources de leur sol, ou d’augmenter la quantité des denrées brutes qu’il faut transporter. Ceci conduit à s’efforcer de stimuler les diverses sociétés du globe à une concurrence entre elles pour la vente des denrées brutes sur le marché lointain, à leur grand préjudice, mais au bénéfice actuel, quoique seulement temporaire, du trafiquant lointain, qui de la sorte tue la poule pour avoir les œufs d’or. Plus il se pourra obtenir de laine d’Australie, plus le prix de celle de Russie ira s’abaissant ; plus il se peut obtenir de coton et de chanvre de l’Inde, plus tomberont les prix du chanvre de Russie et du coton d’Amérique ; et plus les agriculteurs des deux pays viendront à dépendre des chances du marché lointain, et des combinaisons qui s’y forment si facilement. De là suit que nous voyons chez les sociétés du monde purement agricoles une absence si entière du pouvoir de se gouverner soi-même, — une impuissance si grande de faire les routes qui sont si nécessaires, — et une dépendance si complète du trafiquant lointain pour tout l’outillage de négoce et de transport.
L’individualité, tant chez les hommes que chez les nations, se développe avec le développement de commerce. Elle se développe en Russie ; et c’est pourquoi la Russie a, dans les trois années dernières, montré un pouvoir de résistance aux attaques du dehors, qui n’eût point été possible avec le maintien de sa politique du libre-échange, et si elle avait continué à marcher dans la voie anglaise. Ce qui serait advenu, M. Cobden l’a vu clairement, et il a fourni l’argument le plus concluant en faveur de la politique de la France et de la Russie, lorsqu’il a écrit que : « sevrer l’empire russe dans la période de 1815 à 1824 « de tout commerce avec l’étranger, eût été condamner à l’état de nudité une partie de son peuple[145]. » Le système adopté ensuite tend vers la décentralisation, l’individualité, la vie, la liberté ; tandis que celui que M. Cobden veut imposer au monde, — ayant pour objet d’accroître la nécessité des services du trafiquant, — tend vers la centralisation qui est toujours la route vers l’esclavage et la mort.
La Suède est naturellement un pays très-pauvre, — rude, mouvementé, montagneux. Le sol, là où le roc n’est pas à la surface, est léger et sablonneux. En général, sol et climat sont défavorables à l’agriculture ; cependant il existe quelques parties fertiles au sud du 61°. » Elles donnent seigle, avoine, pommes de terre, carottes, betteraves et divers autres végétaux, et aussi des fruits et un peu de blé.
Quant à sa politique commerciale, la Suède est dans la voie française, — tout son système ayant été basé sur l’idée de rapprocher le consommateur du producteur, en économisant ainsi le transport et rapprochant autant que possible les prix des denrées brutes et des articles manufacturés. Il y a vingt ans, son tarif fut légèrement modifié dans le sens du libre-échange ; mais, six ans après, elle revint sur ses pas, et inaugura de nouveau la politique de pleine protection. Quel a été l’effet, nous allons le voir.
L’industrie cotonnière, en 1831, comptait moins de 2.000.000 broches ; mais, en 1840, le chiffre s’élevait déjà à 6.000.000. Dans la première de ces années, elle importait en coton brut moins de 800.000 livres, mais, dans la dernière, le chiffre atteignit 1.800.000. Dans les trois années qui finissent en 1846, il fut de 10.000.000 ; tandis que, dans les trois qui finissent en 1853, il atteignit jusqu’à 27.000.000. Dans la première de ces périodes, la quantité de filés importés montait à 5.000.000, et, dans la dernière, à 3.600.000. La moyenne annuelle de coton, tant brut que filé, fut dans la première 5.000.000 livres ; tandis que, dans la dernière, elle dépassa 10.000.000.
Prenant les années 1845 et 1852 comme la moyenne de ces périodes, nous avons donc une consommation qui a doublé dans le court espace de sept années, ce qui donne par tête plus que trois livres ; — en tenant compte de la nature du climat, — c’est plus que la consommation de nos États-Unis, la patrie du coton.
Voici pour l’importation d’autres denrées brutes :
1844 à 1846 | 1851 à 1853 | |||
Chanvre | 5.400.000 | livres. | 6.200.000 | livres. |
Cuirs et peaux | 6.400.000 | 8.700.000 | ||
Laine | 5.000.000 | 5.600.000 |
Toutes ont ainsi considérablement augmenté.
L’industrie lainière existe, par tout le pays, dans les habitations rurales, — employant ainsi du temps et de l’intelligence qui autrement seraient perdus ; et pourtant il se fabrique annuellement dans de plus grands établissements au-delà de 1.000.000 aunes de drap.
En 1840, il se fabriquait environ 80.000 tonnes de gueuse de fer, pouvant fournir environ 65.000 tonnes de fer en barre. En 1853, le fer en barre montait à 115.000 tonnes ; et, en y ajoutant environ 10.000 tonnes de fontes, nous avons un total de 125.000 livres, — c’est-à-dire un doublement de la production dans le court espace de treize années. Le mouvement de l’industrie du fer est tel, et tel est le développement des ressources de la terre, qu’en 1853 il ne s’est pas ouvert moins de 327 mines nouvelles, et que l’on a rouvert plus du double en mines anciennes et abandonnées.
Voici quel a été le mouvement de la population :
En 1751 | 1.795.000 | En 1826 | 2.751.000 | |
En 1805 | 2.414.000 | En 1853 | 3.482.000 |
Entre les deux premières de ces périodes, il s’est écoulé quarante-quatre années pendant lesquelles l’augmentation a été de 34 %. Entre les deux dernières il s’est écoulé moitié moins d’années, et l’augmentation a été 26 1/2 %. Le mouvement est donc en accélération constante, — donnant accroissement de pouvoir d’association, et facilitant l’accroissement de richesse.
Dans la dernière période, la quantité d’effort physique et intellectuel donnée au travail de conversion a, nous l’avons vu, beaucoup augmenté ; et pourtant, loin que cela ait produit une diminution de pouvoir de donner du temps et de l’intelligence à l’opération de la culture, celle-ci s’est prodigieusement développée, ainsi que le montrent les faits suivants:—Dans les dix années qui expirent en 1787, l’importation moyenne de grains fut de 700.000 barils de 280 livres chaque, — ce qui équivaut à environ 196.000.000 livres, ou 100 livres par tête[146]. Dans la décade qui finit en 1853, l’importation moyenne a été 120, 000 barils, ne donnant que 34.000.000 livres, tandis que la population a presque doublé. À l’importation de la dernière période on peut ajouter une moyenne annuelle de farine et gruau montant à 4.000.000 livres ; — ce qui, calculé comme grains, porterait l’importation totale à environ 40.000.000 livres, ou moins de 12 livres par tête. Ce qui prouve que le peuple est bien mieux nourri dans la dernière période que dans la première, c’est le grand développement de l’achat du drap, — la nourriture passant avant tous les autres besoins de l’homme-animal, et exigeant satisfaction première. À l’appui, voici un tableau qui montre le rapide accroissement dans la consommation d’autres articles :
1844 à 1846 | 1851 à 1853 | ||
Café, importation totale. Livres | 20.000.000 | 29.000.000 | |
Sucre. | 56.000.000 | 75.000.000 | |
Tabac. | 10.000.000 | 13.000.000 |
Le commerce domestique prend un développement très rapide, en même temps que le commerce étranger progresse d’une marche soutenue et régulière, qui n’est égalée nulle part ailleurs, comme le montre le tableau suivant :
Importations. | Exportations. | ||
1831. Rixdales[147] | 12.303.000 | 13.565.000 | |
1836 | 15.562.000 | 18.585.000 | |
1840 | 18.308.000 | 20.434.000 | |
1844 | 18.480.000 | 21.680.000 | |
1853 | 34.470.000 | 34.387.000 |
Que le pouvoir d’acheter les produits du travail des autres dépende du pouvoir de vendre les nôtres, nous en avons ici largement la preuve. Tant que les Suédois ont eu à peine une industrie, ils ont été de pauvres clients pour les autres nations ; mais, avec l’accroissement rapide de circulation, ils ont acquis de la force, et aujourd’hui, nous le voyons, leur pouvoir de consommation va se développant à un degré presque égal à celui d’aucun autre pays du monde ; tandis que l’Irlande, l’Inde, la Turquie, le Portugal et les autres pays de libre échange déclinent aussi régulièrement. Tels sont les effets différents des politiques, dont l’une tend à la diminution de la taxe de transport et au développement de commerce, tandis que l’autre veut augmenter cette taxe et établir ainsi la domination du trafic.
Avec le développement du commerce la terre gagne en valeur et va se divisant ; à mesure que grandit le pouvoir du trafic, la terre perd en valeur et va se consolidant, comme nous voyons que c’est le cas en Irlande, Angleterre, Turquie et Inde. Le chiffre des paysans de Suède qui sont propriétaires de la terre qu’ils cultivent a été recensé à 147.974 âmes, et la tendance à une division plus grande de la propriété foncière se manifeste par le fait que, de 1832 à 1837, les ventes de terre par propriétaires nobles ont monté à environ 10.000.000 rixdales de Suède, — la terre ainsi vendue passant en parties à peu près égales aux mains de la classe moyenne et des paysans[148].
Quelle est la condition des petits propriétaires, et comment l’industrie manufacturière et agricole sont-elles combinées dans la plus grande partie du royaume ? Nous le pouvons voir dans cet extrait d’un voyageur anglais distingué :
« Angermanland, où je suis pour le moment, ressemble à un district manufacturier de l’Angleterre. Le métier y bruit dans chaque chambre de chaque maison. Chaque foyer a sa chaîne de toile sur ses bancs verts. C’est une industrie toute domestique, qui s’accomplit dans toutes ses phases sur la petite ferme où croît le lin, et par les femmes de la maison, excepté labour et semailles. Elle ne se borne pas à la toile pour le ménage ou pour le linge de la famille. La toile se vend par tout le royaume ; et à une petite auberge, Borsta, il y avait une table dressée, comme nous le voyons parfois dans les districts manufacturiers d’Angleterre, et couverte des produits de la localité[149]… La population de ces deux pays Nord et Sud-Angermanland, semble réunir sur une petite échelle tous les avantages d’une population industrielle et agricole plus qu’aucun autre district que j’aie jamais vu. La terre est toute en petits faire-valoir possédés par des paysans. Les hommes font le travail des champs ; — les femmes exercent une branche d’industrie non moins profitable. Il y a au métier ou au rouet emploi pour la vieillesse et la jeunesse du sexe féminin. Les servantes ne sont point une charge. L’extérieur et l’intérieur des habitations offrent toute la propreté, la netteté d’une population industrielle prospère, et l’abondance d’une population agricole. La nappe, que l’on ne manque jamais de mettre pour votre tasse de lait et votre morceau de pain, est toujours propre ; les lits et les draps propres et bien blancs. Chacun est bien vêtu ; car leur fabrication est comme leur culture, — pour leur propre usage en premier lieu, et le surplus seulement, comme objet secondaire, pour la vente ; et, d’après le nombre des petits meubles dans leurs demeures, comme de bonnes tables et chaises, rideaux de fenêtres et persiennes (dont la moindre hutte est pourvue), pendules, bonne literie, papiers de tenture et quelques livres, — il est évident qu’ils dépensent leurs gains pour leurs conforts, et qu’ils ne sont pas à un bas degré de bien-être social, mais à un degré aussi élevé que celui conçu par ceux de nos artisans assurés de trouver constamment à vivre dans leur profession. Voilà la Suède. C’est là, dans les provinces du Nord, ce qu’un pays peut se sentir justement fier d’avoir réalisé[150]. »
Plus se perfectionne le pouvoir d’entretenir commerce, plus l’esprit acquiert de développement, et plus augmente la soif de connaître. Rien donc d’étonnant qu’ici, comme en Danemark, nous trouvions une littérature en progrès rapide, — se développant dans la capitale et se manifestant dans les petites villes sous la forme de magasins de librairie bien fournis. « Je suis ici, dit M. Laing, écrivant d’un village de Laponie, dans une maison plus confortable, plus propre qu’aucune de nos petites villes du nord de l’Écosse, à l’exception peut-être d’Inverness, ne peut se flatter d’en posséder. Cette petite ville de onze cents habitants, à quatre cent soixante-dix milles de la capitale, compte deux libraires, chez qui j’ai trouvé un bon assortiment de livres modernes, parmi lesquels la vie de Colomb par Washington Irving, en anglais. Tous les conforts, toutes les convenances, et, à juger d’après l’apparence des dames et des gentlemen, toutes les élégances d’une vie raffinée se trouvent en aussi grande abondance que dans nos petites villes, et peut-être même pénètrent plus bas dans la société, grâce à la vie de tous les jours qui est moins coûteuse. Dans la tenue et dans les habitudes du peuple, rien qui vous donne l’idée d’ignorance, de grossièreté, de bassesse. Rien qui sente la Laponie, si ce n’est peut-être dans la cuisine[151]. »
Tel était l’état des choses il y a une vingtaine d’années, et autant que l’on peut juger d’après l’importation de papier, il y a eu progrès soutenu depuis, — la quantité importée ayant atteint le chiffre de 400.000 livres dans les trois années qui finissent en 1853, contre 150.000 dans celles finissant en 1846.
La tendance à l’égalité croît avec l’accroissement de richesse ; aussi voyons-nous en Suède se corriger peu à peu, avec le temps, les maux d’une centralisation politique. Il y a vingt ans, deux tiers de la terre payaient toutes les taxes tandis que leurs propriétaires étaient exclus de la représentation au Corps législatif. « Aujourd’hui tout ce qui appartient à l’ordre des paysans a droit de représenter et d’être représenté dans la chambre des paysans[152]. »
Ici comme partout ailleurs, la liberté croît avec la diversité d’emplois et le développement d’individualité dans la population. C’est aussi là le cours des choses, malgré l’existence d’une centralisation politique de la nature la plus oppressive. Les fonctionnaires abondent, et à un tel point que selon M. Laing « on peut dire, avec vérité, qu’ils ne sont pas faits pour le service public, mais que le service public est fait pour eux[153]. »
Leur entretien donne lieu à des taxes très-lourdes qui ne représentent pas moins que le cinquième de la production totale de la terre et le dix-huitième de sa valeur actuelle. Comme une grande partie de la terre est exempte d’impôt, il suit nécessairement que le fardeau pèse plus que cela sur les petits propriétaires, dont la plupart payent au gouvernement, en addition à leurs taxes locales, non moins que le tiers de la production totale de la terre et du travail[154].
Le droit au travail est regardé là comme un privilège pour lequel on paye sous forme d’une taxe, par l’acquittement de laquelle la partie acquiert « titre à être protégée par la loi, comme tout autre propriétaire, contre quiconque voudrait lui ôter de sa valeur et lui porter préjudice dans ses moyens de vivre et d’acquitter sa taxe[155]. » — Et comme une conséquence le chaudronnier ne peut s’aventurer hors de la ligne régulière de sa profession jusqu’à fondre le métal dont il a besoin pour l’exercer, les règlements abondant, qui empêchent la libre circulation du travail et s’opposent au développement de commerce. Des hauts fourneaux et des usines à fer sont autorisés pour des quantités spécifiées, que l’on ne peut dépasser sous peine de confiscation. Ces licences sont garanties par le collège des mines qui contrôle tous les travaux, ayant des collèges locaux dans tous les districts avec une hiérarchie de fonctionnaires ; et chaque fourneau et chaque forge paye une taxe, à raison de sa capacité, pour l’entretien des gens chargés de mettre obstacle dans la voie du commerce et d’arrêter ainsi le développement des ressources de la terre.
Quant à ses relations internationales, la Suède a suivi la direction indiquée par Colbert ; pourtant elle aurait besoin d’un Turgot pour balayer les obstacles au commerce domestique[156].
Nous avons étudié les opérations des six communautés importantes du nord et du sud de l’Europe, tout à fait différentes de race, d’habitudes, de manières, de religions et qui n’ont de conformité que dans l’adoption d’un système tendant à accroître le pouvoir d’aspiration, et à développer les diverses facultés de leurs membres, et dans les résultats par là obtenus. Dans toutes il y a accroissement soutenu dans la proportion du travail que la communauté consacre au développement des pouvoirs de la terre, et diminution de celui requis pour l’œuvre du négoce et du transport. Dans toutes il y a grand accroissement du pouvoir d’entretenir commerce domestique, avec grande augmentation dans la valeur de la terre et de la rémunération du travail ; dans toutes, la société va d’année en année, prenant de plus sa forme naturelle ; dans toutes, population et richesse ont un accroissement soutenu et dans toutes, il y a développement d’individualité qui les met en état de plus en plus d’occuper une position indépendante parmi les diverses nations de la terre.
C’est directement l’inverse que nous avons vu chez les catholiques d’Irlande et de Portugal, les Turcs de l’est de l’Europe, les Hindous de l’Inde, et les races blanches et noires des Indes occidentales. Différentes aussi en tout, ces sociétés ont une conformité en un seul point ; et c’est dans la nécessité de se soumettre à une politique contraire à l’association et qui empêche le développement des facultés diverses de leur population. Dans toutes conséquemment le travail est de la nature la plus superficielle, appliqué à gratter la terre avec de pauvres instruments, faute d’aptitude à acquérir les meilleurs ; dans toutes, le mouvement social et le pouvoir sont faibles ; dans toutes, la proportion de travail donnée à l’œuvre de négoce et de transport tend à augmenter ; et dans toutes, la valeur de la terre et du travail tend fermement à décliner, avec diminution quotidienne de richesse et de population et du pouvoir d’entretenir commerce domestique et étranger ; et dans toutes il y a déclin d’individualité, les communautés devenant de plus en plus dépendantes du vouloir d’autrui et perdant leur position parmi les nations de la terre.
L’homme cherche association avec ses semblables. Pour avoir association il faut diversité d’emploi et développement d’individualité. Ces points obtenus, et consommateurs et producteurs prenant de plus en plus place les uns auprès des autres, le rapprochement soutenu s’opère entre les prix des produits bruts et des produits achevés, avec diminution constante dans la valeur de tous et accroissement de la richesse, du pouvoir et de la valeur de l’homme ; et avec tendance constante à ce que la société prenne la forme de la plus grande stabilité, celle d’une vraie pyramide, exemple :
Telles sont les tendances dans tous les pays qui marchent dans la voie de la France, et celles de la France elle-même.
Lorsqu’au contraire ces tendances ne sont point obtenues, et que par conséquent les prix des denrées brutes et des utilités achevées vont s’écartant les uns les autres, c’est le contraire qui se voit ; la société prenant alors la forme suivante :
Telles sont les tendances dans tous les pays qui marchent dans la voie anglaise et celles de l’Angleterre elle-même. L’instabilité est donc le caractère distinctif de ces pays.
La politique américaine n’a été en harmonie avec ni l’une ni l’autre de ces grandes sections de la race humaine. Tout en reconnaissant, en général, la convenance de la protection, et l’avantage de créer un marché domestique pour les produits du planteur et du fermier, des partis puissants ont tenu qu’il fallait voir là, non une mesure de politique nationale, favorable au bien de tous, mais une faveur spéciale pour certaines classes, dont les intérêts devaient être favorisés aux dépens de tous, et, pour cette raison, ne l’accordent que dans la mesure qui se concilierait avec la production du plus large revenu public. L’instabilité a donc été le caractère spécial de la politique américaine, — on a eu recours à la protection alors que le trésor public était vide, on l’a abandonnée après qu’il s’est empli. Il en résulte que nous avons maintenant l’occasion d’étudier, sur le même terrain, l’action des deux systèmes que nous avons déjà examinés par rapport à des notions si différentes et si largement répandues ; et pour cet examen nous proposons de nous adresser à nous-mêmes.
CHAPITRE XXVI.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
La France est un pays « d’anomalies », ce qui provient de ce que son système social et son système politique sont perpétuellement en guerre. — le premier tend à augmenter la valeur de la terre et de l’homme, et le second tend à diminuer la valeur des deux. L’un tend à créer des centres locaux et à établir la liberté ; l’autre à centraliser richesse et pouvoir dans la capitale et à réduire les hommes à la condition de pures machines.
Dans l’Union américaine aussi, nous trouvons un pays « d’anomalies », ce qui provient de ce qu’elle a un système social qui tend à la centralisation et à l’esclavage en face d’un système politique basé sur l’idée d’activité locale et de parfait self-gouvernement, gouvernement personnel. En France, un système social sensé va corrigeant graduellement les erreurs du système politique, avec tendance constante vers l’accroissement de liberté ; tandis qu’aux États-Unis, l’erreur sociale va l’emportant par degrés sur la vérité politique, avec tendance croissante à disperser l’homme, — à absorber les centres locaux d’action, — à centraliser le pouvoir dans les grandes cités, et à asservir davantage ceux qui travaillent au vouloir de ceux qui vivent de l’exercice de leurs pouvoirs d’appropriation. Les premiers parmi les nations à déclarer « que tous les hommes sont nés égaux, » ils sont aujourd’hui seuls parmi les nations civilisées à compter chez eux des écrivains distingués qui affirment « que la société libre a fait complètement faillite, — que « l’esclavage », tant de l’homme blanc que du noir, est « une institution légitime, utile et convenable », — et que c’est un devoir de s’efforcer, « non-seulement de le maintenir là où il existe, mais de l’étendre aux pays où il est encore inconnu.
Dans aucun pays du monde le système politique — basé, comme il l’est, sur l’idée de centres locaux faisant contrepoids à la grande attraction centrale, — ne correspond d’aussi près à ce système merveilleusement beau établi pour le gouvernement de l’univers. Aussi dans aucun les tendances naturelles de l’homme vers l’association et la combinaison avec ses semblables ne se manifestent autant. Si nous cherchons le type du système, nous le trouvons dans « l’abeille », c’est-à-dire dans l’union des membres plus anciens d’une colonie en vue de construire les logis auprès d’eux pour de nouveaux arrivants ; — partant de ce point on le retrouve dans chaque opération de la vie. Il faut rouler les troncs d’arbre, élever le toit de la grange, ou battre le blé : tous labeurs qui exigeraient de rudes fatigues du colon solitaire, mais allégés par l’assistance des efforts combinés de ses voisins. Le surcroît qui s’adjoint à la population n’a probablement amené avec lui ni cheval, ni charrue ; mais un voisin prête l’une, un second voisin prête l’autre. Ainsi, chaque nouvel arrivant est vite en état d’acquérir lui-même les deux : cheval et charrue. On a besoin d’un bâtiment pour le culte, tous tant méthodistes qu’épiscopaliens, baptistes ou presbytériens, s’unissent pour le construire ; sa chaire sera occupée par les prédicateurs qui parcourent les solitudes. L’Église, — favorisant les relations de voisinage, — favorise l’habitude d’association ; tandis que l’enseignement qui s’y prêche favorise l’amour de l’ordre ; et bientôt la colonie se couvre de maisons d’assemblée. Dans l’une, les baptistes, et dans l’autre les presbytériens, se réunissent pour écouter le personnage qu’ils sont convenus de choisir pour leur prédicateur. Si l’une de ces maisons brûle, la congrégation trouve toutes les autres du voisinage à sa disposition, jusqu’à ce que le sinistre soit réparé. » Un jour on s’associe pour faire des routes ; on tient des assemblées pour décider qui dirigera leur construction et leur réparation, et qui recueillera les contributions nécessaires. — Un autre jour on s’assemble pour élire la représentation au conseil du comté, à l’assemblée de l’État ou au Congrès de l’Union. — Ensuite on arrête où se construira la maison pour l’école, qui sera chargé de recueillir les fonds nécessaires ou de choisir les livres pour la petite bibliothèque qui servira aux enfants à appliquer avec avantage à eux-mêmes le savoir-lire acquis chez le maître d’école[157]. — Et puis voici que se créent des associations pour assurance mutuelle contre les voleurs de chevaux et contre l’incendie, ou pour de petits fonds d’épargne, prenant le nom de banques, où l’homme qui veut acheter un cheval ou une charrue trouve à emprunter la petite somme dont il a besoin. — De petites fabriques naissent, qui ont un ou deux propriétaires, et qui grandissent, et dans lesquelles tous les petits capitalistes du voisinage, cordonniers, couturières, fermiers, avocats, veuves et orphelins ont un intérêt ; de petites villes se forment, où chaque habitant possède sa maison et son terrain, et se trouve ainsi directement intéressé à leur bonne administration et à tout ce qui tend à leur progrès, —chacun sentant que le point le premier et le plus important de tous est une complète sécurité dans la jouissance des droits de la personne et de la propriété. L’habitude d’association exerce ainsi l’influence la plus bienfaisante sur chaque action de la vie, et elle se montre surtout là où population et richesse sont le plus abondantes — dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Vous voyez là un réseau d’association tellement supérieur à tout ce qui est connu ailleurs, qu’il n’y a même pas de comparaison possible. L’armateur et le marchand, et le capitaliste le plus éclairé comme le moins actif, contractent avec le patron dans la propriété d’un navire, et font société avec l’équipage pour le partage de l’huile obtenue. Le grand marchand, le petit capitaliste, le mécanicien, le maître fondeur, le machiniste, l’ouvrier, la jeune fille qui conduit un métier, se partagent la propriété de la grande usine, — combinant leurs efforts pour faire que le travail de chacun et de tous produise beaucoup plus d’étoffe. Regardez n’importe où dans les États du Nord, vous trouverez la même tendance à la combinaison d’action ; et cependant, n’importe où vous regardez, vous trouvez un état de choses qui « fait contraste » frappant avec tout ceci, comme nous allons voir.
La population de l’Union est aujourd’hui (1856) de vingt-sept millions d’âmes, et la superficie comprise entre les États et territoires du littoral atlantique et ceux qui bordent immédiatement le Mississippi dépasse un million de milles carrés, ou 640.000.000 acres, dont chaque acre pourrait nourrir et habiller un homme adulte : et cependant l’on voit les hommes, par dizaines et centaines de milles, s’en aller au Kansas et à Nebraska, dans l’Oregon et en Californie, pour s’approprier plus de terre, laissant derrière eux les sols les plus riches encore non drainés, et commençant l’œuvre de culture sur les terres plus élevées et plus sèches de l’ouest, loin de tout marché, et ne pouvant, dans les circonstances actuelles, fournir qu’une faible rémunération au travail[158].
L’homme a tendance naturelle à combiner ses travaux avec ceux de son semblable, sachant qu’à deux on roule un tronc qu’à soi seul on ne peut ni rouler ni soulever. Là, cependant, on voit les hommes s’éloigner de leurs semblables et chacun cherchant à rouler son propre tronc pour sa maison, car le soulever est une tâche qui dépasse ses forces. Le travail de chacun se perd ainsi sur la route, et se trouve dépensé sans profit à la fin de la journée.
L’homme a tendance naturelle à combiner sa hache avec la bêche de son voisin, prêtant l’une et empruntant l’autre ; là cependant l’homme à la hache s’éloigne de celui qui a une bêche.
Sa tendance naturelle est de commencer sur le sol maigre au flanc de la colline et de descendre jusqu’au sol riche qui est au pied, recueillant de l’engrais sur l’un afin d’enrichir l’autre ; mais là il s’éloigne des sols riches qu’il après de lui, pour aller chercher les sols pauvres qui sont au loin.
Sa tendance naturelle est de combiner avec ses voisins pour améliorer les anciennes routes ; mais là il s’éloigne à une distance qui nécessite l’application de son travail à en ouvrir de nouvelles, laissant les anciennes sans amélioration, d’où suit qu’il en a deux à entretenir au lieu d’une.
Sa tendance naturelle est de combiner avec ses voisins pour améliorer la nature de l’éducation dans les vieilles écoles ; mais là il s’éloigne de ses voisins pour aller dans des localités où il n’y a pas d’école et où il ne peut y en avoir que lorsque lui-même en construira.
La tendance naturelle est de s’attacher aux anciens lieux, aux anciens logis, adoucis par le temps, et sanctifiés par le souvenir de ceux qui les ont habités avant lui ; mais là il s’en éloigne pour aller se tailler de nouveaux pénates dans les forêts dont la rudesse sauvage est quintuplée par le souvenir de ceux qu’il a quittés, et qu’occupent les amis de ses premières années.
Pourquoi cela ? Comment se fait-il que des hommes quittent la partie ouest de New-York, où les routes courent parmi de riches terres couvertes d’épaisses forêts, et dans des fonds de vallées qui n’ont besoin que d’un drainage pour livrer à la culture les plus riches sols du globe ; pour aller dans l’ouest, où il leur faut cultiver de pauvres sols, loin du marché, dont le faible rendement diminue chaque année, par suite de l’obligation de dépenser sur la route l’engrais fourni par les chevaux ou les bœufs employés à l’œuvre de transport, tandis que le grain lui-même va se faire consommer au dehors, ne laissant rien qui fasse retour au sol ? Comment se fait-il que par cette riche contrée, avec ses canaux et ses chemins de fer, ses villes et ses télégraphes, la population a cessé d’augmenter et la propriété foncière va de jour en jour se consolidant, ce qui est toujours une preuve d’un déclin de richesse et de pouvoir ?
La réponse à ces questions et la cause de toutes les anomalies que nous venons d’exposer se trouve dans le fait que la politique du pays s’est obstinément opposée au développement de commerce et a toujours favorisé l’établissement de la suprématie du trafic.
La tendance à la décentralisation et à la liberté est en raison directe du rapprochement entre les prix des produits bruts de la terre et ceux des utilités en lesquelles ils sont convertis. En Allemagne, Russie, Danemark et Suède, comme le lecteur a vu, l’écart entre eux va diminuant, avec grande augmentation de commerce. En Irlande, Inde, Jamaïque et autres pays, il s’accroît graduellement avec accroissement constante du pouvoir du trafic. Dans la première de ces deux sections d’États, marchant dans la voie française, la politique suivie a été celle de Colbert, et les objets qu’on a cherché à atteindre ont été ceux indiqués par Adam Smith, comme nécessaires à l’amélioration de l’homme, considéré comme un être moral et responsable. Dans l’autre section qui marche, non sur les traces, mais sous la direction de l’Angleterre, la politique a été celle qu’Adam Smith, à l’époque où on l’infligea aux colonies, dénonçait comme étant une violation des droits les plus sacrés de l’humanité.
La politique des États-Unis d’Amérique n’a été en harmonie avec aucune des deux ; et pourtant la cause de leur révolution se trouvant dans la détermination de s’affranchir du système qui depuis a conduit à un tel épuisement de l’Irlande et des Indes, on aurait pu tenir, comme de certitude absolue, qu’ils auraient suivi la direction indiquée par Colbert, et adopté des mesures en vue d’amener le consommateur à côté du producteur, et de se soustraire à la première et la plus oppressive des taxes, celle du transport. Telles furent, en effet, les premières tendances du gouvernement, comme on le voit par le rapport étudié d’Alexandre Hamilton, secrétaire de la trésorerie pendant l’administration de Washington, dans lequel il dit : « Que non-seulement la richesse mais l’indépendance et la sécurité d’un pays semblent matériellement liées à la prospérité manufacturière. » Et il ajoute : « Chaque nation doit, en vue de ces grands objets, s’appliquer à posséder chez elle tout ce qui est essentiel à l’approvisionnement national. » Et il entend par là « les moyens de subsistance, de vêtement, et de défense. » Et plus loin : « Bien qu’il soit vrai que l’effet immédiat et certain de règlements contrôlant la concurrence faite par la fabrique étrangère à la fabrique domestique, est une hausse de prix, il est généralement vrai qu’en définitive c’est le contraire qui résulte de toute prospérité industrielle. Lorsqu’une industrie domestique est arrivée à sa perfection et à occuper un nombre convenable de bras, elle devient invariablement moins chère. Libre qu’elle est des lourdes charges qui frappent l’importation des marchandises étrangères, elle produit à meilleur marché, et par conséquent manque rarement, ou même ne manque jamais de vendre, avec le temps, à plus bas prix que se vendait l’article étranger pour lequel elle est un substitut. Le concurrence intérieure qui s’établit aussitôt chasse tout ce qui peut ressembler à un monopole, et par degrés abaisse le prix de l’article au minimum d’un profit raisonnable pour le capital employé. » — « Ceci, dans son opinion, est d’accord avec la raison de la chose et avec l’expérience[159].
La grande guerre d’Europe avait déjà commencé, et ses effets se firent promptement sentir par une augmentation dans la demande des subsistances, — fournissant au fermier un marché temporaire, et le relevant pour un temps de la nécessité de réfléchir sur le fait que la valeur de sa terre est tout à fait dépendante de son exemption de la taxe de transport. Le temps cependant apporta le correctif de ces erreurs sous forme d’ordres du conseil, de règlements, décrets de Berlin et de Milan, — mesures ayant pour objet l’annihilation des droits de tous les pouvoirs non engagés, d’un côté ou d’un autre, des grands partis de la guerre. C’était « la bonne vieille règle, le simple plan : Prenne qui peut, et conserve qui peut, » — se substituant à la loi universellement reconnue des nations[160].
Le pavillon américain chassé de nouveau de l’Océan, il devint nécessaire pour notre propre défense — d’interdire les relations avec l’un et l’autre parti du débat. Le besoin pressant de drap, de fer et d’autres utilités força la population de fabriquer pour elle-même ; mais le premier pas étant toujours le plus coûteux et le moins productif, le progrès fut nécessairement lent, — car la politique entière du pays avait, jusqu’alors, été hostile à la diversité des emplois et à l’introduction de l’outillage nécessaire pour obtenir le service de la vapeur et d’aucune des forces de la nature, sauf la simple exception du vent pour pousser les navires. La nation était donc pauvre, et si pauvre lors de la déclaration de guerre contre la Grande-Bretagne, en 1812, que son impuissance de s’habiller elle-même poussa le gouvernement à l’expédient de s’emparer de l’île Amélia, une possession espagnole de la côte de la Floride, dans la vue unique et spéciale de mettre les citoyens à même d’éluder ses propres lois, — d’introduire dans l’Union certaines cargaisons de drap et de couvertures, dont l’importation régulière était interdite par les lois de non-intercourse émises comme représailles des ordres en conseil[161].
La guerre qui suivit produisit des effets semblables à ceux qu’on observa sur le continent européen, — la construction d’usines et de fourneaux en bon nombre, et l’ouverture de plusieurs mines, — ce qui fournit un marché si considérable pour les subsistances, la laine et les autres produits bruts de la terre, qu’on ne tarda pas à voir le prix de la farine plus haut qu’il n’avait jamais été par le passé, quoique le négoce d’exportation eût presque entièrement cessé. Au retour de la paix cependant, les fabriques en général, sauf celles des grosses cotonnades, furent abandonnées à leur sort et tombèrent bientôt sous la concurrence étrangère. Ici, comme par toute l’Europe, l’outillage fut mis hors d’usage, les propriétaires ruinés et les ouvriers congédiés. Ainsi fut perdue pour la nation la masse entière de ce capital considérable d’habileté et d’expérience, qui, dans les quelques années précédentes, avait été accumulé au prix de tant d’efforts.
Le commerce alors déclina graduellement, et le trafic devint de nouveau le maître des fortunes de la population, avec un grand déclin de la valeur du travail et un tel abaissement de la valeur de la terre, qu’on la vendit par le pays à des prix qui ne dépassaient pas le tiers ou même le quart de ce qu’on en obtenait auparavant. La détresse universelle apporta avec elle un remède sous la forme du tarif demi-protecteur de 1824, que suivit celui réellement protecteur de 1828, par lequel la politique de Colbert fut pour la première fois établie comme celle de l’Union américaine. Des remontrances et la résistance à craindre de la part des États producteurs du coton firent abandonner cette politique avant une expérience de cinq années complètes, et au commencement de 1833, on la suspendit par le tarif de compromis, en vertu duquel la protection fut graduellement retirée, et dut cesser entièrement en 1842. Avant ce terme expiré cependant, le commerce avait presque entièrement cessé d’exister, — la demande pour le travail avait disparu, et avec elle le pouvoir d’acheter les produits du travail. La détresse universelle amena un changement d’administration, suivi d’un changement de politique, la protection étant de nouveau, en 1842, adoptée comme loi du pays. Cependant, en 1846, nouveau virement : — la protection est à un degré considérable retirée. Ici cependant nous pouvons remarquer la tendance graduelle vers son adoption finale et complète, se manifestant dans le fait que, tandis que le chiffre 20 % avait à l’occasion précédente été pris comme étalon de revenu. celui de 30 % fut de nouveau plus généralement adopté comme le taux dans tous ces cas où l’on croyait que la protection pourrait être nécessaire.
En résumé, on peut affirmer aujourd’hui que l’avantage de la protection a été reconnu dans chacun des tarifs depuis la formation de la Constitution fédérale en 1789, et qu’elle a plus ou moins existé à toute heure, sauf pour quelques semaines en 1842, mais qu’elle n’a été que dans deux occasions rendue adéquate à l’accomplissement de l’objet qu’on avait en vue, — celui d’élever le prix des produits bruts de la terre, et d’abaisser ceux des objets manufacturés. Dans ces deux cas — de 1828 à 1833 et de 1842 à 1846, les lois furent rappelées presque au moment où elles avaient bellement commencé à produire leur effet.
Telle est l’histoire des États-Unis, considérée sous le rapport de cette grande question du rapprochement du consommateur et du producteur, et de l’affranchissement qui s’en suit pour la terre et son possesseur de la taxe épuisante de transport, le tout s’opère au moyen de cette simple recommandation d’Adam Smith, d’opérer la combinaison de tonnes de subsistances avec des tonnes de coton, — ce qui rend les deux produits aptes à voyager à bon marché, « jusqu’aux points du globe les plus lointains. Lorsque cependant nous arrivons à la question du transport lui-même, nous trouvons une politique différente. Ici Colbert et Cromwell sont pris pour guides ; — la politique des lois de navigation de la Grande-Bretagne est adoptée dans toute son étendue et poursuivie avec une ténacité qui n’a été surpassée nulle part ailleurs. La construction domestique, en fait de négoce étranger, a reçu protection suffisante, et, dans le marché domestique, la navigation étrangère a été entièrement prohibée ; on a vu l’effet dans l’établissement d’une marine marchande qui n’a pas son égale dans le monde, tant sous le rapport des navires eux-mêmes que sous celui des hommes qui les commandent[162].
Une protection adéquate et longtemps soutenue sur le marché étranger, et la prohibition de concurrence sur le marché domestique ont ici produit, par rapport aux navires, précisément l’effet que nous avons déjà constaté par rapport au drap et au fer en Angleterre, France, Allemagne et autres pays soumis à notre examen, — celui de mettre les navires à bon marché, tandis que la matière première — le bois — a fermement gagné en prix.
Cependant le résultat ne s’est point borné à cela. Les lois de Cromwell avaient pour objet de donner aux navires anglais des avantages dans le négoce de la Grande-Bretagne avec le monde entier, et ainsi d’exclure les autres navires de la concurrence même pour le négoce de leurs pays respectifs. L’objet des lois américaines était d’établir une égalité de droits sur l’Océan et dans les ports de la Grande-Bretagne. « Pour s’opposer à cette tentative, dit M. Mac-Culloch, on avait essayé de plusieurs moyens, qui tous avaient échoué. » — « À la fin, continue-t-il, il devint clair pour chacun que nous étions engagés dans une lutte inégale, et que notre politique avait en réalité l’effet de donner un avantage à l’importation des objets manufacturés des autres pays dans les États-Unis, et d’exclure ainsi graduellement nos manufactures et notre marine des ports de la république ; » — et alors l’égalité des droits fut accordée tout à fait à contre-cœur. L’exemple ainsi fourni par les États-Unis fut promptement suivi par la Prusse, et la liberté de négoce fut ainsi conquise au moyen de la protection, — la même protection au moyen de laquelle l’Allemagne, la France et d’autres pays vont aujourd’hui conquérant la liberté de commerce.
Ici encore se présente une de ces « anomalies dont nous avons parlé. De toutes les occupations de l’homme, le transport est celle qui tend le moins à développer l’intelligence ; et plus les énergies d’un pays sont poussées dans cette direction, plus s’accroît la tendance vers la centralisation, la faiblesse et l’esclavage. De toutes les communautés européennes qui s’y sont consacrées, la Hollande et l’Angleterre sont seules à survivre, — et toutes deux déclinent en puissance d’année en année. De toutes les occupations, la conversion est celle qui tend le plus à diversifier les emplois, développer l’indi- . vidualité, améliorer l’agriculture et les connaissances ; et plus les pouvoirs d’un pays seront libres de prendre cette direction, plus s’accroîtra la tendance à développer les trésors de la terre, — à créer des centres locaux, — et à établir la parfaite liberté pour l’homme. L’un, le transport, tend à établir la suprématie du trafic, tandis que l’autre, la conversion, tend à développer le commerce ; et pourtant, tout en adhérant fermement à la politique qui vise à mettre le fermier à même d’atteindre vite le marché, ce n’a été en général que comme occasion de lever un revenu qu’on a jamais donné attention à celle qui cherche à amener le marché près du fermier, et à le délivrer tout à fait de la taxe de transport. Nous trouvons là une grande et fondamentale anomalie, de laquelle sont nées toutes les autres en question, dont la dernière et la plus grande se trouve dans le fait que c’est chez le peuple le plus libre du monde que l’esclavage du travailleur est prêché comme un avantage positif pour lui et pour la société dont il est membre[163].
§ 4. — Politique américaine, généralement en plein accord avec les doctrines de l’école anglaise. Il s’ensuit déclin dans les prix des denrées brutes de la ferme.
La tendance vers le progrès de civilisation est partout en raison directe du rapprochement entre les prix des produits bruts de la terre et ceux des utilités en lesquelles ils sont convertis, la pierre de touche de la valeur de chaque mesure doit se chercher dans sa tendance à amener ou à empêcher ce rapprochement. À ce point de vue, la protection étendue à la navigation paraîtrait avoir produit un bien sans mélange, — le prix des navires ayant fermement baissé, tandis que celui du bois de charpente a été en hausse soutenue ; et le fermier ayant trouvé les frets s’abaissant d’année en année, en même temps qu’un marché se créait pour des parties de ses bois, qui autrement n’auraient eu nulle valeur.
Quant aux produits du travail consacré à la culture, — ce travail qui, dirigé convenablement, tend le plus à développer l’intelligence et améliorer le cœur, — il en a été autrement ; et par la raison que la politique du pays a visé presque entièrement au trafic, à l’exclusion de toutes mesures tendant à favoriser le commerce. Les prix des matières brutes ont constamment baissé, et par la raison que les obstacles au commerce se sont accrus alors qu’ils auraient dû diminuer.
Voici quel a été le prix moyen de la farine à partir du commencement du siècle :
Cinq années finissant en | Dollars | |
1805 | 9.95 | |
1810 | 7.50 | |
1815 | 11.60 | |
1820 | 9.15 | |
1825 | 6.20 | |
1830 | 6.20 | |
1835 | 5.70 | |
1840 | 7.87 | |
1845 | 5.00 | |
1850 | 5.54 | |
Année | ||
1850 | 5.00 | |
1851 | 4.77 | |
1852 | 4.24 | [164] |
En prenant les moyennes pour dix années nous avons :
Cinq années finissant en | Dollars |
1810 | 8.72 |
1820 | 10.37 |
1830 | 6.20 |
1840 | 6.20 |
1850 | 6.78 |
Année | |
1850 | 5.27 |
1851 | 4.77 |
1852 | 4.24 |
Les faits ainsi présentés sont des plus remarquables, et dignes de l’extrême attention du lecteur. La moyenne la plus élevée se trouve dans la période de 1810 à 1815, dans celle où il n’existait, à la lettre, point de négoce avec l’étranger ; et où les énergies du pays étaient dirigées plus qu’elles ne l’avaient jamais encore été, vers l’établissement du commerce[165]. Un marché domestique avait été rapidement créé, on peut juger de son étendue d’après ce fait que la manufacture cotonnière, qui, en 1805, n’avait demandé qu’un simple millier de balles, en absorba, en 1815, jusqu’à 90.000[166].
Avec le retour de la paix cependant, la politique du pays a changé, et à partir de la date de ce changement nous avons un abaissement non interrompu jusqu’en 1852, juste avant l’ouverture de la guerre de Crimée, où il atteint le plus bas point du siècle, et probablement le plus bas mentionné dans l’histoire du pays, ce qui prouve une augmentation soutenue des obstacles se plaçant entre l’homme qui produit le blé et celui qui a de l’argent pour l’acheter. C’est précisément l’inverse que nous avons vu advenir en France où le prix moyen du blé, pour une période de trente-cinq années finissant en 1848, reste à peu près stationnaire, quoiqu’un peu plus élevé, vers la fin de la période qu’à son début[167]. De même aussi pour la Russie et l’Allemagne : dans la première, le prix du blé dans la décade d’années finissant en 1852, est moitié plus élevé qu’il ne l’a été dans celle finissant en 1825[168], tandis que dans l’autre nous trouvons la moyenne se maintenant avec une fermeté qui contraste fortement avec les changements extraordinaires survenus dans ce pays, comme le montre le tableau suivant :
Moyenne du blé en Prusse par scheffel[169]. |
Dollars | Moyenne de la farine exportée de US Dollars. | |
1816-25 | 66 10/12 groschen | 1.48 | 7.57 |
1826-35 | 55 5/12 | 1.23 | 5.95 |
1836-45 | 62 5/12 | 1.39 | 6.43 |
1846-51 | 73 9/12 | 1.63 | 5.41 |
1852 | 68 6/12 | 1.51 | 4.24[170] |
Dans l’une, le prix vers la fin est plus élevé que dans les précédentes périodes, tandis que dans l’autre, il est tombé à un prix plus que moitié.
Le cours des événements dans les pays en progrès de l’Europe, ceux qui marchent dans la voie française, est donc exactement le contraire de ce qui s’observe ici ; mais si nous cherchons un cas qui soit exactement analogue, nous le trouverons en étudiant ce qui se pratique dans l’Irlande ou l’Inde, le Portugal et la Turquie, pays qui suivent la voie anglaise. Chez eux tous les prix des matières brutes et ceux des utilités achevées vont s’écartant de plus en plus les uns des autres, avec un abaissement constant de la valeur de l’homme et de la terre, et la difficulté de plus en plus croissante d’obtenir la nourriture et le vêtement nécessaires à l’entretien de l’homme. Comme eux, les États-Unis vont tombant d’année en année de plus en plus dans la dépendance du trafic, et dans l’inaptitude à entretenir commerce entre eux-mêmes.
En nous reportant à l’Angleterre d’il y a un siècle, nous trouvons précisément le même état de faits et résultant de causes précisément semblables : une dépendance croissante des marchés lointains, accompagnée de la nécessité croissante de se servir de l’outillage du transport, marine et roulage, matelots et rouliers. Le prix du blé y tombe régulièrement jusqu’à ce qu’enfin il atteigne le point très-bas de 21 sh. 3 d. par quarter ; tandis que les objets manufacturés continuent à avoir des prix élevés. Aussitôt cependant qu’un marché domestique est créé, le prix s’élève ; il est presque double dès la première décade, et puis il monte à une moyenne de 51 sh. 3 d., et reste à ce point ou à peu près pour vingt-cinq années[171]. Le drap et le fer pendant ce temps tombent à meilleur marché ; manifestation d’un rapprochement soutenu entre les prix, la preuve la plus incontestable de toutes, d’une civilisation qui avance.
La quantité totale de subsistances pour laquelle la Grande-Bretagne avait alors besoin du marché étranger, était insignifiante au dernier point ; l’exportation moyenne, dans la décade qui finit en 1755, lorsque le prix était le plus bas, n’ayant été que 4.000.000 boisseaux seulement ; et cependant toute faible qu’elle était, la nécessité d’aller au dehors pour la vendre produisait le plein effet que nous avons indiqué. Le marché régulateur de cette époque était la contrée sur le Rhin, alors le grand siège des manufactures, et plus était forte la quantité expédiée, plus s’abaissait le prix qu’elle rencontrait, et plus s’avilissait celui qui s’obtenait sur le lieu de la production. Les 4.000.000 boisseaux jetés sur ce marché, devaient causer une baisse qui n’allait pas à moins de 10 et plus probablement 15 pour cent ; et cette baisse s’étendait à toute la récolte britannique, quelle que pût être sa quantité. Aussitôt qu’un marché domestique fut créé, le blé britannique cessa d’aller au dehors, et cessa d’affecter les prix des marchés étrangers ; et alors les prix britanniques montèrent au taux que nous avons vu, par la raison de la double épargne qui résulta pour le fermier de la diminution des frais de transport et de la hausse des prix sur tous les marchés du continent européen.
Point de vérité plus facile à démontrer, que l’obligation pour l’homme qui doit aller au marché, de payer le coût du voyage. C’est une vérité que la triste expérience enseigne à tout fermier, et aussi que l’homme d’étude peut trouver démontrée par Adam Smith. Le blé qui est à la distance de vingt ou trente milles du marché se vend plusieurs centimes de moins par boisseau que celui qui est près du marché ; et les pommes de terre qui sont à cent milles du marché sont presque sans valeur, tandis que celles qui se récoltent près du marché se vendent trente à quarante cents le boisseau, la différence entre elles étant le taxe du transport.
Une autre vérité non moins importante, c’est que le prix de la récolte entière dépend de ce qu’on peut obtenir pour le petit surplus qui doit aller au dehors ; ou ce qui est payé pour la petite quantité qui doit être apportée de loin. Donnez à un certain district 10, 000 boisseaux de blé au-delà de son nécessaire, et la récolte tombera au niveau du prix qui peut s’obtenir au dehors pour ces quelques boisseaux ; bien que peut-être ils ne constituent que 3 pour cent du tout. Que le même district, l’année suivante, ait besoin d’un surcroît de 10.000 boisseaux, et le tout va s’élever au niveau du prix auquel le surcroît se peut obtenir, — la différence entre les deux étant peut-être la suivante :
Admettant que la récolte soit 300.000 boisseaux et que le prix, lorsqu’il n’y a ni surplus, ni déficit, soit 1 dollar, le produit est | 300.000 | dollars. | |
La récolte étant plus abondante et donnant un surplus à expédier à distance, le prix tombera à 75 cents, donnant pour 310 mille boisseaux | 232.500 | ||
La récolte étant faible, et nécessitant un surcroît de 10, 000 boisseaux venus de loin, le prix sera 1 doll. 25 cents, — donnant pour 290.000 boisseaux | 362.500 |
Ici la question entre un prix élevé et un bas prix, qui diffèrent jusqu’à 37 %, dépend complètement d’une demande légèrement inférieure ou supérieure à la quantité produite. C’était dans la première condition que se trouvait le peuple de la Grande-Bretagne dans la période en question ; l’offre étant légèrement supérieure à la demande et ce léger excès le forçant d’aller à un marché lointain avec quelques 2 ou 3 % de la récolte, le prix reçu pour cette portion fixait le prix du tout. Il aidait ainsi lui-même constamment à la dépression des prix sur ce marché, et plus était grande la quantité envoyée, moindre était le prix obtenu pour elle. Aussi longtemps que les prix sur le marché domestique furent réglés par ceux obtenus sur le marché étranger, il eût été plus avantageux pour lui de jeter l’excédant de récolte à la mer que de le vendre.
La condition actuelle des fermiers américains est identique ; d’où il suit que, tandis que le prix des subsistances, la matière première du travail est en hausse soutenue en France, Danemark, Allemagne, Espagne et Russie, il est ici en baisse soutenue. Leur condition a aussi cette similitude que la quantité pour laquelle il faut trouver un marché étranger est si faible que si elle se perdait, la perte serait insensible. Cette perte même serait d’un grand avantage au fermier, car tant que tous les prix domestiques sont fixés par les marchés étrangers, l’effet de cette insignifiante exportation, en frappant les fermiers étrangers d’un abaissement de leurs prix, est accompagné d’un abaissement correspondant des prix domestiques ; —la perte s’étendant par là à la masse totale de subsistances produites.
Voici le tableau du montant des subsistances de toute sorte exportées des États-Unis, et le prix de la farine aux dates correspondantes :
Période. | Moyenne. | Prix de la farine. | ||
1821-25 | 13.000.000 | dollars. | 6,20 dollars. | |
1826-30 | 12.000.000 | 6,20 | ||
1831-35 | 14.000.000 | 5,95 | ||
1836-40 | 12.500.000 | 8.00[172] | ||
1841-45 | 16,000,000 | 5,16 dollars. | ||
1846-50 | 39,000,000 | (période de disette) | 5,44 | |
1850 | 26,000,000 | 5,00 | ||
1851 | 22,000,000 | 4,73 | ||
1852 | 26,000,000 | 4,24 |
Nous avons là une nécessité constamment croissante de recourir à un marché lointain, accompagné d’un abaissement des prix qui va jusqu’à 35 % ; mais si nous comparons la période de 1850 à 52 avec la période de 1810 à 1815, alors que la consommation domestique était égale à tout l’approvisionnement, l’abaissement va jusqu’à 63 %. En admettant cependant que les prix de 1821-25 soient le taux normal qui, dans le cas de la création d’un marché domestique, affranchirait le fermier de la nécessité d’aller au dehors, nous obtenons le résultat que les mêmes récoltes qui, aujourd’hui, se vendent pour 1.500.000.000 dollars, en obtiendrait 2.200.000.000 ; soit une différence de 700.000.000 dollars qu’on peut regarder comme le prix actuel payé par le corps agricole pour le privilège de perdre à peu près des subsistances pour la valeur de 26.000.000 dollars.
Les prix donnés ci-dessus sont ceux des ports d’embarquement toujours plus élevés que ceux des lieux de production ; et si nous ajoutons maintenant l’épargne de transport intérieur qui suivrait la création de marchés locaux, la différence irait à 1.000.000.000 dollars ; et cela aussi quand nous prendrions comme taux normal les prix de 1821-25 qui embrassent les années d’une détresse presque universelle en Amérique et en Europe. Si nous prenions la moyenne de 1816-25, 767 dollars, cela atteindrait 1.500.000.000 dollars. La moyenne de toute la France pour chaque décade des dernières quarante années a dépassé 18 francs par hectolitre ; c’est l’équivalent de 1.25 dollars par boisseau, et les dernières périodes sont les plus élevées de toutes ; tandis qu’elles sont ici les plus basses. La moyenne française des six années finissant en 1852, pour toute la France, doit avoir été de 60 %plus forte que la moyenne de toutes ces années pour noire pays ; et pourtant tout ce qu’il fallait pour porter les prix ici au niveau de ceux du dehors, c’était la création d’un marché pour 26.000.000 dollars de subsistances ; ce qui est moins que deux % de la production totale. À ceux qui en douteraient nous nous contenterons de dire que les différences que nous établissons comme probables, correspondent exactement à celles qui se présentent en Angleterre dans la période de 1750 à 1770. Le commerce alors prend développement, la circulation s’accélère et l’on dépend moins du trafiquant ; et chaque degré de cette moindre dépendance est marqué par un accroissement de la valeur du travail et de la terre. Ici, au contraire, on va constamment dépendant de plus en plus du trafiquant, et chaque degré de cette dépendance plus grande est marqué par un abaissement du prix de subsistances qui, en définitive, doit régler le prix de la terre et du travail.
Peut-être va-t-on objecter qu’ici les consommateurs de subsistances souffriraient d’une telle manière d’opérer. Toutefois c’est l’inverse qui a eu lieu dans tous les autres pays, et il en sera de même ici. À aucune époque l’histoire d’Angleterre ne présente des preuves de civilisation progressive, telles qu’en fournit le rapprochement des prix des matières premières et des produits achevés, aussi grandes que dans les vingt-cinq années qui précèdent l’ouverture des guerres de la Révolution française, et à aucune époque la condition de sa population ne s’est autant améliorée. La circulation s’accélère d’année en année. Le travail devient d’année en année plus économique ; et comme le pouvoir d’accumulation dépend entièrement d’une telle économie, il suit nécessairement que la richesse augmente avec une rapidité extrême. La terre et l’homme dans cette période ont presque doublé de valeur ; et tout cela grâce à ce qu’on est soulagé de la taxe de transport, soulagement qui provient du développement de commerce. C’est aussi de même en France ; à aucune période dans les deux derniers siècles, le blé n’a été à si bas prix que sous le règne de Louis XV, et pourtant à aucune la population n’a autant souffert du manque de subsistances. C’est à peine s’il existait commerce. Depuis lors le prix a monté rapidement, permettant au fermier de gagner des deux mains, d’abord en obtenant plus d’argent de son blé, et puis en obtenant plus de drap pour son argent. Les salaires ruraux s’élèvent, et avec cette hausse il y a nécessairement hausse constante des salaires dans toute autre branche d’emploi. C’est seulement en incitant la population rurale à venir dans les villes que les fabriques peuvent s’approvisionner de travail. Si nous désirons améliorer la condition de l’homme, nous devons commencer par le travailleur rural : ses salaires étant l’étalon type auquel tous les autres se rapportent, et qui est leur régulateur. Plus il s’opère rapprochement entre les prix des matières premières et ceux des utilités achevées, plus s’élèvent les salaires et plus s’accroît la tendance à la civilisation.
Ce qui est arrivé en Angleterre, ce qui arrive en France, arrive de même ici. L’opération de créer un marché pour la subsistance qui aujourd’hui s’exporte produira une demande pour la force tant musculaire qu’intellectuelle, permettant à chaque homme de vendre ses services et d’acheter ceux de ses voisins. La demande du travail en fera hausser le prix, et plus vite le prix haussera, plus on saura l’économiser ; plus augmentera le pouvoir d’accumulation, plus augmentera l’outillage nécessaire pour permettre à l’homme d’appeler à son aide les forces de la nature, plus s’accroîtra la proportion de force intellectuelle et physique que la communauté donnera à développer les ressources de la terre, et plus s’accroîtra la rémunération du travail en subsistances et en vêtement. Le commerce prendra un développement rapide, mais le pouvoir du trafic déclinera d’autant, précisément comme nous avons vu, que ça été le cas tant en France qu’en Angleterre aux époques en question.
La proposition que la civilisation progresse en raison directe de la disparition des obstacles interposés entre le producteur et le consommateur, et du rapprochement qui résulte entre les prix des produits de la terre sous leur forme brute et sous leurs formes achevées est une grande loi universelle qui ne souffre point d’exception. Cela étant, il suit nécessairement que les matières brutes doivent gagner du prix à mesure que les utilités achevées viennent à baisser ; que la civilisation doit avancer à mesure qu’avance le prix de ces matières ; et que cette civilisation doit se manifester sous la forme d’un accroissement du pouvoir d’association, d’un accroissement du développement d’individualité, d’un accroissement du sentiment de responsabilité, et d’un accroissement du pouvoir de progresser. Ainsi, loin de cela, la politique de l’Union, comme nous l’avons vu, a tendu dans une direction opposée, à diminuer constamment le prix des subsistances ; et comme une marche dans ce sens tend inévitablement à la barbarie, nous pouvons voir là l’explication des « anomalies extraordinaires dont nous parlions plus haut.
Passons au Sud, et voyons si pour cet autre grand article de l’Amérique, le coton, la marche a été la même. Le lecteur va être édifié sur la réalité du fait.
La récolte de 1814 a été évaluée à 70.000.000 livres, dont plus de 8.000.000 ont été converties en drap dans le pays, dans un rayon d’une trentaine de milles de Providence, en Rhode-Island ; tandis que la consommation domestique montait à 90.000 balles, ou environ 30.000.000 livres. Dans les sept années suivantes, la récolte s’est élevée successivement de 106.000.000 à 124.000.000 ; 130.000.000, 125.000.000, 167.000.000 et 160.000.000 livres, tandis que la fabrique a diminué continûment, produisant une nécessité constamment croissante de presser sur le marché étranger ; en voici les résultats :
Exportation | 1815 et 1816 | Moyenne | 80.000.000 | Prix obtenu | 20.500.000 | dollars. |
1821 et 1822 | 134.000.000 | 21.500.000 | ||||
1827 et 1829 | 256.000.000 | 26.000.000 |
La quantité, comme on voit, a plus que triplé tandis que la recette obtenue n’a augmenté que d’un peu plus de 25 %. Les prix donnés ici étant ceux des ports d’embarquement, et la quantité à transporter étant tellement accrue et ayant demandé un surcroît correspondant de culture, nous pensons qu’on peut raisonnablement affirmer que le planteur, dans ces années, donne 256.000.000 livres pour ne recevoir en échange, en numéraire, pas plus qu’il ne recevait, six ans auparavant, pour moins qu’un tiers de cette quantité.
1830 à 1832 | Moyenne | 280.000.000 | livres | 28.000.000 | dollars. |
1840 à 1842 | 619.000.000 | 55.000.000 | |||
1843 à 1845 | 719.000.000 | 51.000.000 |
Nous avons ici, à la quantité de 1815-16, un surcroît qui ne monte pas à moins de 613.000.000 livres et qui exige neuf fois le montant du transport intérieur, même en admettant que l’aire de culture soit restée la même. Nous savons cependant que dans cette période elle a quadruplé et doit avoir exigé quinze fois, sinon vingt fois plus de force d’hommes, de chevaux, de chariots. Tenant compte de ce fait, le lecteur verra facilement que le planteur doit, dans ces années, avoir donné plus de 700.000.000 livres pour moins de deux fois la somme qu’il a reçue trente ans auparavant pour moins que 80.000.000.
1849 1.026.000 66.000.000 dollars
Ici nous avons environ 940.000.000 livres à transporter de plus qu’en 1815-16, et cela d’une aire de culture qui par suite de l’épuisement incessant du sol, s’est de nouveau énormément étendue[173] ; sur quoi, l’on peut fort bien mettre en doute si la somme de nuou d’équivalent du numéraire, qui est arrivée au planteur en échange de ces 1.034.000.000 livres, est beaucoup plus que deux fois celle que ses prédécesseurs ont reçue pour 80.000.000 livres. En comptant au plus bas le surcroît de transport, il a donné trois livres contre l’argent qu’il recevait auparavant pour une.
1850 — 1851 781.000.000 livres. 92.000.000 dollars.
Le grand fait qui se présente à nous, est que : moins le planteur envoye de coton au marché et plus il l’échange favorablement. Dans ce cas, il y a une épargne de transport intérieur, qui, si l’on compare à 1849, est de 245.000.000 livres, et une augmentation de recette brute montant à 26.000.000 dollars. En tenant compte du fret additionnel, comparé à 1821, le producteur ne se trouvait donner pas plus de deux livres pour le prix qu’il obtenait auparavant d’une.
1852 1.093.000.000 livres. 88.000.000 dollars.
Ici il y a un surcroît de 312.000.000 livres qu’il faut transporter, accompagné d’une diminution de recette brute montant à 4.000.000 dollars ; et une diminution de recette nette qu’on ne peut évaluer à moins de 10.000.000 dollars. Si l’on compare à 1815-16, le planteur se trouve avoir donné cinq livres pour le prix qu’auparavant il obtenait d’une.
Un tel cours de choses est sans son pareil dans le monde. Dans l’ordre naturel des affaires, le cultivateur trouve avantage par les améliorations de l’outillage de conversion, ses produits gagnant en prix à mesure que baissent les utilités achevées ; — les chiffons se mettant en hausse à mesure que le papier se met à baisser, — et la laine haussant à mesure que le drap baisse. Ici cependant tout est différent. Des quarante années dont s’agit, chacune a apporté avec elle une amélioration dans les procédés pour convertir le coton en étoffes, si bien que le travail d’une seule personne est plus productif que ne l’était naguère celui de quatre ou cinq ; et néanmoins, loin que ces améliorations aient été suivies de quelque élévation de prix, nous trouvons les planteurs donnant continûment plus en plus de coton contre moins de numéraire, — et nous fournissant preuve la plus concluante d’une tendance à la barbarie.
La cause de tout cela étant, comme nous l’avons dit, qu’on produit trop de coton, les planteurs tiennent des meetings pour arriver à réduire la quantité ; et cependant d’année en année la récolte est plus considérable ; l’aire nécessaire pour sa culture va s’élargissant et le produit net diminue dans son rapport à la population des États qui le produisent. En 1815 cette population était de 2.500.000 âmes, et en 1850 elle dépassait six millions. Dans la première année, la recette brute pour 80.000.000 livres était 20.500.000 dollars ; et en 1849 on donnait 1.026.000.000 livres, avec l’énorme surcroît de fret pour 66.000.000 dollars et la recette brute totale de la récolte n’a que peu dépassé 80.000.000 dollars. Le planteur a beau lutter, le cas est encore le même ; — il lui faut donner, d’année en année, plus de coton pour moins d’argent, et cela aussi contrairement à une grande loi naturelle, en vertu de laquelle il devrait obtenir plus de numéraire pour moins de coton.
Nous sommes ainsi en présence du fait remarquable, que les deux principaux produits de l’Union sont en déclin soutenu dans leur pouvoir de commander l’argent en échange ; et que le fermier et le planteur sont tellement loin de participer, avec le consommateur de leurs produits, aux avantages résultant de l’amélioration dans l’outillage de transport et de conversion, que le dernier profite du tout et au-delà, — les premiers obtenant moins d’argent à mesure qu’ils ont à vendre plus de produits.
On prétend néanmoins que tout cela est strictement conforme à quelque grande loi, en vertu de laquelle, chaque chose tend à baisser de prix ; mais il suffira probablement d’un rapide coup d’œil sur le mouvement général des prix pour prouver au lecteur que la seule loi à laquelle cela est conforme, est cette loi humaine dénoncée par Adam Smith, — laquelle a pour objet d’avilir le prix des produits bruts de la terre, d’établir la suprématie du trafic et de réduire l’homme à l’état d’un pur instrument pour le service du trafiquant, en d’autres termes à celui d’esclave.
Le lecteur a déjà vu[174] que le prix de la laine en Angleterre a doublé dans les derniers quatre-vingts ans, et cela aussi, nonobstant la grande extension qu’a prise le coton comme substitut de la laine. S’il était un article quelconque qui pût venir à l’appui de la théorie d’abaissement des prix, c’eût été certainement celui-ci ; et cependant les faits y sont directement contraires. En France aussi, la laine a considérablement haussé. En Allemagne elle est tellement plus haut que jadis que ce pays est devenu un grand importateur de grand exportateur qu’il a été de cet article. Quant à la soie, voulons-nous un remarquable exemple de la grande loi qui réside à la base de tout progrès en civilisation, nous le trouvons dans le rapport sur le commerce et la navigation de la France. Dans ce document nous avons la valeur officielle, établie depuis trente ans, de tous les articles exportés et importés, à côté de leur valeur courante, ce qui nous met à même d’étudier les changements qui s’accomplissent et d’en apprécier la mesure. Leur importance et leur mouvement dans la direction précise par nous indiquée, se manifestent dans le fait, que tandis que la soie grège a tombé de 95 francs à 53 par livre, les cocons ont monté de 3 à 14 francs[175].
Consultons l’important tableau, donné par M. Tooke, des prix dans la période de 1782 à 1832, et prenons-en la première et la dernière décade[176].
1781 à 1791. | 1829 à 1838. | ||
Soies de porc. | par cwt. | 6 liv. 11 s. 0 d. | 15 liv. 12 s. 0 d. d.[177] |
Lin. | par 9 têtes. | 1 liv. 7 s. 0 d.[178] | 2 liv. 3 s. 10 d.[179] |
Huile. | par tonne. | 38 liv. 10 s. 0 d. | 48 liv. 0 s. 0 d. |
Beurre. | par cwt. | 2 liv. 10 s. 10 d. | 3 liv. 16 s. 0 d. |
Viande de bœuf d’Irl. | par tierce. | 3 liv. 10 s. 10 d. | 4 liv. 18 s. 0 d. |
Suif. | par cwt. | 2 liv. 1 s. 0 d. | 1 liv. 19 s. 6 d. |
Charpente, sapin. | par charge. | 2 liv. 4 s. 0 d. | 2 liv. 8 s. 0 d. |
Fanons de baleine. | par tonne. | 150 liv. 0 s. 0 d. | 215 liv. 0 s. 0 d. |
Dans tous ces cas le producteur se trouvait profiter des facilités accrues de transport et de conversion, — obtenant de plus forts prix de ce qu’il avait à vendre, avec un accroissement constant de son pouvoir d’augmenter son propre outillage et ainsi d’augmenter la quantité produite ; tandis que dans les cas de la farine et du coton on le voit recevant des prix plus faibles, avec difficulté constamment croissante, comme on le montrerait, provenant de l’exportation constante des éléments dont se compose la farine et le coton.
On nous dit cependant que dans le cas du coton, le déclin du prix est une conséquence nécessaire du surcroît dans la demande dépassant les besoins du monde ; ce qui fait que les planteurs tiennent des meetings pour aviser à des mesures tendant à limiter la quantité à planter. En agissant ainsi ils ne font que répéter ce qui s’est fait naguère en Virginie au sujet du tabac ; et c’est ainsi que les mêmes causes produisent les mêmes effets[180]. La difficulté réelle se trouve aujourd’hui, comme elle se trouvait alors, dans l’absence totale de diversité des emplois, ce qui produisait nécessairement déperdition constante de travail et épuisement incessant du sol, accompagné d’une destruction de la valeur de la terre et de l’homme par laquelle elle est cultivée.
L’avilissement du prix de la farine et du coton n’est, le lecteur l’a pu voir, en conformité avec aucune loi générale. Il est, au contraire, en opposition directe avec une grande loi dont l’existence se manifeste partout. L’avilissement du prix du coton n’est pas non plus une conséquence d’aucun excès dans la quantité produite, comme le lecteur le comprendra pour peu qu’il songe que la quantité produite dans le monde ne représente pas deux livres par tête, tandis que la quantité qui se pourrait consommer ne peut être limitée à dix, ou même vingt livres par tête. D’après quoi, la difficulté évidemment ne gît pas dans l’excès de production, mais dans le déficit de consommation ; et si la cause s’en pouvait découvrir et aussi un remède à y appliquer, le planteur pourrait augmenter sa quantité d’année en année ; — le prix de son coton entrant en hausse soutenue, en même temps que celui du drap irait en baisse, précisément comme nous voyons que c’est le cas pour les chiffons et le papier, les cocons et les soies, la laine et le drap, le lin et la toile.
Plus le prix du blé est élevé, plus grand est le pouvoir du fermier d’acheter du drap, et plus d’argent le planteur pourra obtenir en échange contre une quantité donnée de coton. La tendance de la politique américaine cependant est d’avilir le prix du blé par le monde entier, et comme conséquence nécessaire, de détruire le pouvoir des populations de France et d’Allemagne, de Russie et d’Autriche, d’Angleterre et d’Irlande d’acheter du drap. Le lecteur verra bien que c’est le cas, pour peu qu’il réfléchisse à l’effet que produit aujourd’hui si ostensiblement un surcroît dans l’exportation ; et à celui qui se produirait s’il était possible tout d’un coup de dire qu’à partir de ce moment il n’ira plus de subsistances vers aucun point du globe, — notre pays se décidant à suivre l’avis d’Adam Smith, lorsqu’il enseigne qu’on doit combiner des tonneaux de subsistances avec de la laine, de manière à rendre les deux aptes à voyager à bon marché aux pays lointains. Une telle mesure délivrerait d’un seul coup le marché européen de la pression sous laquelle il est aujourd’hui abaissé, et le prix des subsistances anglaises et irlandaises monterait rapidement, — fournissant stimulant pour une culture plus étendue, et produisant demande du travail avec accroissement des salaires, et sa conséquence, l’accroissement du pouvoir d’acheter le drap. Subsistances et salaires augmenteraient en Allemagne et aussi en France et Russie, en Autriche et en Espagne. L’agriculture recevrait une nouvelle impulsion, le travail agricole gagnerait en prix, — ce qui rendrait indispensable la hausse des salaires du travail manufacturier. Ce dont il est besoin par le monde, c’est la rapidité de circulation, produisant demande pour le travail et les produits. La centralisation est l’opposé de cela, elle qui produit stagnation partout et force les planteurs à donner une quantité constamment croissante de leurs produits, — sucre et coton, — pour une somme constamment décroissante de monnaie. Presque tous les pays de l’Europe ont suivi la trace française dans l’effort de produire décentralisation et l’effet se manifeste dans la hausse qui résulte chez eux dans les prix des subsistances et de la laine.
Tel serait ici l’effet de l’adoption de cette politique qui a produit là ces résultats. Les mesures nécessaires pour créer un marché domestique aux subsistances, et délivrer ainsi les fermiers d’Europe de la concurrence américaine, produirait circulation rapide de travail et d’utilités, et le fermier américain obtiendrait pour son blé le prix qui se paye en France et en Angleterre. Le travail rural gagnerait en prix et par suite aussi le travail qui était autrement employé ; le travail deviendrait de jour en jour plus productif ; et au bout de quelques années la consommation domestique de coton aurait triplé en même temps qu’aurait diminué la quantité qui presse sur le marché d’Europe ; — et par là le planteur obtiendrait pour de larges récoltes un prix meilleur, par livre, que celui d’aujourd’hui pour des récoltes faibles.
Adam Smith s’élevait contre le système anglais de son époque, par la raison qu’il avait pour base l’idée d’avilir le prix de toutes les matières premières des manufactures, — le travail et les produits de la terre. Le système d’aujourd’hui vise à produire les mêmes résultats ; et c’est pourquoi, en conformité aux idées d’Adam Smith, il a rencontré résistance chez toutes les nations du monde, — l’Amérique excepté. Chez toutes, par conséquent, le produit brut gagne en prix, tandis que là seulement se trouve une communauté civilisée où le produit de la terre a constamment, pendant un demi siècle, perdu en prix ; — les intérêts de fermier et de planteur ayant à l’excès persisté à suivre une politique tendant à diminuer la quantité d’argent à recevoir en échange d’une balle de coton ou d’un baril de farine.
Les preuves de civilisation progressive se doivent chercher dans deux directions : d’abord dans le prix élevé des produits bruts de la terre, et en second lieu dans le prix abaissé de ces utilités manufacturées nécessaires au service de l’homme. Quant à la première direction, cette preuve n’a pas été obtenue ici ; la farine et le coton ayant constamment baissé de prix au grand désavantage de ceux qui les produisent. L’utilité manufacturée la plus nécessaire au fermier et au planteur est le fer ; arrêtons-nous y afin de constater si nous pouvons trouver dans cette direction la preuve de civilisation en progrès qui nous a tellement échappé. Nous constatons qu’en 1821 et 1822, le prix moyen du fer en barres à Glascow était 51 dollars 36 cents la tonne[181] ; auquel taux les 100.000.000 livres de coton alors embarquées, auraient payé, dans ce port, environ 450.000 tonnes, — laissant 3.500.000 dollars pour défrayer les dépenses intérieures d’envoi du coton au port d’embarquement. Arrivant aux quatre années dernières, nous trouvons pour le prix moyen du fer en barre 38 dollars 50 cents la tonne, et pour la quantité moyenne du coton embarqué 1.050.000.000 livres produisant, dans le port d’embarquement, une moyenne de 94.500.000 dollars ; — déduction faite des frais intérieurs, les planteurs peuvent avoir reçu probablement 80.000.000 dollars, avec quoi ils ont acheté environ 2.100.000 tonnes ; — donnant ainsi dix livres de coton pour moins de fer qu’ils n’en auraient eu auparavant pour une livre.
Le prix de la farine, avant l’ouverture de la guerre de Crimée, était plus bas, comme l’a vu le lecteur, qu’il n’avait été pour un demi-siècle, et moindre environ de moitié qu’il avait été dans la période de 1815 à 1825. Dans cette période, le prix moyen du fer en barre à Liverpool était environ 10 liv. st., ou un peu moins que celui des quatre années précédentes ; — les fluctuations dans ces années ayant été entre 7 liv. 10 s. et 9 liv. 12 s. 6 d. Les matières premières du travail, — subsistances et coton, — non-seulement ne se rapprochaient pas du fer, mais l’écart était d’année en année plus prononcé.
Le cas est encore plus frappant si l’on compare les prix des subsistances et du coton avec ceux d’autres métaux. Les matières brutes, fer et plomb, ont tombé au prix actuel, mais le cuivre et l’étain ont monté tous les deux, comme on le voit par les chiffres suivants, empruntés à l’ouvrage de M. Tooke, cité plus haut :1782 à 1791 | 1829 à 1838 | |
Cuivre | par cwt.4 liv. 1 sh. 2 d. | 4 liv. 8 sh. 7 d. |
Étain | 4 liv. 1 sh. 3 d. | 4 liv. 4 sh. 10 d. |
Plomb | par 19 1/4 cwt.19 liv. 3 sh. 0 d. | 18 liv. 3 sh. 0 d. |
Venant à l’année 1852, époque où la farine a tombé à un peu plus que le tiers du prix qu’elle se vendait dans la période de 1810 à 1815, nous trouvons que quelques-uns des prix se sont encore élevés ; — le cuivre ayant atteint 4 liv. 18 s., l’étain 4 liv. 7 s., et le plomb 17 liv.
Toute la valeur de ces métaux est dans le travail de les extraire. Ce travail est le produit de la subsistance et du vêtement, — du blé et de la laine. Les matières brutes étrangères, dont se compose le travail anglais, sont en baisse perpétuelle, tandis que les utilités de haute importance, reçues par les producteurs étrangers, sont en hausse aussi régulière ; et comme c’est là la route directe vers la centralisation, la barbarie et l’esclavage, nous pouvons dès lors saisir facilement les causes de l’existence des « anomalies nombreuses et extraordinaires qui nous occupent. La route à la liberté et à la civilisation est dans une direction précisément opposée à celle qui a été si longtemps suivie. Cette route fut tracée par la France, c’est celle où marchent toutes les nations en progrès de l’Europe, et de là vient l’amélioration qui se manifeste de plus en plus, de jour en jour, dans l’harmonie croissante de tous les intérêts divers dont se compose la société. La route contraire est tracée par l’Angleterre, c’est celle où marchent l’Irlande et l’Inde, le Portugal et la Turquie aussi bien que les États-Unis, et de là vient que chez toutes nous voyons une centralisation de plus en plus intense et un désaccord de plus en plus prononcé. De là vient aussi que le monde voit aujourd’hui dans l’Amérique « regardée naguère comme la terre de la liberté » le boulevard de l’esclavage ; et que dans le pays d’où émana la déclaration que tous les hommes sont nés égaux, on déclare aujourd’hui formellement que la société libre « a fait faillite » et que la servitude est la condition naturelle de l’homme qui travaille, qu’il soit blanc ou noir[182].
L’histoire de l’union, pendant les quarante dernières années, est une énigme dont la solution se trouve dans la proposition suivante : la barbarie s’accroît en raison de l’exportation des produits bruts de la terre, et de l’épuisement du sol qui en est la conséquence.
CHAPITRE XXVII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
La civilisation croît avec l’accroissement de richesse. La richesse consiste dans le pouvoir de disposer des services de la nature. Un peu de houille extraite par un seul homme peut faire autant d’ouvrage qu’en feraient des milliers de bras d’hommes. On calcule que la puissance de vapeur, employée dans la Grande-Bretagne, équivaut aux forces réunies de 600.000.000 d’hommes, et pourtant le chiffre total des individus qui travaillent aux houillères de ce pays n’est que de 120.000, dont on peut compter que les deux tiers sont occupés à fournir le combustible pour fondre le minerai, pour préparer le fer, pour le ménage et d’autres services. La population entière de l’île, en 1851, était au-dessous de 21.000.000 d’individus, dont chacun, si la puissance ainsi acquise était répartie également, aurait l’équivalent d’environ trente esclaves obéissants employés à faire son ouvrage, — et d’esclaves qui n’exigent ni nourriture, ni vêtement, ni logement en retour du service ainsi accompli. En supposant que monte à 60.000 le nombre employé à extraire le combustible qui fournit cette puissance, cela ne donnerait que 1 sur 350 de la population, et moins que 1 sur 200 des individus qui sont capables de donner une pleine journée de travail. Cela étant, nous arrivons à ce résultat remarquable qu’au moyen d’une combinaison d’action, moins d’un demi % de la population adulte est en état de fournir cinquante fois plus de puissance que n’en fournirait le chiffre total, chaque homme travaillant à part.
Cependant, pour mettre le combustible à même de faire cette besogne, il faut que l’homme remplisse fonction d’ingénieur ; — substituant la force intellectuelle à la force musculaire qui autrement serait nécessaire. L’ingénieur doit avoir son engin, et pour produire ces engins il faut une portion du travail qui par leur usage sera économisé. Quelle faible proportion, toutefois, il faut, nous le voyons par ce fait, que le chiffre total des constructeurs de chaudières dans la Grande-Bretagne, en 1841, n’était que de 3.479 ; et, comme le nombre total d’individus occupés à la construction de machines à vapeur ne peut dépasser le décuple, nous avons moins que 35.000 travailleurs ainsi employés. Mineurs, constructeurs, pris ensemble, nous donnent un chiffre au-dessous de 100.000, comme la quantité totale de force humaine donnée au développement d’une force naturelle égale à celle de 600.000.000 d’hommes, — la force musculaire de chacun se trouvant ainsi, grâce à l’association et à la combinaison, multipliée non moins de six mille fois.
De toutes les communautés du globe, il n’en est aucune qui ait à sa disposition une somme totale de puissance comparable à celle des États-Unis ; — la quantité de combustible à sa portée étant, en pratique aussi illimitée que l’air que nous respirons. Il gît sous une large partie de Pennsylvanie, Maryland, Virginie et Nord-Caroline, tout en abondant tellement dans les régions de l’ouest que le plus généralement il est sans valeur aucune. Il en est de même quant à la matière dont les machines à vapeur sont faites, — le minerai de fer ; — les dépôts en sont illimités, et n’attendent que le moment où l’homme se décidera à les approprier à son usage et par là acquérir la richesse. À quel degré l’on peut l’acquérir, nous le savons par l’expérience de la Grande-Bretagne ; — une simple centaine de mille hommes y fournit une puissance égale à plus que soixante fois la pure force musculaire de toute la population adulte mâle de l’Union américaine[183].
Pour produire aux États-Unis le même effet, il ne faudrait que l’adoption des mêmes mesures qui ont abouti là à une prodigieuse augmentation de force ; et ainsi nous arrivons au grand fait qu’au moyen de la direction convenable des efforts de la centième partie de la population adulte de l’Union, le pouvoir ou la richesse de toute la masse peut, dans un court laps de temps, être vingtuplé ; — et chaque individu, en supposant répartition égale, peut se trouver ainsi en possession d’une vingtaine d’esclaves employés à fournir le combustible et les subsistances, le vêtement et le logement, tout en ne consommant rien des produits de leur travail.
Les trésors de la nature sont illimités, la terre étant un grand réservoir de richesse et de pouvoir, — qui ne demandent pour leur plein développement que la mise en pleine pratique de l’idée exprimée par le mot magique association. La preuve en est dans chaque cas où, en raison des circonstances locales, la population américaine se trouve forcée de combiner ses efforts pour l’accomplissement de quelque objet commun. C’est une combinaison d’action qui fournit à chaque habitant de New-York, Philadelphie ou Boston, un esclave occupé à lui fournir l’eau et l’éclairage à un prix qu’on peut dire insignifiant, comparé à ce qu’il lui en coûterait s’il lui fallait vivre et travailler seul, comme faisaient les émigrants à l’époque de William Penn. C’est une combinaison d’efforts qui nous donne facultés de passer du littoral de l’Atlantique aux rives du Mississippi en quelques heures et en meilleur marché qu’on n’allait, il y a quelques années, de New-York à Washington. C’est à un effort de cette nature qu’il est dû que chaque enfant se trouve fourni d’une instruction à laquelle il serait parfaitement impossible d’atteindre pour le settler solitaire, auquel nous nous sommes si souvent reportés. La combinaison d’efforts fournit les Bibles à si bas prix qu’elle les met à portée de l’individu le plus pauvre de l’Union ; et pour la somme insignifiante de deux cents, elle fournit un meilleur journal qu’on n’en aurait pu trouver à un prix quelconque il y a quelques années. À la combinaison l’on doit que l’homme de la Nouvelle-Orléans peut communiquer, à l’instant même, avec son ami en Philadelphie, le temps et l’espace étant réduits à rien.
N’importe où vous jetez les yeux, vous voyez la preuve de l’avantage qui dérive de l’association ; et néanmoins nous voyons partout des hommes quittant leurs demeures et laissant derrière eux femmes et enfants, parents et amis, — chacun semblant désireux autant que possible d’être forcé de rouler son tronc, de bâtir sa propre maison et de cultiver son champ isolé ; et se privant ainsi lui-même de tout le bénéfice qui résulte infailliblement de la combinaison avec ses semblables. Sur sa route à la solitude, il traverse d’immenses plaines où abonde le combustible dont la consommation accroîtrait tellement sa richesse et son pouvoir, préférant apparemment continuer à se confiner dans l’usage de ses bras, tandis qu’en appelant la nature à son aide, il se mettrait en état de substituer les facultés de son cerveau à celles de ces membres et de passer du travail du bœuf à celui de l’homme.
Dans aucun pays du monde il n’y a une aussi grande déperdition volontaire de pouvoir qu’aux États-Unis. En Irlande, dans l’Inde, en Turquie et en Portugal, cette déperdition se rencontre, mais aucun de ces pays n’émet la prétention que le peuple dirige son cours d’action. Ici, c’est le contraire ; chaque homme étant supposé constituer une partie du gouvernement et aider à en diriger l’action, de manière à mettre lui et ses voisins en mesure de tirer le meilleur profit des dons de la Providence ; et néanmoins c’est ici que les hommes ont le plus de disposition à se séparer les uns des autres, et à forfaire ainsi à tous les avantages qu’on voit ailleurs résulter de la substitution des forces de la nature à celle du bras humain. Les eaux du Niagara, qui pourraient faire le travail de millions d’hommes, ont liberté d’aller se perdant, et les bonnes houillères de l’Illinois que le moindre effort, appellerait à faire cent fois plus d’ouvrage que n’en fait aujourd’hui la population entière de l’Union, sont tenues en aussi peu d’estime que le serait une égale masse de gravier ou de sable.
Le commerce tend à développer les trésors de la terre, à utiliser chaque parcelle de la matière dont se compose notre planète, — à développer le pouvoir humain, — à diminuer la valeur des utilités nécessaires à l’entretien de l’homme, — et à augmenter sa propre valeur et celle du sol sur lequel il est placé. À chaque degré de son développement, les centres locaux gagnent en pouvoir d’attraction, — la fabrique, la mine, le haut fourneau, la forge, le moulin, l’usine à coton devenant des places d’échange et diminuant ainsi la nécessité de recourir aux cités négociantes du monde. L’homme qui a donné ses labeurs à la production du blé acquiert ainsi le pouvoir d’échange directement avec un voisin qui convertit le blé en farine, et un autre qui a converti la houille et le minerai en fer ; avec un qui a converti la laine en drap et un autre qui a transformé les chiffons en papier ; — économisant à la fois le coût de transport et obtenant ce commerce intellectuel dont besoin est pour lui permettre de passer de la culture des sols pauvres à celle des sols riches.
Le trafic tend dans une direction opposée, — cherchant partout à empêcher la création de centres locaux, et accroître ainsi la nécessité de recourir aux grandes cités centrales du monde. Chaque degré de son progrès en pouvoir est accompagné d’une augmentation de la taxe du transport et d’une diminution du pouvoir de l’homme, avec épuisement constamment croissant du sol, qui amène le recours à de nouvelles terres qui seront épuisées à leur tour.
Selon un éminent économiste français, nos États-Unis sont, comme la Pologne, spécialement consacrés à l’agriculture, à l’exclusion des manufactures. Ce fut aussi l’opinion de quelques-uns des hommes qui ont le plus influé sur la politique du pays ; et l’on en voit le résultat dans l’appauvrissement universel du sol et de ses propriétaires, par suite de l’énorme taxe du transport à laquelle ils ont été soumis. Selon ces messieurs, la culture des produits bruts est la poursuite capitale de l’homme ; et pourtant il suffirait d’un peu de réflexion pour comprendre que faire pousser le blé n’est que l’un des pas pour la fabrication du pain, et que faire pousser le coton n’est que l’un des pas pour la production du drap ; — le drap et le pain, et non le blé ou la laine, étant les utilités nécessaires à son usage. Des hommes périssent de froid là où les arbres abondent faute de la scie ou de la hache ; et d’autres vont nus quoique entourés de la plante qui fournit le coton, parce qu’ils sont loin du mul-jenny et du métier à tisser. L’homme est placé sur la terre pour soumettre à son service les forces de la nature, — la contraignant à lui fournir les utilités nécessaires à son usage et en échange de la moindre somme possible d’effort humain. Pour atteindre ce but, il lui faut combiner ses efforts avec ceux de ses semblables, — le fermier, le meunier, le boulanger s’unissant pour la production du pain ; le berger, le fileur et le tisserand s’unissant pour la production du drap. Plus l’union est parfaite, moins il y a déperdition de travail dans le transport et dans l’acte de l’échange ; et plus augmentera le pouvoir d’améliorer le territoire déjà occupé et en même temps d’étendre l’œuvre de culture sur les sols plus riches, — comme il se fait maintenant en France, Danemark, Allemagne et autres pays progressifs de l’Europe. Moins il y a de pouvoir de combinaison, plus il y a tendance à l’épuisement du sol, comme nous avons vu que c’est le cas en Pologne et Irlande, Turquie et Portugal, Jamaïque et Inde et dans tout autre pays presque entièrement consacré, comme les États-Unis, à l’œuvre de gratter la terre. De toutes les matières brutes nécessaires aux desseins de l’homme, l’engrais est le plus important et le moins susceptible d’être transporté à distance ; et c’est pourquoi la pauvreté, la dépopulation, l’esclavage, sont les conséquences infaillibles qui attendent une communauté réduite à dépendre de la simple sorte d’effort requis pour forcer la terre à fournir les matières brutes du vêtement ou des aliments. Pour la plus grande partie des États-Unis, le marché est à la distance de centaines et de milliers de milles ; on en voit les conséquences dans les faits exposés dans les paragraphes suivants extraits d’un estimable mémoire lu par M. Waring à la société géographique de New-York.
« Pour vous mettre à même de bien comprendre ce sujet, considérons la quantité des différentes sortes de substances minérales qu’enlèvent au sol différentes récoltes.
» Dix boisseaux de maïs contiennent 9 livres de matière minérale, où nous trouvons 2.78 livres de potasse et 4.52 livres de phosphate.
» Dix boisseaux de blé contiennent 12 livres de matière minérale, consistant en partie en 2.86 livres de potasse et 6.01 de phosphate.
» Toutes les récoltes contiennent neuf ou dix sortes de matière minérale en différentes proportions. »
» Par exemple, nous voulons calculer les quantités de potasse et de phosphate que contiennent les récoltes de maïs et de blé de 1850. Les voici :
Potasse. | Blé | 28.739.280 | livres. |
Maïs | 162.595.766 | ||
-------------- | |||
Total. | 191.335.046 | ||
Phosphate. | Blé | 60.392.055 | livres. |
Maïs | 267.615.807 | ||
------------— | |||
Total. | 328.007.862 |
» En estimant la potasse à 6 cents la livre et l’acide phosphorique à 3 cents la livre (ce qui n’est pas trop), nous trouvons pour la valeur de ces substances des récoltes de maïs et de blé en 1850, la somme de 19.520.328 dollars.
» N’oublions pas que nous n’avons pris que deux substances des cendres des deux récoltes, et que nos évaluations sont au plus bas. Combien de cette matière minérale fera retour au sol, il est impossible de le dire.
» Ce qui se perd en tout de matière fertilisante dans nos villes et nos bourgs est énorme. La population de New-York et de ses faubourgs n’est probablement pas au-dessous de 750.000 âmes. Si ce qui se perd de matière fertilisante, de différentes manières, par ce nombre d’individus se pouvait appliquer au sol, cela irait au moins à 15.000 dollars par jour, soit 5.475.000 dollars par année. Ce qui donne, en calculant bien bas, 2 cents par jour par individu, sans parler du nombre immense de chevaux et d’autres animaux entretenus dans ces villes.
» La quantité de matière minérale contenue dans l’aliment humain peut être considérée comme entièrement perdue pour le sol, — sauf une portion, comparativement petite, qui trouve voie pour faire retour au champ. Dans l’Agricultural Report of the Patent Office pour 1849-50, le docteur Lee (qui fait autorité dans ces questions) dit : « Quelques gentlemen du Sud ont constaté que, par tète d’esclave, jeunes et vieux, sur une plantation, la nourriture en pain représente 12 à 13 boisseaux par an. En prenant 13 boisseaux comme la consommation moyenne en pain par les 22.000.000 de têtes de la population des États-Unis, nous avons un total de 286.000.000 boisseaux pour l’année. Sans entrer dans un détail de preuves, on peut sans crainte avancer que les éléments de fertilité contenus dans toute la viande, lait, beurre, fromage, pommes de terre, fruits et légumes consommés par la population américaine, peuvent dépasser de 10 pour cent le chiffre que donne la consommation en grains. Dans mon calcul, cependant, il me suffit d’adopter moins de 10 pour cent, et j’évalue les éléments fertilisants contenus dans ces articles de l’alimentation humaine à 314.000.000 boisseaux de grains. Additionnant les sommes, nous avons les cendres de 314.000.000 boisseaux de grains, réellement enlevées aux sols américains, sans que presque rien de cela y fasse retour. »
» Le même gentlemen a calculé que la perte totale annuelle de matière fertilisante équivalait à la quantité nécessaire pour former les cendres de 1.000.000.000 boisseaux de grains, ou environ le double de notre récolte actuelle. Le calcul ne tient pas compte de nos larges exportations de pain et de la vente des cendres. Ailleurs, il admet que les deux tiers des engrais de tous les animaux domestiques font retour au sol. En 1850, la valeur des animaux abattus représentait 111.703.142 dollars, ce qui équivaudrait à 3.723.438 bêtes bovines, à 30 dollars par tête. Les os seulement de ces animaux représenteraient, comme engrais, une valeur d’environ 5.500.000 dollars.
» Dans l’opinion de l’écrivain, on ne pourrait estimer les déperditions totales annuelles du pays au-dessous d’une quantité équivalente aux minéraux constituants de 1.500.000.000 boisseaux de grains.
» Supposer qu’un tel état de choses puisse continuer, et que nous puissions rester une nation prospère, est tout bonnement ridicule. Nous avons encore beaucoup de sol vierge, et il peut s’écouler un long temps avant de recueillir le fruit de notre imprévoyance actuelle. C’est simplement une question de temps, et le temps donnera du problème une solution sur laquelle on ne peut se tromper. Bourreaux envers la terre et dissipateurs que nous sommes, nous perdons chaque année l’essence intrinsèque de notre vitalité.
» Notre pays n’en est point encore à l’état de faiblesse par cette perte de son sang vital, mais l’heure est fixée, à laquelle, si notre présent système continue, le dernier battement de cœur de la nation aura cessé, et à laquelle l’Amérique, la Grèce et Rome seront ensemble gisantes dans les ruines du passé.
» La question d’économie serait, non pas comment nous devons produire davantage par année, mais comment nous devons épargner davantage sur notre production annuelle pour le rendre au sol. Un travail employé à voler à la terre son capital de matière fertilisante est pire qu’un travail dissipé. Dans le dernier cas, c’est une perte pour la génération actuelle ; — dans le premier, c’est un héritage de pauvreté pour nos successeurs. L’homme n’est qu’un tenancier du sol, et il se rend coupable d’un crime lorsqu’il détruit de sa valeur pour les autres tenanciers qui viendront après lui. »
En présence de tels faits, cessons de nous étonner que tout étranger intelligent ne puisse s’empêcher de remarquer la condition mauvaise de l’agriculture américaine, en général, et la diminution graduelle de la puissance du sol. Dans New-York, où, il y a quatre-vingts ans, 25 ou 30 boisseaux de blé étaient le rendement en moyenne ; cette moyenne n’est aujourd’hui que de 14, et celle de maïs 25 seulement. Dans l’Ohio, qui, il y a un demi-siècle, était à l’état vierge, la moyenne du blé est au-dessous de 12, et elle diminue tandis qu’elle devrait augmenter. Dans l’Ouest, la marche d’épuisement se poursuit partout ; — les grandes récoltes de chaque période d’un établissement sont suivies invariablement de maigres récoltes dans les dernières années. En Virginie, dans un vaste district d’un pays qui a passé pour le plus riche de l’État, la moyenne du blé est moins que 7 boisseaux ; tandis que, dans Nord-Caroline, les hommes cultivent un sol qui rend un peu moins que cela de maïs. On a cultivé le tabac en Virginie et Kentucky jusqu’à épuisement complet du sol et son abandon ; tandis que, dans la contrée entière où croît le coton, nous trouvons un exemple d’épuisement dont le monde n’a jamais vu le pareil, accompli en si peu de temps. La population qui cultive le coton et le tabac vit sur son capital, — vendant son sol à si bas prix qu’elle n’obtient pas un dollar pour cinq dollars détruits ; et comme l’homme est toujours un animal progressif, soit qu’il marche en avant ou en arrière, nous pouvons facilement saisir la cause du développement soutenu et régulier de ce sentiment qui conduit à regarder la servitude comme la condition naturelle de ceux qui ont besoin de vendre leur travail. Le trafic conduit infailliblement à de tels résultats, et comme toutes les énergies du pays sont données à développer le pouvoir du trafiquant, rien d’étonnant que sa population soit partout employée « à dérober à la terre son capital. Que le système actuel continue, « et l’heure est certainement fixée, » à laquelle, pour nous servir des expressions de l’écrivain du passage cité, « l’Amérique, la Grèce et Rome seront gisantes ensemble dans les ruines du passé. »
L’examen de tous ces faits nous montre 1° que plus la quantité de produits bruts, portée à des marchés lointains, est grande, moindre est le prix qu’on en obtient ; 2° que moindre est ce prix, plus augmente la différence entre les produits bruts du sol et l’outillage nécessaire pour sa culture, et 3° que plus il y a dépendance du marché lointain, plus il y a tendance à passer de la culture des sols riches aux sols pauvres, — ce qui est toujours la route à la centralisation, à l’esclavage, à la mort morale et physique.
Avec le développement de commerce, le développement des pouvoirs de la terre et la création de centres locaux d’action, la terre va se divisant et la petite ferme d’une demi-douzaine d’acres arrive à fournir plus de denrée brute qu’on n’en obtenait auparavant de centaines et de milliers d’acres. À chaque accroissement du pouvoir du trafic, les centres locaux déclinent, et la cité lointaine prend leur place. La propriété foncière vase consolidant ; — le tenancier sans bail et le journalier remplace le petit propriétaire indépendant si fort considéré par Adam Smith. Il en était ainsi, nous avons vu, en Italie et en Grèce, il en est aujourd’hui ainsi dans tous les pays où le commerce a été subjugué par le trafic. Il en est ainsi aux États-Unis ; — le petit propriétaire rural de New-York cédant graduellement la place au grand propriétaire de milliers d’acres de terre cultivée par des hommes dont on peut apprécier la tenure au caractère inférieur des habitations où ils vivent et des granges où ils rentrent leur blé[184]. La population rurale diminue ici, et d’année en année on éprouve une difficulté croissante à entretenir les écoles et les églises de village, tandis que les grands centres de négoce, New-York et Buffalo, croissent en richesse et en puissance d’année en année. Telle est aussi la tendance dans l’Ohio, et il en doit arriver aussi successivement dans tous les États de l’Ouest ; — l’exportation des denrées brutes du sol amenant inévitablement l’exportation d’hommes.Considérons la Virginie, nous voyons, dit un écrivain récent, « nous voyons qu’on y fait de belles chasses au daim dans les bois qui croissent sur les beaux anciens domaines agricoles des Blands, des Byrds et d’autres familles jadis renommées ; et que ce cas n’est qu’un exemple entre des milliers d’autres. Des églises en décadence et ruinées sont éparses sur tout le pays dans de vastes places où aujourd’hui le renard gîte et le hibou siffle. De grandes vieilles maisons, qui eurent magnificence de palais, s’écroulent sur des domaines abandonnés, qui sont affichés en vente à trois ou cinq dollars l’acre, là où le bois de charpente, qui croît sur leur superficie à portée de la marée, payerait deux fois le prix de l’acquisition. Il y a d’autres terres, continue-t-il, naguère encloses et ayant porté de superbes récoltes de maïs, de blé, de tabac, qui aujourd’hui ne présentent plus que les ruines d’une habitation de maître et de nombreuses cases à nègres, et à l’entour quelques acres où croissent de maigres récoltes de maïs et de patates douces pour nourrir les esclaves sur qui les descendants efféminés des cavaliers, comptent pour une récolte de créatures humaines qui fournira aux demandes du marché du Sud. Tel est le tableau que présente aujourd’hui un État qui abonde en forces hydrauliques, non employées, et riche en minerai de fer et en houille, à un degré à peine surpassé dans aucun autre pays du monde ; et cela vient de ce que sa population s’est obstinément refusée à appeler à son aide les substituts à bon marché du travail humain que fournit la toute-puissante nature ; — préférant continuer à dépendre delà pure force brutale du bras humain[185]. Passons à la Caroline du Sud, nous voyons des milliers d’acres de riches prairies sans nul occupant. D’autres millions d’acres ont eu leurs occupants qui les ont si complètement épuisées que les riches fermes des anciens temps ne trouvent pas acheteur même au prix qu’ont coûté les bâtiments ; et par la raison que sous le système existant, la population continue tellement à diminuer qu’on a lieu de croire que le jour est tout proche où l’État sera abandonné aux renards et aux oiseaux de nuit[186].
Ce sont précisément des faits semblables que présentent à notre observation la Géorgie et l’Alabama, le Mississippi et la Louisiane[187]. La terre y est partout expirante, et tend de plus en plus à se consolider aux mains de grands propriétaires qui vont s’appauvrissant d’année en année. Tout cela, nous dit-on, est la conséquence du fait « que l’esclavage ne s’adapte pas aux opérations de l’agriculture savante » mais ici, comme d’ordinaire, l’économie politique moderne prend l’effet pour la cause ; — l’existence prolongée de l’esclavage étant un résultat de l’absence de cette combinaison qui est nécessaire pour le progrès de l’agriculture. Les hommes gagnent en liberté à mesure qu’ils sont aptes à diversifier leurs emplois, à s’associer, à combiner, et ainsi à obtenir pouvoir sur la nature, — et la forcer à travailler pour leur service. À chaque pas dans cette direction, la terre va s’enrichissant et l’homme apparaît — au lieu de la bête brute qui auparavant grattait le sol. La liberté est venue en Angleterre en compagnie des manufactures ; et dans tout pays du monde les hommes sont devenus libres en raison de l’aptitude acquise à substituer les grands pouvoirs de la nature à la pure force musculaire.
Par le développement de commerce et l’accroissement du pouvoir d’association, le fermier est mis en état de varier les objets de la culture, — substituant pommes de terre, turneps et autres produits que la terre fournit par tonnes, au blé qu’elle donne par boisseaux et au colon qu’elle donne par livres. Avec le déclin du commerce et l’accroissement de pouvoir du trafic, le marché devient plus distant, le fermier est forcé de se borner à quelques denrées dont la terre ne donne que peu, et qui, par conséquent, supporteront le transport. Toute plante veut pour sa nourriture certains éléments dont l’extraction continue appauvrit le sol ; aussi l’épuisement de la terre et la dispersion des hommes dans une année préparent-ils un épuisement et une dispersion plus considérables pour une autre année. Tel a été le cas avec la culture du coton et du sucre dans les États du Sud, avec celle du blé et du tabac dans ceux qui sont plus au nord ; les résultats se manifestent par le fait que l’appauvrissement du sol et la dispersion de population marchent d’année en année avec une vitesse constamment accélérée.
Plus la dispersion est rapide, moindre est la quantité de denrées qui rémunèrent le travail dépensé sur la terre, plus grande est la proportion de ces produits absorbés par le trafiquant et le transporteur, et plus s’accroît la tendance à la centralisation et à l’esclavage. Le peuple de l’Inde, nous l’avons vu, n’obtient pas plus que 1.200.000 dollars pour sa récolte totale de coton ; mais lorsqu’elle lui revient sous forme de drap, elle lui en coûte plus de 30.000.000 ; — toute la différence allant aux gens qui s’emploient à changer le lieu et la forme et à faire les échanges. D’où suit que tant d’Indiens vont se vendre eux-mêmes en esclavage à Maurice. L’Irlandais se départit de la denrée brute à vil prix, et la rachète à des prix énormes ; d’où suit que ceux qui échappent à la famine et aux maladies abandonnent si tristement leur terre natale. Le peuple du Texas obtient des cents pour son coton et paye des dollars pour le drap, le fer et les instruments dont il a besoin ; — toute la différence allant aux gens qui possèdent des chevaux et des chariots, des navires et des bateaux à vapeur, et aux milliers d’autres personnages intermédiaires qui se tiennent entre celui qui produit et celui qui consomme[188]. De là l’état primitif et barbare de tous les instruments agricoles dans le Sud et l’amour croissant de l’esclavage[189].
Plus le pouvoir d’association et de combinaison se perfectionne, plus s’accélère le progrès des connaissances agricoles, plus augmente la quantité des denrées obtenues de la terre, plus diminue la proportion requise pour payer la taxe de transport et d’échange, — et plus augmente chez le planteur et le fermier le pouvoir de déterminer par eux-mêmes l’application de leur travail et de leur terre. Moindre est ce pouvoir, plus l’agriculture cesse d’être une science, moindre est la quantité de choses obtenues, plus forte est la quote-part exigée par le négociant et le transporteur, et plus vite le cultivateur tombe à la condition de pur esclave, que contrôleront dans toutes ses opérations ceux qui se tiennent entre lui et le consommateur de ses produits. Les populations de l’Inde et de l’Irlande, de la Turquie et du Portugal, de la Jamaïque et du Brésil, — bien que prétendant être libres, — n’ont pas le pouvoir de choisir l’emploi de leur terre et de leur travail. Le prix de toutes leurs utilités est fixé sur le grand marché central, occupé comme il l’est par des hommes qui désirent que le blé et le lin, le sucre et le café, le coton et l’indigo soient à bas prix, et que le drap et le fer soient chers. Elles sont ainsi tenues tellement pauvres qu’elles ne peuvent s’aider elles-mêmes et sont réduites à compter sur les avances que leur fait le négociant qui prélève naturellement une part de lion sur le produit de leurs efforts ; et plus sa part est forte plus s’accroît son pouvoir de les contraindre à rester dans la dépendance de sa faveur. À l’occasion il leur prête sur le capital ainsi extorqué, une portion, dans le but de faire des routes et de faciliter davantage l’épuisement de leur terre ; mais plus il font de routes plus s’accroît la tendance à une plus grande dispersion et une plus grande perte de pouvoir. Les chemins de fer d’Irlande ont servi de préliminaires aux famines, aux maladies, aux dispersions qui ont eu lieu depuis ; et ceux de l’Inde ne sont que préparatoires à un plus grand et complet épuisement de son sol et à une diminution plus rapide de sa population.
Il en est de même ici. Plus il se construit de routes, plus s’accélère la dispersion de population, — plus s’amoindrit le pouvoir de combinaison, — plus s’avilissent les prix obtenus sur le marché, — plus s’accélère le développement des cités centrales, — plus se complète la dépendance, dans laquelle le pays se trouve, de ces cités pour des avances sur les récoltes sur pied, ou pour aider à la construction de routes ; mais plus se revêtent de splendeur les palais bâtis par « les princes du négoce,» dont les fortunes grossissent plus rapidement lorsque le fermier est forcé d’accepter le plus bas prix pour sa farine, — lorsque le planteur reçoit le moins possible pour son coton, — et lorsque le sol va s’épuisant au plus vite.
Le but du trafiquant est directement le contraire de celui auquel aspirent les hommes qui travaillent à produire et qui doivent consommer. Il désire que le grain soit à bon marché et la farine chère ; que le coton soit bas et le drap élevé ; plus l’écart est considérable, plus considérable est la quote-part qu’il retient dans les utilités. Son pouvoir croît avec la dispersion de la population et le déclin du pouvoir en elle d’entretenir commerce ; et c’est là le cours des choses dans les pays qui marchent sur la trace anglaise, y compris les États-Unis.
Le trafiquant prospère au moyen d’oscillations dans les prix des utilités qu’il vend. Il désire acheter bon marché, vendre cher ; et plus se répètent les vicissitudes du négoce, plus il a de chances pour grossir sa fortune. Le fermier et le planteur, le mineur et le fondeur de fer veulent une fermeté soutenue, car ils doivent calculer tous les arrangements pour des années à l’avance. L’homme qui défriche une pièce de terre veut en faire une habitation pour sa femme et ses enfants ; il est engagé dans une œuvre dont l’exécution réclame beaucoup de temps ; et il souhaitera que le blé ou le coton commande un prix aussi élevé lorsqu’il sera en mesure de vendre, que celui qu’il a dû payer lui-même lorsqu’il a entrepris sa machine à produire l’aliment et a été obligé d’acheter. Il faut des années pour fonder l’usine à filer le coton, et d’autres années pour rassembler et organiser efficacement les ouvriers qui doivent y fonctionner. Les mines, le haut fourneau, la forge demandent des années d’exercice et des centaines de mille de dollars avant de commencer à indemniser l’entrepreneur. Le trafiquant, au contraire, vend et achète d’heure en heure, et plus il peut causer d’oscillations dans la valeur du blé et de la farine, du drap et du fer, plus il y a probabilité qu’il entrera en possession de la terre du fermier, de l’usine du fabricant de drap, du haut fourneau du fabricant de rails, ou de la route faite par l’homme qui a placé sa fortune dans une grande amélioration, — cela moyennant moitié de ce qu’il en a coûté pour construire l’appareil. Trafic et commerce visent ainsi dans des directions opposées, l’un à des oscillations fréquentes et brusques du prix ; l’autre à la fermeté et à la régularité.
Dans les pays à la remorque du trafic par nous cités, l’instabilité s’accroît d’année en année et cela en vertu d’une loi qui veut que cette stabilité diminue en raison directe de ce qu’un corps approche de la pyramide renversée. En France, où le commerce va prenant le dessus sur le trafic, il y a, nous l’avons vu, un ferme progrès en avant accompagné d’une stabilité qui augmente nonobstant les fréquentes révolutions politiques. Il en est de même en Prusse et Danemark, en Russie et Suède ; et il en doit être de même dans tous pays où la circulation sociétaire gagne en continuité, avec un accroissement constant de force. Le mouvement soutenu est nécessaire pour la durée de tout l’appareil social ou physique. Voulons-nous voir comment nous en sommes loin dans ce pays, examinons les diagrammes suivants, qui montrent la hausse et la baisse dans les revenus douaniers et foncier et dans le revenu total.
En ajoutant à ce tableau la terre abandonnée dans les trois années dernières, et vendue pour le bénéfice de simples particuliers, les chiffres de ces années devaient être portés plus haut que celui de la période qui trouve son point culminant en 1836. (Voir le diagramme ci-contre).
Note en 1858. — Plus la continuité de mouvement est parfaite, plus son action est régulière et plus considérable est la force tant dans le monde physique que moral et que social. Combien peu cette régularité s’obtient sous le présent système, on le voit dans le fait, que le revenu qui, en 1856, s’élevait à 74.000.000 dollars, est déjà tombé à un peu plus que 30.000.000 dollars. La tendance d’une politique dispersive et agressive à augmenter les demandes sur le trésor public se manifeste aussi fort bien dans l’élévation du chiffre des dépenses de 60.000.000 dollars à 90.000.000.
Pour l’appréciation parfaite des chiffres donnés, le lecteur est invité à se reporter un instant aux différents changements de politique qu’ils indiquent. La première des années dans le dernier de ces diagrammes, 1815, embrassait quelques mois de guerre avec la Grande-Bretagne, alors que les États atlantiques subissaient un blocus et que le revenu douanier était nécessairement réduit à rien. Dans l’année suivante, la protection était en partie retirée, et les importations augmentaient rapidement avec grand accroissement du revenu douanier et l’anéantissement à peu près complet de l’activité industrielle. La circulation avait à peu près cessé et tel était l’épuisement du pays que le revenu tombe à 15.000.000 dollars. Avec 1824 arrive un changement, la protection étant à un certain point adoptée de nouveau ; et dès lors, durant une période de quatre années, la stabilité était telle que la plus grande variation au-dessus de la somme moyenne de 22.750.000 dollars était 2.250.000 dollars, ou un dixième ; tandis que dans la période précédente elle s’était élevée à 38.000.000 dollars et avait tombé à 15.000.000 dollars. Vient ensuite le tarif de 1828, le premier qui fut basé sur l’idée de la protection, dans le but de protection, et maintenant nous trouvons un accroissement ferme et régulier qui correspond à ceux d’Allemagne, Russie et Suède ; les changements ayant été ainsi :
1829 | 23.000.000 | dollars. |
1830 | 28.000.000 | |
1831 | 27.000.000 | |
1832 | 21.000.000 | |
1833 | 33.000.000 |
Le pouvoir d’acheter les utilités étrangères et d’entretenir commerce avec les nations étrangères allait ainsi en accroissement, soutenu avec le développement de commerce domestique ; et le résultat se manifesta par l’affranchissement du thé, café et autres articles importés de tout droit quelconque[190] ; maintenant cependant vient un changement dans une direction opposée, — le tarif de compromis qui devait entrer en pratique dans l’année fiscale 1841-42. À l’instant tout ordre a cessé. Les importations deviennent considérables, la spéculation règne, et le revenu monte à 48.000.000 dollars pour tomber quelques années plus tard, après une succession de changements sans nul exemple dans aucune nation civilisée, à 11.000.000 dollars. Le pouvoir de payer pour des articles étrangers a disparu. Le commerce à l’extérieur a cessé avec l’arrêt de circulation domestique ; et maintenant, par pure nécessité, le tarif protecteur de 1842 devient la loi du pays. À l’instant le revenu monte de 11.000.000 dollars à 28.000.000, pour rester à ce point ou environ jusqu’à ce que le système change de nouveau à la fin de 1846. Depuis lors il a tombé à 26.000.000 dollars et a monté à 72.000.000 ; tombé à 30.000.000 et monté à 64.000.000 ; tombé à 41.000.000 et monté à 61.000.000 ; — n’étant régi par aucune loi quelconque ; et maintenant à la fin de la décade, nous avons une période de spéculation gigantesque, correspondant exactement à celle de 1836, et promettant de finir comme l’a fait la période de compromis en 1841-42, lorsque le crédit, tant public que privé, eut entièrement disparu.
D’après les faits ci-dessus, le lecteur comprendra que durant les dernières quarante années la règle du pays a été celle d’encourager le trafic, et ce n’est que dans les deux très-courtes périodes, — 1828 à 1833 et 1842 à 1846, — qu’on a fait quelque tentative de favoriser le développement de commerce. En y ajoutant la période du tarif semi-protecteur de 1834, nous avons treize ans où le système a tendu dans une direction, contre vingt-sept dans une autre. Ensuite on remarquera que toute la fermeté de mouvement se trouve dans ces seize années, — la différence entre le revenu moyen et le montant actuel d’une simple année étant tout à fait sans importance, comme on le voit ici :
1825 | 21.000,000 | 1829 | 24.000.000 | 1844 | 29.000.000 | ||
1826 | 25.000.000 | 1830 | 24.000.000 | 1845 | 30.000.000 | ||
1827 | 21.000.000 | 1831 | 27.000.000 | 1846 | 29.000.000 | ||
1828 | 24.000.000 | 1832 | 31.000.000 | 1847[191] | 26.000.000 | ||
1833 | 33.000.000 | ||||||
--------------- | ---------------- | ----------------- | |||||
91.000.000 | 139.000.000 | 114.000.,000 | |||||
Moyenne. | 22.750.000 | 27.800.000 | 28.500.000 |
La fermeté est un caractère essentiel de la civilisation ; l’instabilité, de la barbarie. Au treizième siècle, le prix du blé en Angleterre flottait entre 6 sh. et 16 liv. 16 sh. par quarter ; au quinzième, entre 5 liv. et 2 liv. 6 s. 8 d. ; et au seizième, entre 2 s. et 4 liv. 12 s. Dans le dix-septième, le plus grand écart était entre 1 liv. 5 s. 2 d. et 4 liv. 5 s., tandis qu’aujourd’hui un changement, une variation de 40, 50 ou 60 % est considérée comme remarquable. Dans la vie sauvage, la stabilité ne peut exister par la raison que l’homme est esclave de la nature. Par l’accroissement de richesse et de pouvoir, il en devient le maître, et c’est alors que la société prend une forme régulière et que les mouvements de chaque jour qui succède, deviennent de plus en plus les contre-parties de ceux qui ont précédé, — sans presque aucune distinction entre eux sinon celle produite par un régulier et aimable accroissement de richesse et de pouvoir, comme celui qui marque les trois courtes périodes signalées ci-dessus. C’est là le progrès de civilisation ; l’inverse se voit dans les pays du progrès de barbarie, — une crise suivant une crise, — et la dernière plus sévère, jusqu’à ce qu’enfin la machine sociale tombe en débris et que règne un chaos universel. Il en fut ainsi en Grèce et en Rome et il en sera ainsi partout ailleurs ; — la régularité de mouvement étant aussi essentielle pour que la société progresse et avance en civilisation, que l’entretien du mouvement d’une machine à vapeur ou d’une montre. Éprouvée à cette pierre de touche, l’Union américaine tend à la barbarie, la crise de 1842 qui précéda le tarif passé en cette année, ayant été beaucoup plus terrible que celle de 1821 qui prépara la voie pour le tarif de 1824 ; et celle qui aujourd’hui se prépare promettant de surpasser autant en sévérité celle de 1842, que nous avons vu celle-ci surpasser sa précédente[192].
CHAPITRE XXVIII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
Plus il y a rapprochement entre les prix des denrées brutes et des utilités manufacturées, plus la société tend à prendre sa forme naturelle ; plus elle a tendance à fermeté et régularité de mouvement, plus elle avance vite en civilisation, richesse et pouvoir. Plus l’écart tend à se prononcer, plus la société tend à prendre la forme d’une pyramide renversée, moins le mouvement est régulier, plus elle tend à la barbarie, et plus vite elle décline en richesse et pouvoir. Dans les États-Unis ces prix vont s’écartant, — plus de coton et de farine étant aujourd’hui nécessaire pour payer une quantité donnée de fer, de cuivre ou de plomb, — les utilités les plus essentielles pour avancer en civilisation, — qu’il en fallait pour la même fin il y a un demi-siècle[193]. Plus ce rapprochement est étroit, plus grande est partout la tendance à ce qu’augmente la productivité du sol, — avec accroissement du pouvoir d’association et combinaison. Plus se prononce l’écart entre ces prix, plus la tendance augmente vers l’épuisement du sol avec déclin du pouvoir de combinaison. — Dans ce pays les pouvoirs du sol diminuent, et il se présente ainsi à nous un autre phénomène qui partout ailleurs aussi accompagne le déclin de civilisation et l’approche de la barbarie[194].
Plus le sol va s’enrichissant, plus augmente son pouvoir d’attraction, plus s’accélère le développement de commerce, et plus les tendances de l’époque sont vers la civilisation. Plus il va s’appauvrissant, plus augmente son pouvoir répulsif, plus se ralentit le développement de commerce, et plus rapide est le déclin de civilisation. Dans notre pays, comme nous l’avons vu, le pouvoir attractif du sol diminue et les hommes presque partout vont se fuyant les uns les autres comme ils fuiraient la peste ; — reproduction des énormes émigrations des temps barbares de l’Europe, et preuve concluante d’un déclin de civilisation, de richesse, de force et de pouvoir. Quels sont les phénomènes secondaires par lesquels se manifeste cette décadence et quelle influence exercent-ils sur la société ? Nous allons le rechercher.
Au retour de la paix en 1815, la terre avait un prix élevé, — grâce à un marché domestique existant déjà pour le plus important de ses produits. La protection étant interrompue, ce marché disparut, le résultat se manifeste, six ans après, par la ruine universelle des fermiers ; partout des actions en justice, — des hypothèses forcloses, — les ventes par le shérif se multipliant au point qu’il fallut dans les États agricoles, rendre des lois pour suspendre l’exécution des arrêts des tribunaux ; — et la terre tombant au quart du prix auquel elle se vendait sept ans auparavant. Les ventes de terres publiques et leur revenu a triplé dans la période de 1814 à 1818-19, — multipliant ainsi le nombre des fermiers au moment où le marché pour leurs produits allait disparaissant, — et préparant ainsi la voie pour cet abaissement de prix des produits ruraux dont la marche soutenue se montre dans les chiffres déjà donnés.
Vers 1824, le revenu foncier était tombé au-dessous du tiers de ce qu’il avait été en 1819. Plus tard, grâce au rétablissement de la protection, — il monta vivement jusqu’en 1832 et 1833, où la moyenne fut 3.295.000 dollars, — précisément le point qu’il avait atteint treize ans auparavant. En même temps la population avait augmenté d’environ deux tiers, et l’augmentation de la demande domestique de subsistances avait été si régulière que, pour la première fois dans l’histoire du pays, la baisse des marchés étrangers n’affecta nullement le prix. De 1828 à 1831, le prix du blé en Angleterre avait été élevé — 3 liv. 4 s. 3 d. par quartier en moyenne. Depuis cette époque il baisse régulièrement jusqu’à tomber, au bout de quatre années, à 1 liv. 19 s. 4 d. par boisseau : et cependant le prix de la farine dans les ports américains n’est nullement affecté, comme on le voit dans les chiffres suivants, donnés dans le récent rapport de la trésorerie.
Moyenne de 1828 à 1831 5.84 doll.
1832 | 5.87 | doll. | |||
1833 | 5.50 | Moy. 5.72 | |||
1834 | 5.50 | ||||
1835 | 6 |
Le tarif de Compromis a cependant commencé à fonctionner. — On cesse de construire des usines, et les importations augmentent rapidement. Les arts mécaniques ne fournissant plus de débouché pour la population croissante, l’émigration vers l’Ouest augmente rapidement, accompagnée d’une spéculation énorme sur les terres publiques, — le spéculateur s’empressant partout de prendre l’avance sur le pauvre settler, et de faire des profits à ses dépens. Le revenu foncier monte de 4.000.000 dollars à 14.000.000 et à 24.000.000, après quoi, pour quatre années suivantes, il est en moyenne 5.000.000 ; et ainsi, en six ans, on a disposé de plus de terres qu’il n’en avait été vendu dans les quarante années précédentes. Les conséquences sont telles qu’on les devait attendre. Tandis qu’on crée de nouvelles fermes au moyen du travail distrait des anciennes, les subsistances sont rares et montent ; mais au moment où elles sont prêtes à fournir le marché, leurs propriétaires trouvent que le commerce a disparu. La terre perd de nouveau en prix, les hypothèques se forclosent, et des dizaines de mille de fermiers sont rejetés au hasard dans le monde, pour recommencer à travailler comme ils pourront. Nous avons le second grand pas préparatoire à la baisse extraordinaire qui s’est manifestée dans le prix des subsistances.
Le revenu foncier, maintenant (1842), tombe à un peu plus d’un simple million de dollars, duquel point, sous le tarif protecteur de cette année, il monte graduellement, jusqu’à ce qu’au bout de cinq ans, il a de nouveau atteint 3.000.000 dollars. Bientôt après, survient la découverte des trésors de la Californie, qui produit demande pour les manufactures, et donne activité au commerce, et tant que cette activité continue, la vente de terres publiques reste faible ; mais alors — la construction des usines et des hauts-fourneaux venant à cesser, — le revenu de cette source, dans les deux dernières années, atteint une moyenne de 10.000.000 dollars. Si l’on ajoute les ventes de terres octroyées aux compagnies de chemins de fer, nous obtenons un total, pour ces années, d’au moins 50.000.000 dollars, ou deux fois le montant des douze années de 1840 à 1852. Ces ventes sont un indice d’épuisement de la terre, de la dispersion de population, de l’accroissement du pouvoir du trafic ; et de même que celles de 1818 furent suivies du désastre agricole de 1821, et celles de 1836 du désastre de 1841, celles de 1854-56 ne peuvent manquer d’amener les mêmes effets, à une époque qui ne peut être que très prochaine. En 1852, la farine était plus bas qu’elle eût jamais été ; mais, — à moins qu’elle ne soit contrariée par le surcroît de fournitures d’or et l’affaiblissement de la concurrence de l’Europe continentale, aujourd’hui si activement engagée à créer un marché domestique pour les subsistances, on doit s’attendre à voir une baisse encore plus forte. Pour apprécier par lui-même l’exactitude de la prévision, que le lecteur étudie le diagramme ci-contre ; il y remarquera que les plus bas prix sont toujours presque immédiatement suivis des prix les plus forts ; il y remarquera aussi que ces oscillations extraordinaires accompagnent invariablement le système qui visait à priver le fermier de protection, et ainsi à maintenir, sinon même à accroître, la taxe de transport.
L’instabilité étant le cachet distinctif de la barbarie, et se présentant ici à nous comme la compagne constante du système qui répudie l’idée de protection, nous avons là une pierre de touche infaillible pour juger du mérite de ce système et de celui du système qui lui est opposé. Pour le fermier, plus que pour aucun autre membre de la société, la stabilité est indispensable, ses emplois de capital se faisant généralement un an ou plus à l’avance. Le négociant achète aujourd’hui et vend demain, mais le fermier doit décider en automne quelle emblavure il donnera à sa terre pour l’année prochaine. Si le prix du blé baisse et que celui du tabac monte, il ne peut changer, mais le négociant le peut, — vendant l’un au premier symptôme d’un mouvement en baisse, et achetant l’autre au premier signe d’un mouvement en hausse. Le négociant expert désire l’oscillation, et plus elle est fréquente, plus augmentent ses chances de faire fortune, tandis que l’instabilité est désastreuse pour le fermier et le planteur. Ils poursuivent deux objets tout à fait différents, et cependant l’intérêt agricole se montre le plus généralement devant le monde l’avocat du trafic et l’opposant à la politique qui a pour base le développement de commerce et l’affranchissement qui s’en suit pour la terre de la taxe oppressive de transport. De là vient que nous rencontrons les preuves concluante d’une civilisation en déclin, que nous fournit dans une partie de l’Union la croyance à l’origine divine de l’esclavage et à la nécessité de le maintenir ; et que nous fournissent dans une autre partie les faits que, dans les plus vieux États, la propriété foncière va se consolidant ; — que chez tous, le pauvre tenancier, payant une rente, prend la place du petit propriétaire ; — que presque partout l’épuisement du sol s’accélère vivement, — et que les hommes sont partout de plus en plus forcés d’abandonner les avantages de cette association et combinaison avec leurs semblables, qui seule leur permet de viser au pouvoir d’appeler à leur aide les grandes forces de la nature.
Le mineur houiller, le fondeur de minerais, le manufacturier de coton et de laine, et tout ce qui est engagé dans l’œuvre de production ressemblent au fermier en ce point qu’ils ont besoin de stabilité et de régularité, — qui donnent une circulation ferme du travail et de ses produits, et qui accroissent leur aptitude d’ajouter à l’outillage nécessaire à leurs opérations. Ceci obtenu, ils sont en mesure, dans chaque année successive, de mettre à profit l’expérience du passé et de donner au fermier une quantité constamment croissante de drap en échange contre une quantité décroissante de subsistances et de laine, — les prix des deux prenant tendance ferme et régulière à se rapprocher. Cette fermeté et régularité de circulation ont été cependant choses complètement inconnues à la population des États-Unis. Parfois, comme dans les deux périodes qui finissent en 1835 et 1847, elle en a approché, mais, dans chaque cas, ce n’a été qu’un leurre pour induire les hommes d’habileté et d’esprit d’entreprise à prodiguer leur fortune et leur temps dans la tentative de faire avancer les intérêts de la communauté, tout en se ruinant eux-mêmes.
De 1810 à 1815, on a construit usines et hauts fourneaux ; mais au retour de la paix, leurs propriétaires, — tant grands que petits capitalistes, hommes de travail et autres, les membres les plus utiles de la communauté, — ont été partout ruinés, et les bras qu’ils employaient, renvoyés chercher dans l’Ouest le soutien qu’ils ne pouvaient trouver au pays. Les ventes de terre, comme nous avons vu, sont devenues considérables, et bientôt le fermier a souffert comme avait souffert précédemment l’industriel. De 1828 à 1834, on recommença de nouveaux établissements de ce genre, et partout on donna développement aux trésors métallurgiques de la terre ; mais, comme auparavant, le système protecteur fut abandonné de nouveau, avec ruine pour l’industriel, accompagnée de ventes énormes de terres publiques, et suivies de la ruine du fermier. De 1842 à 1847, usines et fourneaux surgissent encore, pour se fermer de nouveau, et l’on vit le résultat en 1850-52 dans le prix de la farine tombant plus bas qu’il n’avait jamais fait. L’harmonie parfaite de tous les intérêts véritables et la nécessité absolue de protection pour le fermier dans ses efforts pour amener l’ouvrier auprès de lui et s’affranchir de la taxe oppressive à laquelle le soumet le trafic, se manifestent ici dans sa plus vive lumière. Personne qui ait étudié les conséquences régulières de ces faits n’hésitera à adopter pleinement cette partie de la doctrine de la Richesse des Nations, qui enseigne que le système anglais, fondé qu’il est sur l’idée d’avilir toutes les matières premières de manufactures, « est une violation manifeste des droits les plus sacrés de l’humanité.
Dans les dix dernières années, on a construit peu d’usines et de hauts fourneaux ; la valeur de ceux existants ayant été en général si fort au-dessous du coût de construction, qu’on n’a trouvé aucune raison pour en augmenter le nombre.
L’histoire de l’industrie dans aucun pays civilisé ne présente une telle scène de désastre que l’histoire des manufactures, des mines, et des chemins de fer de l’Union américaine. De tous les hommes ayant pris part à ces grandes améliorations nécessaires pour diminuer la distance entre le consommateur et le producteur — pour mettre les producteurs de laine, de lin et de subsistances à même d’échanger promptement contre le drap, l’étoffe, le fer. — et pour abaisser le prix des utilités achevées, tout en élevant ceux des denrées brutes de la terre, — une large majorité s’est ruinée, et le résultat se manifeste dans les faits que les différents métaux vont haussant en prix, comparés à la farine et au coton, — que les fermiers, en général, sont pauvres, — qu’à chaque année successive la terre s’épuise de plus en plus vite, — et que le pays donne tant d’autres preuves de civilisation en déclin.
Le commerce met le fermier en état de passer des sols pauvres aux sols riches, en s’aidant pour le défrichage et le drainage des basses terres, de l’expérience et de l’outillage acquis en cultivant les terres situées plus haut. C’est le premier pas qui toujours coûte le plus, et ceci est vrai en agriculture et en industrie, pour l’individu et pour la communauté. Dans l’histoire des États-Unis, cependant, nous ne trouvons qu’une succession de pareils pas, avec une déperdition de pouvoir dont l’étendue échappe au calcul. Ferme après ferme, État après État sont défrichés, occupés pour être à la fin en partie abandonnés. Les usines succèdent aux usines, les fourneaux aux fourneaux, — minant, dans une succession rapide, ceux qui se livrent à ce genre d’entreprise. Maître et ouvriers dépensent des années à acquérir de l’habileté—le tout pour être rejetés au hasard, en quête, dans les forêts de l’ouest, de la nourriture et du vêtement qui leur ont été refusés dans les terres déjà cultivées de l’est. Aucun pays civilisé du monde ne présente une telle dissipation de capital, et tout cela parce que la politique du pays est dirigée vers l’agrandissement du trafic aux dépens du commerce.
Le développement du commerce tend à élever le travailleur et le petit capitaliste au niveau du grand. L’accroissement de suprématie du trafic tend à abaisser le petit capitaliste au niveau du journalier. L’un est la preuve de civilisation qui avance, l’autre de déclin en richesse et en pouvoir. L’histoire de l’Union n’est que le mémorial de la ruine des petits fermiers et petits industriels dont la propriété a été sacrifiée, à moitié du prix coûtant, pour le bénéfice des trafiquants vis-à-vis de qui ils ont été forcés de s’endetter par le retour constant des temps d’arrêt dans la circulation sociétaire.
Le commerce tend à donner aux travaux du présent un surcroît d’empire sur les accumulations de passé. Le trafic tend à produire l’effet inverse. Dans les périodes de protection, l’argent a été à bon marché et le travail a été demandé. Dans celles où la protection a été retirée, le prix de l’argenta monté graduellement, tellement que parfois il a été hors de toute portée, comme en 1821 et 1842. Pour les quelques dernières années, le taux d’intérêt dans les grandes villes a monté de 8 à 30 % : tandis que le pauvre émigrant a payé tristement 50 et 60 %, pour l’usage d’un argent que, sous d’autres circonstances, il eût obtenu facilement à 6. L’argent est à un prix modéré et s’obtient facilement quand il y a circulation rapide du travail et de ses produits, comme ce fut le cas en 1832 et 1846. Il est toujours cher quand la circulation est paresseuse, comme il arrive dans chaque période où le commerce va périssant sous les atteintes du trafic.
Le commerce, en créant des centres locaux, permet au fermier de varier ses produits, et ainsi par degrés, le délivre de la nécessité d’aller à distance, en même temps qu’il l’affranchit de la taxe de transport et de la domination du trafiquant lointain. Devenant riche, il améliore son outillage de culture et combine avec ses voisins pour le projet d’ouvrir des routes vers les différents marchés, proches ou distants qui offrent débouché aux utilités fournies par sa terre. Le trafic au contraire — brisant les centres locaux — force le fermier à se borner à ces denrées qui se prêtent au transport à la cité éloignée — maintenant ainsi la taxe de transport et le tenant sous la domination des gens qui commandent le mouvement du marché central. Restant pauvre, il se trouve dans l’impuissance de défricher ou de cultiver les riches sols, et il est forcé de solliciter l’aide du trafiquant lointain lorsqu’il désire une route pour porter, même à soi, les produits de sa ferme.
La population d’Allemagne et de France, de Belgique et de Russie fait ses routes. Celles d’Irlande et celles de l’Inde sont forcées de chercher au dehors les moyens de faire leurs routes intérieures ; et plus on fait de routes de cette manière, plus on s’appauvrit. Il en a été et il en est ainsi pour la population de nos États-Unis. En 1836, on a acheté à crédit pour des centaines de millions de dollars de drap et de fer étranger pour s’aider à faire des canaux et des routes, on en a vu le résultat dans une énorme dispersion de population, suivie d’un degré de détresse agricole qui n’a jamais eu son pareil. Lorsque fut passé l’acte de 1842, tout cela cessa — car l’on n’eût plus besoin de prêts étrangers.
Avec le renouvellement du système de trafic sous le tarif de 1846, l’état de choses qui existait en 1836 est de nouveau revenu. À aucune époque le pouvoir du négociant n’a été si grand qu’à ce moment où se complète la première décade du système existant. Fermiers et planteurs se trouvent partout réduits à dépendre, pour la construction de leurs routes, des faveurs des courtiers et négociants citadins— faveurs payées aux taux de 10, 12 ou 15 % par année sur obligations hypothécaires qui peuvent, à l’occasion, transférer à leurs porteurs la propriété entière des routes qui servent de garantie. C’est assécher le pays de ses ressources, dans le but de créer une grande aristocratie d’argent, dont tous les mouvements tendent à l’épuisement du sol et à l’appauvrissement de son propriétaire.
Le commerce crée des villes et des bourgades — formant à l’infini une demande locale pour du travail, qui, autrement, n’aurait pas d’emploi. Le trafic anéantit les villages et bâtit des cités où les palais « des princes marchands sont entourés de chaumières occupées par des hommes et des femmes venus de la campagne et réduits à choisir entre l’émigration vers l’ouest d’une part ou vers la cité de l’autre. Les périodes de protection ont vu des centres locaux se créer partout, avec un rapide développement de commerce. Celles de libre trafic ont vu leur ruine ; mais comme compensation, des palais se sont élevés dans New-York, Boston, Cincinnati et Chicago, pour servir de demeure à des hommes, dont la fortune s’est faite en achetant du fermier à bas prix et en lui vendant ce dont il a besoin à des prix exorbitants[195]. Des constructions de cette sorte ont toujours été le précurseur de la ruine agricole, et l’on ne voit nulle raison de douter que ce ne soit ici le nouveau cas.
Le commerce favorise le développement des trésors de la terre et met les hommes à même de se rapprocher davantage — de trouver demande instantanée pour toutes leurs facultés — et peuvent accumuler richesse et pouvoir, pour servir aux fins pacifiques de la vie. Le trafic cause l’épuisement du sol et la dispersion des hommes en même temps qu’il arrête la circulation sociétaire, et fait que grand nombre de bras sont inemployés, et prêts à se livrer à l’œuvre de guerre et de pillage. Le trafic a fait la guerre de 1812. Le trafic et la dispersion ont fait la grande guerre de Floride de 1837, qui a coûté trente millions de dollars. La soif de territoire, conséquence de l’épuisement des États du sud, a fait qu’on s’est approprié le Texas, qu’on s’est mis en guerre contre le Mexique et qu’on a saisi la Californie. À la même cause doivent s’attribuer les récentes guerres contre les Indiens, la passion de s’approprier Cuba et la Dominique, et le dessein de s’emparer de l’Amérique centrale. Le trafic est toujours dispersant et belliqueux. Il envoie des flottes au Japon et des expéditions en Afrique et sur l’Amazone — cherchant à sa population des débouchés au dehors, en même temps qu’il ferme à son propre travail ses marchés domestiques. Le commerce, au contraire, vise à la concentration, à la richesse, à la paix, au bonheur. Il ne fait pas de guerre ; nulle part au monde, il n’a existé de paix plus parfaite que dans toutes les relations de notre pays, de 1834 à 1835, et de 1842 à 1846. Nulle part ne s’est manifesté un désir plus anxieux d’élever un splendide empire, et cela au sacrifice de tout honneur et de toute moralité, qu’il ne s’en est manifesté depuis 1847. Libre trafic, esprit de brigandage et faiblesse, marchent ainsi de compagnie.
Le commerce tend à enrichir la population, en même temps qu’il produit économie dans l’administration gouvernementale. Le trafic appauvrit la population, en même temps qu’il enrichit tous ceux qui participent à la dépense du revenu public. Il y a trente ans, 10.000.000 dollars fournissaient au budget tous les moyens nécessaires. Dix ans plus tard, sous le système d’épuisement et de dispersion, la dépense avait quadruplé. Le commerce est de nouveau réintégré aux affaires, la somme est promptement réduite d’un tiers. Le trafic cependant, obtient de nouveau la direction, la dépense est de nouveau portée à 60.000.000 dollars — et à chaque année succède, le pays, nonobstant l’accroissement de population, va s’affaiblissant et devient moins capable de se défendre qu’il l’ait jamais été. Le système qui ajoute la Californie à l’Union est le même qui diminue la population rivale de l’état de New-York, en même temps qu’il remplit sa capitale d’une énorme population de pauvres et de vagabonds. C’est lui qui épuise le sol à l’intérieur, et conduit à la soif de s’approprier les îles à guano dont la propriété à conserver coûtera une guerre ; et cependant il s’exporte annuellement du sol des États de l’Amérique, une masse d’engrais probablement plus considérable que celle qui se puisse trouver dans toutes les îles à guano du monde.
Le commerce diminue la nécessité des services du transporteur, et diminue son importance. Le trafic le fait maître des hommes qui conduisent la charrue et la herse. L’un ouvre des mines et construit des fourneaux, et crée ainsi le pouvoir de faire des routes. L’autre détruit le pouvoir de les entretenir ; mais il crée de grands entrepôts dont le maniement est dirigé de manière à taxer le commerce local pour l’entretien d’un commerce lointain, et pour accroître ainsi la nécessité de l’émigration et le besoin de routes[196] dans l’accroissement constant du pouvoir des négociants et des transporteurs, — obtenant aujourd’hui la haute influence dans la législature, tant des États que de l’Union. Cet amoindrissement du rapport de la population rurale à la population urbaine de New-York fait que cet État arrive rapidement à devenir un pur instrument dans les mains des compagnies de chemins de fer ; et telle est la tendance en Pennsylvanie, New-Jersey, Illinois et dans d’autres États. C’est aussi le cas à Washington, — où les compagnies, pour transport de toute sorte, ont acquis dans le congrès une influence presque irrésistible, comme on l’a vu dans les dernières concessions extraordinaires de terres publiques[197]. La récente dispersion de population sur la vaste contrée située entre Mississippi et l’Océan Pacifique, a produit une nécessité malheureuse d’une grande voie qui coûtera des centaines de millions de dollars, et que possédera une compagnie qui constituera le centre autour duquel probablement se groupera une masse de richesses et une somme d’habileté en maniement législatif, suffisantes pour faire que la communauté entière ne soit plus qu’un jouet dans ses mains. Centralisation et dispersion sont les conséquences nécessaires de l’accroissement de suprématie du négoce. La grande voie aujourd’hui en projet diminuera le pouvoir de créer des centres locaux d’attraction et aide à hâter la nation dans la direction où elle a si longtemps marché, — celle de la centralisation, qui conduit toujours à l’esclavage et à la mort morale et politique.
Le commerce vise au chez soi, — cherchant à favoriser la relation domestique par l’amélioration des rivières, la construction de ports, l’ouverture de mines. Le trafic, — qui tient cette relation en peu d’estime, et qui mesure la prospérité d’un pays par ses relations avec les pays lointains, — vise tout à l’extérieur. L’un donne de la valeur au territoire domestique. L’autre cherche de nouvelles terres et conquiert la Californie, — envoie des expéditions au Japon, sur le littoral de l’Amérique du Sud, et sur la côte d’Afrique, en même temps qu’il se refuse à enlever les obstacles qui entravent la navigation du Mississippi. Le commerce cherche à faire un peuple riche avec un gouvernement à bon marché, et par conséquent fort. Le trafic fait un gouvernement splendide et dissipateur, et par conséquent faible. Les périodes de protection ont été celles d’économie et d’accroissement rapide de puissance, celles de libre échange, et particulièrement la période actuelle, ont été celles de splendeur, de déperdition et de faiblesse portées au plus haut point.
Le commerce tend à accroître le pouvoir de self-government (de se gouverner soi-même), en diminuant la nécessité de dépendre des marchés étrangers, tout en augmentant le pouvoir de s’adresser à eux, lorsqu’il peut y avoir avantage. À aucune période de l’histoire de l’Union, la nécessité pour de tels marchés n’a été diminuant aussi rapidement qu’en 1834 et 1846 ; cependant, à aucune, il n’a existé un aussi grand pouvoir de répondre à une demande étrangère, comme on en a eu la preuve lors de la famine d’Irlande. Les nécessités de l’homme diminuent à mesure que s’accroît son pouvoir. Le trafic vise à diminuer le dernier et à augmenter les premières, comme on le voit dans le cas du pauvre Hindou, qui ne peut obtenir une chemise qu’après que son coton est allé en Angleterre, pour qu’on le file et le tisse. Telle est la tendance de toute la politique des États-Unis, — visant, comme elle le fait, à tenir le producteur et le consommateur largement séparés, et accroissant ainsi la différence de prix entre les denrées brutes fournies par la terre, et les utilités achevées en lesquelles elles sont converties.
Le commerce, en favorisant le développement d’individualité, fournit emploi à chaque variété de faculté humaine. Le trafic, — en empêchant ce développement, —limite la classe d’emplois — et force les populations entières à s’employer à gratter la terre, à transporter de la marchandise, ou à opérer l’échange ; et plus il réussit à dominer le mouvement sociétaire, moindre est la quantité de choses produites. L’un vise à la distribution du peuple en trois classes, — agriculteurs, industriels, trafiquants ; l’autre n’en admet que deux ; et comme une conséquence de nécessité absolue, là où le trafic est souverain, la concurrence pour la vente du travail tend à croître, en même temps que sa rémunération diminue du même pas. Confort général, bonheur et prospérité viennent à la suite de l’un, tandis que la pauvreté et l’excès de population ne manquent jamais d’accompagner l’autre. Aux États-Unis, l’industrie manufacturière est, en règle générale, exclue de la classe des emplois ; il en résulte que chaque profession est encombrée d’hommes qui trouvent difficilement à gagner leur vie. Les fermiers abondent tellement qu’ils en sont réduits à fournir le monde de blé à un prix de plus en plus infime. Les planteurs de coton sont si nombreux qu’ils donnent une quantité constamment croissante de leur produit pour la même somme d’argent[198]. Il y a une telle foule de négociants que la plus grande partie vient à faire faillite. Les hommes de loi, les médecins, les hommes d’église, les professeurs sont en nombre tel qu’à l’exception de quelques-uns, ils ne font au plus que vivre. Regardez n’importe où, la concurrence pour la vente du travail intellectuel est grande, tandis qu’on voit rarement concurrence pour l’acheter, excepté dans ces moments de prospérité imaginaire, — comme en 1818, 1836 et 1856, avant-coureurs infaillibles d’une suspension complète du mouvement sociétaire, de la disparition du commerce et de la complète suprématie du trafic[199].
L’instabilité cause ainsi la déperdition de travail et produit la soif des places comme on le voit si clairement dans tous les pays de l’hémisphère orientale à la remorque du commerce. Cette soif s’accroît en Angleterre et en Irlande. Dans l’Inde et la Turquie, la fonction publique est la seule route à la fortune et à l’importance. Toute grande qu’est cette soif en France et en Allemagne, elle est moindre qu’il y a un siècle. À aucune époque, elle n’a existé chez nous à un moindre degré que dans les périodes de protection qui finissent en 1835 et 1847. À aucune, elle n’a été aussi universelle et aussi intense qu’aujourd’hui, à la fin de la première décade du système de 1846 ; et nous avons là une des preuves les plus concluantes d’un déclin de civilisation[200].
Avec l’accroissement de civilisation, la valeur de la terre et de l’homme acquiert plus de stabilité, — ce qui permet à chaque individu qui possède propriété ou talent de déterminer, par l’étude du passé, l’avenir auquel il prétend aspirer. D’année en année le pouvoir de se gouverner soi-même va se perfectionnant, avec accroissement constant des facilités pour le développement des individualités des différents membres de la société. Avec la barbarie croissante, c’est l’inverse que l’on voit, — la valeur de la propriété devenant d’année en année plus sujette aux influences extérieures, avec diminution correspondante du pouvoir chez l’homme de décider lui-même de l’application qu’il fera de son temps et de ses talents. À aucune période, la valeur de la terre et du travail n’a tendu autant à acquérir régularité que dans celle qui se termine en 1835, alors que le prix du blé dans le pays ne fut nullement affecté par les variations extraordinaires du prix du blé anglais[201] et en 1846-47, alors que le mouvement du commerce de l’Union continua sa marche parfaitement régulière pendant la crise anglaise qui suivit la famine d’Irlande. Nous voyons précisément l’inverse dans chaque période où le trafic obtient la suprématie sur le commerce. En 1837, sur le fiat de la banque d’Angleterre, le payement en espèces fut suspendu dans toutes les banques de l’Union. En 1838, la banque fit des remises en argent à ce pays, et en 1839, on reprit le payement. Le malaise en Angleterre causa une suspension ultérieure l’année suivante ; et dans chacun de ces cas, il y eut révolution dans la valeur du travail et de la propriété, d’où suivit que le pauvre fut fait plus pauvre et le riche encore plus riche. » À aucune période toutefois, la sujétion à l’influence extérieure ne fut aussi grande qu’aujourd’hui, — la valeur de toute la propriété et la demande pour le travail en étant arrivée à dépendre entièrement des chances et des révolutions de la politique européenne.
Avec le développement de commerce et la création de centres locaux d’action, les villes et les villages acquièrent plus d’indépendance. » Chacun se meut dans sa sphère et conserve sa propre individualité tout en respectant celle des autres. Avec le déclin du commerce, villes et villages tombent de plus en plus dans la dépendance de la cité lointaine, et elle exerce de plus en plus contrôle sur toute leur action. Il y a trente ans, les villes et villages des États-Unis se gouvernaient réellement par eux-mêmes ; aujourd’hui ils sont presque entièrement gouvernés au moyen d’ordres émanés du siège du gouvernement central — l’élection de chaque constable se trouvant rattachée désormais à celle du chef exécutif de l’Union.
Avec le développement d’individualité dans la population et pour les villes, celle du gouvernement central gagne en perfection. Avec le déclin de la première, ce dernier perd de plus en plus l’aptitude de décider par lui-même quel cours donner à son action, ou parmi les moyens à sa disposition, ceux qu’il emploiera pour faire marcher la politique dans la ligne qu’il aura déterminée. À aucune période, le contrôle du gouvernement fédéral sur son propre cours d’action n’a été si complet qu’en 1832, lorsqu’il abandonna volontairement les droits sur le thé, café et autres articles, — laissant le revenu encore assez large pour opérer l’extinction finale de la dette nationale en 1843-45. À aucune l’absence de self-control du pouvoir de se contrôler, résultat de l’extension du pouvoir du trafic, ne fut aussi complète que lorsque, dans la période de 1838 à 1842, le gouvernement fédéral fut réduit à dépendre de l’usage d’un papier-monnaie non remboursable pour les moyens de faire marcher ses opérations. À aucune, la transition du trafic au commerce n’a produit des effets aussi remarquables que lorsque, dans l’automne de 1842, le crédit fédéral se trouva si instantanément restauré. À aucune, le manque d individualité ne fut plus clairement manifesté qu’il l’est au moment actuel où, comme en 1836, il y a un large surcroît de budget dont il ne peut se libérer, qu’au moyen d’un changement total de politique d’une part ou la certitude d’une banqueroute du trésor, comme en 1842, d’autre part.
Le commerce se développe avec le développement d’individualité, aussi bien de celle des villes et cités que de celle des hommes dont la société se compose. Plus il se fait de fonte de fer dans Tennessee, plus il faut tirer de machines à vapeur de New-York et de Philadelphie. Plus il se fait de grosses cotonnades en Géorgie, plus il y a demandes pour les fines qui se font en Rhode-Island et dans Massachusetts. Sous le système de 1842, le développement local, la civilisation progresse rapidement, et l’on construit usines et fourneaux dans tous les États du sud et de l’ouest. Sous celui de 1846, l’action locale a graduellement décliné, et la fabrication du fer se centralise de nouveau dans la Pennsylvanie, tandis que celle de coton et de laine se limitent à peu près complètement dans un rayon de cinquante milles autour de Boston. Le commerce, en 1846, ne tardait pas à produire une harmonie complète d’intérêts et de sentiments entre le Nord et le Sud, mais avec le rappel de l’acte de 1842, le développement des manufactures du Sud prit fin et pour résultat amena les scènes déplorables de 1856[202].
Le commerce tend de même à produire l’harmonie parmi les individus. Il y a vingt-cinq ans, l’étranger protestant ou catholique était toujours bien accueilli. Jusque-là, cependant, le chiffre des immigrants n’avait pas dépassé 30.000, et ce ne fut qu’après que le pays eut senti les effets avantageux du tarif de 1828 pour l’accroissement de la demande du travail, que le chiffre atteignit la centaine de mille. C’est à peine si l’effet se fit sentir en Europe avant que le système fut changé, — avant qu’on cessât de construire des usines et d’ouvrir des mines. Une courte période de spéculation ayant été suivie d’un rapide déclin de commerce, la demande pour le travail disparut ; et ce fut alors que, pour la première fois, se manifesta ce sentiment de jalousie qui fut indiqué par la création d’un parti politique, ayant pour objet l’exclusion des étrangers des droits de citoyenneté. La politique changea de nouveau, et à mesure que la demande du travail augmenta, le parti s’éteignit pour renaître sous le système de 1846, et sur une plus grande échelle que jamais auparavant. Regardez n’importe où, vous verrez la discorde suivre dans le sillage du trafic.
Avec l’accroissement de commerce, la nécessité de mouvoir les utilités en arrière et en avant va diminuant fermement, avec amélioration constante dans l’outillage de transport, et avec diminution du risque des pertes du genre que couvre l’assurance contre les dangers de mer ou ceux d’incendie. Les trésors de la terre vont alors se développant, la pierre et le fer remplacent le bois dans toutes les constructions, tandis que les échanges entre le mineur de houille et de fer, — de l’homme qui transporte le granit et de celui qui produit la subsistance, — augmentent en quantité et diminuent la nécessité de recourir au marché lointain. Les hommes de la Turquie sont forcés de s’adresser à l’Angleterre pour leur approvisionnement de fer et pour le débouché de leur blé ; on en voit les effets dans la somme prodigieuse de propriété si souvent détruite par l’incendie. En Russie, nous dit M. Haxthausen, « chaque village est consumé en tout ou partie dans chaque trentaine d’années. » Il en est de même aux États-Unis. Dans aucun pays civilisé les incendies ne sont aussi fréquents, dans aucun il ne se paye une somme aussi forte pour la perte causée ainsi. L’accroissement de cette proportion se manifeste par l’élévation soutenue des taux actuels d’assurances ; tandis que là où la civilisation avance ils devraient diminuer à mesure. La perte qui résulte ainsi de l’absence du pouvoir de développer les trésors minéraux de la terre, et de cette déperdition qui s’ensuit de propriété et de travail[203] est plus que la valeur totale des marchandises que l’Union reçoit de tous les points du globe ; et pourtant c’est en vue de nourrir le trafic que le pays poursuit une politique qui empêche qu’on ouvre des mines, qu’on exploite la houille et les métaux qui sont si abondants, et au moyen desquels on obtiendrait pour des constructions de tout genre des matériaux qui délieraient tout risque d’incendie.
Ce n’est point uniquement en ceci que les désastreux effets du système se font sentir. La nécessité de routes augmente avec la dispersion de population, tandis que les moyens de les faire diminuent avec déclin du pouvoir d’association. Cependant il faut que les routes se fassent ; et voilà comment le pays se couvre d’ouvrages de tout genre à demi-terminés, qui exigent des réparations incessantes, et coûtent parfois le triple de ce qu’ils eussent coûté dans le principe. Il en est de même pour les bateaux à vapeur des fleuves de l’ouest, toujours construits des matériaux les moins durables et les plus inflammables, par suite de la difficulté d’obtenir le fer. Et cependant la houille et le fer abondent, et à un degré inconnu dans tout autre pays du monde. Il y a déperdition de propriété et de vie, et partout s’engendrent des habitudes d’insouciance, des habitudes comme celles qui règnent dans les pays dont la population est soumise à la domination du trafiquant[204].
Le sauvage est toujours un joueur, prêt à risquer sa fortune d’un coup de dé. L’homme civilisé cherche à acquérir pouvoir sur la nature et à obtenir ce qui approche le plus de la certitude dans ses opérations. Le commerce tend à produire fermeté dans le mouvement de la machine sociétaire, comme on le peut voir en comparant la France, l’Angleterre et l’Allemagne de nos jours, avec ce qu’elles étaient aux époques des Valois, des Plantagenets ou des Hohenstauffen. La fermeté diminue à mesure que le commerce décline et que le trafic en prend la place. À chaque mouvement dans cette direction, les hommes deviennent plus insouciants et l’instinct joueur reparaît, — la spéculation se substituant alors au travail régulier et honnête.
Jamais dans l’histoire des États-Unis il n’a existé si peu de l’esprit de spéculation et de jeu que dans ces périodes de prospérité paisible qui suivirent la promulgation des actes de 1828 et 1842. Jamais dans le pays cet esprit ne s’était autant manifesté qu’à la période qui suivit le rappel du premier de ces actes, — la période dans laquelle se posa la base de cette détresse qui amena le retour de la protection par la promulgation du dernier. Toute grande qu’ait été la tendance spéculatrice de 1836, elle est aujourd’hui dépassée, — le pays entier est devenu une grande maison de jeu où des hommes de toute sorte et de toute condition s’occupent à battre les cartes, dans la vue de dépouiller leurs voisins. Le crime, qui était si abondant dans la première période, a aujourd’hui triplé, — le vol, la débauche, la filouterie, le péculat, l’incendie, le meurtre, sont devenus tellement communs que c’est à peine si on leur donne la moindre attention en lisant le journal qui les raconte[205].
Le déclin de moralité est une conséquence nécessaire de l’accroissement de la distance entre le producteur et le consommateur ; et cela parce qu’à chaque tel accroissement, l’écart augmente entre les prix des denrées brutes de la terre et ceux des utilités achevées ; et que l’homme qui travaille devient de plus en plus la proie de celui qui vit du trafic. Plus ces prix s’écartent, plus aussi augmente la partie de la société engagée dans le transport des marchandises, — la profession qui, parmi toutes les autres, favorise le moins le développement de l’intelligence ou l’amélioration du cœur. Le marin et le roulier sont habituellement sevrés de la salutaire influence de femmes et de filles, et constamment exposés à l’influence pernicieuse du cabaret et du mauvais lieu. L’ignorance et l’immoralité croissent avec l’accroissement du pouvoir du négociant, et plus elles augmentent, plus augmente l’induction aux pratiques frauduleuses. Le fermier qui a pour voisin le serrurier ou le tisserand reçoit un fusil qui ne crève pas et une étoffe qui est faite de coton et de laine ; tandis que le pauvre Africain est forcé d’accepter des fusils qui ne supporteraient pas l’épreuve ordinaire, et des vêtements qui tombent en loques au premier essai de blanchissage[206]. Le trafic démoralise, — son essence consistant à acheter bon marché n’importe ce qu’il en coûte au producteur, et à vendre cher n’importe ce qu’il en coûte au consommateur. Afin d’acheter bon marché, le négociant cache les avis qu’il a reçus d’une hausse de prix ; et afin de vendre cher, il fait de même pour une baisse ; et du point de tirer profit de l’ignorance de ses voisins à celui de fabriquer des avis qui servent à les tromper, la transition est très-facile.
La centralisation augmente le pouvoir du trafiquant ; et plus la société tend à tomber sous l’empire des joueurs à la bourse sur le coton et la farine, — classe d’hommes pour qui la règle de vie se résume tellement en cette courte sentence : « Gagner de l’argent, honnêtement s’il se peut, mais gagner de l’argent ; — plus il y a tendance à démoralisation. Que telle soit la tendance dans les États-Unis, et portée aujourd’hui à un degré jusqu’alors inconnu, cela ne fait pas de doute un instant. Wall-Street gouverne New-York, et, comme une conséquence nécessaire, la démoralisation va de jour en jour plus complète, — le crime et la corruption devenant plus communs d’heure en heure, et l’anarchie plus imminente d’année en année[207].
Le commerce tend à faire de chaque homme un être qui se gouverne soi-même et responsable. Le trafic tend à diviser la société en une classe responsable et une non responsable : le maître d’esclaves d’un côté et les esclaves eux-mêmes de l’autre. Dans les pays en progrès de l’Europe, — ceux où les hommes améliorent la condition de leur sol, et développent ses ressources minérales, acquérant ainsi ce pouvoir de diriger les forces naturelles qui constitue la richesse, — liberté et commerce augmentent ensemble. Aux États-Unis, comme dans tous les autres pays soumis à la domination du trafic, la centralisation s’accroît ; et chaque pas dans cette direction tend inévitablement vers l’esclavage et la mort politique et morale, le lecteur peut le tenir pour certain.
Au nord, des hommes éminents dans le monde négociant emploient leur capital à prendre livraison de coolies, et leurs vaisseaux à transporter ces malheureux qui sont ainsi achetés et vendus[208] — et au sud, on prétend que « la politique et aussi l’humanité interdisent d’étendre la société libre à un nouveau peuple et aux générations à venir ; on nous assure que « la chose étant immorale et irréligieuse ne peut manquer de tomber et de livrer place à une société esclave, — système social aussi vieux que le monde, et aussi universel que l’homme[209]. »
Telle est la tendance de pensée et d’action dans tous les pays qui vont tombant dans la sujétion du pouvoir trafiquant. Telle elle doit être toujours ; et par la raison que, dans l’accroissement de ce pouvoir et l’accroissement qui suit de la différence entre les prix des denrées brutes et des utilités achevées, je trouve toujours la preuve la plus concluante d’une civilisation en déclin. Que telle était la tendance du système de la Grande-Bretagne, cela était aussi clair que du temps d’Adam Smith ; mais cela devient encore plus clair chaque année. Les enseignements des journaux de Londres et de ceux de la Caroline sont devenus identiques, — ces journaux désirant dans les deux pays prouver l’avantage à résulter d’avoir tous les mouvements de la société dirigés à maintenir « suffisamment le travail sous la domination du capital[210]. »
La paix et l’harmonie sont les compagnes du développement de commerce. L’accroissement de pouvoir du trafic apporte avec lui la discorde, la guerre et la dévastation : et ce qui nous montre que telle est la tendance de la politique de l’Union américaine, c’est que ses parties nord et sud vont s’aliénant de plus en plus l’une de l’autre. Il y a un siècle, les hommes de Virginie et ceux de Massachusetts s’unissaient pour expulser l’esclavage des territoires de l’Union ; aujourd’hui les plaines du Kansas sont humides du sang d’hommes engagés dans une guerre civile, pour décider la question si les vastes régions de l’ouest seront ou non souillées par le maintien de l’esclavage humain. Cette guerre est une conséquence nécessaire de l’épuisement constant du sol et de la dispersion des hommes qui s’en suit. Aussi longtemps que des restrictions[211] artificielles forcèrent à observer certaines lignes de conduite, la paix continua à se maintenir, car les armées émigrantes du Nord et du Sud allaient se mouvant toujours sur des lignes parallèles, et par conséquent ne se touchaient pas. Ces restrictions sont aujourd’hui, et probablement pour toujours, écartées : il en résulte un conteste pour la possession d’une terre qui par elle-même n’a valeur quelconque, et qui, pour un siècle encore, serait restée inoccupée, si la politique du pays n’avait tendu à l’appauvrissement du sol des États plus anciens et des hommes qui le possédaient et le cultivaient.
Qui doutera que la marche de démoralisation et de décomposition ne soit rapidement progressive ? La corruption politique devient presque universelle, et la corruption judiciaire est telle que les arrêts de la cour ont cessé de commander le respect. La guerre civile dans les plaines du Kansas est accompagnée d’une suspension totale des pouvoirs du gouvernement d’État en Californie, et de celui du Fédéral dans le territoire ouest de Kansas ; tandis que, dans toute la contrée indienne, on entreprend des guerres dans la seule et unique vue de trouver un emploi profitable pour les blancs qui errent, aux dépens du pauvre sauvage d’une part, et du gouvernement fédéral de l’autre. L’anarchie approche, et d’année en année précipite son pas. Des choses qui, il y a dix ans, eussent été jugées impossibles, sont devenus de purs incidents dans le chapitre qui rapporte l’histoire courante ; et à moins d’un changement de politique, l’année 1846 verra un déclin aussi considérable, comparée à 1856, que la dernière mise à côté de 1846. Comme la poire, la société qui fut fière un jour de ses Washington, de son Franklin, de ses Jefferson s’est gâtée avant d’être mûre.
L’action locale tend dans une direction contraire, mais tous les résultats avantageux sont neutralisés par l’action centrale, plus puissante qu’elle. L’une bâtit des écoles et paye des instituteurs ; — l’autre, s’oppose à cette diversité des professions humaines, qui est nécessaire au développement des différentes facultés dont la société se compose[212]. L’une construit des églises, mais l’autre expulse la population et diminue les fonds sur lesquels il faut payer les instituteurs. » L’une voudrait développer les pouvoirs de la terre, et, par là, augmenter la richesse de l’homme. L’autre ferme les mines et les fourneaux et réduit l’homme à dépendre de la force musculaire humaine non assistée. » L’une cherche à apporter en aide à l’homme les forces naturelles, et ainsi, au moyen de l’intelligence, égaliser ceux qui diffèrent en pouvoir physique. L’autre vise à perpétuer l’inégalité, en forçant à la dépendance de la force musculaire. — L’une tend à donner au travail du présent un empire croissant sur les accumulations du passé ; l’autre à faire du travailleur un instrument dans les mains du capitaliste. — L’une voudrait maintenir les droits du peuple et des États. L’autre regarde le veto exécutif comme le palladium de la liberté et dénie le droit des États de décider s’ils veulent sanctionner l’existence de l’esclavage sur leur territoire. »Le bon et le mauvais principe, la décentralisation et la centralisation sont ainsi engagés dans un perpétuel conflit, et de là les « anomalies extraordinaires que présente le mouvement de la société américaine. À de courts et lointains intervalles, la première prend le dessus ; mais, pour l’ordinaire, la dernière croît en force et en pouvoir ; et à chaque pas de son progrès la corruption devient plus complète, — s’étendant à tout rapport de la vie et menaçant, si on tarde à l’arrêter, de fournir preuve concluante de l’incapacité de l’homme pour l’exercice des droits et l’accomplissement des devoirs du gouvernement de soi-même.
« La ruine ou la prospérité d’un État, dit Junius, dépend tellement de l’administration de son gouvernement que pour être édifié sur le mérite d’un ministre, il suffit d’observer la condition du peuple, » — « si vous le voyez, continue-t-il, obéir aux lois, prospérer dans son industrie, uni au dedans et respecté au dehors, — vous pouvez raisonnablement présumer que ses affaires sont conduites par des hommes d’expérience, d’habileté et de vertu. — Voyez-vous, au contraire, un esprit universel de défiance et de mécontentement, un rapide déclin du commerce, des dissensions dans toutes les parties de l’empire, le manque complet de respect de la part des puissances étrangères, vous pouvez prononcer, sans hésiter, que le gouvernement de ce pays est faible, insensé et corrompu. »
Le premier tableau s’adapte à l’État de l’Union américaine, à la fin de la guerre de 1815 ; et de nouveau, en 1834, à la date du rappel du tarif protecteur de 1828, et de nouveau encore, en 1846, lorsque l’acte de 1842 cessa d’être la loi du pays. Le second s’adapte à l’état du pays dans la période de 1818 à 1824, lorsque cessa la protection et que la législature de nombre des États se trouva forcée de suspendre l’action des lois pour le payement des dettes ; de nouveau, à la période de 1841-42, lorsqu’on recourut de nouveau « aux lois de suspension » et que le gouvernement fédéral touchait à la banqueroute ; et enfin à la période actuelle où nous avons le règne « d’un esprit universel de défiance et de mécontentement, » et où le respect « des puissances étrangères » est si près d’avoir cessé d’exister.
Plus la forme d’un navire est parfaite, plus rapidement il fendra l’eau, et plus sûrement et plus vite s’il est bien conduit, il atteindra le port de destination. Plus cependant sa destruction sera rapide et complète si le pilote le jette sur les écueils qui sont sur la route, — la réaction ainsi produite, étant en raison directe de l’action première. Il en est de même des nations. Plus leur organisation est élevée, plus le mouvement de la société est rapide, et plus instantané sera le choc qui suit un arrêt de la circulation. Le passage d’une armée d’invasion traversant le Pérou ou le Mexique, n’a guère pour effet qu’une faible destruction de vie et de propriété, un tel événement, en Angleterre, causerait la fermeture des comptoirs, le chômage des usines et des fourneaux, l’abandon des mines, la désertion de la population, et l’arrêt de toute la machine de gouvernement local. Toutefois le pouvoir de restauration existe au même degré, — se rétablir des effets de la guerre dans des pays comme la France et l’Angleterre exige bien moins de temps que là où la circulation sociétaire est languissante, et où la déperdition de propriété ou de population se répare lentement, si même elle se répare.
Dans aucun pays du monde les effets d’un changement ne se manifestent aussi vite qu’aux États-Unis ; et cela parce que — l’organisation politique y étant plus naturelle que dans aucun autre — la tendance à la vitesse de circulation est aussi très-grande. L’instruction, universellement répandue dans la partie nord de l’Union, tend à produire une grande activité mentale, et quelque puisse être la direction imprimée au vaisseau de l’État, le mouvement, soit vers les écueils, soit vers le port, est très-rapide. Dès lors on comprend facilement les changements brusques et extraordinaires que l’on a vus, et qui ont causé tant de surprise aux autres nations. Dans la décade qui suivit la promulgation du tarif de 1824, il s’était effectué chez nous un plus grand changement qu’on n’en eût encore vu dans aucun pays, — la population ayant passé d’un état de pauvreté à un état de richesse, — le pays ayant acquis un pouvoir d’attraction tel que l’immigration pendant les années suivantes s’accrut énormément — le gouvernement ayant passé d’une condition à devoir emprunter, pour son entretien, à une dans laquelle — après extinction de la dette publique, — il devint nécessaire d’émanciper de tout droit toutes les utilités qui ne pouvaient entrer en concurrence avec celles produites dans le pays. Néanmoins, rien qu’au bout de sept ans, voici que la population et le gouvernement sont tous deux en faillite ; la circulation sociétaire est presque suspendue ; et le paupérisme, à un degré alarmant, couvre le pays. La cause e& était l’abandon de la protection. En 1842, le système change ; et, avant cinq années révolues, le pays a tout à fait changé d’aspect, — la circulation sociétaire a repris vitesse ; le crédit du peuple et du gouvernement est restauré ; et le pays a repris son pouvoir d’attraction au point d’amener un surcroît considérable d’immigration. De nouveau, en 1846, autre changement de système, — la protection est abandonnée, et le libre échange de nouveau inauguré au pouvoir ; et aujourd’hui, à la fin de la première décade, nous voyons un déclin plus rapide et plus intense que n’en offre l’histoire d’aucun pays du monde.
On l’eût traité de faux prophète celui qui, il y a dix ans, eût prédit qu’à la fin d’une simple décade, la dépense régulière du gouvernement fédéral en temps de paix atteindrait soixante millions de dollars, ou cinq fois le chiffre d’il y a trente ans ;
Que les récipients de cette somme énorme, soit contractants, commis, ou maîtres de poste, seraient soumis à l’acquittement d’une taxe formelle et régulière, pour être appliquée à maintenir en place les hommes à qui ils ont dû leur nomination, ou les gens par qui le contrat a été fait ; Qu’on ferait du payement de ces taxes la condition de laquelle dépendrait leur propre continuation en place[213] ;
Qu’en coïncidence avec ces demandes sur les employés du gouvernement, tous les salaires seraient largement augmentés, et qu’ainsi le trésor se trouverait lourdement taxé dans des vues purement de parti, et pour favoriser des intérêts privés ;
Que la centralisation arriverait à ce point de perfection de permettre à ceux qui sont en place de dicter à un corps de fonctionnaires, dont le nombre s’élève à soixante ou quatre-vingt mille, toutes les opinions qu’ils doivent avoir sur les questions d’intérêt public ;
Qu’une difficulté constamment croissante d’obtenir, en dehors du gouvernement, les moyens de vivre, et que l’augmentation constante dans les rémunérations du service public, seraient suivies d’un accroissement correspondant du nombre des solliciteurs et d’un accroissement de leur soumission aveugle aux hommes dont le bon plaisir dispose de ces emplois[214] ;
Que l’autorité exécutive dicterait aux membres de la législature la marche par eux à suivre, et donnerait avis public que les emplois seront donnés à ceux dont les votes seront en conformité de ses désirs[215] ;
Que l’accroissement ainsi signalé d’esclavage mental amènerait un progrès correspondant de la croyance que « l’un des boulevards principaux de nos institutions se trouve dans l’asservissement physique du travailleur[216] ;
Que l’extension de l’aire de l’esclavage humain deviendrait le premier objet de gouvernement, et que, dans cette vue, la grande ordonnance de 1787, en tant que mise en avant dans le compromis de Missouri, serait rappelée ;
Que, pour atteindre cet objet, les traités avec les pauvres restes des tribus natives seraient violés>En 1818, les Cherokees, les Creeks et les autres tribus indiennes faisaient abandon de leur territoire à l’est du Mississipi et recevaient en échange d’autres terres à l’ouest du Missouri, avec l’engagement « qu’aussi longtemps que couleraient les rivières ou que l’herbe pousserait » ils ne seraient plus inquiétés ou dérangés. Les terres ainsi garanties pour toujours, sont celles pour la possession desquelles les populations du Nord et du Sud sont aujourd’hui en conteste.</ref> ;
Que, dans la même vue, l’on se ferait des guerres, on encouragerait la piraterie, on achèterait des territoires ;
Que le pouvoir exécutif se serait accru jusqu’à permettre à ceux qui sont chargés de l’administration du gouvernement d’adopter des mesures qui provoquent à la guerre, dans la vue de spolier de faibles voisins de l’Union[217] ;
Qu’il serait officiellement déclaré que la force fait droit, et que si un pouvoir voisin refuse de vendre le territoire dont on désire la possession, l’Union se trouve justifiée en s’en emparant[218] ;
Que la réouverture de la traite d’esclaves trouverait qui la défendrait publiquement[219], et que ce premier pas vers son accomplissement serait fait par un citoyen des États-Unis, — en déchirant toutes les prohibitions des gouvernements centraux américains[220] ;
Que la substitution, pour tous les labeurs inférieurs de la société, du travail esclave au travail libre serait publiquement recommandée par le pouvoir exécutif de l’un des États qui marchent en tète de l’Union[221] ;
Qu’en même temps qu’on acquerrait de telle sorte du territoire dans le Sud, on ferait bon marché des droits et des intérêts du peuple dans le but unique et exclusif de prévenir l’annexion dans le nord[222] ;
Qu’il serait déclaré que la libre navigation des fleuves de l’Amérique du Sud se devait obtenir « à l’amiable s’il se peut, par la force s’il le faut[223] ;
Que ces mesures auraient pour effet l’aliénation entière de toutes les communautés du monde occidental[224] ;
Que la législation du pays tomberait presque entièrement sous la domination de la marine, des chemins de fer et autres compagnies de transport, et que les législateurs partageraient largement avec les directeurs dans les profits des énormes concessions pécuniaires et de terres publiques[225].
Que la centralisation irait jusqu’à faire que les dépenses d’une seule ville s’élèveraient presque au même chiffre que celles du gouvernement fédéral d’il y a trente ans ;
Que le maniement du revenu des villes et le maintien de l’ordre public seraient confiés à des magistrats, dont plusieurs passeraient pour ne rien mériter que le pénitencier[226] ;
Que le débat, pour la distribution de ces revenus, s’échaufferait au point d’amener les achats des votes à un nombre et à un prix jusqu’alors inconnus ; et que les élections s’enlèveraient au moyen des couteaux, des revolvers, et même avec l’assistance du canon[227] ;
Que la loi de Lynch se ferait accès jusque dans la chambre du sénat, qu’elle l’emporterait sur les mesures de la constitution des États du Sud ; qu’elle aurait invalidé l’autorité civile dans un des États de l’Union ; que le droit des États de prohiber l’esclavage dans les limites de leur territoire serait mis en question au point de justifier la croyance que le jour était proche où on le dénierait ; que la doctrine de trahison organisée serait adoptée dans les cours fédérales ; et que les droits de citoyens seraient ainsi mis également en péril par l’extension de l’autorité légale, d’une part, et par la substitution de la loi de la force, d’autre part ;
Que la polygamie et l’esclavage iraient se donnant la main et que la doctrine de la pluralité des femmes serait promulguée par des hommes tenant de hautes fonctions sous le gouvernement fédéral ;
Que la discorde religieuse croitrait au point que la question d’opinions privées d’un candidat à la présidence, en matière de croyance religieuse, serait discutée dans l’Union ; et enfin
Que le désaccord enfin entre les parties Nord et Sud de l’Union arriverait au degré de guerre civile, accompagnée d’une disposition croissante dans ses différentes parties à envisager complaisamment l’idée d’une dissolution du lien fédéral.
Triste tableau, qui, pourtant, est exact. Rien de tout cela, il y a dix ans, n’eût semblé pouvoir arriver jamais ; et aujourd’hui il n’est pas une de ces choses qui ne soit de l’histoire[228].
La forme de société dans les âges de barbarie peut, le lecteur l’a déjà vu, se figurer ainsi :
L’instabilité est donc son caractère essentiel.
Avec l’accroissement de population et du pouvoir d’association, il prend la forme la plus haute de stabilité, celle ci-dessous :
Dans l’une, l’homme qui cultive la terre est esclave ; dans l’autre, on le trouve maître de lui-même et de ses actions ; son intelligence est développée ; il a capacité pour la plus haute des professions, — celle qui tend le plus à améliorer le cœur et le préparer au commerce avec les anges, — l’agriculture à l’état de science.
Dans l’empire de la Grande-Bretagne et dans celui des États-Unis, la tendance s’éloigne de cette dernière et plus haute forme, et se dirige vers la première et plus basse ; et cela par la raison que, dans toutes deux, la politique suivie est celle qui tend à donner au trafic la suprématie sur le commerce. Nous sommes ainsi en présence du fait remarquable que, dans ces pays qui jusqu’ici ont été regardés comme aimer le mieux la liberté, il existe une tendance croissante vers la centralisation et l’esclavage, et que dans tous deux nous rencontrons les phénomènes qui ailleurs ont suivi le déclin de civilisation. Dans tous deux, le consommateur et le producteur vont s’écartant l’un de l’autre, — les manufactures se centralisant de plus en plus de jour en jour, et les agriculteurs se dispersant davantage[229]. Dans tous deux cependant, il y a diminution du pouvoir d’association et du développement d’individualité. Dans tous deux, le sentiment de responsabilité décroît d’année en année. Dans tous deux la propriété foncière va se consolidant de plus en plus[230]. Dans tous deux, les accumulations du passé vont obtenant de plus en plus d’empire sur les travaux du présent. Dans tous deux, la proportion de population engagée dans l’œuvre de la production tend à diminuer, tandis que celle engagée dans le transport tend à augmenter. Dans tous deux, la stabilité et la régularité diminuent[231]. Dans tous deux, le trafiquant va acquérant de plus en plus autorité sur l’action législative. Dans la politique étrangère des deux, c’est à la fin qu’on s’en remet pour sanctifier les moyens. Dans tous deux, il y a un appétit incessant de territoire, à acquérir coûte que coûte ; et la moralité politique a cessé d’exister. Dans tous deux, il y a développement soutenu de paupérisme d’une part, et de luxe de l’autre. Dans tous deux, la force décline. Tous deux vont perdant graduellement le pouvoir d’influer sur les mouvements du monde, et pourtant tous deux s’imaginent croître en force et en puissance. Plus augmente la difficulté qui résulte du système existant, plus tous deux sont déterminés à chercher dans la route qui conduit à l’esclavage, la route vers la liberté[232].
CHAPITRE XXIX.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
Plus il y a tendance à l’amélioration dans l’agriculture, plus tendra à s’élever le prix des utilités produites. De là double avantage pour le fermier : d’abord, parce qu’il a plus de denrées à vendre, ensuite parce que chacune a plus de pouvoir d’obtenir le numéraire en échange.
Le lecteur verra clairement qu’il en doit être ainsi, en songeant que l’agriculture savante vient à la suite des arts mécaniques ; — que chaque artisan est un acheteur pour les produits de la ferme ; — qu’à chaque surcroît dans le nombre d’artisans, le fermier est de plus en plus soulagé de cette taxe la plus pesante de toutes, celle du transport ; — qu’une consommation domestique lui permet de payer ses dettes à la grande banque de laquelle ses produits ont été tirés, — et que c’est par l’aide de l’artisan que sa laine et son blé sont combinés en la pièce de drap qui voyage facilement jusqu’aux pays qui produisent l’or et l’argent. Plus le moulin est proche du fermier, plus il y a tendance à ce que le blé obtienne un meilleur prix ; plus l’usine à coton est proche de la ferme et de la plantation, plus s’élèvera le prix du blé et du coton, et plus fermier et planteur auront pouvoir d’améliorer leurs procédés de culture.
Comme preuve qu’il en est ainsi, nous voyons que le prix des céréales est le plus élevé dans ces pays où le travail agricole obtient le rendement le plus considérable, — en Angleterre, France, Belgique, Danemark et Allemagne. Nous voyons partout dans les États-Unis le même fait, — le fermier de Massachusetts obtenant soixante-dix ou quatre-vingts boisseaux de blé à l’acre, et le vendant un dollar le boisseau, tandis que le fermier d’Illinois obtient d’un sol qui, dans l’origine, était de qualité bien supérieure, quarante ou cinquante boisseaux, qu’il vend de vingt à trente cents. De plus, le premier peut faire du fruit, des pommes de terre et une grande variété de denrées qui le payent mieux que son blé, tandis que l’autre est limité à la culture du blé seule. Le passé, nous l’avons déjà vu, nous présente le même résultat. Il y a un siècle, le prix du blé en Angleterre était 21 sh. 3 d. le quarter ; mais, trente ans après, la moyenne des prix, pour une période de trente ans, était 51 liv. 3 d.,et pourtant la quantité produite avait presque doublé dans cette courte période.
Plus il y a tendance à déclin dans l’agriculture, plus les prix tendent à s’avilir. Le fermier alors voit diminuer la quantité de ses produits, et à cette perte s’en ajoute encore une autre dans le pouvoir moindre qu’ont ses denrées d’obtenir l’or et l’argent en échange.
Le lecteur comprendra qu’il en doit être ainsi, en songeant que le déclin agricole est toujours une conséquence de quelque surcroît de la distance du marché, — l’absence de l’artisan pour voisin imposant toujours au fermier une taxe pesante de transport, et le forçant d’épuiser son sol. Comme preuve qu’il en est ainsi, nous avons le fait que l’agriculture d’Irlande, Turquie et Portugal a été constamment se détériorant ; et qu’à chaque étape de cette détérioration, la baisse de prix de leurs denrées a marché du même pas que la diminution de la quantité produite. Le passé de tous les pays, aujourd’hui améliorateurs, en Europe, nous présente le même fait important En France, à l’époque de Louis XV, alors que le rendement de la terre n’était pas le quart du rendement actuel[233], le prix était moindre d’un tiers que celui actuel En Angleterre, comme nous l’avons vu, le blé se vendait, il y a un siècle, à un prix moins d’un tiers au-dessous du prix de nos jours. Dans les autres parties de l’Europe, voici les changements pendant un siècle ; nous les tirons d’un récent ouvrage allemand[234].1800 — 1826 | 1700 — 1729 | ||
Dantzick (moyenne). | 42 s. 11 d. | 23 s. 1 d. | |
Biscaye. | 53 s. 7 d. | 24 s. 11 d. | |
Dort. | 52 s. 7 d. | 32 s. 6 d. | |
Bordeaux. | 50 s. 1 d. | 22 s. 7 d. | |
Stockholm. | 28 s. 3 d. | 17 s. 1 d. |
En prenant une moyenne de tous ces prix, nous voyons que le pouvoir du producteur de blé d’obtenir les métaux précieux en échange de ses denrées était moindre de moitié dans les premières années du dernier siècle que dans la période correspondante du siècle actuel ; et pourtant la productivité du travail agricole a beaucoup augmenté.
Plus il y a tendance à l’amélioration agricole, plus il y a tendance à l’abaissement des prix des utilités manufacturées. Qu’il en doive être ainsi, nous le voyons par le fait qu’une telle amélioration est un résultat du rapprochement de l’artisan et du fermier avec l’effet de supprimer le coulage et la perte qui résultent de la nécessité de transport. L’un obtient sa nourriture et ses matières brutes à meilleur marché qu’auparavant, tandis que l’autre les vend plus cher qu’auparavant, — l’économie réalisée se partageant entre les deux, au grand avantage de tous deux. La preuve que cela est se trouve dans le fait que les pays où les objets manufacturés sont à bon marché, et d’où, pour cette raison, ils sont exportés, sont ceux où les denrées brutes sont à haut prix, et dans lesquels pour cette raison elles sont importées.
Plus il y a tendance au déclin de l’agriculture, plus le prix des utilités achevées tendra à s’élever. Qu’il en doive être ainsi, la chose est claire ; car un tel déclin est toujours une conséquence de l’éloignement de l’artisan du fermier et de l’augmentation de la taxe du transport. La preuve que cela est se trouve dans le fait que les pays où les produits agricoles sont à bas prix, et par conséquent s’exportent, sont ceux où les objets manufacturés sont chers, et, par conséquent, s’importent, comme on le voit en Irlande, Inde, Turquie, Portugal et Indes orientales, Afrique et Amérique du Sud, — tous pays où la marche de l’agriculture est rétrograde.
D’après cet exposé, le lecteur est induit, et cela bien naturellement, à demander : « N’est-il pas inévitable que l’agriculture améliorée doive tendre à abaisser le prix du blé, comme les améliorations dans les procédés de conversion tendent à abaisser le prix du drap ? Il est certain qu’il en arrive ainsi, — la découverte de nouveaux engrais, l’invention d’instruments plus puissants, tout cela réuni ayant une tendance à réduire la quantité de travail nécessaire à la production, et à diminuer les prix. Ici cependant, comme ailleurs, l’harmonie des intérêts se maintient au moyen des attractions qui se balancent, — le mouvement en bas ci-mentionné étant plus que contrebalancé par une force en haut et opposée.
L’amélioration dans les procédés de culture tend à élever le prix de la terre, tandis qu’il abaisse celui du blé. Les procédés améliorés de convertir le blé en pain tendent à élever le prix du blé, tandis qu’ils abaissent celui de la farine. L’amélioration des procédés de cuisson tend à élever le prix de la farine, tandis qu’il abaisse celui du pain. L’amélioration dans le mode de convertir l’aliment en fer, or, plomb, ou quelque autre des utilités nécessaires au producteur de l’aliment tend à élever le prix du pain, tandis qu’il abaisse celui des utilités dont la production est ainsi facilitée. Toute utilité et toute chose est ainsi dans la sujétion journalière de forces attractives et répulsives, — précisément analogues à celles qui règlent les mouvements des nombreuses parties de notre système solaire. À chaque degré de progrès, la terre s’approche davantage du blé, le blé de la farine, la farine du pain et le pain du fer, — l’effet définitif de tous ces changements étant un rapprochement sans cesse croissant de cette première de toutes les matières premières, la terre, jusqu’à la dernière et la plus éloignée des utilités achevées, que la terre et ses produits peuvent être employés à fournir.
Que cette terre, — embrassant comme elle le fait tous les éléments de production, — hausse en prix à mesure que ses matériaux sont utilisés par l’habileté et le pouvoir convertisseurs ; c’est là une vérité si évidente qu’elle peut se passer de démonstration. Que le travail humain hausse avec elle, c’est un fait dont la preuve peut se trouver dans toutes les communautés qui avancent. Appartenant à la même catégorie, — étant pareillement les ultimes matières premières de toute production, — ni l’un ni l’autre n’est sujet à ce que son prix s’abaisse par des améliorations dans les procédés de leur production. IN étant point soumis à des forces qui se contrebalancent, ils doivent s élever à chaque amélioration dans le progrès économique, — tandis que les plus hauts dans l’échelle des produits achevés de l’industrie humaine éprouvent un abaissement correspondant, et par la raison qu’ils ne peuvent être faits matière première d’aucune conversion au-delà, et ne peuvent, par conséquent, hausser à l’aide d’aucune amélioration quelconque.
L’homme et la terre se tiennent ainsi à une extrémité de l’échelle, et les utilités et les choses du plus haut degré d’achèvement sont à l’autre, — les premiers croissant constamment en valeur comparés aux dernières, tandis que les dernières vont déclinant aussi régulièrement en valeur, lorsqu’on les compare à eux. La terre, comme le trône de l’homme, s’élève de la sorte avec son souverain, — tandis que ses services et ceux de toutes ses parties s’abaissent, et continuent ainsi jusqu’à se prosterner à ses pieds.
Cependant on peut encore demander : « Les améliorations de la culture ne peuvent-elles advenir sans que s’améliore la conversion de ses produits, et ne seraient-elles pas alors accompagnées d’un abaissement des prix des matières premières de la nourriture de l’homme ? En supposant la donnée possible, la chose aurait certainement lieu. Mais il n’est pas plus permis d’admettre la donnée que de supposer le pouvoir d’attraction du soleil, augmenté sans affecter les mouvements des différents corps dont il est accompagné dans son cours. L’amélioration agricole attend, et jamais ne précède le développement industriel, — l’application d’engrais nouveaux et l’invention de machines étant une conséquence de cette diversité d’emplois, grâce à laquelle les diverses facultés humaines sont stimulées à entrer en action, et les hommes rendus aptes à cette association avec leurs semblables, nécessaire pour les mettre en état de diriger à leur service les forces de la nature.
La tendance au rapprochement des prix est en raison directe de l’accroissement du pouvoir d’association et de la circulation plus rapide entre la terre et le blé, le blé et la farine, la farine et le pain, le pain et les métaux, — résultat du rapprochement des consommateurs et des producteurs. La circulation s’accélère d’autant que les forces attractives et répulsives croissent en intensité, — la loi en vertu de laquelle Vénus gravite dans son orbite plus rapidement que Mars ou Jupiter étant précisément la même que celle qui régit le mouvement sociétaire.
Nous arrivons ainsi à conclure :
Qu’avec le développement de la science agricole, conséquence de diversité accrue d’emplois et du pouvoir accru d’association, le fermier obtient plus de sa terre, tandis que les prix de ses produits tendent à s’élever ;
Que, simultanément à cela, les prix des utilités manufacturées tendent à s’abaisser, et que non-seulement il en obtient davantage en échange contre chaque boisseau de son blé, mais qu’il a plus de blé à vendre ;
Qu’à chaque degré du progrès dans ce sens, il y a commerce accru et diminution du pouvoir du trafiquant, et facilité accrue d’association et combinaison, — sentiment accru de responsabilité — et pouvoir accru de progrès ultérieur ;
Que, d’un autre côté, à mesure que l’agriculture déchoit de l’état de science, le fermier obtient moins de sa terre, en même temps que les prix tendent à s’avilir ;
Que, simultanément à cela, les prix des utilités manufacturées tendent à monter ; et qu’ainsi le fermier obtient moins en échange contre un boisseau de blé, en même temps qu’il a moins de boisseaux à vendre ;
Que chaque pas dans ce sens s’accompagne d’un déclin de commerce, avec accroissement du pouvoir du trafiquant et déclin constant de la faculté d’association, — de l’individualité chez la population, — du sentiment de responsabilité — et du pouvoir de progresser davantage.
Dans le premier cas, il y a développement accru des trésors de la terre ; les assises de la société prennent plus de profondeur ; son mouvement se régularise ; la civilisation avance, et les hommes gagnent d’année en année en bonheur et en liberté. Dans l’autre, au contraire, le pouvoir de commander aux différentes forces naturelles décline ; l’homme devient plus nomade et plus inconstant ; le mouvement sociétaire devient d’année en année moins régulier ; la civilisation décline, et l’homme perd d’année en année en bonheur et en liberté.
La politique des États-Unis vise dans la dernière de ces directions, celle indiquée par les économistes de l’école anglaise. L’objet qu’on se propose d’atteindre dans ce pays est d’abaisser les prix de toutes les matières premières de manufacture, — laine, blé, travail. Les résultats, nous l’avons montré, se trouvent dans le fait que le paupérisme a augmenté avec le pouvoir accru de la population anglaise de commander les services gratuits de la nature. Leur manifestation dans l’Union américaine se trouve dans la baisse soutenue des prix de tous ses produits principaux, et dans l’accroissement également soutenu de la quantité qu’il en faut donner aux communautés minières et manufacturières du monde pour les produits de leurs sols respectifs[235].
Ils se manifestent en outre dans la diminution du rendement obtenu par le travail agricole, — diminution qui marche pari pansu avec le déclin du prix ; dans la tendance croissante à l’émigration et dans l’accroissement qui la suit, des obstacles à l’association et à la combinaison ; dans le pouvoir croissant du trafiquant et du transporteur de diriger les affaires de la communauté ; et dans les autres nombreux phénomènes que nous avons signalés au lecteur, — chacun desquels, s’il se présentait dans tout autre pays, serait considéré par des Américains intelligents comme une preuve de civilisation en déclin.
Le concours de tous ces faits est dû à une cause unique et fondamentale, — et cette cause il la faut chercher dans l’épuisement incessant des pouvoirs du sol, conséquence de l’exportation de l’état brut de tous ses produits. Le remède, nous le devons chercher dans des mesures dirigées, non-seulement pour maintenir, mais pour accroître ces pouvoirs et pour créer une science agricole. Nous savons que cette profession est la dernière à atteindre son développement, et par la raison que pour faire un habile agriculteur il faut un savoir plus étendu que dans aucune autre branche d’industrie. Pour que s’obtiennent ce savoir il faut association et combinaison des hommes, — échange des idées et des services. Plus la facilité d’association se perfectionne, plus rapide sera le développement des pouvoirs humains et celui des pouvoirs de la terre ; plus instantanément la demande de pouvoir intellectuel et physique suivra sa production ; plus rapide sera l’accroissement de la richesse, et plus élevées seront les aspirations de l’homme. Pour que l’association existe et pour qu’elle s’accroisse, il faut diversité dans les modes d’emploi et dans les demandes pour les facultés des hommes.
Comment les emplois viennent-ils à se diversifier ? Par quelles mesures ce résultat s’est-il obtenu dans d’autres pays ? La réponse à ces questions nous fournira un guide pour agir à l’avenir, — nous apprendrons comment se peut développer le commerce, — comment se peut développer l’intelligence, — comment les pouvoirs de la terre peuvent être stimulés à l’action, — comment la richesse se peut accroître, — et comment l’homme peut grandir en moralité et en liberté. En la cherchant, cette réponse, nous trouvons que l’accroissement de liberté en Angleterre a coïncidé avec l’adoption de mesures ayant pour objet de placer le manufacturier à côté de l’agriculteur, et qu’à aucune époque il ne fut fait un aussi grand pas en avant que dans la dernière moitié du siècle dernier, alors que se créa si rapidement un marché domestique à la terre pour tous ses produits. Regardons la France ; nous voyons que l’homme a fait un grand pas en richesse, force et pouvoir sous le système introduit par Colbert, — système qui visait à mettre l’artisan à côté du fermier tandis qu’en même temps il diversifiait les opérations du dernier, en naturalisant divers produits de climats étrangers. À l’aide de cette politique, le commerce français, tant domestique qu’étranger, va s’accroissant avec une rapidité étonnante, et le pays va d’année en année, se plaçant de mieux en mieux en tête de l’Europe. Si nous comparons la position actuelle de la Grande-Bretagne et celle de la France, nous trouvons que tandis que le commerce de l’une a pris un tel développement, celui de l’autre a presque, sinon totalement, disparu, — sa relation actuelle avec le monde consistant tout à fait à acheter, transformer, et vendre la production des autres pays. Passant à l’Allemagne, Russie, Danemark et Suède, — disciples de l’école de Colbert, — nous trouvons accroissement rapide de commerce, accompagné d’un développement correspondant des pouvoirs, tant de la terre que de l’homme ; mais quand nous regardons Irlande, Inde, Portugal ou Turquie, nous voyons un état de choses qui est tout à fait l’inverse, — le trafic y prenant la place du commerce, la terre diminuant de valeur, et l’homme devenant de jour en jour moins libre.
Venons à nos États-Unis et comparons les mouvements des différentes périodes où le fermier a eu protection, et celles où on l’a retirée, nous trouvons avance et hausse rapide dans celle qui finit en 1816, suivies d’un abaissement dans celle finissant en 1824, — mouvement en avant depuis cette année jusqu’en 1834, suivi d’un rétrograde de 1835 à 1842, — un en hausse et en avant de 1842 à 1847, suivi dans la décade qui précisément se termine, d’un abaissement le plus remarquable que l’on ait vu dans l’histoire s’accomplir en aussi peu de temps. C’est à tel point que s’il venait à se continuer pendant une autre décade, — comme le progrès humain, quelle que soit sa direction, est toujours un progrès accéléré, — on peut se demander si l’anarchie ne sera pas au bout. Tous les faits qui s’offrent à notre observation, tant au dedans qu’au dehors, dans le passé et dans le présent, semblent donc appuyer cette conclusion, que la route vers le progrès humain se trouve dans la direction indiquée par Colbert et par Adam Smith : — celle d’amener le consommateur à s’établir à côté du producteur, et de mettre ainsi le cultivateur en mesure de payer sa dette à notre grande aïeule la terre, en lui restituant les utilités qu’elle a fournies, après qu’il s’en est servi pour ses fins. Pour atteindre ce but, l’expérience du monde entier nous prouve que la protection est indispensable.
On objecte cependant que les mesures protectrices tendent à élever le prix des utilités manufacturées, et qu’ainsi le fermier supporte une taxe au bénéfice des gens qui transforment son blé et sa laine en drap. En est-il ainsi ? Examinons. Toutes les utilités vont des localités où elles sont à bon marché à celles où elles sont chères ; et si nous pouvons discerner là où les articles manufacturés sont exportés et là où ils sont importés, nous pouvons trouver là où ils sont à haut prix, là où ils sont à bas prix. Dans aucun pays du monde la protection n’a été si complètement établie qu’en Angleterre, et pourtant ce pays a, depuis plus d’un siècle, fourni le monde entier de drap et de fer. En France la protection a été maintenue avec une fermeté remarquable, et la protection a été tout à fait complète, et pourtant la France est aujourd’hui, de tous les pays du monde, le plus grand exportateur de ses propres produits sous forme achevée, et maintient en conséquence le plus large commerce extérieur. En Allemagne, le drap et la quincaillerie ont remplacé les premières exportations de blé et de laine. L’expérience de tous ces pays tend donc à constater le fait que la protection met une population à même d’être pourvue à bon marché des utilités achevées, nécessaires à la satisfaction de ses besoins.
Passons aux pays, où les produits manufacturés sont à haut prix et où par conséquent ils sont importés, nous trouvons que ce sont ceux qui sont sevrés de protection[236], par exemple : Portugal et Turquie, Jamaïque et Inde, ce qui constate que l’absence de protection force une population à payer de hauts prix pour les utilités classées au premier rang parmi celles manufacturées.
Voyons maintenant les États-Unis ; nous trouvons que de toutes les branches de l’industrie aucune n’a été si parfaitement protégée que celle de la marine — et que de toutes c’est celle dont la communauté est pourvue au meilleur marché. Autre fait, nous voyons que la fabrication des grosses cotonnades a été protégée beaucoup plus efficacement et plus fermement qu’aucune autre — et que ces articles sont fournis à si bon marché qu’ils forment un item considérable dans la liste des exportations ; et ainsi l’expérience américaine correspond à celle du monde entier[237].
On a dit aussi que la protection tend à abaisser les prix de la production brute de la terre. Si cela est, elle doit tendre à amener son exportation. C’est pourtant l’inverse qui a lieu — la production brute s’exportant de tous les pays non protégés et s’important dans les protégés. Il y a trente ans, l’Allemagne était un grand exportateur de laine, parce qu’elle y était à meilleur marché que dans tous les autres pays. Aujourd’hui elle en importe largement parce qu’elle y est plus chère que dans d’autres pays. Il y a trente ans elle exportait des chiffons ; aujourd’hui elle les importe. Son expérience correspond donc avec celle de France et d’Angleterre, chez lesquelles toutes deux, aliment, coton, laine et autres denrées brutes sont si chères qu’on les importe. Irlande et Inde, Jamaïque et Turquie, les pays non protégés exportent les denrées brutes parce qu’elles sont bon marché, et importe les articles manufacturés parce qu’ils sont chers. Chez eux les prix de ces denrées et de ces produits industriels vont graduellement, mais fermement s’écartant l’un de l’autre, et le rendement de leur terre va aussi fermement décroissant, d’où il suit que ces communautés déclinent en richesse, force, pouvoir et civilisation. En Allemagne, Danemark, France et Russie, les prix se rapprochent fermement, d’où suit que ces pays croissent fermement en richesse et civilisation. Aux États-Unis, ainsi que nous avons vu, les prix vont s’écartant ; d’où il suit que le pays offre tant de ces phénomènes qui, partout ailleurs, ont caractérisé l’approche de la barbarie.
Plus se rapprochent les prix du blé et de la farine, plus le fermier acquiert pouvoir de consommer du pain. Plus se rapprochent les prix du coton et de l’étoffe, plus le planteur de coton acquiert pouvoir d’acheter l’étoffe ; et moins il faut donner de coton et de blé pour payer une tonne de fer, plus le fermier et le planteur acquièrent pouvoir d’acheter l’outillage et le fer dont il est composé. Le pouvoir de consommation est la mesure du pouvoir de production, et quand nous connaissons l’un, nous pouvons calculer l’autre. Le pouvoir de consommer le fer s’accroît rapidement en France et Allemagne, Danemark et Suède, Espagne et Russie — les pays protégés de l’Europe. Il décline dans tous les pays non protégés du monde ; et cela parce que dans eux tous les matières brutes sont à bon marché, et les produits manufacturés sont chers.
Venons aux États-Unis, nous trouvons que la consommation de fer par tête, a plus que doublé dans la période protectrice de 1824 à 1834 — qu’elle a décliné dans la période du libre échange qui finit en 1842 ; — qu’elle a augmenté de 150 % dans la période protectrice de 1842 à 1847 — et qu’aujourd’hui, à la fin de la première décade du système actuel, elle n’est pas plus considérable que dans les années primitives[238].
Quant au coton, nous trouvons une consommation qui s’est accrue de 50 % dans la période de 1822 à 1834 — qui a été stationnaire de cette époque à 1842 — qui a presque doublé entre 1842 et 1847 — et qui est moindre par tête aujourd’hui qu’elle était alors.[239]
Ainsi nous voyons le pouvoir de consommation en accroissement dans tous les pays protégés du monde, en déclin dans les non protégés ; — et il nous est prouvé que le mouvement des États-Unis dans les différentes périodes est en accord direct avec tous les faits observés ailleurs. D’où vient cela ? De ce que la protection vise à favoriser le commerce et à augmenter la circulation sociétaire, — mettant ainsi chacun en état de vendre son travail et de devenir un acquéreur du travail d’autrui. La circulation est rapide au Danemark et en Suède, mais lente en Turquie et Portugal. Elle est rapide dans la France, comparée à l’Irlande ou l’Inde, et lente dans la Jamaïque, comparée aux États-Unis. Elle était rapide dans ce dernier pays, au retour de la paix de 1815 ; mais, quelques années après, elle s’alanguit au point que des centaines de mille d’individus manquaient complètement d’emploi. Elle s’accrut rapidement de 1824 à 1834, mais ensuite elle diminua tellement qu’on vit partout des hommes errer, en quête de travail, sans en obtenir, — tandis que leurs femmes et leurs enfants périssaient de besoin. De 1842 à 1847, elle s’accéléra d’année en année ; mais, avant la fin de l’année 1850, sous le système du libre échange de 1846, elle déclina au point de donner à penser que les scènes de 1842 allaient se reproduire. Avec la découverte de la Californie et l’accroissement de l’offre de l’or, elle s’accéléra de nouveau ; mais, aujourd’hui, chaque année la voit diminuer et la déperdition de travail s’accroître — avec une extension correspondante du paupérisme[240].
L’économie de travail est en raison de la vitesse de circulation. L’homme qui mange l’aliment consomme du capital, mais ne le détruit pas. Il reparaît sous une forme supérieure, — celle de pouvoir intellectuel et physique. Ce pouvoir appliqué, l’aliment reparaît, en quantité accrue ; non appliqué, il y a perte de capital. Pour économiser du capital, il faut association et combinaison ; et pour qu’elles existent, il faut que les demandes de services, tant physique qu’intellectuel, soient diversifiées. D’année en année, il y a plus de capital économisé dans tous les pays protégés du monde ; d’où suit que le pouvoir de consommation augmente si rapidement chez eux tous. Il s’en perd de plus en plus dans tous les pays non protégés du monde ; d’où suit que leur pouvoir de consommation décline si rapidement. Aux États-Unis, il y eut économie de capital de 1824 à 1834 et de 1834 à 1847 ; — et, dans ces deux périodes, le lecteur l’a vu, le pouvoir de consommation s’est rapidement accru. Il y eut déperdition dans la période de 1835 à 1842, et alors la consommation déclina rapidement. Au moment actuel, la déperdition est probablement aussi forte que dans aucun pays civilisé du monde, comme le lecteur peut s’en convaincre en remarquant quelle partie considérable de la population est engagée dans l’effort de gagner sa vie par la voie du négoce, du courtage, du jeu, de la spéculation, du barreau et d’autres professions qui demandent comparativement peu d’effort des pouvoirs intellectuel ou physique, — et combien énorme aussi la partie qui s’estimerait heureuse de vendre son travail si elle le pouvait. — La déperdition de pouvoir dans une ville comme Philadelphie ne peut être estimée à moins d’un million de dollars par semaine, et celle de New-York va probablement au double de cette somme. Dans tout le pays, on peut affirmer que la quantité de pouvoir physique et intellectuel qui trouve emploi n’est pas même un tiers de celui qui est produit, — ce qui donne, en supposant le présent pouvoir productif équivaloir à 3.500.000.000 dollars, une perte annuelle de 7.000.000.000 comme conséquence du manque de cette diversité d’emplois, qui est nécessaire pour imprimer vitesse à la circulation, et créer ainsi demande pour toute la force physique et intellectuelle résultante de la consommation d’aliment[241].
Si toute cette force trouvait emploi, le pouvoir de production serait triplé, et l’on obtiendrait plus de confort en échange du travail d’une matinée qu’on n’en obtient aujourd’hui en donnant celui d’une journée entière.
Le pouvoir d’accumulation est en raison de la vitesse de circulation, et est une conséquence de l’économie de travail. Pour que la circulation puisse être rapide, il faut qu’il y ait diversité d’emplois ; et plus cette diversité est parfaite, plus il y a développement d’individualité, et plus il y a pouvoir de progrès. Cette accumulation se manifeste par l’ouverture de mines, la construction d’usines et de fourneaux, le drainage des terres basses, la mise en culture des sols de qualité supérieure ; et, à chaque pas dans cette direction, l’agriculture monte de plus en plus à l’état de science, en même temps que l’homme gagne d’année en année en lumières, en moralité et en liberté. L’inverse de tout cela se voit dans tous les pays où la circulation s’alanguit ; et c’est pourquoi il n’y a point accumulation en Irlande, Inde, Portugal, Turquie, ou autres pays non protégés ; tandis que le capital s’accumule si promptement dans l’Allemagne du Nord, la France, le Danemark et autres pays protégés. Dans les premiers, les hommes sont de plus en plus poussés à dépendre de la force musculaire du bras humain dénué d’assistance ; tandis que, dans les autres, les pouvoirs de la nature sont partout de plus en plus soumis au commandement de l’homme.
Passant aux États-Unis, nous rencontrons des faits qui correspondent exactement avec ce qu’on observe dans les autres pays. Dans la période qui finit en 1816, il y eut rapide accumulation, comme on le vit par la construction d’usines et de fourneaux, et demande universelle du travail. Dans les années suivantes, point de construction d’usines, les hommes restent partout sans emploi, et il semble que le pouvoir d’accumulation ait cessé. De 1824 à 1834, l’accumulation est rapide, comme on le voit par le fait, que des usines et des fourneaux se construisent ; qu’on ouvre des mines, et que partout on fait des routes. À partir de 1836, la marche est déclive. On contracte en emprunts étrangers pour des centaines de millions, dans les dernières années de la période de libre échange ; et il y a pauvreté presque universelle dans le pays. La scène change de nouveau, et le pays qui avait été si pauvre en 1842, prend rang, en 1847, parmi les plus riches du monde. Comme preuve, il suffit de rappeler au lecteur le fait que, tandis que, dans la période de libre échange, les titres et obligations des compagnies américaines et des États furent avilis sur tous les marchés de l’Europe, non seulement on ne contracta point de dettes dans la période de protection, mais même on acquitta l’arriéré d’intérêts des années précédentes. Que la nécessité de contracter emprunt se doive attribuer à la pauvreté dans la première, nous le voyons par le fait que la consommation de drap et de fer demeura stationnaire durant la période où l’on fit les emprunts ; et que l’affranchissement, dans la seconde de ces périodes, de la nécessité de contracter dette étrangère ait résulté de l’accroissement du pouvoir protecteur, la preuve en est dans le fait que la consommation des deux articles, fer et houille, prit un accroissement tel qu’on n’en avait point encore vu d’exemple dans aucun pays du monde. Dans la décade qui venait de finir, la consommation n’a point augmenté ; et néanmoins une dette énorme, — montant probablement à 200.000.000 dollars, — s’était ajoutée à celle déjà existante. C’est lorsque la circulation sociétaire est le plus rapide que la consommation est la plus grande ; et c’est alors que le pouvoir d’accumulation existe le plus, et par la raison que c’est alors que le capital, qui est consommé sous forme d’aliment, tend le plus à reparaître sous la forme d’utilités et de choses produites par le travail humain.
Plus considérable est la masse de houille, fer, plomb et cuivre, extraite des mines, et celle de l’outillage et de vêtement fabriqués, plus sera considérable la quantité à offrir en échange pour les subsistances et les autres matières brutes, — plus il y aura tendance à une agriculture savante et à la culture des sols de qualité supérieure, — plus sera considérable le produit du travail agricole, — et plus il y aura tendance à l’élévation du prix des utilités qu’a le fermier à vendre. Comme preuve, il nous suffit de considérer le cours des choses en Russie, France et Allemagne du Nord, tous pays où, le lecteur l’a vu, la hausse de prix de la subsistance a tenu pied au développement des arts mécaniques et des améliorations dans les procédés de culture. Voulons-nous une preuve de plus, nous l’obtenons en jetant les yeux sur les pays non protégés, et par conséquent non manufacturiers : — Irlande, Inde et Turquie, — tous pays qui abondent en métaux qu’on pourrait extraire, et en combustible dont on pourrait se servir, — et qui présentent le déclin graduel de l’agriculture, l’abandon soutenu de la terre et le déclin dans le prix des utilités produites.
Dans les premiers, la dépendance du marché lointain pour le fermier va diminuant constamment. Dans les derniers, elle augmente d’une manière aussi soutenue. Dans les premiers, l’homme devient de plus en plus le maître de la nature et de lui-même. Dans les derniers, il devient de plus en plus esclave de la nature et de son semblable. — Si nous considérons les États-Unis, nous trouvons leur première manifestation d’indépendance dans les dernières années du tarif de 1828, alors que le prix des subsistances resta pour plusieurs années sans être aucunement affecté, par le changement extraordinaire sur les marchés anglais[242]. Dans les vingt années qui suivirent, il n’y en eut que quatre de protection ; et pour résultat, la dépendance du marché lointain alla en accroissement soutenu, avec déclin constant des prix de la farine, du blé, du tabac, jusqu’à ce que, dans la période qui précède immédiatement la guerre récente, ils tombèrent à un taux jusqu’alors inconnu. Tout bas que furent les prix, la quantité de subsistances qui parvenait à trouver un marché étranger était si peu de chose qu’il eût suffi pour l’absorber d’un surcroît de consommation domestique d’un peu moins d’un dollar par tête. Le travail — physique et intellectuel qui s’en va ici se perdant pourrait, convenablement appliqué, produire des utilités à échanger contre des subsistances pour plus de 100 dollars par tête. En économisant rien qu’une très-petite partie de ce travail, le surcroît de consommation monterait à dix fois plus que tout ce qui va au dehors, — ce qui ferait monter les prix au niveau de ceux d’Angleterre ou de France. Un boisseau de blé a même valeur intrinsèque en Illinois ou Iowa que dans les environs de Paris et de Londres, et l’unique raison pour laquelle il ne se vend que le quart ou le cinquième, est que le fermier supporte le coût de l’envoi au marché. Rapprochez le marché de lui en ouvrant les dépôts considérables de houille et de minerai d’Indiana et d’Illinois, de Missouri et de Michigan, et alors, non-seulement il sera soulagé de la nécessité de s’adresser aux marchés lointains ; mais il lui deviendra impossible de les alimenter parce que le prix domestique sera au niveau de celui du dehors. Le changement à effectuer coûtera aux fermiers du pays jusqu’à des centaines de millions de dollars, et en peu de temps il aura produit des milliers de millions.[243]
C’est un magnifique résultat, que suivrait un autre encore plus magnifique. En s’enrichissant chez eux les fermiers cesseraient d’être obligés de solliciter faveur dans les villes atlantiques et européennes, — priant de riches capitalistes, dont la fortune s’est faite à leurs dépens, d’accepter, moyennant un fort escompte, leurs titres qui portent intérêt aux taux de huit ou 10 % — et par là s’imposant sur eux-mêmes une lourde taxe qu’il faudra payer à toujours.[244] Délivrés de cette taxe, ils construiront cinq milles de route — et ajoutons sans contracter aucune dette — contre chaque mille qu’ils en construisent maintenant.[245]
Le capital est toujours abondant et à bon marché quand la circulation est rapide et le travail productif, comme ce fut le cas dans les dernières années des périodes de protection qui finissent en 1834 et 1847. Ils est toujours rare et cher lorsque la circulation languit et que le pouvoir d’association décline, comme ce fut le cas dans la période de libre échange qui suivit la fin de la grande guerre européenne — dans celle qui finit en 1842, — et dans celle actuelle où les hommes sont partout engagés dans l’œuvre de changer de localité eux et leurs familles, et non dans celle de production. Dans le premier cas, les travaux du présent vont obtenant accroissement soutenu d’empire sur les accumulations du passé ; tandis que dans l’autre le pouvoir du capitaliste va croissant, et celui du fermier et du laboureur va diminuant d’autant.
Tout évident que soit ceci par rapport au fermier et à ses produits, la vérité s’en montre encore mieux si nous étudions les mouvements de la plantation. Il y a quarante ans, le planteur envoyait au marché 80.000.000 livres de coton pour lesquelles il recevait aux ports d’embarquement 20.000.000 dollars. Douze ans après, il donnait trois fois cette quantité en échange pour un peu plus que le double de la somme d’or et d’argent. Son pouvoir de commander les services des métaux précieux va diminuant constamment, à mesure qu’il épuise de plus en plus sa terre et limite sa production.[246] Les faits qui se présentent dans les deux parties de l’Union sont exactement semblables et en accord parfait avec les phénomènes que l’on peut observer dans tous pays où la dépendance des marchés étrangers va croissant.
Pour en trouver la cause, il nous faut examiner les mouvements d’années de bon et de faible rendement. » Dans les premières, la circulation s’alanguit toujours par suite de l’abondance de la denrée ; tandis que dans la seconde, elle s’accélère à cause de la rareté.
1849 | exportation. | 1.026.000 | livres ; qui ont produit | 66.000.000 | dollars |
1850-1851, | moyenne d’exp. | 781.000 | 92.000.000 |
Si les planteurs, dans la première de ces années s’étaient donné le mot pour détruire 250.000 livres, ils eussent gagné, nous l’avons vu, 26.000.000 dollars à cette opération. Dans les deux années qui suivent la dernière de celles ci-dessus, ils envoient au marché une moyenne de 1.100.000.000 livres, et en obtiennent, au port d’embarquement 98.000.000 dollars. En déduisant le transport intérieur on voit qu’il ont reçu sur la plantation, un peu moins d’argent pour 1.100.000.000 qu’ils n’en avaient reçu auparavant pour 781.000.000 livres. Ici, comme nous le disions, ils auraient trouvé grand bénéfice à brûler quelques cent mille balles.
La consommation par le feu serait toutefois non profitable. De quoi s’agit-il ici ? D’obtenir un accroissement de consommation par des hommes qui aient les moyens de payer. Le pouvoir d’acheter subsistance et vêtement s’accroît avec l’accroissement du pouvoir de produire des utilités à offrir en échange. Ce dernier s’accroît, nous l’avons vu, par l’accélération de vitesse que les hommes de pouvoirs divers peuvent apporter dans l’échange de services entre eux, en d’autres termes, par l’accélération de circulation. À l’appui, nous avons le fait que c’est dans les contrées protégées d’Europe — Allemagne du Nord, Russie, France, Belgique, Danemark et Suède — que la demande de coton augmente rapidement ; tandis qu’en Irlande, Portugal et Turquie — les pays non protégés — elle diminue d’autant. Dans l’Inde, elle décline tellement qu’une quantité constamment croissante est forcée sur le marché anglais au grand préjudice du planteur des Carolines. Venons aux États-Unis, nous trouvons que la consommation a doublé dans la période de 1824 à 1834 et a décliné dans les années suivantes ; qu’elle a plus que doublé dans les cinq années après qu’eut passé l’acte de 1842, tandis qu’aujourd’hui elle a décliné comparativement à la population dans les années qui se sont écoulées. Prenant maintenant tous les pays de l’Europe qui marchent dans la direction indiquée par Colbert et par Adam Smith — celle d’amener l’industriel sur la localité où se produisent la subsistance et la laine, afin qu’il puisse les combiner en drap, nous trouvons que de la production augmentée des États-Unis dans la période de 1840 à aujourd’hui — un peu plus d’un million de balles — plus que la moitié est nécessaire pour fournir à leur consommation accrue. En y ajoutant le surcroît de demande qui eut lieu sous le tarif de 1842, nous avons presque toute la balance ; est ainsi est constaté le fait : que le surcroît presque entier de demande pour les produits du planteur a résulté de l’adoption du principe protecteur. D’après quoi, il semble parfaitement avéré que si le planteur de coton désire obtenir pour son produit cette vitesse de circulation qui est nécessaire pour en élever le prix, il doit marcher dans la direction du tarif protecteur de 1842, et non dans celle du libre échange de 1846.
La première tend à produire le mouvement dans chaque partie de la société, — facilitant la vente du travail et mettant chacun en mesure d’acheter subsistances et coton. La dernière arrête la circulation, empêche la vente du travail et détruit ainsi le pouvoir d’acheter aliment et vêtement. L’une n’a duré qu’un peu plus de cinq ans et cependant a doublé le marché du planteur, et même alors son action ne faisait que commencer. Si elle eût continué jusqu’au moment actuel, la consommation domestique de coton serait maintenant à raison de 20 livres par tête, — absorbant un peu moins que moitié de la récolte actuelle et mettant son producteur en mesure d’obtenir plus pour la moitié exportée qu’il n’obtient pour tout ce qui se consomme soit à l’intérieur, soit au dehors. Le planteur profiterait par un accroissement de consommation domestique, même quand il ne recevrait rien en échange pour son surcroît de coton. Combien plus alors il profiterait par un tel accroissement lorsque son effet eût été d’élever le prix du tout quelque pût être le lieu de consommation. La civilisation avancerait alors, car la terre s’enrichirait du résidu de ses produits. L’agriculture monterait à l’état de science, et à chaque pas dans cette direction l’harmonie reparaîtrait ; en même temps que l’homme avancerait rapidement dans sa condition physique, morale et intellectuelle, — gagnant en lumières, en bonheur et en liberté.
On objectera cependant que le coton fut à bas prix dans la période qui suivit 1842. — Certainement, et par la raison que le recours à la protection fut provoqué par la ruine dont le système opposé avait été la cause. L’homme qui sème ne doit pas s’attendre à récolter à l’instant ; le mécanicien ne s’attend pas à ce que son train se mette en plein mouvement à l’instant même où il applique la vapeur. Fermier et mécanicien comprennent fort bien qu’il faut du temps, et c’est un élément de la plus haute importance dans le calcul ; et pourtant les économistes modernes n’en tiennent aucun compte. Arrêter une machine sur une pente est une chose difficile, mais lui faire remonter la pente est une chose qui exige une plus grande somme de pouvoir. Combien donc ne faut-il pas plus de pouvoir et de temps pour arrêter une nation qui depuis des années descendait la pente et avec un mouvement constamment accéléré ! Pendant près de sept ans, le peuple des États-Unis avait été déclinant en richesse et en pouvoir, et le premier effet de l’acte passé en 1842 dut être dépensé à modérer la rapidité de la descente, après quoi il fallut imprimer mouvement dans la direction opposée. Qu’il ait répondu à cette impulsion et qu’il y ait eu changement prodigieux, on le voit par l’accroissement considérable qui survint dans la consommation du drap et du fer. Ce fut cet accroissement qui sauva le planteur de sa ruine complète, et pourtant c’est au planteur lui seul que fut dû le changement de politique en 1846, sous lequel la consommation de coton est restée à peu près aussi stationnaire qu’elle l’avait été dans la première période de libre échange, de 1835 à 1842.
On dit néanmoins que le travailleur souffre de l’existence du système protecteur. Le grand champ pour l’emploi du travail se devant chercher dans les travaux de la campagne, il est difficile devoir comment l’élévation des prix des produits agricoles pourrait faire autrement que profiter à la généralité des travailleurs dans un pays, où le cas est si général que le cultivateur soit propriétaire de la terre qu’il exploite. Mieux le travailleur sur la ferme est rémunéré de son travail, meilleures seront les offres que lui feront ceux qui ont besoin de ses services à la ville. Ce qui prouve qu’il faut augmenter ces offres, c’est le fait que la consommation augmente si vite dans les périodes protectrices, tandis qu’elle reste stationnaire, si même elle n’est pas rétrograde, dans celle du libre échange. Une autre preuve est le fait que l’immigration augmente dans les premières et décline dans les autres[247]. Elle profite largement au fermier et au planteur. La quantité totale de subsistances exportée pour le monde entier, dans les années de 1850 à 1852, n’équivaudrait pas, répartie également sur la population de France et d’Angleterre, à cinquante cents par tête. Chaque homme importé de France ou d’Angleterre, d’Allemagne ou de Suède, devient pour le fermier un client rien que pour les subsistances, de cinquante dollars par tête, et l’accroissement de demande pour le planteur, — résultat de ce changement de lieu, — est dans un rapport très peu plus faible. Un travailleur amené ici vaut mieux pour le fermier que cent hommes travaillant pour lui dans les ateliers de Lyon ou de Manchester. Une importation d’un demi-million d’hommes agit plus sur la demande pour lui et sur l’élévation de ses prix, que ne fait toute la population de l’Angleterre et de la France réunie.
Les utilités tendent toutes à aller de la localité où elles sont à bon marché à celles où elles sont chères. Les faits que l’immigration augmente dans les périodes de protection et qu’elle diminue dans celle du système opposé sont donc concluants pour leurs effets respectifs sur la condition du travailleur.
La cause finale de tous les phénomènes sur lesquels nous avons appelé l’attention du lecteur et dans lesquels il faut chercher les preuves de détérioration et de déclin, se trouve dans l’épuisement constant du sol et la dispersion constante de la population. Les hommes se civilisent d’autant mieux qu’ils se rapprochent davantage, ils tournent à la barbarie d’autant plus qu’ils se séparent. « Il n’est pas bon, nous est-il enseigné, que l’homme vive seul. » Et s’il était besoin d’une preuve, les tristes faits qui se passent aujourd’hui dans les vastes régions de l’Ouest, viendraient à l’appui. Le remède à tous serait dans l’adoption d’un système tendant à maintenir et à améliorer les pouvoirs de la terre et à utiliser les forces diverses que la nature fournit à l’usage de l’homme. Les eaux du James et du Potomac feraient plus d’ouvrage que n’en peuvent faire tous les esclaves de Virginie ; il en est de même pour les cours d’eau de Caroline et Géorgie, Alabama et Mississippi comparés avec le pouvoir-travail qui y trouve emploi. Les gisements houillers de Caroline pourraient faire plus d’ouvrage en un an que n’en ferait toute la population de tous les États du sud en un demi siècle. Et le chiffre des individus qu’il faudrait pour extraire la houille, fondre le minerai, faire les machines et bâtir les usines qui serviraient à un tel accroissement du pouvoir effectif de tout le Sud n’irait pas à deux % du chiffre de la population[248].
À défaut de ces esclaves de bonne volonté, — esclaves qui travailleraient sans réclamer nourriture, vêtement, logement, — le peuple de plusieurs États du Sud cherche aujourd’hui à ouvrir la traite d’esclaves africains comme moyen d’obtenir l’approvisionnement de travail[249]. Engagés dans la voie des économistes anglais, ils sont partisans de ce qu’on appelle le travail à bon marché, et pourtant les fins qu’ils se proposent d’atteindre sont bien différentes. Le fabricant anglais désire que le coton soit à bon marché et l’étoffe chère ; et plus l’écart se prononce entre les prix des matières brutes et de l’utilité manufacturée, plus il fait de profit ; mais plus s’accélère la marche vers la barbarie pour ceux qui fournissent le coton. D’où suit que la population des Indes orientales et occidentales va de jour en jour tombant de plus en plus dans l’esclavage, bien qu’on l’ait rendue nominalement libre. D’où suit aussi que la traite du coolie s’étend si vite et que la traite domestique des États-Unis prend de si larges proportions. — Le planteur demande que le coton obtienne un bon prix, — et en même temps désire que l’étoffe soit à bon marché ; et s’il adopte les mesures nécessaires pour produire cet effet, il grandira vite en richesse et puissance, et la population gagnera en liberté. Cependant il n’en fait rien, fermant les yeux à ce fait, que ses vues et celles du fabricant lointain sont directement opposées, il poursuit une politique qui empêche le développement de commerce, paralyse la demande de travail, et détruit le pouvoir d’acheter le coton. Il en résulte que tandis que dans le cours naturel des choses le prix de la matière première devrait s’élever et celui des produits manufacturés s’abaisser, il est appelé à donner plus de coton en échange de moins de produits des divers pays avec lesquels il lui faut faire ses échanges. Le producteur de soie obtient plus d’argent pour ses cocons, — le producteur de laine plus pour sa laine, — le mineur plus pour sa houille et son minerai, — le fondeur plus pour son cuivre et son étain, — et pourtant tous ces gens peuvent acheter avec une égale quantité d’or trois fois la quantité de coton qu’auraient obtenue leurs prédécesseurs il y a moins d’un demi-siècle.
La politique du planteur, et cette politique est par lui imposée à tous ses concitoyens. — est celle de l’isolement ; et l’homme solitaire est un esclave de la nature et de son semblable. L’homme, par l’association, devient le maître de la nature et l’égal de son semblable. Il en est de même pour les communautés. Celles dont la politique produit l’isolement pour leur population, — conséquence nécessaire de l’exportation des denrées brutes et de l’épuisement de leurs sols, — deviennent de purs instruments dans les mains de ceux qui cherchent profit à leurs dépens, comme nous avons vu dans le cas de l’Irlande, Inde, Mexique, Turquie, Portugal et autres des nations agricoles, et par conséquent en déclin. C’est aussi le cas pour les États-Unis, comme on le voit par le manque presque complet chez sa population du pouvoir de se diriger soi-même. À un moment elle construit usines et fourneaux et ouvre des mines ; l’instant d’après, elle ferme tout cela, et les hommes sont poussés vers l’Ouest par millions. À la fin le fermier se trouve ruiné et le shérif vend sa propriété ; et la cause de tous ces phénomènes, — qui sont si contraires à un état sain de société, — se trouve dans le fait que le peuple de la Grande-Bretagne a embrassé trop d’affaires de trafic et que le jour du règlement est arrivé, — qu’il a déclaré la guerre ou fait la paix, — ou de quelque autre manière a changé le cours de ses opérations.
Sous l’empire de telles circonstances, point de communauté qui puisse atteindre cette individualité, — ce pouvoir de se gouverner soi-même, — si essentiel pour développer les facultés humaines, favoriser le pouvoir d’association, maintenir le commerce et accroître la moralité, l’intelligence, le bonheur et la liberté de l’homme.
La politique du gouvernement américain est dirigée toujours à favoriser le pouvoir du trafiquant. D’où suit que la législation entière du pays va tombant graduellement dans les mains de compagnies pour trafic et transport, et dans celles des trafiquants en coton, drap, hommes et autres utilités et choses. Dans cette direction se trouve la barbarie ; et de là vient que le journalisme est d’année en année appelé à enregistrer des faits effrayants, dont nous avons signalé quelques-uns à l’attention du lecteur. Le remède se doit chercher dans l’adoption d’un système visant à élever les prix du produit brut de la terre, — à diminuer ceux des utilités nécessaires à l’usage du fermier et du planteur, — à développer le commerce, — et à accroître la valeur de la terre et de l’homme.
Mieux la politique d’un individu s’harmonise avec celle de ses voisins, plus s’accroît son pouvoir de combiner avec eux. Plus elle leur est opposée, plus augmente sa tendance à l’isolement. C’est dans la dernière direction que tendent aujourd’hui les États-Unis. Toute contrée en avance dans l’Europe a adopté le système de Colbert, — ce système qui tend à rapprocher le consommateur du producteur — à diminuer la proportion des gens intermédiaires — et à l’élévation de l’homme. La Grande-Bretagne, le Portugal et la Turquie se meuvent dans une direction opposée, d’où suit que d’année en année ces pays vont s’isolant et s’affaiblissant davantage. Les États-Unis marchent dans la voie indiquée par l’école anglaise d’économistes à qui le monde est redevable de la théorie d’excès de population, en vertu de laquelle l’esclavage humain suit avec les allures d’une loi déterminée, émanée de l’être suprême et bienveillant qui régit l’univers. Les enseignements de cette école conduisent à la centralisation, la dépopulation, l’isolement et l’affaiblissement ; tous phénomènes qui se manifestent de plus en plus, évidemment dans toute l’Union et dans les rapports de l’Union avec le monde. Le remède est à chercher dans l’adoption d’une politique en harmonie avec celle des pays avancés de l’Europe — une politique qui produise relation directe avec les consommateurs de tissu dans le monde, [250] — une politique qui ne tende point à forcer d’énormes offres de denrées brutes sur un marché unique, au détriment des fermiers d’Allemagne et de Russie et des producteurs de l’Inde — une politique qui tende à créer une agriculture savante, à augmenter la production[251] et à élever l’agriculteur lui-même — une politique enfin qui conduise dans la direction du commerce, au lieu de celle — suivie aujourd’hui qui est celle du trafic et de la guerre.
Dans la science, le lecteur l’a vu, c’est la branche la plus abstraite et la plus simple qui atteint son développement la première. Il en est ainsi pour les professions de l’homme. Le trafic et la guerre, abstraits et simples, entrent les premiers en scène. Les fabriques, ou les changements de formes mécaniques et chimiques, viennent après. La dernière de toutes vient l’agriculture ; et c’est alors que nous trouvons le fermier à qui devient nécessaire le plus haut degré d’éducation, et sa profession devenant celle qui tend le plus à développer l’intelligence, à améliorer le moral, à amender le cœur. À chaque pas du progrès dans cette direction, l’homme acquiert pouvoir accru sur la nature et sur lui même, — passant de la condition du misérable animal, vagabond sur la terre, cherchant en vain sa subsistance, à celle de l’homme cultivé, qui domine les forces de la nature et les contraint à travailler à son service. À chaque étape, la société va se développant de plus en plus, et l’homme devient de plus en plus apte à entretenir avec son semblable ce commerce qui est nécessaire pour le rendre apte à réaliser ses aspirations les plus hautes dans ce monde et vers l’autre.
L’économie politique moderne vise dans une direction qui est tout à fait inverse, — plaçant l’agriculture d’abord, et au rang le plus bas, les manufactures ensuite, et le commerce — ce qui, pour elle, signifie le trafic et le transport — au dernier et plus haut rang. C’est le résultat nécessaire de ce que les professeurs excluent de leurs considérations toutes les qualités distinctives de l’homme — se bornant uniquement à celles qu’il a en commun avec les animaux des champs. À leurs yeux, comme nous l’avons déjà dit, il n’est rien qu’un animal qui doit procréer, être nourri, et qui peut être forcé, par rude nécessité, à travailler. En résumé, et en d’autres termes, il est l’esclave de ses appétits, et fait pour devenir l’esclave de son semblable. De là vient que toutes les doctrines de l’école tendent à l’accroissement du trafic et du transport, et que tous ses adhérents se réjouissent à chaque surcroît de nécessité de navires, et d’extension des villes, quoique chaque pas dans cette direction soit suivi d’un accroissement de centralisation, le précurseur infaillible de l’esclavage et de la mort.
La science sociale et l’économie politique des écoles sont ainsi les antipodes parfaites l’une de l’autre. En dissentiment sur la manière dont la société se forme, elles ne diffèrent pas moins sur les mesures nécessaires pour favoriser le développement de civilisation, et pour rendre l’homme apte à tenir dignement la haute position à laquelle il fut destiné dès le principe. Sur quoi nous avons jugé nécessaire d’étudier avec soin les phénomènes que nous présentent les diverses communautés des temps anciens et modernes, afin de montrer qu’en même temps que tous les faits de tout pays et de tout âge, sont en concordance exacte avec les doctrines par nous exposées, ils sont également en opposition avec celles qu’on enseigne généralement. L’un des deux systèmes doit-être de vérité absolue, et l’autre doit être tout aussi absolument et généralement faux. Il ne peut y avoir de milieu. De quel côté est la vérité, le lecteur peut désormais juger lui-même, — sans oublier, en réfléchissant sur le sujet, que tandis que l’un veut établir — comme résultat final de l’action des lois divines — l’élévation de l’humanité entière et la disparition graduelle de toutes les différences qui existent entre les portions les plus hautes et celles les plus basses de la race humaine, l’autre trouve ce résultat final dans la doctrine d’excès de population et dans la sujétion croissante de l’homme à son semblable.
Laissant au lecteur à réfléchir sur ces différences essentielles, nous passons à considérer le grand instrument fourni par la prévoyance du Créateur pour faciliter le progrès de combinaison sans lequel diverses facultés humaines resteraient sans développement et l’homme lui-même resterait inhabile pour l’association et combinaison avec ses semblables. Plus la diversité ira se développant et plus il y aura partout manifestation de vie, et mieux cette vie « se manifestera dans son utilité, sa beauté, son excellence, » — la société tendant de plus en plus à revêtir sa forme naturelle — l’harmonie des intérêts réels et durables de l’humanité entière se faisant de plus en plus clairement sentir à chaque degré de progrès, — et l’homme de pouvoir, apte à guider et diriger les forces de la nature et à se gouverner lui-même, tendant de plus en plus à se substituer à ce pur esclave de la nature et de son semblable, qui constitue le sujet dont il est traité dans les livres Ricardo-Malthusiens.
CHAPITRE XXX.
DE L'INSTRUMENT D'ASSOCIATION.
I. De la monnaie et du prix.
Le pouvoir de l’homme sur la matière se borne à des changements de lieu et de forme. Pour accomplir les premiers, il lui faut chariots, chevaux, navires et chemins de fer ; pour accomplir les seconds, il lui faut bêches, charrues, usines, fourneaux et machines à vapeur. Entre eux, les hommes ont à échanger des services ; ils ont pour cela recours à quelque médium général de circulation.
L’outillage d’échange en usage parmi les hommes est donc de trois sortes : 1° celui nécessaire pour accomplir les changements de lieu ; 2° celui nécessaire aux changements de forme ; 3° celui qui sert à faciliter les échanges de service ; et si nous examinons leur marche progressive, nous la trouvons la même pour les trois, — preuve de plus de l’universalité des lois naturelles par lesquelles l’homme est régi.
Dans les époques primitives de société, le changement de lieu rencontre des obstacles nombreux et grands. Les voies ne sont que sentiers d’Indiens ; le transport se fait sur les épaules ou à dos d’homme, et la valeur de l’utilité sur le marché ne dépasse que très-peu le coût du transport. Le producteur de grains reçoit alors pour sa part une très-faible portion de l’étoffe qui est donnée contre le grain par le tisserand, tandis que celui-ci ne reçoit qu’une très-faible portion du blé donné par le cultivateur du sol. Tous les deux continuent donc à rester pauvres, tandis que le transporteur s’enrichit, comme le montre l’immense richesse accumulée par les Fugger et les Médicis, — par les Vénitiens, les Génois et autres « princes marchands » du moyen âge. Les parties réelles de tout échange étant les producteurs et les consommateurs, ils arrivent enfin à voir de quel grand avantage serait pour eux la diminution de frottement dans la machine, quand bien même ils ne pourraient entretenir leur commerce complètement libre de toute charge pour une agence intermédiaire.
Population et richesse augmentant, le sentier se convertit graduellement en route, que l’on pave ensuite avec de la pierre, mais qui enfin est remplacée par le chemin de fer, tandis qu’à la mule au pas lent se substitue la rapide locomotive. À chaque pas dans ce sens, nous trouvons diminution de la quote-part retenue par le transporteur, et augmentation de ce que se partagent le producteur et le consommateur. Accroissement du pouvoir d’association, — accroissement de circulation manifesté par un grand accroissement de production et de consommation, — et accroissement d’individualité parmi les membres de la communauté, — sont alors accompagnés d’un accroissement rapide dans le pouvoir d’accumuler l’outillage pour un progrès ultérieur.
Il en est de même dans l’œuvre de conversion. Dans les premiers âges de société, la quantité de travail qui intervient entre la production du grain et la consommation du pain est énorme. Le producteur doit broyer son grain entre deux pierres, ce qui lui prend une part considérable de son temps, qui pourrait être mieux employée à augmenter la quantité de grains à mettre en terre. Par degré le moulin se rapproche, grâce auquel il épargne beaucoup de temps, bien que le moulin soit encore à distance de sa ferme. Cependant, population et richesse augmentant, il trouve un moulin dans son voisinage immédiat, et dès lors il échange directement avec le meunier, — épargnant ainsi tout le temps qu’il perdait auparavant sur la route. — De là pour lui double gain : — il obtient plus de farine pour moins de blé ; il économise un travail qui peut s’appliquer à augmenter la quantité de ce même blé.
Nous avons ici précisément les mêmes résultats que ceux obtenus de l’amélioration des routes, mais sur une plus grande échelle, parce que les épargnes sont d’un caractère plus minime, ce qui leur permet de pénétrer plus intimement dans les diverses parties de la société. Le meunier et le fabricant de drap ont besoin d’aide ; et, comme leurs tâches sont moins rudes que la tâche rurale, ils donnent emploi au travail de beaucoup de gens qui autrement resteraient inactifs, et donnent usage à beaucoup d’utilités qui autrement seraient perdues ; et de là vient qu’on voit cet accroissement du pouvoir de combinaison être si invariablement suivi d’un accroissement de circulation, d’un accroissement de production et de consommation, avec accroissement rapide du pouvoir de circulation.
Dans les premiers âges de société, l’homme a peu à échanger ; il se fait donc peu d’échanges. Ce peu se fait par le troc direct ; — des peaux se donnent pour des couteaux, du drap, de la viande ou du poisson. Avec le progrès de population et de richesse, cependant, toutes les communautés se sont appliquées à faciliter le transfert de propriété par l’adoption de quelque étalon commun qui servît à mesurer la valeur de toutes les utilités à échanger : par exemple, le bétail chez les premiers Grecs ; — les esclaves et le bétail, ou « la monnaie vivante, chez les Anglo-saxons, — le wampum (viande séchée), chez les aborigènes de l’Amérique, — le poisson sec, chez les peuplades de New-England, — et le tabac, chez celles de Virginie.
Dans de telles conditions, cependant, les échanges étaient ennuyeux à négocier, entraînaient une grande perte de temps, par suite de la difficulté de trouver des gens qui, à un même instant donné, eussent besoin d’une utilité et possédassent quelque autre utilité que le détenteur de la première voulût bien accepter en retour. Là où il n’y a point diversité d’emplois, et où par conséquent tout le monde est fermier ou berger, tout le monde a les mêmes utilités desquelles il veut se départir, et tout le monde trouve difficulté à opérer la vente préparatoire pour opérer un achat. — Dans le progrès ultérieur, nous trouvons partout l’homme aux prises avec cette difficulté, et, pour la résoudre, adoptant successivement le fer, le cuivre et le bronze, qui le conduisent à passer à l’argent et à l’or, comme instruments pour opérer les échanges de la main à la main entre les membres individuels de la société, et entre la société et les autres sociétés.
Ces métaux se recommandent on ne peut mieux pour une telle fin. Disséminés par quantités faibles sur la surface de la terre, et exigeant beaucoup de travail pour les recueillir, — ils représentent un grand montant de valeur, — et cela sous peu de volume, ce qui les rend d’une garde facile et sûre, et aisés à transporter d’un lieu à l’autre. Non sujets à la rouille ni à s’endommager, ils se conservent intacts pour un temps illimité ; leur quantité est par conséquent beaucoup moins sujette à varier que celle du blé ou du grain, dont les quantités dépendent tellement des intempéries des saisons, et qui ne peuvent se conserver que pour un certain temps. Susceptibles d’être divisés à l’infini, on peut s’en servir pour les plus petits échanges comme pour les plus considérables ; et personne n’ignore quel commerce se fait au moyen des pièces d’un cent et de trois cents, qui ne se pourrait faire, si l’on ne se servait pas de pièces au-dessous de cinq, de six et de dix cents.
Pour faciliter leur usage, les diverses communautés du monde ont coutume de découper ces métaux en petites pièces d’un certain poids, et puis de les marquer d’une empreinte qui permet à chacun de reconnaître combien d’or et d’argent on lui offre en échange contre l’utilité qu’il veut vendre ; mais l’opération du monnayage n’ajoute qu’une valeur presque insignifiante à la pièce[252]. Dans les premiers âges de société, tous les métaux passaient en lingots, que naturellement on devait peser, et cela se pratique encore pour l’or qui passe entre l’Amérique et l’Europe. La poussière d’or se pèse aussi, et l’on a quelque chose à déduire pour les impuretés qui s’y trouvent mêlées à l’or lui-même ; mais sauf cela, elle a même valeur à très-peu près que l’or qui sort de la monnaie, avec l’empreinte d’une aigle, d’une tête de Victoria ou de Nicolas.
Au moyen d’une quantité convenable d’or et d’argent, le tout divisé, pesé, marqué d’une empreinte, voici le fermier, le meunier, le drapier et tous les autres membres de la société mis en mesure d’effectuer des échanges, même au point d’acheter pour un simple cent leur part des travaux de milliers et de dizaine de milliers d’hommes employés à faire des chemins de fer, des machines, des chariots, et à transporter sur eux annuellement des centaines de millions de lettres ; ou pour un autre cent leur part du travail de centaines, si ce n’est de milliers d’hommes qui, de diverses manières, ont contribué à la production d’un numéro de journal à un penny. La masse de petite monnaie est ainsi une caisse d’épargne pour le travail, en ce qu’elle facilite association et combinaison, — donnant utilité à des billions de millions d’objets excessivement minimes qui seraient perdus, s’il n’existe pas pour eux demande au moment où le pouvoir pour le travail a été produit. Le travail étant le premier prix donné pour chaque chose à laquelle nous trouvons valeur, et étant l’utilité que tous ont à offrir en échange, le progrès des communautés en richesse et en influence est en raison directe de l’existence ou de manque d’une demande instantanée pour les forces physique et intellectuelle de tout homme dans la communauté, — demande résultant de l’existence d’un pouvoir chez chaque homme d’offrir en échange quelque chose qui ait valeur. C’est la seule utilité qui périsse à l’instant même de la production, et celle qui est perdue pour toujours si elle n’est pas mise en usage.
Vous, lecteur, au moment où vous lisez ce livre, vous produisez du pouvoir-travail, et vous prenez constamment dans le combustible qui sert à cette production, et ce combustible est perdu si le produit n’est pas instantanément utilisé. On peut garder pour des heures, pour des jours, les fruits les plus périssables ou les fleurs les plus délicates ; mais la force qui résulte de la consommation d’aliment ne se peut garder même pour une seconde. Pour que le pouvoir instantané de consommation profitable puisse coïncider avec la production instantanée de cette utilité universelle, il faut une combinaison incessante, suivie d’une incessante division et subdivision, et celle-ci suivie à son tour d’une recomposition incessante. C’est ce qui se voit dans le cas en question, où mineurs de houille, de minerai, de fer et de plomb, gens de hauts fourneaux, mécaniciens, chiffonniers, chartiers, blanchisseurs et ceux qui fabriquent les poudres à blanchir, fabricants de papier, hommes de chemins de fer et de canaux, fondeurs de caractères, compositeurs, pressiers, auteurs, éditeurs, publicistes, nouvellistes, et des armées d’autres gens combinent leurs efforts pour produire sur le marché un monceau d’exemplaires de journal qui, au moment même de la production, aura à se diviser en portions adaptées aux besoins de centaines de mille de consommateurs. Chacun de ces derniers paye un simple cent, et peut-être alors le subdivise parmi une demi-douzaine d’autres consommateurs, si bien que le coût pour chaque lecteur ne dépasse peut-être pas un cent par semaine, et cependant chacun obtient sa part du travail de tous ceux qui ont concouru à la production.
De tous les phénomènes sociaux, cette série de division, subdivision, composition et recomposition, est le plus remarquable, et néanmoins, — comme il se reproduit si fréquemment, — c’est à peine si on y donne la plus légère attention. Si l’on voulait partager l’exemplaire de journal en question en petits carrés, dont chacun représentât sa portion du travail d’un des individus qui ont contribué à l’œuvre, on aurait à le fractionner en six, huit ou peut-être dix mille morceaux de différentes dimensions, petits et grands, — les premiers, représentant les gens qui ont extrait et fondu les minerais de fer et de plomb dont on a fait les caractères et les presses, et les derniers, représentant les hommes et les enfants qui ont fait la distribution. Toutes nombreuses que soient ces petites bribes d’effort humain, elles sont néanmoins combinées toutes en chaque simple exemplaire, et chaque membre de la communauté peut, — pour la somme insignifiante de cinquante cents par an, — jouir de l’avantage des renseignements qu’il contient ; et tout aussi pleinement que si on les avait recueillis pour lui seul.
Les améliorations dans les modes de transport sont avantageuses à l’homme, mais le service qu’elles rendent, comparé à ce qu’il coûte, est très-petit. Un vaisseau qui vaut de quarante ou cinquante mille dollars, ne peut effectuer d’échanges entre habitants des littoraux opposés de l’Atlantique, pour plus de cinq ou six milles tonnes pesant par an, tandis qu’un haut fourneau qui aura coûté cette somme, opérera la transformation de trente mille tonnes pesant de houille, de minerai, de pierre à chaux, d’aliments et de vêtement en fer ; et pourtant les échanges opérés par son aide ne dépassent pas une valeur d’un à deux cent mille dollars. Comparons cela avec le commerce effectué, en une année, au moyen d’une valeur de cinquante mille dollars en petites pièces blanches représentant une bribe de travail équivalente à trois ou cinq cents, — travail qui, grâce à elles, est rassemblé en un monceau, et puis divisé et subdivisé, au jour le jour, pendant toute l’année, — et nous trouverons que le service rendu à la société, en économisant de la force, par chaque dollar en monnaie, est plus considérable que celui rendu par des centaines, sinon par des milliers de dollars employés en manufactures, ou des dizaines de milliers en vaisseaux et chemins de fer ; et néanmoins des écrivains de talent viennent nous dire que la monnaie qui circule dans un pays est autant de « capital mort et que c’est « une portion importante du capital d’un pays qui ne produit rien pour le pays. »
« La monnaie, comme monnaie, a dit un économiste éminent, ne satisfait point à un besoin, ne répond pas à une fin[253]. La différence entre un pays ayant monnaie et un pays qui n’en aurait pas du tout, serait, selon lui, « seulement de convention, comme la mouture par l’eau au lieu de la mouture à la main. » Un vaisseau comme vaisseau, — une route comme route, — une usine à coton comme usine à coton, — cependant non plus, « ne satisfait à un besoin, ne répond à une fin. » On ne peut ni les manger, ni les boire, ni les porter. Tous pourtant sont instruments pour faciliter l’œuvre d’association ; et l’accroissement de l’homme en richesse et pouvoir est en raison directe de la facilité de combinaison avec ses semblables. Qu’elle est l’importance de leur action dans ce sens, si on les compare à la monnaie, nous allons le rechercher. Pour ce faire, supposons que par quelque soudaine convulsion de la nature tous les vaisseaux du monde soient à la fois anéantis, qu’en restera-t-il ? Les armateurs perdront énormément ; les matelots et les porteurs auront moins d’emploi et le prix du blé baissera pour un temps, tandis que celui du drap monterait pour le moment. Au bout rien que d’une année il se trouvera que les affaires de la société iront pour la plus grande partie précisément comme auparavant, — le commerce domestique s’étant substitué à celui du dehors. Dans les climats du Nord on obtiendra moins facilement le coton et les fruits des tropiques, et la glace sera un article plus rare dans les climats du Sud, mais quand aux principaux échanges d’une société comme celle des États-Unis, de la France ou de l’Allemagne, il n’y aura pas suspension même pour un instant. Loin de là, il arriverait au contraire que dans plusieurs pays le commerce serait beaucoup plus actif qu’auparavant, — la perte des navires amenant une demande pour ouvrir des mines, construire des hauts fourneaux, des machines et des manufactures, ce qui ferait un marché pour le travail intellectuel et physique, comme on n’en aurait jamais connu jusqu’alors.
Supposons maintenant que les vaisseaux ont été épargnés, et que tout l’or et l’argent, tant monnayé que non monnayé, tant extrait que non extrait de la mine, soit anéanti ; et voyons ce qui en résultera. Le lecteur de journaux, — se trouvant dans l’impossibilité de les payer en bœuf, en beurre, en drap ou en coton, — sera obligé de se priver de cette fourniture usuelle d’intelligence, et le journal cessera de s’imprimer. Les omnibus cesseront de marcher, faute de pièces de six pences, et les lieux de délassement se fermeront faute de shillings. Le commerce entre les hommes sera à bout, sauf pour tout ce qu’il sera possible d’échanger directement, — l’aliment se donnant pour du travail, ou la laine pour du drap. De tels échanges seront en petit nombre, et hommes, femmes, enfants périront par millions, faute de trouver à obtenir subsistance et vêtement en échange de leur service. Des villes comme New-York et Philadelphie, Boston et Baltimore, dont la population se compte aujourd’hui par centaines de mille, présenteront, avant la fin de l’année, des îlots entiers de maisons inoccupées, et l’herbe croîtra dans les rues. On aurait, il est vrai, la ressource de retourner aux usages des temps primitifs, alors que le blé ou le fer, le tabac ou le cuivre constituaient le médium d’échange ; mais, dans de telles circonstances, il ne pourrait exister de société constituée comme aujourd’hui. Il faudrait une livre de fer pour acheter un numéro de la Tribune ou de l’Herald, et cent tonnes de quelqu’une des utilités ci-dessus, pour acheter la provision, pour une semaine, de quelque autre. Il faudrait des tonnes pour payer la nourriture qui se consomme dans un seul restaurant, ou l’amusement que fournit un seul théâtre. Répartir équitablement le blé, le fer, le grain, ou le cuivre parmi les gens qui ont contribué à la production du journal, du repas ou de l’amusement, serait une question impossible à résoudre.
Les métaux précieux sont au corps social ce que l’air atmosphérique est au monde physique. Tous deux fournissent l’instrument de circulation, et la dissolution du corps physique en ses éléments, lorsqu’il est privé de l’une, n’est pas plus certaine que la dissolution de la société, lorsqu’elle est privée de l’autre. Dans les deux corps, la somme de force dépend de la vitesse de circulation. Pour qu’elle soit rapide, il faut fourniture complète des moyens par lesquels elle s’effectue ; et pourtant des écrivains distingués viennent se plaindre de ce que le courant de monnaie coûte à entretenir, comme s’il était entièrement perdu, tout en dissertant sur les avantages des canaux et des chemins de fer, — ne comprenant pas apparemment que, — tandis que les opérations de tous ont pour caractère identique d’écarter les obstacles interposés entre le producteur et le consommateur, — la monnaie, qui se peut porter dans un sac, et qui perd à peine quelque peu de son poids, après un service d’une demi-douzaine d’années, effectue plus d’échanges que n’en effectuerait une flotte de navires, dont plusieurs, après un tel temps de service, seraient à pourrir sur le rivage où on les aurait mis sur le flanc, tandis que le reste aurait déjà perdu plus de moitié de sa valeur originelle[254].
De toutes les machines à épargner du travail en usage parmi les hommes, il n’en est point qui économise autant de pouvoir humain et qui facilite autant la combinaison que celle connue sous le nom de monnaie. La richesse ou le pouvoir de l’homme pour commander les services de la nature augmente à chaque accroissement de la facilité de combinaison ; et celle-ci croît avec l’accroissement de l’aptitude à commander l’aide des métaux précieux. C’est donc lorsque cette aptitude sera le plus complète que la richesse s’obtiendra le plus rapidement.
Le pouvoir que contient une utilité de commander monnaie en échange s’appelle son prix. Le prix flotte selon les changements de temps et de lieu. — Le blé est parfois bas et parfois haut, — et le coton commande dans un pays trois fois la quantité d’argent qu’on en donnerait dans un autre. En tel lieu, il faut beaucoup de monnaie pour un peu de drap ; tandis qu’en tel autre, on obtient beaucoup de drap pour un peu de monnaie. Quelles sont les causes de toutes ces différences, et quelles circonstances tendent à affecter généralement les prix, nous allons l’examiner.
Un millier de tonnes de chiffons, aux Montagnes Rocheuses, ne s’échangeraient pas pour la plus petite piécette d’argent qui se puisse imaginer ; tandis qu’une main de papier commanderait une pièce assez grande pour peser une once. Passant à l’Est, et arrivant dans les plaines du Kansas, leurs valeurs relatives, mesurées en argent, se trouveront avoir tellement changé, que le prix des chiffons payera plusieurs rames de papier. Venant à Saint-Louis, changement plus prononcé ; — les chiffons auront encore haussé, le papier aura encore baissé. Le même cas se représenterait à chaque pas de plus en plus à l’Est, — la matière chiffon continuant à gagner, et l’utilité achevée continuant à perdre en prix, jusqu’à ce qu’enfin, en plein cœur de Massachusetts, trois livres de chiffons se trouveront commander plus d’argent qu’il n’en faudrait pour acheter une livre du papier que l’on peut fabriquer avec eux. Voici un diagramme qui présente ces changements de rapport :
Le prix des matières premières tend à monter à mesure que nous approchons des localités où il y a le plus de richesse, — celles où l’homme a le plus de capacité de s’associer avec son semblable, afin d’obtenir pouvoir de diriger à son service les forces de la nature. — Les prix des utilités achevées se meut dans un sens exactement opposé, — tendant toujours à décliner d’autant qu’avancent les matières premières. Tous deux tendent donc à se rapprocher, — le plus haut prix de l’une étant toujours en connexion avec le plus bas de l’autre ; et c’est dans l’intensité du mouvement dans cette direction que se trouve la preuve la plus concluante d’une civilisation qui avance et d’un commerce qui se développe.
Tous les faits sont en accord complet avec cette assertion, le lecteur s’en convaincra en remarquant que le prix du coton est bas à la plantation, et haut à Manchester ou Lowell ; tandis que la cotonnade est meilleur marché à Lowell qu’elle ne l’est en Alabama ou en Louisiane. Le blé, en Illinois, est souvent à si bon marché qu’on échange un boisseau contre ce qu’il faut d’argent pour payer une aune de la plus grossière cotonnade ; tandis qu’à Manchester il est si cher que le boisseau payerait une douzaine d’aunes. Le fermier anglais profite doublement — obtenant beaucoup d’étoffe pour son blé, et en même temps augmentant la quantité de celui-ci à l’aide de l’engrais qui lui est fourni par son compétiteur de l’Ouest. Le dernier perd doublement, — donnant beaucoup de blé pour peu d’étoffe, et y ajoutant de surcroît l’engrais que fournira la consommation de son blé, perte d’engrais à laquelle est due la diminution incessante des pouvoirs de son sol.
Si nous regardons en arrière dans le temps, nous obtenons des résultats exactement semblables à ceux obtenus en passant des pays où les hommes se trouvent associés, et où par conséquent la richesse abonde, à ceux où ils sont disséminés au large, et où par conséquent ils sont faibles et pauvres. À la fin du quinzième siècle, huit ecclésiastiques, assistant aux funérailles d’Anne de Bretagne, étaient royalement entretenus à raison de 3 francs 13 centimes de monnaie d’aujourd’hui[255] ; tandis que la dépense en soie à cette occasion montait à 25 francs, on aurait aujourd’hui la même quantité de soie pour moins qu’un franc et demi — somme qui ne payerait pas un simple dîner. Le possesseur de quatre mains de papier en aurait obtenu plus de monnaie qu’il n’en fallait pour acheter un cochon, et moins de deux rames auraient acheté un taureau.[256] En Angleterre nous avons des faits précisément semblables. Cochons, moutons et blé étaient à bas prix, tandis que le drap était cher, et par conséquent s’importait de pays lointains. Venant à une époque plus moderne, la première moitié du dernier siècle, nous trouvons que le blé et la laine sont à bon marché, tandis que le drap et le fer sont chers ; au lieu qu’à la fin du même siècle les premiers vont enchérissant de jour en jour, tandis que les derniers tombent aussi régulièrement à bon marché.
La matière première tend, avec le progrès des hommes en richesse et en civilisation, à gagner en prix. Qu’est-ce cependant que la valeur première. On peut répondre que tous les produits de la terre sont à leur tour utilité achevée et matière première ? La houille et le minerai sont l’utilité achevée du mineur, et cependant ils ne sont que la matière première dont la gueuse de fer est faite. Celle-ci est l’utilité achevée du puddler, et pourtant elle n’est que la matière première du puddler et de celui qui passe la barre aux cylindres. La barre de nouveau est la matière première de la tôle, et celle-ci à son tour devient la matière première du clou et de la pointe. Ceux-ci, plus, tard deviennent la matière première de la maison, dans le coût diminué de laquelle se trouvent concentrés tous les changements observés dans les différentes étapes du passage de l’état de minerai — gisant sans emploi au sein de la terre — jusqu’au clou et à la pointe, le marteau et la scie, qui sont nécessaires pour l’achèvement d’une habitation moderne.
Voici un diagramme qui montre, quoique très-imparfaitement, les changements en question. Les quelques divisions représentent :Dans les âges primitifs et barbares de société, la terre et le travail sont à très-bas prix, et les plus riches dépôts de houille et de minerai sont sans valeur. On trouve tant de difficultés à bâtir des maisons, que les hommes, pour s’abriter contre le vent et la pluie, sont réduits à recourir aux antres, aux cavernes. Avec le temps ils deviennent aptes à combiner leurs efforts, et à chaque pas de cette marche progressive, la terre et le travail acquièrent pouvoir de commander monnaie et échange, tandis que la maison le perd. À mesure que l’on commande plus facilement les services du combustible, la gueuse de fer s’obtient plus aisément ; les deux, à leur tour facilitent la fabrication de barres et de tôles, de clous et de pointes ; et toutes facilitent la création de bateaux, de navires et de maisons ; mais chacun de ces progrès tend à élever les prix de matières premières originelles — terre et travail. À aucune époque dans l’histoire du monde, leur prix général n’a été si haut qu’il l’est dans la nôtre ; à aucune, la même quantité de monnaie n’aurait acheté un bateau aussi grand, un navire aussi bon marcheur, une maison si confortable. Tout grand qu’est le changement indiqué par le diagramme, il n’égale pas le dixième de celui qui est actuellement accompli.
Plus une utilité est achevée, plus il y a tendance à une baisse de prix ; et par la raison que toutes les économies de travail des premiers progrès sont accumulées en masse dans les derniers. Ainsi, les maisons profitent de tout progrès dans la fabrication des briques, dans l’extraction de la pierre, dans la conversion du bois, dans le travail des métaux. Il en est ainsi pour les articles du vêtement, — chaque progrès dans les différents procédés de filature, de tissage, de teinture et dans la conversion du drap en vêtement, venant se confondre dans l’habit ; et plus ces améliorations sont nombreuses, plus le prix de l’habit s’abaissera, tandis que s’élèvera celui de la terre et du travail auxquels la laine est due.
Ces considérations sur les circonstances qui influent sur les prix se peuvent résumer dans les propositions suivantes :
L’homme cherche association avec son semblable : c’est son premier et plus grand besoin.
Pour qu’il puisse s’associer, il faut ce développement d’individualité qui résulte de la diversité d’emplois — l’artisan prenant place à côté du planteur et du fermier et échangeant avec eux des services.
Pour que de tels échanges se fassent aisément, il est besoin d’un instrument qui soit de peu de volume — de garde facile — susceptible de division et subdivision à l’infini, — facilement convertible en les différentes utilités nécessaires aux desseins de l’homme — et pour toutes ces raisons universellement acceptable.
Cet instrument est fourni par la Providence en deux métaux, l’or et l’argent — possédant chacun toutes les qualités susdites.
Plus l’approvisionnement de ces métaux est abondant, plus les échanges de la société deviennent instantanés, plus il s’économise de force intellectuelle et physique, et plus augmente le pouvoir de produire des utilités à donner en échange pour des surcroîts d’approvisionnement de ces deux grands instruments d’association et de combinaison.
Les pays qui les fournissent au monde sont lointains de ceux qui produisent le coton et le blé, le plomb et le fer.
L’obstacle aux échanges entre les pays qui les produisent et ceux qui ne les produisent pas résulte de la nécessité d’effectuer les changements de lieu, et celle-ci existe en raison de la difficulté de transporter les choses qu’il est nécessaire d’échanger.
La terre et le travail sont les choses les moins susceptibles de changer de lieu, et elles sont toujours, dans les premiers âges de société, à très-bas prix.
Les utilités les plus achevées, — par cela qu’elles se prêtent le mieux au transport, — sont, dans ces âges, à très-haut prix.
Avec l’accroissement de population et de richesse, et le développement de la diversité d’emplois, le volume des utilités va diminuant, — le blé et la laine se combinant sous la forme de drap, et acquérant ainsi aptitude à voyager jusqu’aux pays du monde qui produisent l’or et l’argent.
À chaque transformation analogue des denrées brutes de la terre, l’échange international est facilité, et, avec le développement de commerce domestique et étranger, il y a tendance à égalité de prix, — celui des utilités achevées à un haut degré s’abaissant, tandis que celui des denrées brutes de la terre tend aussi fermement à s’élever ; et l’élévation est la plus grande à mesure que nous approchons le plus des matières brutes ultimes de toutes les utilités, — terre et travail.
Ce rapprochement des prix est une conséquence de la facilité accrue de combinaison, qui est elle-même une conséquence de l’aptitude accrue de commander les services du grand instrument d’association ; et à chaque degré de progrès dans ce sens, il y a tendance à égalité de faculté, chez les différents membres de la communauté, d’obtenir les utilités et choses nécessaires pour l’entretien et l’amélioration de leurs pouvoirs physique, moral et intellectuel, avec accroissement quotidien de leur aptitude à commander l’aide des grandes forces naturelles placées à leur service par la bienveillante Providence.
Plus cette aptitude est grande, plus doit s’accroître la tendance vers l’élévation de prix de la terre et du travail et des produits bruts des deux, — vers une égalité dans les prix des utilités qui sont le plus et celles qui sont le moins achevées, — et vers un rapprochement dans le caractère des livres, vêtements, mobiliers et demeures des différentes classes de la société ; et plus augmente le pouvoir d’entretenir commerce avec les pays producteurs et ceux non producteurs des métaux qui constituent la matière première de monnaie.
Pour preuve de la vérité de ces propositions, que le lecteur jette les yeux sur les communautés avancées du monde. À l’époque où le paysan français aurait dû donner un bœuf pour une rame et demie de papier, le prix du vin était beaucoup plus haut qu’à présent ; — les pêches étaient hors de prix, — les végétaux supérieurs aujourd’hui en usage étaient tout à fait inconnus ; — un morceau de sucre raffiné, une tasse de thé ou de café était un luxe digne des rois seulement, — et une aune de toile de Hollande s’échangeait pour l’équivalent de 60 francs[257]. Aujourd’hui le prix de la viande a prodigieusement augmenté, et le travailleur rural est mieux payé, et il en résulte qu’avec le prix d’un bœuf, le fermier peut acheter du vin meilleur que n’en buvaient les rois ; — qu’il peut se procurer non-seulement du papier, mais des livres et des journaux ; — peut manger des abricots et des pêches ; — que sucre, thé, café sont devenus des nécessités de la vie, — et qu’il peut avoir une provision de linge, qui jadis eût à peu près suffi pour la maison entière d’un noble personnage. Tels sont les résultats d’un accroissement de la facilité d’association et de combinaison parmi les hommes ; et si nous cherchons l’instrument auquel ils sont le plus redevables du pouvoir de combiner leurs efforts, nous devons nous adresser à celui qui a reçu le nom de monnaie. Cela étant, il devient important de déterminer les circonstances sous l’empire desquelles le pouvoir de commander l’usage de ces instruments augmente, et celles sous lesquelles il décline.
CHAPITRE XXXI.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
II. — De l’approvisionnement de monnaie.
Acquérir domination sur les différentes forces de la nature créées pour son usage, c’est à la fois le contentement et le devoir de l’homme ; et plus il en acquiert, plus la tâche va s’allégeant, et plus il a tendance à en acquérir davantage. À chaque surcroît diminue la résistance à ses efforts ultérieurs, d’où suit que chaque découverte successive se montre toujours le précurseur de nouvelles et plus grandes découvertes. Le paratonnerre de Franklin fut la préparation aux télégraphes électriques, qui relient nos cités, et ceux-ci, à leur tour, ne sont que les précurseurs de ceux qui sont destinés à mettre tout homme de l’Union à même de lire, en déjeunant, un compte rendu de tous les événements de la veille dans chacun de tous les pays d’Europe, d’Asie et d’Australie. Chacun des jours qui se succèdent augmente le pouvoir de l’homme, et chaque nouvelle découverte utilise des forces qui jusqu’alors se perdaient. Plus elles sont utilisées, — plus la nature est requise de travailler au service de l’homme ; — moindre devient la somme d’effort humain nécessaire pour la reproduction des utilités dont il a besoin pour son confort, sa convenance ou sa jouissance ; — moindre devient la valeur de toutes les accumulations précédentes, — et plus augmente la tendance à donner au travail du présent pouvoir sur le capital créé par les travaux du passé.
L’utilité est la mesure du pouvoir de l’homme sur la nature. Plus elle est grande, plus large est la demande pour l’article ou l’objet qui est utilisé, et plus intense la force attractive exercée sur lui, n’importe où il se trouve. Regardez n’importe où vous verrez que chaque denrée brute que la terre fournit à l’homme tend toujours vers ces lieux où elle a le plus haut degré d’utilité, et que c’est là que la valeur de l’article achevé se trouvera être la moindre[258]. Le blé tend toujours vers le moulin, et c’est là que la farine est au meilleur marché. Le coton et la laine tendent vers les usines où on les file et tisse, et c’est là que la plus petite somme de monnaie achète une aune d’étoffe[259]. Le caoutchouc tend vers ces lieux où l’on fait les chaussures de caoutchouc, et c’est là que ce genre de chaussures est au meilleur marché. D’un autre côté, c’est là où le coton a le moins utilité, — sur la plantation, — que l’étoffe a la plus haute valeur. De là vient que nous voyons si universellement prospérer les communautés où la broche et le métier à tisser sont amenés tout auprès de la charrue et de la herse, afin d’utiliser leurs produits.
Des faits précisément semblables s’observent au sujet des métaux précieux ; on les voit partout, sur la surface du globe, tendre vers ces lieux où il ont la plus haute utilité — ceux où les hommes ont acquis le plus d’aptitude à combiner leurs efforts pour rendre utiles tous les produits bruts de la terre, — ceux où la terre acquiert le plus vite une valeur-monnaie ou prix — ceux, par conséquent, où la valeur de ces métaux, comparés à la terre, diminue le plus rapidement — et ceux où le coût pour l’usage de la monnaie est le moindre. Ils tendent à quitter ces lieux ou leur utilité est petite, et où la combinaison d’action existe au plus faible degré, — ceux par conséquent ou le prix de la terre est bas et le taux de l’intérêt élevé. Dans les premiers il y a tendance de chaque jour à ce qu’augmente la liberté de l’homme ; tandis que dans les autres, la tendance est dans la direction opposée — vers l’asservissement de l’homme à la domination de ceux qui vivent de taxes, rentes et intérêts sur argent prêté. Pour en avoir la preuve, il nous suffit de regarder autour de nous au moment présent, et de voir quelle oppression la rente et l’intérêt exercent sur les classes pauvres de la société, — combien de solliciteurs pour le moindre emploi public, — et par-dessus tout combien le paupérisme s’est accru dans les trois années dernières où les exportations d’espèces ont été si considérables.
Prenons le Mexique ou le Pérou, la Californie ou la Sibérie, nous n’y voyons que très-peu de cette combinaison d’action nécessaire pour donner utilité aux produits métallurgiques. — La terre a peu de valeur — le taux d’intérêt de monnaie est plus haut que dans toute autre société organisée du monde. Suivons ces produits ; nous les voyons passer graduellement par les États de l’Ouest à nos villes sur l’Atlantique, ou par la Russie à Saint-Pétersbourg, — chaque pas de leur marche tendant vers ces États ou pays dans lesquels ils ont l’utilité la plus haute, ceux où la combinaison d’action existe au plus haut degré, et où par conséquent l’homme va acquérant de jour en jour pouvoir sur les diverses forces de la nature, et la contraint de plus en plus à l’aider dans ses efforts pour l’acquisition d’un pouvoir plus grand.
Pour plus d’un siècle, la Grande-Bretagne fut le réservoir où se déversait la plus grande partie de l’or et de l’argent qui se produisent sur le globe. C’était là que l’artisan et le fermier étaient le plus rapprochés l’un de l’autre — qu’il existait le plus de pouvoir d’association, — que les matières brutes ultimes des utilités, la terre et le travail, étaient le plus utilisées, et que la consommation d’or et d’argent dans les arts était la plus forte[260]. Aujourd’hui l’état des choses est tout différent. D’année en année la terre du Royaume-Uni a été se consolidant — le petit propriétaire a cédé la place au grand fermier intermédiaire, et au simple journalier. Il en résulte que la Grande-Bretagne a cessé d’être un lieu où se produisent des utilités à échanger contre les produits d’autres pays, pour devenir une simple place d’échange pour la population de ces pays.[261] D’année en année diminue le rapport des classes productives au chiffre de la population totale et s’accroît le rapport des classes non productives[262], avec affaiblissement correspondant du pouvoir de retenir les produits des mines du Pérou et du Mexique.
L’or de la Californie, nous le savons, ne reste pas à un degré tant soit peu sensible parmi la population de nos États-Unis. Ne touchant le littoral de l’Atlantique que pour être livré aux paquebots qui le portent à la Grande-Bretagne, il rencontre là la production des mines australiennes, — les deux productions réunies montant à plus de cent millions de dollars par année. Toutes deux néanmoins n’y viennent qu’en transit — étant destinées finalement à payer la population du continent de l’Europe qui a fourni les denrées brutes qui ont été converties et exportées, ou les produits achevés qui ont été consommés. Beaucoup va nécessairement à la France, et par la raison que la France aujourd’hui vend de ses produits à la Grande-Bretagne pour près de 350.000.000 francs, tandis qu’elle n’importe d’elle que pour environ 150.000.000. Cet or aussi est appelé à rester en France à cause de l’énorme différence entre les systèmes français et anglais, — le premier étant presque entièrement basé sur l’idée d’exporter les produits du travail français, tandis que l’autre repose sur l’idée d’acheter les subsistances étrangères et les autres matières premières, de les transformer et de les réexporter.
Les rapports de la France avec le reste du monde vont s’agrandissant rapidement, — ses exportations s’étant élevées, dans le court espace de trente ans, de 500.000.000 francs à 1.400.000.000 et ayant fermement maintenu leur caractère commercial.[263] Les manufactures y sont les servantes de l’agriculture ; tandis que dans le Royaume-Uni, elles deviennent d’année en année de plus en plus ses remplaçantes. À une plus faible quantité de coton, de soie, et d’autres denrées brutes des terres lointaines, la France ajoute une quantité considérable de la production de ses fermes, — acquérant ainsi droit non-seulement de recevoir, mais de retenir pour ses propres usages et desseins à peu près toutes les utilités, — or et argent compris, — qui lui viennent des pays lointains. Sa position est celle du fermier riche et éclairé qui vend ses produits sous leur forme la plus élevée — se mettant par là à même d’appliquer à l’entretien de sa famille, à l’éducation de ses enfants et à l’amélioration de sa terre la totalité des utilités qu’il reçoit en échange. Celui de la Grande-Bretagne est dans la position du négociant, par les mains de qui passe une somme considérable de propriété, sur laquelle il a droit de retenir le montant de la commission et rien de plus. L’un a un commerce immense et qui s’accroît prodigieusement ; l’autre fait considérablement de trafic.
Les métaux précieux vont s’écoulant fermement vers le nord et l’est de l’Europe, et parmi leurs plus larges récipients, nous trouvons l’Allemagne du Nord qui avance aujourd’hui si rapidement en richesse, pouvoir et civilisation. Danemark et Suède, Autriche et Belgique, qui suivent la trace de la France, en maintenant la politique de Colbert, — se meuvent dans la même direction ; et il en résulte une habitude croissante d’association, suivie d’une augmentation quotidienne du montant de la production et de la facilité d’accumulation, comme le manifestent les usines qui se bâtissent, les mines qui s’ouvrent, les routes qui se construisent, et le pouvoir constamment croissant de commander les services des métaux précieux.
Les causes de ces phénomènes s’expliquent facilement. Les matières brutes de toute sorte tendent vers les lieux où les emplois sont le plus diversifiés, parce que c’est là où les produits de la ferme commandent la plus grande quantité de monnaie. L’or et l’argent suivent la trace des matières brutes, et par la raison que là où le fermier et l’artisan sont le mieux en mesure de former combinaison, les articles achevés, — ceux dont la production a exigé le plus grand développement d’intelligence, — sont toujours au meilleur marché. Lorsque l’Allemagne exportait le blé et la laine, ces articles étaient à bon marché, et il lui fallait exporter son or pour aider à payer le drap et le papier qu’elle importait, parce qu’ils étaient très-chers. Aujourd’hui elle importe les deux articles, laine et chiffons ; ses fermiers obtiennent de hauts prix pour leurs produits, et s’enrichissent ; et l’or du monde vient à elle parce que le drap et le papier sont à si bon marché, qu’elle les envoie aux points les plus lointains du globe. Il en est ainsi pour la France, la Belgique, la Suède et le Danemark, — tous pays qui sont larges importateurs de matières brutes et d’or. La Russie diminue ses exportations de blé, et par là est en mesure de retenir chez elle la production de ses mines, et de beaucoup limiter la nécessité de forcer sa laine sur le marché du monde. Dans tous ces pays, les matières brutes gagnent en prix : et plus il y a tendance à élévation, plus vile le courant de métaux précieux prend cette direction. Le pays qui désire augmenter ses approvisionnements d’or, et ainsi abaisser le prix de la monnaie, est donc tenu de suivre cette marche de politique, qui tend le mieux à élever les prix des denrées brutes et à abaisser ceux des objets manufacturés. C’est néanmoins l’opposé direct de la politique prêchée par l’école anglaise, qui cherche dans l’avilissement de toutes les matières premières des manufactures les moyens d’avancer en civilisation.
L’inverse se trouve en Irlande, Turquie et Portugal, si longtemps les alliés intimes de l’Angleterre, — et qui suivent si uniformément la marche de politique aujourd’hui recommandée par ses économistes. Sur chacun de ces pays, il y a eu saignée incessante de monnaie, et la disparition des métaux précieux a été suivie de déclin dans la fécondité du sol, dans les prix des denrées, dans la valeur de la terre et dans le pouvoir de l’homme.
La France, dans la décade qui précéda la conclusion du traité d’Éden de 1786, progressait très-rapidement en industrie et en commerce à la fois, comme l’a si bien prouvé M. Tocqueville dans son récent ouvrage[264]. De l’afflux de denrées brutes et de métaux précieux, et de l’afflux d’articles manufacturés, il résulta tendance chaque jour croissante vers la division du sol, l’amélioration de l’agriculture et le développement de liberté de l’homme. À partir de la date de ce traité, cependant, tout changea. Survinrent afflux d’articles manufacturés et afflux de l’or avec déclin quotidien dans le pouvoir d’association, dans les salaires du travail et dans la valeur de la terre. La détresse universelle, enfantant demande pour un changement de politique, amena la convocation des États généraux, dont l’apparition sur la scène, pour la première fois dans le cours de cent quatre-vingts ans, fut suivie de si près d’une révolution qui envoya à l’échafaud la plupart des hommes qui avaient dirigé les affaires du pays.
Nous voyons l’Espagne s’appauvrir constamment de plus en plus, à dater de l’heure à laquelle, chassant sa population industrielle, elle se mit d’elle-même dans la dépendance des ateliers des autres pays. Maîtresse du Mexique et du Pérou, elle fit simplement fonction de tuyau de conduite pour écouler leur richesse vers les nations avancées du monde, comme c’est aujourd’hui le cas de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
Quant au Mexique, nous le voyons en affaiblissement constamment croissant, à partir du jour qu’il obtint son indépendance, et par la raison que dès lors son industrie commence à disparaître. D’année en année, il tombe de plus dans la dépendance du trafiquant, et est de plus en plus réduit à exporter ses denrées à l’état le plus grossier, — ce qui a pour conséquence nécessaire le déclin constamment croissant de son pouvoir de retenir la production de ses mines.
Passant en Asie, nous trouvons dans l’Inde un pays d’où l’industrie a par degré disparu. Aujourd’hui, le coton vient chercher les marchés, qui naguère s’adressaient à l’Hindostan pour s’approvisionner d’étoffes ; et là, comme ailleurs, nous trouvons l’exportation des métaux précieux, marchant du même pas que le déclin de l’agriculture et l’appauvrissement de la population[265].
Ces faits exposés à la considération du lecteur se peuvent formuler dans les propositions suivantes :
Les matières brutes tendent toujours vers les pays où les emplois sont le plus diversifiés, — ceux où il existe le plus de pouvoir d’association, — et où la terre et le travail tendent le plus à monter en prix.
Les métaux précieux tendent vers les mêmes pays, et par la raison que c’est là où les articles achevés sont au plus bas prix.
Plus il y a force attractive s’exerçant sur ces denrées brutes et cet or, plus l’agriculture tend à devenir une science, — plus le travail agricole obtient de rendement — plus le mouvement sociétaire s’affermit et se régularise, — plus s’accélère le développement des pouvoirs de la terre et des hommes qui l’occupent, — plus s’étend le commerce, — et plus on progresse vers le contentement, la richesse et le pouvoir.
Les denrées brutes tendent à sortir de ces pays où les emplois sont le moins diversifiés — ceux où le pouvoir d’association existe au plus faible degré, — et ceux par conséquent où la terre et le travail sont au prix le plus bas. Les métaux précieux tendent aussi à quitter ces pays parce que c’est là où les objets achevés sont le plus chers.
Plus se manifeste cette susdite force d’expulsion, plus la circulation sociétaire est lente, et moins il y a de commerce, — plus le sol s’épuise rapidement, plus la condition de l’agriculture est infime, — moins les travaux ruraux obtiennent de rendement, — plus les prix des produits de la ferme tombent, — moins le mouvement sociétaire est régulier, — plus le pouvoir du trafiquant grandit — plus la tendance au paupérisme et au crime augmente dans la population et l’impuissance dans le gouvernement.
Les parties du monde d’où les métaux précieux s’écoulent, où l’agriculture décline, où les hommes perdent en liberté sont ceux qui se guident sur l’Angleterre, — préférant la suprématie du trafic au développement du commerce, — Irlande, Turquie, Portugal, Inde, Caroline, et autres pays exclusivement agricoles.
Les pays vers lesquels ils coulent sont ceux qui se guident sur la France — préférant le développement de commerce à l’extension du pouvoir du trafiquant. Allemagne et Danemark, Suède et New-England sont dans cette situation, — chez eux tous, l’agriculture devient de plus en plus une science, à mesure que les emplois vont se diversifiant de plus en plus, — les rendements qu’obtient le travail rural augmentent, à mesure que les prix des denrées brutes tendent à s’élever.
Dans tous les pays vers lesquels ils coulent, les prix des denrées brutes et ceux des utilités achevées tendent au rapprochement, — le fermier donnant une quantité fermement décroissante de laine et de blé en échange d’une quantité constante de fer et de drap.
Dans ceux d’où ils s’écoulent, ces prix vont s’écartant davantage d’année en année — le fermier et le planteur donnant une quantité fermement croissante de laine et de blé pour une quantité décroissante de fer et de drap.
Tels sont les faits que présente l’histoire du monde, en dehors des États-Unis, tant dans le présent que dans le passé. Jusqu’à quel point sont-ils d’accord avec ceux observés chez nous, nous allons l’examiner.
Les communautés minières du monde ayant des matières brutes à vendre et besoin d’acheter des objets achevés, l’or et l’argent qu’elles produisent coulent naturellement vers les pays qui ont de tels objets à vendre ; et ils ne coulent pas vers ceux qui n’ont que des matières brutes à offrir en échange. L’Inde a du coton à vendre, l’Irlande et la Turquie ont du grain, le Brésil a du sucre et du café, tandis qu’Alabama n’a que du coton ; c’est la raison qui fait que la monnaie est toujours rare dans ces pays et le taux d’intérêt élevé. Considérant les États-Unis en général, nous trouvons que toutes les fois que leur politique a tendu à produire combinaison d’action entre le fermier et l’artisan, ils ont été importateurs de métaux précieux ; et qu’alors la terre et le travail ont tendu à gagner du prix. L’effet contraire s’est invariablement produit toutes les fois que leur politique a tendu à affaiblir l’association, et à produire la nécessité de s’adresser au dehors pour faire tous leurs échanges de subsistances et laine, contre le drap et le fer, — effet limité cependant, pour la période qui suit immédiatement le changement, par l’existence d’un crédit qui leur a permis de s’endetter vis-à-vis de l’Europe, et ainsi pour un temps de suspendre l’exportation des métaux précieux. Voici des chiffres qui montrent la marche précise du négoce en ces métaux pendant les trente années qui ont précédé la découverte des gisements d’or de la Californie.
Excédant d’exportations. | Excédant d’Importations. | |||
1821 — 1825 | 12.500.000 | dol. | ||
1826 — 1829 | 4.000.000 | dol. | ||
1830 — 1834 | 20.000.000 | |||
1835 — 1838 | 34.000.000 | |||
1839 — 1842 | 9.000.000 | |||
1843 — 1847 | 39.000.000 | |||
1848 — 1850 | 14.000.000 |
Nous voyons là que, dans les dernières années du système de libre échange de 1817, l’excédant moyen d’exportation d’espèces a été d’environ 2.500.000 dollars par an. En y ajoutant seulement même somme pour sa consommation annuelle, nous obtenons une diminution absolue de vingt cinq millions, tandis que la population a augmenté d’environ 10 %. Sous de telles circonstances, rien d’étonnant que ces années aient marqué parmi les plus calamiteuses de notre histoire. À Pittsburgh, la farine s’est vendue alors 1.25 doll. le boisseau ; le blé, dans l’Ohio, n’obtenait que 20 cents le boisseau, tandis qu’une tonne de fer en barre se payait un peu moins de quatre-vingts boisseaux de farine. Voilà l’état des affaires qui amena le tarif de 1824, — une mesure protectrice très imparfaite, mais qui, toute imparfaite qu’elle était, changea la marche du courant et amena une importation nette, dans les quatre années qui suivirent, de 4.000.000 dollars de métaux précieux ; — c’était probablement autant qu’il en fallait pour la consommation. Sous de telles circonstances, on ne pouvait attendre que peu d’améliorations. En 1828, fut établi le premier tarif tendant directement à favoriser l’association dans le pays ; et ses effets se manifestent par un excès d’importation de métaux précieux, — montant en moyenne à 4.000.000 dollars par an, — nonobstant la libération, dans cette période, de la dette entière qu’on avait contractée en Europe, — montant à plusieurs millions. La libération de la dette et l’importation d’espèces, prises ensemble, doivent avoir porté la balance du négoce en notre faveur, dans cette période, à environ 50.000.000 dollars, soit une moyenne annuelle d’environ 10.000.000 dollars. Comme une conséquence, la prospérité fut portée à un point jusqu’alors inconnu, — le pouvoir d’acheter les articles étrangers augmentant avec une rapidité telle qu’on dut nécessairement élargir la liste des articles libres ; et ce fut alors que le thé, le café et plusieurs autres denrées brutes cessèrent de payer aucun droit. Cette protection efficace conduisit à une liberté de commerce, tant domestique qu’étranger, telle qu’il n’en avait point encore existé.
Les premières cinq années du tarif de compromis de 1833 profitèrent largement, par la prospérité qui avait résulté de l’existence de l’acte de 1828, et les réductions sous cet acte furent si faibles que son action ne fut que légèrement sentie. Dans ces années aussi, on contracta une dette étrangère considérable, — ce qui arrêta l’exportation d’espèces et produisit un excès d’importation montant en moyenne à plus de 8.000.000 par année. On eut un semblant de prospérité, mais de la même nature que celui qui marqua les quelques dernières années durant lesquelles la valeur de toute propriété dépendit entièrement du pouvoir de contracter des dettes au dehors, — en plaçant ainsi la nation plus complètement sous la domination de ses lointains créanciers.
Dans les années suivantes, le tarif de compromis agit plus pleinement[266]. Hauts fourneaux et fabriques se fermèrent partout, et la nécessité alla croissant de s’adresser au dehors pour tous les échanges, avec nécessité correspondante de faire des remises de monnaie pour payer la balance due sur les achats des années écoulées. Néanmoins, l’exportation annuelle d’espèces fut en moyenne d’un peu plus de 2.000.000 dollars ; mais, si nous y ajoutons une consommation seulement de 3.000.000 dollars par an, nous avons une réduction de 20.000.000 dollars, dont les conséquences se montrèrent dans une suspension presque complète de la circulation sociétaire. Le pays entier fut dans un état de ruine. Les travailleurs furent partout sans emploi, et continuaient à consommer sans rien produire, d’où suivit cessation à peu près complète du pouvoir d’accumulation. Les débiteurs étant partout à la merci des créanciers, les ventes de biens fonds se firent surtout par les officiers de justice, dont la profession devint plus lucrative qu’elle ne l’avait jamais été depuis l’établissement de l’Union.
Le changement dans la valeur du travail, conséquence de l’arrêt de circulation qui suivit cette insignifiante exportation de métaux précieux ne peut être évaluée à moins de 500.000.000 dollars par an. Les salaires furent bas, même là où l’on pouvait trouver emploi ; mais une portion considérable du pouvoir-travail du pays fut entièrement perdue et la demande pour le pouvoir intellectuel diminua même plus vite que pour l’effort musculaire. Sur les prix de la terre, des maisons, de l’outillage de toutes sortes, et autres propriétés semblables, la réduction se compta par des milliers de millions de dollars ; et pourtant la différence entre les deux périodes qui finissent en 1833 et en 1842, sous le rapport du mouvement monétaire, ne fut que celle entre un excédant d’importation de 5.000.000 dollars, et un excédant d’exportation de 2.500.000 dollars, ou un total de 7.500.000 dollars par an. On ne peut étudier ces faits sans être frappé de la prodigieuse influence qu’exercent sur les fortunes et les conditions des hommes, les métaux précieux, que le Créateur a destinés à faire avancer l’œuvre d’association parmi l’humanité. Avec un faible excédant d’importation dans la première période, il y eut une ferme tendance à l’égalité de condition entre le pauvre et le riche, le débiteur et le créancier ; tandis qu’avec un léger excédant d’exportation dans la seconde, il y eut une tendance journellement croissante à l’inégalité, — le travailleur pauvre et le débiteur passant de plus en plus sous l’autorité de l’employeur riche et du riche créancier. De tous les instruments fournis pour l’usage de l’homme, il n’en est point qui ait plus de tendance à niveler que celui connu sous le nom de monnaie, et cependant les économistes politiques voudraient persuader au monde que le sentiment agréable qui partout accompagne la connaissance qu’on peut avoir de son afflux, est une preuve d’ignorance, et que tout ce qui a trait à la question de balance favorable ou défavorable du négoce, est au-dessous de la dignité d’hommes ayant le sentiment qu’ils suivent les traces de Hume et d’Adam Smith. Il serait pourtant aussi difficile de trouver dans le monde un seul pays prospère qui, d’année en année, ne se fasse pas un plus fort chaland pour les pays producteurs d’or, qu’il le serait de trouver en Europe un seul pays prospère aussi qui ne se fasse pas un meilleur chaland pour ceux qui produisent la soie ou le coton. Pour être un chaland progressif, il faut avoir en sa faveur une balance fermement croissante du négoce, à régler par un payement en l’article que le pays est apte à produire, que ce soit drap ou tabac, argent ou or.
La condition de la nation, à la date où passa l’acte de 1842, était humiliante au dernier point. Le trésor, — impuissant à obtenir dans le pays les moyens nécessaires pour l’administration gouvernementale, même sur le pied le plus économique, — avait échoué dans toutes ses tentatives de négocier un emprunt à 6 %, jusque sur ces mêmes marchés étrangers où il venait d’acquitter tout récemment, au pair, une dette qui ne portait qu’intérêt à 3 %. Parmi les États, plusieurs et même quelques-uns des plus anciens avaient été forcés de suspendre le payement d’intérêts de leurs dettes. Les banques, pour un grand nombre, avaient suspendu, et celles qui déclaraient racheter leurs billets rencontraient grand obstacle dans la demande croissante d’espèces pour aller au dehors. Dans une partie considérable du pays, l’usage tant de l’or que de l’argent, comme circulation, avait cessé. Le gouvernement fédéral, tout récemment encore si riche, était réduit à se servir d’un papier-monnaie inconvertible dans toutes les transactions avec la population. Parmi les marchands, grand nombre étaient en faillite. Les fabriques et les hauts fourneaux avaient partout fermé, et des centaines de mille d’individus manquaient d’ouvrage. À peine existait-il commerce, — car pour ceux qui ne pouvaient vendre leur travail, il y avait impuissance d’acheter le travail d’autrui. Néanmoins, tout profond que fût l’abîme où la nation avait été plongée, l’adoption d’un système qui tournait en sa faveur la balance du négoce eut un effet si magique, qu’à peine l’acte d’août 1852 fut-il devenu loi, le gouvernement pût sur-le-champ pourvoir à tous les besoins de l’intérieur. Usines, fabriques et hauts fourneaux, longtemps fermés, se rouvrirent ; le travail fut de nouveau demandé, et avant la fin de la troisième année de l’existence de l’acte, la prospérité était à peu près universelle. Les États se remirent à payer l’intérêt de leurs dettes. Les chemins de fer et les canaux payèrent des dividendes. La valeur des biens fonds doubla, et les hypothèques s’allégèrent partout ; et pourtant l’importation nette totale d’espèces, dans la première des quatre années de ce système ne fut que de 17.000.000 dollars, soit 4.250.000 par an ! Dans la dernière de ces années survint la famine d’Irlande, — créant une grande demande de subsistances sur notre pays, dont la conséquence fut une importation d’or d’au moins 22.000.000 dollars, — élevant l’importation totale dans les cinq années à 39.000.000 dollars. En déduisant rien que 4.000.000 par année pour la consommation, il resterait une augmentation moyenne, pour les fins de circulation, de moins de 5.000.000 dollars ; et pourtant la différence dans les prix du travail et de la terre en l’année 1847, comparée à 1842, serait évaluée bas si on ne la calculait qu’à 2.000.000.000 dollars.
Avec 1847, cependant, survint un autre virement de politique et la nation fut appelée de nouveau à essayer du système sous lequel elle avait été abaissée en 1840-42. Les doctrines de Hume et de Smith en matière de balance de négoce furent adoptées de nouveau comme les plus propres à régler l’action gouvernementale. L’abandon de la protection eut pour conséquences qu’au bout de trois ans, fabriques et fourneaux fermèrent ; le travail fut partout en quête d’une demande, et l’or s’écoula même plus vite qu’il n’était venu sous le tarif de 1842. L’excédant d’exportation de ces trois années monta, nous l’avons vu, à 14.000.000 dollars et si l’on ajoute 15.000.000 pour consommation, il suit que la réduction dans ces années fut égale à l’augmentation totale sous le présent système. La circulation fut partout suspendue, et l’on touchait à une crise, lorsque heureusement pour les partisans du système existant, survint la découverte des gisements d’or de la Californie.
Dans l’année 1850-51, la quantité reçue de cette source dépasse 40, 000, 000 dollars, dont près de 20.00.000 furent retenus dans le pays. La conséquence se manifeste par une réduction du taux d’intérêt et le rétablissement de commerce. Dans l’année suivante, on exporta 37.000.000, en laissant 8.000.000 ou 10.000.000, ce qui, ajouté à ce qui avait été retenu en 1851, fit un surcroît de circulation monétaire de probablement 30.000.000 dollars — produisant vie et mouvement universels. En 1852-53, il y eut une légère augmentation ; mais, dans les deux années suivantes, — 1854 et 1855, — l’exportation ne fut pas au-dessous de 97, 000, 000 dollars ; et si à cela nous ajoutons une consommation domestique, qui probablement fut peu au-dessous de 25.000.000, nous obtenons un montant total de sortie qui dépasse les recettes du monde entier. En prenant maintenant l’Union à l’est des Montagnes Rocheuses, il est douteux que le surcroît effectif de la quantité de métaux précieux restant sous forme de monnaie dépasse un simple dollar par tête de la population[267]. Il peut monter à 30.000.000 dollars ou 35.000.000, et, toute faible que soit cette somme, elle eût produit un grand effet pour accélérer la circulation, n’eût été la circonstance simultanée, que la dette envers les pays étrangers avait augmenté au point d’exiger une remise annuelle égale au montant total de l’exportation de subsistance au monde entier, rien que pour payement d’intérêt, — circonstance produisant incertitude et défiance générales, — causant un amoncellement considérable de monnaie, — et paralysant les mouvements de commerce. C’est par suite de cela que le pays présente aujourd’hui le spectacle le plus étrange du monde, — celui d’une communauté qui possède une des grandes sources qui fournissent la monnaie, et où cependant le prix payé pour son usage est trois fois, et dans quelques parties du pays, cinq ou six fois ce qui se paye dans ces pays de l’Europe qui trouvent leurs mines d’or dans leurs hauts fourneaux, leurs forges, leurs fabriques à laine et à coton.
La politique de ce pays, à peu d’exceptions près, a visé à abaisser les prix des denrées brutes de la terre, et par là faciliter leur exportation ; et les métaux précieux vont toujours à la suite. Le résultat, à l’intérieur, a été l’épuisement du sol sous une agriculture peu progressive, — le rendement plus faible de la terre, — le prix-monnaie de plus en plus avili du tabac, de la farine, du coton et d’autres denrées brutes de la terre[268]. L’effet au dehors a été que, tandis que les pays qui reçoivent ces produits bruts font aujourd’hui des routes chez eux, le pays qui les exporte est le plus grand emprunteur du monde, — étant forcé d’aller au dehors acheter à crédit le fer nécessaire pour construire des routes à travers des terres où abondent des pouvoirs hydrauliques qui vont se perdant, et sur d’autres terres qui regorgent de houille et de fer, dont les services doivent rester sans usage, jusqu’à ce qu’on adopte un système tendant à arrêter l’exportation des métaux précieux, à élever la valeur de la terre et à abaisser le prix de la monnaie.
Le pouvoir de commander les services des métaux précieux s’accroît avec l’accroissement du pouvoir d’association. La politique des États-Unis est hostile à l’association ; et delà vient que le coton, la farine, le tabac ont si fermement baissé de prix, tandis que la monnaie est restée si chère.
« Dans tout royaume où la monnaie commence à affluer plus que par le passé, dit M. Hume dans son Essai bien connu sur la monnaie, tout prend une nouvelle face. Le travail et l’industrie ont une vie nouvelle, le marchand devient plus entreprenant, le fabricant plus diligent et plus habile, le fermier lui-même conduit sa charrue avec plus d’ardeur et d’attention. »
C’est là un fait bien connu de quiconque me lira. » Et la raison ? Parce qu’alors la circulation sociétaire augmente, et toute force, — tant dans le monde physique que social, — provient du mouvement. Quand la monnaie afflue, tout homme est mis à même de trouver acquéreur pour son travail ou ses produits, et de devenir un acquéreur pour le travail d’autrui. C’est pour cela que le commerce augmente si fermement dans ces pays où les produits californiens et australiens s’accumulent si vite, — France, Allemagne, et le Nord et l’Ouest de l’Europe en général. Lorsqu’au contraire, la monnaie s’écoule, la circulation diminue, et partout le travail se perd. Ce pouvoir-travail est un capital, résultat de la consommation d’un autre capital sous forme d’aliments ; et toute la différence entre l’état progressif ou rétrograde d’une société se trouve dans le fait que, dans un cas, il y a constant accroissement de la vitesse avec laquelle la demande pour le pouvoir musculaire ou intellectuel suit sa production ; tandis que, dans l’autre, il y a diminution journalière de cette vitesse. Plus instantanément la demande suit l’offre, plus il y a économie de la force, et plus augmente le pouvoir d’accumulation. Plus il y a d’intervalle entre la production et la consommation ; plus il y a déperdition de force, et moindre est le pouvoir d’accumulation.
De tous les instruments en usage parmi les hommes, il n’en est aucun qui exerce sur leurs actions autant d’influence que celui qui amoncelle, et divise et subdivise ; et puis amoncelle de nouveau pour être à l’instant divisé et subdivisé de nouveau, les minutes et les quarts d’heure d’une communauté. C’est l’instrument d’association et l’indispensable instrument de progrès ; et c’est pourquoi nous voyons dans toutes les communautés de date récente ou pauvres un effort si constant pour obtenir quelque chose qui en tienne lieu, comme on le voit dans les divers pays du monde où un papier inconvertible constitue l’unique medium d’échange. Dans les États de l’ouest, on estime un tel papier parmi les premières nécessités de la vie. Le besoin en est si bien compris que plusieurs banques de l’Est émettent des banks-notes expressément pour la circulation de l’Ouest, et les gens les reçoivent et les passent de main en main, parce que mieux vaut n’importe quelle monnaie que pas une, et qu’ils n’en peuvent avoir une bonne, par la raison que la monnaie métallique s’écoule toujours de la localité où l’on paye cher pour son usage, vers celle où l’on paye peu, comme c’est le cas ordinaire. Le taux d’intérêt, dans l’Ouest, est aujourd’hui énorme, mais chaque jour voit l’or se porter vers New-York, où le taux est quelque peu moindre ; et même encore le haut intérêt de cette ville, — montant, comme il a fait pour des années, entre 10 et 30 % par an, — ne peut l’empêcher d’aller en France et en Allemagne, où il ne commande que 5 ou 6 %. La monnaie obéit ainsi à la même loi que l’eau, — cherchant toujours le plus bas niveau. La dernière tombe sur les hauteurs ; mais, à partir du moment de sa chute, elle ne s’arrête point qu’elle n’ait atteint l’Océan ; l’or de Californie et l’argent du Mexique ne s’arrêtent pas non plus qu’ils n’aient atteint ce point où la monnaie abonde, et où, par conséquent, l’on a le moins à payer pour son usage. Le pourquoi ? nous allons le chercher.
Dans toutes les poursuites de la vie, c’est le premier pas qui coûte le plus et qui est le moins productif. Il faut plus d’effort pour obtenir les premiers cent dollars que pour aller à un millier, et moins pour le millier que pour aller à cent mille. Il en est de même pour l’outillage de transport et de conversion, — et aussi pour les écoles et les livres. Là où les routes sont bonnes, on a bon marché pour en construire de nouvelles, à cause de la facilité du transport sur les anciennes. Là où l’outillage de conversion abonde, un nouvel outillage se construit à bon marché. Là où l’instrument d’échange, appelé monnaie, circule librement, de nouvelles quantités s’achètent à bon marché, en raison du prodigieux effet de cette combinaison d’effort qui résulte du pouvoir croissant d’association. C’est là où la monnaie est à bon marché, quant au taux d’intérêt, qu’elle est chère par rapport à tous les produits achevés nécessaires à l’usage des hommes qui extraient l’or ou qui cultivent la terre. Une pièce de monnaie achètera beaucoup plus de drap dans la Grande-Bretagne qu’en Californie ; et, dans le premier pays, elle fournira 4 % d’intérêt, tandis que dans l’autre il faudrait payer 30 ou 40 %. Pour la même raison, elle va d’Illinois à Boston, de Mississippi à Providence, de New-York en Belgique et en Allemagne, du Brésil à Paris, et de l’Inde à Manchester et Birmingham, et plus elle va loin, plus forte est la tendance à l’accélération ultérieure de son taux de voyage.
Plus il est envoyé d’or aux principaux centres industriels de la terre, plus s’y abaissera le taux d’intérêt, — plus il y aura de facilités pour construire des routes et usines nouvelles, — plus rapides seront ces échanges de la main à la main qui constituent le commerce, et pour l’accomplissement desquels la monnaie est absolument indispensable. L’effet directement inverse se produit dans le pays d’où il s’exporte, et où en raison de son exportation la quantité diminue. La circulation s’y alanguit, et le pouvoir de disposer du travail décline, avec déperdition constante de capital. La demande pour le drap diminue, et les usines cessent de marcher. Par la fermeture des usines diminue la demande pour le combustible et le minerai, les hauts-fourneaux se ferment, et les mines sont abandonnées. Beaucoup de travail reste non demandé. La dépense, pour maintenir l’ordre, augmente tandis que le pouvoir de contribuer à l’entretien du gouvernement diminue à mesure ; et enfin il advient que le capitaliste se transporte en quelqu’autre localité qui lui fournisse demande plus grande pour ses talents et sa fortune. La terre baisse de prix, l’agriculture devient de moins en moins une science. La production diminue ; et, à chaque degré de ce déclin, la nécessité va croissant de recourir aux grands marchés centraux du monde, et d’accepter de moins en moins de monnaie en échange contre ce qu’on peut encore produire de denrées brutes pour approvisionner les marchés lointains.
De tous les articles à l’usage de l’homme, les métaux précieux sont ceux qui rendent la plus grande somme de services en proportion de leur coût, — et ceux dont les mouvements fournissent le plus parfait témoignage d’un système commercial sain ou non sain. Ils vont de ces pays où la population est engagée à épuiser le sol à ceux où elle le renouvelle et l’améliore. Ils vont de ceux où le prix des denrées brutes et de la terre est bas, — à ceux où la monnaie est rare et l’intérêt élevé. Le pays qui désire attirer les métaux précieux et abaisser le taux pour l’usage de la monnaie n’a rien autre chose à faire que d’adopter les mesures qui, ailleurs, se sont montrées tendre le mieux à élever le prix de la terre et augmenter la rémunération de l’effort humain. Dans tous les pays, la valeur de la terre augmente avec ce développement de facultés humaines qui résulte de la diversité dans les modes d’emploi et de l’accroissement qui s’ensuit du pouvoir de combinaison. Ce pouvoir s’accroît en France et dans tous les pays du nord de l’Europe, et par la raison, nous l’avons vu, que tous ces pays ont adopté la marche de politique recommandée par Colbert et mise en pratique par la France. Il décline dans la Grande-Bretagne, l’Irlande, le Portugal, la Turquie, les Indes orientales et occidentales, et dans tous les pays qui suivent les enseignements de l’école anglaise. Il a été s’accroissant aux États-Unis dans chaque période de protection, et alors il y a eu afflux de monnaie, et la terre et le travail ont gagné en valeur. Il y a diminué dans chaque période où le trafic a obtenu suprématie sur le commerce. La terre et le travail ont décliné en valeur aussitôt que la population a mangé, bu et porté des marchandises étrangères pour des centaines de millions de dollars qu’elle n’avait pas payés, et a par là détruit son crédit auprès des autres communautés du monde.
M. Hume cependant nous dit, — et en cela il est suivi par les maîtres de la moderne économie politique — que l’unique effet d’une augmentation de l’approvisionnement d’or et d’argent « est de faire monter le prix des utilités, et d’obliger chacun à donner plus de ces petites pièces jaunes ou blanches, en payement de chaque chose qu’il achète. » Si la chose était exacte, ce serait presque un miracle de voir toujours la monnaie, un siècle après l’autre, passer dans la même direction — aux pays qui sont riches de ceux qui sont pauvres, et de plus, tellement pauvres, qu’ils ne peuvent réussir à en garder la quantité absolument indispensable pour leurs propres échanges. L’or de la Sibérie quitte une terre où il y a si peu de circulation que le travail et ses produits sont au plus bas prix, pour trouver sa voie vers Saint-Pétersbourg où il achètera beaucoup moins de travail et beaucoup moins de blé ou de chanvre qu’il eût fait au pays ; et celui de Caroline et de Virginie, va fermement et régulièrement, d’année en année, aux pays où la population de ces États envoie son coton et son blé, en raison des plus hauts prix auxquels ils s’y vendent. L’argent du Mexique et sa cochenille voyagent ensemble vers le même marché ; et l’or d’Australie passe en Angleterre sur le paquebot qui porte la laine fournie par ses troupeaux.
Chaque surcroît au stock de monnaie, à ce que nous assurent les personnages ingénieux des temps modernes, occupés à compiler des tableaux de trésorerie et des rapports de finances, fait d’un pays, une bonne place pour y vendre, mais une mauvaise pour y acheter ; et comme l’objet du négociant est d’attirer les acheteurs, sa théorie le conduit à croire que moindre sera l’approvisionnement de monnaie, plus son négoce augmentera. À quel pays cependant les hommes ont-ils le plus recours lorsqu’ils veulent acheter ? Ne se sont-ils pas tout récemment adressés presque exclusivement à la Grande-Bretagne ? Certainement oui ; et par la raison que c’était là que les articles achevés étaient fournis à bon marché. Où ont-ils été pour vendre ? N’est-ce point en Angleterre ? Oui certainement et par la raison que c’était là que l’or, le coton, le blé et toutes les denrées brutes de la terre étaient chères. Où tendent-ils le plus aujourd’hui à aller lorsqu’ils désirent acheter des étoffes et des soieries ? N’est-ce point en France et en Allemagne ? Certainement oui ; et par la raison que c’est là que les matières brutes sont le plus cher et les produits achevés le meilleur marché. L’or suit à la piste les denrées brutes généralement et l’on trouve invariablement celles-ci voyageant vers les places où les denrées brutes de la terre commandent le plus haut prix, tandis que le drap, le fer et ce qui sort des usines à fer et autres métaux, s’y vendent au plus bas ; et plus le flux est considérable dans ce sens, plus s’accroît la tendance à ce que montent les prix des premières et à ce que baissent ceux des derniers. Cela étant, il semblerait que le surcroît d’approvisionnement et de circulation de monnaie, loin d’avoir cet effet que les hommes doivent donner deux pièces pour un article qu’on aurait eu auparavant pour une, a, au contraire, cet effet qu’ils sont mis à même d’obtenir pour une pièce l’article qui auparavant leur en coûtait deux ; et nous allons montrer aisément que c’est là le cas.
La monnaie tend à diminuer les obstacles interposés entre le producteur et le consommateur, précisément comme font les chemins de fer et les usines, — qui tous tendent à élever la valeur du travail et de la terre, en même temps qu’ils mettent à bon marché, les produits achevés du travail, et qu’ils augmentent la rémunération de l’agriculteur. Chaque diminution dans la concurrence des chemins de fer tend à diminuer la valeur du travail et de la terre. Chaque diminution du nombre d’usines et de fourneaux agit de même et de même aussi, à un plus haut degré, chaque diminution de l’approvisionnement de monnaie ; tandis que son augmentation tend à produire des effets exactement inverses. La raison, c’est qu’à chaque amélioration dans le caractère de l’instrument d’échange, la quote part du transporteur, du chef d’usine, du possesseur de monnaie, diminue, et il reste davantage à partager entre le producteur et le consommateur. Tous deux obtiennent de plus gros salaires, qui leur permettent d’accumuler un capital à employer à l’amélioration de la terre ou à la conversion de ses produits ; et plus il s’en applique ainsi, plus les produits du jardin et de l’atelier seront à bon marché. C’est un fait notoire que l’industrie manufacturière a considérablement abaissé ses prix, et qu’on obtient aujourd’hui pour un dollar la quantité de cotonnade qui en aurait, dans le principe, coûté cinq ; et que la réduction a eu lieu précisément dans ces pays où l’or du monde a constamment afflué et où il afflue encore, — ce qui donne la certitude parfaite que les produits achevés tendent à baisser à mesure que la monnaie afflue — tandis que la terre et le travail, les ultimes matières premières de tous — tendent à monter. L’or de Californie et d’Australie va aujourd’hui à l’Allemagne, la France, la Belgique et la Grande-Bretagne, où la monnaie abonde, et son intérêt est bas, parce que les objets manufacturés sont à bon marché et que la monnaie a valeur en la mesurant par eux. Il ne va pas à l’Espagne, l’Italie, le Portugal, la Turquie, parce que les objets manufacturés sont chers et la terre et le travail à bon marché. Il ne s’arrête pas au Mississippi, Arkansas ou Texas, parce que là aussi les objets manufacturés sont chers, et la terre et le travail à bon marché ; mais il s’y arrêtera quelque jour à venir, lorsqu’il sera bien reconnu que la charrue et la herse doivent toujours avoir pour voisins la broche et le métier à tisser.
Les produits supérieurs d’une agriculture habile —les fruits, les végétaux potagers, les fleurs, — ont ferme tendance à baisser de prix dans tous les pays où il y a afflux de monnaie, et par la raison que l’amélioration agricole accompagne toujours l’industrie manufacturière et que celle-ci attire toujours les métaux précieux. Pour peu qu’on soit familier avec les opérations de l’Ouest, on sait que tandis que le blé et le porc y sont toujours à bon marché, les choux, les pois, les fèves et toutes les récoltes vertes y sont invariablement rares et chères ; et cela se continue jusque autour de Cincinnati, de Pittsburgh et de quelques autres places où la population et la richesse ont donné un stimulant à l’œuvre de culture. En Angleterre, l’augmentation des récoltes vertes de toute sorte a été immense, suivie d’abaissement de prix ; et en France, un écrivain[269] récent nous apprend que nonobstant l’augmentation de la quantité de monnaie, le prix du vin y est d’un quart à peine plus élevé qu’il y a trois siècles. Nous lisons dans un autre : « Tous ceux de nous qui ont quarante ans, ont pu voir de leurs yeux, diminuer sensiblement le prix du jardinage, des fruits de toute espèce, des fleurs, etc. ; la plupart des graines oléagineuses et des plantes industrielles sont dans le même cas ; quelques-uns de nos légumes, comme les betteraves, les carottes, les navets, etc., sont devenus tellement communs qu’on en nourrit les animaux à l’étable[270]. »
Les subsistances deviennent donc plus abondantes dans les pays où l’afflux d’or est soutenu, et diminuent dans ceux d’où l’or s’écoule, comme on le voit en Caroline, qui a épuisé constamment sa terre, — en Turquie, en Portugal — et dans l’Inde. Dans tous ces pays, la terre et le travail sont à vil prix. Donnez-leur des manufactures, — mettez ainsi la population à même de combiner ses efforts, — et elle obtiendra et retiendra l’or ; et alors elle fera des routes, et les quantités de subsistances iront fermement en augmentant à mesure que le drap et le fer tomberont à bon marché ; et la terre et le travail gagneront alors du prix. La partie la plus nécessaire de l’outillage d’échange étant celle qui facilite le passage, de main en main, du travail et de ses produits, toute diminution de sa quantité se fait sentir dix fois plus sévèrement qu’une diminution du nombre des chemins de fer, des chariots et des navires ; et cela à cause de la somme énorme d’échanges qui s’effectuent de la main à la main, comparée à ceux qui se font entre hommes qui sont à distance les uns des autres. Néanmoins, des écrivains qui félicitent la nation sur ce qu’elle ajoute à sa marine, regardent avec indifférence un écoulement constant et croissant des métaux précieux, suivi d’une cessation de mouvement de la communauté qui promet, à la fin, d’être aussi complet que celui qui a eu lieu en 1842.
Il y a ainsi tendance constante au déclin de la valeur de l’or, comparé avec le travail et la terre, dans tous les pays où la quantité d’or augmente, et à une élévation de cette valeur dans ceux où il diminue. — Ce dernier fait se manifeste pleinement dans quelques-uns des anciens États du Sud. La cause de ce déclin est que de jour en jour, à mesure que les manufactures et l’agriculture s’améliorent, il se trouve là facilité constamment croissante d’obtenir plus de subsistances et plus d’outillage de culture ; et que la valeur du vieux stock ne peut excéder le coût de reproduction. Pour la même raison décline la valeur des vieilles routes et des vieux instruments. À chaque surcroît à leur nombre, il y a facilité accrue pour en obtenir de nouvelles et meilleures ; et la valeur de celles existantes ne peut jamais excéder celle du travail et de l’habileté nécessaires pour en produire d’autres de pouvoir égal. Il en est précisément de même avec la monnaie. Dans les premiers âges de la société, l’or et l’argent s’obtenaient des pauvres sols de l’Europe ; mais aujourd’hui — qu’il est fourni par les sols riches d’Asie, d’Amérique et d’Australie, — la quantité tend fermement à augmenter, avec accroissement constant du pouvoir d’association et combinaison. À chaque degré de progrès dans ce sens, la demande pour l’effort intellectuel et musculaire suit de plus près la consommation d’aliments et de vêtement à laquelle la production est due ; les produits bruts du sol, et le sol lui-même, augmentent de valeur-monnaie, tandis que les produits achevés nécessaires à l’usage et aux desseins de l’homme déclinent d’une manière aussi soutenue ; et l’homme lui-même gagne en intelligence, en bonheur et en liberté. Le fermier obtient plus de monnaie pour ses produits, tandis que le mineur obtient plus de drap et de fer pour son or. Entre les deux il y a donc parfaite harmonie d’intérêts, — tous deux ayant même avantage à ce qu’augmente la quantité de métaux précieux, le plus important de tous les instruments d’échange en usage parmi les hommes.
À quoi bon, peut-on demander, de nouveaux surcroîts d’or et d’argent, après qu’un pays aura obtenu le plein approvisionnement nécessaire pour la plus parfaite circulation de ses produits et des services des individus dont se compose la société ? Ne peut-il advenir que l’article surabonde ? Non, et par la raison que ces métaux se prêtent à des usages nombreux et importants. L’argent est meilleur que le fer pour une grande variété d’emplois. Passer au creuset de l’orfèvre ou sous le marteau du batteur d’or, c’est la destination finale de la masse des immenses produits de Sibérie, Californie, Australie ; et plus s’accroît le pouvoir de les employer dans les arts, plus doit s’activer le progrès de civilisation. Ce progrès croit avec l’accroissement de facilité d’association et de combinaison ; et celle-ci croît avec la facilité accrue d’obtenir cet instrument essentiel d’association. Le mineur d’or va ainsi se faisant toujours un marché pour son article, et plus il en fournit plus augmente la tendance à ce que décline le prix du drap, des montres, des machines à vapeur et des livres qu’il cherche à acheter. Pour s’assurer de l’exactitude du fait, il n’est besoin que de regarder à un demi-siècle en arrière, — et de remarquer l’augmentation immense dans la demande de vaisselle plate, et la substitution croissante de l’or à l’argent, naguère tellement employé. Il y a quarante ans, les montres d’or étaient l’exception, aujourd’hui l’on ne voit pas de montres d’argent. Il y a trente ans, un porte-crayon d’or était tout à fait une rareté ; aujourd’hui on les fabrique par millions. Il y a un quart de siècle, l’or, dans la reliure d’un livre, était un luxe extraordinaire ; aujourd’hui la reliure des livres emploie des tonnes d’or. Il en est ainsi partout, — l’or et l’argent entrant de plus en plus dans l’usage, à cause de la facilité accrue avec laquelle ils s’obtiennent ; tandis que tous les articles nécessaires pour les fins du mineur ont constamment baissé de prix. « Tout est désaccord, l’harmonie échappe à l’entendement, » nous assure-t-on, et plus nous étudions les lois de la nature, plus les preuves deviennent concluantes que l’harmonie existe.
L’usage des banks-notes tend cependant, nous dit-on, à amener l’expulsion de l’or. Le fait, s’il existait, serait en opposition à la loi générale en vertu de laquelle tous les articles tendent vers les lieux, et non pas des lieux où ils ont le plus haut degré d’utilité. Une banque est une machine pour donner utilité à la monnaie, en mettant À et B et C à même de se servir d’elle, alors que D, E et F, qui en sont les possesseurs, n’ont pas besoin de ses services. L’établissement de ces institutions, dans les villes d’Italie, de Hollande et d’autres pays, a toujours eu pour effet direct de faire affluer la monnaie vers ces villes, et par la raison que là son utilité est portée au plus haut degré. Même alors cependant il y avait des difficultés attachées au changement de propriété de la monnaie déposée à la banque ; — le propriétaire devait se présenter au comptoir, et écrire de là aux autres parties. Pour obvier à la difficulté, et augmenter l’utilité de la monnaie, on finit par autoriser ses propriétaires à tirer des mandats, dont ils purent transférer la propriété sans sortir de chez eux.
Restait cependant cette difficulté que — les particuliers n’étant pas généralement connus, — de tels mandats n’effectuaient d’ordinaire qu’un seul transfert, — avait-on de la monnaie à recevoir, on prenait possession de celle qui vous était transférée, après quoi, on avait à son tour à tirer un bon lorsqu’on désirait effectuer un autre changement de propriété. Pour obvier à l’inconvénient, on inventa des billets de circulation, ou billets au porteur au moyen desquels la propriété de la monnaie se transmet avec une rapidité telle, qu’une simple centaine de dollars passe de main en main cinquante fois en un jour — effectuant des échanges, peut-être pour plusieurs milliers de dollars et sans que les parties soient jamais tenues de consacrer un seul instant à la tâche de compter les espèces.Ce fut là une importante invention, et grâce à elle, l’utilité de la monnaie s’est tellement accrue qu’un simple millier de pièces peut faire plus de besogne, que sans elle on n’en ferait avec des centaines de mille.
Ceci, nous dit-on, détrône l’or et l’argent et conduit à leur exportation. La chose nous est affirmée positivement par ces modernes économistes politiques, qui regardent l’homme comme un animal qui veut être nourri et procréera, — et qui ne peut être amené à travailler que sous la pression d’une forte nécessité. S’ils avaient cependant songé rien qu’une fois, à l’homme réel, — l’être fait à l’image du Créateur, et capable de s’élever presque à l’infini, — peut-être seraient-ils arrivés à une conclusion très-différente. Les aspirations de cet homme sont infinies, et plus satisfaction leur est donnée, plus vite le nombre en augmente. Le misérable Hottentot ne se sert de route d’aucune sorte ; mais nous voyons le peuple éclairé et intelligent d’autres pays passer successivement du chemin vicinal à la route à péage et de là au chemin de fer ; et plus les communications existantes s’améliorent, plus augmente la soif d’amélioration nouvelle. Meilleures sont les écoles et les maisons, plus le désir s’avive d’instituteurs supérieurs, et de nouveaux surcroîts aux conforts de la demeure. Plus la circulation sociétaire se perfectionne, plus augmente la rémunération du travail et plus s’accroît le pouvoir d’acheter l’or et l’argent pour l’appliquer aux différents usages auxquels ils s’adaptent si admirablement et plus augmente la tendance à ce qu’ils coulent vers les lieux où la circulation est établie. La monnaie favorise la circulation sociétaire. Le mandat et la bank-note stimulent cette circulation — donnant par là valeur au travail et à la terre ; et partout où ces mandats et ces banks-notes sont le plus en usage, là s’établira le plus large et le plus constant afflux des métaux précieux.
Comme preuve qu’il en est ainsi, nous avons les faits que, depuis plus d’un siècle, les métaux précieux du monde ont tendu le plus vers la Grande-Bretagne, qui fait le plus usage de telles notes. L’usage en augmente rapidement en France, suivi d’un accroissement constant de l’afflux de l’or. De même en Allemagne où le courant aurifère s’établit avec tant de fermeté que les billets qui représentent la monnaie se substituent rapidement à ces morceaux de papier inconvertible qui ont si longtemps remplacé l’usage des espèces. D’où coule tout cet or ? Des pays où les emplois ne sont pas diversifiés, de ceux où il y a peu de pouvoir d’association et de combinaison, de ceux où le crédit n’existe pas, de ceux enfin qui ne font point usage de cet instrument qui accroît si fort l’utilité des métaux précieux et que nous désignons ordinairement sous le nom de bank-note, billet de banque. Les métaux précieux vont de Californie — de Mexique — du Pérou — du Brésil — de Turquie — et de Portugal — les pays où la propriété monétaire ne se transmet que par la remise effective de l’espèce elle-même. — À ceux où elle se transfère au moyen d’un bon ou billet, ils vont des plaines de Kansas où les billets ne sont point en usage, à New-York et à la Nouvelle-Angleterre où il y en a — de Sibérie à Saint-Pétersbourg — de l’embouchure des fleuves africains à Londres et à Liverpool — et des gisements de l’Australie aux villes d’Allemagne où la laine est chère et le drap à bon marché.
L’ensemble des faits manifestés dans le monde entier tend à prouver que tout article cherche le lieu où il a le plus haut degré d’utilité, et tous les faits qui se lient au mouvement des métaux précieux prouvent qu’ils ne font point exception à la règle. Les bank-notes augmentent l’utilité de ces métaux, et, par conséquent, les attirent et ne les repoussent pas. Néanmoins on voit les deux nations du monde qui prétendent le mieux comprendre les principes de commerce engagés dans une croisade contre les bank-notes ; et se flatter du vain espoir de donner ainsi à plusieurs pays plus de pouvoir d’attirer les produits des mines du Pérou et du Mexique, d’Australie et de Californie. En cela l’Angleterre suit l’exemple des États-Unis. — Les restrictions de sir Robert Peel étaient de date postérieure de quelques années à la déclaration de guerre contre les billets de circulation fulminée par le gouvernement américain.
C’est purement une absurdité, et elle a dû d’être adoptée par les États-Unis, à ce fait que leur système de politique tend à cette expulsion des métaux précieux, qui doit toujours résulter de l’exportation prolongée des produits bruts de la terre. L’administration qui adopta ce qu’on appelle le libre échange, fut la même qui inaugura le système de forcer la communauté à se servir d’or au lieu de billets, d’où ne tarda pas à résulter la disparition de la circulation de toute espèce quelconque. Depuis lors jusqu’à présent, le mot d’ordre du parti de l’Union a été : — « Guerre à mort contre les bank-notes. » Et, dans le but d’amener leur expulsion, différents États passèrent des lois, qui en interdisaient l’usage à moins qu’elles n’eussent une dimension trop grande pour entrer librement dans les transactions de la communauté. Comme il doit cependant infailliblement arriver, la tendance à perdre les métaux précieux a toujours été en raison directe de l’affaiblissement de leur utilité produit de la sorte. Une seule fois, dans le cours des vingt dernières années, il y a eu quelque excédant d’importation de ces métaux, et ce fut sous le tarif de 1842. La monnaie alors devint abondante et à bon marché, parce que la politique du pays visait à favoriser l’association et le développement de commerce. Aujourd’hui elle est rare et chère, parce que cette politique limite le pouvoir d’association et établit la suprématie du trafic[271]. Quelles sont les circonstances qui tendent à influer sur le taux pour l’usage de la monnaie, nous allons l’examiner.
CHAPITRE XXXII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
III. — Du prix a payer pour l’usage de la Monnaie.
À chaque accroissement de facilité de reproduction d’une utilité ou d’une chose, il y a diminution de la valeur de toutes les choses de même sorte existantes, suivie d’une diminution du prix qu’on peut obtenir en en cédant l’usage, — phénomène qui fournit des preuves concluantes d’une civilisation en progrès. La maison dont la construction, il y a un siècle, eût demandé mille journées de travail, peut être reproduite aujourd’hui en moins que moitié de ce temps, ce qui a eu pour conséquence que la valeur du travail en maisons s’est considérablement élevée, tandis que celle des maisons, mesurée par le travail, a beaucoup baissé. L’homme qui aujourd’hui désire occuper l’ancien bâtiment ne se guidera pas, pour la rente à payer, sur ce qu’il a coûté à produire, mais sur ce qu’il en coûterait pour le reproduire. Les travaux du présent tendent donc à acquérir pouvoir aux dépens des accumulations du passé.
Le prix à payer pour l’usage de la monnaie existante, tend de la même manière, à diminuer à mesure que, d’un siècle à l’autre, l’homme acquiert autorité croissante sur les services des grandes forces que le Créateur a destinées à son usage ; et c’est pourquoi dans tout pays qui avance il y a diminution graduelle du taux d’intérêt. C’est ainsi qu’à mesure que nous passons des régions à population clair-semée au-delà du Mississippi aux États à population dense de New-England, — le taux d’intérêt dans les premiers est entre 50 et 60 tandis que dans le dernier, le taux le plus haut et celui le plus bas est entre 5 et 20 %. Dans tous et dans chaque cas il diminue à mesure que nous approchons des États ou contrées qui importent des matières brutes, et où, par conséquent, la terre a un prix élevé, tandis qu’il augmente à mesure que nous passons vers ceux qui exportent ces matières et où, par conséquent, la terre est à bas prix. — Dans le premier de ces cas, la compensation du capitaliste pour cette réduction se trouve dans le fait que là où la terre est le plus haut et l’intérêt le plus bas, les utilités achevées sont au meilleur marché, — ce qui lui permet d’obtenir un haut degré de bien-être avec une petite somme de monnaie. — La perte qu’il subit dans le second cas se trouve dans le fait que là où la terre est au plus bas prix, les utilités achevées sont le plus cher, — car il faut beaucoup d’argent pour acheter habits, chapeaux, bottes et autres nécessités et convenances de la vie.
Le pouvoir d’acheter la monnaie et la tendance à diminution du taux d’intérêt, existe dans toute communauté en raison exacte de l’activité de circulation du travail et de ses produits. Plus l’approvisionnement existant est parfait et plus est haut son degré d’utilisation ; plus s’accélère la circulation et plus il y a tendance à accroissement d’aptitude pour des achats plus étendus. Moindre est l’approvisionnement et moindre est son degré d’utilisation, plus la circulation sociale est lente et plus il y a tendance à perdre ce qui avait été auparavant acheté. Dans un cas, le travail obtient pouvoir sur le capital et le taux d’intérêt tombe. Dans l’autre, le capital obtient autorité sur le travail et le taux d’intérêt monte. La première de ces classes de phénomènes s’obtient dans tous les pays qui se guident sur la France, — important des matières brutes et exportant les produits de leur sol sous la forme la plus parfaite. La seconde se trouve dans tous les pays qui suivent la direction indiquée par l’Angleterre, — exportant les produits bruts de la terre et les réimportant à l’état d’objets achevés, comme c’est le cas pour Irlande, Inde, Jamaïque, Portugal, Turquie, Mexique et tous les États de l’Amérique du Sud.
Comme une preuve de plus à l’appui, nous pouvons prendre les divers phénomènes présentés par les États-Unis, à mesure que leur politique a changé de temps à autre dans le dernier demi-siècle. Dans la période de libre-échange qui suivit la fin de la grande guerre européenne, la circulation avait complètement cessé, — le travail se perdait partout, — la production était faible, — la monnaie rare et à un taux élevé. Dans celle qui suivit l’acte passé en 1828, tout est différent, — la circulation est rapide, le travail demandé, la production est considérable, la monnaie à bas prix. Nouveau changement de scène : la production diminue tandis que la monnaie monte rapidement et devient à la longue tellement insaisissable que les banques suspendent, les États ne payent plus et le gouvernement fédéral fait faillite[272]. Réadoption de la politique de protection : la production augmente aussitôt, tandis que le taux d’intérêt tombe. Il est haut maintenant et par la raison que la production décline fermement et régulièrement dans son rapport à la population. Comme preuve, nous avons le fait que la consommation de subsistances, de vêtement, de fer est aujourd’hui dans un rapport moindre à la population qu’elle le fut il y a dix ans. Les faits du temps présent correspondent donc avec ceux observés en 1836. La monnaie alors était à haut prix, — les emprunts étrangers énormes, — et l’émigration vers l’ouest considérable. La spéculation régnait comme elle règne aujourd’hui ; mais le décroissement continuel de la production préparait la détresse et la ruine qui devinrent si universelles en 1842.
Que la prospérité réelle soit tout à fait incompatible avec un taux progressif de l’intérêt, c’est un fait prouvé à chaque chapitre de l’histoire du monde. Dans cette direction se trouvent la centralisation et l’esclavage ; et par la raison qu’une augmentation du prix à payer pour l’usage de la monnaie est preuve d’accroissement du pouvoir des accumulations du passé sur le travail du présent, — du capital sur le travail. Pour preuve nous avons le fait que dans une partie importante de l’Union, le sentiment en faveur de l’esclavage tient fermement pied à l’épuisement du sol par l’exportation de ses produits sous leur forme la plus rude, — à l’exportation des métaux précieux, — et à la hausse du prix de la monnaie.
On a souvent confondu monnaie avec numéraire et capital, ainsi l’on nous dit que l’intérêt est haut parce que « le capital est rare. » On serait cependant tout aussi en droit de dire que les rentes, les péages ou les frets sont hauts parce que le capital est rare. L’intérêt est toujours haut lorsque le numéraire, quelle qu’en soit la cause, est rare ; et le haut prix qu’on paye alors pour son usage cause une déduction sur les profits du négociant, sur les rentes des maisons et sur les frets des navires. Le possesseur de numéraire profite alors aux dépens des autres capitalistes. L’intérêt est la compensation payée pour l’usage de l’instrument appelé monnaie, et uniquement de cet instrument. Dans les pays où il est haut, le taux de profit l’est nécessairement aussi, parce que le prix payé pour l’usage de la monnaie qui est nécessaire, entre d’une manière aussi large dans le profit du négociant.
Les hauts profits des États-Unis de l’Ouest sont, dit-on, la cause du haut intérêt que l’on y paye ; mais là, comme partout, la moderne économie politique prend l’effet pour la cause. L’intérêt est haut parce que la monnaie, — la chose pour laquelle uniquement se paye l’intérêt, — est rare ; et parce que sa rareté permet à l’homme qui commande l’usage de l’instrument d’échange d’obtenir de larges profits en se plaçant entre le producteur, qui a besoin d’avances pour son grain, et le consommateur, qui a besoin de crédit sur son drap et son fer. Là où il est rare, la circulation est lente ; il y a déperdition considérable de pouvoir musculaire et intellectuel ; et l’homme qui peut alors commander l’usage de cet indispensable instrument, devient encore plus maître de celui qui désire s’en servir, que le transporteur lorsque les récoltes sont abondantes et que les navires sont rares. C’est une chose bien connue de tous mes lecteurs. C’est une chose également vraie pour ces pays qui abondent de capital de toute sorte, que pour ceux chez qui le capital existe à peine. La condition des classes ouvrières en Angleterre, en 1841, était déplorable au suprême degré, et pourtant subsistances, vêtements, navires, vaisseaux, routes, et toute autre chose, — sauf la monnaie, — se trouvaient en grande abondance. Capital est un mot qui répond à une très-large signification. Numéraire ou monnaie est un mot qui s’applique uniquement à l’instrument de l’échange de la main à la main.
Cette faute de confondre numéraire et capital se trouve dans un récent livre d’un des chefs de l’économie en France, qui regarde comme une erreur, « qui n’est que trop commune, de dire que : « l’argent est abondant, ou l’argent est rare, pour indiquer que l’homme industrieux qui cherche du capital a de la facilité ou de la peine à en obtenir. Quand l’agriculture se plaint que l’argent est rare, elle est la dupe de la métaphore en vertu de laquelle, dans le langage ordinaire, le capital est qualifié d’argent, uniquement parce que la monnaie, qui est d’argent, est la mesure du capital[273]. »
Selon lui, l’expression anglaise « money market, » marché de monnaie, devrait être remplacée par « marché de capital[274]. »
L’erreur, ici, semblera être du côté de l’économiste, et non de celui du fermier, à qui son expérience de chaque jour enseigne que lorsque la monnaie, — l’instrument au moyen duquel les échanges se font de la main à la main, — circule librement, sa prospérité s’accroît de jour en jour ; tandis que, lorsqu’elle est rare et circule lentement, sa prospérité disparaît. Ce n’est pas de capital dont il manque, mais de monnaie, — de l’instrument au moyen duquel les produits du travail et du capital sont tenus en mouvement, et sans lequel ils ne se peuvent mouvoir qu’à la manière des temps primitifs, où les peaux se troquaient contre les couteaux et le drap. Le capital actuel des États-Unis, en maisons, terres, fabriques, fourneaux, mines, navires, routes, canaux et autres propriétés semblables, s’est, dans les dix dernières années, par l’application de travail, augmenté de milliers de millions de dollars ; et pourtant nous voyons, dans toutes les directions, des routes à demi-achevées, et qui probablement ne le seront pas de sitôt, bien que les travailleurs soient en quête d’ouvrage, — que les usines s’arrêtent faute de demande pour leurs produits, — et que les entrepreneurs doivent couper court à leurs opérations, à cause de la difficulté qu’ils éprouvent d’obtenir les moyens de satisfaire à leurs échéances. D’où vient cela ? Ce n’est certainement pas d’une diminution du capital, car il est plus considérable qu’il n’a jamais été. Partout où vous jetez les yeux, vous voyez de nouvelles maisons, routes et fermes, et presque des États, créés depuis la date du dernier recensement, et le chiffre de population grossi de plusieurs millions. Capital et travail, les choses qu’il s’agit de mettre en mouvement ont augmenté ; mais à côté de cette augmentation, il y a eu exportation constante de l’instrument qui devait servir à produire le mouvement, — et les résultats, aujourd’hui, ne sont que ceux auxquels nous devions nous attendre d’une telle manière d’opérer. L’écoulement de monnaie a causé cet état de choses ; et, pour amener une suspension complète de mouvement, il suffirait uniquement que l’exportation des États atlantiques excédât annuellement du chiffre le plus insignifiant l’importation de la Californie. — Le faible capital nécessaire pour construire un chemin de fer ajoute des millions à la valeur des terres qu’il traverse, parce qu’il produit circulation rapide de leurs produits. Le très-faible capital nécessaire pour construire des usines et des fourneaux, donne valeur à la terre et au travail, parce qu’il crée circulation rapide parmi les produits du travail qui cherchent à s’échanger ; mais la très-minime quantité employée à entretenir l’instrument des échanges de la main à la main, produit des résultats plus grands mille fois, comparés à son montant.
Le capital des États-Unis était presque aussi grand en 1842 qu’il le fût en 1846, et plus grand qu’il l’avait été en 1834 ; et pourtant, dans l’une et l’autre de ces dernières années, la prospérité fut universelle, tandis qu’il y eut large détresse dans la première. De même pour la Grande-Bretagne, dont le capital, en 1847, était presque aussi considérable qu’il l’avait été en 1845, et pourtant la première année présente le tableau d’une détresse presque universelle, qui suit de près une autre année de haute prospérité. La différence, dans ces cas, s’explique par les faits qu’en 1834 et 1846, la monnaie afflua dans les États-Unis, — et par conséquent fut abondante et à bon marché, —de même qu’elle affluait en Grande-Bretagne en 1845, alors que là aussi elle fut à bon marché, tandis qu’en 1842 elle était rare et chère dans un pays, comme en 1847 elle était rare et chère dans l’autre, parce qu’il y avait efflux des deux pays. S’il était possible d’annoncer aujourd’hui, qu’en raison de quelque changement de politique, l’exportation de l’or s’arrêtera, et que la quantité, dans le pays, augmentera parce qu’on y retiendra la production de la Californie, — la monnaie aussitôt deviendrait abondante et à bon marché, — la circulation reprendrait, et la prospérité régnerait dans le pays ; et pourtant la différence, dans l’année qui suivrait, ne monterait pas au quart d’un pour cent de la valeur de la terre et du travail du pays. Le capital augmenterait d’une portion si faible, qu’elle serait à peine perceptible, et pourtant la valeur-monnaie, la valeur pour laquelle on pourrait l’échanger, — augmenterait de plusieurs centaines de millions. À présent tout stagne, et il y a peu de force. Il y aurait alors vie et mouvement, et la force produite serait considérable.
Ce n’est pas cependant dans la quantité de numéraire tenue dans un pays que nous chercherons le témoignage de sa prospérité, ou l’indication pour le taux d’intérêt, mais dans la vitesse avec laquelle il circule. Fermeté et régularité dans le mouvement sociétaire sont nécessaires pour produire confiance et accroître le mouvement et la force qui résultent de la confiance. L’or tenu par les banques, la population et le gouvernement des États-Unis dépasse, dit-on, 100.000.000 dollars, laquelle somme n’est tenue que depuis peu d’années ; mais — comme il n’y a point régularité dans le mouvement sociétaire[275], — le crédit en souffre beaucoup. Il en résulte que la circulation est lente et que le taux des intérêts s’est, depuis des années, élevé au point de resserrer la disposition à s’engager dans toute opération dont l’accomplissement veut du temps. Le capitaliste de monnaie en profite, parce qu’il obtient le double ou le triple du taux ordinaire d’intérêt ; mais ç’a été la ruine du mineur, du fondeur, du filateur de coton, du fabricant de drap.
La France a un stock considérable de métaux précieux ; toutefois la fréquence des révolutions a tendu très-fort à détruire cette confiance, qui est si essentielle pour produire vitesse de circulation. Le numéraire thésaurisé ne rend point service à la société. Comme on y thésaurise assez communément, le taux d’intérêt est élevé, en même temps que les salaires sont bas par suite des chômages fréquents et prolongés, et de la concurrence qui s’ensuit pour la vente du travail, — deux choses qui dans tout pays existent en raison directe du déficit dans l’approvisionnement de l’instrument de circulation. Dans ce pays, — qui possède peu d’institutions locales pour fournir quelque substitut — ce qu’il existe de monnaie métallique en circulation est en très grande partie absorbée par les demandes pour le payement des impôts, et a été d’abord recueilli dans les départements, puis transmis à Paris, d’où il trouve lentement sa voie pour retourner au lieu d’où il est venu. Le numéraire est donc rare, la combinaison d’action est limitée, et il ne se produit que peu de mouvement. Un éminent économiste français indique comment, avec une faible quantité de monnaie, on pourrait mettre un terme à ces suspensions d’activité.
« D’un côté, voici un mécanicien, un forgeron, un charron dont les ateliers chôment, non peut-être faute de matières à mettre en œuvre, mais faute de commandes pour leurs produits. Ailleurs pourtant, voilà des fabricants qui ont besoin de machines, des cultivateurs qui ont besoin d’instruments de labour. Pourquoi ne délivrent-ils pas ces commandes que le mécanicien, le forgeron et le charron attendent ? C’est qu’il faudrait payer en argent, et cet argent, ils ne l’ont pas en ce moment. Cependant ils ont, eux aussi, dans leurs magasins, dans leurs greniers, des produits à vendre, dont bien des gens pourraient s’accommoder. Que ne les donnent-ils en échange ? C’est que l’échange direct n’est pas possible : il faudrait vendre d’abord ; et comme ils exigent eux-mêmes un payement en argent, ils ne trouvent que difficilement des acheteurs. Voilà donc le travail suspendu des deux parts. C’est dans une situation semblable que la production languit et que la société végète, avec tous les éléments possibles d’activité et de prospérité. »
« Il y aurait cependant un moyen de lever cette difficulté. Si le mécanicien, le forgeron et le charron refusent de livrer leurs produits autrement que contre de l’argent comptant ; ce n’est peut-être pas qu’ils se défient de la solvabilité future du cultivateur ou du fabricant, c’est qu’ils ne sont pas en mesure de faire des avances, qui appauvriraient leur capital et les mettraient bientôt hors d’état de travailler. Que chacun donc, en délivrant sa marchandise, puisqu’il a confiance dans la solvabilité future de celui qui la demande, exige seulement, au lieu d’argent comptant, un billet dont il se servira à son tour près de ses fournisseurs. À cette condition, la circulation se rétablira et le travail aussi. Oui : mais il faut être sûr pour cela que les billets acceptés en payement seront reçus dans le commerce ; autrement on rentre toujours dans le cas d’une simple avance à découvert. Or, cette certitude, ou n£ l’a pas : on refuse donc de prendre des billets, non parce qu’on en suspecte la validité, mais parce qu’on doute de la validité du placement. Une banque intervient et dit : « Vous, mécanicien, délivrez vos machines ; vous, forgeron, vos instruments ; vous, cultivateur, vos matières brutes ; vous, fabricant, vos articles manufacturés ; acceptez en toute assurance des billets payables à terme, pourvu que vous ayez confiance dans la moralité des débiteurs. Tous ces billets, je m’en charge ; je les reprendrai à mon compte, jusqu’au jour de l’échéance, et vous délivrerai en échange d’autres billets signés par moi, et que vous serez sûr de faire accepter partout. Alors toute difficulté cesse. Les ventes s’opèrent ; les marchandises circulent, la production s’anime ; il n’y a plus ni matière, ni instruments, ni produits d’aucune sorte qui demeurent un seul instant inoccupés[276]. »
Il n’y a là aucun changement dans la quantité de capital possédé par la communauté ; et pourtant on voit que ses membres passent d’un état d’apathie et d’improductivité à un état d’activité et de productivité, — qui permet à chaque homme de vendre son travail — et de recevoir en échange les utilités nécessaires pour la consommation de sa femme et de sa famille, qui auparavant semblaient souffrir faute des nécessités communes de la vie. Qu’était-ce cependant qui donnait valeur à ces billets, et d’où vient qu’ils circulaient avec une facilité tellement supérieure à celle des billets du forgeron et du fermier ? De ce qu’il existe dans la communauté une confiance qui se tient derrière une pile de monnaie suffisante pour racheter chaque billet à présentation et au porteur. Sans l’existence d’une telle croyance, elles eussent cessé de circuler dès qu’on eût vu s’établir un écoulement d’or, — produisant diminution continue de la quantité possédée par la banque, jusqu’à ce qu’enfin un simple billet présenté eût trouvé la caisse fermée. Dès lors leur circulation s’arrêterait, le mouvement serait de nouveau suspendu, et le forgeron, le mécanicien, le charron se désoleraient à côté d’outils qu’ils échangeraient volontiers pour des subsistances et des vêtements ; tandis que le fermier et le manufacturier souffriraient de la difficulté d’obtenir outillage pour une production meilleure de subsistances et de vêtements. La monnaie est à la société ce que le combustible est à la locomotive et l’aliment à l’homme, — la cause de mouvement d’où résulte la force. Retirez le combustible, et les éléments dont l’eau se compose cessent de se mouvoir, et la machine s’arrête. La privation d’aliments amène pour l’homme la paralysie et la mort ; et c’est précisément l’effet du déficit de la quantité nécessaire de monnaie, — laquelle est le producteur de mouvement parmi les éléments dont se compose la société. Lors donc que le fermier se plaint que la monnaie est rare, et que l’ouvrier, l’artisan, le fabricant répètent la même plainte, ils sont dans le vrai. C’est de monnaie dont il est besoin, et leur sens commun ne les trompe en aucune manière. Dans tout pays du monde, on éprouve plaisir au son de l’or et de l’argent, qui arrivent parce que s’associent à eux les idées d’activité et d’énergie, tandis qu’au contraire on s’alarme et s’attriste de leur départ, — car il s’y associe des idées de tristesse, d’inactivité, de souffrance et de mort. De là vient que, chez presque toutes les nations en Europe, on a rendu des lois ayant pour objet d’interdire l’exportation d’espèces hors du royaume. L’intention était bonne. — Les faiseurs de lois ne se trompaient que sur le moyen propre pour y répondre. Il leur eût fallu, pour attirer la monnaie, donner à leurs sujets assez de paix, de sécurité, de soulagement d’impôts, pour leur permettre d’approprier plus de leur travail à l’accumulation d’outillage propre à faciliter la production des articles avec lesquels la monnaie se pût acheter. — La monnaie est du capital ; mais le capital n’est pas nécessairement de la monnaie. L’homme qui négocie un emprunt obtient de la monnaie pour laquelle il paye intérêt ; celui qui emprunte l’usage d’une maison paye une rente ; celui qui loue un navire paye un fret ; et il y a stricte convenance à maintenir l’expression « marché de monnaie,» au lieu d’adopter celle de « marché de capital », qu’on propose de lui substituer.
Le mouvement décrit dans la citation ci-dessus provient, comme l’a lu le lecteur, de la substitution de bank-notes aux billets des individus, et l'on nous affirme cependant que l’usage de bank-notes tend à l’expulsion des métaux précieux. Comme c’est l’inverse qui a lieu, — la monnaie tendant toujours vers les pays où existe cette confiance qui induit les hommes à accepter le transfert de propriété en espèces, s’opérant au moyen de billets de circulation — nous avons tous les avantages suggérés par M. Coquelin, sans qu’ils soient accompagnés des inconvénients qui ont été signalés. Tous les articles veulent chercher la place où ils ont leur plus haut degré d’utilité ; et c’est pour plus qu’aucun autre article le fait de tous les métaux précieux. Comme une centaine de mille livres, grâce à l’usage de ces billets, peut faire la besogne qui, sans eux, aurait exigé un demi-million, ils ont toujours eu pour effet d’abaisser le taux d’intérêt pour l’usage de la monnaie au grand avantage de celui qui a besoin de l’emprunter — et en même temps d’accroître la production et de diminuer le coût des articles nécessaires à l’usage du possesseur de l’or au grand avantage de tous deux. C’est là ce qu’on observe aujourd’hui à la fois en France et en Allemagne. Dans le premier pays, les bank-notes ne sont entrées que récemment en usage, mais l’importation de l’or augmente avec l’extension du crédit et le déclin du taux d’intérêt. Dans l’autre, l’habitude d’association et l’extension du crédit vont croissant rapidement, à l’aide du Zollverein, ou l’Union douanière établie en vue de rapprocher entre eux le producteur de subsistances et de laine, et les consommateurs de subsistances de drap et de fer. Ç’a été par cet accroissement du degré d’utilité dans les métaux qu’il y a eu une diminution de leur valeur — la facilité accrue de les acheter en produisant à bon marché des subsistances et des articles achevés, donnant accroissement de pouvoir de les appliquer à différents usages dans les arts. Il en est ainsi de tous les autres articles, à mesure que les machines à vapeur améliorées nous permettent d’obtenir de la même quantité de houille une plus large somme de pouvoir ; le degré d’utilité de la houille augmente, mais sa valeur décline à cause de la facilité accrue d’obtenir plus de houille et plus de fer pour construire d’autres machines. À mesure que la vieille route acquiert un plus haut degré d’utilité, par l’usage accru qu’en fait une population croissante, sa valeur décline à cause de la facilité croissante d’obtenir de nouvelles et meilleures routes. L’utilité, nous l’avons déjà vu, est la mesure du pouvoir de l’homme sur la nature, tandis que la valeur est le pouvoir de la nature sur l’homme — le pouvoir des obstacles à vaincre avant d’acquérir un objet, ce dernier pouvoir décline à mesure que l’autre grandit. À chaque surcroît de richesse résultant de l’association et combinaison, il y a accroissement du pouvoir de soumettre à la culture les riches sols, et à chaque degré de progrès dans ce sens, la valeur du travail s’élève tandis que diminue d’autant celle des pauvres sols originels. C’est aussi le cas, pour les métaux précieux ; leur valeur décline partout à mesure que s’accroît leur degré d’utilité en quelques pays et en quelque temps qu’on les thésaurise, ils perdent leur utilité, et le taux d’intérêt s’élève. Pour réduire ce taux, il n’est besoin uniquement que de les appliquer à leur usage propre, — celui de favoriser ces échanges de services qui constitue le commerce de l’homme avec son semblable.
Avec l’augmentation de la quantité de monnaie, il y a partout ferme tendance à l’égalisation du prix payé par le pauvre et parle riche pour les services de ce grand instrument d’association. Il y a un siècle, les fonds anglais 3 % étaient plus haut qu’ils ne sont aujourd’hui, et le taux d’intérêt pour ces valeurs était très bas ; mais le taux d’intérêt que payaient les particuliers peu riches était beaucoup plus élevé. De même en France, alors que le gouvernement empruntait à 5 % ; le petit commerce de détail sur les halles de Paris payait à la semaine un intérêt de presque 75 %. C’est de même aussi aux États-Unis. L’homme riche trouve à emprunter à 10 ou 12 %, mais le petit fabricant a peine à emprunter à tout prix ; tandis que le pauvre travailleur s’estime heureux d’obtenir crédit même à cent pour cent. Partout et en tout temps où la monnaie est rare et le crédit en souffrance, règne une grande inégalité. Dès cependant qu’elle redevient abondante, les prix à payer pour son usage tendent graduellement à se niveler — le petit opérateur, s’il a bonne réputation d’exactitude, trouve à emprunter à un taux à peu près, sinon tout à fait aussi bas que son opulent voisin. Avec l’accroissement de richesse, n’importe sous quelle forme, il y a une tendance à l’égalité, qui se manifeste par une augmentation constante de la quote part du travailleur et de l’artisan et une diminution correspondante de celle retenue par le propriétaire foncier ou autre capitaliste, — mais dans aucune des opérations de la vie cette tendance n’est aussi fréquente et aussi clairement manifestée que dans les transactions qui se lient à l’usage de la monnaie — celui de tous les instruments d’échange à l’usage de l’homme, qui rend la plus grande somme de service et au moindre coût.
À chaque surcroît de la quantité de monnaie, il y a aussi diminution de la charge imposée par le capital préexistant. Il est à la connaissance de tout lecteur de ce volume que les hypothèques deviennent de plus en plus lourdes à mesure que la monnaie devient plus rare ; et qu’à mesure que sa quantité augmente il y a diminution du fardeau de l’hypothèque, à la fois quant au payement d’intérêt et quant à l’acquittement du principal. Dans le premier cas, si le mouvement se prolonge un temps suffisant, il a pour résultat la vente forcée de la propriété obérée, comme on l’a vu sur une si vaste échelle dans ce pays en 1842, et comme on l’a vu tout récemment en Irlande. Les riches s’enrichissent davantage tandis que les pauvres sont ruinés. Chaque pas vers l’accroissement de facilité d’obtenir la monnaie est donc de nature égalisante.
De plus, à chaque surcroît d’abondance de monnaie, les taxes deviennent moins accablantes pour ceux qui les payent et moins profitables pour ceux qui les reçoivent, sauf, en tant qu’une augmentation de la production des articles nécessaires à leur consommation peut les dédommager de l’abaissement de valeur de l’article en lequel leurs salaires sont payés. Les hommes à revenu fixé — soit soldats, juges, généraux ou souverains — perdent aujourd’hui par la substitution de l’or qui est à meilleur marché, à l’argent qui est plus cher ; mais le fermier, le travailleur et les autres payeurs de taxes du pays profitent ; et là encore nous avons une preuve de la tendance fortement égalisant d’un accroissement du pouvoir de l’homme, sur ces grands dépôts des seuls articles qui puissent servir avantageusement au transfert de la propriété de la main à la main.
Que telle soit la tendance des facilités grandement accrues d’obtenir ces métaux précieux, nous le voyons clairement par ces hommes d’Europe, qui tirent leurs moyens d’existence du trésor public, — de rentes en argent, — ou d’intérêts ; nous le voyons aussi par les ingénieux efforts, en France et en Hollande, pour exclure l’or de la circulation. Ce dernier pays ayant une dette publique immense, et les hommes qui s’adressent au trésor pour des dividendes étant nombreux et puissants, leur désir naturel a été d’être payés en argent, comme le métal de la plus grande valeur ; tandis que les payeurs de taxes auraient préféré payer en or, comme le métal ayant le moins de valeur. Les premiers l’ont emporté, et l’or a été formellement exclu de la circulation. Dans l’Inde aussi, l’or a été expulsé, — la Compagnie ayant préféré recueillir ses taxes en l’article le plus cher. En France, jusqu’ici, la tentative a échoué. Taxes, rentes et intérêts, montant à un chiffre énorme, ceux qui les reçoivent sont à la fois nombreux et puissants. Les recettes annuelles et les déboursements du trésor montant à 1.700.000.000 francs, tandis que la dette hypothécaire monte presque à la moitié, et que les rentes de maisons et de terres peuvent aller encore plus haut, nous avons un total de plus de 3.000.000.000 francs, à recueillir d’abord en monnaie, et puis à rediviser parmi les membres les plus influents de la société, — tous désireux de recevoir le plus cher des métaux précieux, au grand préjudice de ceux qui payent les taxes et de ceux qui ont besoin de payer pour l’usage de la monnaie.
L’abondance de l’or étant de tendance égalisante, ils voudraient répudier ce métal ; et pourtant le préjudice retomberait en définitive sur eux-mêmes. Une telle mesure ne pourrait manquer d’accroître considérablement la tendance, en ce pays, vers l’état de choses si bien décrit dans l’excellent petit livre de M. Coquelin, — l’état de fréquents chômages du travail, résultant de la difficulté de trouver acheteur pour ses produits, laquelle est partout une conséquence d’un déficit dans l’instrument de circulation. Ailleurs il rappelle à ses lecteurs l’adage français : « Le difficile n’est pas de produire, c’est de vendre. » Sans prendre cette assertion trop à la lettre, il dit qu’il est impossible de n’en pas reconnaître la vérité relative. « Assurément, continue-t-il, si la difficulté de vendre n’arrêtait pas les producteurs, ils seraient en mesure de porter l’émission de leurs produits bien au-delà de ses limites actuelles. Pas un sur dix ne produit tout ce qu’il peut. Pour tous, la grande question, c’est moins de produire que d’écouler leurs produits. » De là vient qu’il se trouve forcé de décrire la condition de l’ouvrier français « comme misérable. » — La difficulté, cependant, ne se borne pas à eux. Le malaise qui résulte de cet état de choses est général, et s’étend à toutes les classes de la société[277].
Le capital en travail et en terre existe, mais il est besoin d’une circulation qu’on ne peut obtenir qu’à l’aide d’une quantité suffisante de l’instrument qui sert aux échanges de la main à la main. « Ce qui manque réellement chez le cultivateur, dit M. Coquelin, ce n’est pas le capital, mais la faculté de le payer. Voilà le capital dont il a besoin. Tous ces outils, tout ce bétail, toutes ces semences lui seraient singulièrement utiles pour sa culture, et il en tirerait un admirable parti dans l’avenir ; mais les moyens actuels de se les procurer lui font faute, et il se voit contraint de renoncer aux avantages qu’il en pourrait tirer. » — « En supposant, comme il ajoute, que le crédit lui donne cette faculté de payer, tout aussitôt il distribue ses commandes ; alors aussi le charron, le forgeron, l’éleveur de bétail, le fabricant d’engrais se mettent à l’œuvre, et en peu de temps le capital agricole abonde dans le pays. »
Afin cependant que ce crédit puisse exister, il faut une base sur laquelle il puisse reposer, et cette base n’est rien autre chose que la monnaie. — Chaque individu qui accepte un billet ne le fait que parce qu’il croit pouvoir, quand il le voudra, le changer en monnaie. Le pouvoir d’établir cette base en France doit s’accroître à chaque pas, tendant à diminuer le poids des taxes et de l’intérêt, comme c’est le cas pour le pas qui substitue l’or à l’argent dans les payements à ceux qui touchent intérêt sur les actions de banques, hypothèques et dettes publiques. Chaque accroissement de la facilité de faire ces payements est, nous l’avons dit, de nature égalisante, et c’est pourquoi l’aristocratie monétaire de France a manifesté une si vive anxiété de borner la circulation exclusivement au métal le plus cher, — l’argent. Ce qui est remarquable cependant, c’est que, au nombre de ceux qui semblent le mieux apprécier « les maux, » comme ils disent, qui doivent résulter d’un surcroît de la quantité et d’une diminution de la valeur de la monnaie, et insistent le plus vivement pour des lois interdisant l’emploi facultatif de l’or dans les diverses transactions, se trouvent les partisans en chef du système connu sous le nom de libre échange, et les principaux opposants à toute intervention gouvernementale dans les opérations individuelles des membres de la société[278].
L’importance d’une communauté, parmi les nations du monde, augmente avec le déclin du prix à payer pour l’usage du numéraire, ou le taux d’intérêt. Ce déclin est toujours une conséquence de l’influx et du degré accru d’utilisation des métaux précieux. Cet influx a lieu dans tous les pays qui adoptent la recommandation d’Adam Smith, en plaçant le producteur du grain à côté du producteur de laine, — ce qui les met à même d’exporter leurs produits sous la forme la plus achevée. Dans tous ces pays le crédit augmente, le commerce devient plus rapide ; l’intelligence va se développant, la terre acquiert valeur, l’homme acquiert pouvoir sur la nature, et grandit en bonheur et en liberté ; — les travaux du présent acquièrent constamment plus d’empire sur les accumulations du passé.
L’importance d’une communauté décline avec l’augmentation du taux d’intérêt. Cette augmentation résulte de l’efflux des métaux précieux ou de l’existence d’incertitude et de non sécurité qui conduit à les thésauriser, et par là diminuer leur utilité. Cet efflux a lieu dans tous les pays qui rejettent la recommandation d’Adam Smith, — refusant de placer le consommateur à côté du producteur, et les forçant d’exporter leurs produits sous la forme la plus brute. — Dans tous ces pays, le crédit décline, — le commerce déchoit, — les facultés humaines restent à l’état latent, et non développées ; — la terre s’épuise et perd valeur, — et l’homme devient de plus en plus esclave de la nature et de son semblable, — les accumulations du passé acquérant la grande autorité sur les travaux du présent.
Avec le déclin du taux d’intérêt les prix des produits bruts tendent à s’élever, tandis que ceux des produits achevés tendent à baisser. Ce rapprochement est suivi d’un accroissement d’individualité de la communauté, — la nécessité d’aller aux marchés étrangers avec les produits bruts diminuant d’année en année, et le pouvoir d’acheter les produits des pays étrangers, — y compris l’or, — augmentant d’une manière aussi soutenue, avec un accroissement constant dans le degré de commerce. Avec ce rapprochement a lieu infailliblement une diminution constante dans la proportion des produits de la ferme, nécessaire pour payer les gens employés à l’œuvre de transport et de conversion, et une diminution tout aussi continue du nombre proportionnel d’individus ainsi employés, comparé à la communauté entière. Les faits jusqu’ici présentés par nous prouvent que cette diminution s’opère en France et dans les États du nord de l’Europe. Le blé a monté si fermement en Russie que c’est à peine si ses exportations ont pris le moindre accroissement. L’Allemagne, qui fut jadis le grand exportateur de blé, laine et chiffons, n’exporte plus aujourd’hui que très-peu du premier article et pour les autres sa consommation est devenue telle, qu’elle absorbe non-seulement toute sa production propre, mais doit tirer des autres pays. Il en est ainsi de la Suède et du Danemark, pays qui tous deux importent beaucoup de matières premières de vêtements, pour les combiner avec les subsistances de production domestique, — se mettant ainsi en mesure d’obtenir des approvisionnements d’or.
L’inverse se voit dans tous les pays où le taux d’intérêt va s’élevant, — Irlande, Inde, Turquie, Portugal et États-Unis. De toutes les nations civilisées du monde, ces derniers sont les seuls attachés à la poursuite d’une politique qui cause un déclin continu des prix des matières brutes,—produisant ainsi nécessité constante d’exportation des métaux précieux. Il en résulte que dans les trente-sept années puis ont précédé la guerre de Crimée, le prix de la farine a été en baisse ferme, et que d’une moyenne de 11.60 dollars où il s’était maintenu dans les années de 1810 à 1815, il est tombé à une moyenne de 4.67 dollars dans celles de 1850 à 1852, — que le coton est tombé à un peu plus que le tiers qu’il commandait autrefois, — que le tabac a diminué au moins de moitié, — et qu’aujourd’hui ces articles dépendent des chances et des vicissitudes des marchés étrangers plus qu’à aucune autre époque précédente.
La politique de la France et du nord de l’Europe tend à élever le fermier et à augmenter la valeur de la terre. Celle des États-Unis vise à déprimer le fermier et à détruire la valeur de la terre. L’une tend à réduire le taux d’intérêt, l’autre à le faire monter. D’où suit que tandis que, dans l’une, nous voyons s’augmenter la croyance en l’idée que les hommes sont nés pour la liberté, nous voyons dans l’autre un développement parallèle de l’idée que de ceux qui travaillent sont à bon droit réduits à l’esclavage.
Les pays d’Europe où l’or est en afflux et où le prix à payer pour l’usage de la monnaie a tendance à baisser, ont tous adopté le système protecteur introduit en France par Colbert et qui s’y est maintenu jusqu’à cette heure. Cette protection fut spécialement introduite comme une mesure de résistance à la politique d’Angleterre, dénoncée par Adam Smith, — et qui a pour objet d’avilir les produits bruts de la terre tout en maintenant les prix des produits achevés en lesquels ils sont convertis. Plus il y a d’écart entre eux, plus grande est la marge pour le profit du négociant. Plus il y a rapprochement, plus ce profit se resserre. Dans la partie nord de l’Europe continentale les prix vont se rapprochant, et à chaque pas dans ce sens, il y a un surcroît de concurrence pour l’achat des produits bruts de la terre et pour la vente des produits manufacturés, avec diminution constante dans la part du négociant. La France et l’Allemagne font concurrence aujourd’hui à la Grande-Bretagne sur les marchés du monde pour l’achat de la laine, du coton et des chiffons, et pour la vente des cotonnades, des draperies et du papier. Suède, Danemark, Russie et Belgique marchent dans le même sens, — le résultat général se manifestant par le fait que le surcroît de consommation des contrées protégées d’Europe, dans les quinze années dernières, fait une demande pour plus que la moitié du surcroît de l’offre américaine.
Plus les prix des matières premières et des produits achevés se rapprochent, moindre est la part du négociant. Ces prix se rapprochent dans la plus grande partie de l’Europe continentale ; et l’on en voit les conséquences dans le pouvoir décroissant de la Grande-Bretagne, de commander la disposition finale des articles qu’elle reçoit des pays qui consomment ses objets manufacturés, — lesquels représentent uniquement la production brute qu’elle a importée, et non en aucune manière ce qu’elle a produit elle-même’. Sucre, café, thé, fruits, bois de charpente et autres articles, elle les peut retenir ; mais l’or s’échappe de ses mains. La quantité d’espèces sortie de la Monnaie d’Angleterre, dans les six années de 1846 à 1853 a été d’environ 32.500.000 liv. sterl., et de cette somme énorme plus des trois quarts sont sortis de 1851 à 1853. Depuis lors presque toute la production de Californie a été à l’Europe. Il s’y est joint la quantité considérable d’or fourni par l’Australie ; et pourtant, bien que le tout à peu près ait été d’abord à l’Angleterre, la quantité de lingots aujourd’hui tenue par la banque est moindre de plusieurs millions qu’elle l’était avant la découverte de ces grands dépôts qui se déversent aujourd’hui sur le monde ; tandis que le taux déterminé d’intérêt s’est beaucoup élevé.
La politique des États-Unis, — totalement différente de celle du nord de l’Europe, — est celle d’acquiescement à un système basé sur l’idée d’avilir les produits de la ferme et de la plantation. Nonobstant un surcroît, dans la dernière décade, de près de huit millions d’âmes à la population, le chiffre actuel des individus engagés dans les principales branches de manufacture dépasse à peine celui de 1847. Tout le monde étant donc conduit au labeur de tirer son entretien de la culture de la terre ou des professions du négoce, il en résulte que l’agriculture ne fait que très-peu de progrès, — que la terre s’épuise de plus en plus d’année en année, — que son rendement diminue, — que la quantité totale de subsistances exportées ne monte pas en moyenne annuelle à un simple dollar par tête, — que la production totale de l’immense superficie du sol engagé dans la production du coton n’équivaut qu’au triple de la production d’œufs en France, — que les prix ont été en baisse continue durant presque quarante années, — que les articles manufacturés sont à un prix exorbitant, — que presque tout l’or de la Californie doit s’expédier au dehors, — et que le prix de la monnaie se maintient d’année en année à un taux plus élevé que chez aucune autre nation civilisée du monde.
De tous les instruments dont l’homme fait usage il n’en est pas qui rende autant proportionnellement à ce qu’il coûte que l’instrument au moyen duquel il effectue les échanges de la main à la main, — aucun dont les mouvements d’entrée et de sortie n’éclairent si bien sur l’accroissement ou sur l’affaiblissement du pouvoir producteur de la communauté — aucun, par conséquent, qui fournisse à l’homme d’État un si excellent baromètre pour juger comment ses mesures opèrent. C’est néanmoins celui de tous, dont les mouvements ont été regardés comme les moins dignes d’attention par les modernes économistes politiques. Plusieurs nous ont même enseigné que l’unique effet d’un surcroît d’un article, dont la possession excite tellement la sollicitude de l’humanité entière, est que, au lieu d’avoir à compter cent, deux cents ou trois cents pièces, il nous en faudra compter trois cents, six cents ou neuf cents ; et que, par conséquent, il y a économie à être forcé d’accomplir l’œuvre d’échange avec la plus petite quantité de l’instrument qui peut seul servir à cet effet. Tous les enseignements des économistes modernes sur ce sujet sont en contradiction directe avec ceux du sens commun de l’humanité, et comme il advient d’ordinaire, ce qui est suggéré à tous les hommes à la fois, par le sentiment de leurs propres intérêts, est beaucoup plus juste que ce qui est enseigné par des philosophes prétendant découvrir dans le for intérieur de leur intelligence les lois qui régissent l’homme et la matière — et refusant d’étudier les mouvements de la population dont ils sont entourés.
Le sauvage, dénué du moindre savoir, trouve dans les inondations et les tremblements de terre, la preuve la plus concluante du prodigieux pouvoir de la nature. Le savant la trouve dans le mécanisme magnifique, bien qu’invisible, au moyen duquel les eaux de l’Océan sont journellement élevées pour redescendre en rosées rafraîchissantes et en pluies d’été. Il la trouve aussi dans cette perspiration insensible, qui entraîne au dehors presque toute la quantité d’aliments absorbée par les hommes et les animaux. Il la voit encore dans le travail de petits animaux invisibles à l’œil nu, à qui nous devons la création d’îles élaborées avec les détritus terreux qui ont été entraînés des montagnes à la mer et déposés dans son sein. L’étude de ces faits le conduit à conclure que c’est dans l’opération minutieuse et à peine perceptible des lois physiques, que se trouve la plus haute preuve du pouvoir de la nature, et la plus grande somme de force.Il en est de même dans le monde social[279]. Pour le sauvage, dénué de savoir, le navire présente la plus haute expression de l’idée de commerce. Le pur trafiquant la trouve dans le transport de cargaisons considérables, composées de coton, de blé ou de charpente, et dans des traites tirées pour des dix mille dollars, ou livres sterling. Celui qui étudie la science sociale la voit dans l’exercice d’un pouvoir d’association et de combinaison, résultant du développement des diverses facultés humaines, et mettant chaque membre de la société à même d’échanger ses journées, ses heures et ses minutes contre des utilités et des choses à la production desquelles ont été appliquées les journées, les heures, les minutes des différents individus avec qui il est associé. Pour ce commerce il y a nécessité de pièces d’un pence, de six pences, d’un shilling ; et il trouve en elles des esclaves obéissants, dont les opérations sont à celles du navire dans le même rapport de proportion que le petit madrépore l’est à l’éléphant[280].
C’est au moyen de la combinaison d’efforts que l’homme avance en civilisation. L’association met en activité tous les divers pouvoirs, tant intellectuels que musculaires, des êtres dont la société se compose, et l’individualité s’accroît avec l’accroissement du pouvoir de combinaison. C’est ce pouvoir qui permet à la majorité qui est faible, de lutter avec succès contre les quelques riches et puissants et c’est pourquoi les hommes gagnent en liberté à chaque surcroît de richesse et de population. Pour les mettre à même de s’associer, il est besoin d’un instrument au moyen duquel la série de composition, décomposition et recomposition des diverses forces puisse s’effectuer vite, si bien que tandis que tous s’unissent pour produire l’effet désiré, chacun puisse avoir sa part des bénéfices qui en résultent. Cet instrument fut fourni dans ces métaux, presque les seuls à remplir cette condition, que, semblable à Minerve sortie toute armée du cerveau de Jupiter, ils se présentent tout prêts — ne demandant ni travail, ni altération pour être appropriés au grand œuvre qu’ils doivent accomplir, celui de mettre les hommes à même de combiner leurs efforts pour se rendre dignes d’occuper ; à la tète de la création, le poste auquel ils sont destinés. De tous les instruments à la disposition de l’homme, il n’en est point qui tende à développer l’individualité d’une part et de l’autre, l’association à un aussi haut degré que l’or et l’argent — proprement appelés pour cette raison les MÉTAUX PRÉCIEUX.
CHAPITRE XXXIII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
IV. — Du négoce de monnaie.
La seule utilité pour laquelle il y ait demande universelle est la monnaie. Allez n’importe où, vous rencontrerez foule d’individus en quête d’utilités nécessaires pour la satisfaction de leurs besoins ; mais la nature des demandes diffère beaucoup. L’un veut des subsistances, un autre des vêtements, un troisième des livres, des journaux, des soieries, des satins, des maisons, du bétail, des chevaux ou des navires. La foule entière désire des aliments, mais celui-ci veut du poisson, cet autre dédaigne le poisson et veut de la viande. Offrez des vêtements à celui qui est en quête de navires, vous le trouverez pourvu. Placez devant celui qui est en quête de soieries, de satin, ou d’actions de chemin de fer, le plus beau lot de bétail, nous ne le déciderez pas à l’acheter. La femme élégante n’acceptera point de pantalons, tandis que celui qui en porte regardera la pantoufle féminine comme n’ayant nulle valeur. Chez tous ces gens néanmoins, vous n’en trouverez pas un seul qui refuse de donner travail, soin, habileté, maisons, actions, terres, chevaux ou toute autre utilité quelconque en échange contre de la monnaie — pourvu que la quantité offerte dans l’échange lui semble suffisante.
Il en est ainsi de par le monde entier. Le pauvre Africain cherche avec sollicitude la parcelle d’or dans la masse de sable, le Lapon, et le misérable Patagonien — qui sont presque aux antipodes l’un de l’autre, — ont cette similitude qu’ils sont prêts à tout instant à échanger leur travail et ses produits pour l’un ou l’autre de ces métaux. — Chacun d’eux attache à leur possession une plus haute valeur que n’y en attache le plus pauvre mendiant des rues de Paris ou de Londres ; et par la raison que les obstacles qui se trouvent sur la voie de leur reproduction, tout grands qu’ils soient pour le dernier, le sont encore bien davantage pour les deux autres.
Il en a été ainsi de tout temps. Les marchands Madianites achètent Joseph pour tant de pièces d’argent. Rome est rachetée de Brennus pour tant d’or. L’or de Macédoine achète les services de Démosthène ; et trente pièces d’argent payent la trahison de Judas. C’est l’or d’Espagne qui sert à Annibal à passer les Alpes ; comme l’or des colonies américaines-espagnoles a servi à la France à conquérir un si grand territoire du nord de l’Afrique. Les souverains de l’Orient amassent des monceaux d’or en prévision d’accidents à venir ; et les ministres des finances dans l’Occident se réjouissent quand leurs budgets leur présentent un bel approvisionnement de métaux précieux. Tandis qu’il en est autrement, — lorsque, par suite d’une guerre ou d’autres circonstances, il y a déficit dans les revenus : — les plus hauts dignitaires font alors leur cour aux Rothschild et aux Baring, qui font autorité pour la fourniture de numéraire. De même, s’il s’agit de construire des chemins de fer ou des paquebots, fermiers et entrepreneurs, propriétaires et actionnaires s’adressent, chapeau bas, aux Crésus de Paris et de Londres, attendant avec anxiété une bonne réponse, et désireux de se rendre favorable l’homme qui a puissance, au prix de n’importe quel sacrifice.
De toutes les substances dont se compose la terre, il n’en est point d’aussi universellement acceptables que l’or et l’argent. Pourquoi ? Parce qu’ils ont des qualités distinctives qui les mettent en connexion directe avec les qualités distinctives de l’homme, — en facilitant l’extension d’association, et poussant au développement d’individualité. Ils sont les instruments indispensables de société ou commerce. Aussi voyons-nous que la classe qui vit en vertu de l’exercice de ses pouvoirs d’appropriation, s’est emparée d’eux comme fournissant le plus efficace de tous les instruments de taxation.
Dans le premier âge de société, lorsque les hommes, pauvres et disséminés, sont forcés de se borner à la culture des sols les moins fertiles, la quantité de numéraire en usage, — toute insignifiante qu’elle soit, — est en proportion considérable à la somme de commerce entretenue. Dans les monts Altaï, une once d’argent suffit pour acheter deux cent cinquante livres de bœuf, ou cent livres de beurre ; et dans les Pampas de Buenos-Ayres, ce qu’on peut acheter de chevaux avec une once d’or se compte par des milliers. L’Hindou vend son mois de travail pour une roupie ; et lorsqu’il a eu la chance d’obtenir une pièce d’or, il l’enveloppe avec soin dans l’espoir de n’avoir jamais l’occasion de la remettre en lumière. Le misérable Lapon enfouit son trésor dans la terre et meurt, — sans avoir confié son secret à personne. En pareil cas, l’utilité du numéraire est faible, mais sa valeur est très-grande. Avec l’accroissement de population et l’accroissement qui s’ensuit du pouvoir d’association, la première s’élève, mais la seconde tombe, et cela en raison d’une diminution constante du coût de reproduction, résultat du surcroît de richesse et de pouvoir de l’homme. À chaque degré du progrès, la quantité d’argent nécessaire est en proportion décroissante au commerce auquel elle doit servir, comme on le voit en comparant la petite quantité qu’on emploie à Londres, Paris, Philadelphie ou New-York, pour effectuer des échanges, qui comptent journellement par millions, avec le commerce borné qui se trouve au Pérou ou dans l’Inde, où —la société étant languissante — chaque échange se doit accompagner de la livraison des espèces nécessaires à son accomplissement. À mesure que vous augmentez la vitesse de l’eau, il en faut moins pour produire un effet donné, et il en est exactement de même pour la monnaie. Là, comme dans toute la nature, la vitesse accélérée du mouvement s’accompagne d’une proportion moindre de la matière employée pour l’effet produit.
La centralisation, tant politique que trafiquante, tend à diminuer le mouvement avec augmentation constante de la proportion de numéraire nécessaire et diminution de l’effet — le progrès dans ce sens emporte une communauté vers un état de choses qui ressemble à la barbarie des établissements primitifs. Plus le montant des taxes nécessaires est considérable, plus considérable aussi sera la quantité de numéraire constamment en route vers la trésorerie, et plus il s’écoulera de temps avant qu’elle revienne, — si jamais elle revient — au lieu d’où elle est partie. Plus la distance est grande entre le fermier et l’artisan, plus nombreuses seront les mains par lesquelles la production passe ; il y a là, à chaque pas, accroissement de demande de monnaie pour l’acquittement de frets, commissions et autres charges, et pour l’achat et le rachat de la production elle-même. Chaque surcroît de taxation, et chaque surcroît de la nécessité d’effectuer des changements de lieu tend à diminuer le pouvoir de cultiver des sols de qualité supérieure, et à diminuer la production, — en même temps qu’il exige un surcroît de monnaie et élève constamment la proportion de son montant à celui du commerce.
La décentralisation, ou l’établissement de centres d’action, tend, au contraire, en même temps qu’elle augmente le montant du commerce, à diminuer la quantité nécessaire de monnaie, et à diminuer sa valeur, — tandis qu’elle accroît son utilité. Plus la localisation se perfectionne, moindre sera la proportion de monnaie au montant du commerce, et plus s’accroîtra la facilité d’appliquer les métaux précieux aux divers usages pour lesquels ils furent destinés.
Plus le pouvoir d’association se perfectionne, et plus l’individualité va se développant ; moindre sera la quantité de monnaie nécessaire pour acquitter les taxes ; — moins il faudra de temps pour qu’elle rentre dans la circulation, — et moindre sera la quantité nécessaire pour payer frais et charges, et pour effectuer achats et rachats.
Moins il faut de monnaie pour effectuer les échanges, plus l’accroissement de commerce sera rapide, et plus s’accroîtra la facilité pour soumettre à la charrue les sols de qualité supérieure, avec augmentation constante de la production.
La proportion de la monnaie au commerce, tend donc à décliner avec accroissement constant du pouvoir du commerce, pour commander l’usage du grand instrument dont les services sont si nécessaires.
À chaque degré de progrès dans ce sens, il y a tendance accrue vers la fermeté de valeur. Les fluctuations, dans tous les nouveaux établissements, sont, on le sait, excessives. Aujourd’hui, une pièce d’or d’un certain poids payera un baril de farine ; demain et dans un mois, il faudra deux de ces pièces ; et puis, à la fin d’un autre mois, un baril de la même dimension n’obtiendra qu’un peu plus que le coût de transport[281]. Aujourd’hui la monnaie se loue à 8 ou 10 % ; demain elle commandera 40, 50 ou 60 %.
La tendance de l’or et de l’argent, à la fermeté de valeur, est leur grand titre à servir d’étalons auxquels rapporter la valeur des autres utilités ; et là où le négoce de monnaie est libre d’intervention, ils sont presque aussi parfaits pour ce service, qu’un bâton d’une aune comme mesure de longueur, ou qu’un boisseau comme mesure de capacité. La masse totale de blé, de coton et de sucre, sur le marché, chaque année, étant consommée dans l’année, un manque de récolte peut causer un changement de cinquante, ou même de cent pour cent dans le prix ; tandis que la quantité d’or et d’argent en permanence sur le marché étant des centaines de fois plus forte que ce qui s’en consomme en une année, un déficit complet de la récolte d’un an n’affecterait pas d’1 % le prix.
Néanmoins, les interventions, dans le commerce de monnaie, ont toujours été tellement nombreuses, que, de toutes les choses, c’est la plus sujette à une altération soudaine dans l’offre et la valeur. C’est une aune dont la longueur change perpétuellement, — un litre qui contient parfois trois quarts de litre, d’autres fois six, ou même douze. Pourquoi ? Nous allons le chercher.
§ 5. — La monnaie étant l’instrument indispensable de société, les gouvernements ont toujours gardé la haute main sur son service, comme fournissant la plus productive de toutes les machines de taxation. Phénomènes que présente l’histoire de la Grèce et de Rome.
La centralisation donnant puissance à la classe qui vit en vertu du pouvoir d’appropriation, — le soldat et le négociant, — chaque accroissement de cette classe est suivie d’un surcroît de taxes à lever. Les articles choisis comme sujets de taxation sont toujours ceux de nécessité absolue, — sel, sucre, tabac, et autres choses d’un usage universel. De toutes, cependant, il n’en est pas une aussi indispensable au mouvement sociétaire que la monnaie. Aussi voyons-nous si généralement que les gouvernements en ont pris le maniement pour l’exercer au profit public, ou à quelque profit particulier.
Avec l’accroissement du pouvoir de centralisation dans l’État d’Athènes, nous remarquons accroissement constant de la valeur de la monnaie comparée à celle de l’homme, et accroissement du nombre et de la rapacité des vendeurs de monnaie. Dans plusieurs des républiques et des villes sujettes, les métaux précieux deviennent si rares, qu’il faut recourir à des monnaies de cuivre et de fer, qui circulent à un taux bien au-dessus de leur valeur réelle. Plus tard, la monnaie disparaît presque complètement, — la terre étant alors cultivée par des esclaves, à qui l’usage de l’instrument d’association est complètement refusé.
À mesure que la civilisation grandit à Rome, l’as tombe, par degrés, d’une livre à une demi-once, et le denier d’argent de 153 grains à 184 ; tandis que l’aureus d’or, du temps d’Auguste, qui pesait 147 grains, n’en pèse plus, sous Galba, que 137. Comme ces changements avaient eu pour objet de favoriser les intérêts de la minorité qui dirigeait la marche du gouvernement, ils furent suivis d’un accroissement constant de l’inégalité des conditions et de la valeur des métaux précieux, comparée à celle du travail. Il s’y joignit une élévation du taux chargé, comme intérêt, pour l’usage du peu de monnaie qui circulait parmi un peuple, aux besoins quotidiens duquel il était pourvu par des distributions quotidiennes du trésor public. Brutus, recevant 4 % par mois, est un fait historique ; mais tout exorbitant que fût ce taux, le taux, dans les opérations inférieures de la cité impériale a dû être plus du triple. Plus les gens sont pauvres, et plus fort est toujours le taux d’intérêt. Ce qui explique comment les fortunes colossales s’accumulèrent si vite à une époque où il y avait tant de paupérisme.
§ 6. — Fabrication de monnaie par les monarques européens. Le résultat est de diminuer son utilité et d’augmenter sa valeur. Il s’ensuit déclin de la valeur de l’homme.
Pour trouver la falsification des monnaies portée à son plus haut point, il nous faut étudier l’histoire de date moins ancienne. Philippe le Bel, en France, changea la monnaie treize fois dans le cours d’une année, et plus de cent fois pendant son règne, — le but de chaque changement étant toujours de dépouiller ceux qui avaient besoin de se servir de la monnaie. On faisait rentrer les pièces ayant poids pour y en substituer de légères, et puis celles-ci étaient discréditées, — ceux qui, aujourd’hui, avaient accepté une pièce pour plus, devaient s’en départir demain pour moins que sa valeur réelle. Louis X, Charles IV, Philippe V et Philippe VI, et leurs successeurs, suivirent son exemple ; et, même aussi tard que sous le règne de Louis XVI, nous voyons le directeur de la Monnaie reprocher à ses subordonnés de donner aux pièces un poids tel qu’il empêche le roi « d’y trouver son propre profit. Un fait qui montre l’énorme taxation prélevée par cette constante manœuvre pratiquée sur la circulation monétaire, c’est qu’à la Révolution il aurait fallu soixante six livres pour représenter la quantité d’argent qui, dans l’origine, avait été contenue dans une.
Ce mode de procéder amenait nécessairement la thésaurisation de la monnaie, — ce qui détruisait son utilité, tandis que sa valeur augmentait. Plus qu’aucun autre pays en Europe, la France s’est distinguée par les exactions de ses vendeurs de monnaie, tous gens dont les opérations tendaient à accroître l’empire des accumulations du passé sur les travailleurs du présent. De là vint qu’il n’exista que si peu de crédit, — que le taux, pour l’usage de la monnaie, a été si régulièrement exorbitant, — et qu’une hideuse misère fut la compagne de tant de magnificences. Centralisation, splendeur, pauvreté et faiblesse, sont compagnes intimes ; — c’est un fait dont la vérité est attestée à chaque page de l’histoire, et surtout dans les pages qui racontent l’histoire de France et l’histoire d’Espagne ; dans le dernier de ces pays, l’altération graduelle de la monnaie continue jusqu’en 1786.
Telle fut aussi la marche des affaires en Écosse : — la monnaie du royaume y subit falsification telle que la livre d’Écosse ne représente aujourd’hui que le trente-sixième de son poids originel.
Jusqu’à l’époque d’Édouard III, la livre anglaise contint une pleine livre d’argent d’un certain titre bien constaté. La poursuite de la gloire et des guerres incessantes forcèrent cependant ce monarque à adopter des procédés frauduleux pareils à ceux que pratiquaient depuis si longtemps ses voisins de l’autre côté du canal, et une fois commencée, la pratique se continua jusqu’à ce qu’au bout de deux siècles, la livre eût perdu deux tiers de son poids primitif. Moins belliqueux que ceux de France, les monarques d’Angleterre se trouvèrent moins souvent réduits à la désagréable nécessité d’altérer la monnaie comme moyen de dépouiller leurs sujets, en même temps que ceux-ci, — jouissant de plus de liberté, — étaient moins disposés à se soumettre à de telles exactions.
La monnaie étant à la société ce que l’aliment est au corps, — la cause de mouvement, — la vitesse de circulation est aussi nécessaire dans l’une que dans l’autre ; et plus elle est grande, plus est parfait le pouvoir d’association, et plus est certain le progrès. Pour qu’il y eût vitesse de circulation, il était indispensable qu’il y eût fermeté de valeur. La centralisation arrêtait le mouvement, pour que la taxation pût être accrue. Plus de fois on parvenait à faire que la monnaie de France passât dans le trésor de Philippe le Bel et en ressortit, et plus il avait d’occasions fournies de mettre en action le principe du trafiquant, d’acheter l’argent au meilleur marché et de le vendre le plus cher.
Ce fut cet état de choses qui conduisit à la création de la banque d’Amsterdam, la première institution de ce genre de quelque importance, établie exclusivement pour favoriser le commerce, — celles précédentes de Venise et de Gênes étant plutôt consacrées au maniement des affaires de l’État qu’à celle des particuliers. Elle, au contraire, s’attacha entièrement à la garde fidèle de la monnaie confiée en dépôt, — en garantissant aux propriétaires que des quantités équivalentes de métaux précieux seraient toujours tenues à leur disposition. Pour le fidèle accomplissement de ses devoirs, les États généraux de Hollande donnèrent sécurité à la face du monde ; en conséquence de quoi, la banque devint aussitôt le centre du monde monétaire, — faisant de la ville où elle fut établie le principal marché européen pour les métaux précieux. La monnaie sortit des cachettes particulières et reçut utilité ; mais, avec le surcroît de quantité sur le marché, sa valeur tendit à baisser, au grand avantage de la terre et du travail. Hambourg, Nuremberg et Rotterdam s’empressant de suivre le bon exemple, les pays arrosés par le Rhin, le Weser et l’Elbe se trouvèrent ainsi pourvus de places de dépôt sûres pour la monnaie, et de facilités de l’échanger libre de la taxation des souverains de France et d’Allemagne.
Le procédé tout entier était une mesure de résistance au pouvoir arbitraire. Le monde en fut redevable à l’action de petites communautés indépendantes, chez lesquelles était largement développé ce principe d’association qui accompagne toujours la diversification d’emplois et le développement de la faculté individuelle. Nulle part en Europe, les tendances dans ce sens n’étaient aussi prononcées qu’en Hollande et dans les pays adjacents, alors les sièges manufacturiers du monde. Les matières premières étant à haut prix, tandis que les produits fabriqués étaient à bon marché, les premières affluaient fermement à mesure que s’écoulaient les derniers. Le travail étant ainsi partout économisé, le capital grossissait très-vite, — facilitant la culture des sols de qualité supérieure, et mettant leurs occupants à même d’en tirer des tonnes de subsistances, tandis qu’en Angleterre, les rendements qu’obtenait le travail se mesuraient par boisseaux seulement. C’était le lieu propre où organiser la résistance à un système qui donnait aux rois et aux princes pouvoir absolu sur le plus important de tous les instruments de société.
Comme ce n’était là encore, cependant, que de simples banques de dépôt, — tout l’accroissement de circulation qui en résultait se bornait à sécurité accrue et facilité plus grande de transport. Une fois placée là, la monnaie y eût pu rester des siècles, tout aussi inutile à la communauté que si elle eût été enfouie dans une cave à moins que le propriétaire n’eût volonté de s’en servir. Au degré suivant, nous rencontrons les banques d’escompte. Pour comprendre leur effet sur la circulation, supposons que tous ceux qui ont de la monnaie dans les caves d’Amsterdam ont été induits à avoir volonté de s’en servir d’une manière qui leur soit profitable, et, dans ce but, à avoir accepté des certificats de stock, capital d’établissement, — changeant ainsi leur situation de créanciers de l’institution pour en devenir propriétaires. L’effet instantané serait de diminuer la circulation de tout le montant de capital, représenté par la quantité de monnaie pour laquelle les dépositaires renoncent à leur pouvoir de transfert ou d’usage quelconque. Cependant la banque se trouvant investie du pouvoir auquel ils ont renoncé, le volume de la circulation est rétabli à l’instant où elle accepte d’autres personnes leurs effets, pour un montant égal, en échange des mêmes sommes inscrites au crédit sur ses livres.
Le montant apparent de circulation serait à présent restauré ; de plus, le montant réel serait matériellement augmenté, et par la raison que le tout a passé dans les mains des hommes d’entreprise, qui payent intérêt pour son usage, et sont soucieux d’obtenir non-seulement cet intérêt, mais aussi un profit, comme compensation de leurs services. Avant cela, beaucoup de numéraire était nécessairement possédé par de petits capitalistes ou des capitalistes lointains, — à qui leur position sociale ou la distance permettait mal de juger du caractère des sécurités qui pouvaient être offertes, et qui, par conséquent, préféraient le laisser à la banque inactif et sans produire. Combinant maintenant avec des hommes d’un savoir varié, qui habitent la ville où le numéraire est placé, ils obtiennent sécurité, — chacun des directeurs étant engagé à supporter sa part de la perte qui peut advenir, et par conséquent intéressé directement à voir que le numéraire soit sûrement placé. Cet autre pas du progrès accompli, il en résulte accroissement du degré d’utilité dans la monnaie et diminution de sa valeur, — avec décroissance constante de la proportion avec le commerce qu’il entretient, et du taux d’intérêt.
§ 9. — Les opérations des banques d’escompte vont s’élargissant.
Jusqu’ici, comme on voit, la banque a négocié sur son capital seulement, ne faisant simplement que passer au crédit de particuliers les espèces ou le lingot placés dans ses caves par les différents propriétaires du stock. Si elle s’en tenait là, les dividendes sur son stock seraient au-dessous du taux ordinaire d’intérêt, puisqu’elle ne bénéficierait que de l’escompte sur ceux à qui elle a prêté le capital, et qu’elle a de grands frais d’administration. Toutefois, l’expérience apprend aux directeurs que, bien que tous les individus qui ont emprunté leur monnaie aient l’intention de s’en servir, la volonté ne leur en vient pas à tous, à la fois, au même instant, — A, B et C, ayant des sommes considérables à leur crédit le jour où D et E et F désirent emprunter davantage, et ceux-ci à leur tour ayant de la monnaie en excès le jour où les premiers ont besoin d’emprunter ; — et que de fait, bien que tout leur capital produise intérêt, il en reste constamment une grande quantité dans les caves. Sur quoi, il est pour eux évident qu’ils peuvent parfaitement, sans compromettre leur propre sécurité, ni celle de ceux avec qui ils traitent, prêter moitié de la somme qui est ordinairement dans leurs mains — étendant leurs affaires à un quart, ou un tiers au-delà du capital actuel, et de la sorte obtenant un surcroît d’intérêt suffisant pour payer les dépenses de l’établissement et faire face aux pertes accidentelles. Il y aura avantage pour leurs clients, parce que cela permettra à la banque de les exonérer de la commission prélevée d’ordinaire pour garder leur monnaie, la transférer ou faire leurs payements. Il y aura avantage pour la communauté, parce que cela augmentera l’utilité du stock de monnaie et activera le mouvement sociétaire, avec tendance croissante à un accroissement ultérieur et accéléré de l’approvisionnement de métaux précieux, et à un abaissement du taux d’intérêt.
Maintenant de quoi se compose la circulation ? Tout homme qui a de la monnaie en poche ou en caisse et aussi tout homme qui a un crédit inscrit à la banque — aura faculté d’acheter aussi bien avec l’un qu’avec l’autre. La circulation alors se composera de la monnaie qui circule, et des débets de la banque à ses clients, ce qu’on appelle généralement les dépôts — dont le montant s’est accru par l’opération que nous venons d’indiquer, jusqu’au point précis d’extension où ces débets dépassent la monnaie qu’elle a coutume de garder dans ses caves, en vue de faire face aux demandes que peuvent tirer sur elle ceux envers qui elle est débitrice.
Des dernières années du dix-septième siècle, date l’origine de l’établissement monétaire dont l’influence a dépassé ce que le monde ait encore vu, la banque d’Angleterre — autorisée à recevoir des dépôts, à faire des escomptes, à émettre des billets de circulation au moyen desquels la propriété individuelle qu’elle a dans ses mains peut se transférer sans même qu’on ait à prendre la peine de passer à la banque, ou de tirer un mandat, comme il le fallait faire dans les autres banques — précédemment fondées. Il y eut là une grande amélioration tendant à augmenter l’utilité de la monnaie, à diminuer sa valeur et à abaisser beaucoup le taux à demander, comme intérêt, pour son usage. La banque à peine établie, cependant, nous voyons les propriétaires obtenir une loi, portant que quiconque désirait placer de la monnaie en dépôt serait limité dans son choix entre de simples particuliers d’une part, ou leur grande banque de l’autre. Comme la banque d’Amsterdam, elle dut fournir le plus haut degré de sécurité, et l’objet de la loi fut d’empêcher d’appliquer le principe d’association à former tout autre établissement qui le pût fournir aussi — en forçant ainsi en réalité tous ceux qui cherchaient sécurité, à s’adresser à une seule banque. La centralisation ainsi établie en matière de négoce de monnaie, comme elle l’avait été pour le négoce avec le Levant, les Indes Orientales et d’autres pays, une simple corporation assume l’autorité entière d’une circulation, à administrer au bénéfice de quelques particuliers intéressés dans son stock.
De capital travaillant elle n’en a point ; —le montant tout entier, 1.200.000 liv. st., ayant déjà été versé au gouvernement et dépensé par le gouvernement qui en paye l’usage par une certaine redevance annuelle. Tout son négoce est basé sur la propriété d’autrui dans ses mains, placée là par ceux qui désirent sûre garde pour leurs fonds ou par ceux qui se servent de ses billets, et c’est très généralement le cas.
Comme plus elle a de débets, plus elle a pouvoir de prêter, et plus s’élèvent ses dividendes, un intérêt s’est produit à l’instant en antagonisme avec celui de la société dans laquelle elle fonctionne. Tout ce qui tend à diminuer la sécurité ailleurs, tend à augmenter la nécessité de recourir à un grand établissement qui ne donne point d’intérêt à ses créanciers. Il y a plus, tout ce qui tend à diminuer la facilité d’association, tend également à augmenter la difficulté de trouver des modes satisfaisants de placement, — et par là s’accroît la quantité de monnaie qui gît improductive pour ses propriétaires, dans les caves de la banque pour être employée ou non, au choix des directeurs et pour le profit de la banque seule. Si ceux-ci ont vouloir d’en user, ils ont pouvoir d’augmenter le volume de la circulation. — Cela fait, ils peuvent, par un autre exercice de leur vouloir, retirer cette quantité et par là produire ces oscillations dont notre époque a vu tant d’exemples — les crises financières étant devenues si fréquentes qu’on s’y attend à des périodes certaines et courtes, qui ont presque la régularité des changements de saison.
Pour édifier ceux qui n’ont pas suivi l’opération d’une extension, il convient de montrer ici comment cela se pratique. Supposons d’abord une situation d’affaires où chaque chose est au pair, — la monnaie s’obtient sur bons effets à un taux convenable d’escompte et sur hypothèques au taux ordinaire d’intérêt ; tandis que ceux qui ont moyens disponibles trouvent à obtenir de bons placements qui leur donnent le taux ordinaire de profit. — L’offre journalière de monnaie et de valeurs se balance. Dans cette situation des affaires, les directeurs de la banque, — sachant qu’il y aura avantage à augmenter leurs placements, jusqu’à la somme d’un autre million, — achètent pour cette somme des bons de l’échiquier ou d’autres valeurs. À l’instant l’équilibre est rompu, — une demande de valeurs s’étant produite en excès sur l’offre ordinaire. Les prix montent, — quelque infortuné capitaliste est tenté de vendre — dans l’espoir qu’il y aura demande moindre le lendemain et qu’alors les prix tomberont, ce qui lui permettra de racheter à un prix inférieur. À la fin du jour ses valeurs ou autres titres sont devenus la propriété de la banque — lui et les autres qui se sont unis pour fournir le million désiré sont inscrits au crédit sur ses livres pour la somme entière. Son argent n’étant plus placé, il se présente le lendemain sur le marché comme acquéreur ; mais malheureusement pour lui, il y retrouve la banque qui se présente dans la même capacité. La première tentative a donné de très heureux résultats, — les dépôts de la banque ont augmenté et à la fois ses placements. Ce succès l’enhardissant à répéter l’opération, elle achète un autre million avec le même résultat. La banque obtient les valeurs et les propriétaires reçoivent crédit sur ses livres ; et plus elle contracte ainsi de dettes, plus on lui suppose de moyens à sa disposition. Au second million, les prix ont encore monté, au troisième ils montent de plus belle et de la sorte à chaque million qui succède. La monnaie semble surabonder parce que les heureux possesseurs de ces millions de valeurs sont en quête de placements avantageux ; tandis que la surabondance réelle consiste uniquement en débets contractés par la banque. Les prix progressant de jour en jour, et le surcroît rapide de fortune engendrant l’esprit de spéculation, on crée de nouveaux stocks dans le but d’employer l’énorme montant du surcroît de numéraire. On projette de nouveaux chemins de fer, on prend des engagements considérables — car on entrevoit une prospérité sans bornes. Des hommes qui devraient être à cultiver du blé sont mis à détruire les vieilles routes qui feront place aux nouvelles, ou à bâtir des palais pour les fortunés spéculateurs. On a donné des ordres immenses pour le fer, la brique, la charpente, les prix s’élèvent rapidement et l’Angleterre devient une bonne place pour vendre, mais une mauvaise pour acheter. Les importations augmentent et les exportations diminuent. Le lingot sort, la banque est forcée de vendre les valeurs. La baisse des prix vient paralyser les affaires. Les routes à demi faites ne se peuvent achever. Des gens, par dizaines de mille, s’aperçoivent que leur propriété a disparu, et la banque — échappée avec difficulté à la ruine qui est son œuvre — se réjouit du résultat de ses opérations et se prépare à recommencer à la première occasion. C’est là l’histoire de 1815, 25, 36, 39 et 47, toutes époques auxquelles la banque — ayant fabriqué « des dépôts » en monopolisant des valeurs — est tombée dans l’erreur de croire que l’accroissement de sa propre dette, était l’indice d’un surcroît actuel de monnaie. Chaque fois que cet établissement achète une valeur — qui est toujours le représentant de quelque placement déjà existant — l’individu de qui elle achète voudra sans nul doute user des moyens mis à sa disposition, pour créer quelque nouvelle espèce de placement — personne ne permettant volontiers à son capital de rester oisif et stérile. Si cet achat se fait avec la monnaie des autres, l’effet inévitable sera d’élever les prix et de stimuler le dernier possesseur de la valeur acquise à redoubler d’activité pour se pourvoir d’un nouveau placement. Cela fait, il demandera, soit directement, soit indirectement, payement en espèces, et alors il faudra se départir de la valeur pour pourvoir aux moyens de payement. Les prix doivent alors tomber parce que le créditeur de la banque s’est efforcé de trouver emploi pour un capital qui n’a point d’existence réelle sous toute autre forme que celle d’un chemin de fer, d’un canal ou quelque autre travail public, ou d’une dette déjà créée et non susceptible d’être employée à créer d’autres routes et canaux ; et de la sorte tandis que la partie en dehors de la banque, a cherché à placer ses fonds, la banque elle-même a acquis l’évidence qu’ils sont déjà placés et qu’on tire intérêt pour leur usage. La double action ainsi produite a pour conséquence infaillible l’enflure et la spéculation qui seront nécessairement suivis de panique et de ruine.
Nous n’avons donné ce rapide aperçu que pour montrer les effets naturels et infaillibles d’accorder à des particuliers, un monopole d’autorité sur les mouvements du grand instrument, dont l’approvisionnement convenable est si indispensable au mouvement régulier et suivi de la machine sociale À propos de Philippe le Bel, changeant à plusieurs reprises le poids de la monnaie à l’usage de ses sujets, il est de mode aujourd’hui de flétrir de pareils procédés par la censure la plus énergique ; et pourtant les difficultés qui en résultent sont insignifiantes, comparées à l’effet d’extensions et de contractions comme celles dont nous parlons. Les changements du monarque affectaient les marchands et le peuple de Paris et de quelques villes et cités ; mais quant à la grande masse des échanges du royaume, ils n’étaient nullement sentis, — le travail à cette époque se donnant généralement pour la nourriture et le vêtement, comme aujourd’hui dans les États-Unis du Sud, au Brésil et à Cuba. Aujourd’hui néanmoins le cas est très-différent, — la société au mouvement lent du temps des Valois ayant fait place à la société au mouvement rapide du temps des Bourbons et et des Bonaparte, avec un pouvoir correspondant pour le bien et pour le mal. Bien dirigés, la locomotive et son train peuvent accomplir plus de bien que le cheval et le chariot auquel il est attelé ; mais mal dirigés, le passage à la destruction est beaucoup plus certain.
Une banque est un instrument de grand pouvoir, soit pour le bien, soit pour le mal. Bien dirigée elle tend à produire régularité de mouvement et certitude de résultat ; et c’est alors que les facultés latentes de l’homme se développent, — que l’agriculture passe à l’état de science, — que le commerce augmente, — et que les hommes gagnent en liberté. Mal dirigée, elle tend à produire l’irrégularité de mouvement, — stimulant par là le penchant que l’homme a pour le jeu, et le reportant à cet état de barbarie où il devient de plus en plus l’esclave de la nature et de son semblable.
Le fait que ces derniers effets se soient produits est depuis longtemps évident, et quelques économistes en ayant vu la cause dans le pouvoir d’émettre des billets de circulation, on a essayé d’y porter remède sous forme de restrictions de l’exercice de ce pouvoir. Loin cependant d’obtenir par là l’effet désiré, cette instabilité s’est accrue à chaque restriction plus forte, comme l’a prouvé toute l’expérience de la Grande-Bretagne et des États-Unis. — Les oscillations dans la valeur de la monnaie, depuis qu’a été rendue dans un pays la loi de Robert Peel, et que dans l’autre on a adopté la politique du général Jakson, ont été plus fortes qu’on ne les avait jamais vues en temps de paix.
Il en devait arriver ainsi, et par la raison que la politique des deux est directement contraire à tout ce que, raisonnant à priori, nous attendrions devoir être vrai ; et à tout ce que, à posteriori, nous trouvons avoir été vrai. Tous les articles tendent à se mouvoir vers les lieux où ils reçoivent le plus haut degré d’utilité. C’est là une proposition simple dont la vérité est prouvée par toute l’expérience. Le billet de circulation donne au porteur un droit de propriété sur une certaine somme qui gît dans les caves d’une banque, — en même temps qu’il lui donne pouvoir de changer à volonté la propriété y incluse, et sans la plus légère dépense de travail. Il en est de même aussi avec l’établissement d’un lieu de dépôt sûr pour la monnaie dont la propriété peut se changer au moyen de mandats. Le billet au porteur et le mandat augmentent le degré d’utilité des métaux précieux ; et c’est pourquoi la monnaie tend à couler vers les places où billets et mandats sont le plus en usage, — passant dans l’Amérique, des États du Sud et de l’Ouest vers les États du Nord et de l’Ouest, et de l’Amérique vers l’Angleterre, le pays où la facilité de transfert a toujours été la plus complète.
Tels sont les effets d’un surcroît d’utilité introduit dans la monnaie. Quand toutefois le règlement de la circulation est placé dans les mains de particuliers, et que leurs profits grossissent par l’adoption de mesures qui détruisent la stabilité et la régularité, c’est directement l’inverse de cela qui se voit. Par des extensions impropres de leurs opérations, ils diminuent l’utilité de la monnaie dans les mains de son possesseur, — le forçant ainsi à chercher ailleurs l’emploi qui lui en est refusé à l’intérieur. Cela fait, ils augmentent son utilité dans leurs mains propres en élevant le taux d’intérêt ; et il se trouve ainsi qu’un instrument du pouvoir, le plus considérable pour le bien, est transformé en la cause du plus grand mal. Mieux vaudrait, comme nous l’avons déjà dit, que la force explosive de la poudre à canon et l’immense pouvoir de la vapeur fussent demeurés inconnus que si leur usage exclusif eut été assuré à quelque nation du monde ; et mieux vaudrait que l’art et le secret de conduire une banque fussent restés inconnus que d’en allouer plus longtemps le monopole à quelque compagnie de particuliers. Plus qu’aucune autre, le négoce de monnaie veut la liberté, et pourtant, plus qu’aucun autre, il a été entouré de restrictions ayant pour but le bénéfice de quelques hommes favorisés, dont les mouvements ont toujours tendu à donner aux accumulations du passé autorité accrue sur les travaux du présent. C’est la voie vers la barbarie ; et c’est parce que les banques anglaises tendent dans ce sens que les journalistes anglais et les propriétaires d’esclaves noirs dans la Caroline ont été amenés à trouver, dans les mesures qui visent à protéger le capitaliste contre le travailleur, la route la plus sûre vers la civilisation la plus parfaite[282].
CHAPITRE XXXIV.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
V. — Du mode de banque en Angleterre.
La tendance à la stabilité, dans le monde matériel, est en raison directe du rapprochement de la forme pyramidale ; c’est une vérité aussi exacte appliquée aux ouvrages de l’homme qu’elle l’est dans les œuvres de la nature. Ainsi, de fait, — les masses immenses de maçonnerie élevée par les rois d’Égypte se montrent presque aussi durables que les monts de l’Atlas et de l’Himalaya. Il en est ainsi dans le monde du négoce : — l’homme dont les affaires ont une large base, et qui a un petit passif et un actif considérable, reste debout au milieu de tourmentes qui font naufrager par milliers ceux de ses confrères dont les opérations sont basées sur le capital d’autrui, et dont, par conséquent, le passif est en proportion très forte à ce qu’ils peuvent réclamer sur ceux avec qui ils font des affaires. Il en est de même encore dans le monde financier. La banque, qui négocie sur son propre capital, est en état de traverser sûrement l’orage le plus rude et le plus prolongé, tandis que sa voisine, dont les débets sont considérables, comparés à ses crédits, peut à peine rester immobile sous une brise un peu vive d’été.
Cherchons-nous des banques de la première espèce, nous devons nous adresser aux États de New-England. Voulons-nous les exemples les plus frappants de la seconde espèce, nous devons nous adresser à l’Angleterre elle-même, et surtout à la Banque d’Angleterre, basée, comme le fut cette institution, sur une pure annuité payable par le gouvernement, — et négociant, comme elle a toujours fait, presque entièrement sur les moyens d’autrui, et non sur ses moyens propres. Le marchand qui commencerait ses opérations par précipiter son capital dans une annuité fixe, — dans la confiance d’obtenir à crédit tous les articles qu’il désire vendre, — trouverait sa situation très-instable ; et comme ce fut là précisément la manière de débuter de ce grand établissement, rien d’étonnant que sa marche se soit distinguée par le manque de solidité et de régularité. Contenant en elle tous les éléments qui, dans le cas d’un particulier, eussent amené de tels résultats, et exerçant un pouvoir auprès duquel celui des Plantagenets et des Lancastres eût passé pour tout à fait insignifiant, elle a produit des oscillations plus grandes, en une année, qu’ils eussent pu faire en une suite de siècles.
Réduire la valeur réelle de la livre de 20 sh. à 6 sh. 8 d., tout en conservant le nom primitif, — faisant ainsi passer une seule once pour trois, — c’était un mouvement constant dans la même direction, — tout restant tranquille à partir de la date de la réduction jusqu’à la venue de la période, où une réduction plus forte devenait nécessaire. Dans le cas de la banque en question, tout est différent ; — la valeur de la monnaie, montant en un instant pour retomber tout à coup, et les oscillations allant jusqu’à 50 ou 60 % à de si faibles intervalles, qu’on les peut compter par semaines ou par mois. La grande institution profite de cette instabilité d’opération ; — moins on accorde de crédit aux particuliers ou à d’autres banques, plus s’accroît la nécessité de la regarder comme la seule place de sûr dépôt, — plus augmente la quantité de monnaie mise à sa disposition, — et plus grossissent les dividendes sur son stock. Les intérêts de la banque et ceux de la communauté se trouvent ainsi en antagonisme ; et pourtant c’est à la première qu’est confiée la direction de la grande machine, du bon maniement de laquelle dépendent entièrement la continuité et la vitesse de circulation de l’autre, comme la circulation du sang dépend d’une fourniture convenable d’aliment et d’air. C’est là un très-étrange système, — un système qui non-seulement a exercé, mais exerce encore une immense influence, — aussi allons-nous consacrer à son examen un temps quelque peu en rapport avec son importance.
« Sous le règne de Guillaume, dit Macaulay, il y avait encore des vieillards qui se souvenaient du temps où ne l’on ne voyait pas dans la cité de Londres une seule maison de banque. Jusqu’à la Restauration, chaque commerçant avait son coffre-fort dans sa maison, et quand on lui présentait une acceptation, il comptait lui-même sur son comptoir les couronnes et les carolus. Mais l’accroissement de la richesse avait produit son effet naturel, la division du travail. Avant la fin du règne de Charles II, une nouvelle manière de payer et de recevoir l’argent s’était introduite parmi les marchands de la capitale. Il s’éleva une classe d’agents dont l’office fut de tenir la caisse des maisons de commerce. Cette nouvelle branche d’affaires tomba naturellement entre les mains des orfèvres qui étaient accoutumés à trafiquer sur une large échelle des métaux précieux, et qui avaient des caveaux où l’on pouvait déposer des masses de lingots considérables à l’abri du feu et des voleurs. C’était dans les boutiques des orfèvres de Lombard Street que se faisaient tous les payements en espèces. D’autres commerçants ne donnaient et ne recevaient que du papier. — Ce grand changement ne s’accomplit pas sans une forte opposition et sans de vives clameurs. Des marchands attachés à la vieille routine se plaignirent amèrement qu’une classe de gens qui, trente ans auparavant, s’étaient renfermés dans le cercle de leurs fonctions propres et qui avaient réalisé de beaux bénéfices en bosselant des coupes et des plats d’argent, en montant des bijoux pour de grandes dames, en vendant des pistoles et des dollars aux gentilshommes qui allaient en voyage sur le continent, que ces gens-là, disons-nous, fussent devenus les trésoriers et tendissent rapidement à devenir les maîtres de la cité tout entière. — Ces usuriers, disait-on, jouaient aux jeux de hasard ce que les autres avaient gagné par leur industrie et amassé par leur économie. Si les dés leur étaient favorables, le fripon qui tenait la caisse devenait alderman ; s’ils leur étaient contraires, la dupe qui avait fourni la caisse faisait banqueroute. — D’un autre côté, on exposait dans un langage animé les avantages d’un nouveau système. Ce système disait-on, économisait à la fois le travail et l’argent. Deux commis, dans une seule maison de banque, faisaient ce qui, sous l’ancien système, aurait occupé vingt commis dans vingt établissements différents. Le billet d’un orfèvre pouvait passer en une matinée dans dix mains différentes. De cette façon, leurs guinées, enfermées dans son coffre fort, près de la Bourse, faisaient ce qui aurait exigé autrefois mille guinées dispersées dans autant de caisses, celles-ci à Ludgate-Hill, celles-là à Austin-Friarsou à Tower-Street[283]. »
Le numéraire ayant de la sorte reçu utilité, et la circulation sociétaire s’étant accélérée, rien d’étonnant qu’on ait bientôt jugé à propos de faire un plus grand pas en avant, d’établir une institution analogue à celles qui existaient déjà à Amsterdam et dans d’autres villes. La dernière décade du XVIIe siècle vit donc la création de la Banque d’Angleterre, — qui différa cependant de ses aînées en ce point, qu’au lieu que celles-ci avaient été fondées dans les intérêts publics seulement, et dans la vue d’entretenir un étalon invariable auquel rapporter la valeur des autres utilités, elle fut une pure corporation négociante, ayant pour objet unique et exclusif de réaliser des profits pour les parties intéressées dans sa direction. Les premières délivraient des certificats en échange de l’or et de l’argent déposé chez elles, et toutes les parties par les mains de qui ces certificats passaient se sentaient parfaitement assurés que les métaux ainsi représentés étaient présentement dans les caves. La quantité de monnaie en apparence à la disposition de la communauté était donc exactement celle existante réellement sous sa main, — sans qu’il y eût la moindre différence entre elle et la garantie du certificat. La dernière banque, de même, délivre des certificats en échange des métaux précieux ; mais, au lieu de les tenir dans ses caves, elle les prête. Le pouvoir du propriétaire sur son numéraire ne subissant point de diminution, en même temps qu’un pouvoir nouveau et additionnel était ainsi créé, la quantité apparente de numéraire en circulation se trouva donc doublée, tandis que la quantité réelle restait la même. Le système anglais, — tendant, comme il fait, — à ajouter à l’utilité de la monnaie, — était beaucoup plus parfait que celui du continent. Par la raison même cependant qu’il était plus puissant pour le bien, il l’était aussi beaucoup plus pour le mal ; — car plus la forme d’un navire est parfaite, plus il est fin marcheur, plus il se brise avec force sur les écueils lorsqu’il est mal conduit. La forme adoptée ici étant meilleure qu’aucune autre encore connue, tout ce qu’il y avait à faire, c’était d’étendre à tous autres particuliers, désireux de s’associer pour le négoce de monnaie, la faculté d’exercer des droits semblables à ceux accordés aux propriétaires de la Banque d’Angleterre. On ne le fit pas ; et il s’en est suivi qu’une institution capable de rendre tant de services à l’humanité a produit un si énorme préjudice.
De son histoire, il nous suffira de dire qu’au début de sa fondation, la jouissance de privilèges exclusifs ne lui était point assurée. Par degrés, cependant, son capital nominal fut augmenté, jusqu’à ce que, en 1708, il fut porté au triple ; en même temps que son influence s’était accrue au point de lui permettre d’obtenir du parlement un acte qui interdisait l’application du principe d’association dans le négoce de monnaie, dans tout cas où les partenaires seraient au nombre de plus de six. C’était centraliser le pouvoir au grand avantage de quelques actionnaires, — avec préjudice correspondant, cependant, pour le reste de la population anglaise, chacun se trouvant ainsi dépouillé du droit de décider par soi-même de son mode d’action au sujet du maniement du plus important des instruments d’échange en usage chez l’humanité. Les moyens d’autorité sur la circulation ainsi assurés, les dividendes, nonobstant l’enfouissement du capital nominal dans une annuité au taux de trois pour cent, s’élevèrent par degrés jusqu’au moins dix pour cent, — la différence tout entière s’obtenant en faisant du crédit tel usage qui pût faire croire le montant apparent à la disposition de la communauté beaucoup plus considérable que n’était le montant réel.
Négociant ainsi tout à fait sur son passif, et sauf ses excédants de profit, n’employant point de capital à elle en propre, pour mieux faire comprendre les mouvements de la banque, nous placerons — dans le résumé suivant de ses opérations pour les dernières soixante années, — à l’article doit, le montant de sa circulation et des crédits sur ses livres, et, en regard, la quantité de métal dans ses caves, — cette dernière représentant le montant total de capital qu’elle a emprunté et qu’elle n’a point prêté.
Au 3 août 1796, le montant de sa dette était 15.903.110 liv. — Le tout avait trouvé placement, sauf la petite somme de 2.122.950 liv. Peu après, diverses circonstances survinrent, tendant à diminuer la confiance dans l’institution ; et, en février suivant, alors que le stock en lingot dépassait à peine un million, un ordre du conseil fut rendu, autorisant la banque à suspendre le payement de sa dette. Depuis lors, pendant près d’un quart de siècle, son papier constitua la seule circulation légale du pays ; et les chiffres suivants montrent comment cette circulation fut administrée :
Dette. | Lingot. | ||||
Août | 1797 | 18,879,470 | 4,089,620 | ||
1804 | 26,869,420 | 5,879,190 | |||
1810 | 34,875,790 | 3,099,270 | |||
1814 | 43,218,230 | 2,097,680 | |||
1815 | 39,944,670 | 3,409,040 |
La circulation ayant monté dans cette dernière année à 26.000.000 livres, il suit que des billets et effets qu’elle avait alors, il n’y avait pas moins de 10.000.000 livres, représentant la propriété d’autrui déposée dans ses caves. Recevant intérêt pour l’usage et n’en payant aucun, la banque était en mesure de donner à ses actionnaires un taux double d’intérêts, — toujours un indice d’erreur dans le système[284]. Les possesseurs réels de ces millions étaient, et se sentaient être en pleine possession du pouvoir d’acheter, comme ils l’auraient fait s’ils avaient eu l’or lui-même dans les mains ; et pourtant l’or n’était ni en leur possession, ni dans celle de la banque, mais en celle d’une troisième classe d’individus à qui la dernière l’avait prêté. Ces 10.000.000 livres ont eu le même effet sur le prix que si ce chiffre eût été doublé, — étant devenus, pour le moment, pour tous projets et opérations, 20.000.000 livres. Cette double action était une conséquence de la cupidité de la banque elle-même, cherchant à accaparer les valeurs et empêchant ainsi le libre placement du capital particulier. Mieux cet objet s’atteint, plus la dette de l’institution s’étend, et plus gros seront les dividendes ; mais plus son action doit être instable, comme on en eut bientôt la preuve.
En 1817, le lingot s’élevait à 11.668.,000 livres, tandis que les obligations étaient tombées à 38.600.000 livres. Les emprunts de capital prêté n’étaient donc que 27.000.000, ou moins de 2.000.000 que le montant de sa circulation, qui s’était élevée à 29.000.000. Par l’opération très-simple de faire rentrer son actif, d’une part, et de réduire ses obligations, de l’autre, elle réduisit la quantité apparente de monnaie à la disposition de la communauté, à 12.000.000. En ce qui regardait les opérations de la société, c’était l’équivalent d’une annihilation totale de cette somme considérable, et une contraction correspondante de l’étalon auquel la communauté doit rapporter la valeur de toutes les autres utilités et choses. Doubler la longueur de l’aune ou le poids de la livre, au bénéfice de tous les individus qui ont contracté pour acheter du drap ou du blé, eut été un préjudice insignifiant comparé à la révolution ainsi accomplie. Comparée avec la propriété de la population de la Grande-Bretagne, la somme était tout à fait insignifiante, pourtant sa disparition causa un arrêt de circulation presque aussi complet que celui que produirait dans un corps physique l’arrêt d’alimentation, fermiers et marchands furent partout ruinés. Des banques de provinces, il n’y en eut pas moins de deux cent quarante, — c’est-à-dire une sur quatre, — qui suspendirent leurs payements, tandis qu’une sur dix et demi firent faillite. — Des milliers de milliers d’individus, dit Mac-Culloch, qui, en 1812, se considéraient comme riches, se trouvèrent dénués de toute propriété réelle, et tombèrent comme par enchantement et sans qu’il y eût faute quelconque de leur part, dans l’abîme de la pauvreté. Il y eut par le pays, pour se servir de l’expression de M. Francis Horner, une universalité de dénuement et de misère dont on n’avait point eu d’exemple, si ce n’est peut-être la débâcle en France du projet du Mississippi[285]. Au milieu de toute cette ruine, cependant, la Banque prospéra plus que jamais, car la destruction du crédit privé rendait ses caves et ses billets plus nécessaire à la communauté.
Le terrain étant ainsi préparé par la banque, le Parlement passa, en 1819, un acte qui pourvut à la reprise des payements en espèces, et par là rétablit, comme loi du pays, l’étalon qui existait en 1797, — une des mesures des confiscation le plus remarquables qui se puissent trouver dans les annales de législation. Pour plus de vingt ans, toutes les transactions du Royaume-Uni avaient été basées sur une circulation moindre en valeur que celle qui avait existé en 1796. Dans le cours de cette longue période, on avait vendu de la terre, pris des hypothèques, formé des établissements, fait d’autres contrats de nature permanente, pour des milliers de millions de livres et il en fallait aujourd’hui changer les termes au bénéfice des receveurs de revenus fixés, et au préjudice de ceux qui avaient à vendre terre, travail, ou les produits de l’un ou de l’autre. Comme conséquence infaillible, le prix de la terre tomba énormément, et partout les créanciers hypothécaires entrèrent en possession. Les bras surabondèrent, et le travailleur souffrit faute de subsistances. Les machines de toute sorte cessèrent de marcher et les fabricants furent ruinés. Les produits fabriqués se trouvant en excès sur la demande furent forcés sur les marchés étrangers, à la ruine des capitalistes et des ouvriers, des mineurs et des mécaniciens de tous pays du monde.
La paix amena avec elle une ruine immense, mais elle enrichit partout le prêteur de monnaie, — son article montant tandis que la terre tombait au point qu’il la pouvait acheter pour moitié du prix précédent. L’homme vivant d’annuité, — l’homme en place, profitèrent ; — leurs dividendes et salaires étant devenus payables en espèces qui pouvaient acheter le double de la quantité de subsistances et de vêtements pour laquelle ils avaient contracté. Fermiers et travailleurs, artisans et marchands s’appauvrirent, — leurs taxes restant les mêmes, tandis que leur travail et ses produits commandaient moins que la moitié de la monnaie pour laquelle ils les auraient vendus auparavant.
Quelques écrivains anglais ont beaucoup vanté cette suite de mesures ; d’autres les ont fortement condamnées. Lesquels avaient raison ? Le lecteur en décidera après avoir considéré :
Que le progrès de l’homme vers la civilisation est invariablement suivi d’un accroissement du pouvoir du travail du présent sur les accumulations du passé ;
Que son progrès vers la barbarie est dans le sens inverse, — le capital accumulé dans le passé obtenant alors invariablement plus de pouvoir sur le travail du présent.
Lequel des deux effets s’est-il produit ? La marche du gouvernement[286] tend-elle à alléger le fardeau de la rente, des taxes, ou de l’intérêt ? S’il le fait, il tend à la civilisation. Ce qui nous montre qu’il ne le fait pas, ce sont les fermiers ruinés par les demandes d’énormes rentes dont le payement fut consenti précédemment ; ce sont les taxes qui n’ont point changé, tandis que les prix des subsistances et du travail ont diminué ; c’est l’intérêt hypothécaire qui reste aussi fort lorsqu’il faut le payer en espèces que lorsqu’il fut contracté à l’époque du papier. Les charges à supporter par la terre et le travail ont doublé, au bénéfice des classes, et des classes seules qui vivent du pouvoir d’appropriation ; et c’est toujours là la voie qui mène à la barbarie. Il s’ensuivit que le retour de la paix qui eût dû être salué comme une bénédiction, fut généralement regardé comme une malédiction.
Les opérations de la société cessaient à peine de se ressentir de cette mesure désastreuse, que la banque se mit à recommencer la tentative d’augmenter la quantité apparente du numéraire, et ainsi de raccourcir l’étalon qui mesure les valeurs, tentative préparatoire à un autre retour semblable à la quantité réelle, et ainsi à rallonger l’étalon. Avec la substitution de l’or aux billets d’une livre et avec le rétablissement graduel du crédit des banques de province, sa circulation était tombée de 29.000.000 liv., en 1827, rien qu’à 17.000.000 en 1822. Ici commença un système d’expansion au moyen duquel la partie de sa dette appelée « les dépôts » fut presque doublée, — ayant monté de 5.840.000 liv. à 10.316.000 en 1824. Il y eut donc une apparence générale de prospérité ; et cela continua jusqu’au jour où les propriétaires du capital ainsi rendu stérile, eussent pourvu pour eux-mêmes à de nouveaux placements. Aussitôt la scène change, — l’adversité succède à la prospérité, — la propriété perd partout sa valeur, — les bras surabondent et ne trouvent plus d’emploi, — et la banque elle-même n’est sauvée d’une suspension que par l’heureuse découverte d’un paquet de billets d’une livre dont elle peut se servir au lieu d’or[287].
Quelques années après, nous avons une autre répétition de la même opération. Le montant des débets de la banque, appelé les dépôts, qui, en mars 1832, était de 9.318.000 livres, fut, en 1835, de 20.370.000, — ayant ainsi plus que doublé. Alors vint la crise, — la banque jetant de nouveau les valeurs sur le marché et par là détruisant la valeur de la propriété, au point de lui permettre, dans l’année suivante, de réduire les crédits sur ses livres à 13.330.000 livres.
Au bout de deux ans seulement, la manœuvre se répéta. Cette fois il ne fallut qu’une seule année pour amener l’oscillation, — le mois d’octobre 1837, ayant montré l’établissement dans une situation si difficile qu’il ne fut sauvé de la banqueroute que grâce à la banque de France qui vint à son aide. Le commerce fut à peu près suspendu ; la détresse fut presque universelle ; manufacturiers et marchands furent ruinés ; mais la banque fit ses dividendes ordinaires, en même temps que les prêteurs de monnaie et les propriétaires d’annuités s’enrichirent. Cet effet régulier de tous les mouvements de cette banque nous donne ainsi la clef des oscillations extraordinaires de la possession de propriété dans la Grande-Bretagne, — oscillations dont le résultat a été de réduire le nombre des propriétaires fonciers au sixième de ce qu’il était à l’époque d’Adam Smith. Stabilité et régularité tendent à produire division de la terre et élévation du travailleur agricole. Instabilité tend à la consolidation de l’une et à l’abaissement de l’autre ; et ce sont les résultats obtenus ici.
La fréquence et l’étendue prodigieuse de ces oscillations ayant conduit à mettre en doute la capacité de ceux à qui avait été confié le maniement de la circulation, on désira fortement constater par quelles lois, s’il en était aucune, l’établissement se gouvernait. Le Parlement nomma une commission d’enquête qui entendit de nombreux déposants ; mais, comme les documents par eux fournis n’indiquaient qu’une faible connaissance des lois du négoce, la commission ne réussit point à découvrir les lois qu’elle cherchait. Les seules conclusions auxquelles elle put arriver, furent que l’institution était administrée sans aucun principe quelconque, — prenant invariablement pour règle de ses mouvements la nécessité du moment — et que les dangers et difficultés qui venaient de se présenter se reproduiraient probablement à la première occasion. Cela bien démontré, on jugea nécessaire lors du renouvellement de la Charte, d’essayer de soumettre son action à certaines lois, — ce qui la rendrait apte à devenir le régulateur de l’action des autres. Voilà comment nous avons aujourd’hui l’acte de restriction de la banque de sir Robert Peel, dont le nom se trouve ainsi associé à deux des actes les plus remarquables dans l’histoire du système monétaire anglais, bien qu’aucun des deux ne puisse être regardé comme indiquant aucunement qu’il ait donné au sujet toute l’attention que méritait sa grande importance.
Moins de trois ans après, les scènes de 1825 se reproduisaient encore, — un esprit sauvage de spéculation provoqué par la banque, ayant amené une panique universelle ; les consolidés tombèrent à 80, tandis que les actions de chemins de fer tombaient à moitié de leur valeur précédente. Le taux d’intérêt monta à dix pour cent — Le gouvernement lui-même dut emprunter à 5 % pour pourvoir à ses besoins journaliers. Les acheteurs en blé, coton et lingot furent de nouveau proscrits ; et ainsi se répétèrent une fois de plus les phénomènes de 1816, 25 et 37. Des députations de différentes villes réclamèrent du ministre une suspension de sa loi, — l’assurant que des ordres considérables restaient non remplis faute des moyens nécessaires pour leur exécution ; tandis que les ouvriers, par milliers, étaient réduits à l’inaction faute de trouver à vendre leur travail. La banque elle-même, en face de la banqueroute menaçante, était forcée d’élargir ses prêts alors qu’elle désirait les resserrer, — donnant ainsi, et pour la troisième fois dans une simple décade, le spectacle d’une grande institution qui aspire à régler le négoce du monde et qui est tout à fait incapable de se conduire elle-même. Un ordre du conseil finalement rappelle la loi pour le moment, — fournissant ainsi la preuve du manque de savoir des hommes à qui était due l’influence du nouveau système.
Telle est la condition du peuple anglais sous l’autorité de sa grande institution de monopole. Il dépend des mesures chanceuses d’un corps de gentlemen, dont pas un n’a jamais été en état d’expliquer les principes sur lesquels il se règle dans l’administration du puissant instrument qu’il concourt à manier. Tous, parmi eux, en leur capacité de propriétaires et de directeurs, ont un intérêt direct à produire des changements dans la circulation, parce qu’en le faisant, ils diminuent la confiance publique et augmentent ainsi la nécessité de s’adresser à leurs caves comme le seul lieu de sûr dépôt.
Le nouveau système n’a point réussi à produire l’effet désiré, — n’ayant donné fermeté, ni dans la quantité de numéraire, ni dans sa valeur. Quelques-uns en ont accusé la loi elle-même ; sur quoi son auteur a prétendu que si la banque eût agi dans l’esprit de la loi de 1844, de pareilles difficultés ne fussent jamais survenues. Disposé à trouver la cause des difficultés « dans l’esprit anormal de spéculation, » il avait bonne disposition à fermer les yeux sur la cause réelle, — le défaut radical de sa propre mesure qui prétendait régler l’action de la grande machine, mais manquait à le faire. Si elle l’eût fait, les directeurs se fussent trouvés eux-mêmes forcés d’agir d’accord à la fois avec la lettre et l’esprit, et il n’y eût pas eu autant de spéculations que l’on vient d’en voir ; si elle l’eût fait, les difficultés qui accompagnent naturellement les mauvaises récoltes n’eussent point été aggravées, comme elles le furent, par la prostration totale du négoce, le renvoi des ouvriers et l’impossibilité d’obtenir des salaires à employer à l’achat à tout prix, des nécessités de la vie.
Le négoce en numéraire n’a pas plus besoin de lois que le négoce en chaussures. Il demande au contraire liberté complète, — car son montant est tellement plus considérable, qu’une intervention qui l’affecte rien que d’un demi pour cent, cause plus de préjudice qu’une intervention qui affecterait de cent pour cent le prix des chaussures[288].
Néanmoins les pénalités, prohibitions, et obligations imposées à ceux qui désirent s’associer dans le but de donner utilité aux méprécieux sont telles, et il y a tant de monopoles investis d’autorité sur le négoce de monnaie, que de tous les articles c’est le plus sujet à de brusques altérations de valeur. Régler la circulation est regardé comme une des fonctions du gouvernement ; et, comme nous avons vu, par la raison que cela a toujours fourni aux hommes qui sont au pouvoir le mode de taxation le plus simple et le plus convenable. Le gouvernement de la Grande-Bretagne a transmis la fonction à la banque, — une institution qui s’en acquitte de telle sorte qu’un jour la monnaie est à meilleur marché, ce qui permet au gouvernement de réduire le taux d’intérêt sur la dette, et qu’un autre jour elle renchérit, et que ceux qui ont accepté un nouveau stock en échange de l’ancien, se trouvent s’être départis d’une portion considérable de leur propriété, — sans recevoir rien en échange. N’importe quelle soit la perte, les propriétaires de la banque sont toujours sûrs de recevoir de gros dividendes ; en même temps que ses directeurs sont toujours prêts à fournir ce qu’ils pensent devoir être accepté comme de bonnes et suffisantes raisons d’oscillation aussi désastreuses. Un jour c’est une importation énorme de fonds venant du continent, un autre jour c’est l’influence des actions et des fonds américains, un troisième jour d’énormes prêts aux États-Unis, et un quatrième jour un déficit dans les récoltes ; mais les fonds ne viendraient pas si la banque ne paralysait pas l’action des capitalistes privés, en prêtant au dehors sa monnaie et faisant monter les prix, et la récolte de blé pourrait manquer sans produire aucun changement matériel dans la valeur de la monnaie, sauf dans son rapport avec le blé lui-même. Si l’offre du sucre est faible, le prix du sucre lui-même montera et il restera quelque peu moins de monnaie à échanger contre du drap dont le prix baissera légèrement ; et de même si l’offre du grain est faible, il restera moins de monnaie à échanger contre du sucre ; mais dans aucun cas le déficit, dans un article, n’affecte matériellement les prix de tout autre, là où la circulation monétaire n’est point travaillée.
La vraie cause d’embarras se trouve dans le fait que la tâche de régulateur est confiée à une grande institution dont les mouvements ne sont nullement réglés. En monopolisant les valeurs à un certain jour, elle produit un excès apparent et par conséquent un bon marché de la monnaie — avec baisse des prix. En les jetant de nouveau sur le marché lorsque la plus grande partie de cet excès apparent a trouvé placement dans de nouvelles entreprises, la pénurie devient alors aussi grande que l’avait été l’abondance précédente. C’est la marche d’un grand volant au milieu d’un nombre infini de petites roues, qui sont forcées de marcher vite ou lentement selon l’impulsion du grand volant. Les petites roues sont les banquiers, marchands et manufacturiers de la Grande-Bretagne, tous engagés plus ou moins depuis un demi-siècle, à étudier la loi qui régit le mouvement de la maîtresse roue, mais, jusqu’alors, avec si peu de succès, que nous pouvons à peu près affirmer qu’il n’y a point en Angleterre d’homme, dans la banque ou en dehors de la banque, qui pût confier cette loi au papier, et parier sa fortune qu’il prouvera qu’elle a fonctionné, rien même qu’un seul jour, dans le dernier demi-siècle. Désespérant de parvenir à saisir la moindre chose des lois de son action, tous se résignent aveuglément à son influence, — sociétés par actions et banques privées, faisant de l’extension, quand elle en fait, et se resserrant quand elle se resserre, une erreur d’un simple million dans Threadneedle Street, produisant de la sorte une erreur jusqu’à des centaines de millions dans les transactions monétaires du royaume. De là la nécessité de la soumettre à des règlements fixes et positifs.
La circulation n’a pas besoin d’un tel régulateur, mais s’il en doit exister un, son action devrait être rendue parfaitement automatique, — laissant aux propriétaires des petites roues à user des dispositions qui leur permettent d’obtenir le plus ou moins de vitesse qui peut leur être nécessaire. C’est la communauté qui doit avoir action sur lui, au lieu de lui ayant action sur elles ; et alors on le pourra consulter avec la même confiance que le thermomètre. La loi qui produira cet effet ne sera pas celle de 1844, qui, avec son mécanisme incommode, — et réellement ridicule, — de département de banque et de département d’émission, a été tout à fait impropre à répondre à la fin proposée. Elle fut élaborée en vue des oscillations du montant de la circulation en usage, qui sont toujours lentes et d’un chiffre peu élevé ; et ne se rapporte point aux oscillations dans la circulation qui cherche emploi, lesquelles sont toujours rapides et d’un montant considérable[289]. L’un est d’usage constant parmi le grand corps de la population, et ne peut matériellement être augmenté ou diminué sans un grand changement dans l’état du négoce ou dans les opinions de la communauté. L’autre représente le capital non employé, la propriété du petit nombre sujet à augmenter ou diminuer à chaque changement de temps ou au moindre nuage qui paraît à l’horizon politique ou commercial.
D’après la dernière charte, il doit se trouver, dans les caves de la banque, un souverain, ou, jusqu’à un certain point, son équivalent en argent pour chaque livre de ses billets dans les mains du public, au-delà de 14.000.000 livres. La circulation étant une quantité à peu près constante, — montant à 20.000.000 livres, — c’est donc 6.000.000 livres en lingots qui doivent rester à la banque, sans être employés, dans quelque circonstance que ce soit ; et ayant autant de valeur pour la communauté, tant qu’ils restent là, qu’en aurait un poids égal de cailloux. Voyons maintenant jusqu’à quel point la circulation peut, en principe, être traitée comme une quantité constante. Rappelons-nous d’abord que le commerce est plus actif à certaines saisons de l’année, et que, comme il y a plus d’échanges à faire, il faut aussi plus de l’instrument d’échange dans la saison active que dans la saison morte ; et qu’en comparant une année à une autre, nous devons par conséquent prendre, dans tous les cas, les mêmes parties de l’année. D’après quoi, voici quelle a été la circulation du printemps et de l’automne, dans les années à partir de 1832 à 1840 :
Avril. | Octobre. | |||
1832 | 18.449.000 | liv. sterl. | 18.200.000 | liv. |
1833 | 17.912.000 | 19.823.000 | ||
1834 | 18.007.000 | 19.107.000 | ||
1835 | 18.507.000 | 18.21., 000 | ||
1836 | 17.985.000 | 18.136.000 | ||
1837 | 18.365.000 | 18.876.000 | ||
1838 | 18.872.000 | 19.636.000 | ||
1839 | 18.326.000 | 17.906.000 | ||
1840 | 16.818.000 | 17.221.000 |
L’année 1840 fut une année de prostration complète. Dans cette année et dans la suivante, le commerce était à bout, autant que la ruine des chalands de l’Angleterre, au dehors et à l’intérieur, résultat des mouvements extraordinaires de la banque, puisse accomplir la chose[290]. Néanmoins, dans ces circonstances fâcheuses, la circulation se maintient au-dessus de 16.000.000 ; et nous la trouvons, dès lors, atteignant un point plus haut qu’elle ne l’avait fait pour plusieurs années.
Avril. | Octobre. | |||
1841 | 16.533.700 | 17.592.000 | ||
1842 | 16.952.000 | 20.004.000 | ||
1843 | 20.239.000 | 19.561.000 | ||
1844 | 21.246.000 | |||
Nouvelle Loi. | ||||
Avril. | Octobre. | |||
1844 | 21.152.000 | |||
1845 | 20.099.000 | 21.260.000 | ||
1846 | 19.865.000 | 21.550.000 | ||
1847 | 19.854.000 |
Dans la première période, embrassant les neuf années, de 1832 à 1840, les deux inclusivement, — et contenant la crise de 1836-37, la variation, dans le mois d’avril, au-dessus et au-dessous de la moyenne de 18.500.000 livres, est au-dessous de 3 %. Celle d’octobre, au-dessus et au-dessous de 18.900.000, n’est que peu au-dessus de 4 %, jusqu’à ce que nous atteignons la fin de 1839 et le commencement de 1840, époque à laquelle la banque fut forcée de fouler dans la poussière tout ce qui, de toute manière, était dépendant d’elle, — anéantissant presque le négoce du pays et celui de tous les autres pays intimement liés à lui.
Dans la seconde, la circulation atteint un plus haut point que dans la première. Les banques privées et les sociétés par actions ayant été ruinées par la révulsion extraordinaire de 1839, et la confiance dans leurs notes ayant souffert, la banque profite alors de la ruine qu’elle a elle-même causée.
A partir de 1844, les variations sont au-dessous de 2 %. Il y a cependant une différence sensible entre le montant moyen de la première et de la troisième période ; — on voit qu’il s’est effectué un accroissement soutenu. Dans le temps qui s’est écoulé, il y a eu grand surcroît de population et de richesse, et on eût bien pu aviser à une augmentation de l’instrument de commerce ; et cependant il n’y a pas eu augmentation réelle, — le changement n’étant qu’apparent, tendant à prouver la règle que la circulation réelle est une quantité presque constante. Avant 1844, comme il n’y avait point de limites à la circulation des banques privées, des sociétés par actions, des banques d’Irlande et d’Écosse, elles présentèrent une moyenne, entre 1833 et 1839, d’environ 20.000.000 livres. La nouvelle loi vint la limiter à environ 17.800.000 livres. Le vide ainsi créé dut être rempli par des notes de la banque anglaise, lesquelles, par là s’élevèrent de 18.000.000 à 20.000.000. La moyenne de la circulation totale, de 1833 à 1839, fut de 37.838.000, — un montant à peine différent de celui existant dans le semestre qui précède la crise de 1847.
Toutes faibles que soient les variations que nous venons de voir, elles ne sont encore, en très-grande partie, qu’apparentes. Quand la monnaie est abondante et à bon marché, les banques et les banquiers retiennent un montant plus considérable de leurs notes mutuelles que lorsqu’elle est rare et en hausse ; et une note, dans leurs caisses, est tout aussi en dehors de la circulation que si elle fût restée dans celle de la banque qui l’a émise. Dans le tableau ci-dessus, le mois d’avril, le plus haut, est celui de 1835, où le lingot, à la banque, était de 10.673.000 livres, et les valeurs étaient au-dessous de 26.000.000 livres, — le prix courant de la monnaie n’étant que de 3 %. Le mois d’octobre le plus haut a été celui de 1833, alors que le lingot était 11.000.000 livres, les valeurs 24.000.000, et le taux d’intérêt 3 %. Ce fut une période où l’on se remit de l’excitation récente, qui avait été suivie d’une grande dépression et d’une lourde perte. Le mois d’octobre, après celui-ci le plus haut, fut celui de 1838, alors que le commerce fut paralysé et qu’il y eut beaucoup de capital sans emploi. Le stock de lingot était de près de 10.000.000, et le taux d’intérêt était 3 %. En 1842-43-44, la circulation apparente fut plus considérable que dans aucune des années précédentes, et pourtant la banque fut hors d’état d’étendre ses prêts, qui alors égalaient à peine le montant de sa circulation et de son surplus. Dans tous ces cas, nous trouvons précisément les circonstances calculées pour produire une accumulation de notes de la banque d’Angleterre dans les caves et dans les caisses des banquiers particuliers et des compagnies par actions ; tandis que les plus bas retours, tant pour le printemps que pour l’automne, jusqu’à ce que nous arrivions à la prostration totale de 1839-40, sont ceux de 1836, alors que les prêts de la banque ont atteint leur plus haut point, et lorsque, selon la théorie de l’acte de restriction de la banque, la circulation aurait dû être la plus considérable.
Sous la nouvelle loi, le plus haut mois d’avril fut celui de 1845, alors que le lingot avait atteint la somme énorme de 16.000.000 livres ; et le plus haut octobre, celui de 1846, alors qu’il avait de nouveau atteint juste ce montant. En présence de ces faits, on peut fort bien mettre en doute si la variation au-dessus ou au-dessous du point médium de 1833 à 1839 a dépassé de beaucoup 1 %, — une proportion si faible, qu’à presque tous les points de vue la circulation réelle peut être regardée comme une quantité constante[291].
La preuve que la tendance à fermeté manifestée ci-dessus ne fut pas due à l’action de la banque elle-même, se trouve dans les faits suivants : — Entre 1832 et 1839, elle augmente ses valeurs de 22.000.000 à 31.000.000, — forçant ainsi le montant du capital sans emploi au crédit de ses clients, pour lequel capital en entier ils avaient titre à demander des notes, de 8.000.000 à 18.000.000 ; et elle diminue ses placements de 31.000.000 à 21.000.000, — mettant les propriétaires de capital sans emploi à même de placera bas prix, et produisant ainsi une réduction de dépôts de 18.000.000 à 7.000.000, et pourtant la circulation n’en est pas affectée. Sous la nouvelle loi, on la voit de nouveau élargir ses placements de 22.000.000 à 36.000.000, — accroissant ainsi ses débets de 12.000.000 à 24.000.000 ; alors resserrer de nouveau les premiers à 25.000.000, et les derniers à 16.000.000 ; et pourtant la circulation, le lecteur le voit, est à peine affectée au degré le plus minime.
Venant maintenant aux années récentes, nous trouvons un état de choses précisément semblable, — le montant de la circulation ayant été ainsi qu’il suit :
Juillet | 1852 | 21.346.000 | |
1853 | 22.847.000 | ||
1854 | 20.100.000 | ||
1855 | 20.166.000 | ||
1856 | 19.957.000 |
Dans la première de ces années, la monnaie était abondante et à bon marché, — précisément l’état de choses nécessaire pour induire les banques et les banquiers à permettre aux notes de la banque d’Angleterre de rester oisives et hors de la circulation dans leurs caves ou caisses. La retenue, par chacune des banques particulières ou compagnies par actions, d’un simple millier de livres de notes, de plus qu’elles n’en retenaient lorsque la monnaie était rare et chère, et qu’elles étaient assiégées par des gens qui demandent accommodement, — comme ce fut le cas dans la dernière des années ci-dessus, — produirait toute la différence apparente qui se montre ici ; et cela aussi, sans tenir le moindre compte de la différence dans la quantité de monnaie requise pour le payement des salaires et l’achat des marchandises à une saison où le négoce est actif, comparée à celle qui suffit lorsque la demande de travail est faible et le négoce peu actif.
D’après tous ces faits, la circulation peut être regardée comme une quantité constante, ou au moins variant tellement peu, qu’on peut en sécurité l’accepter comme telle. Elle est réglée par les besoins de la population, qui se passent de l’assistance de la loi, laquelle n’est pas plus utile que si son auteur eût songé à fixer le nombre de chaussures, chapeaux ou habits que doivent tenir les fabricants de ces articles, — pour pourvoir à ce que ceux qui achètent des chapeaux soient sûrs d’en trouver. Sous une telle loi, on trouverait beaucoup de gens allant sans chapeaux, chaussures ou habits, — la quantité de ces articles devenant alors très instable, et leurs prix aussi variables que l’est aujourd’hui celui de la monnaie.
Les billets de circulation, ou billets au porteur, tendent à augmenter l’utilité de la monnaie en facilitant le transfert de la propriété qu’ils contiennent. Tous les articles tendent vers les lieux où ils acquièrent le plus haut degré d’utilité ; et c’est pourquoi nous voyons les métaux précieux se frayer toujours leur voie vers les lieux où de tels billets sont en usage.
L’achat de valeurs avec les capitaux d’autrui sans emploi, placés dans une banque pour sûre garde, tend, pour un temps, à rendre la quantité apparente de monnaie plus grande que n’est la réelle, et ainsi à affaiblir l’utilité de la monnaie dans les mains de ses possesseurs actuels. Tous les articles tendent à quitter les lieux où ils ont le degré moindre d’utilité ; et c’est pourquoi nous voyons toujours l’exportation la plus considérable de métaux précieux, alors que ces dettes de la banque, appelées « dépôts, » sont à leur plus haut point.
La charte actuelle restreint le pouvoir de fournir des notes de circulation, tandis qu’elle laisse intact le pouvoir de la banque, d’étendre la circulation en monopolisant les valeurs, et rendant par là improductif le capital des particuliers. Après ce grand pas fait pour diminuer l’utilité de la monnaie, elle paralyse ensuite la somme considérable de 6.000.000 livres, en prenant, comme la mesure du lingot à retenir, la circulation presque invariable, sur laquelle les directeurs peuvent à peine exercer le plus léger pouvoir, au lieu des crédits sur ses livres, dont le montant dépend directement de l’exercice de leurs volonté. Il en résulte que les métaux précieux tendent aujourd’hui à s’écouler de la Grande-Bretagne, et non à couler vers elle ; et que le taux d’intérêt a, pour les trois dernières années, varié entre 5 et 8 %. On ne vit jamais tentative plus malheureuse de remédier au mal existant. Le pouvoir de la banque, de dominer et de diriger la circulation, est plus grand aujourd’hui que par le passé, tandis que celui du gouvernement, de donner force à la loi, n’existe pas.[292]
— Le remède aux maux présents se cherche dans la permission d’élever le taux d’intérêt. Il tend cependant à offrir à la banque de nouvelles inductions d’agir de manière à causer des oscillations dans la quantité et la valeur de cette circulation.
Le remède à tous les maux d’une circulation instable se trouve aujourd’hui, nous en avons la conviction, dans la permission qui a été accordée à la banque d’élever le taux d’intérêt ; et comme l’exemple ainsi établi a été recommandé aux autres nations comme bon à suivre, nous allons, en quelques mots, chercher jusqu’à quel point il tend à redresser le mal dont l’Angleterre a si fort à se plaindre[293].
L’expérience a prouvé que l’excès d’affaires par les banques, aussi bien que par les particuliers, est toujours suivi d’une nécessité de réaction en déficit d’affaires, — le profit excessif sur l’un étant généralement perdu par l’autre. Il en a été ainsi pour la banque d’Angleterre. Quelle que puisse être sa détresse, et à quelque point qu’elle soit obligée de circonscrire ses prêts, elle ne peut exiger au-delà du taux d’intérêt légal. Elle peut donc perdre dans une période ce qu’elle a gagné dans une autre. Aujourd’hui, cependant, ce frein a cessé d’exister. La limitation de ses prêts étant accompagnée d’une augmentation du prix à payer pour l’usage de la monnaie, plus on peut faire que son action contribue à produire ces excitations qui doivent être suivies de resserrements, plus ses dividendes doivent grossir. Sous l’ancien système, ses intérêts et ceux de la communauté étaient toujours en opposition ; aujourd’hui ils le sont doublement. La centralisation est donc en progrès soutenu, et dans cette direction nous trouvons l’esclavage et la mort.
On pourrait presque voir, dans l’octroi de cette permission, l’intention d’offrir à la banque une prime pour l’induire à produire des oscillations dans la circulation, et, par la raison que plus elles se répètent et plus elle fait de profits. Étant une corporation particulière, les intérêts de ses propriétaires exigent des directeurs qu’ils la dirigent de manière à donner le revenu le plus considérable. D’après quoi, quel meilleur système à adopter que celui qui, en enflant les dépôts aux jours où la monnaie va être rendue abondante, permet ensuite à la banque de faire profit, en chargeant intérêt double ou triple, lorsqu’elle a été rendue rare ? On n’a jamais imaginé système mieux calculé pour produire des révulsions, que celui qui a donné à une simple corporation particulière le privilège de régler la circulation, — en même temps qu’elle la force à dépendre entièrement de l’argent emprunté pour remplir sa fonction.
La politique anglaise, en règle générale, a été opposée à l’extension du principe d’association. Tandis que de grands corps, comme la banque d’Angleterre et la Compagnie des Indes orientales pouvaient obtenir des exemptions des provisions de la loi de société commerciale, non-seulement on les refusa en ce qui touchait les autres associations moins importantes, mais des lois spéciales interdirent la formation de compagnies par actions transférables, ou comptant plus d’un certain nombre de partenaires, quand il s’agissait de négoce de monnaie. De là vint que les affaires de monnaie ont été tellement limitées à des banquiers particuliers, à qui les gens furent forcés de se confier, tandis qu’ils auraient préféré une banque publique dirigée par eux-mêmes. Les transactions de celle-ci eussent été probablement ouvertes à l’examen du monde entier. Celles des particuliers sont, au contraire, tout à fait secrètes, et le résultat a prouvé qu’elles n’ont que bien rarement eu droit à réclamer la plus légère confiance. Dans la seule année 1792, les faillites parmi elles s’élevèrent au moins à cent. De 1814 à 1816, on en compta 240 ; de 1824 à 1839, les suspensions furent encore plus nombreuses, et les cas de faillite complète s’élevèrent à 118. De 1839 à 1848, le nombre des faillites fut 82, dont 46 ne donnèrent rien aux créanciers. — Le dividende moyen, du reste, fut au-dessous de 35 %. La crise de 1847 fut fatale à beaucoup de banquiers, dont plusieurs occupaient les plus hauts rangs dans la considération publique. La liquidation de leurs affaires prouva néanmoins, et presque invariablement, qu’ils n’étaient que de vrais joueurs, et depuis plusieurs années d’une insolvabilité désespérée, — vivant de rapines sur le public comme la chose a été tout récemment prouvée pour l’éminente maison Strahan et Cie[294].
La débâcle de 1825 donna lieu à un acte pour autoriser la création de banques par actions, lié cependant à tant de restrictions et à de tels règlements, qu’il exclut l’idée que quelqu’une se puisse former qui vaille beaucoup mieux que les banques privées. L’acte permit de s’associer, mais seulement sous la condition que chaque associé, quelque insignifiant ou de quelque courte durée que pût être son intérêt, serait responsable pour toutes les dettes de l’entreprise ; — maintenant ainsi dans toute sa force, le système barbare d’une responsabilité illimitée,— solidarité — qui est venue des anciens temps. Ceci entraînait un millier d’autres articles réglementaires, et il s’ensuivit la nécessité d’autres lois déterminant le rapport réciproque des parties. Ce rapport, toutefois, était si peu satisfaisant, que les individus désireux de s’associer furent forcés d’adopter des arrangements spéciaux, en vue de se ménager quelque chose qui approchât de la sécurité, tant dans les affaires avec le public que vis-à-vis les uns des autres. Les gens prudents, cependant, se gardèrent de prendre part à de tels établissements. Déposant leurs fonds pour sûre garde et recevant peu ou point d’intérêt pour l’usage, ils avaient au moins de la sécurité ; tandis que les actionnaires obtenaient de gros dividendes au coût d’une lourde responsabilité, — qui, généralement, se terminait par la ruine[295].
L’idée de limitation de responsabilité étant communément associée avec celle de monopole, par suite de la monopolisation du droit au négoce, a été attaquée par plusieurs économistes qui ont combattu fortement pour le système de responsabilité parfaite, illimitée. Quand nous voyons cependant des hommes animés du désir d’améliorer leur condition adopter fréquemment un certain mode d’opérer, nous pouvons tenir pour certain qu’il y a pour cela bonne raison, bien qu’elle ne soit pas saisissable au premier abord. L’un des premiers objets que les hommes ont en vue en s’associant, est celui de gouvernement ; désirant sécurité pour eux-mêmes, ils ont vouloir que les autres en jouissent ; aussi les voyons-nous adopter le principe de responsabilité limitée. Chacun s’engage à contribuer pour sa part, et pour sa part seulement, au payement des dépenses qui se rapportent au maintien de l’ordre. S’il en était autrement, —et que l’on pût prendre pour répondre de cet objet tout ce que possède un individu, — il n’y aurait nulle sécurité. Personne ne voudrait se transporter d’Europe aux États-Unis, s’il n’avait croyance que sa propriété sera taxée en proportion convenable pour le maintien du gouvernement, et s’il ne sentait la confiance que l’acquittement de cette quote proportionnelle l’exempte de toute responsabilité ultérieure.
Le même principe est partout introduit dans les associations pour assurance mutuelle contre les dangers de feu et d’eau, — preuve que cette limitation de responsabilité se produit naturellement dans la marche des opérations des hommes qui cherchent à améliorer leur condition[296]. C’est de cette manière que se sont formés quelques-uns des premiers offices d’assurance aux États-Unis, plusieurs des premières banques ; et même aujourd’hui on trouve un petit nombre d’établissements qui continuent le négoce sous de telles conventions. On peut supposer raisonnablement que les individus qui placent ainsi leur capital, et ceux qui font des affaires avec eux, entendent leurs propres intérêts, et que ces intérêts seront ménagés pour le mieux s’il n’y a point d’intervention de la part de la communauté en masse. Comme cependant on a soumis le droit d’association à des règlements et que le droit de former des compagnies avec un stock transférable a été refusé à tous, sauf à quelques individus favorisés, on a pensé qu’il était du devoir des cours anglaises autant que possible de décourager l’association et de s’opposer à la limitation de responsabilité. Un sentiment d’insécurité au sujet de la formation de telles associations s’est donc produit, — sur ce qu’on comprenait fort bien qu’en cas de procès, les cours écarteraient la limitation dans tous les cas où elles le pourraient, — changeant ainsi les conventions entre les parties en un contrat, à la destruction entière de sécurité.
Toute mesure qui produit limitation tend à établir le droit de chacun de décider par soi-même dans quel mode il entretiendra commerce mutuel avec autrui. La marche contraire tendit à aug- — le pouvoir du souverain, en lui permettant de conférer à quelques-uns comme un privilège, ce qui aurait dû être possédé comme un droit par tous ; et c’est pourquoi il arrive que les juges ne négligent aucune occasion de donner force à l’idée barbare de responsabilité entière.
Les actes d’incorporation, au lieu d’être des octrois de privilège, ne sont que de pures réintégrations d’un droit dont l’exercice a été interdit dans des vues de monopole. C’est parce que la sécurité de la propriété a été altérée par l’interdiction aux possesseurs d’en user de la manière par eux jugée la plus avantageuse, dans le but de faire regarder l’exercice de ce droit comme un privilège, et de faire payer en conséquence, c’est pour cela, disons-nous, que les hommes ont été et sont encore forcés de s’adresser aux souverains ou aux législateurs pour obtenir la permission de l’exercer. Cette interdiction est en accord parfait avec le système de monopole, de restriction et d’exclusion qui a si longtemps existé. Avec accroissement de population et richesse, il y a tendance croissante à la combinaison d’action, accompagnée du développement croissant des facultés individuelles, et tendance constante au retrait des restrictions imposées dans les âges primitifs et moins éclairés, — laissant les hommes déterminer eux-mêmes dans quels termes ils veulent s’associer entre eux, et aussi dans quels termes ils veulent entretenir commerce avec le monde. Dans cette direction se trouve la civilisation.
§ 16. — Difficultés de faire fonctionner le système de responsabilité illimitée.
En Angleterre jusqu’ici le seul changement a consisté à abolir l’interdiction d’association. On peut aujourd’hui former des banques par actions (joint-stocks banks), mais le capitaliste se trouve restreint par une loi, qui lui refuse expressément le droit de négocier avec d’autres autrement que sur le pied de responsabilité illimitée pour toutes les dettes de l’association. Et de plus, les embarras intérieurs résultant de la sujétion à la loi de société sont tels, que n’importe avec quelle habileté l’acte d’association sera dressé, — quelques minutieuses que soient ses prévisions, — si un co-actionnaire vient à discuter les faits qui se lient à une opération quelconque, « lui et eux, d’après les opinions d’un éminent conseil, se trouveront tout autant à la mer que si l’acte avait été mal préparé. »
Ces difficultés ne sont que les résultats naturels de lois eu désuétude, par lesquelles on a essayé de déterminer de quelle manière les hommes entretiendraient commerce entre eux. Dans les temps où ceux qui travaillaient étaient serfs, ou très-peu mieux, l’exercice du droit d’association était un privilège limité par les maîtres, comme c’est encore le cas dans les États du sud de l’Union américaine. La limitation de responsabilité parmi les travailleurs y serait accueillie, avec aussi peu de faveur qu’elle fut reçue par le parlement qui passa la loi de formation de banque par actions, — laquelle impose aux banquiers des obligations si lourdes qu’elles écartent du négoce tout homme qui a la dose ordinaire de prudence.
Sur quel motif une communauté peut-elle refuser à ses membres le libre exercice du droit d’association ? C’est excessivement difficile à comprendre. Il ne l’est pas moins de comprendre pourquoi il peut être interdit à une association d’hommes de déclarer au monde dans quels termes ils veulent négocier avec ceux qui cherchent à négocier avec eux, — après quoi des deux parts on se trouverait engagé par les termes ainsi déclarés. Un homme qui emprunte sur gage, et qui limite expressément sa responsabilité à la valeur de la propriété engagée, ne peut être responsable pour plus, ni tenu de l’être par aucune cour de justice. Dix, vingt, cent ou des milliers d’hommes ont ouvert une place pour les affaires, et ont annoncé publiquement que chacun a placé une certaine somme en livres ou dollars, laquelle somme et non plus, doit répondre pour les dettes de l’association, les parties qui traitent avec eux le font les yeux ouverts et sont liées par les termes de la convention. Nier à des individus ou à une association le droit de prendre engagement de cette manière, c’est un déni aussi formel d’un droit que le serait l’interdiction à eux faite d’échanger leur travail avec ceux qui leur donneraient le plus de coton, de chaussures ou de chapeaux ; et c’est tout aussi peu soutenable.
Afin de protéger les imprudents contre la fraude, la communauté peut très-convenablement déterminer les conditions nécessaires pour la jouissance de ce droit. Ainsi, elle peut demander que chaque association place au-dessus de sa porte un tableau avec ces mots : « Responsabilité limitée, » en caractères d’une certaine dimension ; ou exiger que l’avertissement du fait de limitation soit inséré dans un ou plusieurs journaux chaque jour de l’année ; ou insister sur un accomplissement de certaines autres formes, ainsi qu’il est fait dans les actes actuels d’incorporation, formes qui déterminent purement les termes dans lesquels les parties y nommées entreront en jouissance d’un droit précédemment existant, que la politique de ceux qui ont exercé le pouvoir a fait regarder comme un privilège. Une loi générale, déterminant les termes dans lesquels ce droit s’exercerait, corrigerait beaucoup plusieurs des maux qui ont résulté d’un désir d’en confiner la jouissance entre quelques individus, et permettrait à tous les membres de la communauté de combiner entre eux les termes qu’ils trouveraient à leur avantage réciproque d’une responsabilité, soit limitée, soit illimitée[297].
Plus le montant de responsabilité à encourir sera faible, moindre sera la compensation demandée. Le capitaliste aime mieux placer son numéraire dans les caves de la banque d’Angleterre, qui ne paye pas d’intérêt, que de le laisser à un banquier particulier, qui lui servirait volontiers 2 ou 3 %, et cela parce qu’il croit qu’il y a plus de sécurité dans le premier cas que dans l’autre. Si le banquier lui sert 5 %, il pourra accepter un risque qu’autrement il rejetterait. Il en a toujours été ainsi avec les propriétaires des banques par actions, forcés qu’ils ont été d’assumer les responsabilités les plus lourdes, en retour desquelles ils demandent des profits énormes. Il en est ainsi aujourd’hui avec toutes les banques qui doivent leur existence à la loi de 1825, comme on le voit dans le cas de la banque royale d’Angleterre, dont la faillite ne date que de deux mois[298]. Dans une occasion, et ce n’est qu’un exemple de ce qui, depuis, a eu lieu dans beaucoup de cas, la banque d’Angleterre obtint un jugement contre la banque du Nord et centrale, pour un million de livres, sur laquelle elle avait un droit de saisir la propriété entière d’un, de dix ou de vingt actionnaires. Comme il s’agissait de toute leur fortune, aucun d’eux ne pouvait vendre une acre de terre jusqu’à l’acquittement. Des risques aussi immenses demandent naturellement qu’on les paye, et, en conséquence, les possesseurs d’actions, dans de telles circonstances, se contentent rarement de moins d’un double ou triple intérêt, comme on le voit par la liste suivante des prix d’actions dans les banques par actions, et des dividendes reçus[299].
Actions | Versement | Prix | Dividendes | |||
Londres et Westminster | 100 | liv. | 20 | 21 1/4 | 5 1/2 | |
Manchester et Liverpool | 100 | 15 | 19 1/2 | 7 1/2 | ||
Manchester | 100 | 25 | 27 | 7 | ||
Monmouthsire | 20 | 10 | 13 1/2 | 12 | ||
Northamptonshire | 25 | 5 | 11 | 14 |
Moyenne d’intérêt sur le prix de vente, 6 1/4 %, avec privilège de payer la balance des actions au pair chaque fois qu’il en serait nécessité. Le dividende moyen, sur toutes les banques par actions, a été, à cette époque, 8 1/2 %, en addition à un fond d’excédant d’environ 1 % par année.
De tels profits sont toujours reçus comme récompense de chances folles et de spéculation déréglée. Là où les affaires sont sûres, la concurrence vient réduire le taux du profit. La preuve qu’elles ne sont pas sûres, c’est que ces établissements font d’immenses affaires avec de faibles capitaux, — que leurs dettes sont énormes, — que, pour se mettre à même de rester si fort en dette envers la communauté, ils couvrent le pays de succursales, émettant des notes, contre lesquelles on ne paye d’argent qu’à la banque-mère, qui se trouve à cent ou cent cinquante milles de distance, — et que leurs dépenses absorbent presque tout l’intérêt de leur capital, — ne leur laissant de profit, pour aviser aux dividendes, que sur leur circulation et les dépôts. Dans une liste publiée il y a quelques années, il y en avait peu dont le capital dépassât 70.000 livres, tandis qu’une, rien qu’avec un capital de 28.000 livres, avait, en trois ans, divisé 28 % entre ses actionnaires.
§ 18. — Énorme excès de trafic des banques de Londres.
Voici la situation donnée récemment de six des banques par actions de Londres, auxquelles aucune ne doit d’émettre des notes.
Capital. | Dettes. | Dividendes moyens. |
Prix de vente du stock. | |||
2,817,085 | liv. | 29,376,410 | 17 % | 6,922,000[300] |
Les dividendes moyens, comme nous voyons, ne sont pas moins de 17%, et cela encore dans un pays où l’excès de capital et la difficulté de lui trouver emploi profitable, sont des sujets constants de plainte. Les actions, comme on voit, se vendent avec une avance d’un peu moins que 150 */„ et même, à ces hauts prix, donnent un intérêt de près de 7 "/„. D’où vient cela ? Pourquoi les quelques individus intéressés dans ces établissements obtiennent-ils de si énormes dividendes ? Parce qu’il y a dans la communauté tellement de gens qui aiment mieux accepter un taux peu élevé d’intérêt libre de risque, comme ils le supposent, que pren- dre les risques et les profits plus grands. Ces établissements sont de pures maisons de jeu, avec un passif dix fois plus considérable que ce qu’ils possèdent en propre. Pris ensemble, ils forment une grande pyramide renversée, sujette, à tout moment de crise financière, à culbuter et à ensevelir les actionnaires sous ses ruines.
Personne, à moins d’avoir l’instinct du vrai joueur, n’eût pensé que 8, 10, ou même 12 % ne fût une compensation suffisante pour les risques que, sous la loi de 1825, il lui fallait courir. Le capitaliste prudent ne prit point d’actions, — jugeant plus sage de laisser son capital inactif dans une banque non incorporée qui ne lui servît point intérêt, mais qu’il jugeait parfaitement sûre. Il ne pourrait cependant découvrir une bonne raison pourquoi lui et dix ou vingt de ses voisins ne placeraient pas chacun 5.000 livres dans les mains d’un agent, qui les emploierait, sous la convention, avec tous ceux qui feraient affaire avec lui : que la responsabilité, pour chacun, serait limitée à sa part du capital ainsi constitué. Sachant fort bien qu’une telle association, négociant dans ces termes, inspirera plus de confiance publique que ne le peuvent faire un, deux ou trois individus qui négocient séparément, il aura peine à comprendre pourquoi, si ceux qui veulent faire des affaires avec lui se contentent d’accepter la responsabilité du capital souscrit, la communauté pourrait les empêcher de le faire, — les requérant de retenir le privilège de s’adresser à la propriété particulière des parties[301]. Il dirait fort raisonnablement : « Je prendrai volontiers 4 % pour l’usage de mon capital, s’il m’est permis d’en user à ma guise ; mais du moment qu’il me faut assumer la responsabilité d’une banque ordinaire par actions, je dois avoir 6 ou 7 %. » Il était ainsi forcé d’assumer de grands risques, pour lesquels il demandait une large quote-part comme intérêt, ou de placer son capital à la banque d’Angleterre, et l’y laisser inactif, ne rapportant rien pour son usage, — en attendant l’occasion de quelque autre mode de placement, au dehors ou à l’intérieur, moyennant lequel il pût obtenir 4 ou 5 %, sans courir risque, au-delà du montant du capital employé.
Dans les deux dernières années, le système a été changé, et beaucoup en mieux, par un acte du Parlement qui reconnaît pleinement la limitation de responsabilité. On peut donc former des associations pour négocier en monnaie, ou pour à peu près tout genre d’opérations, sans courir risque de perdre au-delà du capital placé. Comme cependant le système d’Angleterre tend vers la centralisation, cette mesure, bien que dans un sens droit, n’aura que peu d’effet, tant que la politique générale anglaise restera la même, — visant exclusivement à nourrir le négoce aux dépens du commerce, — exportant les hommes par centaines de mille à des colonies lointaines, et par là diminuant le pouvoir d’association, — bâtissant Londres aux dépens des parties rurales du royaume, — regardant les exportations et les importations comme le critérium unique de prospérité ; — et augmentant ainsi, à chaque mouvement le nombre et le pouvoir de ceux qui vivent rien que d’appropriation, et aux frais de ceux qui cherchent à vivre du travail. Comme le système a sa base, ainsi que l’avait Carthage, « dans la poussière d’or et le sable, » une modification dans l’édifice ne peut produire beaucoup d’effet tant que la condition principale n’aura pas changé. Le petit propriétaire et le petit fabricant disparaissent graduellement de la terre[302], et à chaque pas, dans ce sens, la difficulté de placement profitable pour les petits capitaux va croissant[303]. D’année en année, les services des hommes intermédiaires sont de plus en plus nécessaires ; et c’est pourquoi la modification en question parait avoir produit peu d’effet, — la proportion entre le capital et les prêts n’ayant nullement changé, comme on le voit par les chiffres suivants, qui représentent la situation de huit des principales banques de Londres dans l’été de 1856.
Capital. | Dettes. | Moyenne des dividendes. | ||
3.661.000 | 36.832.000 | 13,9 % |
Plus le capital d’un individu ou d’une banque est en proportion forte à ses obligations, plus il y a tendance à stabilité et régularité ; plus est forte la proportion du passif à l’actif, moindre est la stabilité. Nous avons ici tous les éléments d’instabilité : — prêts considérables, — obligations considérables, — petits capitaux, — et gros dividendes.
Le mode de banque en Écosse a toujours été de beaucoup supérieur à celui d’Angleterre, et par la raison qu’il y a là plus de localisation et de liberté. La charte de la banque d’Écosse date de 1695 ; celle de la banque royale d’Écosse de 1727 ; celle de la compagnie de l’emprunt anglais de 1746 ; celle de la banque commerciale de 1810, et celle de la nationale de 1825. Au lieu donc d’une grande corporation, avec des obligations considérables et point de capital effectif, nous en avons ici cinq plus petites, avec un capital effectif et versé, qui monte à environ 5.000.000 liv., — ce qui donne un, au moins, des éléments de stabilité. De plus, la population d’Écosse a toujours été libre d’établir des banques par actions sur la base de la loi de société ; — le monopole de la banque d’Angleterre a sa limite au Tweed. Il en est résulté que les banques avec nombreux actionnaires, ont surgi graduellement dans tout le royaume, et ont agi comme de plus grandes caisses d’épargnes, — offrant placement facile à qui a de la monnaie, et prêt facile à qui en a besoin. Cette liberté plus grande a donné plus grande fermeté, la preuve en est dans le fait que les banques d’Écosse ont traversé saines et sauves les tempêtes de 1793 et 1825, dans lesquelles tant de banques anglaises ont fait naufrage.
Les obligations sous la forme de circulation ne dépassent que peu 3.000.000 liv., tandis que celles sous la forme de dépôts, sujets à être retirés à courte date, sont évaluées à 30.000.000. En mettant le capital total à 8.000.000 et les placements à 40.000.000, comme ils le sont probablement, les proportions sont de cinq à un, tandis que celles de Londres, nous l’avons vu, ne sont pas moins que dix à un.
Un tel montant d’affaires, basé sur un si faible capital, causerait néanmoins plus d’instabilité qu’il n’en existe, n’étaient des circonstances qui font contrepoids. La première est qu’une proportion très-considérable des crédits inscrits sont ceux de petits dépositaires, — des individus dont les crédits sont de 10, 20, 50 ou 100 livres, et qui reçoivent intérêt pour leur usage. La seconde est que les banques écossaises négocient beaucoup avec la London Exchange, — prêtant monnaie dans les moments d’excitation, et de la sorte enflant la marée de spéculation, et puis la retirant brusquement à la première apparence de danger. — L’Écosse, pour la plupart des cas, s’échappe intacte, mais l’effet est rudement senti en Angleterre. Le remède serait dans l’adoption de mesures qui tendissent constamment à fixer le large montant de capital flottant existant sous la forme de dépôts, — en le convertissant en stock et le mettant ainsi sur le pied de celui placé dans la banque d’Écosse. La mesure de 1844, cependant, n’a envisagé que la circulation, qui est une quantité presque fixe de 3,000,000, laissant, sans aucunement y toucher, les dépôts qui sont une quantité toujours variable plusieurs fois aussi considérable[304].
§ 21. — La tendance à la fermeté dans l’action sociétaire se trouve toujours exister en raison directe de la rapidité avec laquelle la consommation et la production se succèdent. Le système anglais vise à séparer, dans le monde entier, les consommateurs et les producteurs, et il arrête ainsi le mouvement sociétaire. L’instabilité et l’irrégularité en sont les conséquences.
Le capital total employé dans les affaires de banque en Angleterre ne peut se préciser ; — les banquiers particuliers ne faisant aucun rapport quelconque. La banque d’Angleterre, nous le savons, n’a aucun capital, — ce qui est appelé capital n’étant uniquement qu’un droit d’exiger du gouvernement le payement d’une certaine annuité. Huit banques par actions de Londres font 40.000.000 d’affaires sur une base de moins de 4.000.000. Les banques de provinces font des affaires en proportion moindre avec leur capital nominal, mais souvent en proportion semblable avec leurs capitaux réels. L’expérience a prouvé que, pour l’ordinaire, les banquiers particuliers possèdent très-peu en propre. Le mon tant placé dans les banques d’Écosse est à leurs affaires, comme environ un à cinq. En prenant toutes ces quantités, le capital employé semble pouvoir être de 20.000.000 à 30.000.000, tandis que le montant total des sécurités va probablement à moins de 150.000.000. Le système entier prend précisément la forme d’une pyramide renversée, et de là sa constante instabilité.
Le grand mérite qui recommande les métaux précieux pour servir à mesurer la valeur des autres utilités, c’est la tendance à stabilité en eux-mêmes ; c’est-à-dire en la quantité de l’effort humain nécessaire pour leur reproduction. Ce mérite fait complètement défaut dans la circulation anglaise, — la valeur d’une livre venant à doubler dans certaines années et dans d’autres à tomber à moitié ; et ces oscillations se répétant au point qu’aujourd’hui on s’y attend avec presque autant de certitude qu’on s’attend au retour des saisons. À quelles causes les attribuer ? À l’usage des billets de circulation, dit sir Robert Peel et ses disciples. Dans tout autre cas, cependant, où le degré d’utilité d’un article s’élève, l’offre prend plus de fermeté et le prix plus de régularité. À cette règle, il n’y a point et il ne peut y avoir d’exception : vraie pour tous les autres articles, elle doit l’être pour celui-ci. D’après quoi, l’usage des notes, billets de circulation, — tendant comme il le fait, à ajouter utilité à la monnaie, — doit tendre à produire fermeté dans son offre et régularité dans sa valeur. Et la preuve qu’il en est ainsi, c’est qu’à la fois l’offre et le prix sont plus réguliers dans la Nouvelle-Angleterre que dans le Texas et Mississippi, — dans l’Angleterre que dans l’Inde, — en Allemagne qu’en Turquie, — en France qu’au Brésil et en Portugal.
La tendance à fermeté de valeur est en raison de la vitesse avec laquelle la production suit la consommation. Cette vitesse augmente à mesure que le consommateur et le producteur se rapprochent l’un de l’autre, — à mesure que le commerce se développe — et que l’homme intermédiaire ou le négociant est de plus en plus éliminé. De là vient que le numéraire coule d’année en année plus fermement en France, Allemagne et généralement dans le nord de l’Europe, et que sa valeur en autres articles, va se régularisant. De là vient aussi que le même phénomène se montre aux États-Unis chaque fois qu’ils marchent dans ce sens, celui d’une politique tendant à augmenter le pouvoir d’association et à agrandir le domaine du commerce.
L’inverse se voit toujours à mesure que le consommateur et le producteur sont plus séparés, — que le négoce prend autorité sur le commerce — et que le négociant devient de plus en plus un pouvoir dans l’État. De là vient que l’offre de numéraire et sa valeur deviennent de plus en plus irréguliers dans l’Inde, le Portugal et autres pays qui suivent dans la voie de l’Angleterre — y compris les États-Unis, dans toutes ces périodes, où leur politique est celle enseignée dans les livres anglais.
La politique de l’Angleterre, au dedans et au dehors, tend toujours à séparer les producteurs et les consommateurs du monde — et à augmenter ainsi le pouvoir du trafic et rendre plus forte la proportion de la classe intermédiaire à la population qui produit. À chaque pas dans ce sens, la circulation sociétaire se ralentit, — la consommation suit plus lentement dans le sillage de la production, — des masses de propriétés tendent de plus en plus à s’accumuler dans les caves et les magasins, — la quote part du négociant tend de plus en plus à s’élever, tandis que celle du producteur décline — et les classes trafiquantes deviennent de plus en plus un pouvoir dans l’État. C’est là la centralisation — qui conduit toujours à soumettre les hommes qui travaillent à la domination de ceux qui vivent de l’exercice des pouvoirs d’appropriation. C’est la voie où tend aujourd’hui l’Angleterre, et parmi les mesures qui ont le plus contribué à tourner le vaisseau dans ce sens, il faut compter celles de 1819 et 1844, — dont la première a changé l’étalon de valeur, et l’autre a augmenté le pouvoir de la banque d’Angleterre.
La condition plus saine du système de banque écossais, lui donne une force qui lui a permis de tenir tête à l’opposition contre les notes d’une livre, malgré les manifestations réitérées du gouvernement de forcer le peuple écossais à renoncer à leur usage. Celui-ci comprend ce que n’a point compris sir Robert Peel, la différence entre le transport de monnaie et sa circulation. Les petites notes facilitent la circulation de l’or, dont elles sont les représentants, — lui permettant de rester tranquillement dans les caves de la banque qui les émet et soulageant la communauté de toute perte qui résulte du frai. L’usage de la note permet à une simple pièce d’or, en restant ainsi au repos, de faire plus de besogne que n’en feraient cent, quand la propriété monétaire se transfère uniquement par une livraison réelle d’espèces. Il est à remarquer que les plus ardents champions de la liberté de négoce en coton, drap et sucre, sont les opposants les plus opiniâtres à ce que la population décide par elle-même, de quelle sorte d’instrument elle veut se servir lorsqu’elle désire entretenir commerce parmi ses membres.
L’instabilité est la suivante infaillible du système en question, et de là vient que les pertes annuelles par faillites s’élèvent à l’énorme chiffre de 50.000.000 liv. Tout considérable qu’il soit, il n’est presque rien comparé avec la perte infligée aux nations étrangères par les oscillations incessantes auxquelles elles sont soumises. La débâcle de 1815, et celles de 1825, 1836, 1839 et 1847 ont là leur origine ; et leur effet a été de causer aux fermiers et planteurs du monde, un préjudice qui se compte par des millions de millions. De toutes les institutions monétaires aujourd’hui existantes, la banque d’Angleterre contient en elle-même le moins des éléments nécessaires pour produire stabilité et régularité, et c’est pourquoi les nations qui sont le plus dans sa dépendance sont les moins prospères. La centralisation négociante, néanmoins, cherche à faire de la circulation anglaise, — toujours variable comme elle l’est, — la mesure des valeurs pour le monde entier[305].
CHAPITRE XXXV.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
VI. — Du mode de banque en France.
Dans le monde naturel, le pouvoir réel produit est toujours en raison inverse du pouvoir apparent, — le bruyant tremblement de terre se bornant à renverser les murs d’une ville, tandis que le froid silencieux en désagrégeant les rocs et en aplanissant les montagnes, fournit à un monde microscopique les matériaux pour édifier des îles, qui probablement deviendront continents à l’occasion. Il en est de même du monde monétaire, — le financier habile trouvant toujours ses taxes les plus productives dans ces échanges pour lesquels le pence et le demi-pence sont nécessaires et non dans ceux qui ont besoin de l’assistance de l’or. Tabac, sel et bière acquittent donc de lourdes taxes, tandis que la soie et le velours, les perles et les diamants contribuent peu à tout revenu public. Le principal cependant parmi les objets sujets à la taxation est l’instrument qui entre dans tous les échanges, — la monnaie. Le travailleur a besoin de son aide lorsqu’il lui faut sel, tabac, bière ou drap. Le capitaliste doit l’avoir quand il veut ajouter à ses terres ; et sans elle la femme élégante serait forcée de ne point satisfaire son goût pour les soirées, les bals, l’opéra. Nulle part on n’a si bien compris cela qu’en France. Nulle part la politique d’un pays n’a tendu davantage à l’expulsion des métaux précieux, que ce fut le cas dans ces terribles siècles qui interviennent entre l’accession de la maison des Valois et celle de Bourbon. Nulle part, conséquemment, la centralisation ne fut plus complète, — la pauvreté du gouvernement plus régulière, — ou ses nécessités plus urgentes. Nulle part donc la fraude en matière de falsification des espèces du royaume ne fut pratiquée plus systématiquement et supportée avec plus de patience, — la dernière trace de tels procédés se retrouve sous le règne de Louis XVI. À peine cependant la fraude avait-elle disparu du monnayage, que nous la retrouvons sous une autre forme, celle des assignats ou papier-monnaie de la Révolution, — émis avec une telle licence, que leur valeur tomba graduellement, au point qu’il fallut la somme de 600 francs pour payer une livre de beurre.
De tous les instruments de taxation celui fourni par la réglementation de circulation est le plus pénétrant dans ses effets, — le plus productif dans les cas urgents, — le plus démoralisant dans son action, — et le plus ruineux en définitive. C’est au moyen de monnaie continentale, d’abord émise par petites quantités et au pair, mais ensuite portée à une telle quantité qu’il fallait cent dollars pour acheter un baril de farine, que le congrès primitif parvint à imposer un montant de taxation bien au-delà de ce qu’il eût réussi à imposer de toute autre manière. C’est au moyen d’assignats que le gouvernement de la première révolution française parvint à lever des impôts et par eux à équiper des armées qui repoussèrent l’invasion de 1792. C’est par des moyens semblables que le gouvernement de l’Autriche a ajouté des centaines de millions à son revenu dans le présent siècle, — rappelant le papier-monnaie déprécié et le remplaçant par celui que l’on promettait devoir être bon ; et répétant l’opération tant de fois, que pour des dollars qu’on eut à l’origine on se trouve n’avoir aujourd’hui qu’un peu plus d’un pence.
Avec accroissement de richesse et de population, le pouvoir sur la circulation passa graduellement des mains du gouvernement à celles des négociants en monnaie, — ardents à l’exercer à leur bénéfice et à celui de ceux avec qui ils sont liés. Ce fut le cas en Angleterre et ce l’est maintenant en France.
À la fin de la révolution, — comme le crédit n’existait pas, — le numéraire était rare et le taux d’intérêt très-haut. La situation engageait fortement à ouvrir des comptoirs où l’on pût acheter et vendre la monnaie, autrement dit des banques. Il s’en ouvrit donc quelques-uns ; et si le gouvernement se fût abstenu d’intervenir, nul doute que la concurrence entre eux n’eût fourni graduellement un remède pour les embarras financiers d’alors. Napoléon cependant était fortement convaincu de la nécessité de maintenir et d’étendre cette même centralisation à laquelle son prédécesseur avait dû sa déchéance du trône ; et rien d’étonnant de le voir en 1804 décréter la consolidation d’une unique banque de France, et assurer à cette institution un monopole de la faculté d’émettre des billets de circulation. On voit toujours le soldat et le négociant former alliance étroite, — tous deux cherchant à faire fortune aux dépens du commerce. À peine toutefois l’alliance fut-elle formée que le premier se servit de l’autre pour ses propres desseins uniquement, — à peine la banque fut-elle créée, qu’elle fut requise de garantir à l’État une partie si considérable de son capital qu’elle se trouva dans un embarras sérieux au point qu’il fallut changer de système. Vint alors (1806) l’organisation définitive de l’institution sur le pied actuel avec un capital de 90.000.000 francs.
Tout en centralisant le pouvoir monétaire dans la capitale, le gouvernement retenait le droit d’autoriser la création de banques locales et de produire ainsi une action de contre-poids dans les provinces. Toutefois il exerça si peu ce pouvoir que les quarante années qui suivirent ne virent créer que dix de ces établissements, et tous d’un caractère si insignifiant, que leur capital réuni n’allait qu’à 24.000.000 francs, — et le montant total de leurs prêts à moins de 80.000.000. Telle fut la machine d’échange préparée pour un pays ayant une population beaucoup plus nombreuse que celle de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Cela se doit attribuer à l’excès de centralisation, comme le montre le passage suivant d’un livre que nous avons déjà plus d’une fois cité.
« Il n’y a peut-être pas une ville un peu considérable en France qui n’ait aspiré, soit dans un temps, soit dans un autre, à posséder une banque. Mais il suffit de savoir par combien de formalités inextricables il fallait passer pour obtenir un semblable privilège, quels obstacles il y avait à vaincre, quelles démarches à faire, quelles lenteurs à subir, pour comprendre qu’un grand nombre de villes ait renoncé à un avantage si difficile à conquérir. Obtenir l’autorisation d’établir une banque, c’était, même pour les villes les plus considérables et les mieux posées, une œuvre de longue haleine, une sorte de travail d’Hercule. Sauf les deux ou trois banques départementales qui s’étaient formées spontanément à l’issue de notre grande révolution, comme celles de Rouen et de Bordeaux, et dont l’existence est contemporaine de celle de la banque de France, toutes les autres n’ont pu être fondées qu’au prix de pénibles efforts, de longues et coûteuses démarches qui étaient bien faites pour dégoûter le commerce de s’engager dans une semblable voie. Je citerai pour exemple la banque de Toulouse, qui n’a pu s’établir qu’après plusieurs années de sollicitations, auxquelles s’étaient associés le conseil général du département, le conseil municipal de la ville et la plupart des hommes marquants du pays. Pendant plusieurs années, il a fallu fatiguer les bureaux du ministère et les abords du conseil d’État pour obtenir, quoi ? la chose du monde la plus simple, la formation d’une compagnie de banque au capital de 1.200.000 francs. La ville de Dijon, après des efforts pareils, a dû renoncer devant les résistances qu’elle rencontrait[306].
Ce fut, comme on le voit, le monopole presque complet en faveur de la grande banque, et la chose dura jusqu’à la révolution de 1848, où il se compléta par l’abolition de toutes les banques départementales. La tendance de l’action politique et financière de la France, — toujours opposée au développement d’activité locale, se manifeste ici dans toute sa plénitude, ainsi que ses résultats en révolutions politiques et financières. En telles matières, donc Paris peut être regardé comme étant la France, — tant le développement local a été insignifiant et flottant, ce qui nous autorise, dans l’examen où nous allons entrer, à ignorer l’existence d’établissement locaux de n’importe quelle sorte.
Le pouvoir de la banque devait dériver d’abord du privilège exclusif à elle accordé de fournir circulation ; et en second lieu de sa capacité d’offrir aux propriétaires de monnaie un lieu de sûr dépôt. Le crédit étant à peu près éteint, et ses billets au porteur étant d’un fort montant, — 500 francs, — il y eut au début peu à compter sur le premier ; et l’on voit qu’il s’en obtint très-peu d’après le fait que dans les deux premières années la circulation flotta entre 10.000.000 et 45.000.000 francs ; que dans la première année de l’établissement définitif de la banque comme elle est aujourd’hui constituée (1806), elle monta à 76.000.000 et tomba à 54.000.000, tandis que l’année suivante elle fut entre 74.000.000 et 107.000.000, La période, — étant une période de grande perturbation dans le monde politique, — n’était pas bien calculée pour produire confiance dans l’esprit de ceux qui avaient vu les charretées d’assignats, dont la valeur n’excédait que peu celle du papier qui avait servi à leur impression. Sous le gouvernement de la Restauration cependant, les choses changèrent : la paix rétablie à l’intérieur et au dehors, un sentiment de confiance naquit peu à peu, — qui se manifesta dans une augmentation graduelle de la circulation, comme on le voit par les chiffres suivants[307] :
Maximum | Minimum | Moyenne | |
1819 | 135.000.000 | 79.000.000 | 107.000.000 |
1820 | 172.000.000 | 122.000.000 | 147.000.000 |
. | |||
1827 | 203.000.000 | 173.000.000 | 179.000.000 |
1828 | 214.000.000 | 188.000.000 | 196.000.000 |
. | |||
1833 | 228.000.000 | 193.000.000 | 210.500.000 |
1834 | 222.000.000 | 192.000.000 | 207.000.000 |
. | |||
1843 | 247.000.000 | 216.000.000 | 231.500.000 |
1844 | 271.000.000 | 233.000.000 | 252.000.000 |
1845 | 289.000.000 | 247.000.000 | 268.000.000 |
1846 | 311.000.000 | 243.000.000 | 277.000.000 |
On voit ici la fermeté croître avec le degré croissant d’utilité de la monnaie, qui s’est accompli au moyen de billets de circulation. Dans la première des périodes ci-dessus, le minimum de 1819 est moins de moitié du maximum de l’année suivante. Dans la seconde, la différence est moins d’un cinquième, dans la troisième moins d’un sixième. La quatrième période est de quatre ans, et dans les derniers mois commença une crise d’une intensité si effroyable que la banque eut peine à supporter l’orage ; et encore au moment de la calamité extrême, le montant de circulation reste presque exactement ce qu’il a été trois ans auparavant.
Il est difficile d’étudier ces chiffres sans en conclure que la circulation, — régie comme elle l’est par les besoins de la population, n’a réellement rien à faire avec les crises financières, dont la véritable et unique cause se trouve dans cet autre élément de pouvoir, — le montant des crédits inscrits aux livres de la banque et qu’on nomme dépôts. Plus on les peut enfler, plus augmente le pouvoir de la banque pour l’excès du négoce, et plus sera forte l’intensité de détresse, résultat de la révulsion ; mais plus aussi sera grande cette atteinte au crédit qui force tout le monde de recourir à la grande institution souveraine, — plus elle aura pouvoir de prendre un taux élevé d’intérêt. » et plus les dividendes grossiront. Cette banque aussi bien que celle d’Angleterre, a donc intérêt direct à faire de l’énorme pouvoir à elle conféré tel genre d’usage qu’il produise des révulsions fréquentes et sévères.
Le pouvoir de la banque sur la circulation et sur la valeur de la propriété en tant que mesurée par le numéraire est donc, nous le voyons, sans contrôle aucun, — elle est sous ce rapport, omnipotente. Voici des faits qui montrent comment ce pouvoir a été exercé. » De 1807 à 1810, la somme de prêts annuels pour la banque a été porté de 333.000.000 francs à 715.000.000, après quoi vient une crise qui finit par une réduction, en 1811, à 391.000.000. D’où venait le pouvoir d’effectuer cette augmentation énorme ? De la circulation ? Certainement non. Car les variations de son montant, dans aucune partie de cette période, ne paraissent pas avoir excédé 30.000.000 ou 40.000.000. Il est venu probablement de la paralysie du capital des particuliers dans les mains de la banque, rendu stérile pour ses propriétaires et appelé « dépôts. »
Les années de 1815 à 1818 ont vu un pareil cours d’opération, — les effets escomptés dans l’année ayant été portés de 203.000.000 à 615.000.000, après quoi est venue une crise aboutissant à une réduction à 389.000.000. À peine échappé de là, la banque répète l’opération, portant le chiffre de ses prêts de 384.000.000, en 1824, a 638.000.000 dans l’année de la crise de 1825. La chose recommence dans la période d’excitation qui finit en 1837. De 1844 à 1846, le montant des escomptes fut porté de 809.000.000, à 1.294.000 ; et pourtant la circulation moyenne de la dernière année excède celle de 1845 de 25.000.000 seulement, — somme incapable de produire aucun effet sensible ; réduction aussi que l’on produirait rien qu’en retenant dans les caves des banquiers particuliers ou des banques départementales une petite quantité en excès de billets, — les billets ainsi retenus étant entièrement hors de la circulation, comme s’ils eussent été retournés à la banque d’émission et placés au crédit de dépositaires.
La somme totale des mouvements de la banque, en 1847, fut 2.714.000 francs. En 1850, elle tomba à 1.470.000, — présentant ainsi une réduction de près de moitié dans la mesure étalon à laquelle se rapportent les valeurs monnaie. Une telle révolution tendait à ruiner tous ceux qui devaient vendre travail, terre ou propriétés de toute sorte. Deux ans après, en 1852, le chiffre était 2.514.000 ; et alors ceux qui désiraient acheter se trouvaient dans la position par laquelle venaient de passer ceux qui avaient dû vendre. Une classe toutefois profitait de toutes ces oscillations, — les individus déjà riches qui font le négoce de monnaie.
Le pouvoir d’effectuer de tels changements dérive de l’existence d’un monopole qui tire profit de l’arrêt de la circulation sociale. Plus il se peut paralyser de monnaie dans les mains de ses propriétaires, plus nombreux seront les millions gisants à la banque qu’elle pourra employer à forcer les prix des valeurs que ces propriétaires seraient heureux d’acheter à tout taux raisonnable. Conduits enfin à créer de nouveaux placements, en bâtissant des maisons ou en construisant des routes, ils se trouvent arrêtés dans le cours de leurs entreprises par une disparition subite de la surabondance imaginaire de numéraire, accompagnée d’une baisse de 40 ou 50 % dans le prix de la terre, des lots, des matériaux de bâtisse et d’autres articles et objets par eux achetés. Après des mois d’attente, ne recevant point d’intérêts de la banque, ils perdent de nouveau une partie, sinon le tout de leur capital. Toutefois il n’en est pas ainsi pour la grande machine qui a produit ces effets. Comme la banque d’Angleterre, elle prospère toujours, — ses dividendes grossissant d’une manière soutenue et la tendance vers un accroissement nouveau étant en raison directe de la destruction du crédit particulier. En 1844, ses actionnaires avaient 9 %. L’année suivante, ils recevaient 12.4 ; mais en 1846, année préliminaire pour la crise qui ne tarda pas à survenir, ils n’avaient pas moins que 14.4 % ou presque le triple du taux ordinaire d’intérêt.
En passant aux banques locales telles qu’elles existaient il y a dix ans, nous trouvons des résultats exactement semblables, — le taux moyen d’intérêt chez elle ayant été de près de 12 %[308]. Avec un capital total de 24.000.000, elles ont une circulation de non moins de 86.000.000 ; et par la simple raison, que dans leur sphère d’action elles jouissent d’un monopole aussi parfait que celui de la banque de France elle-même. D’après quoi elles ont suivi aveuglément les traces de la grande institution, comme ça toujours été le cas en Angleterre. Quand elle s’épandait, elles s’épandirent ; quand elle se resserra, elles firent de même, — toutes leurs opérations tendant à un peu plus qu’augmenter les changements qui sans elles auraient été produits. Elles ont cependant disparu depuis, et toutes les affaires de banque de l’un des plus riches pays de l’Europe sont aujourd’hui dans les mains d’une seule institution, — ayant un capital de 91.000.000, et présentant des débets et des crédits qui montent à plus de 1.000.000.000 francs. Ses actions qui, dans le principe, ont coûté 1.000 francs, se vendent aujourd’hui 3.200, dont l’intérêt, au taux ordinaire de l’escompte, donnent 16 %[309].
En affaires ordinaires, l’homme qui court des risques considérables dans l’expectative des gros profits, se ruine généralement. Ici cependant il en est autrement, — les risques et profits n’y marchent pas de compagnie pour l’ordinaire. Les premiers sont engendrés par la banque, mais quand vient le jour d’épreuves, c’est la population qui les subit, — le profit se montrant toujours d’année en année dans les dividendes grossissants des actionnaires, et augmentant constamment le prix des actions.
Dans les deux mondes physique et social, l’accroissement de force résulte de l’accroissement de vitesse du mouvement, l’usage du billet de circulation tendant à donner cette vitesse, et on a pour effet l’accroissement rapide de commerce et de pouvoir de la France.
Tous deux cependant sont faibles, comparés au degré qu’ils pourraient atteindre sous un système calculé pour imprimer au mouvement de la machine sociétaire cette fermeté qui est nécessaire pour obtenir une force constamment accélérée.
« Personne en France, dit M. Coquelin, ne produit autant qu’il peut, » fait qui a sa cause dans la circulation languissante. La difficulté réelle, ajoute-t-il, n’est pas de produire, mais de trouver un acheteur pour les choses produites. D’où vient cette difficulté ? De l’existence d’une centralisation politique et financière qui n’est surpassée nulle part en Europe.
La centralisation politique exige pour son entretien un montant de taxation, en numéraire et en services, tout à fait hors de proportion avec les ressources du pays. La nécessité d’accumuler la monnaie avec laquelle payer les taxes, est une cause d’arrêt dans la circulation. Versée, elle va à Paris et de là va à des gens qui, autrement pourraient être employés chez eux, et il s’ensuit la tendance extraordinaire à l’instabilité du gouvernement. La centralisation financière maintenant s’introduit et cause arrêt de plus de la circulation, — rendant nécessaire pour tous ceux qui ont monnaie à placer, d’envoyer leurs moyens à Paris, pour y être employés à entretenir des milliers et des dizaines de milliers de gens qui pourraient être avantageusement employés ailleurs.
La France est néanmoins un pays « d’anomalies. » Une centralisation qui n’a point son égale y tend à l’esclavage et à la mort ; tandis que d’un autre côté elle profite des avis de Colbert, — cherchant toujours à rapprocher l’un de l’autre consommateur et producteur, et à donner ainsi valeur à la production de la ferme. Il en résulte qu’elle exporte plus de produits domestiques sous une forme achevée qu’aucun autre pays du monde, — qu’elle obtient pour eux un prix plus élevé qu’aucun autre, — que son pouvoir d’altérer les métaux précieux va constamment croissant, — et qu’elle prospère malgré une taxation pour l’entretien du gouvernement, accablante au plus haut degré, et une taxation pour l’entretien des actionnaires de la banque en comparaison de laquelle la dépense pour ses flottes et ses armées reste insignifiante.
CHAPITRE XXXVI.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
VII. — Du mode de banque aux États-Unis.
Le système politique des États-Unis tend à la décentralisation. Ainsi fait leur système financier ; mais là comme ailleurs, une politique qui cherche l’extension du trafic aux dépens du commerce produit une perturbation dont les résultats se montrent déjà dans l’établissement d’une centralisation dont, il y a quelques années, on eût regardé la venue comme impossible.
Voici le développement graduel du système de banque dans le demi-siècle qui a suivi la paix de 1783 :
Nombre de banques. |
Capital. | ||||
1811 | 88 | 42.000.000 | doll. | ||
1816 | 246 | 89.000.000 | |||
1820 | 307 | 101.000.000 | |||
1830 | 328 | 110.000.000 |
Avant cette dernière année, l’imperfection des documents ne permet de donner ni le montant des prêts, ni leur rapport avec le capital. De cette date néanmoins nous avons les comptes de 281 banques dont les capitaux s’élèvent à 90.000.000 dollars, — et les comptes nous manquent pour 49 banques dont les capitaux sont 20.000.000 dollars. Les prêts et placements de toute sorte des premières sont 130.000.000 dollars ; et si à cela on ajoute le double du montant du capital des autres, soit 40.000.000 dollars, on obtient un total de 170.000.000 dollars, basé sur un capital de 110.000.000 dollars, — donnant un excédant d’un peu plus que 50 %.
Pour les périodes plus récentes voici les montants donnés, === — l’item placements comprenant non-seulement les prêts et escomptes, mais les stocks, le fonds réel, et toute autre propriété, excepté les espèces, le mode de placement le moins favorable aux établissements :
1837. | 1843. | 1848. | 1851. | 1854. | 1856. | |
Nombre de banques. | 634 | 691 | 751 | 879 | 1.208 | 1.300 |
Capital en millions. | 290 | 228 | 204 | 226 | 301 | 332 |
Placements en millions. | 560 | 319 | 398 | 464 | 630 | 711 |
-------- | -------- | -------- | -------- | -------- | -------- | |
Excédant de placements. | 270 | 31 | 194 | 238 | 320 | 379 |
Sauf la période qui succède immédiatement à la grande crise financière de 1841-42, le montant des placements se montre dans tous les cas, aussi près que possible, avoir été le double du capital ; tandis, qu’ainsi que nous l’avons vu, les prêts de la banque de France et d’Angleterre ont été trois, quatre, cinq et même dix fois leurs capitaux. Toute grande qu’elle soit, cette différence entre les systèmes américains et européens ne représente encore qu’une partie de la réalité. Du capital des banques anglaises, une très-grande partie se trouve souvent dans des dépenses faites en vue d’assurer les affaires ; et les banques d’Angleterre et de France tiennent l’immeuble, les maisons de banque, etc., non compris dans les situations données ci-dessus ; tandis que dans les banques américaines tous ces placements sont compris. De plus, l’unique capital réel de la banque d’Angleterre se trouve dans son fonds excédant ou reste, de 300,000 liv. sterl., — ce qui est une addition au capital tel qu’il existe partout ailleurs dans les banques américaines et constitue une réserve contre les excédants de prêts ci-dessus.
En ajoutant au capital de 1856, et déduisant d’autre part l’immeuble tenu pour les opérations purement de banque, le capital total de cette année se trouverait monter au moins à 345.000.000
Tandis que les placements dépasseraient à peine 655.000.000
------------------
Ce qui donnerait comme excédant sur les placements 310,000,000
ou environ 90 %. Cet excédant représente le montant total de circulation, et des crédits sur les livres, pour le rachat desquels ces établissements n’ont pas d’espèces dans leurs caves.
Le montant de la circulation d’un pays dépendant des mouvements de sa banque, se trouve dans la circulation et les dépôts, moins la quantité d’espèce retenue en main. La première, comme nous l’avons vu dans l’examen du mode de banque anglais, est une quantité presque constante ; tandis que la dernière tend à changer à chaque hausse et baisse du baromètre politique et financier. — La première, — en même temps qu’elle accroît l’utilité de l’or et de l’argent, en donnant plus grande facilité de transférer leur propriété, — est régie strictement par les besoins mêmes de la population ; car n’importe l’extension qu’une banque puisse être en état de donner à ses prêts, elle n’a pas faculté de forcer le capitaliste au crédit de qui les valeurs sont placées, de les convertir en bank-notes. Il le peut s’il le veut, mais il ne le veut que s’il lui plaît ; et tant que l’option reste à lui, et aux autres qui sont dans le même cas ; le montant de la circulation repose sur lui et eux, et non sur la banque. De là vient que dans la circulation la tendance à la fermeté est si grande.
Quant aux « dépôts, » nous rencontrons précisément l’inverse. — l’accroissement de leur montant dépendant du vouloir des directeurs de la banque qui peut, oui ou non, ajouter aux crédits sur les livres. Chaque surcroît grossit le montant du capital privé dans leurs mains, stérile pour ses propriétaires ; et de là vient qu’il y a si grande tendance à l’instabilité dans les prêts dépendants des dépôts. De plus, la bank-note ne fait que faciliter le transport d’une pièce de monnaie existante, — met une simple pièce à même de faire la besogne qui autrement en demanderait cinq ou dix. Le prêt qui est basé sur un dépôt, double le montant apparent de la circulation, — le pouvoir d’acheter restant au propriétaire réel de la monnaie, en même temps qu’il est exercé, et précisément dans la même étendue, par l’individu à qui la banque l’a prêtée.
Cela étant, la tendance à stabilité et régularité se trouvera exister dans le rapport exact de l’excédant des prêts avec sa base, la circulation ; et vice-versa, la tendance à instabilité se trouvera dans le rapport de cet excédant avec sa base, les dépôts. Admettant ceci comme vrai, — et pour qui aura examiné avec soin les faits déjà exposés il ne peut y avoir doute, — nous allons maintenant étudier à quel point les banques américaines, comparées aux banques anglaises, possèdent les qualités nécessaires pour donner stabilité et régularité.
Les prêts des premières, non basés sur le capital actuel, montent à environ | 310.000.000 | doll. |
Leur circulation actuelle est probablement d’environ | 160.000.000 | |
Ce qui laisse, comme montant des prêts basés sur dépôts, | 150.000.000 |
Le montant total des prêts dépendant de la quantité variable, celle qui, dans son extension entière, double la monnaie au commandement d’individus, — ne s’élève donc qu’à 150.000.000, ce qui est moins que le montant de tels prêts fait par les dix banques par actions de Londres, dont tout le capital n’est que de 18.000.000 dollars. En y ajoutant les prêts semblables faits par la banque d’Angleterre, les banques de province de toute nature et les banques écossaises, nous trouverons que l’élément d’instabilité dans les banques anglaises est en quantité cinq fois plus forte que dans les banques américaines. Et même, ceci ne représente pas exactement les faits, et par la raison que tandis que la quantité ne croît qu’en proportion arithmétique, le risque d’oscillation croît en proportion géométrique. Une banque avec un capital de 1.000.000 dollars, peut sainement calculer que les crédits sur ses livres ne tomberont jamais au-dessous de 200.000 dollars ; et tant que le montant de ses prêts, basé sur ses crédits, se limite à cette somme, il ne peut jamais y avoir d’oscillation nécessaire. Laissez-le cependant s’étendre à 400.000, et il y aura nécessité probable pour une oscillation considérable. Étendez-le à 600.000, la nécessité d’une oscillation deviendra certitude. Portez-le 1.000.000 dollars, il y aura haut degré de probabilité que l’oscillation nécessaire sera telle que les clients seront ruinés et la banque elle-même anéantie avec toutes ses ressources. La quantité de l’excédant n’a fait que quintupler, mais le danger d’instabilité s’est accru d’un millier de fois. Instabilités et insécurité s’accroissent ainsi avec l’accroissement du pouvoir des banques de négocier sur les capitaux particuliers laissés temporairement dans leurs mains, tandis qu’elles diminuent selon que les prêts de ces établissements se restreignent de plus en plus à leur pouvoir de fournir la circulation. D’après quoi, le comble d’instabilité se trouverait en Angleterre, tandis que le degré le plus voisin de stabilité se montrerait dans les banques de New-England ; — l’une présentant le degré le plus rapproché connu de la centralisation la plus haute, et les autres présentant la décentralisation la plus parfaite.
Centralisation et esclavage vont toujours de compagnie ; il en est de même pour décentralisation et liberté.
Plus l’action locale est parfaite, plus instantanément la demande de capital suivra la production et moindre sera le pouvoir des banques de négocier sur les dépôts qui gisent stériles pour leurs propriétaires. Plus l’action locale est parfaite, plus aussi grandira le pouvoir d’association et moindre sera le rapport des instruments de circulation, — soit espèces d’or ou d’argent, soit notes circulantes — aux opérations de la communauté et au montant du commerce. D’après quoi, la circulation des États-Unis se trouvera représenter un moindre nombre de journées de travail que celle d’Angleterre ou de France, comme le prouvent les faits suivants :
Les espèces de France sont estimées à | 3.500.000.000 | francs. |
La circulation et les dépôts de la banque — moins les espèces actuellement dans ses caves — peuvent être évaluées à.[310] | 400.000.000 | |
Ce qui donne un total de | 3.900.000.000 |
Ou environ 110 francs par tête, — une somme représentant probablement 80 journées de travail rural.
La quantité d’espèces dans la Grande-Bretagne est probablement |
40.000.000 | liv. st. |
La circulation est[311] | 31.000.000 | |
Les dépôts sujets à être réclamés à l’instant sont probablement. |
60.000.000 | |
Total. | 13.000.000 | |
D’où, déduisant pour les espèces tenues ordinairement par la banque, de | 11.000.000 | |
Nous avons pour la circulation | 120.000.000 | liv. st. |
Ce qui fait environ 4 liv. 10 s. par tête ou l’équivalent de 45 journées de travail à 12 sh. par semaine.
Le montant des espèces aux États-Unis, dans les banques et en dehors d’elles, thésaurisées et en circulation, est probablement | 160.000.000 | doll. |
En y ajoutant, pour le montant des prêts pour les banques, basé sur leurs circulations et dépôts | 370.000.000 | doll. |
Nous avons un total de | 530.000.000 | doll. |
Ce qui donne environ 20 doll. par tête, ou équivalent de 30 jours de travail rural[312].
Le capital de toutes les banques de New-England, au nombre de 491, est | 112.000.000 | doll. |
En allouant à chacune pour profits excédant seulement 6.000 doll. on aurait | 115.000.000 | |
Leurs placements de tout genre, billets, notes, stocks, immeubles de banque, etc., sont | 181.000.000 | |
L’excédant est 57 % et monte à | 66.000.000 | |
D’où déduisant pour espèces en caves | 7.000.000 | |
Nous obtenons, comme surcroît à la circulation résultant de l’existence des banques | 59.000.000. | |
La circulation brute est 46.000.000 doll., mais la nette ne monte probablement pas à plus de | 42.000.000 | |
Laissant comme quantité de circulation résultant du doublement des capitaux particuliers déposés seulement | 17.000.000 | |
Le montant de circulation et de dépôts remboursables sur demande peut être évalué à environ | 60.000.000 | |
À quoi l’on peut ajouter pour les espèces en circulation dans la population | 3.000.000 | |
Ce qui donne un total de | 63.000.000 | doll. |
Comme circulation en usage dans une communauté de 3.200.000 âmes, le montant par tête est au-dessous de 20 dollars, représentant environ 25 journées de travail rural.
Ainsi la circulation de France représente le travail de | 80 | journées. |
Celle d’Angleterre | 45 | |
Celle des États-Unis au plus | 30 | |
Celle de New-England | 25 |
Et c’est dans cette dernière que nous trouvons le plus des éléments de stabilité.
Le montant de métaux précieux que l’on suppose exister en France sous forme monnayée est d’environ 100 francs par tête.
Représentant le travail de plus de | 70 | |
Dans la Grande-Bretagne environ 2 liv. — représentent. | 20 | |
Dans les États-Unis au plus 5.50 doll. — équivalent à. | 8 | 1/2 |
En New-England 3 doll. — représentent moins de | 4 |
La circulation de France est la plus coûteuse. C’est là que la monnaie est utilisée à un moindre degré par les notes de circulation — que le besoin d’un instrument amélioré d’échange se fait sentir, — et que le rapport de la circulation à la production est le plus élevé. La thésaurisation cependant y est très-pratiquée ; les révolutions fréquentes, le manque d’institutions locales pour les placements petits et temporaires tendent à la fois à produire cet effet. On peut mettre en doute si la quantité de monnaie dans l’usage actuel va même à moitié de la somme à laquelle on l’estime ordinairement et qui est donnée ci-dessus.
La circulation anglaise est très-coûteuse, mais moins que celle de France ; — la monnaie y est plus utilisée au moyen de notes. Le rapport qui existe entre elle et le travail est élevé, sa tendance à l’instabilité est donc très-grande.
Moins coûteux qu’aucun des deux, et avec plus de titres à la stabilité, le système des banques américaines en général est localisé à un haut degré ; mais c’est dans New-England que nous trouvons la moins coûteuse, la plus utile et la plus stable de toutes les circulations du monde. Plus la liberté est parfaite, plus forte est la tendance à la stabilité, et moins il en coûte, comme on en a la preuve en passant des États du Sud et de l’Ouest, vers ceux du Nord et de l’Ouest[313].
Ce qui est surtout à désirer dans un système de circulation c’est la fermeté dans sa propre valeur, — qui en fasse une mesure des changements dans la valeur des autres choses. C’est le cas pour les mesures de pesanteur et de longueur, comme le prouve abondamment le soin extrême avec lequel on a cherché à se pourvoir d’un étalon auquel rapporter toutes les aunes, tous les poids, et tous les autres instruments qui s’emploient pour déterminer les quantités de drap, fer, sucre, coton et autres articles qui passent de main en main. Que les aunes viennent à varier en longueur, ou que les poids d’une livre viennent à peser les uns seize onces, les autres douze, ils perdront toute leur utilité, — employés seulement par ceux qui désirent acheter à la longue mesure et vendre à la courte, — et qui par là s’enrichissent aux dépens de leurs voisins sans méfiance. De quelle importance presque infiniment plus grande doit donc être le besoin de fermeté dans l’instrument au moyen duquel nous comparons les valeurs de la terre, du travail, des maisons, des navires, du sucre, coton, tabac, et autres utilités et objets ! C’est la quantité essentielle d’une circulation, et l’avantage résultant pour la communauté de l’usage de cet instrument, doit être en raison directe du degré auquel elle existe.
La fermeté, la solidité, se trouvant dans le monde physique en raison de la largeur de la base à la hauteur de l’édifice, il en sera de même dans le monde financier ; — car il n’existe qu’un seul système de lois pour régir toute la matière, n’importe quelle forme elle revête. Le plus haut degré de fermeté se trouvera donc dans le système américain, et le plus haut degré d’instabilité dans le système anglais. » Un diagramme figure l’une qui présente autant de hauteur que de base, tandis que l’autre présente huit fois plus de hauteur que de base.
L’un décourage l’association locale et par là favorise la centralisation ; l’autre cherche à favoriser l’association locale, et c’est dans ce sens que l’on arrive toujours à la fermeté d’action.
La différence observée ici entre les deux grandes masses, n’est pas moins manifeste quand nous comparons les différentes parties du système des États-Unis. Chaque État, — et il y en a trente et un, — détermine lui-même les conditions moyennant lesquelles ses concitoyens peuvent former des banques, et dans plusieurs cas les restrictions et les obligations diffèrent considérablement. Ainsi, par exemple, Rhode-Island, en 1852, à 71 banques ou une banque par deux milles âmes de sa population, — le droit d’ouvrir boutique pour négoce de monnaie ayant toujours été exercé là avec une liberté inconnue dans aucun autre pays du monde. Leur capital était 14.037.000 dollars, et si nous y ajoutons plusieurs fonds de réserve, — montant à 839.000, — nous obtenons un total de 14.876.000 dollars, tandis que toute leur propriété, immeuble compris, ne montait qu’à 19.486.000 dollars, — n’étant que 30 % au-dessus de leurs capitaux actuels. Comme il y a là une large base pour un édifice de peu de hauteur, il s’en suit que les oscillations de la valeur de la propriété résultantes de l’action des banques de Rhode-Island ont été trop insignifiantes pour mériter qu’on en tienne la moindre notice.
C’est tout à fait l’inverse en Pennsylvanie, — un état où l’on suppose avantageux à la sécurité de l’action banquière, la centralisation de pouvoir dans les mains des directeurs d’un petit nombre d’institutions hautement favorisées. Le nombre des banques en 1850, était 63, — c’était une pour 40.000 âmes de la population. Leurs capitaux allaient à 20.357.000 dollars, — soit, 8 dollars par tête ; tandis que ceux de Rhode-Island faisaient près de 100 dollars par tête. Leurs prêts et escompte montaient à 44.000.000 dollars, mais le total des placements n’était que 50.000.000 dollars, — donnant un excédant de non moins de 150 %, à quoi correspondait un degré moindre de fermeté. Dans un cas, point de circonstances qui puissent rendre nécessaire un changement d’action montant même à 5 % ; tandis que dans l’autre il faudrait un changement de presque 50 %, pour ramener les banques au degré de sûreté que présentent habituellement les banques de Rhode-Island.
Connecticut avait, en 1850, 53 banques, une pour 7.000 âmes de sa population. Leurs capitaux étaient 9.907.000 dollars, soit 24 dollars par tête. Leurs placements montaient à 19.624.000, — donnant un excédant d’environ 60 %. Virginie avait, à la même époque, 6 banques, une pour 240, 000 âmes. Leurs capitaux étaient 1.824.000 dollars, — soit 7 dollars par tête ; leurs prêts étaient 19.624.000 dollars, ou près du double des capitaux.
Si nous comparons New-England avec New-York en ce moment, nous avons dans l’un 491 banques, avec 112.000.000 dollars de capitaux et 181.000.000 de prêts, tandis que dans l’autre nous avons 338 banques avec 85.000.000 dollars de capitaux et des placements de toute sorte montant un peu moins de 220.000.000. Dans un état la décentralisation est presque parfaite, tandis que dans l’autre il y a centralisation presque aussi complète, créée au moyen d’une loi pour favoriser la liberté de l’action banquière. Dans l’un la stabilité est presque parfaite, tandis que l’autre présente un modèle d’instabilité.
Missouri, avec une population de 700.000 âmes, a une banque dont le capital est 1.269.000 dollars, et les placements presque le quadruple. C’est ici, le lecteur le peut voir, tout à fait le contraire de ce qu’on rencontre en Rhode-Island, — l’un présentant tous les caractères de stabilités comme associés à la liberté ; tandis que dans l’autre se trouvent ceux d’instabilité, comme une conséquence de la restriction.
La fermeté dans la circulation s’accroît, nous le voyons, en raison de la liberté avec laquelle les hommes satisfont à leur désir naturel d’association avec leurs semblables ; et avec son accroissement nous voyons partout décliner le pouvoir de cette partie de la communauté qui vit aux frais de ses semblables. Les actionnaires de la banque de France obtiennent le triple du taux d’intérêt ordinaire, tandis que les propriétaires du capital dont ils se servent sont forcés de se contenter de la simple sécurité pour le retour de ce capital, sans intérêt. Les propriétaires des banques par actions en Angleterre reçoivent d’énormes dividendes, tandis que les dépositaires doivent se contenter de 3 %. La banque d’Angleterre donne 10 % de dividende, et, rien à ses dépositaires. Les banques de Pennsylvanie donnent 10 et 12 %, ou le double du taux légal. Celles de Massachusetts donnent sept ; tandis que les actionnaires en Rhode-Island reçoivent une moyenne de six, — c’est exactement le taux d’intérêts payés par ceux qui empruntent. Plus la liberté d’association en affaires de banque est parfaite, moins les obligations imposées sont nombreuses ; plus forte est la tendance à l’égalité des droits, plus sûre est la circulation et moins elle coûte,
Le nombre moyen des banques dans New-England, de 1811 à 1830, a été de 97, et l'on a compté en vingt-cinq ans 16 faillites, — soit deux tiers de 1 % par année. Le capital moyen a été d’environ 22.000.000, dollars, le capital des établissements qui ont failli a été 2.000.000 dollars, soit trente-six centième de 1 0|o par année. La perte qu’à subie la communauté ne peut pas avoir dépassé de beaucoup 500.000 dollars[314], — donnant une moyenne annuelle de 20.000 dollars, ou un onzième de 1 % du capital des banques et pas même un millième de 1 % sur les opérations facilitées par elles. Le risque attaché aux transactions avec les banques de New-England, pour une période de plus d’un quart de siècle, a monté en moyenne à moins d’un dollar par chaque cent mille dollars, sauf Connecticut, — où une faillite a donné lieu à beaucoup de fraude et à une perte considérable, — le risque n’a pas monté à deux dollars pour un million.
En New-York, de 1807 à 1837, le nombre des banques a été en moyenne 26, et il y a eu 16 faillites, c’est une moyenne annuelle de moitié de 1 %. Le capital a été en moyenne 16.000.000 dollars, et celui des établissements qui faillirent a été 3.500.000 dollars, — donnant environ sept huitièmes de 1 % par an. Les pertes cependant, comme dans Massachusetts, tombent généralement sur les actionnaires et non sur leurs créanciers. Mais il y a eu deux faillites entre 1825 et 1837, de sorte que dans cette période la moyenne annuelle a été moins que moitié de 1 % sur le chiffre qui existait en 1830. L’une d’elles a payé toutes ses dettes et n’a donné de perte que pour ses actionnaires. Le risque attaché à négocier avec une banque, ou à recevoir une bank-note, ne peut pas être estimé avoir dépassé trois dollars par millions de dollars, et peut-être même pas plus d’un seul dollar par chaque million de dollars, des transactions que ces établissements ont aidé à accomplir.
En Pennsylvanie, le nombre des banques a été en moyenne 29, et celui des faillites 19, — donnant une moyenne de 2 1/2 % par année. Presque toutes ont eu lieu dans la période qui suivit la fin de la grande guerre européenne, et sauf trois, toutes d’un chiffre insignifiant se trouvent dans la période de 1820 à 1837. Le capital moyen des banques d’États, de 1811 à 1830, a été 15.000.000 dollars, et celui de celle qui ont failli a été 2.000.000 dollars, ou moitié de 1 % par année.
Le nombre moyen des banques dans ces États, de 1811 à 1830, a été 163. Le nombre total des faillites a été 56, — donnant une moyenne de 2 1/4 par année, ou 1 et 3/8 % La capital moyen a été 55.000.000 dollars, à quoi il faut ajouter moitié de celui de la banque des États-Unis[315], formant un total de 72.000.000 dollars. Les capitaux de celles qui ont failli étaient 10.000.000 dollars, — donnant une moyenne annuelle d’un peu plus de moitié de 1 %. Dans les années de 1822 à 1837, leur montant excédait à peine 2.000.000 — donnant une moyenne annuelle d’environ 133.000 dollars, ou 1.800 dollars pour chaque million du capital. La plus grosse perte essuyée par ceux qui ont traité avec les banques qui ont failli, ou par ceux qui ont eu leurs bank-notes, durant la période entière, ne peut pas être estimée avoir dépassé 3.000.000 dollars ; et probablement n’avoir pas même atteint la moitié. En admettant le montant toutefois, cela ne fait pas la cinq centième partie de 1 % sur les transactions des particuliers avec ces établissements, et donnerait un risque de 1 dollar par chaque 50.000 dollars. Dans les dernières quinze années de la période, il ne dépasse pas 5 dollars pour 1 million, et il est douteux qu’il ait dépassé 1 dollar.
Dans aucun pays, il ne s’est accompli une telle masse de transactions d’une manière aussi avantageuse pour la communauté et moyennant une aussi faible perte ; il s’en est suivi que le taux d’assurance sur les dettes des particuliers aux banques ou des banques aux particuliers, a généralement été plus bas que dans aucun autre pays du monde.
Si nous prenons l’Union en masse, le nombre moyen des banques que présente cette période a été de 242, et le nombre total des faillites 167, dont les trois quarts au sud et à l’ouest de l’État de New-York, — la proportion croissant avec la diminution de population et de richesse. La moyenne annuelle des faillites a été 2 ou 3/4 % ; tandis que le nombre des faillites des banques privées en Angleterre, dans la période de 1814 à 1816, a été de 240, et plus de 25 % du tout. Même entre 1821 et 1826, — une période où rien n’est survenu d’extraordinaire, la moyenne anglaise a été presque aussi forte que la moyenne américaine durant un quart de siècle, où l’on a passé de la paix à la guerre et de la guerre à la paix, — où le monde a été agité par des événements prodigieux qui tenaient à la grande guerre en Europe et à la paix qui la suivit. Un exemple frappant de l’avantage attaché à la liberté dans l’exercice du pouvoir d’association, comparé au système de monopole de l’Angleterre, c’est qu’à partir de la première fondation de banques en Amérique jusqu’à l’année 1837, il y a eu chez elle presque un tiers de moins de faillites qu’en Angleterre, dans les trois années de 1814 à 1816. De plus, s’il est vrai, comme on l’a établi, que les pertes du négoce dans ce dernier pays montent à 50.000.000 livres sterling par an, on pourrait affirmer en toute sûreté que toutes les pertes subies par les actionnaires, les porteurs de bank-notes, les dépositaires et les personnes ayant reçu de fausses bank-notes, n’ont pas aujourd’hui, à partir du premier défrichement dans le pays, monté au dixième des pertes ordinaires annuelles qui résultent des faillites privées en Angleterre.
En New-England, il n’existe point, à la lettre, de capital qui ne soit employé à l’avantage de ses propriétaires. La somme entière en dépôt, et en circulation, est peu au-dessus de celle nécessaire pour l’usage journalier. La classe d’individus qui, en Écosse, place leurs capitaux en dépôt, devient, en New-England, actionnaire et reçoit comme dividende le même taux d’intérêt que paye l’emprunteur, — les dépenses sont payées par le profit de circulation. Il n’y a donc là par conséquent que le frottement d’une bonne locomotive sur un chemin de fer bien construit. Voici quelques documents qui montrent à quel point ce système tend à mettre en activité les petites sommes de capital qui pourraient autrement rester oisives et stériles.
Un relevé fait avec soin dans toutes les banques de Portsmouth, New-Hampshire, au nombre de 6, et comprenant une masse de 11.045 actions, a montré qu’elles étaient possédées par :
Actions | |
Femmes | 2.438 |
Artisans | 673 |
Fermiers et laboureurs | 1.245 |
Banques d’épargnes | 1.013 |
Marchands | 2.038 |
Tuteurs | 630 |
Biens-fonds | 307 |
Institutions charitables | 548 |
Corporations et État | 157 |
Fonctionnaires du gouvernement | 438 |
Marins | 434 |
Négociants | 191 |
Hommes de loi | 377 |
Médecins | 336 |
Ecclésiastiques | 220 |
--------- | |
11.405 |
Six autres banques de cet État ont montré la même répartition de la propriété dans les différentes classes.
Le nombre total des actionnaires de la banque d’Utica, New-York était, et est peut-être encore, de 191, parmi lesquels :
28 | Fermiers. |
18 | Marchands. |
15 | Tuteurs de biens, exécuteurs ou gardiens. |
45 | Femmes, en général célibataires ou veuves. |
1 | Ecclésiastique. |
9 | Hommes de loi. |
1 | Médecin. |
9 | Fabricants. |
4 | Ingénieurs civils. |
3 | Fonctionnaires de la banque. |
2 | Officiers de la marine des États-Unis. |
1 | Courtier. |
1 | Église presbytérienne, École de district. |
17 | Personnes âgées, retirées des affaires. |
27 | Inconnus, résidant hors de l’État. |
191 |
Plus d’un quart du stock entier du capital des banques dans l’État de Massachusetts, appartenait, il y a quelques années, à des femmes, des tuteurs, gardiens, exécuteurs, administrateurs, et à des caisses d’épargne. La répartition était ainsi :
Montant de stock appartenant à des |
|||
Femmes | 3.834.011 | doll. | 83 cents |
Tuteurs | 2.625.616 | 67 | |
Gardiens | 588.045 | 17 | |
Caisse d’épargne | 2.255.554 | 33 | |
Exécuteurs et administrateurs. | 692.519 | 17 | |
____________ | |||
9.995.747 | 17 |
Le mode de banque en New-England est un système de caisses d’épargne. En Angleterre, on a jugé désavantageux d’avoir des établissements de banques par actions avec des coupons de 5 livres et 10 livres, parce qu’ils pourraient « dégénérer » en pures caisses d’épargne « dans lesquels les domestiques des deux sexes et les petits marchands placeraient leur argent. » Les banques avec responsabilité illimitée ont vif désir de présenter des noms « d’hommes de rang et de fortune comme actionnaires, » le crédit de l’institution résultant de la faculté qu’ont les créanciers de s’adresser aux fortunes particulières. Les banques de responsabilité limitée invitent « les petits marchands » et même « les domestiques de tout sexe à devenir actionnaires, — le crédit de l’institution dépendant de l’étendue de son capital et non du rang et de la fortune des propriétaires. Les premières désirent négocier avec de gros opérateurs, tandis que les dernières placent le capital à la disposition « des petits marchands ou d’artisans honorables, » — les mettant ainsi à même de suivre la voie des hommes par qui ils ont été employés.
Les banques de Massachusetts ont reçu en dépôt les fonds excédants de la population, et les ont remboursés sur demande ou les ont transférés du compte d’un tel à un autre compte. Elles ont fourni un intermédiaire de circulation plus convenable que l’or. La population de cet État a joui des avantages résultant d’un système de crédit supérieur aux systèmes d’aucune autre partie du monde, excepté Rhode-Island ; leur travail en a reçu autant d’assistance que des routes à barrières et des chemins de fer, et le péage à payer a été insignifiant. Durant une longue période d’années, les propriétaires du stock des banques ont reçu l’intérêt commun (6 %) pour l’usage de leur capital ; et, en outre, chaque établissement a reçu en moyenne 5.000 dollars par année pour payement de ses dépenses, et pour pertes encourues en faisant les affaires de la population. Une commission d’un centième de 1 %[316], sur les transactions facilitées par elles aurait monté au triple de cette somme. Les actionnaires rendent à la communauté de nombreux et importants services — en donnant, pour cautionnement de gestion fidèle, tout le montant de leurs intérêts respectifs dans l’établissement. La sécurité ainsi limitée, ils rendent ces services sans qu’il en coûte rien. Augmentez leur responsabilité, leurs exigences se rapprocheront de celles des banques par actions d’Angleterre.
Si de New-England nous passons au Sud, nous trouvons augmentation constante dans les dividendes des propriétaires des banques par actions et une augmentation également constante de la quantité de capital non employé, restant dans les caves de la banque sous la forme de dépôts, pour être employé au bénéfice des banques elles-mêmes, et à l’exclusion entière de ceux à qui il appartient. Comme on peut naturellement s’y attendre dans de telles circonstances, la circulation devient plus coûteuse, à mesure qu’elle perd davantage de son caractère essentiel de monnaie, — celui qui la qualifie pour servir d’étalon, — la stabilité dans sa propre valeur.
Le système américain pourvoit à localiser le capital, au bénéfice de son propriétaire et de ceux qui devront fournir intérêt, tandis que les deux systèmes, tant de Londres que de France, pourvoient à le centraliser dans Londres et Paris pour y être employé par des intermédiaires qualifiés de banquiers, qui empruntent de l’argent à bon marché et le prêtent à haut prix. Sous le système américain, pleinement développé, on trouverait partout de petits établissements agissant comme les caisses d’épargne, ainsi que c’est aujourd’hui le cas en New-England. Sous les autres systèmes, les épargnes du pauvre travailleur de Cork ou de Limerick doivent aller se placer dans les fonds du gouvernement ; comme le sont en France celles de l’ouvrier de Sedan et de Rouen, du journalier de Provence ou du Languedoc. La décentralisation tend vers la fermeté, et pourtant le dernier demi-siècle n’a pas vu moins de deux suspensions de toutes les banques du pays ; et dans une autre occasion, plus de moitié ont dû en venir là. De grands établissements, comme la banque des États-Unis et la banque Girard, ont été entièrement anéantis, et les actionnaires ruinés ; grand nombre de plus petits ont perdu presque tout leur capital. Pourtant examinez le mouvement général des banques partout où vous le pouvez, vous trouvez les prêts assez petits, comparés avec leur capital réel, pour nous autoriser à attendre une fermeté qui puisse assurer à la population plus de régularité dans la circulation qu’il ne s’en trouve en aucun autre pays, et aux actionnaires, sécurité presque entière contre un danger sérieux. La cause de tout cela se trouve dans la proposition suivante :
La monnaie ne peut avoir cette stabilité de valeur qui est nécessaire pour faire d’elle un convenable étalon de valeur, dans tout pays qui n’a pas en sa faveur une ferme et régulière balance de négoce payable en métaux précieux.
Qu’il en doive être ainsi, le lecteur le concevra facilement. Ces métaux sont nécessaires à plusieurs usages dans les arts. Ils sont sujets à se perdre, en même temps que de tous les autres objets ils se prêtent le plus à la manie de thésauriser ; et thésaurisés ils sont complètement inutiles à la communauté. C’est pour le moment comme s’ils avaient cessé d’exister. De plus les espèces sont sujettes à perdre de leur poids par le frai, comme s’en aperçoivent si bien ceux qui ont à se servir des petites pièces d’argent anciennes. Pour répondre à ces inconvénients un influx de métaux précieux est aussi nécessaire que l’est un influx de blé ou d’huile, de soie ou de coton, dans les pays qui ne sont pas producteurs de ces denrées.
D’après quoi, il est clair qu’un pays ne peut continuer d’une manière durable à employer l’or et l’argent comme circulation, s’il a contre lui une ferme balance de négoce. Quelque quantité qu’il en ait, et quelque faible que soit l’excédant qu’il en exporte, cet excédant, joint à la consommation, réduira graduellement la quantité au point d’amener la défiance et la thésaurisation, — chaque pas dans ce sens étant un pas d’accélération constante. Tout riche qu’est le Brésil, il se sert de certificats de papier au lieu d’espèces. Toute riche en or qu’est la Californie, le prix de la monnaie y est énorme et a conduit à la répudiation de ses dettes. La valeur du papier monnaie russe s’est bien soutenue pendant plusieurs années de guerre, mais elle a tellement tombé après la paix de 1815 et l’établissement d’une liberté comparative du négoce, que quatre roubles-papier ne s’échangent que contre un rouble argent. La Turquie, qui ne le cède à aucun de ces pays pour les avantages naturels, perçoit ses revenus en denrées, tandis que le gouvernement altère la monnaie d’année en année. Le Portugal a été mis en faillite par le traité de Méthuen, qui a pourvu à cette exportation de produits bruts qui devait conduire infailliblement à l’exportation de son stock de métaux précieux. L’Espagne a exporté ses matières brutes, — envoyant avec elles la production de ses mines du Mexique et du Pérou. La France fit de même sous l’empire du traité de 1786, et causa par là une révolution. La balance du négoce, toujours favorable à l’Angleterre, l’a mise à même de se servir d’espèces d’or et d’argent ; et cela à un degré inconnu à aucun autre pays du monde. Toute l’expérience prouve que la balance du négoce doit être contre les pays qui exportent leur production brute, — que les métaux précieux doivent s’écouler de ces pays — et que ces pays doivent, en poursuivant cette politique, abandonner l’idée de se servir de l’or et de l’argent comme d’un étalon de la valeur.
Raisonnant maintenant a priori, nous arrivons, — et cela inévitablement, — aux mêmes résultats. Un pays non-producteur des métaux précieux doit se dispenser de leur usage, ou doit les importer. Pour atteindre ce dernier but, il doit établir en sa faveur une balance de négoce payable en ces métaux. S’il manque à la faire, il doit cesser de les employer dans les arts, et doit à la longue renoncer à s’en servir comme étalons auxquels rapporter les valeurs. Il serait absurde de prétendre soutenir le contraire, et pourtant c’est à cela que tendent les professeurs de l’économie politique moderne, qui suivent la voie de Hume et d’Adam Smith, relativement à cette importante question.
La politique des États-Unis a été très-variable, — tendante, à l’occasion et pour de courtes périodes, à arrêter l’exportation des matières brutes et de l’or. En général, cependant, la tendance a été dans la direction contraire, ce qui a eu pour conséquence la suspension et la faillite des banques dont nous venons de parler. Ces désastres ont eu lieu, pour la première fois, dans la période de 1817 à 1834, lorsque les produits manufacturés eurent entrée libre, et que les espèces sortirent librement ; pour la seconde fois, dans l’année calamiteuse qui précéda l’acte passé en 1842[317] Sauf ces deux époques, il est douteux que toutes les faillites des banques de l’Union, dans les trente années de 1816 à 1846 aient monté à la millième partie de 1 %, ou que les pertes de la population, par les banques, aient monté même à la millionième partie de 1 du total des affaires qu’elles ont facilitées. Les pertes qui résultent de l’usage des navires, rien qu’en une année payeraient cent fois les pertes causées par toutes les banques du pays, pendant un siècle, — en exceptant les six années qui finissent en 1824 et les cinq qui finissent en 1842.
Alors comme aujourd’hui, le pays s’appliquait à amener une exportation de matières brutes qui épuisait le sol ; et alors comme aujourd’hui les métaux précieux prenaient le même chemin qu’elles. La politique empêchait l’usage des espèces d’or et d’argent ; elle nuisait à l’existence du crédit ; et il s’ensuivit que la thésaurisation se propagea tellement dans les années de 1837 à 1840, que l’envoi considérable d’espèces par la banque d’Angleterre, en 1838, ne produisit pas le moindre effet pour rétablir la confiance perdue. Il en est de même aujourd’hui. La quantité d’or dans le pays est plus grande qu’il n’a jamais été, mais cet or est dans les caves de la trésorerie, à cause du manque de confiance dans les banques, ou bien il voyage du sud au nord, ou de l’est à l’ouest, ou bien il se thésaurise dans des cachettes ; mais, — et par la simple et claire raison que la confiance n’existe pas, — il n’est pas dans la circulation. Tout le monde s’attend à une explosion pareille à celle des époques de 1817, 1820 et de 1837-42 ; et tous ceux qui le peuvent prennent leurs précautions.
C’est précisément l’inverse que nous rencontrons lorsque la politique du pays tend à élever les prix des matières premières indigènes et à en arrêter ainsi l’exportation. Sous le tarif de 1838, le prix de la farine avait acquis une stabilité telle, qu’il ne fut ici nullement affecté nonobstant les oscillations extraordinaires des marchés étrangers’. Sous ce tarif les métaux précieux arrivèrent et la confiance fut complète. Changement de politique, et l’on cesse d’ouvrir des mines, de construire des fourneaux et la confiance disparaît. Sous le tarif de 1842, la monnaie devient abondante — non à cause d’un large surcroît d’importation, mais parce qu’à l’instant même le crédit se rétablit tant public que particulier. L’or et l’argent qui avaient été thésaurisés, et par conséquent annihilés pour un temps reparaissent, pour répondre aux usages auxquels ils sont destinés.
Tous les faits que présentent l’histoire des États-Unis peuvent être invoqués à l’appui de cette assertion, que : le pays qui maintient une politique tendant à favoriser l’exportation des matières premières doit infailliblement amener contre lui une balance de négoce qui nécessité l’exportation des métaux précieux, et doit renoncer à leurs services comme mesure de valeur.
Ces faits peuvent se résumer ainsi :
Protection cesse en 1818, léguant à Libre-échange un commerce qui donnait un excédant d’importation d’espèces, — un peuple chez qui existait une grande prospérité, — un large revenu public, — une dette publique en décroissement rapide.
Libre-échange cesse en 1824, léguant à Protection un commerce qui donne un excédant d’exportation d’espèces, — un peuple appauvri, — un revenu public en déclin, — une dette publique s’accroissant.
Protection cesse en 1834-35, léguant à Libre-échange un commerce qui donne un excédant d’importation d’espèces, — un peuple plus prospère qu’on en eût encore connu, — un revenu tel qu’on jugea nécessaire d’émanciper de tout droit le thé, le café et plusieurs autres articles, — et un trésor libre de toute charge pour compte de dette publique.
Libre-échange cesse en 1842, léguant à Protection un commerce qui donne un excès d’exportation d’espèces, — une population ruinée et ses gouvernements discrédités, — un trésor public en faillite, et mendiant partout des prêts au taux le plus élevé d’intérêt, — un revenu perçu et dépensé en papier-monnaie non-remboursable — et une très-grosse dette publique à l’étranger.
Protection cesse en 1847, léguant à Libre-échange un commerce qui donne un excès d’importation d’espèces, — un peuple en haute prospérité, — les gouvernements d’États remis en crédit, — un rapide accroissement des affaires, — un large revenu public — et une dette étrangère qui va en décroissant.
Depuis ce temps la Californie a fourni en or des centaines de millions de dollars, dont la presque totalité a été exportée ou est sous les serrures dans le trésor public et les caisses particulières ; d’où il résulte que le commerce est paralysé — que le prix de la monnaie dans les villes commerçantes est depuis des années entre 10 et 30 %, — et que l’endettement vis-à-vis les nations étrangères s’est accru au point que pour acquitter rien que l’intérêt, il faut une somme égale à l’exportation moyenne de subsistances à tous les pays du monde.
§ 11. — Les primitives administrations fédérales s’abstiennent d’intervenir dans les institutions locales. Accroissement de centralisation depuis l’adoption de la politique qui donne au trafic la suprématie sur le commerce.
Les documents que nous venons de donner sur les faillites des banques, les services rendus par elles à la communauté et le prix auquel elles les ont rendus se bornent, en général, comme le lecteur l’a vu, à l’époque antérieure à 1836. Jusqu’alors l’intervention du gouvernement fédéral dans les opérations de banque, et dans le négoce de monnaie, s’était bornée à la création d’une grande banque centrale, calculée devoir occuper, par rapport aux établissements de banques locales, une position presque analogue à celle qu’il occupe lui-même par rapport aux États dont se compose l’Union. Depuis lors, cependant, tout a changé, — le gouvernement qui adopta pour la première fois la politique du libre-échange ayant aussi et presque simultanément entamé contre les institutions locales, le crédit en général, et l’usage des billets au porteur, une guerre qui n’a point encore cessé. L’un tendait à favoriser l’exportation des matières brutes et des métaux précieux qui prennent nécessairement le même chemin. L’autre chercha à favoriser l’usage de l’or et de l’argent et à expulser les billets au porteur ; et voilà pourquoi depuis vingt ans il y a eu effort presque incessant pour accomplir un objet qui, sous le système existant, ne peut s’accomplir. Pour augmenter l’usage des métaux précieux, il faut un excédant d’importation. Le gouvernement a cherché à augmenter leur usage sous un système qui cause un excédant d’exportation ; et comme l’objet ne peut aucunement s’atteindre, rien d’étonnant que l’histoire du mode de banque américain pour le dernier demi-siècle soit marqué par une ferme extension du pouvoir exécutif, — tendant à annihiler les droits de l’État et à détruire les pouvoirs du peuple.
Les conséquences sont un rapide accroissement de centralisation dans le gouvernement fédéral, par rapport à l’Union en général, — et dans les gouvernements d’États par rapport à leurs propres institutions, — et dans la capitale commerciale, New-York, par rapport à son autorité sur la valeur de la terre, du travail et de la propriété de toute sorte dans l’Union entière.
Cette centralisation se manifeste dans le gouvernement fédéral par un effort incessant pour diminuer l’utilité de la monnaie en interdisant l’usage des billets au porteur, — objet qu’on a un si vif désir d’atteindre, que tout récemment le secrétaire de la trésorerie a proposé d’annihiler le pouvoir des États en cette matière, en imposant des taxes fédérales sur les notes émises par des banques qui tiennent leur existence sous des lois locales.
Dans les États elle se manifeste par une série constante de restrictions sur l’usage des billets au porteur, et par l’établissement de ce qu’on a appelé lois de banques libres, en vertu desquelles les institutions locales sont tenues de placer de larges portions de leur capital dans les fonds centraux, et de soumettre toutes leurs affaires à la révision de commissaires d’État.
Dans la principale cité commerciale, elle se manifeste par des oscillations incessantes, — les extensions et les resserrements se succédant à brefs intervalles, et donnant faculté à ceux qui dirigent les établissements de cette cité d’affecter jusqu’à des centaines de millions de dollars, la valeur de la propriété — excitant à un moment et paralysant à un autre, le commerce de tous les États et villes de l’Union.
La centralisation tend toujours à détruire individualité et liberté ; et nulle part ceci n’est plus évident que dans les opérations financières des États-Unis. Le gouvernement fédéral cherche à détruire le pouvoir des États, en matière de circulation. Les gouvernements d’États dictent aux établissements locaux le mode de placement de leurs capitaux ; et la cité centrale paralyse le commerce par un resserrement des opérations de ses banques, tel qu’elles équivalent à moins qu’une seule journée de la production du sol et du travail du pays.
La quantité d’espèces nécessaires étant une quantité fermement croissante, tandis que son utilité en est une décroissante, les effets se manifestent dans un accroissement sans pareil de la classe des hommes intermédiaires, — agissant en qualité de courtiers, banquiers, changeurs de monnaie et autres semblables, et vivant aux dépens de ceux qui travaillent à produire et demandent à consommer. Les palais de ces personnages croissent rapidement en nombre et en splendeur, et dans la même proportion croît la hideuse misère dans les cités négociantes.
De toutes les institutions d’une communauté, il n’en est pas de capable de rendre une plus grande somme de services, et pourtant de moins comprise ou de plus calomniée, — et en général de plus redoutée, — que les banques. Chaque communauté a besoin d’un comptoir à monnaie, ou d’une place qui facilite relation entre ceux qui possèdent la monnaie et ceux qui, — ne l’ayant pas, désirent l’obtenir. Un individu cherche à avoir son petit stock en lieu sûr, un autre demande un mandat pour monnaie a payer sur une autre place ; un troisième veut avoir un billet au porteur qui lui épargne la nécessité de porter de l’or ou de l’argent, qui tous deux sont beaucoup plus lourds que le billet. Le propriétaire de mille dollars ou de mille livres sterling, les place dans une banque, qui les paye par dix, vingt, trente, cinquante ou cent petites sommes de l’exact montant désiré, — épargnant ainsi à son client beaucoup de travail et tout risque de perte. Dans les premiers âges de société, ces services se payent par une commission sur les sommes déposées et retirées ainsi ; mais plus tard les banques viennent à fournir la facilité plus grande de billets au porteur pour l’usage desquels elles ne prennent rien, — l’outillage de commerce venant à coûter moins à mesure qu’il se perfectionne.
Dans les diverses petites communautés qui vont s’accroissant aujourd’hui dans les États de l’Ouest, il y a une foule de petits capitalistes qui se préparent les uns à acheter une maison, ou un terrain, ou une petite ferme, les autres à ouvrir une boutique. Tous ces gens, en attendant, ont désir que leur monnaie fasse quelque profit, — ce qui grossirait leur petit stock. Pour la communauté elle-même il est désirable que les accumulations du tailleur et du charpentier, — les petites fortunes de la veuve et de l’orphelin, — les épargnes du docteur et de l’ecclésiastique, — soient tenus en opération active. En combinant leurs efforts, ces petits capitalistes ouvrent un comptoir dans le but de prêter leur monnaie, et de fournir à la population du voisinage un lieu de sûr dépôt pour telles portions de leurs capitaux respectifs qui peuvent de temps à autre se trouver sans emploi. Le stock, se trouvant possédé par actions, est facilement transférable, — le cordonnier, une fois prêt à bâtir sa maison, vendant son action au tailleur ; le commis, une fois prêt à ouvrir boutique cédant son intérêt à l’ecclésiastique. Le capital social étant pour ceux qui négocient avec lui sécurité de remboursement, personne ne croit nécessaire de cacher ou d’ensevelir son petit stock. La banque, ainsi organisée, aide le fermier à acheter son engrais, le boutiquier à obtenir plus de marchandises, — le maître maçon à obtenir des briques et de la charpente, — les petites épargnes du voisinage trouvant ainsi à s’employer activement sur le lieu où elles ont été faites. Pour acquitter les dépenses de gestion, les banquiers doivent réclamer quelque chose en échange de l’utilité qu’ils fournissent en recevant, gardant et remboursant à la volonté des propriétaires, les sommes déposées chez eux ; ou bien ils doivent se payer sur l’intérêt qui provient de leur usage. L’avantage qui dérive de l’existence d’une banque est la facilité avec laquelle les petites sommes peuvent se placer temporairement et être rappelées, — la communauté néanmoins profitant par le fait que toute sa richesse se trouve activement employée. Si le laboureur refuse à son voisin de lui prêter son cheval, il ne pourra lui emprunter sa charrette, et si les propriétaires de petites sommes de monnaie les gardent dans de vieilles chaussettes, ils trouveront difficilement à emprunter quand le besoin s’en fera sentir pour eux-mêmes.
Le comptoir de monnaie ainsi formé constitue une petite banque d’épargnes pour le capital désengagé ; comme les champs, les maisons, les terrains constituent des banques semblables dans lesquelles est placé ce qui autrement serait le travail perdu de leurs propriétaires. Avec le temps, — les emplois venant à se diversifier, — il y a à chaque degré de progrès dans ce sens, diminution de la quantité de monnaie nécessaire, — le fermier échangeant alors directement avec le tanneur et le cordonnier, et le chapelier avec le marchand de sucre et de café, — n’ayant à payer en monnaie que la balance. Moins de capital est alors nécessaire pour l’entretien de l’instrument d’échange de la main à la main ; plus de capital et de travail peut être donné à la production et le rendement des deux augmente de beaucoup, — résultat à l’accomplissement duquel le petit comptoir de monnaie a largement contribué.
Le propriétaire de monnaie, ou de circulation, en retient alors quelque peu dans son portefeuille, tandis que le reste est à la banque. Dans un cas il est propriétaire de ce qu’on appelle « circulation » et dans l’autre il est propriétaire d’un dépôt, — la proportion de la circulation au dépôt dépendant de la proximité ou de l’éloignement de la banque. S’il en est voisin il gardera en main très-peu de notes puisqu’il peut s’en procurer à l’instant, — son titre de déposant répondant jusqu’à concurrence, — s’il en est loin, il aura toujours avec lui autant de notes que ses affaires en demandent pour une semaine, pour un mois.
La facilité accrue d’obtenir la sorte de circulation dont on a besoin tend à diminuer la quantité que l’on tient en main, en même temps qu’elle facilite les échanges et augmente le pouvoir de combinaison. Avec l’accroissement de richesse et de population, il y a tendance à augmenter le nombre des banques ; à augmenter la facilité d’obtenir l’instrument d’échange, et abaisser le rapport de la monnaie, — soit or, argent ou billets au porteur, ou toute autre forme que celle transférable par titres ou effets, — au montant du commerce. La décentralisation diminue ainsi le pouvoir des banques et des banquiers, tandis que la centralisation l’augmente.
En voulons-nous la preuve la plus concluante qui soit au monde ; nous nous adresserons aux États-Unis, et pour le plus haut degré d’évidence parmi ces États à celui de Rhode-Island, — le pays, parmi tous, où le droit d’association pour des opérations de banque a toujours été exercé avec une liberté extrême. Là presque chaque village a son cordonnier, son forgeron et son comptoir à monnaie. Chacun a sous sa main une caisse d’épargne où il dépose ses épargnes, — achetant d’abord une action, puis une seconde, jusqu’à ce qu’enfin il soit en état d’acheter une petite ferme, — d’ouvrir une boutique, — ou de se mettre à fabriquer pour son propre compte ; alors il vend ses actions à quelqu’un de ses voisins qui est en voie de faire comme lui. La banque tire de l’usage de ses dépôts et de sa circulation de quoi couvrir ses dépenses et rien de plus, — la somme de capital oisif qui reste sous forme de monnaie soit réelle, soit imaginaire, étant toujours petite, comme l’est le montant de circulation à entretenir. Nulle part dans le monde le rapport des espèces et des billets au porteur au montant du commerce n’est si faible, et pourtant nulle part il n’existe de facilités si parfaites de fournir la circulation. Nulle part l’individu banquier ne se montre aussi peu, nulle part la banque ne négocie davantage sur son capital et aussi peu sur son crédit. Nulle part donc les banques ne sont aussi fermes et aussi sûres.
La liberté parfaite dans l’exercice du droit de s’associer n’a jamais existé ailleurs à un aussi haut degré ; et il en résulte le maintien d’une circulation moins sujette aux oscillations qu’aucune autre qu’on ait jamais vue. De toutes les communautés du monde c’est celle qui se fait gloire d’avoir le plus grand nombre de banques, et le plus fort montant de capital placé chez elles en proportion de sa population ; et on peut voir que ces banques, grâce à la liberté parfaite dont elles jouissent, ont réussi à traverser la période calamiteuse de 1835 à 1842 avec une altération dans leurs prêts de moins que 3 %. Elles ne peuvent s’étendre improprement parce que, — grâce à la concurrence complète, — des établissements rivaux suivraient cette extension ; on voit ainsi qu’elles sont gouvernées par la même loi qui empêche le cordonnier et le tailleur, en exigeant des prix exorbitants, de fournir occasion à des ouvriers rivaux de surgir « et de les chasser de leurs établis. » Comme elles n’ont pas faculté de s’étendre indûment, point de danger qu’elles aient à se resserrer. Toujours fermes dans leur mouvement, point de faillite de leurs clients, point de faillite d’elles-mêmes, comme on le voit par le fait que dans quarante années de guerre et de révolutions commerciales on n’a compté que deux faillites. L’outillage d’échange de la main à la main est là plus parfait et moins coûteux que partout ailleurs ; et par la raison que l’homme, la terre et la richesse y sont moins entravés par des règlements.
Dans de telles circonstances une banque est aussi inoffensive que le magasin de cordonnerie. Ce sont les mêmes lois qui les régissent tous deux. L’un est un lieu ou des artisans cordonniers versent leurs produits en vue de fournir, à ceux qui en ont besoin, des souliers qui aillent à leur pied. Faute d’une telle place d’échange, les individus qui ont un grand pied parcourraient une rue sans trouver rien que des artisans qui n’auraient à vendre que de petits souliers, — tandis que dans une autre rue des individus ayant un petit pied ne rencontreraient que des artisans ayant de grands souliers, — personne ne serait chaussé. Une banque est un comptoir appartenant à des propriétaires de capital hors d’emplois qui réunissent là leurs moyens, et les fractionnent en telles sommes qu’il convient aux besoins des divers individus qui désirent obtenir le prêt de monnaie, — accommodant ainsi la chaussure au pied du client. Une centaine de petits capitalistes, ainsi associés, peut fournir ici assistance au grand manufacturier, et ailleurs on peut voir quelques capitalistes plus puissants, propriétaires d’une banque, fournir assistance à un millier de fermiers, d’artisans, et de négociants[318]. Faute d’un tel comptoir, le fermier aurait peine à acheter semence ou engrais ; l’industriel souffrirait du manque d’une machine à vapeur, et le fabricant de ne pouvoir s’approvisionner suffisamment de matières premières — et tous par la difficulté de trouver un individu ayant la somme exacte qu’ils désirent emprunter et consentant à accepter la sécurité qu’ils ont à offrir. Au même instant peut-être, d’autres individus, qui peuvent fournir l’assistance et disposés à recevoir la sécurité, cherchent en vain des individus qui veulent emprunter. Le comptoir de monnaie rend ici le même service que le magasin de souliers, — accommodant le travailleur avec le capital, et le capitaliste avec le travail ; et moins il y a d’interventions, mieux la chose s’ajuste. Donnez liberté au négoce de monnaie, le nombre des comptoirs de monnaie augmentera comme celui des magasins de souliers, dans un rapport quelque peu moins rapide que celui de la richesse et la population — donnant surcroît de facilité pour une plus grande accumulation de richesse et de pouvoir.
Mieux qu’en aucun autre pays du monde, le système de banque américain tend à réunir tous les avantages par nous mentionnés, — pouvoir parfait d’association, accompagné d’un grand développement d’individualité, et suivi d’un accroissement rapide de richesse. Le système de gouvernement du pays est cependant directement opposé, d’où suit que d’année en année ces caractères tendent à disparaître, et la centralisation avec tous ses vices et toutes sa faiblesse tend à prendre leur place. Regardez en toutes choses, les États-Unis présentent les plus étranges « anomalies qui se puissent voir et par la raison que tandis que l’action locale y est en accord avec la vraie science sociale, le gouvernement fédéral adopte les théories de cette école moderne, qui, dans la question de monnaie, a suivi les traces de Hume et de Smith, dont nous allons examiner les enseignements.
CHAPITRE XXXVII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
VIII. — De Hume, Smith et autres qui ont écrit sur la monnaie.
« L’argent, dit Hume, n’est pas, à proprement parler, un objet de commerce ; il n’est que la mesure dont les hommes sont convenus pour faciliter l’échange réciproque de leurs marchandises. Il n’est pas un des rouages du commerce ; il est l’huile qui rend le mouvement des rouages plus doux et plus facile[319]. »
Je suppose que l’auteur eût rencontré chez un autre écrivain l’assertion, que c’est en vertu d’une convention que les hommes se sont nourri à user du blé, du vin, de la chair du mouton et du bœuf comme aliments pour conserver leurs forces vitales. Certainement il eût demandé quelque preuve d’une telle convention réellement conclue ; et s’ils n’ont pas été conduits à agir comme ils agissent aujourd’hui et comme ils ont agi toujours, par le fait que ces utilités ont été destinés par le Créateur pour l’homme, en même temps qu’il a créé des aliments d’autre sorte pour nourrir les vaches, chevaux, moutons et autres animaux. Il eût naturellement émis cette question : « Supposons que les hommes ne mangent pas ces choses, qu’auraient-ils autre chose à manger ? et après qu’on lui eût répondu qu’ils doivent les manger ou périr, il eût regardé cela comme une preuve qu’ils ont agi en vertu d’une grande loi de nature, et qu’il n’y a pas eu de convention passée entre eux.
Il en est de même pour les métaux précieux. Si on lui eût demandé de désigner quelque autre substance, possédant les propriétés nécessaires pour rassembler en masse, puis diviser et distribuer et recombiner toutes les minimes portions de la force physique et intellectuelle qui résulte de la consommation quotidienne d’aliments ; quelque autre calculée pour entretenir et accroître le pouvoir d’association parmi les hommes ; quelque autre qui ait autant d’aptitude pour accroître le pouvoir de production, de consommation et d’accumulation, — il eût été forcé de reconnaître qu’il n’en existe pas, et que l’or et l’argent ont été destinés par le Créateur, comme instruments dont l’usage serait aussi nécessaire à la production de mouvement dans la société, que l’aliment pour la production de mouvement dans les animaux — chaque surcroît de facilité de les obtenir tendant infailliblement à faciliter le progrès de l’homme vers cet état de développement nécessaire pour le rendre apte à occuper dignement le rang honorable auquel il a été appelé.
Maintenant s’il est de vérité certaine qu’ils ont été destinés pour l’accomplissement d’un grand objet, on ne peut douter que la facilité accrue de les obtenir ne doive être une amélioration dans la condition de l’homme physique, moral et politique : Si au contraire ils n’avaient été que simplement l’objet d’une convention, on pourrait mettre en question si leur augmentation serait ou non avantageuse ; et M. Hume ne pense pas qu’elle le soit, comme on voit dans le passage suivant :
« Le plus ou moins d’abondance de monnaie est absolument indifférent puisque les prix des denrées et marchandises sont toujours proportionnés à la quantité de métaux précieux existant dans un État ; et une couronne du temps de Henri VIII achetait autant de marchandise qu’on en achète aujourd’hui avec une guinée. Lorsque la monnaie devient plus abondante, comme il en faut davantage pour représenter la même quantité de denrées, cela ne peut avoir nul effet bon ou mauvais pour un État, considéré à part, — pas plus d’effet que n’en aurait sur les livres d’un marchand la substitution des chiffres romains aux chiffres arabes[320]. »
Malheureusement pour notre auteur et pour la masse des économistes qui ont marché sur ses traces, les faits sont exactement l’inverse de ce qu’on prétend ici qu’ils sont, — le prix des utilités achevées ayant fermement diminué à mesure que la monnaie est devenue de plus en plus abondante. Le montant de métaux précieux qui circulent en France a plus que doublé dans le dernier demi-siècle — avec augmentation correspondante de la quantité de vêtements, de subsistances et de nécessités et convenances de la vie généralement, qu’on peut obtenir en échange contre une quantité donnée de monnaie. Le blé a haussé et ainsi ont fait les autres denrées brutes ; mais l’agriculture s’est améliorée au point que tous les produits d’une plus haute culture ont été mis à la portée du travailleur vulgaire. Terre et travail ont gagné en prix, tandis que les utilités consommées par le travailleur ont baissé au point de lui permettre de jouir d’une somme de confort qu’on n’aurait pas imaginée dans les jours où le passage a été écrit. Telle aussi la marche des choses dans chaque pays du monde vers lesquels la monnaie a coulé, comme on le voit pour l’Angleterre, la Belgique, le Danemark, et l’Allemagne et pour les États-Unis chaque fois que leur politique a tendu à produire accroissement de l’approvisionnement de ces métaux qui constituent l’instrument d’association ; tandis qu’on observe directement l’inverse en Irlande, Turquie, Inde, et dans tous ces autres pays où l’approvisionnement de monnaie a diminué. Chez eux tous les prix de la terre et du travail ont tombé, tandis que s’est augmentée la difficulté d’obtenir drap, fer et les autres nécessités de la vie. La théorie et les faits sont ainsi directement en guerre.
Le surcroît d’approvisionnement des métaux précieux, nous affirme M. Hume, est « une cause de perte pour une nation dans son commerce avec les étrangers, parce qu’ils élèvent le prix du travail et ceux des marchandises, » obligeant chacun de payer un plus grand nombre, que parle passé, de ces petites pièces blanches et jaunes. »
C’est néanmoins dans ces pays où la quantité augmente que les prix des matières brutes et ceux des utilités achevées tendent le plus à se rapprocher, — permettant à l’homme qui sème le blé et fait venir la laine, de consommer plus de subsistances et de vêtement. Les commodités achevées étant à bon marché, l’or, le sucre, le café et le coton se présentent pour les acheter, et de là vient que le commerce avec les pays lointains s’accroît dans les pays qui importent l’or, tandis qu’il décroît dans ceux qui l’exportent. Pour plus d’un siècle la Grande-Bretagne a eu le commerce étranger le plus considérable ; et par la raison qu’elle a exporté drap et fer avec lequel payer l’or. Le commerce étranger de la France, aujourd’hui le plus large récipient de l’or de Californie et d’Australie, s’est rapidement accru, comme l’a fait celui d’Allemagne, depuis l’adoption d’une politique qui tend à diversifier les emplois et par conséquent à favoriser l’association ; — la différence est aussi remarquable par son caractère que par son étendue. En 1825, on transportait sur l’Elbe et de là à Hambourg 170, 000 tonneaux, dont 104.000 en aval et 66.000 en amont ; — l’Allemagne à cette époque exportant sa laine et ses autres denrées brutes, et important drap et fer. Aujourd’hui, — qu’elle convertit sa laine en drap et qu’elle fabrique son fer, — il en résulte que le négoce de l’Elbe a augmenté de près de 500.000 tonneaux et que le plus grand volume du fret est en amont, — ne laissant qu’un peu plus d’un tiers pour les utilités achevées et de moindre poids pour l’aval. À mesure qu’elle a augmenté le degré d’utilité dans sa laine et ses subsistances, elle a diminué la valeur du drap et du fer.
Si nous passons aux pays où la quantité des métaux précieux diminue, — Turquie, Portugal, Irlande, Inde et Indes occidentales, — nous trouvons l’inverse de ceci, — le pouvoir d’entretenir commerce, tant à l’intérieur qu’au dehors, étant en ferme déclin. Là encore nous trouvons que la réalité des faits et la théorie de M. Hume sont les deux antipodes.
En opposition non moins forte aux passages que le lecteur vient de lire, se trouve dans le même essai, un passage donné dans un chapitre précédent, où M. Hume affirme que « chaque fois que la monnaie afflue dans un pays chaque chose prend une face nouvelle, et le travail et l’industrie prennent plus de vie. Ailleurs il nous dit « qu’il est aisé de suivre la trace de l’accroissement des métaux dans une nation lorsque l’on voit que c’est le premier moyen pour exciter l’esprit industrieux du peuple avant d’y augmenter le prix du travail. Néanmoins nous le trouvons peu après, affirmant « qu’il est indifférent au bonheur d’un État de posséder plus ou moins de monnaie. » Se contredisant de nouveau, il nous assure que « lorsque la monnaie diminue, le peuple souffre, et que viennent alors la pauvreté, la mendicité, la fainéantise » et que ces pays qui n’ont que peu de monnaie, comme c’est le cas de l’Autriche, « n’ont pas dans la balance de l’Europe un poids proportionné à leur étendue, leur population et leur culture. » Les faits se trouvant ainsi en opposition à sa théorie, il recherche « comment ils peuvent s’accorder avec ce principe de raison, » que la quantité d’or et d’argent est chose parfaitement indifférente. Les pièces en lesquelles ces métaux se divisent, « selon lui, serviraient tout aussi bien aux fins de l’échange quelque puissent être leur nombre et leur couleur. »
« À ces difficultés, dit-il, je réponds que ce qu’on attribue à la rareté des espèces, est l’effet des mœurs et des coutumes des habitants et que nous confondons à cet égard, ainsi que cela nous arrive souvent, l’effet nécessaire avec la cause. La contradiction n’est qu’apparente… Personne ne peut contester que la valeur des denrées et des marchandises ne soit toujours dans la proportion de leur quantité avec celle des espèces d’or et d’argent… La grande quantité des marchandises les fait baisser de valeur, leur rareté en augmente le prix ; de même la grande quantité d’espèces augmente le prix des marchandises et leur rareté fait la baisse, et voilà comment « il réconcilie la raison avec l’expérience[321]. »
C’est là ce qu’on appelle le mode métaphysique d’investigation d’après lequel les hommes cherchent au fond de leur propre intelligence les lois naturelles qui gouvernent les hommes. C’est comme si le chimiste, — laissant son laboratoire, — s’enfermait dans son cabinet pour étudier au fond de son intelligence ce que doit être la composition de l’air, de l’eau et des métaux. M Ricardo, — qui suit la même voie, — a été conduit à placer ses défricheurs primitifs sur des fonds de vallée et des relais de fleuves, tandis que l’observation journalière montre qu’ils commencent sur les sols de qualité inférieure et que c’est seulement à mesure que la richesse et la population augmentent qu’ils acquièrent pouvoir de cultiver les sols plus riches, et tandis que l’histoire nous prouve qu’il en a été ainsi depuis les temps les plus éloignés jusqu’à l’époque actuelle. Il était naturel qu’un gentleman assis, dans sa bibliothèque, s’imaginât qu’un homme qui a le choix entre les sols riches et les sols pauvres prendra certainement les premiers ; cependant s’il eût réfléchi que le colon primitif est un pauvre diable, avec des outils très-inférieurs, il eût vu l’impossibilité dans de telles conditions de nettoyer, assécher et cultiver les sols riches. Il n’était pas moins naturel que M. Hume s’imaginât que plus la quantité de monnaie augmente, plus hausseront les prix de toutes les utilités pour lesquelles il faudra donner monnaie. Cependant s’il eût réfléchi qu’elle n’est qu’un grand instrument fourni par la nature pour produire la circulation parmi les hommes et parmi leurs produits, et que les effets bienfaisants, que lui-même a décrits si bien, ne sont que les conséquences naturelles d’un accroissement du pouvoir d’association, résultant de la facilité accrue d’obtenir la disposition de cet instrument, il eût trouvé l’harmonie parfaite entre les faits et « les principes de la raison. »
« Les pièces en lesquelles ces métaux sont divisés serviraient aux mêmes fins d’échange, quelque soient leur nombre ou leur couleur[322]. »
Cette assertion est vraie ou fausse. Si vraie, elle est la justification des écrivains qui prétendent enseigner qu’il y a avantage à exporter l’or et l’argent qu’on ne peut ni manger ni boire, ni porter en vêtement, — et à recevoir en échange du drap que l’on peut porter, du fer dont on peut se servir, et du sucre que l’on peut manger. Si non vraie, ils sont alors dans la position d’un aveugle qui prétend conduire un autre aveugle, — avec danger pour tous deux de tomber dans le puits.
Pour qu’elle fût vraie, il faudrait qu’à mesure que le nombre de pièces diminue, la circulation de celles qui restent gagnât en vitesse, — le mouvement devenant alors un mouvement constamment accéléré. Cependant interrogeons les faits. L’or et l’argent se meuvent-ils plus rapidement de main en main, à mesure que leurs quantités diminuent ? Au contraire, la diminution de vitesse dans la circulation des pièces marche même plus rapidement que la diminution de leur nombre, — une centaine de pièces n’accomplissant pas autant d’échanges à une époque où la quantité de monnaie diminue graduellement que n’en accomplirait une seule pièce à une époque d’augmentation ferme et régulière. Dans un cas, la confiance en l’avenir va déclinant de jour en jour et l’on thésaurise partout la monnaie, comme c’est aujourd’hui le cas aux États-Unis. Dans l’autre, — la confiance se renforçant de jour en jour et chacun désirant faire valoir son capital, — la masse entière est mise à profit pour toutes les entreprises de la société.
C’est où il y a peu de monnaie, — comme en Espagne et Portugal, Turquie et Italie, Pologne et Laponie, — que chaque pièce individuellement fait peu de besogne ; et c’est où il y en a beaucoup — comme dans toutes les nations avancées, — que chaque pièce accomplit une grande somme de services. La circulation sociétaire augmente donc, en proportion géométrique, à mesure que nous passons de ces pays ou de ces époques où la quantité de monnaie diminue à ceux où elle augmente, — tandis qu’elle diminue dans la proportion identique à mesure que nous passons de ceux où elle augmente à ceux où elle diminue. D’après quoi, nous pouvons aisément comprendre pourquoi dans ceux qui ont la balance du négoce en leur faveur, richesse et pouvoir s’accroissent si vite, produisant un ferme influx des métaux précieux ; tandis que déclinent tellement ceux qui ont la balance fermement défavorable produisant un efflux non moins constant de ces métaux.
Dans l’Europe du nord, la circulation va s’accélérant d’année en année, avec une constante augmentation de force, tandis qu’en Irlande, Inde et Turquie elle s’alanguit d’année en année, avec constant déclin de force. Aux États-Unis, elle a toujours été rapide dans ces périodes où la politique du pays a tendu à élever le prix des matières brutes qu’ils ont à vendre et à abaisser ceux des utilités achevées qu’ils ont besoin d’acheter, — produisant ainsi une favorable balance du négoce. L’inverse s’est vu invariablement dans les périodes où la politique a tendu dans le sens opposé, — produisant ainsi une balance défavorable, payable en espèces. La circulation alors a diminué, comme dans la période qui se termine à l’acte passé en 1824, — dans celle qui finit en 1842, — dans celle qui se termine au développement des trésors de la Californie en 1851, — et comme au moment où nous écrivons. Regardez n’importe où, au dedans ou au dehors, dans le présent ou dans le passé, les faits démentent la théorie de M. Hume et de tous ceux qui depuis ont marché dans cette voie.
En un point, toutefois, M. Hume est dans le vrai. Un gouvernement, selon lui, n’a rien à craindre d’une balance défavorable du négoce, « s’il préserve avec soin sa population et ses manufactures. » Ce faisant, il peut en ce qui concerne sa monnaie, « se fier en sûreté au cours des affaires humaines, sans crainte et sans jalousie. » Nous en avons la preuve dans l’exemple de l’Angleterre du siècle dernier, dans celui de la France, dans ceux de tous les pays du nord de l’Europe d’aujourd’hui ; et dans celui des États-Unis chaque fois que leur politique a tendu à favoriser l’association, — à diversifier les emplois, — à développer les pouvoirs de la terre et des hommes qui la cultivent, — à créer un marché domestique, — et à soulager le fermier de la plus oppressive de toutes les taxes, la taxe du transport. Soigneux « pour leur population et leurs manufactures » ils ont alors, et seulement alors, eu en leur faveur une balance du négoce fermement croissante, accompagnée d’une prospérité telle qu’on n’avait jamais connue.
En matière de monnaie, ADAM SMITH a suivi de près les traces de M. Hume, — soutenant avec lui que la monnaie ne forme qu’une petite partie du capital d’une nation, « et toujours la partie dont elle tire le moins de profit[323]. »
C’est néanmoins l’utilité que tous les hommes cherchent à se procurer, que toutes les nations ont joie de recevoir et que toutes ont regret de voir partir, — le sens commun de l’humanité et la théorie des économistes étant ainsi les deux pôles opposés. Qui a raison ? Pour répondre à la question, que le lecteur veuille bien calculer le montant d’échanges facilité par une flotte qui pourra avoir coûté dix ou vingt millions de dollars et qu’il le compare avec ceux effectués au moyen d’une simple somme de cent mille dollars en piécettes de trois, cinq ou dix cents, — et il trouvera que la dernière fait plus de besogne en un mois que la flotte n’en pourrait faire dans une année, pour ne pas dire dans des années. Dans l’opinion du Dr Smith, néanmoins, « la monnaie d’or et d’argent qui circule dans tout pays, et au moyen de laquelle la production de sa terre et de son travail circule et se distribue aux consommateurs est tout un capital mort[324]. « Selon lui, lorsqu’ils tombent à meilleur marché, » ils deviennent moins propres qu’auparavant au service de monnaie. « Pour faire le même achat, il nous faut, dit-il, nous charger d’une plus grande quantité de ces métaux et mettre dans nos poches un schilling au lieu d’un groat (quatre pence)[325]. »
La diminution de valeur de ces métaux dans tout pays pris à part, tend, selon le Dr Smith, à faire, « chacun réellement plus pauvre, » ce qui équivaut à dire : que la facilité accrue d’obtenir le grand instrument fourni par le Créateur pour faciliter l’association parmi les hommes, doit être considérée comme une preuve de pauvreté et non de richesse ! C’est à peine si l’on peut croire que l’homme qui a écrit ces paroles ait étudié le sujet sur lequel il se proposait d’éclairer le monde.
Comment il se fait que l’idée, tellement universelle parmi les hommes, que richesse, bonheur, progrès sont associés avec l’augmentation de la quantité de monnaie, soit une idée tellement erronée, le voici, à ce qu’on nous affirme.
La hausse du prix en argent de toutes les denrées et marchandises, qui, dans ce cas, est une circonstance particulière à ce pays, tend à y décourager plus ou moins toute espèce d’industrie au dedans, et à mettre les nations étrangères à portée de fournir presque toutes les diverses sortes de marchandises pour moins d’argent que ne le pourraient faire les ouvriers du pays, et par là de les supplanter non-seulement sur les marchés étrangers, mais même sur leur propre marché intérieur[326].
La réponse à ses assertions se trouve dans le fait que dans tous les pays vers lesquels ces métaux précieux coulent, il y a tendance constante au rapprochement des prix, — ceux des denrées brutes de la terre s’élevant, et ceux des utilités achevées s’abaissant, — et les pays eux-mêmes devenant les meilleurs marchés sur lesquels vendre et acheter ; comme le prouve le cas de l’Angleterre dans le passé, et de la France et de l’Allemagne dans le présent. La théorie et les faits ne sont point en harmonie, et pourtant c’est sur cette supposition de faits qui n’ont jamais existé, et qui ne peuvent jamais exister, qu’est basée tout entière la célèbre argumentation au sujet de « la balance du négoce. »
La théorie du Dr Smith étant donc, comme celle de M. Hume, vicieuse, rien d’étonnant de le voir inconséquent avec lui-même, comme nous avons trouvé celui-ci. Croyant à l’avantage qui résulte de l’usage des bank-notes, il dit : « Que toute épargne dans la formation et l’entretien de cette partie du capital circulant, qui consiste en argent, est une amélioration ; » — « que la substitution du papier à la place de la monnaie d’or et d’argent est une manière de remplacer un instrument extrêmement dispendieux, par un autre qui coûte infiniment moins et qui est tout aussi commode ; » — « que par cette opération 20.000 livres en or et en argent font absolument la fonction de 100.000 ; » — « et qu’ainsi s’opère un très-considérable surcroît à la quantité de cette industrie et par conséquent à la valeur du montant produit par la terre et le travail[327]. »
Voilà certainement des choses difficiles à concilier avec l’idée que le bon marché des métaux précieux « rend en réalité les hommes plus pauvres qu’auparavant. »
Le négoce étranger, nous apprend-on, tend à corriger la difficulté, — l’usage des billets produisant « un débordement de métaux, jusqu’à pleine concurrence du papier émis, — le montant d’or et d’argent étant envoyé au dehors, » — et le montant total de la circulation restant « ce qu’il était auparavant. » [328]
L’usage des billets de circulation a pour effet, le Dr Smith l’admet, d’ajouter à l’utilité des métaux précieux, en permettant à une quantité petite de faire la besogne qui auparavant en aurait exigé une grande — en en produisant ainsi, néanmoins, une large exportation. Pouvons-nous cependant trouver quelque autre article au sujet duquel cette proposition serait exacte ? Difficilement, ce nous semble. Le coton, la laine, la houille et le fer tendent vers les lieux où leur utilité est portée au plus haut degré et où la valeur du drap, de la quincaillerie et des articles achevés est au plus bas ; et cela par la raison, qu’à chaque extension du pouvoir de l’homme sur la matière, ils se produit accroissement du pouvoir d’association, accompagné d’accroissement de production, de consommation et d’accumulation. Il en est exactement de même pour les métaux précieux. Ils vont aux lieux où leur utilité est portée au plus haut degré. C’est pourquoi nous les trouvons passant du Mexique et de la Californie, où les bank-notes ne sont point en usage, vers le New-England et la Grande-Bretagne, les parties des deux continents où l’on fait le plus usage de tels billets et où les emplois sont les plus diversifiés.
L’expérience du monde est directement contraire à cette théorie du Dr Smith ; et pourtant l’on affirme constamment que les prohibitions de bank-notes sont nécessaires au maintien d’une saine circulation, — la tendance étant toujours, nous assure-t-on, vers l’usage de ce qui est mauvais, de préférence à l’usage de ce qui est bon. Partout ailleurs, cependant, c’est l’inverse qui est le vrai. — Il n’est pas nécessaire de prohiber les mauvaises routes ou les usines médiocres pour assurer la demande des services de bonnes routes ou d’usines et de machines supérieures. La circulation est nécessairement mauvaise dans les pays qui ont contre eux la balance du négoce ; — c’est l’état de choses existant dans tous ceux qui se trouvent forcés d’exporter leur production sous sa forme la plus primitive.
Dans tous, à mesure que les emplois vont se diversifiant, et à mesure que s’accroît le pouvoir d’association, il y a ferme tendance à ce que le médium supérieur d’échange se substitue à l’inférieur ; et par la même raison que les hommes passent du sentier à bon marché et sans valeur de l’Indien au coûteux chemin de fer. Lorsqu’au contraire le pouvoir d’association décline et la production diminue, le mouvement est en sens contraire, — le papier monnaie non remboursable prenant la place des métaux précieux. Les hommes se servent de mauvaises machines, uniquement à cause de la difficulté d’acquérir celle qui est bonne, nonobstant la supposition des économistes, qu’ils ne feraient point usage de bonne monnaie à moins qu’on ne prohibât l’usage de celle qui est mauvaise.
Pour qu’ils aient occasion de se servir de la première, il faut d’abord qu’ils soient aptes à l’acquérir ; ce qui ne se peut, en l’absence de cette diversification d’emplois qui est nécessaire pour donner valeur au travail et à la terre. Le Brésil, avec ses exportations d’or, a une circulation de papier et de cuivre. Buenos-Ayres n’a que du papier, — Mexico a peu de circulation d’aucune sorte, la masse de la population troquant son travail et ses produits pour tels articles dont ils ont besoin. L’Autriche a une circulation de papier non remboursable, à l’exclusion des métaux précieux ; c’est une semblable qui existait dans tous les pays du nord de l’Europe, vers lesquels l’or a coulé si vite depuis l’adoption de leur présente politique. Il en a été ainsi aux États-Unis dans les périodes de libre échange qui ont précédé les lois protectrices rendues en 1824 et 1842. Dans toutes deux, la production diminua considérablement et tous les échanges dans les États du Milieu et du Sud s’effectuèrent au moyen de morceaux de papier portant promesse de payer un, deux, trois ou cinq cents, un quart, une moitié de dollar, ou de pleins dollars. Dans toutes deux, le papier disparut aussitôt que surgit l’aptitude à acheter l’or et l’argent nécessaires pour la circulation. Chez toutes les nations la qualité de circulation a tendu à s’améliorer avec l’accroissement de richesse — qui est toujours une conséquence de l’accroissement du pouvoir de combinaison.
Un médium de circulation, apte à rassembler et puis à diviser et à subdiviser les fruits des efforts de milliers, de dizaines de milliers et même de millions d’hommes, si bien que chacun soit à même d’obtenir sa part de la production unie, est un des besoins capitaux de l’homme. Sans lui point de combinaison d’effort sauf sur une petite échelle ; et cependant parmi les hommes pauvres et disséminés des premiers âges de société, le pouvoir manque d’acheter un tel instrument d’échange. C’est pourquoi dans ces âges ceux qui travaillent sont toujours à bien peu près les esclaves du trafiquant qui se tient entre eux et les consommateurs de leurs produits — qui accumulent fortune à leurs dépens[329].
L’inverse de ceci se trouve quand les échanges de service, tant physique qu’intellectuel, viennent à s’opérer petit à petit, et minute à minute, à mesure que des milliers d’individus combinent leurs efforts, en masse ou par groupe, pour la production de cinquante ou cent mille feuilles de papier imprimé, à répartir à un demi-million de lecteurs, dont chacun aura, pour une fraction infinitésimale d’une once d’argent, sa part du travail de tous les individus intéressés dans l’œuvre de la production, — chacun de ces derniers obtenant sa part de la somme à laquelle contribuent ceux qui consomment ses produits. Cette série de composition, décomposition et recomposition ne s’accomplirait jamais sans un médium d’échange universellement acceptable et susceptible d’une . composition et recomposition assez minutieuse pour la rendre apte aux plus grands comme aux plus petits échanges. Les métaux précieux possèdent seuls ces propriétés, c’est la raison pour laquelle, dans tous les âges, les hommes ont senti que leur condition s’améliorait à chaque accroissement de la facilité qu’on aurait à les obtenir.
De là vient que toutes les nations ont aspiré à un état de choses qui établisse en leur faveur une balance payable en espèces, et c’est le désir très-naturel d’obtenir un instrument de la plus haute valeur qui est considéré comme si déraisonnable par l’auteur de la Richesse des nations, lorsqu’il dit, dans son examen de ce qu’on est convenu d’appeler le système mercantile :
« Un pays qui a de quoi acheter du vin aura toujours tout le vin dont il aura besoin, et un pays qui aura de quoi acheter de l’or et de l’argent ne manquera jamais de ces métaux. On trouve à les acheter pour leur prix, comme toute autre marchandise, et s’ils servent de prix à toutes les autres marchandises, toutes servent aussi de prix à l’or et à l’argent. Nous nous reposons en toute sûreté sur l’opération du commerce, sans que le gouvernement s’en mêle en aucune façon, pour nous procurer tout le vin dont nous avons besoin ; nous pouvons donc bien nous reposer sur elle, avec autant de confiance, pour nous faire avoir tout l’or et l’argent que nous sommes dans le cas d’acheter ou d’employer soit pour la circulation de nos denrées, soit|pour d’autres usages[330]. »
Cela est vrai, et aurait pu se dire avec autant de vérité à propos de la laine, du coton, de l’huile ou de tout autre article quelconque. Les Finnois et les Lapons, sans doute, obtiennent tout le drap « à l’achat duquel ils peuvent fournir. » [331] Mais pourquoi n’en peuvent-ils acheter davantage ? Par quels moyens les mettre en état d’être de meilleurs clients pour les pays qui produisent le coton et la laine ? À ces questions relatives à la monnaie, le Dr Smith ne répond pas ; et pourtant de toutes les utilités en usage parmi les hommes, il n’en est point une seule dont la demande soit aussi générale, ou au sujet de laquelle une croyance aussi générale règne parmi les hommes qu’un amendement ou une altération dans leur condition se lie directement avec l’accroissement ou la diminution de la quantité, comme c’est le cas pour les métaux précieux.
Les journalistes mêmes qui attaquent le plus ce qu’ils qualifient un préjugé, prouvent qu’ils le partagent par le soin qu’ils prennent de signaler l’afflux de monnaie comme sujet de joie, et son départ comme cause de regret. Depuis la classe la plus élevée jusqu’à la plus infime, partout les hommes regardent le premier comme l’avant-coureur de temps meilleurs, — et l’autre comme le précurseur de temps où les échanges vont diminuer et les hommes souffrir faute de subsistances et de vêtements ; et ce que tout le monde désire savoir, c’est — par quel moyen peut-on assurer pour jamais les temps meilleurs ? Pour s’éclairer quelque peu là-dessus, ils s’adressent en vain à la Richesse des Nations, dont tous les enseignements, en tant ce qui concerne la monnaie, sont en opposition directe non seulement avec le sens commun de l’humanité, mais avec les faits que fournit l’histoire du monde entier.
« Si l’or et l’argent, dit Smith, pouvaient une fois venir à manquer dans un pays qui aurait de quoi en acheter, ce pays trouverait plus d’expédients pour suppléer à ce défaut, qu’à celui de presque toute autre marchandise quelconque. Si les matières premières manquent aux manufactures, il faut que l’industrie s’arrête. Si les vivres viennent à manquer, il faut que le peuple meure de faim. Mais si c’est l’argent qui manque, on pourra y suppléer, quoique d’une manière fort incommode, par des trocs en nature. On pourra y suppléer encore et d’une manière moins incommode, en vendant et achetant sur crédit ou sur des comptes courants que les marchands balancent respectivement une fois par mois ou une fois par an. Enfin, un papier-monnaie bien réglé pourra en tenir lieu, non-seulement sans inconvénient, mais encore avec plusieurs avantages. Ainsi, sous tous les rapports, l’attention du gouvernement ne saurait jamais être plus mal employée que quand il s’occupe de surveiller la conservation ou l’augmentation de la quantité d’argent dans le pays[332].
L’on suppose ici que le crédit remplace la monnaie qui s’écoule, tandis que l’expérience nous apprend que le crédit croît à mesure que croissent les facilités d’obtenir la monnaie. » donnant ainsi à ces petites quantités une grande utilité. Il diminue avec la diminution de ces facilités, — une grande quantité de monnaie étant alors nécessaire pour accomplir un faible montant de commerce, comme on peut le voir dans tous les pays du monde purement agricoles et appauvris. L’utilité de la monnaie diminue, mais sa valeur augmente, — c’est alors que l’on thésaurise. Cet accroissement de valeur, accompagnant le déclin d’utilité, se montre dans toutes les opérations de la société ; mais dans aucune aussi pleinement et fréquemment que dans celles qui ont trait à la monnaie.
Pour bien apprécier l’importance comparative d’un faible approvisionnement de matières de manufacture ou de monnaie, examinons un peu ce qui a lieu d’année en année au sujet du colon.
La récolte de 1854-5 était, à celle de 1852-3, inférieure de 400.000 balles équivalant à plusieurs millions de dollars ; et pourtant son effet sur les consommations de coton se borna à ce que ceux qui auparavant achetaient une demi-douzaine de chemises se résignèrent à n’en acheter que cinq, ou bien à payer un surcroît de vingt cents pour leur fourniture habituelle. De même pour le sucre, le café et autres articles dont chaque excès ou chaque déficit dans la récolte d’un pays se compense généralement par un déficit ou un excès ailleurs, — toutes choses restant, à la fin de la saison, à peu près ce qu’elles étaient auparavant, le prix plus haut du coton se compensant par les prix plus faibles du sucre et du tabac.
Ce sont de tels articles que les oscillations dans la quantité de monnaie affectent le moins, à cause de la facilité qu’on a de les expédier aux pays où la monnaie est plus abondante. Il en est d’autres qui ne peuvent aller au dehors et doivent rester en place pour subir les chances du marché de monnaie, — ce sont la terre et le travail. De toutes les utilités, l’homme, est la dernière à déplacer aisément, la terre excepté. Le surcroît dans la quantité de monnaie atteste surtout leurs prix, il en est de même d’une diminution. C’est pourquoi, lorsque la monnaie devient rare, il y a tant de souffrance parmi ceux qui ont à vendre leur travail, et tant de ruine parmi ceux qui se sont hasardés à construire des routes, bâtir des usines et des fourneaux, ou faire toutes autres choses qui tendent à donner valeur à la terre. On peut exporter le coton et le sucre, et non les chemins de fer. Le drap, le fer peuvent aller au dehors en quête d’un marché ; le travailleur, avec sa femme et ses enfants, est lié à sa demeure. La terre, et la population qui la possède et l’occupe doivent rester, et il suffit dans la quantité de monnaie d’une diminution de quinze ou vingt millions pour causer une réduction qui aille à 30, 40, ou même 50 p. % de la valeur totale, — laquelle monte à des milliers de millions de dollars, — tandis qu’une diminution dans la production de sucre et de coton qui serait du triple se répartit tellement parmi les producteurs et les consommateurs du monde entier qu’elle est à peu près insensible.
L’exportation de monnaie des États-Unis, dans la période de 1838 à 1842, a dépassé l’importation de moins de 9.000.000 doll., et pourtant la réduction de valeur du travail et de la terre qui s’en est suivie n’a pas été moins de 2.000.000.000 dollars. L’excédant d’importation de 1842 à 1846 était au dessous de 25.000.000 de dollars, et pourtant l’augmentation dans le prix du travail et de la terre, dans cette période, se compte par milliers de millions.
Le docteur Smith nous dit cependant que nous avons possibilité de retourner au troc, et c’est précisément ce que l’expérience a montré chaque fois que la quantité de monnaie a diminué, — le mouvement sociétaire ayant presque cessé. Il y a eu encombrement d’articles de toute sorte, la monnaie seule excepté. Tout le monde a cherché à vendre ; mais il y a eu peu d’acheteurs, — la suspension de la demande du travail ayant produit cessation du pouvoir d’acheter le produit du travail.
Cette suggestion étrange du docteur Smith prouve qu’il n’a pas étudié le sujet avec tout le soin qu’il mérite par son importance. C’est comme si l’on prétendait consoler quelqu’un de la destruction du canal ou du chemin de fer qui lui permettait d’aller à peu de frais au marché, en lui disant qu’il lui reste un sentier à travers la montagne, lequel n’est pas ruiné. C’est ainsi que notre auteur agit avec les nations, qui ne seront pas ruinées quand bien même l’or et l’argent ne pourraient se procurer en échange pour les articles destinés à les acheter. « — La valeur de la terre et du travail, assure-t-il à ses lecteurs, restera la même ou presque la même, parce que le même ou presque le même capital consommable sera employé à le maintenir[333]. »
Il est difficile d’imaginer une assertion plus mal fondée que celle contenue dans cette sentence. De tous les capitaux, le plus périssable est le travail, qui se produit à chaque instant et qui périt à l’instant même s’il ne trouve un emploi reproductif. Pour produire ce pouvoir-travail, il faut consommation d’aliments, et quand le pouvoir est non employé cet aliment est à déduire du capital du pays. Le premier effet d’une diminution de la quantité de monnaie se fait sentir par une grande déperdition de travail, suite d’une diminution du pouvoir de combinaison d’effort ; et le premier effet d’un accroissement dans la quantité se fait sentir par la demande accrue du travail, suite d’un accroissement du pouvoir de combinaison, — toutes choses dont les États-Unis ont fourni la preuve répétée. La diminution de quantité, longtemps soutenue, amène paralysie, comme ce fut le cas en 1842. L’accroissement soutenu amène activité aussi grande que celle qu’à connue le pays dans les quelques années qui finissent en 1835 et celles qui finissent en 1847. Dans ces périodes, la politique du pays tendit à favoriser l’association ; tandis qu’elle tend aujourd’hui à la réprimer, et à l’exportation des métaux précieux qui en est la conséquence.
Cherchons-nous vers quels pays l’or exporté a si rapide tendance ; nous trouvons que c’est vers la France, la Belgique et l’Allemagne, dont la politique est aujourd’hui la même que celle des États-Unis dans les susdites périodes de prospérité. Quant aux pays desquels les métaux précieux s’écoulent régulièrement, nous trouvons que leur politique est la même que celle des États-Unis dans les périodes calamiteuses qui précèdent les tarifs protecteurs de 1824 et 1842. Les mêmes causes engendrent toujours les mêmes effets. La centralisation de manufactures ayant tendu à produire un flux constant des métaux précieux vers la Grande-Bretagne — pour y changer de forme et servir aux mille usages auxquels ils s’adaptent si bien, — les pays qui ont résisté à un système si préjudiciable, sont aujourd’hui les seuls à avoir en leur faveur une balance du négoce, qui leur permette d’obtenir et de retenir les quantités d’or nécessaires à leurs opérations. Dans eux tous, terre et travail gagnent du prix ; tandis que dans ceux qui suivent le conseil du Dr Smith, ce prix s’avilit rapidement, en même temps que le peuple va perdant constamment dans l’estime du monde.
Selon le Dr Smith, rien ne serait plus absurde que la doctrine entière de la balance de négoce. « Une nation, dit-il, peut importer une plus grande valeur qu’elle n’exporte pendant tout un demi-siècle peut-être ; l’or et l’argent qui y vient pendant tout ce temps peut en sortir immédiatement ; sa monnaie circulante peut diminuer graduellement ; différentes sortes de monnaie s’y peuvent substituer et même les dettes qu’elle contracte vis-à-vis des nations puissantes avec lesquelles elle traite peuvent s’accroître graduellement ; et cependant sa richesse réelle, la valeur échangeable de sa terre et de son travail peut, durant la même période, avoir été croissant dans une proportion beaucoup plus forte<re>Richesse des Nations, livre IV, chap. iii.</ref>. »
Pareille chose, dite au sujet d’un homme pris individuellement, semblerait le comble de l’absurdité, et pourtant on l’affirme au sujet des nations, comme si les lois qui régissent des communautés de milliers et de millions d’individus, étaient autres que celles qui régissent chacun des hommes dont ces communautés se composent. L’homme qui dépense plus qu’il ne gagne et trouve qu’il a de moins en moins de monnaie à sa disposition et qu’il est de plus en plus dans la nécessité de faire des dettes, s’aperçoit à la longue que son crédit a suivi sa monnaie, et qu’à chaque pas dans cette voie, il y a eu diminution dans la valeur de son travail, — ce qui tend graduellement à le conduire à la prison ou à la maison des pauvres ; et c’est précisément de même pour les nations. C’est pourtant par des assertions semblables que le Dr Smith prouve, à en croire ses partisans, « que rien n’est plus absurde que toute la balance du commerce,… » et qu’un déficit dans la quantité de coton et de sucre a plus d’importance pour une nation, qu’une diminution du grand instrument destiné à mettre les hommes à même de combiner leurs efforts, et par là d’augmenter leur pouvoir primitif.
Les colonies, du temps du Dr Smith, étaient dans une situation presque semblable à celle de la Jamaïque aujourd’hui. Leur population, — qui souffrait d’un lourde dette, — était à la merci de ses créanciers ; et par la raison que la mère patrie cherchait à empêcher toute combinaison d’action ayant pour objet de rapprocher le métier de la charrue. C’est au sentiment que cette politique était ruineuse pour leurs plus grands intérêts et non à la misérable taxe sur le thé que l’on a dû la révolution américaine. La Jamaïque a depuis marché dans la voie qui était alors prescrite à ces colonies, — précisément celle que le Dr Smith indique comme présumée conduire à l’augmentation de valeur du travail et de la terre ; pourtant le résultat a été tout différent de celui qu’il annonçait, — la valeur des deux ayant été détruite. Des théories contraires, comme c’est le cas pour celles qui nous occupent, aux faits reproduits constamment, sembleraient mériter à peine l’attention que nous leur accordons, si cette partie spéciale du grand ouvrage du Dr Smith, — celle où il a le plus erré — n’était considérée par les économistes modernes comme celle où il s’est le plus distingué.
Plus qu’aucun pays de l’Europe, la Turquie a agi en conformité avec les enseignements de Hume et de Smith, et les observations d’un homme qui a voyagé récemment dans ce pays, nous permettent d’apprécier le résultat. « Ici, dit Thornton, la chimère de la balance du commerce n’est jamais entrée dans les cerveaux, au point de rêver à ce calcul, s’il y a plus de profit à vendre ou à acheter. — « Ici, poursuit-il, tout objet d’échange est admis et circule sans rencontrer d’autre obstacle que l’acquittement d’une fraction infiniment petite, 3 %, de leur valeur à la douane. »
Sous ce système, les fabriques turques ont été anéanties, et avantagée qu’elle est de manière à pouvoir fournir le monde entier de soie, de drap, de fer et d’autres métaux, toute la population de l’empire s’est transformée en misérables cultivateurs d’une part, de l’autre en trafiquants rapineurs, — effets accompagnés de la disparition presque complète de monnaie, tant pour le service du peuple que pour celui du gouvernement. La grande masse des fermiers cultivent les mêmes articles de production et suivent la même routine de culture ; d’où résulte que chacun possède en superflu l’article que son voisin est désireux de vendre et qui par conséquent est à un prix avili, tandis qu’il y a cherté pour le drap et le fer.
L’absence de monnaie crée la nécessité de percevoir les taxes en nature, et les règlements qu’impose le gouvernement, « pour prévenir la fraude, confine la routine agricole dans la limite la plus primitive[334]. » L’industrie du propriétaire étant ainsi entravée, la classe rurale « vit dans un état de société bien caractérisée par le mot barbarie, la récolte de céréales tout entière reste exposée près de deux mois aux intempéries sur l’aire à battre le grain, dans le seul but d’empêcher les cultivateurs d’en prélever la moindre portion, pour l’usage de sa famille, sans avoir acquitté au gouvernement la dîme sur cette bagatelle.
La monnaie tendant toujours à s’écouler au dehors, le gouvernement est conduit à une dépréciation constante de la circulation, — direction dans laquelle le mouvement est devenu rapide à l’extrême pendant le présent siècle qui a vu la chute totale de toute espèce de fabrique. « Chaque fois que les espèces dans le trésor du sultan n’ont pu satisfaire aux payements immédiats, on a suppléé au déficit en augmentant la quantité d’alliage pour parfaire le volume de métaux précieux en circulation ; et de la sorte on a souvent payé une dette de trois onces d’argent avec deux onces de ce métal et une de cuivre ou d’étain. »
Comme, avec le déclin du pouvoir d’association, il y a eu déclin continu du pouvoir de construire ou d’entretenir routes et ponts, — pour communiquer avec les marchés lointains, — « la dépense de transport dans les dernières années a augmenté, et comme conséquence la culture et l’exportation de quelques articles spécialement adaptés au sol et au climat a diminué. » — Il en est résulté destruction presque entière de la valeur du travail et de la terre, — ce qui est directement l’inverse des faits observés dans tous ces pays dont la politique a tendu à favoriser l’association domestique et à établir une balance favorable payable en ces métaux, qui seuls fournissent à l’homme les moyens de combiner ses efforts avec ceux de ses voisins.
Néanmoins, si nous nous adressons à Hume et à Smith, nous trouvons que la question de la balance du négoce est tout à fait indigne d’occuper l’attention des hommes chargés des fonctions gouvernementales, et leur doctrine a été répétée, avec peu de modifications, par tous ceux qui ont écrit sur la monnaie depuis leur époque jusqu’à nos jours. Aujourd’hui on ne peut étudier les écrits de l’un et de l’autre sans arriver à conclure qu’ils n’ont que très-imparfaitement apprécié l’importance des services que rend la monnaie ; et qu’après avoir étudié dans leur cabinet les lois de la nature, ils ont oublié de vérifier leurs conclusions en étudiant les opérations du monde autour d’eux.
En examinant ainsi les doctrines des écrivains anglais qui ont les premiers traité la question de monnaie, nous nous trouvons de fait avoir examiné celles de l’école Ricardo-Malthusienne d’aujourd’hui, — MM. Mac Culloch et Mill diffèrent peu de MM. Hume et Smith. « Nous pourrions, dit M. Mill, supposer avec Hume, qu’un beau matin chaque citoyen trouve une pièce d’or dans sa poche, ou plutôt supposons une addition soudaine d’un penny, d’un shilling, ou d’une livre à chaque penny, chaque shilling, chaque livre que possède chaque personne. La demande de monnaie, c’est-à-dire le prix de toutes choses, augmenterait. Cette augmentation de valeur ne profiterait à personne, ne produirait aucun changement autre que de faire entrer dans les comptes plus de livres, plus de shillings et plus de pence[335]. »
Notre haute estime pour l’écrivain ne nous empêchera pas de représenter que la nécessité de recourir à des cas non supposables, dénote fortement la faiblesse de la position. Si un tremblement de terre venait à renverser les murs de toutes les usines à coton d’Angleterre, il en résulterait une hausse subite dans le prix de l’étoffe et en même temps une baisse subite du prix du coton ; mais pas un économiste ne s’appuierait du fait pour prouver que le prix de l’étoffe tendait naturellement à monter, celui du coton à baisser. On le pourrait cependant faire avec tout autant de raison que dans les cas de MM. Hume et Mill.
Il nous faut des faits, — non des suppositions. L’expérience du monde montre que dans tous les pays la circulation sociétaire s’accélère à mesure que s’améliore l’outillage de circulation, — qu’il y a alors économie du pouvoir humain, intellectuel et musculaire, — que la consommation suit plus instantanément la production, — que terre et travail, et la production brute de tous deux gagnent du prix, — que le prix baisse des plus hauts produits d’une agriculture savante et des commodités achevées de toute sorte, — et que nous avons là la plus évidente de toutes les preuves d’une civilisation qui avance, diminution de la quote part, de la production du travail qui va à l’homme intermédiaire et diminution du pouvoir du trafiquant de dominer les mouvements de la société. Tels sont les faits que fournit l’étude de l’histoire du monde, le lecteur s’en peut assurer par lui-même, pourtant il serait aisé de trouver tant des périodes que des pays où l’inverse de cela a toute l’apparence d’être vraie. Venons-nous cependant à examiner les causes de ces apparences, nous trouvons invariablement qu’elles sont susceptibles d’une explication facile, — et qu’elles laissent parfaitement intact le grand principe en vertu duquel les prix se rapprochent à mesure que les hommes gagnent en pouvoir, moralité, intellect, et tous les autres caractères d’une civilisation avancée.
Dans le cours naturel des choses, population et richesse tendent à s’accroître, et les prix de tous les métaux, — or, argent, cuivre, étain, fer, plomb et tout autre, — mesurés par le blé ou la laine tendent à tomber ; et plus s’accélère la tendance dans cette direction, plus il y a progrès en richesse, force et pouvoir. L’expérience du monde depuis la création jusqu’à nos jours prouve que cela est. L’expérience particulière de la Grande-Bretagne, pour une suite de siècles, et celle de tous les pays de l’Europe du Nord, dans le dernier demi-siècle, prouve aussi que cela est. Néanmoins, le peuple des États-Unis persiste d’année en année, de décade en décade, à donner plus de blé et de coton pour moins de chacun des produits métallurgiques de la terre, — agissant en cela comme tous les pays du monde purement agricoles. Y a-t-il là cependant de quoi invalider le grand principe dont on trouve partout la vérité prouvée ? Certainement non. C’est l’exception qui prouve la règle, — et qui établit une nécessité pour tous ces pays de changer de politique, de manière à tendre à favoriser l’association, à développer l’individualité, à développer ce commerce qui, dans tant de pays, s’éteint sous les étreintes du trafic.
M. Mill a de plus en commun avec Hume, une faible opinion de l’efficacité de la monnaie dans l’économie de la société. « Il la regarde » comme intrinsèquement « tout à fait insignifiante, sauf le rapport d’économiser temps ou travail. »
C’est précisément dans ce caractère que réside son importance, — plus de besogne se faisant avec un simple millier de dollars en espèces qu’avec une valeur de dix millions en navires, canaux et chemins de fer. Toute « insignifiante » qu’elle soit, elle a aux yeux de l’homme une valeur résultant, à son avis, d’une habitude erronée de regarder la monnaie « comme un synonyme de la richesse, » et surtout lorsqu’il s’agit d’emprunter. « C’est, selon lui, une grave erreur que « lorsqu’un particulier prête à un autre, comme lorsqu’il paye des salaires ou une rente, il ne livre point simplement de l’argent, mais un droit à la valeur d’une certaine quantité des produits du pays à prendre au choix. Le prêteur a lui-même, au préalable, acheté ce droit par la cession d’une partie de son capital. » — « Aussi, dit-il, appelle-ton généralement le marché des prêts, le marché d’argent, et le prix de l’usage du capital ou intérêt est non-seulement appelé « intérêt de l’argent », mais par une confusion de mots plus grossière encore, « valeur de l’argent[336]. »
L’erreur contenue dans ce passage porte en elle-même son correctif. Celui qui emprunte ou celui qui reçoit une rente peut « choisir à son gré dans la production du pays. » Il a à sa disposition drap, fer, livres, le service des hommes de toute condition, depuis le pauvre jusqu’au pair. Qui lui donne ce prodigieux pouvoir ? la monnaie et rien autre chose. N’importe ce qu’il posséderait de chapeaux ou d’habits, de machines ou d’acres de terres, ces objets ne lui donneront ce pouvoir qu’autant que la facilité de les convertir en monnaie, soit telle qu’elle serve de garantie à sa promesse de livrer, aux individus qui l’entourent, les différentes quantité des précieux métaux auxquelles ils acquièrent leur droit. La difficulté dans ce cas, avec M. Mill et tous ceux qui ont écrit sur ce sujet, consiste en ce que le pouvoir qu’a la monnaie de favoriser la circulation des services est si grande, — est tellement extraordinaire, — qu’il les induit à s’imaginer que ce sont les services et les utilités qui passent et non la monnaie. Ils pourraient tout aussi bien s’imaginer que ce sont les mots qui passent dans les fils du télégraphe, et non le fluide électrique lui-même. À chaque payement de monnaie, soit par livraison d’espèces — par transport d’un billet au porteur payable à présentation — ou par un mandat sur une banque — c’est la monnaie elle-même qui passe ; — nous avons la preuve que cela est dans ce qui arrive chaque fois que la confiance diminue. La matinée s’ouvre et l’on s’attend partout à des affaires actives, tout le monde se prépare à acheter du drap, du fer, des fonds, des maisons, des fermes. Trois heures après cependant, arrive la nouvelle d’une révolution qui vient d’éclater, — d’une déclaration de guerre, — ou de tout autre événement terrible, — et la nouvelle produit un arrêt presque complet de la circulation. Regardons aux mains de toutes les parties qui ont fait des affaires ce matin, nous trouvons dans celles qui viennent d’emprunter ou toucher une rente de la monnaie et rien autre ; tandis que dans celles qui viennent de prêter, nous trouvons des marchandises et des terres, et dans celles qui viennent de payer rente du blé, des avoines, de l’étoffe et du fer. Les premiers se félicitent de ce que la suspension ait eu lieu juste au moment où ils prenaient possession de l’article qui seul porte en lui le pouvoir « de choisir à volonté parmi les utilités et les objets autour d’eux. Les autres regrettent qu’elle n’ait pas eu lieu avant qu’ils se soient départis de ce pouvoir, et pourtant il leur suffirait d’étudier Hume ou quelqu’un de ses sectateurs, pour trouver qu’ils souffrent d’une illusion, en supposant que la monnaie était « un des objets de commerce, » — tandis qu’elle n’est qu’une sorte d’huile qui rend le mouvement des rouages plus doux et facile. Le sens commun de l’humanité les a conduits à des conclusions différentes, et leur a donné de l’avance sur les économistes.
Il en est de même quant à l’idée d’un « marché de capital » au lieu d’un « marché de monnaie. » Comme le capital existe sous des milliers de formes, le sens commun a conduit les hommes à distinguer entre les différentes formes — et à se servir des termes : marchés de bétail, de navires, de maisons, de monnaie et marché de travail, pour distinguer les places sur lesquelles se vendent les différentes sortes de capital ; et les termes de fret, rente, intérêt et salaires, pour distinguer la compensation payée pour leur usage. Sur tous ces marchés, le mouvement dépend de l’offre de monnaie, — rapide si elle est considérable, et lent si elle est faible ; et à cause de cette universalité de pouvoir, les économistes voudraient supprimer toute mention de la cause du mouvement — en substituant un terme qui embrasse moutons et chiens, pommes de terre et choux, maisons, terres et navires, à un terme qui exprime distinctement l’idée qu’il s’agit de transmettre, — qui est celle de pouvoir-moteur, comme distinct des différentes utilités et choses parmi lesquelles le mouvement se doit produire.
La cause d’erreur qui se fait remarquer partout dans les économistes lorsqu’ils traitent de la monnaie, provient d’un manque d’appréciation des services que rendent les métaux précieux en favorisant la combinaison d’action parmi les hommes, c’est-à-dire le commerce. Plus augmente ce commerce, plus la circulation du travail et de ses produits en un temps donné s’accélère ; et pourtant, selon M. Mill, « l’état de société peut-être tel que chaque pièce de monnaie accomplisse à peine plus d’un achat par an ; mais si cela provient du petit nombre de transactions, — du petit montant d’affaires, du manque d’activité du négoce, il n’y a point de raison pour que les prix soient plus bas ou la valeur de monnaie plus élevée [337]. »
Telle est la théorie, mais que sont les faits ? À mesure que la monnaie gagne en utilité, — à mesure que sa circulation est accélérée par des moyens quelconques, — les prix du travail et de la terre montent et la valeur de la monnaie décline. À mesure au contraire que la monnaie, par une cause quelconque, perd en utilité, les prix tombent et la valeur de la monnaie monte. Il en a été ainsi en Angleterre, France et Allemagne pour des siècles, — les prix montant à mesure que la monnaie circulait plus vite, et tombant partout où le crédit était en souffrance et où la monnaie se thésaurisait. Il en est ainsi aujourd’hui dans tout pays du monde, — le prix de la terre et du travail s’élevant, et la valeur de la monnaie déclinant, dans tous les pays qui s’occupent d’accroître la vitesse de circulation ; tandis que dans tous ceux où la circulation s’alanguit, la terre et le travail vont en baisse, en même temps que la monnaie hausse. Voilà pourquoi c’est réjouissance générale quand la monnaie entre, et c’est deuil général, sauf uniquement pour le prêteur de monnaie, lorsqu’elle s’en va.
Toute force résulte de mouvement et la quantité de force obtenue dépend de la somme de mouvement dans un temps donné, — un corps qui se meut à raison de cent mètres par minute, étant animé d’une force cent fois plus grande que celui qui se meut à raison de dix mètres seulement. Sur quoi, l’une de ces deux choses doit être vraie, — ou il y a universalité dans les lois de la nature, ou M. Mill est dans l’erreur. Comme preuve à l’appui de la dernière assertion, nous avons le fait que le mouvement de tous les pays avancés est en opposition directe aux théories de cette école qui a donné naissance aux doctrines d’excès de population et de la sujétion finale du travailleur au vouloir arbitraire de ceux par qui la terre se trouve possédée.
Un des économistes les plus distingués que la France ait produits, M. Bastiat, enlevé trop tôt à la science, prétend : « Que c’est une circonstance assez insignifiante qu’il y ait beaucoup ou peu de numéraire dans le monde : s’il y en a beaucoup, il en faut beaucoup, s’il y en a peu, il en faut peu pour chaque transaction ; voilà tout. »
Ce n’est là qu’une reproduction des idées de Hume et de Smith, et comme chez eux elle est contraire au sens commun de l’humanité, la brochure à laquelle nous empruntons ce passage avait pour objet de prouver l’erreur universelle des hommes, de supposer que la monnaie est la richesse, — « la richesse consistant dans l’abondance des choses qui sont calculées pour satisfaire nos besoins et nos goûts, » et non dans la possession de l’instrument qui sert à échanger ces choses entre elles. La monnaie semblerait cependant être aussi parfaitement apte à satisfaire « tant nos besoins que nos goûts, » que l’est un navire, un chemin de fer, un wagon ou une usine, lesquels derniers objets sont certainement, même dans l’opinion de M. Bastiat lui-même, aussi bien de la richesse que l’est la balle de coton portée dans le navire, le chargement de blé produit par la ferme, ou le ballot d’étoffe expédié de l’usine. Le navire, le chemin, l’usine et la monnaie, sont autant de parties de l’outillage d’échange nécessaire à l’homme ; et il n’en est aucune qui rende autant de service à moins de frais que la dernière, — aucune dont la possession soit aussi essentielle à cette combinaison d’efforts qui distingue la civilisation de la barbarie ; et de là vient que notre écrivain a occasion de découvrir, comme il le suppose, tant d’erreurs dans l’opinion commune sur ce sujet. Dans toute la communauté pour laquelle il a écrit, il n’aurait pas trouvé un seul homme qui ne lie l’idée d’accroissement de vie, d’activité, de mouvement à la facilité accrue d’obtenir la monnaie ; et le mouvement engendre la force ou le pouvoir. Tout fermier en France sait fort bien qu’alors que la monnaie abonde, ses produits s’échappent vite de ses mains, — le mettant à même d’acheter vêtements, engrais et instruments" de culture calculés pour augmenter ses pouvoirs et ceux de sa terre. Il sait non moins bien et il sent que lorsqu’elle est rare, il a à attendre les acheteurs, et qu’alors le drapier, le fournisseur d’engrais, le constructeur de charrue doivent aussi l’attendre. Tout travailleur sait que lorsque la monnaie circule librement, il trouve aisément à vendre son temps, et devient un bon client pour le fermier ; tandis que lorsqu’elle est rare, il voit forcément beaucoup de son temps se perdre, — et sa famille souffrir faute de subsistance, en même temps que le fermier souffre faute d’un marché. Les hommes, aussi bien que les animaux, ont des instincts ; et quand les philosophes sont conduits à enseigner le contraire de ce que tous les hommes autour d’eux sont naturellement conduits à croire, c’est parce qu’ils étudient la nature dans leur cabinet et non dans son grand laboratoire.
M. Bastiat ne pense pas « que les récentes découvertes des gisements d’or en Californie ajoutent beaucoup aux jouissances, aux satisfactions réelles de l’humanité prise dans son ensemble. — S’ils en augmentent la masse, ils la déprécieront. — Les chercheurs d’or seront plus riches qu’ils n’eussent été sans cela, mais ceux entre les mains de qui se trouve l’or actuel au moment de la dépréciation se procureront moins de satisfaction à somme égale. — Le résultat sera un déplacement, et non une augmentation de la richesse[338]. »
C’est là formellement nier que l’augmentation de richesse résulte de la facilité accrue d’obtenir la monnaie. Dans l’usage ordinaire et d’après le sens commun, richesse est pouvoir. De toutes les choses que fournit la terre, la monnaie est celle dont la possession confère le plus de pouvoir ; et pourtant l’on exige que nous renoncions à croire à un fait dont la vérité nous est attestée à chaque instant. C’est ce que veut partout l’école politique moderne, — dont les enseignements sont, au fond, en opposition avec tout ce que l’instinct nous conduit à croire. Et pourquoi cela ? parce qu’elle ne s’attache qu’à ces qualités que l’homme possède en commun avec la brute, — et qu’elle répudie toutes celles qui le font apte à occuper le rang destiné à l’HOMME.
M. Bastiat insiste sur l’inconvénient qui résulte, pour le possesseur de la monnaie existante, de la facilité accrue d’obtenir des surcroîts de quantité métaux précieux ; c’est pourtant exactement le même qui résulte pour les propriétaires de tous les autres capià mesure que s’accroît la facilité de reproduction, — le capitaliste obtenant une plus faible quote-part dans le produit du travail, et le travailleur en retenant une plus forte qu’auparavant.
Le rabot mécanique facilite la construction des maisons ; le tissage mécanique diminue le coût de l’étoffe ; la couture à la mécanique simplifie la confection des vêtements, au grand avantage de l’humanité en masse, mais au détriment de ceux qui ont à vendre des maisons, de l’étoffe et des vêtements. De même la découverte de l’or californien diminue les difficultés que rencontraient les individus désireux d’obtenir la monnaie. — Il y a avantage pour ceux qui n’en ont pas, aux dépens de ceux qui jusqu’ici en ont eu. La marche dans tous ces cas étant exactement la même, les résultats sont précisément semblables, — les mêmes causes engendrant mêmes effets. La seule différence réelle se trouve dans l’importance plus grande de la découverte, dont on a traité ici si légèrement. Si le changement consistait eu une amélioration du mode de convertir les métaux précieux en montres, porte-crayons ou cadres, on l’eût certainement considéré comme conduisant à une augmentation de richesse ; toutefois ce changement plus grand qui facilite tellement la production de la matière première des montres et porte-crayons doit, nous dit-on, n’être considéré que comme un pur déplacement de richesse. Que M. Bastiat tombe en contradiction avec lui-même, rien d’étonnant, — le manque de logique est le caractère distinctif de la moderne économie politique.
Si les émigrants pour la Californie, au lieu d’or, découvraient des haches, des bêches, des charrues toutes faites, M. Bastiat, sans nul doute, aurait vu là un grand avantage résultant pour la société en masse, — nonobstant la tendance de la découverte à diminuer la valeur des instruments existants. Il se refuse cependant à voir l’avantage qui doit résulter de la découverte d’énormes quantités d’un instrument tout fait, — la plus grande de toutes les machines qui épargnent travail, à l’usage de l’homme, — destinée par le Créateur à réunir ensemble les forces de centaines, de milliers, de millions d’hommes, puis à les diviser, les recombiner et de nouveau les diviser et subdiviser, si bien que de ces milliers et millions chaque homme puisse obtenir facilement sa part du produit du travail de tous. Les gens à qui l’écrivain s’adresse prouvent, cependant, par l’erreur imaginaire dont il prétend les guérir, qu’ils ont mieux que lui-même une idée saine des fonctions importantes qu’accomplissent les métaux précieux. — S’il eût donné plus d’attention au sujet, il n’eût très-probablement pas manqué, avec sa brillante intelligence, de découvrir, que partout dans le monde c’est pour les nations un grave inconvénient que le manque de cet instrument dont il fait si peu de cas, — que les hommes sont forcés de recourir à la forme primitive du troc si vient à manquer la quantité convenable du médium d’échange, — que déperdition générale de travail avait résulté de ce déficit dans le mouvement sociétaire que M. Coquelin nous a si bien dépeint comme existant en France, — que partout l’homme ayant monnaie a été à même de faire de plus grands profits que si la monnaie abondait ; — qu’il les a faits aux dépens des deux parties réelles de tout échange, le producteur et le consommateur, et que tous ces embarras disparaîtraient, en partie du moins, par la facilité accrue d’obtenir l’instrument qui seul peut produire la vitesse de circulation.
De plus, s’il eût donné au sujet toute l’attention qu’il mérite, M. Bastiat eût vu que cette découverte doit avoir l’effet d’alléger le fardeau des dettes, tant publiques que privées, à l’avantage de celui qui paye taxe et du débiteur, — qu’en activant le mouvement sociétaire elle tend à réduire le prix des utilités à l’avantage des créditeurs publics et particuliers, et qu’ainsi les intérêts de tous ont pareillement à gagner à ce qui a eu lieu en Californie. De toutes les découvertes faites de notre temps il n’en est pas dont les tendances soient plus favorables à l’égalité, et c’est pourquoi, le lecteur l’a vu, l’aristocratie monétaire de France s’est tellement efforcée pour exclure l’or qui est à bon marché, et faire adopter l’argent qui est plus cher, comme le métal à recevoir pour l’acquittement des rentes, taxes, ou intérêt. Si la quantité d’argent eût augmenté de la sorte, la quantité d’or restant la même, c’est l’argent qu’on eût eu désir d’exclure.
Les différents pays étant différemment pourvus des moyens de satisfaire les besoins de l’homme, — quelques-uns fournissant le coton, d’autres la laine, les fourrures, le fer, la houille, l’or ou l’argent — il est de la plus haute importance pour les populations qui les occupent de sentir les inductions les plus fortes à appliquer leur travail de manière à augmenter, d’année en année, la quantité de leurs utilités différentes. Dans ce but, il est désirable que chaque nation vienne à voir que si elle augmente la quantité des articles pour lesquels son sol et son climat lui donnent aptitude, les autres feront de même, — ce qui leur permettra d’obtenir plus de drap, plus de fer et plus de houille à mesure qu’ils envoient plus de coton et de sucre ; et c’est la grande raison mise en avant par les économistes lorsqu’ils insistent sur l’adoption du système qu’on a nommé libre-échange.
Les gens du Pérou, du Mexique ou de la Californie, en lisant le petit livre de M. Bastiat, ou celui de tout autre membre de l’école du libre-échange, — trouvent cependant que n’importe à quel point la chose puisse être vraie au sujet du coton, de la laine et d’autres utilités, elle est complètement fausse au sujet de l’or et de l’argent, — l’unique effet résultant d’une augmentation d’effort étant d’élever le prix ailleurs, ce qui les force à donner deux dollars pour une utilité qu’auparavant un dollar eût achetée. D’après quoi, leur réel et véritable intérêt trouverait avantage à l’inaction et la déperdition, et non à l’industrie et à l’économie qui conduisent à augmenter leur production. Il n’y a donc point ici harmonie des intérêts.
De plus ils trouvent complètement absurde de supposer qu’il soit de quelque importance aux nations du monde que leur système tende ou non à créer chez elles des marchés pour l’or et l’argent, et à faire ainsi que ces métaux soient importés à l’effet de régler la balance du négoce. Ils envisagent la question sous un autre point de vue que les économistes et précisément comme les producteurs de blé et de coton. Ceux-ci se réjouissent s’ils voient les diverses nations de l’Europe adopter un système qui tende à produire en leur faveur une balance de négoce à régler en coton, — car ils savent que cette extension du marché tend à leur donner pouvoir d’obtenir d’autres utilités pour celles qu’ils ont à vendre. Le producteur de sucre fait de même, et de même aussi le fabricant de drap ou de fer. Chacun désire de voir partout ailleurs une balance dont le règlement demande une fourniture de son utilité ; et l’on ne peut mettre en doute que les producteurs d’or n’aient intérêt à ce que ce soit le cas pour toutes les nations de la terre. Ils ont besoin d’un plus grand marché pour leurs produits, et pour qu’ils l’aient il faut que plus de nations s’enrichissent assez pour acheter l’or et l’argent qui serviront de monnaie ou seront appliqués aux différents usages dans les arts ; c’est-à-dire que plus de nations aient une balance favorable de négoce. Voilà pourtant ce que tournent en ridicule M. Bastiat et ses disciples qui tous nient que puisse être vrai pour la monnaie ce que nous voyons l’être pour toute autre utilité fournie par la terre, — niant ainsi l’existence de lois universelles.
Certaines nations ont la balance du négoce en leur faveur — ce qui fait qu’elles sont grands consommateurs de métaux précieux, et de bons clients pour les exploitants des mines. D’autres consomment peu, — la balance du négoce étant contre elles. Ces phénomènes ont, pour les peuples du Pérou et du Mexique, un intérêt exactement semblable à celui que prend à ce qui se passe sur les marchés de l’Europe le producteur de coton ou de tabac. Leur étude les conduit à constater que toutes les nations du monde qui ont acquis qualité de bons clients pour leurs produits, le doivent à des mesures tendant à amener le producteur et le consommateur l’un auprès de l’autre — par exemple, la Prusse, la France, la Belgique et le nord de l’Europe en général, — toutes nations qui ont protégé leurs fermiers dans leurs efforts pour amener le métier et la navette à prendre place à côté de la charrue et de la herse. Passant de là aux nations qui ne peuvent fournir à acheter l’or et l’argent, ils constatent que ce sont invariablement celles qui ont suivi une politique conduisant à une balance défavorable du négoce, — à la nécessité d’exporter ce qu’elles avaient jusqu’alors possédé de métaux précieux, — et faisant d’elles des concurrents au lieu de consommateurs, — Turquie, Italie, Portugal, Irlande, Inde et Indes occidentales.
À leur tour, les États-Unis leur montrent que lorsqu’ils suivent une politique tendant à augmenter la diversité d’emplois, ils sont bons consommateurs de métaux précieux ; tandis que chaque fois qu’ils cherchent à transformer toute leur population en fermiers et planteurs, ils deviennent aussi des concurrents — qui forcent leur stock d’or et d’argent vers l’Europe, — intervenant ainsi sur ce marché et diminuant la demande qui autrement y aurait existé. Étudiant ensuite les doctrines de M. Bastiat au sujet du négoce, ils le trouvent approuvant la politique suivie par la Turquie, l’Irlande et l’Inde, dont aucune ne peut acheter l’or, et blâmant celle de la France, l’Allemagne et la Belgique qui toutes peuvent acheter l’or et l’argent et par là contribuer au développement des trésors de la terre. L’examen aurait pour résultat de les convaincre que quelque action que puisse avoir le libre-échange sur d’autres pays, leur intérêt propre gagnerait considérablement à ce que tous les pays adoptassent le système attaqué par les économistes qui suivent la voie de Hume et Smith.
Il y a parfaite harmonie des intérêts véritables entre hommes et entre nations, et M. Bastiat a parfaitement raison quand il blâme le mot de Montaigne : « Le profit de l’un est la perte de l’autre. C’est précisément là son idée au sujet des pays producteurs de monnaie, « car il leur dit :
« Plus vous nous envoyez de monnaie, mieux c’est pour nous, car cela nous permet d’avoir plus d’or et d’argent à fabriquer cuillers, fourchettes et couteaux ; mais c’est tant pis pour vous, car nous ne vous donnerons pas plus de drap ou de fer pour ce surcroît que nous ne vous en donnons aujourd’hui pour la petite quantité. Travaillez de votre mieux, soyez industrieux et sages autant que le peuple d’Écosse ; accumulez du capital et améliorez votre outillage autant que vous voudrez, mais n’attendez de cela nul profit ; car nous élèverons nos prix tout autant que vous accroîtrez votre quantité d’argent, — votre surcroît d’effort profitera à nous et non à vous. »
Heureusement il n’y a pas dans tout cela une ombre même de vérité. La monnaie est une partie de l’outillage d’échange qui a tendance forte à augmenter la production, parce qu’elle produit combinaison d’action ; et cela à un si haut degré que les prix des utilités tendent à tomber à mesure que l’offre de monnaie augmente ; — les pays de la terre, producteurs d’or et d’argent, étant ainsi mis à même de participer avec les autres aux profits de leurs propres travaux.
S’ils ne le font pas aujourd’hui et si la condition de la population des pays à mines est en général très-misérable, il faut l’attribuer à ce que le négoce de cette utilité importante a été presque partout soumis à des règlements tendant à diminuer le degré d’utilité du stock déjà accumulé, — augmentant ainsi sa valeur et diminuant le pouvoir de la population d’en acheter davantage et par là d’offrir aux pays producteurs d’or et d’argent de nouveaux stimulants à l’exploitation. Ça été surtout le cas en France et en Angleterre, dont les économistes ont enseigné et enseignent encore aux autres nations qu’il est absurde de s’occuper de la question : si leur politique doit, ou non, tendre à les mettre à même de devenir de bons clients pour les gens qui produisent les métaux précieux. Dans ces deux pays, le négoce de monnaie est placé sous l’autorité d’institutions colossales qui tiennent sous serrures dans leurs caves de milliers de millions en espèces, comme moyen de préparer des crises qu’ils produisent infailliblement. Dans les deux, le pouvoir d’association et de combinaison est par là diminué, avec diminution correspondante de la production et du pouvoir d’achat, — les deux pays dont les docteurs aspirent le plus à éclairer le monde sur les avantages de la liberté complète du négoce, donnant ainsi l’exemple du monopole absolu au sujet d’une utilité qui, entre toutes, est l’agent le plus important du développement de commerce. Comme il a pour résultat infaillible des révulsions fréquentes et désastreuses qui affectent la valeur de la terre et du travail dans le monde entier, les autres communautés se trouvent forcées d’adopter des mesures de protection contre leurs conséquences.
Les doctrines de M. Bastiat étant complètement contraires à l’idée de toute harmonie d’intérêts entre les pays qui produisent et ceux qui ne produisent pas l’or et l’argent, il peut suffire de cette unique raison pour que nous n’hésitions pas à les répudier, — car il y a harmonie parfaite des intérêts véritables tant des hommes que des nations.
Dans un récent ouvrage, M. Chevalier dit : « que la monnaie est indispensable à l’homme du moment qu’il vit en société, » — et que « l’or et l’argent ont été choisis de toute antiquité, par une sorte d’assentiment universel, pour remplir les fonctions de monnaie » — comme satisfaisant plus qu’aucune autre utilité aux conditions requises pour un médium d’échange. Il pose donc comme un principe qu’il en est des métaux précieux comme de toutes autres marchandises ou objets utiles à l’homme ; « la diminution de leur coût de production tend à faire avancer la civilisation. » La seule forme cependant sous laquelle ces avantages se manifesteraient serait « la facilité accrue d’obtenir des ornements et ustensiles d’or et d’argent ou plaqués de ces métaux. »
Dans toutes les transactions de la vie, il faudrait donner plus de monnaie pour la même utilité, — les prix de toutes les choses ayant haussé dans une proportion correspondante, et cela loin d’être un avantage, deviendrait, — en ce qui regarde le commerce étranger, — un désavantage, « l’étranger livrerait ses marchandises au taux de l’argent dans le pays, en continuant de prendre celles du pays à la valeur de l’argent sur le marché général du monde. Le pays ferait donc des affaires dans le genre de ce grand seigneur qui, à la suite d’un pari, vendait sur le Pont-Neuf des écus de six livres pour une pièce de vingt-quatre sous[339]. »
Ici nous retrouvons la doctrine de Hume, Smith et de presque tous les autres écrivains sur la matière ; pourtant le monde ne présente pas un seul pays où de tels résultats se soient produits, et il n’est pas possible qu’il s’en trouve jamais un. La population qui produit la monnaie la vend, et désire la vendre aussi chère que possible, — ceux qui l’achètent ne le faisant qu’en fournissant à bon marché les utilités nécessaires à ceux qui la vendent ; et à meilleur marché que le puisse ou le veuille faire tout autre pays.
Toute la question et toute la théorie de la monnaie, cependant, se peut résumer en cette simple proposition, d’une vérité universelle : que dans le cours naturel des affaires humaines les prix des utilités brutes et des utilités achevées tendent à se rapprocher, — les premiers haussant à mesure que les autres baissent, et la vitesse de l’évolution augmentant à chaque surcroît de la quantité des métaux qui constituent l’étalon auquel il est nécessaire de rapporter les prix.
Ceci étant vrai, — et d’une vérité incontestable, — il suit nécessairement que les métaux précieux tendent toujours vers les pays où le cultivateur obtient les meilleurs prix pour ses produits, et achète le drap et le fer, les charrues et les herses au meilleur marché, — ceux où la quote-part du négociant et du transporteur est la plus faible, et celle du laboureur est la plus considérable, — ceux conséquemment où le commerce a le plus rapide développement et où les hommes tendent avec certitude à une émancipation entière de la suprématie du négoce.
Le pouvoir de l’homme sur la matière résulte de la combinaison d’effort, — plus le pouvoir d’association se perfectionne plus vite augmente partout la valeur du travail et plus vite décroît la valeur de ces choses pour la production desquelles le travail est nécessaire. C’est pourquoi, partout où existe la diversité d’emplois, les hommes sont le plus aptes à commander les services de ce grand instrument d’association, — la monnaie ; et que là où cette diversité existe le moins ils sont le moins aptes à l’obtenir, ou même à la conserver, après l’avoir obtenue. Moins il y a de pouvoir d’association, — moins l’homme qui suit la charrue est à même de combiner son travail avec celui d’autrui, — plus grande est toujours la difficulté d’obtenir des routes, des usines, de la monnaie ; et plus grande est la tendance à l’écart entre les prix des matières brutes et des utilités achevées, — les premiers s’abaissant et les derniers haussant, comme ça été si longtemps le cas pour les États-Unis. Aussi, chaque fois que la politique de protection a été abandonnée le pays a-t-il vu l’abandon de routes et de canaux à demi-achevés, — la fermeture des ateliers, l’exportation de la monnaie, — et la ruine du crédit, toutes choses qui se continuent aujourd’hui, en face du fait que la Californie fournit encore de 40.000.000 à 50.000.000 de dollars par an. Son or cependant a cessé de rendre service à la communauté à laquelle appartient l’État qui le produit.
La monnaie est à la société ce que l’aliment est au corps, — elle est le producteur de mouvement. Pour que l’aliment puisse donner mouvement et engendrer pouvoir, il faut qu’il soit digéré et qu’il passe graduellement parmi les mille vaisseaux qui l’assimilent lentement et servent à fournir l’entretien au système entier, — cela fait, il s’échappe graduellement et surtout par la perspiration. Il en est ainsi pour l’or et l’argent. Pour qu’ils engendrent mouvement et pouvoir, il faut qu’eux aussi soient digérés et passent graduellement dans tout le système, — quelques portions étant absorbées et retenues, et d’autres s’échappant lentement et presque insensiblement au dehors pour être employées à l’achat d’autres utilités. Faute de cela, les fournitures de la Californie ne rendent pas et ne peuvent rendre plus de services aux États-Unis, que n’en rendrait l’aliment fourni à un homme atteint de la dysenterie ou du choléra. Plus ce dernier mange, plus il hâte l’approche de la mort ; et plus la Californie fournit d’or, plus vont s’appauvrissant les États-Unis, sous un système qui ferme les usines et les hauts fourneaux du pays, — qui détruit le pouvoir d’association, — et qui engendre une demande d’exportation pour tout l’or qu’il reçoit, — chaque pas dans ce sens étant accompagné d’un accroissement de la vitesse avec laquelle la consommation suit la production dans d’autres pays, et d’un déclin de cette vitesse chez nous-mêmes.
TABLE DES MATIÈRES
- ↑ Relativement au transfert du travail, la supposition que celui-ci abandonne facilement les emplois moins profitables pour les emplois qui le sont davantage. Ceci de manière à produire une sorte d’équilibre de salaire, pour des espèces identiques d’efforts et de sacrifices, doit n’être évidemment admise, qu’en faisant une large part à ces différences mêmes pour les salaires agricoles. La différence profonde qui existe entre le postulat scientifique et le fait brutal nous est encore révélée plus complètement, par une carte que nous trouvons dans le nouvel ouvrage de M. Caird sur l’Agriculture, où l’Angleterre nous apparaît réellement séparée par une ligne de démarcation, en pays de salaires élevés et pays de bas salaires, avec une différence moyenne de 37 p. % entre les deux. En d’autres termes, des masses de population ont été longtemps dans le Sud rongées par l’ulcère de la misère, ne gagnant que six ou sept schillings par semaine, tandis que d’autres à la même époque, ont obtenu dans le Nord, presque moitié autant, en se livrant aux mêmes genres de travaux. (Modèle:Sc, l’Argent et les Mœurs, p. 117.)
- ↑ Nous donnons les extraits suivants comme exemples de l’accroissement de la puissance productive de l’agriculture résultant de la diversité dans la demande des produits de la terre.
« Un de mes amis, né dans le New-Hampshire, et qui habite maintenant Kentucky, dans le comté de Boone, possède plusieurs acres de terre consacrées à la culture de l’osier, le terrain n’ayant que peu de valeur pour toute autre chose. Quelques familles d’Allemands exploitent cette affaire par actions et le propriétaire me disait, l’été dernier, que sa part de profit annuel dépassait 200 dollars par acre. (Correspondance de la Tribune de New-York.)
« M. Sidney H. Owens qui a acheté, il y a quelques mois, l’île de Winchester, d’une contenance de 80 acres, pour 6.000 dollars, a réalisé la moitié de cette somme avec sa récolte de genêt de blé pendant la saison. M. H. possédait soixante acres de terrain en culture dont il a tiré effectivement 40, 000 livres de paille de genêt qu’il a vendue à des prix variant de 7, 50 à 10 dollars par quintal, ce qui donne une moyenne franche de 8 dollars, soit en bloc la somme de 3, 200 dollars. En outre, il a recueilli environ 3, 000 boisseaux de semences qui valent 25 cents par boisseau, ou 750 dollars le lot ; ce qui fait à peu près 4, 000 dollars pour le produit de seulement 60 acres ! (Fredericksburg Herald.)
« M. Thomas Harris, qui réside dans Magazine-Street, possède un morceau de terre contenant quatre verges carrées, qu’il a consacré à la culture de la rhubarbe ou pie-plant ; sur un petit espace, il a déjà réalisé 40 dollars pendant cette saison et vendra à un prix supérieur au moins de 10 dollars, réalisant ainsi une somme de 2, 000 dollars par acre, produit de sa terre (Cambridge Massachusetts Herald).
« L’année dernière un fermier de Beverly, avait récolté sur une étendue de 2 acres et demie de terre, 18, 000 choux par acre, dont la vente nette lui donna une moyenne de 450 dollars. Un autre fermier à Danvers, cultiva de la sauge sur une acre de terre et réalisa le magnifique profit de 400 dollars. La culture des oignons, dans cette dernière ville, emploie un grand nombre de bras et devient la source de bénéfices considérables. (La Charrue, le Métier et l’Enclume.) - ↑ Nous apprenons qu’un allemand entreprenant est sur le point de s’assurer un brevet pour sa découverte du lin, ou de son équivalent représenté par 15 espèces différentes de plantes ordinaires. Cette découverte doit être mise à profit dans la fabrication de nombreux articles où le lin entre comme principal élément, mais surtout dans la fabrication du papier, qui, en ce moment même, est un objet très intéressant pour les éditeurs, la rareté des chiffons devenant un grand embarras pour cette industrie. (National Intelligencer.)
- ↑ Messieurs Ingham et Beesley ont établi une manufacture à Goshen dans le New-Jersey, qui renferme un moulin à vapeur, et un appareil complet pour écraser, sécher, etc., les crabes dits King’s crabs, qui abondent sur nos côtes et que jusqu’à ce jour on avait considérés comme n’ayant pour ainsi dire aucune valeur. Ces crabes sont pulvérisés, et on y ajoute des absorbants et des désinfectants pour empêcher la décomposition, de la substance. Les crabes à l’état brut ont été longtemps employés avec un grand succès par les fermiers du Cap May. Toutefois la préparation actuelle, étant plus fine, agira plus facilement et n’exigera que des quantités bien plus faibles, contenant quelques-uns des éléments les plus important plus importants du guano ; et pouvant se garder quelque temps, elle supportera le transport. (Tribune de New-York.)
Le docteur Elwyn a mis sous les yeux des membres de la société des échantillons d’une poussière provenant des tuyaux de la fonderie de M. Charles Smith. Cette poussière est recueillie, en quantités considérables, de la combustion de l’anthracite et de la houille bitumineuse. On l’a répandue en couches sur la terre, et l’on croit qu’elle possède à peu près moitié des propriétés fécondantes du guano (Transactions agricoles de la Société de Penna.). - ↑ C’est assurément un curieux contraste que de voir d’un côté l’Inde Britannique exportant la valeur de 300.000 liv. sterl. de graine de lin et perdant 500.000 liv. sterl. de fibre ; et de l’autre l’Irlande produisant jusqu’à 2.000.000 liv. sterl. de parties fibreuses de lin et laissant pourrir dans ses étangs la valeur de 500.000 liv. sterl. de graine. C’est la Russie seule qui a profité de l’ignorance des Indiens et de l’insouciance du fermier Irlandais. La noblesse Russe ne laisse perdre aucune partie de ce végétal si précieux. Elle nous vend chaque année pour 3.000.000 liv. sterl. de fibres de lin et 900.000 liv. sterl. de graine, et ne prend même pas en retour nos produits manufacturés. (le Mercure de Belfast.)
- ↑ Il ne se passe pas de mois sans qu’il y ait, dans le port de New-York ou de Boston, un navire chargé d’or pour l’Angleterre ; le résultat se constate par une décroissance dans la récolte du blé en Amérique, variant entre 12 et 30 boisseaux et un accroissement dans cette même récolte en Angleterre, de 11 à 43, par acre. (L’Agriculteur.)
- ↑ La civilisation nous procure la vue d’un nombre incroyable de végétaux que, sans elle, nous ne verrions jamais dans nos demeures. Sans la civilisation nous verrions assurément des hêtres ou des chênes plus beaux peut-être que ceux d’aujourd’hui ; mais ni le sapin, ou le pin, ni le mélèze, ni l’acacia et le platane ; nous aurions à la vérité des buissons d’aubépine et de coudrier, mais non les arbustes et les buissons fleuris qui embellissent aujourd’hui nos jardins d’agrément. Nous ne verrions pas les pêchers ou les abricotiers en fleurs et les fruits qu’ils produisent ; nous serions privés de toute une immense Flore étrangère qui réjouit nos regards et nous crée tant de jouissances, produit une si grande variété dans nos jardins et dans l’intérieur de nos maisons, sans parler de nos serres qui donnent, pour le moins, une idée imparfaite de la végétation des tropiques.
En outre, la variété infinie qui se manifeste dans les races et dans les espèces diverses, n’existerait pas sans la culture. Nous ne pourrions récréer notre vue par la série infinie des roses ; il faudrait nous contenter de la simple rose sauvage ; la giroflée, le dahlia, l’aster et l’oreille d’ours, avec leurs innombrables variétés, nous seraient inconnus. Et personne ne niera la beauté de ces objets, personne ne viendra affirmer qu’elles ne sont point des beautés de la nature. Sur ce point, j’aurai pour moi, à tout prendre, le peintre de fleurs et les dames. Sans la culture, nous ne posséderions point les belles variétés de fruits, tels que la pomme ; car la misérable pomme sauvage des bois serait notre seul fruit de ce genre. Cette vérité reste applicable aux animaux ; un beau cheval arabe, de jolies races de pigeons sont assurément des beautés naturelles. (Modèle:Sc. La Terre, les Plantes et l’Homme.) - ↑ On tire de la terre, quatre et quelquefois cinq récoltes, dans le cours d’une année. Le fermier qui tient aux vieux usages, accoutumé aux entraves des baux passés suivant l’ancien mode, ouvrirait de grands yeux en entendant pareille assertion, et demanderait combien de temps les choses pourront durer ainsi. Mais plus grande serait encore sa surprise, si on lui disait qu’après chaque défrichement on pratique dans la terre de profondes tranchées et que l’on renouvelle sa puissance productive avec une charge d’engrais, par trente pieds carrés de terrain. C’est là le secret de magnifiques revenus, et il ne peut s’appliquer que dans le voisinage de villes telles que Londres où le produit de l’engrais fécondant est assez considérable pour en maintenir le prix à un taux peu élevé. Et c’est ici que nous avons un exemple frappant des échanges réciproques qui s’opèrent entre la ville et la campagne. On voit le même wagon qui, dans la matinée, apporte une énorme quantité de chaux, repartir quelques heures plus tard, rempli de fumier. (London Quarterly Review, octobre 1854, article Commissariat de Londres)
- ↑ Le soin et l’attention que montrent les jardiniers qui approvisionnent le marché est incroyable pour ceux qui n’en ont pas été témoins ; chaque pouce de terrain est mis à profit. La culture s’étend entre les arbres fruitiers. Des parties de choux et de choux-fleurs se développent en foule, grimpant jusqu’aux troncs mêmes des pommiers ; les framboises sont environnées et interceptées par de jeunes semences. Si vous apercevez une acre de céleri, soyez sûrs qu’en examinant de près, vous trouverez de longues bandes de petits pois le long des sillons. Là, tout fleurit, excepté les mauvaises herbes, et vous pouvez parcourir une pièce de terre de 150 acres, sans en découvrir une seule Les plus habiles cultivateurs s’attachent même plus à la qualité qu’à la quantité des produits ; et ils prennent soin de leurs végétaux comme ils le feraient de leurs enfants. Le visiteur verra souvent des têtes de choux-fleurs, couvrant une acre entière de terrain, enveloppées, une par une dans leurs propres feuilles, avec autant de soin qu’une femme attentive en mettrait à envelopper son époux asthmatique par une soirée de novembre ; et si la pluie vient à tomber, des serviteurs accourent pour couvrir ces légumes aussi promptement que l’on couvrirait les échantillons zoologiques au Palais de Cristal, lorsqu’on met en œuvre les arrosoirs. (Ibid, p. 154.)
- ↑ London Quarterly Review, octobre 1854, article Commissariat de Londres.
- ↑ Dans le passage suivant emprunté à l’un des journaux du temps, on verra de quelle manière la science augmente chaque jour la puissance du travail agricole, et rend ainsi plus rapides les progrès de l’homme. « Une découverte récente a démontré que de remarquables effets pouvaient être produits sur les plantes, en interposant le verre coloré entre celles-ci et le soleil. Le verre bleu hâte leur croissance ; et Modèle:MM. d’Édimbourg ont construit une serre dont le vitrage est en verre bleu, dans laquelle ils expérimentent la valeur des graines destinées à la vente ou à l’exportation. Le procédé consiste à semer une centaine de grains et à apprécier la qualité parle nombre de celles qui germent ; plus il en germe, naturellement meilleure est cette qualité. Autrefois on passait dix ou quinze jours à attendre la » germination des graines ; mais dans la serre avec vitrage bleu, il suffit de deux ou trois jours ; c’est une épargne de temps, dit l’acte de société, qui représente une valeur de 500 liv. par an. »
- ↑ Columelle rapporte que dans la plus grande partie de l’Italie, on voit peu de cas où le rendement du sol dépasse 4 pour 1. Les plaintes croissantes sur la diminution du produit, à mesure que nous descendons un degré dans la série des auteurs sont tout à fait d’accord avec de semblables revenus. Elles sont encore confirmées par les déclarations précises que l’on trouve dans les écrivains modernes, et qui établissent que le prix de la vente ainsi que la rente de la terre avaient baissé, bien que le prix du blé se fût élevé graduellement à la valeur de 3 schell. 6 pences par quarter avant Caton et de 10 schell. à l’époque où il vivait, jusqu’à celle de soixante schell. du temps de Pline l’ancien. Les dépenses occasionnées par le travail agricole n’avaient pas, à ce moment même, augmenté sensiblement. Palladius, l’auteur le plus moderne, rapporte que le prix d’un esclave destiné aux travaux des champs varie de 60 à 66 liv. (Modèle:Sc. Essais sur l’Agriculture, p. 184.)
Rome et sa population étaient de grands propriétaires absents, vivant des impôts levés sur des provinces éloignées. La terre d’Italie était alors possédée en masses énormes et cultivée par des esclaves. La production étant donc faible, le prix de la terre et du travail était bas, tandis que les subsistances étaient chères et que le paupérisme était presque général. C’est ainsi que la centralisation et l’excès de population marchent toujours de conserve. - ↑ Modèle:Sc. Principes d’économie politique, trad. par Augustin Planche. p. 195-196.
- ↑ Voyez antérieurement tome I, chap. Modèle:Sc, parag. 9, p. 542.
- ↑ Modèle:Sc. Histoire de Colbert, chap. Modèle:Sc. Paris, Guillaumin, in-8.
- ↑ De 1328 à 1589.
- ↑ En 1356.
- ↑ La dernière assemblée des états généraux, avant celle qui se réunit en 1788, eut lieu en 1605, à l’époque où la portion populaire du Parlement anglais conquérait si rapidement le pouvoir dont l’existence ne tarda pas à se manifester si clairement.
- ↑ Modèle:Sc. Histoire de l’économie politique en Europe, 3e édit. p. 2. — Paris, Guillaumin 1845, 2 vol. in-18. — M. Blanqui se proclame l’adversaire du principe de protection, et cependant il ne peut s’empêcher d’exprimer son admiration pour les résultats qu’il a produits. Il en est de même de J.-B. Say, qui dit à ses lecteurs que la France possède aujourd’hui les plus belles manufactures du monde pour les étoffes de soie et de laine, ce dont elle est probablement redevable au sage système suivi par Colbert. Tous ceux qui ont étudié l’histoire de ce grand homme partageront sans hésitation les idées exprimées par M. Amédée Thierry, dans le discours annuel qu’il a prononcé comme président de l’Académie des sciences morales et politiques, en janvier 1856 :
« Le fondateur du système de protection, dit-il, comprenait la liberté commerciale et industrielle ; il l’aimait, mais il désirait qu’elle fût possible, et pour qu’il en fût ainsi, il fallait d’abord que le commerce et l’industrie existassent. Elles sont nées parmi nous et elles se sont développées, grâce à cet heureux mélange d’autorité protectrice et d’émancipation graduelle qui caractérisait le système de Colbert, dans lequel, malgré tout ce qu’on a pu dire de contraire, il n’existe rien d’absolu ou d’exclusif, où le temps est le principal agent de la liberté. »
« Modèle:Roi pouvait dire avec vérité et avec justice, qu’en lui donnant Colbert, Dieu avait fait beaucoup pour la prospérité et la gloire de son règne. La France pouvait ajouter qu’elle doit à ses sages conseils l’admirable développement de son industrie, et que celle-ci, à son tour, lui doit la force qui lui permet de réduire les barrières qui l’ont protégée. » - ↑ Les traités de Nimègue en 1679, de Riswick en 1697 et d’Utrechten 1713 ; tous contenaient des dispositions annulant le tarif de Colbert de 1667 ; l’un d’eux allait même jusqu’à limiter le pouvoir du roi d’accorder sa protection à ses sujets. L’histoire ne fournit pas de preuve plus solide de l’étroite alliance qui existe entre la faiblesse d’un État et la centralisation, que celle que trouvons dans les annales du règne de Modèle:Roi.
- ↑ Voy. pour la condition du peuple sous le règne de Modèle:Roi, le tom. I, chap. Modèle:Sc, § 11, p. 286-287.
- ↑ Voy. tome I, la note de la page 286-287, chap. Modèle:Sc. § 11.
- ↑ « Entravée et opprimée de toute façon comme l’était la France sous ses rois absolus, l’esprit d’invention et d’entreprise ne pouvait jamais s’élever à ces hautes conceptions, qui, dans ces dernières années, ont conduit l’Angleterre et l’Amérique au faite de la prospérité. Les manufacturiers placés sous la sévère surveillance d’individus qui achetaient leurs emplois du gouvernement, et qui en conséquence, les exerçaient avec rapacité, ne pouvaient hasarder aucun perfectionnement sans enfreindre les règlements établis, et sans courir le risque de voir leurs produits anéantis, brûlés ou confisqués. Dans toute industrie, des règlements officiels prescrivaient aux ouvriers les procédés de travail et défendaient de s’en écarter, sous les peines les plus rigoureuses. Chose ridicule à dire, l’auteur de ces statuts s’imaginait comprendre comment il fallait assortir et apprêter la laine, la soie, ou le coton, étirer les fils, les tordre et les tresser mieux que des ouvriers façonnés à cette industrie même et dont l’existence reposait sur leur talent.
« Pour assurer l’exécution de règlements aussi absurdes, on avait recours à des mesures inquisitoriales ; on pénétrait par force dans les résidences des manufacturiers ; on faisait dans leurs établissements des perquisitions et des explorations, et des enquêtes sur leurs modes de travail. C’est ainsi que leurs procédés les plus secrets étaient souvent découverts et pillés par des concurrents déloyaux.
« Le respectable Roland de la Platière, qui fut quelque temps ministre pendant la Révolution française, et se suicida sous le règne de la Terreur, nous a transmis un récit déplorable des nombreux actes d’oppression dont il avait été témoin :
« J’ai vu, dit-il, jusqu’à quatre-vingts, quatre-vingt-dix, ou cent pièces d’étoffe de coton ou de laine déchirées et complètement détruites. J’ai assisté à de pareilles scènes chaque semaine, pendant des années entières. J’ai vu des marchandises fabriquées, confisquées, de lourdes amendes imposées aux manufacturiers, quelques unes des pièces de la fabrique étaient brûlées sur les places publiques et aux heures de marché ; d’autres étaient attachées au pilori et l’on inscrivait le nom du manufacturier, et celui-ci même était menacé du pilori en cas de récidive. Tout cela s’est fait sous mes yeux à Rouen, conformément aux règlements existants et aux ordres ministériels. Quel était le crime qui méritait un si cruel châtiment Quelques défauts dans les matières employées, ou dans la trame des étoffes fabriquées, ou même dans les fils de la chaîne.
« J’ai vu souvent, dit Roland, des manufacturiers visités par une bande de satellites, qui bouleversaient tout dans leurs établissements, répandaient la terreur dans leurs familles, coupaient l’étoffe arrachée de la machine, arrachaient la chaîne des métiers et les emportaient comme preuves de l’infraction ; les manufacturiers étaient cités devant les tribunaux, mis en jugement et condamnés, leurs biens étaient confisqués ; des exemplaires de leur jugement de confiscation étaient affichés sur toutes les places publiques, leur réputation pour l’avenir, leur crédit, tout était perdu et anéanti. Et pour quel délit ? parce qu’ils avaient fabriqué avec de la laine anglaise une espèce de drap appelée peluche telle que les Anglais en fabriquaient ordinairement et en vendaient même en France, tandis que les règlements prescrivaient de fabriquer ladite espèce avec du poil de chèvre de Turquie.
« J’ai vu d’autres manufacturiers traités pareillement, parce qu’ils avaient fabriqué des camelots d’une certaine largeur, employés en Angleterre et en Allemagne, et pour lesquels on adressait des demandes nombreuses de l’Espagne, du Portugal et d’autres pays, ainsi que de plusieurs parties de la France, tandis que les règlements français prescrivaient d’autres largeurs pour les camelots.
« Il n’existait aucune ville libre où les découvertes de la mécanique pussent trouver un refuge contre la tyrannie du monopole ; aucune profession ne pouvait être exercée, si elle n’était décrite clairement et d’une façon explicite par des statuts, aucune autre profession que celle qui se trouvait comprise dans les privilèges de quelque corporation.
« Personne ne pouvait perfectionner un procédé, ou s’écarter des règles prescrites pour la fabrication des étoffes de coton, de peluche, ou de soie, sans risquer d’encourir de lourdes amendes, de voir ses machines brisées, et les produits de sa fabrique brûlés en place publique par les mains du bourreau.
« Il devenait impossible à une foule d’inventeurs de mettre leurs inventions en pratique, lorsque leur demande de brevet d’invention n’était pas appuyée par de puissantes recommandations, ou lorsqu’ils ne pouvaient acheter, à haut prix, la bonne volonté des commis de l’administration.
« Plusieurs négociants de Nantes et de Rennes désiraient créer, sur un nouveau plan, des manufactures d’étoffes de laine, de soie et de coton. Ils possédaient de nouvelles préparations pour fixer les couleurs. À peine l’établissement était-il approprié, que la corporation des fabricants de serge leur contestait le droit de fabriquer des étoffes de laine, et la corporation des teinturiers réclamait le privilège de teindre pour eux. Les procès, continués pendant plusieurs années, absorbaient le capital créé dans le but de former un établissement utile ; et lorsqu’en fin on obtenait une décision favorable, toutes les ressources des manufacturiers étaient épuisées ; c’est ainsi que les fabricants de serge et les teinturiers, réussissaient à ruiner des concurrents dangereux.
« L’art d’emboutir et de vernir la tôle fut découvert en 1761 ; mais pour le mettre en pratique, il était nécessaire d’employer des ouvriers et de se servir d’instruments propres à diverses professions ; l’inventeur, n’étant pas assez riche pour payer les droits d’admission dans les corporations auxquelles ces professions appartenaient, quitta la France pour aller former un établissement à l’étranger. Modèle:Droite. - ↑ Sous l’influence du système que nous avons retracé dans la note précédente, les manufactures ne pouvaient guère prospérer, et il ne pouvait pas se former de marché pour les produits du travail consacré à l’œuvre de la culture. Le passage suivant nous fait voir quels obstacles s’opposaient au développement de ce travail, et cependant il ne révèle qu’une faible partie des mesures oppressives de la féodalité sous lesquelles le peuple gémissait.
« Les opérations les plus importantes de l’agriculture étaient entravées, ou empêchées, par les lois sur la chasse et par les mesures restrictives destinées à en assurer le maintien. On laissait le gibier de l’espèce la plus destructrice, tel que le sanglier et les bandes de daims, parcourir en liberté de vastes districts qu’on appelait des capitaineries, sans qu’aucun enclos protégeât les récoltes. Le dommage qu’ils causèrent aux fermiers, dans les quatre paroisses de Montercau seulement, s’élevait à 184.000 fr. (soit 8.000 liv. sterl.) par an. De nombreux édits interdisaient l’usage de la houe et du sarcloir, dans la crainte que les jeunes perdrix n’en fussent effarouchées, ainsi que le fauchage du foin, de peur que leurs œufs ne fussent détruits, et l’enlèvement du chaume afin que les oiseaux ne fussent pas privés d’abris. On défendait de répandre, à la nuit, de l’engrais sur le sol, pour ne pas nuire à leur fumet. Les plaintes formées contre les infractions à ces édits étaient toutes portées devant les cours manoriales, où prévalaient toutes sortes de mesures oppressives, de chicanes et de fraudes. Rien ne peut surpasser l’énergie des expressions que l’on trouve dans les cahiers des assemblées provinciales, pour peindre la dureté de ces servitudes féodales. On imposait des redevances, à chaque mutation de propriété, soit en ligne directe, soit en ligne collatérale ; il en était de même à l’égard des acheteurs pour toutes les ventes ; le peuple était forcé de moudre son blé au moulin du seigneur, de presser son raisin au pressoir du seigneur, et de cuire le pain à son four. Les corvées, c’est-à-dire les obligations de réparer les chemins, fondées sur la coutume, sur les ordonnances et l’état de servitude, étaient exigées avec la dernière rigueur. En certains endroits, l’usage même des moulins à bras, n’était pas libre. Il fallait que le paysan achetât, du seigneur, le droit d’écraser entre deux pierres le sarrasin ou l’orge. Il est inutile de chercher à tracer un tableau des servitudes féodales qui pesaient si durement sur l’industrie dans toutes les parties de la France. Leurs noms ne peuvent trouver d’analogues dans la langue anglaise. Longtemps avant que n’éclatât la Révolution, on se plaignait, par tout le pays, de la tendance exterminatrice de ces exigences féodales. Ces plaintes furent mieux comprises à mesure que la Révolution fit des progrès, et à cause des clameurs que souleva chez la noblesse l’abolition de ces exigences mêmes.
« Les corvées, ou charges imposées pour l’entretien des grandes routes, ruinaient chaque année un nombre immense de fermiers. Pour combler une vallée en Lorraine, il n’y en eut pas moins de trois cents réduits à la mendicité. Les enrôlements pour la milice étaient aussi un grave sujet de murmures, et les cahiers les qualifiaient d’injustice sans exemple. Mais le peuple s’aperçut bientôt qu’il n’avait fait qu’un triste marché, en l’échangeant contre la terrible conscription de Modèle:Roi.
(Modèle:Sc. Histoire de l’Europe pendant la Révolution et l’Empire, traduite par Modèle:Sc, p. 168-170). - ↑ Modèle:Sc. Statistique de l’Agriculture de la France, page 45.
- ↑ Le litre forme environ une pinte 3/4 et l’hectolitre 22 gallons.
- ↑ Le rapide progrès qui a eu lieu dans le changement indiqué ci-dessus est démontré par ce fait, que tandis que le produit moyen du blé dans les années 1842 à 1848, n’était que de 72,000,000 d’hectolitres, celui de 1847 à 1851 n’était pas de moins de 86,000,000.
- ↑ Modèle:Sc. Du Revenu foncier, page 82.
- ↑ Modèle:Sc. Journal des Économistes, mars 1856.
- ↑ Modèle:Sc. Statistique de l’Agriculture en France, page 441.
- ↑ Ibid. p. 94. « Tous ceux d’entre nous qui ont quarante ans ont vu une diminution sensible dans les prix des légumes de jardin, des fruits de toute espèce, des fleurs, etc., dans ceux de la plupart des graines oléagineuses et des plantes employées dans les manufactures. Quelques-uns de nos légumes, tels, par exemple, que la betterave, la carotte, les haricots et les pois, sont devenus tellement communs qu’on les emploie à nourrir le bétail. (Modèle:Sc. Du revenu foncier, p. 86.)
Au premier coup d’œil, ceci peut sembler en opposition avec l’idée générale de la tendance graduelle à l’accroissement dans le pouvoir des produits de la terre, de pouvoir trouver de l’argent en échange, mais lorsqu’on examine les choses, la Modèle:Tiret2 n’est qu’apparente. Tous les végétaux dont nous venons de parler sont ceux dont la culture arrive avec le progrès dans l’état de l’agriculture et le développement de l’esprit agricole ; et une grande partie d’entre eux ont été introduits dans les pays d’Europe où on les récolte maintenant. Si Modèle:Roi eût désiré un plat de pommes de terre bouillies, il l’eut payé aussi cher qu’un plat d’ortolans, à raison du point éloigné dont il aurait fallu les faire venir et des frais de transport qui en seraient résulté. Aujourd’hui qu’elles sont naturalisées et cultivées généralement, elles suivent la même loi que le blé, et d’une façon bien plus sensible ; elles se vendent, lorsqu’elles sont rapprochées d’un marché, à un prix assez élevé pour donner au fermier la plus ample rémunération, et si ce marché est éloigné, une rémunération, tellement faible qu’il n’y trouve que peu, ou point de compensation, pour son travail ou l’emploi de sa terre. Il en est de même à l’égard de tous les produits que nous avons cités plus haut. - ↑ Modèle:Sc. Manuel d’Économie politique, trad. par Camille Modèle:Sc, p. 114.
- ↑ Le centime est la centième partie d’un franc, soit environ le 5* d’un cent (monnaie américaine). Le sou vaut cinq centimes soit environ un cent.
- ↑ Suivant un rapport du Congrès central d’agriculture, à Paris, publié dans le Journal des Débats du 30 mars 1847, il parait qu’en 1760, il n’y avait que 7.000.000 de Français qui se nourrissaient de blé, tandis qu’en 1843, 20.000.000 subsistaient de blé, et le reste était beaucoup mieux nourri qu’aux époques antérieures.
- ↑ Dictionnaire d’Économie politique, t. I, p. 38, article Agriculture.
- ↑ « La France a deux grandes armées à peu près d’égale force, l’une qui tient la plume, l’autre l’épée. Sur 16 hommes en France, il y a un fonctionnaire public payé ; et si on compte les soldats et les marins, sur neuf hommes, il y en a plus d’un qui vit sur les budgets de l’État, des départements ou des communes. Ajoutons, aux fonctionnaires, 9.814 notaires, 3.424 avoués, 7.866 huissiers, qui, sans compter les avocats, doivent vivre aux dépens du travail productif. Cet état de choses a un double effet désastreux ; non-seulement la France agricole s’épuise à payer tant de monde, mais l’élite de la population française, au lieu de consacrer ses capitaux, son activité, son intelligence, à faire par elle-même, à produire, à enrichir notre pays n’est occupée qu’à solliciter, administrer, à percevoir les impôts et à maintenir l’ordre à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur. » (Modèle:Sc. Décadence de la France, p. 105.
- ↑ Journal des Économistes. Mai 1854.
- ↑ Ibid. Novembre 1855.
- ↑ Modèle:Sc. Systèmes de Culture, p. 56.
- ↑ Cette somme se rapporte au surcroît de valeur ajouté aux matières premières par les opérations de l’industrie, et ne doit pas s’entendre comme comprenant la valeur des matières mêmes. La somme totale des produits fabriqués, représente 8.000.000.000 de francs,
- ↑ Voyez t.1, chap. Modèle:Sc, § 11, p. 286-287.
- ↑ Quiconque, dans le but de nuire à l’industrie française, aura fait passer en pays étranger des directeurs, des commis ou des ouvriers d’un établissement, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans, d’une amende de 50 fr. à 300 fr. (Code pénal, art. 417, cité, Journal des Économistes, juin 1856, p. 351).
- ↑ Les extraits suivants donneront au lecteur quelque idée de la nature de ces interventions :
« Toute la frontière est comprise dans l’action de la loi qui interdit la construction des machines:et c’est ainsi que se trouve paralysée l’activité commerciale des habitants d’un pays ayant quelques centaines de lieues en longueur et une largeur de dix lieues. (Modèle:Sc. Un été dans les Pyrénées).
« D’après la loi française, toutes les richesses minérales de toute sorte appartiennent à la Couronne, et le seul avantage dont jouisse le propriétaire du sol est d’avoir l’option, de refuser l’exploitation de la mine, au taux de redevance fixé par les inspecteurs de la Couronne. Ce n’est souvent, qu’avec beaucoup de difficulté, que l’on en obtient même la permission de creuser un puits sur la propriété de l’individu qui désire entreprendre la spéculation et payer la rente demandée ordinairement, soit une certaine portion du produit brut. Le comte Alexandre de B. a cherché en vain, pendant plus de dix ans, à obtenir cette permission pour une mine de plomb située sur un domaine qu’il possédait en Bretagne. (Quarterly Review, tom. XXXI, p. 408).
« Les plantations anciennes et nouvelles (de pins) sont soumises à la surveillance de deux directions, celle des eaux et forêts, et celle des ponts et chaussées; et elles sont régies de telle sorte que personne ne peut vendre, même à un acheteur au comptant. Les parties des jeunes forêts qui en ont besoin ne sont pas même éclaircies. L’impossibilité d’acheter du bois, de Sanlac à Verdun (pays qui en manque) fait pour ainsi dire, du volet de la déprédation, une déplorable nécessité. ({{Bowring. Second rapport, p. 133.) Le droit d’Octroi à payer pour l’introduction du vin dans Paris équivaut presque au prix du vin lui-même. - ↑ Chez nous (en France), le produit moyen est de 12 hectolitres de froment ou de 10 hectolitres de seigle à l’hectare, semence déduite ; en y ajoutant le maïs et le sarrasin et en répartissant le tout sur le nombre d’hectares ensemencés, on trouve un résultat moyen, pour chaque hectare, d’un peu plus de 6 hectolitres de froment, un peu moins de 3 hectolitres de seigle et un peu plus de 1 hectolitre de maïs ou de sarrasin, soit en tout environ Il hectolitres. En Angleterre, ce même produit est de 25 hectolitres de froment, ou d’un peu moins de quatre quarters par acre, soit plus du double en quantité, et trois fois autant en valeur vénale. Cette supériorité n’est certes pas due, comme on peut le supposer, pour les prairies naturelles et artificielles, pour les racines et, jusqu’à un certain point, pour l’avoine et l’orge, à la nature du sol et du climat, mais à la supériorité de la culture qui se manifeste surtout par la réduction du sol emblavé à l’étendue qu’il est possible de bien mettre en état. L’Écosse et l’Irlande sont comprises dans ces chiffres. Si l’on se borne à la seule Angleterre, on arrive à des résultats bien plus frappants. Ce petit pays qui n’est pas plus grand que le quart de la France, produit seul 38 millions d’hectolitres de froment, 16 d’orge et 34 d’avoine. Si la France produisait proportionnellement autant, elle récolterait, semence déduite, 150 millions d’hectolitres de froment, et 200 d’orge, d’avoine ou d’autre grains, c’est-à-dire le double au moins de sa production actuelle, et nous devrions obtenir beaucoup plus, d’après la nature de notre sol et de notre climat plus favorable aux céréales que le sol et le climat anglais. (Essai sur l’Économie rurale, de l’Angleterre, de l’Écosse et de l’Irlande, par Modèle:Sc, Paris, Guillaumin, 1854, Modèle:In-8°, p. 60-72).
- ↑ Modèle:Sc. Seconde visite en Europe.
- ↑ Le Progrès, journal de la Haute-Marne « demande comment il se fait que le pain et la viande augmentent de prix, tandis que les produits manufacturés sont deux ou trois fois meilleur marché qu’ils n’étaient il y a un siècle. (Journal des Économistes. Mai 1854, p. 161).
Le rapprochement qui s’établit entre le prix des matières premières et celui des produits fabriqués est une conséquence nécessaire de la part proportionnelle moindre du trafiquant, du transporteur et du convertisseur et fournit, ainsi qu’on l’a dit plus haut, la preuve la plus concluante du progrès de la civilisation. - ↑ Report of the Board of Trade respecting the Plantations. — New York colonial Documents, vol. V, p. 87.
- ↑ English Agriculture in 1850-51, p. 521.
- ↑ Ibid., p. 475.
- ↑ Ibid., p. 523.
- ↑ Voici comment un écrivain récent, mais anonyme, dont les préférences sont pour le système de grande-ferme, rend témoignage en faveur de l’effet du système de cottages en France :
« Lorsqu’on atteint la vallée de la Seine avant d’apercevoir la ville de Rouen, sur les hautes collines qui sont cultivées de chaque côté jusqu’à leurs sommets, les petites parcelles de sol occupées par les récoltes respectives donnent au pays un aspect fort curieux. La division de la terre est portée à sa dernière limite, surtout à l’entour des villes et des villages, et montre pour la culture du sol une passion qu’on aurait peine à comprendre en Angleterre, où les autres objets d’entreprise sont plus accessibles qu’en France. Il convient de constater que les paysans qu’on rencontre dans les champs, gardant leur unique vache ou travaillant le sol, ont un air de contentement et d’activité non fatiguée qui fait bien augurer du bonheur individuel de la population. Les haies sont inconnues dans ces contrées. Les divisions sont marquées par des pierres en partie visibles. Elles sont placées par les autorités ; et sans compter les pénalités qui attendent celui qui déplacerait de telles marques, l’opinion publique, — répression encore plus puissante, — flétrit l’homme qui oserait violer ces limites de propriété. (Cité par le Blackwood’s Magazine. Décembre 1855.) - ↑ English Agriculture in 1850-51, Modèle:Pg387.
- ↑ Au lieu de quelques millions de notre population ayant une part ou un intérêt direct dans le sol de leur pays, — comme c’eût été le cas si les petites propriétés et le système de cottage se fussent perpétués, — le chiffre des propriétaires s’en va tombant à une poignée, et les tenanciers, grâce à l’agrandissement des fermes, diminuent dans une proportion correspondante. (Blackwood’s Magazine, Dec. 1855.)
- ↑ Blackwood’s Magazine. Décembre 1855.
- ↑ Si l’abolition du vieux système d’occupation cantonnière pavait la voie pour les liquidations clearances d’Écosse, l’enclosure des Communaux n’a pas été sans un effet semblable, quoique moindre, sur la population rurale de l’Angleterre. « Les deux mesures, dit Hugh Miller, ont essentiellement le même résultat sous un rapport, — un résultat qui diffère essentiellement sous un autre. Les deux laissent une population de campagne composée d’un très-petit nombre de grands propriétaires fonciers entourés de tenanciers dépendants et complètement sujets, en dehors desquels reste la masse de ceux qui ne vivent que de leur travail, — qui ont été dépouillés de tout intérêt dans le sol, — et qui sont regardés comme des machines pour exécuter le travail. (Ibid.)
- ↑ Modèle:Sc. Statistique de la France, p. 126.
- ↑ Modèle:Sc. Commercial Statistics, vol. I, p. 469.
- ↑ Annuaire de l’Économie politique pour 1854, p. 57.
- ↑ Modèle:Sc. Statistique, p. 199.
- ↑ La population employée dans les usines à coton se lève à cinq heures du matin, travaille à l’atelier de six heures à huit, et retourne au logis pour déjeuner, c’est une demi-heure ou quarante minutes pour ce repas qui se compose généralement de thé ou de café et d’un peu de pain, quelquefois une bouillie d’avoine, surtout pour les hommes ; mais le stimulant du thé obtient la préférence, surtout chez les femmes. Le thé est toujours de qualité mauvaise et quelquefois délétère, l’infusion est faible, avec peu ou même point de lait. Les ouvriers rentrent à l’atelier jusqu’à midi, on a alors une heure pour le dîner. Pour ceux qui gagnent le moins, ce repas consiste généralement en pommes de terre bouillies. La masse des pommes de terre est placée dans un grand plat, on verse dessus du lard fondu et du beurre, quelquefois on y mêle des bribes de jambon frit, et plus rarement encore un morceau de viande. Ceux qui touchent de gros salaires, ou à qui la vie en famille facilite une meilleure tenue de ménage, se permettent plus de viande à ce repas, ils en ont trois fois la semaine ; toutefois la classe ouvrière en consomme peu. La famille s’assied autour de la table, chacun prend vite sa portion sur son assiette, ou bien les cuillers plongent toutes dans le plat, et les appétits se satisfont avec une énergie animale. L’heure expirée, on reprend le travail à l’atelier jusqu’à sept heures et quelquefois plus, après quoi l’on prend généralement le thé, souvent mêlé avec des spiritueux et un peu de pain. Quelques-uns mangent une seconde fois le potage d’avoine ou des pommes de terre. (Dr James Philips Modèle:Sc.)
- ↑ Modèle:Sc. Progress of the Nation, p. 75-81.
- ↑ La consommation actuelle des cotonnades anglaises dans l’Inde, s’évaluait, il y a quelques années, à neuf pences sterling par tête, ce qui donnerait 18.000.000 doll. Une partie considérable était expédiée sous forme de filés, tandis que l’évaluation ci-dessus est basée sur la supposition que le tout était converti en tissu.
- ↑ Modèle:Sc. Commercial Dictionary, article Coton.
- ↑ « Il y a peu de récoltes, dit un journal du Sud, plus épuisantes que celle du coton. Pour tenir la terre à coton en condition convenable, il faut une quantité énorme d’engrais ; c’est pour la plupart des feuilles tombées, des détritus et du terreau forestiers. Une autre difficulté est que cette culture occupe le terrain plus longtemps que toute autre et ne laisse au planteur que peu de temps pour enrichir ou améliorer sa ferme comme il l’entend. Un planteur d’Alama a dit que le coton avait été plus désastreux que les tremblements de terre et les éruptions de volcans. Témoin les rouges collines de Géorgie et de la Caroline du Sud, qui ont produit le coton jusqu’à ce que la dernière parcelle du sol s’y refusât, et où la terre, rendue à la friche, rappelle au voyageur, par la triste condition de la campagne, les ruines de l’ancienne Grèce. »
Ce triste tableau de la Caroline du Sud est constaté officiellement par l’adresse récente émanée de l’assemblée agricole tenue récemment dans cet État.
« Votre comité appelle vivement l’attention de cette assemblée sur ce fait désolant, que l’intérêt que nos citoyens ont pris jusqu’ici au progrès agricole est devenu stationnaire ; que nos vieux champs vont s’étendant, que nos établissements ont diminué d’une manière effrayante, et que chaque année voit nos fils énergiques aller chercher les riches et fertiles terres du sud-ouest, sur lesquelles ils s’imaginent que le capital peut obtenir trois fois plus de profit que sur les nôtres. Ce n’est pas tout : non-seulement nous allons perdant nombre de nos citoyens les plus énergiques et les plus utiles, pour fournir les os et les nerfs des autres États, mais nous perdons notre population esclave, qui est la véritable richesse de l’État. Nos cochons, chevaux, mulets et notre bétail perdent en taille et en nombre, et nos bourses s’épuisent jusqu’au dernier cent pour se procurer aux États du Nord leurs remplaçants. » - ↑ Il y a un demi-siècle, Modèle:M., après avoir décrit l’état de choses dans Birmingham et Manchester, résultant de l’effort pour conquérir le monde, disait à ses concitoyens : « Le pauvre doit être tenu pauvre, ou un tel état de choses ne pourra continuer. Il faut des lois pour régler leurs salaires, non d’après la valeur de leur ouvrage, mais par le bon plaisir de leurs maîtres ; des lois pour les empêcher d’aller d’une place à l’autre dans le royaume, et pour prohiber l’émigration au dehors. Et il ajoute : « Ils ne voudront plus être entassés dans des ateliers où l’on étouffe dans le jour, ou parqués la nuit dans des caves humides ; ils ne voudront plus travailler à des métiers malsains de l’aube à la nuit, des journées entières, et des journées entières plus des quarts de journée, car la cupidité du trafic est insatiable : ils ne voudront pas suer nuit et jour, soutenant ce laus perennis du démon, devant des fourneaux qu’on ne laisse jamais refroidir, et respirant des vapeurs qui causent infailliblement les maladies et la mort ; — les pauvres ne feront jamais ces choses, à moins qu’ils ne soient misérablement pauvres, à moins qu’ils ne soient dans cet état de pauvreté abjecte, qui exclut l’instruction, et en détruisant toute espérance dans l’avenir, réduit l’homme à ne chercher, comme la brute, que l’apaisement de besoins présents. (Espriellas’s Letters, Letter XXXVIII.)
- ↑ Citation de Modèle:Sc, du Revenu foncier, p. 100. « Ces chiffres acceptés, comparons les prix nominaux du blé avec les salaires. J’admets, si l’on veut, que le blé ait augmenté de valeur nominale à notre époque ; je ne veux plus examiner si le grain que nous payons 18 ou 19 francs n’est pas d’une espèce et d’une qualité infiniment supérieures à celui que nos grands-pères payaient 13 ou 14 francs. Je prendrai même exprès, pour rendre la comparaison plus frappante, le plus bas prix du blé que nous offre le siècle dernier, — 12 fr. 50 c, — et l’un des plus hauts, au contraire, de notre époque, — 20 fr. » En supposant donc le blé à 12 fr. 50 c. l’hectolitre au commencement du XVIIIe siècle, le salaire, de 0 fr. 37, représente moins de trois litres de blé. » En 1840, avec le blé à 20 fr. l’hectolitre, le salaire, de 1 fr. 40, représente sept litres, — plus du double. » En présence de ce résultat, il n’y a plus de doutes ni d’équivoques possibles. Voilà la valeur ramenée à son véritable étalon : voilà le travail mis en regard de sa rémunération réelle. Un ouvrier de la classe la moins payée, un simple manœuvre de campagne, piochant, moissonnant, battant en grange, exécutant enfin le même genre de travail, reçoit aujourd’hui, pour une journée de travail, deux ou trois fois plus de blé qu’il n’en gagnait il y a 100 ou 150 ans. Si ce n’est pas là ce qu’on appelle la subsistance plus abondante, plus facile à produire, moins chère, enfin… Je ne sais plus rien de démontré ni de démontrable en économie politique. »
- ↑ « Le fermier payant une rente même avec un bail de dix-neuf ans, ne peut donner dix-huit pence ou deux shillings par jour de salaire pour une telle besogne, parce qu’il ne rentrerait jamais dans son argent ; mais le propriétaire du sol trouve à la faire par lui-même ou par sa famille, à ses moments perdus, car il ajoute ainsi à la fertilité durable et à la valeur de sa propriété… Son champ est sa caisse d’épargne, où il dépose la valeur de sa main-d’œuvre, et qui la lui rendra un jour à venir, et l’assurera à sa famille après lui. (Blackwood’s Magazine, december 1855.)
- ↑ Modèle:Sc, English Agriculture, p. 491.
- ↑ Ibid.
- ↑
M. Caird (ibid., p. 147), établit ainsi l’entretien par semaine d’une famille :
Modèle:Interligne
1 stone de farine Modèle:Cach 1 s. 10 d. 1/2 livre de beurre 0 s. 6 d. 1 livre de fromage 0 s. 7 1/2 d. 1/2 once de thé 0 s. 4 1/2 d. 1/2 livre de sucre 0 s. 2. d. ---------- 3 s. 6 d. Modèle:Interligne Laissant ainsi 2 s. 6 d. par semaine pour l’achat de toutes les autres nécessités de la vie. Dans de telles conditions, il y a peu pour se vêtir. Le commissaire d’assistance, chargé, il y a quelques années, d’une enquête sur la condition des femmes et des enfants employés dans l’agriculture, rapporta que changer de linge était tout à fait hors de question. Le haut des jupons des femmes pendant le travail, et même leurs corsets, sont vite trempés par la transpiration, tandis que le bas ne peut échapper à l’humidité dans presque tous les genres de travaux auxquels elles sont employées, excepté dans la saison la plus sèche. Il arrive assez fréquemment, ajoute-t-il, qu’une femme, en revenant du travail, est obligée de se mettre au lit pendant une heure ou deux, afin de laisser sécher ses hardes. Il lui arrive assez communément, si elle ne le fait pas, de les remettre le lendemain aussi humides que lorsqu’elle les a quittées. Un rapport au parlement montre la condition des femmes et des enfants employés dans les houillères encore plus déplorable. Beaucoup travaillent, et cela en compagnie des hommes, dans un état de nudité complète.
- ↑ « Je désespère, dit un ecclésiastique, de donner une idée au juste de la manière dont ces gens sont entassés ensemble dans leur logis. Et il ajoute : « Cette paroisse est attenante au parc de Milton-Abbey, la belle demeure seigneuriale du comte de Portarlington. » Passage cité dans le livre de Kay : Social condition of the People of England and the Continent, et accompagné de nombreux extraits d’ouvrages de la plus grande autorité, tendant tous à prouver la condition déplorable dans laquelle se trouve la population agricole de l’Angleterre.
- ↑ English Agriculture, p. 390.
- ↑ « Prenez la moitié nord du royaume d’abord, et que trouvons-nous ? Sur la moitié des paroisses et sur les deux tiers du sol de l’Écosse, la population a diminué ! Le fait que nous pouvons qualifier d’étonnant est établi par le dernier recensement, et tout le monde l’accepte. Sur les deux tiers de son étendue, l’Écosse a subi une diminution positive du nombre de ses habitants, — une diminution non seulement relative (c’est-à-dire par rapport à l’accroissement de la population générale), mais absolue, la population dans ces contrées étant tombée au-dessous de ce qu’elle était auparavant. Et ce qui est à noter, cette diminution est Modèle:Sc parmi les districts agricoles. Les terres vagues du Sunderland, les noires montagnes d’Argyll, sont à peine (si même elles le sont), en décroissance plus forte que les riches terroirs des Lowlands, — que les vertes collines des Borders ou la région arcadienne de l’Ettrick et d’Yarrov. Bonnie Teviotdale, avec ses coteaux exposés au soleil, et la vallée ombragée de la belle Tweed, présente le même phénomène que les vallées plus sombres de la Nith et de la Spey. « Les fleurs de la forêt s’en vont ! La lamentation sur la perte des os et des nerfs du pays après la désastreuse bataille de Flodden peut se renouveler encore aujourd’hui avec plus de justice et non moins de regret. — La guerre a fait la première éclaircie, — la paix et les fausses théories ont fait la dernière. Ce qu’on a appelé le « progrès social va balayant des champs notre paysannerie. Les acres que leurs pères tenaient à loyer ou possédaient sont maintenant engloutis dans les latifundia qui s’introduisent sur le pays. Ils ont eux-mêmes émigré ou sont allés grossir le paupérisme et choir dans la dégénérescence physique des ateliers des cités. Une civilisation à la Juggernauth les écrase sous les roues de son char qui marche… Tournons-nous vers l’Angleterre ; nous trouvons le même triste spectacle. Entre 1831 et 1841, pas un comté (bien que ce fut le fait de plusieurs paroisses), ne montrait une diminution de population ; mais, dans les dix ans qui ont suivi, c’est-à-dire de 1841 à 1851, comme nous apprend le dernier recensement, on ne compte pas moins de 27 comtés entiers ayant subi une diminution. (Blackwood’s Magasine. December 1855.)
- ↑ « Prenez le cas du Lincolnshire, le district le mieux cultivé de l’Angleterre et le vrai paradis du travailleur agricole. Si nous comparons le taux des salaires et le prix des denrées dans ce comté en 1797-8-9, la période sur laquelle s’étend le rapport d’Arthur Young, avec ceux courants en 1849, alors que Modèle:M. écrivit son précieux essai sur le fermage de Lincolnshire, nous trouvons que le pouvoir du travailleur sur les nécessités de la vie est resté stationnaire, si même il n’a pas rétrogradé, tandis que le revenu du pays a augmenté de 87 pour cent. (Blackwood’s Magazine. December 1855.) — Modèle:M. dit que dans les quatre-vingts dernières années les salaires des travailleurs ont augmenté de 34 pour cent et son loyer de 10 pour cent, tandis que le prix du blé, le grand type alimentaire du travailleur anglais est à peu près le même qu’en 1770. Le prix du beurre, ajoute-t-il, a augmenté de 100 pour cent, celui de la viande environ 70 pour cent, celui de la laine de plus de 100 pour cent. (English Agriculture, in 1850-51, p. 495). La nourriture et le logement ont augmenté de prix plus que l’homme, et le seul changement en faveur du dernier est dans la réduction du coût du drap, un luxe qu’on ne peut se donner qu’après avoir obtenu l’aliment nécessaire à l’entretien de la vie. Prise en bloc, l’évaluation de Modèle:M. fait la condition du travailleur rural pire qu’à l’époque de Young, et cependant le prix du blé n’était que de 40 sh. le quarter.
- ↑ « L’absentéisme est, dans ses résultats, le même partout. Dans toutes les transactions et communications entre la classe riche et les classes pauvres, la rigidité de l’agence officielle a remplacé ce traitement doux et généreux que, livrés à leurs bons sentiments, les plus heureux enfants du même père voudraient à chaque occasion accorder à leurs frères moins fortunés… Là où le pouvoir de sympathie a été complètement ou à peu près aboli parmi les différents rangs de la société, l’un des premiers effets qui se manifeste est un gouffre béant et qui va toujours s’élargissant de pauvreté, qui creuse autour de ses bases. De même que le rivage aux rocs sourcilleux indique la profondeur de la mer qui l’entoure, les sommets orgueilleux de la richesse dans la société sont les indices d’une dépression correspondante dans les rangs plus humbles. La misère excessive se trouve toujours à côté de l’excessive splendeur.(Dr Modèle:Sc, of Glasgow).
- ↑ « La carte entière de la vie humaine, comme on le voit aujourd’hui en Angleterre, présente de violents extrêmes de condition, de hauts sommets de richesse et de luxe, contrastant avec d’horribles profondeurs de pauvreté et de dégradation ; mais, quant à l’habileté intellectuelle, nous trouvons d’immenses terrains plats d’uniformité, des niveaux morts de talent respectable, avec à peine quelque chose d’originalité, de fraîcheur ou de génie créateur dans aucune branche de littérature, d’art, de science, ou même de négoce. » (Modèle:Sc. England as it is. vol. I, Modèle:Pg217).
- ↑ « N’est-il pas notoire qu’un fabricant anglais n’a jamais fait une seule découverte utile dans les arts et dans les sciences ? Nous avons beaucoup ouï parler de l’école de Manchester. Qu’a-t-elle jamais produit de scientifique ou d’utile ? A-t-elle un nom duquel se vanter en chimie ? Peut-elle citer un Fourcroy ? Peut-on citer un fabricant de Manchester qui ait écrit sur quelque sujet scientifique se rapportant à sa profession ? Pourquoi, monsieur, est-il bien avéré qu’ils ne connaissent pas plus les agents chimiques nécessaires pour leurs propres œuvres d’impressions que ne les connaissent les blocs dont ils se servent ? Ils ont été obligés de confesser que c’est uniquement à l’avilissement actuel des salaires qu’ils doivent de trouver un marché ; qu’il n’est personne en Europe qui ne préfère le goût plus artistique et les fabrications plus belles de la France, ou même du fabricant chinois. » (Ibid., vol. I, Modèle:Pg293 ; cité de Modèle:Sc. Debate, House of Commons, February 19, 1850).
- ↑ Les exposants de Manchester, qui avaient envoyé à l’exposition un ensemble de produits cotés aux prix les plus bas et valant environ 7.000 liv. st. (175 à 200.000 francs), n’ont pu vendre à Paris que la moitié de leur exposition. Ils ont dû remballer l’autre moitié et la ramener en Angleterre. Et cependant les droits d’entrée, officiellement fixés à 20 pour cent ad valorem, avaient été réduits à 10 pour cent pour la plupart des produits par une commission nommée ad hoc, qui avait accepté toutes les déclarations de valeur qu’on lui a faites. (Journal des Économistes. Mai 1856, p. 302.)
- ↑ Voyez précédemment.
- ↑ On n’a jamais inventé système plus subversif de la félicité humaine et de la morale que celui dénoncé par le docteur Smith, — et parfaitement bien décrit dans les passages suivants d’un discours prononcé il y a quelques années à l’occasion d’une élection à Bradfort, dans le Yorkshire. — « Ce système est basé sur la concurrence étrangère. Maintenant j’affirme que le principe acheter bon marché, vendre cher, émis pour supporter la concurrence étrangère, doit amener la ruine des classes qui travaillent et font le petit commerce. Pourquoi ? Le travail est le créateur de toute richesse. Il faut le travail d’un homme avant que pousse un grain ou se tisse une aune d’étoffe. Mais là il n’y a pas le self-employment (l’emploi de soi-même) pour le travailleur dans ce pays. Le travail est une utilité louée, — le travail est une chose sur le marché, qui s’achète et se vend ; conséquemment, comme le travail crée toute richesse, le travail est la première chose achetée. » « Acheter bon marché, acheter bon marché ! Le travail s’achète sur le marché le plus bas ; mais maintenant vient le texte : « Vendre cher ! vendre cher 1 Vendre quoi ? Le produit du travail. À qui ? À l’étranger. » Oui ! et au travailleur lui-même, — car le travail n’étant pas employé de lui-même, le travailleur ne participe pas aux premiers fruits de son travail. « Acheter bon marché, vendre cher. Que vous semble cela ? « acheter bon marché, vendre cher. Acheter bon marché le travail du travailleur et vendre cher à ce même travailleur le produit de son propre travail ! Il y a dans ce contrat un principe inhérent de perte. L’employeur achète le travail bon marché, — il le vend, et sur la vente il doit faire un profit : il vend à l’ouvrier même, et ainsi, chaque contrat entre l’employeur et l’employé est une tromperie préméditée de la part de l’employeur. Ainsi le travail doit toujours tomber en perte éternelle, pour que le capital s’élève par une fraude durable. Mais le système ne s’en tient pas là. Ceci a pour objet de supporter la concurrence étrangère, — ce qui signifie : nous devons ruiner le commerce des autres pays, comme nous avons ruiné le travail du nôtre. Comment s’y prendre ? Le pays taxé haut a à sous-vendre le pays taxé bas. La concurrence du dehors est constamment croissante, conséquemment le prix doit aller de plus en plus bas. Par conséquent les salaires en Angleterre doivent être en baisse continue. Et comment effectuer cette baisse ? Par un surplus de travail. Comment obtenir ce surplus ? Par le monopole de la terre, qui jette plus de bras qu’il n’en faut dans l’atelier, par le monopole des machines, qui jette ces bras dans la rue ; par le travail de la femme, qui enlève l’homme à la navette ; par le travail de l’enfant, qui enlève la femme au métier à tisser… Ainsi, en plantant leurs pieds sur cette vivante base de surplus, ils pressent son cœur douloureux sous leurs talons et crient : Mourez de faim ! Qui veut travailler ? la moitié d’un pain vaut mieux que pas du tout de pain ; et la masse qui se tord adhère volontiers à ces conditions. Tel est le système pour le travailleur. Mais, électeurs, comment agit-il sur vous ? Comment affecte-t-il le commerce domestique, le boutiquier, la taxe des pauvres et la taxation ? Pour chaque surcroît de concurrence au dehors, il faut un surcroît de bon marché au dedans. Chaque surcroît de bon marché du travail est basé sur un surcroît de travail en surplus, et ce surplus est obtenu par un surcroît de machines. Je le répète : comment cela agit-il sur vous ? Le libéral de Manchester à ma gauche établit une nouvelle patente et jette trois cents hommes comme un surplus dans les rues. Boutiquiers ! trois cents pratiques de moins. » — Payeurs de taxe ! trois cents pauvres de plus. Mais, écoutez-moi bien. Le mal ne s’arrête pas là. Ces trois cents hommes opèrent d’abord l’abaissement des salaires de ceux qui restent employés dans leur propre profession. L’employeur dit : « Maintenant, je réduis vos salaires. » Les hommes se récrient. Il ajoute : Voyez-vous ces trois cents qui viennent d’être mis à la porte ? Vous pouvez changer de place, si vous l’aimez ; ils soupirent à rentrer à tout prix, car ils meurent de faim. Les hommes comprennent et sont écrasés. Ali ! vous, libéral de Manchester ! Pharisien de politique ! ces hommes sont là, qui écoutent. — Ai-je frappé juste ? Mais le mal ne s’arrête pas là. Ces hommes, chassés de leur profession, cherchent emploi dans d’autres, où ils grossissent le surplus et font baisser les salaires.
- ↑ Richesse des nations, liv. IV, ch. Modèle:Sc.
- ↑ « La coalition des mineurs d’Écosse, — la plus vaste et la plus amèrement combattue qu’on ait jamais connue dans le nord de l’Écosse, peut être considérée comme terminée. Lorsqu’elle était à son apogée, il y a environ six semaines, 40.000 hommes y prenaient part et restaient dans un état d’inaction volontaire. On a calculé que le sacrifice en salaires seulement montait à plus que 500.000 livres st. Mais il faut ajouter la perte des profits des maîtres et la perturbation chez tous ceux qui se rattachent au commerce de houille et des mines de fer. Les hommes ont repris le travail dans de très-tristes dispositions et sous un sentiment brûlant d’injustice. » (London Paper. June 11, 1856.)
- ↑ « Alors que le pain et la viande renchérissent, l’homme tombe à bas prix. La raison, nous dit-on, de ce bas prix de l’homme et aussi de la femme est que « l’offre excède la demande ; » mais c’est là, en réalité, un non-sens… La vraie raison du bas prix de l’homme est que tout le système de nos lois et de notre gouvernement repose sur le principe que nous devons avoir un soin respectueux des produits matériels et laisser les hommes prendre soin d’eux-mêmes… Ce n’est pas le faiseur d’habits que nous considérons, mais l’habit ; ce n’est pas le bien-être du boucher qui nous occupe, mais la viande ; ce n’est pas à la condition physique et morale de l’épicier que nous songeons, mais à l’épicerie ; ce n’est pas le contentement du boulanger ou du consommateur du pain que nous cherchons, c’est le pain. Ce ne sont même pas ces denrées pour la part d’utilité qu’elles apportent à l’homme, — ce sont les denrées seulement comme articles de vente. Le pain peut être adultéré, soit ; pourvu qu’il passe et qu’on le paye comme pain ; de même pour la viande du boucher, elle peut être gâtée ; pour l’habit, il peut être d’une étoffe contrefaite. Mais c’est le négoce en habits, viande, épicerie, pain, etc., qui est l’objet de l’existence ; et c’est au négoce que nos faiseurs de lois songent, et point au négociant, à l’ouvrier ou au consommateur, a — Leader, July 12, 1856.
- ↑ « Je rappellerai qu’Adam Smith et Gibbon nous ont dit qu’on ne reverrait jamais plus la civilisation détruite par des barbares. L’inondation, disent-ils, ne reviendra plus couvrir la terre ; et leur raisonnement semblait juste ; car ils comparaient la force immense de la partie civilisée du monde avec la faiblesse de cette partie qui restait sauvage, et ils demandaient d’où pourraient venir ces Huns et d’où pourraient venir ces Vandales pour détruire de nouveau la civilisation. Hélas ! ils ne se doutèrent pas qu’au cœur même des grandes capitales, tout à côté de splendides églises, théâtres, bibliothèques, musées, le vice, l’ignorance et la misère peuvent produire une race de Huns plus féroces que ceux qui marchèrent sous Attila, et de Vandales plus enclins à ravager que ceux qui suivirent Genséric. » Modèle:Sc.
- ↑ Modèle:Sc. Denmark and the Duchies, p. 229.
- ↑ Ibid., p. 381.
- ↑ Denmark and the Duchies, p. 385. 2 Ibid., p. 52.
- ↑ Denmark and the Duchies, p. 43.
- ↑ Ibid., p. 42.
- ↑ Ibid., p. 127.
- ↑ Denmark and the Duchies, p. 379.
- ↑ Ibid., p. 420.
- ↑ Ibid., p. 316.
- ↑ Denmark and the Duchies, p. 50.
- ↑ Ibid., p. 366
- ↑ Ibid., p. 388.
- ↑ Ibid., p. 390.
- ↑ Denmark and the Duchies, p. 362.
- ↑ Ibid., p. 483.
- ↑ Ibid., p. 394.
- ↑ Ibid., p. 294.
- ↑ El Clamor publico, de Madrid.
- ↑ L’Espagne en 1850, par M. Modèle:Sc, p. 145.
- ↑ Modèle:Sc, dans le New-York Tribune.
- ↑ Espagne en 1850, p. 160.
- ↑ « Un document officiel, publié en 1849, constate qu’au moment où le blé se vendait à Barcelone et à Tarragone (place de consommation) à un prix en moyenne de 25 francs, le prix, à Ségovie, dans la Vieille Castille (une place de production) qui n’est pas à trois cents milles de distance, n’atteignait pas 10 francs pour la même quantité. » L’Espagne en 1850, p. 131.
- ↑ Nord British Review, november 1852, article The modern Exodus.
- ↑ Modèle:Sc.
- ↑ Modèle:Sc. Statistics, vol. II, p. 1122.
- ↑ Nulle part, dans l’ouvrage d’où nous tirons cet extrait, l’auteur ne rend justice à Adam Smith, dont le livre est partout une protestation contre le système qui vise à avilir le prix des matières premières de manufactures, en créant une nécessité de les expédier au dehors, et d’élever le prix des articles manufacturés en empêchant l’artisan de prendre place à côté du laboureur. Le docteur Smith n’avait pas toujours raison, cependant il l’avait très-généralement. L’économie politique moderne, comme nous l’avons dit, l’a très-généralement rejeté lorsqu’il avait raison ; on s’est servi de lui de manière à le rendre responsable de l’inexactitude de vues, que s’il eût vécu, il eût dénoncées avec indignation comme complètement erronées.
- ↑ Modèle:Sc. Système national d’Économie politique, p. 153-158.
- ↑ La consommation des étoffes de laine en Prusse, en 1805, était 3/4 d’une ell par tête. En 1842, elle s’est élevée à 13 ells. » Der Wolkswohlstand in Preuss Staate, cité par Modèle:Sc, vol. I, p. 265.
- ↑ La tonne de Prusse est d’environ 200 kilog.
- ↑ Modèle:Sc. Statistics of the Production of Iron, p. 12.
- ↑ Ibid., p. 13.
- ↑ En 1820, le revenu que l’État tirait des mines prussiennes était de 572.000 th. ; il s’élève aujourd’hui à 2.489.188, ayant plus que quadruplé. Au taux d’achat pour vingt-cinq fois le revenu, nous aurions là une création de capital de près de 50 millions de thalers.
- ↑ Modèle:Sc. The social condition and Education of the People of England and Europe, vol. I, p. 256.
- ↑ On n’épargne aucun moyen pour faire rendre à la terre le plus possible. Pas un mètre carré ne reste en friche ou sans emploi. Les pierres ne restent pas mêlées au sol. Le terrain est nettoyé des mauvaises herbes et broussailles, et les mottes sont pulvérisées avec plus de soin que dans un jardin anglais. Si c’est une prairie, on la nettoie des plantes nuisibles, on n’y laisse venir que les douces plantes qui sont bonnes pour le bétail. Social Condition etc., vol. I, p. 118.
- ↑ « À midi, les marchés ferment, et avant une heure les places sont nettes, chaque trace est balayée, sans qu’il reste une feuille ou une cosse de pois pour en déposer. Vous trouvez-vous hors de la ville, vous rencontrez les paysans et les petits fermiers retournant par centaines à leurs villages à trois, cinq ou dix milles delà. Leurs paniers et leurs charrettes sont pleins de quelques débris de légumes, que la vache ou le cochon peut consommer ; aussi, ne voyez-vous jamais, — quant à moi, je ne l’ai jamais vu, — des piles de trognons de choux, ou de turneps et d’autres constituants de ces pyramides d’ornementation si communes à New-York. — Je n’ai jamais manqué, dans une ville allemande, de visiter les marchés. C’est un des meilleurs moyens d’étudier le peuple, outre que c’est un spectacle plein d’intérêt et amusant — dans les villes du Rhin surtout. » Correspondance of the New-York, Tribune.
- ↑ « Le fait que chaque demi boisseau de pommes de terre, ou une platée ou deux de fèves ou de pois se peut porter à la ville et se vendre au prix de détail, si bien que tout le profit à tirer va dans la poche du producteur, conduit à une perfection de culture sur chaque pouce de terrain, dont nous ne pouvons dans notre pays nous faire une idée. Point de terre au repos. Je visitais l’autre jour une petite suite de lots de terrain à bâtir, juste en dehors du rempart, près de la station du chemin de fer de Settin, et je liai conversation avec un homme qui butait des pommes de terre. Bien que le sol fut tout sable, il me dit que si les jardiniers pouvaient prendre possession de ces lopins de terre pour deux ou trois saisons, ils en donneraient un bon prix de loyer. Et d’après un gros tas d’engrais qui se formait dans un coin, il était clair pour moi que même un banc de sable peut se cultiver là où il y a stimulant suffisant. » Sur un côté de ce lot, on avait enlevé du sable à une profondeur de dix pieds, mais les pommes de terre (sur billons) étaient fort belles. Ceci me rappelle un jardinier allemand que j’ai connu à Brooklyn. Il prit un morceau de terre « une langue de chat, » — dans des lots à bâtir, — à loyer pour trois ans. C’était un sol dur, sec, foulé, ne promettant rien, qui aurait fait le désespoir d’un Yankee. La première année tout alla mal. La seconde il fit à peu près ses frais ; la troisième, l’homme et sa femme firent assez pour payer leur temps, leurs avances et les indemniser du premier travail. Je dois dire qu’il cultivait surtout des fleurs. — Dans de telles données, les légumes ne paieraient pas les frais. » Ibid.
- ↑ Social Condition, etc., vol. I, p. 118.
- ↑ Handbuch der Allgemeinen Staatskunde. Vol. II, p. 5. (Cité par Kay.)
En parlant de cette partie de l’Allemagne qui borde le Rhin et le Neckar, le professeur Rau, de Heidelberg, s’exprime ainsi : — Le voyageur qui traverse le pays même àla hâte, admire avec plaisir la végétation luxuriante des champs, les vergers et les vignes qui couvrent les collines, l’étendue des villages, la largeur de leurs rues, l’élégance de leurs bâtiments officiels, la propreté, le bon aspect des maisons, les bons vêtements du peuple aux jours de fête, enfin les preuves universelles d’une prospérité engendrée par l’industrie et l’habileté et qui a survécu à tous les changements politiques des temps… Il est aisé de voir que le paysan de cette contrée comprend sa profession. Il peut donner la raison d’un insuccès dans ses opérations, il connaît et énumère fort bien ses ressources pécuniaires, il arrange son choix de fruits, suivant leurs prix, il fait ses calculs d’après les signes généraux et les nouvelles de la saison. » Landwirthshaft der Rheinpfalz.
Le peuple de ce pays, « n’a pour professeur que l’expérience, dit M. Kay et il ajoute : « — Que le touriste cause sur ce sujet avec ces hommes en blouse et en grosses guêtres, il sera surpris de la masse de connaissances pratiques qu’ils possèdent, et de la prudence et aussi de la sagacité avec laquelle ils étudient ces avantages. De tout cela il peut être assuré qu’à partir des hauteurs de l’Eifel, où la culture villageoise prend un caractère individuel et tout local, on lui donnera bonne raison de la manière dont chaque pouce de terrain est cultivé et pour chaque herbe, racine ou arbre qui le couvre. » Social Condition, etc., vol. I, p. 130. - ↑ « Ils acquièrent peu à peu un capital et leur grande ambition est d’acheter de la terre. Toute occasion d’acheter une petite ferme est vite saisie ; et le prix a tellement haussé par la concurrence que la terre paye très-peu plus que deux pour cent de l’intérêt du prix d’achat. Les grandes propriétés disparaissent graduellement et sont divisées en parcelles qui se vendent à un taux élevé. Mais la richesse et l’industrie de la population vont constamment croissant, plus répandues dans les masses qu’accumulées sur des individus. » — Social Condition, etc., vol. I, p. 183.
- ↑ « Nul doute que cinq acres, appartenant en propriété à un paysan intelligent, qui cultive lui-même dans un pays où les paysans ont appris à cultiver, rendra toujours beaucoup plus, par acre, que le même nombre d’acres exploité par un simple tenancier. Dans le cas du paysan propriétaire, son activité et son énergie accrues, le profond intérêt qu’il sent améliorer son bien, qui accompagnent toujours le fait de la propriété, compensent et au-delà l’avantage attaché au fait qu’il faut moins de capital pour l’exploitation d’une grande ferme, proportion gardée avec la quantité de terre, que pour une petite. » Social Condition, vol. I, p. 113.
- ↑ Ibid., p. 58.
- ↑ Ibid., p. 200.
- ↑ « Le système anglais et irlandais de tenure de la terre, sèvre le paysan de toute induction mondaine à pratiquer le non-égoïsme, la prudence et l’économie ; il le fait complètement insouciant sur son amélioration, sur les institutions de son pays, et sur l’assurance contre la pauvreté ; il détruit toute son indépendance de caractère ; il le fait compter sur le Workhouse ou sur la charité qu’il pourra obtenir en mendiant à la grande salle ; et il le rend le plat valet de tout puissant propriétaire. » — Ibid., p. 290.
- ↑ Modèle:Sc : Land und Leute. (Cité dans la Revue de Westminster, juillet 1855.)
- ↑ Social Condition, etc., vol. I, p. 235.
- ↑ Social Condition, etc., p. 7.
- ↑ Ibid., vol., p. 249.
- ↑ Rural and Domestic Life in Germany, p. 27.
- ↑ Pour apprécier convenablement le progrès extraordinaire qui, dans les dernières trente années, a été accompli par l’Allemagne en masse, le lecteur doit se rappeler l’incessante spoliation à laquelle ce pays fut soumis par les envahisseurs de l’est, de l’ouest et du nord. Le chevalier Bunsen, qui écrivait en 1855, dit que ce pays, pris dans son ensemble, « s’est aussi peu rétabli de la dévastation de la guerre de trente ans, que les districts de l’est de la Russie se sont rétablis des effets de la guerre avec la France dans le siècle présent. — Laissons les fautes et les erreurs de notre caractère national allemand, continue-t-il, quelles qu’elles puissent être (et nous aimerions à savoir quelle nation a subi telle spoliation et partage et y a survécu) le plus grand péché de l’Allemagne dans les deux derniers siècles, a toujours été sa pauvreté — qui est la condition de toutes les classes, à peu d’exceptions. » — Néanmoins ce pauvre pays de l’Union allemande, fait aujourd’hui lui-même ses routes, sans secours étranger ; tandis que l’Union américaine, pays favorisé à un haut degré, en est réduit à inonder le monde de son papier, lorsqu’il s’agit de faire des routes. Le premier pays suit une politique qui vise à développer le commerce. La politique de l’autre, comme nous pourrons voir, vise seulement à augmenter, chez le trafiquant, le pouvoir de diriger les mouvements du fermier et du planteur.
- ↑ L’avantage qui résulte pour le cultivateur et l’ouvrier industriel de la combinaison d’action avait été, dès cette époque, pleinement apprécié par quelques-uns des sujets de l’empereur. Voici une citation qui le prouvera.
« Pour la condition florissante d’une nation, le fermier, le négociant, l’artiste, le fabricant et le marchand sont, sans nul doute, tous nécessaires ; mais si l’on compare le service relatif rendu au cultivateur par ces autres professions, il faut admettre que le fabricant et l’ouvrier industriel lui sont d’infiniment plus de service que le marchand. Les capitaux du premier ont une double action, car ils sont employés non-seulement à acheter les produits de la terre afin d’ajouter à leur valeur par une main-d’œuvre ou préparation habile, mais aussi à acheter chaque chose nécessaire pour la nourriture, le vêtement, le confort. Pain, viande, suif, laine, lin, cuir, avoine, bois, fruits, champignons et en réalité tout ce que le paysan récolte ou produit sur sa terre ou dans son logis, est nécessaire aux négociants et aux fabricants. Ils peuvent aussi donner de l’emploi aux individus de tout âge. Ils trouvent à occuper l’enfant, l’infirme, le vieillard, le contrefait, qui, pris ensemble, donnent un chiffre qui n’est pas sans importance, et qui, sans eux devraient rester oisifs, et par conséquent à la charge de la société. Ainsi le paysan recevra de son voisin le fabricant beaucoup plus que du marchand, qui, lorsqu’il lui achète des produits bruts, ne le fait qu’en vue que de leur donner forme plus parfaite et les revendre. Les fabricants, au contraire, outre qu’ils emploient tant de bras dans leurs ateliers, sont des instruments non-seulement de richesse, mais de maintien du bon ordre dans la contrée environnante. Ainsi, leurs capitaux et leurs occupations vivifient et accroissent l’industrie nationale à un plus haut degré que ceux du marchand. — Ils servent même à accroître le nombre des marchands, car partout où se fondent des fabriques et manufactures, les marchands aussi apparaissent à l’instant. Ace compte même, donc — c’est-à-dire parce qu’ils amènent les marchands autour d’eux — les fabricants sont avantageux au paysan, qui par là voit s’étendre la vente de ses produits. — Sans les commerçants et les fabricants, la civilisation serait retardée et tous les liens de la vie sociale relâchés. Les capitales et toutes les autres grandes villes ne sont pas riches de leurs magasins de farine, d’avoine ou de chanvre ; mais lorsque leurs boutiques sont remplies des produits manufacturés et des raffinements des arts. » — Modèle:Sc. Les Manufactures et le Tarif. St-Pétersbourg, 1815. - ↑
La fermeté et la régularité de ce mouvement en avant, sont tellement remarquables qu’il est bon de donner les chiffres fournis par M. Tegoborski :
Modèle:Interligne
Blé par tchetwert. Seigle par tchetwert. Modèle:Cach Roubles. Kopecks. Roubles. Kopecks. De 1824 à 1833. 4 34 3 3 De 1826 à 1835. 4 60 3 27 De 1828 à 1837. 4 94 3 12 De 1830 à 1839. 5 21 3 31 De 1832 à 1841. 5 23 3 72 De 1834 à 1843. 5 29 3 71 De 1836 à 1845. 5 14 3 32 De 1838 à 1847. 5 49 3 94 De 1840 à 1849. 6 77 4 58 De 1841 à 1850. 6 62 4 46 De 1842 à 1851. 6 52 4 33 --- --- --- --- Moyenne générale. 5 39 3 63 Forces Productives de la Russie. Vol 1.
- ↑ Lettre du secrétaire d’État de l’Union, 10 juin 1850.
- ↑ Modèle:Sc : L’Empire russe. Vol. I. p. 23.
- ↑ « Ses produits naturels excitent l’intérêt et l’admiration par leur variété et leur excellence, ses travaux d’art provoquent l’étonnement par leur richesse et leur beauté. Ses joailliers et ses orfèvres l’emportent sur ceux mêmes de Paris. Ses satins et ses brocards rivalisent avec les plus riches envois de Lyon. Elle expose des tables de malachite et des cassettes d’ivoire dont la richesse originale dénote à la fois la prodigalité luxueuse d’une cour barbare, et le raffinement et le goût de la civilisation. Nous ne tenons pas beaucoup de compte de ce que cette partie de l’exposition n’est pas exclusivement l’œuvre d’ouvriers indigènes. Ses satins n’en sont pas moins un beau produit du pays, parce que les plus jolis ont été tissus par des émigrants de la Croix-housse ou de la Guillotière, à qui de hauts salaires ont fait quitter leur patrie plus méridionale pour fonder l’industrie du grand Empire et initier les petits-fils des sauvages Mongols aux mystères exquis du goût et du talent français. Accordons que l’exposition offre infiniment plus qu’une belle preuve de la capacité moyenne du travail russe ; il n’en est pas moins vrai qu’un peuple qui, il y a cent ans, était sans fabriques, sinon de la sorte la plus grossière, est maintenant apte, par quelques moyens, à fournir une montre d’articles non surpassés, bien que le monde entier soit là pour concourir avec lui. » — Greeley.
- ↑ Tegoborski. Forces productives de la Russie. Vol. 1.
- ↑ Il y a une quarantaine d’années, dit Modèle:M., certains palais de Moscou comptaient chacun un millier et plus de domestiques ; le chiffre des nobles et de leur domesticité allait à 250.000 âmes. Tout cela est changé. On ne garde plus que le nombre nécessaire de domestiques, mais l’on en a encore deux fois plus qu’à Berlin. » Modèle:Sc. L’Empire russe, vol. I.
- ↑
Modèle:Centré
Modèle:Droite
Paysans appartenant aux particuliers dans tous les gouvernements de la Russie d’Europe, d’après le recensement de 1851. 11.451.200 Paysans attachés aux terres que possèdent les odnordvortsy. 11.000 Paysans des domaines de la couronne non encore affranchis de la corvée dans quelques-uns des gouvernements de l’ouest. 221.000 ---------------- Total 11.683.200 Modèle:Interligne Modèle:Centré
Population mâle. Paysans des domaines de l’État payant un cens. 8.629.300 Colons étrangers sur les domaines de l’État. 188.500 Colons juifs. 17.700 Paysans libres. 230.000 Odnordvortsy. 1.500.000 Paysans des apanages et autres cultivateurs non-corvéables. 1.122.000 -------------- Total. 11.687.500 Modèle:Interligne Ces deux totaux nous présentent le nombre des paysans encore soumis à la corvée égal à celui des cultivateurs qui disposent librement de leur travail ; mais si l’on considère que dans beaucoup de domaines appartenant à des particuliers, la corvée a été convertie en une redevance pécuniaire, on peut admettre que plus des deux tiers du sol cultivé ne sont plus sous le système de la corvée. Forces productives de la Russie, vol. I.
- ↑ Modèle:Sc. L’Empire Russe, vol. I.
- ↑ Ibid.
- ↑ Modèle:Sc, Vol I
- ↑ « Lorsqu’il y a un demi-siècle, Napoléon essaya d’imposer à Alexandre, à la pointe des baïonnettes, son « système continental, » le commerce de cet empire était comparativement libre et son peuple dépendait des pays étrangers et surtout de l’Angleterre pour presque tout ce qui est confort et luxe de la vie civilisée. Des voyageurs partaient de chez nous pour chercher en Russie des ordres pour nos manufactures aussi facilement qu’ils vont en Écosse ou en Irlande ; et des Anglais ouvraient boutique à Saint-Pétersbourg pour la vente de tous les articles de toilette et de fantaisie sur une échelle presqu’aussi grande que dans les rues de Londres. La Russie était si dépourvue d’industrie que même les gros draps, pour habiller l’armée russe, s’achetaient en Angleterre. Sevrer alors l’Empire russe de tout commerce avec l’étranger, c’eût été condamner à l’état de nudité une partie de sa population. » Modèle:Sc. What Next ?
- ↑ Modèle:Sc. Commercial statistics, vol. II.
- ↑ Le rixdale-papier de Suède vaut environ 40 cents.
- ↑ Commercial Statistics, vol. II, v. 810.
- ↑ Modèle:Sc. – Tour in Sweden.
- ↑ Dans les règlements adoptés par toutes les grandes fabriques de Suède, il est déclaré que les propriétaires se proposent : « par un soin incessant, par des demandes modérées de capacité dans les jeunes sujets et par leur constante attention sur leur moralité et leurs dispositions, de diriger leurs intelligences vers l’habileté et la bonne conduite de manière à ce qu’en quittant l’établissement, ils aient titre à être employés dans telles professions sociales qui conviendrait à leur âge plus mûr, de préférence à ceux qui ont dépensé leur temps dans l’oisiveté et souvent sans aucune sorte de direction, et un résultat de cette détermination, de traiter leur population ouvrière comme des êtres humains, a été que l’introduction des machines s’est opérée sans inconvénients. Il n’y a point eu coalitions d’ouvriers, on n’a jamais entendu de plaintes de mauvais traitement ou d’insuffisance de salaires. » — Officiai Documents, given by Modèle:Sc. — Commercial Statistics, vol. I, p. 863.
- ↑ Tour in Sweden, p. 178.
- ↑ Ibid., p. 282.
- ↑ Tour in Sweden, p. 104.
- ↑ Ibid., p. 271.
- ↑ " « Tour in Sweden » ", Modèle:Pg81.
- ↑ Voici un passage d’un examen du livre de Modèle:M. où l’on montre à merveille combien grands les obstacles au commerce dans tous les pays qui sont principalement, sinon entièrement consacrés à l’agriculture, — combien nécessairement l’absence du pouvoir de combinaison fait de l’homme l’esclave de la nature et de son semblable, — et l’influence de la tendance à la diversité d’emplois sur la demande pour le travail et ses produits.
« II est un fait mentionné ailleurs par le même auteur, relativement à la difficulté de transport, fait qui porte beaucoup sur cette question des prix de l’agriculture et qui aussi dénote généralement la situation arriérée de la Russie, sous le rapport du non-développement de ses ressources minérales. Selon lui, on peut dire sans exagération :« Qu’en Russie et en Pologne, plus des neuf-dixièmes des roues de voitures et de chariots de toutes sortes sont sans bandes de fer, et qu’excepté pour les voitures de luxe, tous les essieux sont de bois. Mais les variations dans les prix, qui haussent et baissent rapidement sous l’influence de circonstances locales et accidentelles, empêchent puissamment l’application de capital aux vues de l’agriculture, ou d’entreprendre des améliorations durables. Le propriétaire s’estime heureux d’obtenir, d’année en année, tel revenu qu’il peut du travail forcé de serfs sur son domaine et il est souvent obligé de vendre sa récolte pour une bagatelle, dans l’impuissance d’attendre une hausse de prix, ou de les porter sur un marché meilleur. L’excédant dans les années d’abondance est ainsi complètement perdu, tandis que le déficit dans les années mauvaises, amène des souffrances excessives. Et en résumé l’on observe que les fluctuations de prix sont plus considérables dans les gouvernements qui produisent un excédant que dans ceux qui ne donnent pas assez de grain pour leur propre consommation. Ainsi durant la période de 1833 à 1841, les prix ont différé à Pétrozavodsk, Novgorod, Moscou, dans des proportions qui varient de 10 à 22 dans la première localité, de 10 à 42 dans les autres ; tandis qu’à Simbirsk, Ekaterinoslav, Saratof, Tula, Stavropol, ils allaient de 10 à 48 dans la première de ces localités et de 10 à 111, dans la dernière. Il est évident que, même en temps de paix, il doit falloir un long temps avant que l’amélioration des communications intérieures, la fermeté dans la demande étrangère puissent donner stabilité suffisante des prix pour encourager un développement systématique d’agriculture. Mais en temps de guerre, l’excédant de grains sur les districts à blé sera perdu sur les marchés locaux, laissant les régions éloignées et plus pauvres sans soulagement. D’après information récente, il parait que l’arrêt des débouchés d’exportation pour l’excédant de grains a causé une abondance locale dans quelques provinces, dont l’effet sera la ruine par l’avilissement comparatif des prix, des propriétaires de ces localités, sans aucun soulagement pour la disette des membres de la population éloignée. » — Westminster Review, janvier 1856. - ↑ Voir l’ouvrage de Modèle:Sc.
- ↑ Voir précédemment, vol. I, p. 118, pour la nature des terres occupées par les récents stettlers d’Ohio et Indiana, Illinois et Missouri.
- ↑ Treasury Rapport. Décember 5, 1791. Le document d’où nous tirons cette citation est un des plus remarquables de ce genre, — en ce qu’il montre une connaissance de chaque point de la question à discuter, qui ne pouvait s’acquérir que sous un système aussi oppressif que le fut le système colonial anglais. Ce système cependant se perpétue encore par les descendants des hommes qu’il a amenés à faire la révolution.
- ↑ Depuis le début des guerres de la révolution française jusqu’à l’année 1812, les États-Unis n’ont connu la loi des nations que comme victimes de sa violation systématique par les grands pouvoirs maritimes de l’Europe… Une centaine de millions de dollars au moins de la propriété américaine furent balayés sur les mers en vertu des ordres du conseil de la Grande-Bretagne et des décrets français de Berlin et de Milan… Pour nos pertes énormes, en vertu des ordres en conseil de la Grande-Bretagne, non-seulement nous n’avons reçu aucune indemnité, mais les sacrifices et les souffrances de la guerre vinrent s’ajouter aux spoliations exercées sur notre commerce et aux atteintes portées à nos droits de neutres qui avaient donné lieu à sa déclaration. Ces ordres étaient regardés à cette époque, par les Lansdowns, les Barings, les Broughams et les autres hommes d’État éclairés de l’école à laquelle ils appartenaient, comme une violation du droit et de la justice aussi bien que d’une saine politique ; et au bout de très-peu d’années, le présent et distingué lord chief-justice placé par nous-mêmes à la tête des tribunaux d’Angleterre, déclara que « les ordres en conseil avaient été gravement injustes pour les neutres ; et il est aujourd’hui généralement reconnu qu’ils étaient contraires à la loi des nations et à notre propre loi municipale. » Modèle:Sc. Letter, Lord John Russel. September 17, 1853.
- ↑ L’entière inaptitude à se défendre elle-même d’une nation tout à fait dépendante du trafic est bien démontrée dans l’article suivant du London Times, que l’on peut regarder comme un tableau de la faiblesse de l’Union au moment présent. Le pouvoir de se protéger soi-même existe dans une société en raison directe du développement d’individualité chez les individus dont elle se compose. Plus il est grand, plus il y a développement de commerce, et moins elle est dans la dépendance du trafic. — « Les exportations des États-Unis, alors comme aujourd’hui, son affaire la plus importante, qui, en 1807, s’élevaient à 22.500.000 livres st., tombaient en 1812 à 8.000.000 ; en 1813, à 5.800.000 et en 1814 à 1.443.216 ; tandis que celles du Royaume-Uni avaient monté de 31.000.000 livres, en 1807 à 53.500.000, en 1814, année au commencement de laquelle la grande guerre européenne prit fin — du moins pour quelque temps. La pression de la guerre s’était fait pourtant alors sentir dans les États-Unis. Ils étaient entrés en guerre non préparés ; leur marine consistait en huit frégates et douze sloops, qui tous n’étaient pas complètement armés ; leur armée de vingt-quatre mille hommes non organisée, ni disciplinée, et, comme le prouva le premier résultat, hors d’état de faire face à nos régiments sur le champ de bataille. Leur marine marchande était disséminée, sans protection, sur tout le globe. Le blocus ruinait leurs douanes, leur unique source de revenu (sauf l’exception de la vente des terres vierges) ; et la conséquence fut qu’un pays qui, à grande difficulté, avait été induit à supporter une taxation de 3.000.000 livres st. se trouva appelé à supporter une guerre coûteuse, dont le caractère particulier était de détruire les ressources même destinées par la nature à former la force intérieure et celle extérieure des États-Unis. Un recours à de lourds droits d’excise était l’unique voie ouverte pour lever le revenu nécessaire, et l’on mit des droits énormes sur les licences pour vendre les vins, les alcools, sur les actions, les vaisseaux, le sucre, les billets de banque, les effets de commerce, le sel. Cette hâblerie de Jefferson que jamais le collecteur n’entrerait dans la maison d’un citoyen américain, creva comme une bulle d’air, et l’impopularité de l’excise ne tarda pas à amener l’impopularité de la guerre qui en était la cause. »
- ↑ « L’Amérique est le pays qui entre dans cette lutte avec le plus d’énergie et d’habileté. Nul doute que toutes les branches de la marine américaine n’aient l’avantage d’une éducation supérieure de beaucoup à celle que peut recevoir la classe correspondante dans la Grande-Bretagne À ce sujet, on peut remarquer que le gouvernement américain fournit à grand nombre de ses navires marchands un système d’instructions écrites pour des observations à recueillir pendant leurs voyages respectifs. Aidé de ces observations et des lochs des navires, le lieutenant Maury a été à même d’obtenir une telle connaissance des courants de l’Océan et des vents favorables au commerce qu’on a pu raccourcir la longueur de certains voyages de presque un tiers. Une découverte de cette nature a eu l’effet de donner aux Américains une sorte de monopole d’un commerce particulier pour un certain temps. On peut affirmer, sans trop s’avancer que les locks du plus grand nombre des navires marchands anglais auraient été parfaitement inutiles pour des investigations de cette nature. En général l’éducation des patrons de navires anglais est sans aucun doute déplorablement défectueuse. » — London Daily News,
- ↑ « Le Sud maintient que l’esclavage est un droit naturel et nécessaire et ne dépend pas d’une différence de nature. Les lois des États esclaves justifient la servitude appliquée aux hommes blancs. » — Richmond Enquirer.
- ↑ À parler à la rigueur, la farine n’est pas un produit brut et il eut été préférable de prendre les prix du blé, s’il eût été possible de les obtenir aussi exactement que ceux de la farine, aujourd’hui fournis pour la première fois par le rapport de la Trésorerie de 1855. Les abaissements pour le blé ont été moindres que pour la farine, par la raison que le fermier a fermement profité par la facilité augmentée de conversion, — résultat du moulin se rapprochant de plus en plus de la ferme et de l’amélioration également soutenue dans l’outillage employé pour changer la forme du blé. Entre la matière première de la farine et la farine elle-même, il y a eu rapprochement soutenu de prix, en vertu de la grande loi par nous mentionnée.
- ↑ Pour mettre le lecteur à même d’apprécier exactement la valeur des faits, il convient de constater que, dans la dernière de ces années, les espèces d’or et d’argent out cessé de circuler par suite de difficultés provenant des événements de la guerre. Le temps d’arrêt commence dans l’automne de 1814 et l’année, pour le trésor, finit à l’automne de 1815. Cette année cependant a été l’une des plus basses de la période.
- ↑ Reports of the Comittee of Commerce and Manufactures. February 13, 1810.
L’effet de cette large demande domestique sur le prix du coton se manifeste par le fait que le chiffre moyen de la valeur du coton exporté en 1815 et en 1816 a été de 24.000.000 dollars ; tandis que trois ans plus tard, lorsque la fabrique domestique a presque entièrement disparu, il tombe, malgré la grande augmentation de la quantité, à 20.000.000 dollars. » — Treasury Report. February 20, 1836. - ↑ Voir précédemment.
- ↑ Voir précédemment.
- ↑ Le scheffel équivaut à environ 55 litres.
- ↑ Modèle:Sc Jarbruch, 1854, p 393.
- ↑ Voir preced., vol. I.
- ↑ Les faits perceptibles aujourd’hui correspondant précisément avec ceux qui advinrent dans la période de 1836 à 1840, lorsque le prix du blé, pour le moment, éprouva une telle hausse, préparatoire à la grande baisse qui devait avoir lieu sitôt après. Alors, comme aujourd’hui, l’on avait cessé de construire usines et fourneaux. Alors, comme aujourd’hui, l’émigration vers l’ouest était immense et la la force combinée de la nation était appliquée à la création d’un nouvel outillage pour produire les substances. Alors comme aujourd’hui la production diminuait tandis que la consommation se maintenait,—le déficit provenant du resserrement de la dette à l’Europe, pour une immense quantité de draps et de soieries qu’il n’y avait plus pouvoir d’acheter. Alors, comme aujourd’hui, il y avait grande prospérité apparente, comme préparation à la faillite universelle de 1841-42. La préparation qui se fait aujourd’hui est semblable en tout point, et comme les causes sont les mêmes, nous pouvons compter sur des effets non différents.
- ↑ Voici un passage d’un discours d’un citoyen d’Alabama, qui montre l’action du système dans un État dont l’existence ne date que de quarante ans:
« Je puis vous signaler avec chagrin, dans les plus anciennes parties d’Alabama et dans mon comté natif de Madison, les tristes traces de la culture ignorante et épuisante du coton. Nos petits planteurs, après avoir effrité leur terre, incapables de la restaurer par le repos, l’engrais ou par tout autre procédé, vont plus loin à l’ouest et au sud en quête d’autres terres vierges qu’ils puissent dépouiller et appauvrir de la même manière. Nos planteurs plus riches, qui ont plus de moyens et non plus de savoir, achètent de leurs voisins plus pauvres, étendent leurs plantations et appliquent plus de force esclave. Les quelques riches qui sont en état de vivre sur de plus petits profits et de donner à leurs champs ruinés quelque repos, poussent ainsi devant eux le plus grand nombre qui sont purement indépendants. Des vingt millions de dollars réalisés annuellement des ventes de la récolte de coton d’Alabama, presque tout ce qui n’est pas dépensé pour l’entretien des producteurs est replacé en terre et en nègres. Ainsi la population blanche a diminué et la population esclave a augmenté à peu près pari passu dans quelques contrées de notre État. En 1825, le comté de Madison émettait environ 3.000 votes, aujourd’hui, il n’en peut pas émettre plus de 2.300. En traversant ce comté, l’on voit de nombreuses fermes, naguère le séjour d’hommes libres, industrieux et intelligents, occupées maintenant par des esclaves ou sans tenancier aucun, abandonnées et dilapidées ; l’on voit la mousse croître sur les murailles ; l’on voit des champs naguère fertiles, aujourd’hui sans haies, abandonnés et couverts de ces mauvais avant-coureurs, la queue de renard et la bruyère ; on voit la mousse croître sur les murs moisissants de ce qui fut naguère des petits villages. « On voit un seul maître réunir le territoire entier qui naguère formait les heureuses demeures d’une douzaine de familles blanches. Bref, un pays dans son enfance où c’est à peine si un arbre de la forêt avait senti la hache du pionnier, montre déjà tous les signes de sénilité et de décadence que l’on voit dans la Virginie et dans les Carolines. » — C. C. Modèle:Sc.
Pour l’épuisement et la pauvreté de la Caroline du Sud, un des plus vieux États, voir précédemment p. 85. - ↑ Voir précéd.
- ↑ Tableau général du commerce de la France, 1854, p. 82.
- ↑ History of Prices, vol. II, appendix. Les blancs qui se trouvent parfois dans les tableaux de Modèle:M. rendent difficile de donner les prix comparatifs avec une exactitude parfaite ; mais ils sont donnés aussi approximativement que possible. Pour tous les cas, on a pris la seconde colonne des prix, — c’est généralement la plus complète.
- ↑ Pour ce cas, les prix ont été donnés, droit payé, et le montant du droit a été dans la période intermédiaire augmenté de 20 sh. par cwt.
- ↑ Libre de droit.
- ↑ Droit, 1 sh. par livre.
- ↑ En 1632, la législature de Virginie passa une loi pour limiter la consommation et élever le prix du tabac. En 1639, — le prix étant tombé à 3 pences la livre, — l’assemblée décida que l’on brûlerait moitié de la récolte. En 1643, des primes furent offertes dans la vue d’assurer la diversité dans les emplois agricoles et d’élever ainsi le prix du tabac. En 1662, l’assemblée passa différents actes pour pousser à une diversité d’industries, — encourageant la plantation des mûriers, offrant des primes pour la construction de navires, la fabrication domestique des étoffes de laine et des toiles. Deux acres de maïs — ou un de froment — durent être cultivés par chaque individu sujet à la dîme. Une tannerie, avec des corroyeurs et des cordonniers y attachés, dut être établie dans chaque comté aux frais publics, les peaux y étant reçues à un prix fixé pour être manufacturées en souliers qui se vendaient aussi à un prix fixé dans le statut.
En 1666, un arrangement eut lieu en vertu duquel des actes furent passés dans les assemblées tant du Maryland que de Virginie, ordonnant « une cessation, c’est-à-dire une suspension de planter du tabac pendant un an, afin par là d’en faire hausser le prix ! Les propriétaires du Maryland formèrent opposition à l’acte du Maryland, et le projet ayant échoué, la législature fit de nouveaux efforts pour susciter des manufactures, — « chaque comté étant requis de construire un métier à ses propres frais et de le pourvoir d’un tisserand. »
En 1682, — le prix du tabac étant tombé à 1 penny, — les colons purent à peine acheter les nécessités communes de la vie, et bientôt, et également sans succès, des efforts furent tentés pour contrebalancer l’action du système qui limitait les colons dans le rude travail rural. - ↑ London Mining Journal. February, 2, 1850.
- ↑ Nous avons de nouveau demandé au Nord : « L’essai de liberté universelle n’a-t-il pas échoué ? Les maux de société libre ne sont-ils point intolérables ? Les plus profonds penseurs parmi vous ne proposent-ils pas de la renverser et de la reconstruire ? Pas davantage de réponse. Ce triste silence est une autre preuve concluante, ajoutée à beaucoup d’autres preuves concluantes par nous fournies, que la société libre est à la longue une forme impraticable de société ; elle est partout épuisée, démoralisée et insurrectionnelle. » Nous répétons donc que la politique et l’humanité à la fois s’opposent à ce qu’on étende les maux de société libre à la population nouvelle, aux générations à venir. » Deux formes de société opposées et en conflit ne peuvent, chez des hommes civilisés, co-exister et être souffertes. L’une doit disparaître et cesser d’exister ; l’autre doit devenir universelle.— Si la société libre est contre nature, immorale et anti-chrétienne, elle doit crouler et faire place à une société esclave, — un système social aussi vieux que le monde, universel ainsi que l’homme. » — Richmond Enquirer.
- ↑ On peut très-convenablement demander : « Si pouvoir est réellement richesse, comment se fait-il que la population d’Angleterre, qui dispose d’une somme énorme de richesse, est-elle tellement pauvre qu’y ait pris naissance l’idée d’excès de population ? La réponse est que tout son pouvoir va se perdant dans l’effort d’empêcher les autres communautés du monde d’acquérir semblable pouvoir ou richesse. En travaillant à avilir le travail et les matières brutes du monde extérieur, elle asservit la population de tous les pays sujets à son influence, et par là produit l’asservissement de la sienne elle-même. L’harmonie d’intérêts est partout parfaite, et c’est pourquoi toute mesure qui tend à priver l’Indou du pouvoir de vendre son travail, tend également à diminuer l’aptitude du travailleur anglais à obtenir la subsistance pour sa famille et pour lui-même. Action et réaction sont égales et s’opposent l’une à l’autre — la balle qui arrête le mouvement d’une autre balle s’arrête elle-même. C’est une grande loi physique dont la vérité se manifeste dans tout l’ordre de la science sociale. Sens commun, sens moral et saine politique visent toujours dans la même direction.
- ↑ « L’épuisement a diminué le produit de la terre, qui fut d’abord la grande richesse du pays. Quand le blé cessa de rendre, on mit de l’avoine, qui d’abord donna de cinquante à soixante boissaux, et on en mit d’année en année jusqu’à ce que la terre cessât de rendre et s’infestât de mauvaises herbes. » Modèle:Sc. Notes on North. America, vol. I, p. 59.
- ↑ Combien voyons-nous de gens vendre leurs terres à des prix ruineux et quitter leur lieu de naissance pour aller s’établir dans l’Ouest ; et la plupart non autant par choix que par l’impuissance actuelle de soutenir leur famille, d’élever et d’éduquer leurs enfants avec le produit de leurs terres épuisées — naguère fertiles, mais rendues stériles et improductives par un désastreux système de culture ! Et combien cette détresse est encore accrue en voyant, comme nous le voyons souvent, les décisions et les indécisions de cette lutte entre le partir et le rester de la part de nombre d’émigrants ! Et combien il y en a qui, après être partis, ne restent que peu d’années et alors reviennent pour ressaisir une partie de leur terre natale et mourir où ils sont nés Comme cela nous rappelle étrangement le pauvre marin naufragé qui, touchant le rivage au milieu de la tempête, s’y attache, mais est reporté en haute mer par la vague qui se retire ! Cependant luttant toujours, meurtri, déchiré, il saisit de nouveau le roc de ses mains saignantes et s’y cramponne comme à son unique et dernière espérance. Et cela n’a rien qui doive étonner. Peut-être c’était le lieu de son enfance, — l’habitation de ses pères depuis plusieurs générations, le sol sur lequel il a dépensé les épargnes et la nourriture, les énergies et les facultés d’une longue vie, — le miel du vivant et les cendres du mort. Modèle:Sc. Discurse before the agricultural Society of Albemarle.
- ↑ Voir préced. p. 88.
Le lecteur qui veut connaître la condition actuelle de l’agriculture dans les États esclaves de l’Atlantique, fera bien de consulter The Seabord Slave States, by F.-L. Modèle:Sc. New-York, 1856. - ↑ Voir précéd. p. 198.
- ↑ « Nous avons été sans café, sucre, thé ou farine pour les derniers six mois. Nous n’avons point eu de pommes de terre pendant deux ans et point de patates douces cette année. La récolte de pois a manqué la saison dernière, faute d’avoir pu semer. En réalité, nous avons été mourant de faim, à la lettre, presque en vue de l’abondance. Mon emballage et ma corde m’ont coûté l’année dernière 23 à 14 cents, et mon coton, grâce au taux élevé du transport, ne m’a donné net que 5 cents. Ceci vous montre l’état actuel des choses dans ma section et à quelques milles de deux rivières importantes À quoi servent de bonnes terres et de riches récoltes sans marchés où vendre et acheter ? » — Letter from Texas, in a New-Orleans Journal.
- ↑ Le « Nigger hoe. » La houe-nègre fut introduite d’abord dans la Virginie comme un substitut à la charrue pour rompre le sol. La loi fixe son poids à quatre livres, — ce que pèse la hache du forestier ! On s’en sert encore non-seulement en Virginie, mais en Géorgie et dans les Carolines. Les planteurs nous disent, comme raison de son usage, que les nègres briseraient une charrue yankee sur la première racine ou pierre qu’ils viendraient à rencontrer. » — Correspondence of the New-York Tribune.
- ↑ À cette réduction surtout est due la grande diminution du revenu douanier en 1834.
- ↑ L’année fiscale n’étant pas la même que celle du calendrier, il convient de rappeler qu’elle part du 1er juillet jusqu’au 30 juin ; et que par conséquent 1844 signifie proprement 1843-44 et 1847, 1846-47.
- ↑ Dans la crise de 1821, le crédit du gouvernement fédéral restait sans égal bien qu’il sortit tout récemment d’une guerre coûteuse et fut chargé d’une lourde dette. Dans celle de 1842, le crédit du gouvernement avait complètement disparu, bien que la dette, rien qu’en peu d’années, eût été totalement éteinte.
Note écrite en 1858. — L’auteur désire rappeler de nouveau à ses lecteurs que l’esquisse ci-dessus des mouvements de l’Union américaine a été écrite en 1856, au milieu de l’éclat d’une prospérité fabuleuse, telle qu’on n’en avait jamais connu. - ↑ Ce sont les quelques métaux que nous avons vu être le produit direct ou indirect du blé et du coton. La valeur du fer se mesure par la résistance qu’il faut surmonter pour l’obtenir. Cette résistance se surmonte par le travail, et le travail représente aliments et vêtements. À mesure que les forces naturelles sont amenées à aider l’homme, il faut moins de travail, — c’est-à-dire d’aliments et de vêtement pour l’extraction du combustible et du minerai, et pour leur conversion en fer ; et la quantité de celui-ci qu’on peut obtenir en échange contre les denrées brutes d’aliments et de vêtement ira en augmentant d’une manière soutenue, à moins que le travail nécessaire pour la production du blé et de laine ne diminue dans une proportion correspondante ; ce qui n’est pas, nous le savons. Dans le dernier demi-siècle les forces naturelles nécessaires pour le service du mineur et du fondeur ont été, à un plus haut degré que celles nécessaires au fermier, soumises à l’empire de l’homme ; et pourtant nous avons vu les hommes qui produisent blé et coton, (précéd. p. 205) forcés de céder une quantité constamment croissante de leurs produits en échange contre une quantité donnée de fer, cuivre ou plomb. Ils tirent avantage, il est vrai, de la diminution du travail nécessaire pour convertir ces métaux en haches, charrues et autres instruments ; mais ils perdent par le fait que les prix de ces métaux se soutiennent, tandis que ceux de leurs utilités sont en déclin tellement soutenu. Le producteur de fer gagne de tout côté — par les améliorations dans l’outillage qui sert à convertir le coton en drap — par la réduction du prix du coton lui-même — par le fait qu’il va toujours améliorant son outillage, et par conséquent toujours passant des bancs de houille et de fer les moins productifs aux plus productifs. Le résultat se voit dans le fait, que tandis que le dernier obtient, en échange d’une tonne de fer, trois fois la quantité de filé de coton qu’il aurait obtenue il y a quarante ans, le premier donne trois fois la quantité de coton pour une tonne de barres de fer dont il construira ses chemins Dans un premier chapitre (vol. 1, p. 269) nous avons vu que la quantité de fer que peut obtenir un fermier de l’Ohio a augmenté — conséquence de l’amélioration des routes qui le conduisent au marché. La contre-partie de ceci se trouve dans l’épuisement constant du sol, aussi ce nouvel état dont la création date d’un peu plus qu’un demi-siècle est-il déjà devenu le grand État émigrant de l’Union. Les locomobiles, les machines à moissonner, le râteau à cheval facilitent l’épuisement des éléments nécessaires à la production du blé et du maïs ; et le chemin de fer facilite leur exportation. Sous le système actuel, plus ces améliorations se répandent, plus s’accroît la tendance à l’émigration et l’isolement, et l’isolement tend à la barbarie.
- ↑ Les faits sur lesquels nous avons appelé l’attention, dans tous les pays purement agricoles, correspondent exactement avec ceux observés dans les États de l’Union américaine. Ainsi, au Brésil, la culture a commencé dans le voisinage de ces localités où se trouvent aujourd’hui des villes et des bourgs ; mais à mesure que la terre s’épuise les planteurs s’en retirent, — laissant désertes les terres qu’ils avaient trouvées les plus productives. Le coût de transport va conséquemment toujours croissant, et plus il s’accroît, moindre est la proportion du travail de la communauté qui peut être donnée à la production. Comme il arrive nécessairement dans tous les cas de ce genre, le désir pour la terre augmente et les propriétés sont très-considérables. De grands propriétaires — qui ne veulent s’occuper d’aucune autre production que de celle de leur grand article, le café, — aiment mieux acheter leur grain que le cultiver. L’aliment va renchérissant d’année en année. On cite un cas d’un planteur qui avait fait une grande récolte de café, mais ne pouvait l’envoyer au marché faute de pouvoir acheter le grain nécessaire pour nourrir ses mulets dans le voyage. Voulez-vous être édifiés sur l’entière identité du système du Brésil et de la Caroline et des effets désastreux d’une agriculture exclusive, consultez un récent ouvrage sur ce pays, par M. Modèle:Sc, dont le Journal des Économistes, numéro de juillet 1856, a donné un aperçu sommaire. Le remède qu’on y prescrit pour ces difficultés est une amélioration dans les procédés de culture ; mais l’agriculture est de toutes les sciences la dernière à atteindre du développement. Ce développement ne marche toujours que dans le sillage des manufactures ; et si le Brésil veut améliorer sa culture, il ne peut le faire qu’à la condition de placer le marteau et le métier à tisser tout proche de la charrue et de la herse.
- ↑ On dit qu’il n’y a pas moins d’une douzaine d’habitations particulières dans la ville de New-York, récemment construites, ayant coûté de 100.000 à 150.000 dollars, rivalisant en magnificence avec les palais royaux de l’Europe et ne leur cédant qu’en superficie. La demeure la plus élégante de la cité a coûté, dit-on, environ 250.000 dollars. Dans une demeure, qui a été meublée dans le style le plus somptueux, on a dépensé 50.000 dollars dans quatre ou cinq des appartements ; il est une simple chambre dont l’ameublement à coûté de 25 à 30.000 dollars. » New-York journal. À côté de ces palais il existe une pauvreté aussi sale qu’en puissent présenter les cités de l’ancien monde.
- ↑ Les désastreux effets de la dispersion sont bien exposés dans le passage suivant, qui décrit l’état des affaires sur la rivière Rouge supérieure, en Louisiane.
« On n’a jamais vu pareil état de choses. Jusqu’à ce moment, la rivière Rouge n’a point été navigable et on n’a pas embarqué une seule balle de coton. Des mille et des dix mille balles sont sur les bords de la rivière Rouge et de ses affluents, attendant une crue. Non-seulement on a manqué à expédier le coton ; mais comme une conséquence nécessaire, aucune fourniture d’aucune espèce ne nous est arrivée. Nous n’avons pas de communication parchemin de fer, et la population bien que riche, pour un grand nombre, est dans un état alarmant de dénuement. La farine vaut 90 dollars le baril et on ne peut s’en procurer qu’à quatre-vingt-dix milles de distance. Le blé commande 2 dollars par boisseau et tout le reste en proportion. » — Cincinnati Commercial Journal.
Il en est exactement de même en Californie comme on le voit par le passage suivant.
« Nous sommes ici sujets à ces lois qui règlent l’offre et la demande — dans des localités où le consommateur et le producteur sont séparés par des mers qui veulent des mois de navigation… Nous importons tout ce que nous consommons… Il en résulte pour nous cette position dans le monde commercial que nous sommes sujets à une grande variation dans les prix et la quantité des articles principaux, — ceux notamment que le mineur et l’agriculteur consomment. Un jour la hausse est énorme et désastreuse pour le consommateur ; un autre jour la baisse est telle qu’elle ruine à la fois le protecteur et le marchand… Notre expérience prouve d’une manière concluante que tous les pays qui s’approvisionnent à des sources étrangères et lointaines, occupent une position tout à fait précaire, humiliante et dépendante. Ils se mettent à la merci des autres et ne peuvent jamais jouir d’une véritable indépendance. Leur approvisionnement dépend de tant de circonstances qu’aujourd’hui c’est bombance et demain famine — aujourd’hui baisse excessive, demain excessive hausse — un pays des extrêmes ; et il n’en peut être autrement sous un tel système. Le remède est de fabriquer nous-mêmes nos articles et de produire notre grain. » — Sacramento Union. - ↑ Pour peu qu’on soit familier avec la législation toute récente à Washington, on appréciera l’exactitude du tableau suivant. « Il y a une troisième maison au siège du gouvernement où l’on vend la législation en gros ou en détail. Vous pouvez acheter, de ces gens-là, des lois à la pièce ou à l’aune carrée, à la grosse ou à la simple douzaine. Désirez-vous un statut à votre bénéfice particulier, ils sont tout prêts à le passer pour vous, moyennant qu’on le leur paye bien. Une grosse somme en main et l’assurance de recevoir une belle part de ce que vous faites par la loi, vous attachent une compagnie active de sapeurs et de mineurs, devant lesquels la vertu facile d’un congrès, tel que celui que nous avons aujourd’hui, n’est pas pour résister longtemps. Plus vous donnerez tout d’abord et plus vous promettrez sur vos gains futurs, plus vous êtes sur de réussir — plus vos moyens seront grands de cajoler et corrompre les membres. — New-York Evening Post.
- ↑ Les effets épuisants de ce système vont attirant par degrés l’attention des hommes éclairés du Sud, comme le prouve le passage suivant du message du dernier gouverneur d’Alabama. « La recherche s’adresse toujours à l’esprit de recherche. Comment se fait-il qu’Alabama, avec son climat délicieux, sa salubrité, son sol fertile et varié susceptible de la plus universelle adaptation, son pouvoir hydraulique abondant et sans égal, ses collines et ses vallées, pour prairies et pâturages, ses acres sans nombre de houille, de fer, de marbre et d’autres minéraux, ne présente pas de preuves plus frappantes de prospérité et de richesse ? La réponse est facile. Cet État ne se sert pas de ses vastes ressources — et aussi une grande partie de sa population est inactive — la main-d’œuvre et les emplois du capital ne sont pas suffisamment diversifiés : il cultive le coton en abondance, avec un profit au-dessous du taux légal d’intérêt, tandis qu’il fournit au manufacturier d’Europe ou de New-England, en dehors du coût de transport de la matière première, un profit qui dépasse le sien d’au moins deux cents pour cent. Tout faible qu’est le revenu de cette source, c’est là-dessus que l’on pourvoit à tous les besoins de la famille, et pour l’ordinaire il ne reste au planteur que bien peu pour l’indemniser de ses soins et de ses soucis. Un tel état de choses tend naturellement à appauvrir le sol, à nous dégoûter d’amélioration et d’embellissement de notre demeure, à nous détourner de nos affections — à nous tenir sans cesse sur la piste pour un acheteur, ou en quête d’un pays où nous puissions faire vite fortune. Un peuple qui vit de la sorte ne peut jouir de cette part de contentement et de prospérité qui est dans le vouloir de la Providence et qu’on peut obtenir par l’effort. »
- ↑ Voici un extrait du Richmond Enquirer qui peint l’état de choses en Virginie, mais il peut s’appliquer également à toute l’Union en masse.
« C’est un malheur que tant de nos jeunes hommes prennent les professions du barreau et de la médecine. Il y a surabondance dans les deux, dans cet État ; elles sont encombrées à l’excès. Il y a dans cet État un médecin pour six cents têtes de la population, nègres et blancs. Si les bénéfices de la profession se répartissaient également ils n’iraient qu’à 600 dollars pour chaque praticien. Mais ce n’est pas le cas. Fort peu réussissent, tandis que le plus grand nombre ne trouve pas à vivre, et beaucoup abandonnent de désespoir la profession, après avoir dépensé peut-être leur petit patrimoine pour y entrer. — Il y a un homme de loi par mille têtes de la population noire et blanche. Je ne suppose pas que dans le présent état de la profession, elle donne plus de deux ou trois cents dollars si les bénéfices se répartissaient également — mais comme dans le cas des médecins, quelques-uns obtiennent la plus grosse part. En prenant les deux professions comme un seul corps, il y a, de fait, très-peu de gens qui y font fortune, et le nombre des heureux doit diminuer en raison qu’augmente le nombre des enrôlés dans la profession. Le mieux, le mieux suprême, serait pour nos jeunes hommes d’entrer dans quelque profession moins encombrée et plus lucrative. » — Malheureusement dans chaque profession ouverte à la population, il n’y a pas moins foule. Dans les dernières dix années, la population a augmenté d’au moins sept millions d’âmes, et pourtant le chiffre de gens engagés dans les grandes branches de l’industrie manufacturière — par exemple, coton, soie, laine, lin et chanvre, n’a probablement pas augmenté. De plus cela empêche que se développe la fabrication de machines et jette forcément la jeunesse instruite du pays dans les négoces ou dans les professions, qui sont toutes encombrées à un point dont aucun pays n’a jamais offert d’exemple. - ↑ Il y a trente ans, on exigeait que les hommes convinssent aux places auxquelles on les nommait. Aujourd’hui on ne demande à peu près qu’une chose, c’est que la place convienne à l’homme. Autrefois le cri de vae victis était inconnu dans le monde politique. Aujourd’hui c’est une maxime établie « que les dépouilles appartiennent aux vainqueurs. Et en conséquence la proscription pour différence d’opinion a commencé à s’étendre dans toute la hiérarchie d’emplois, jusqu’au garçon qui allume les feux dans le plus petit bureau. L’avidité que déploient chez nous les solliciteurs ne peut être dépassée nulle part ailleurs, et elle s’accroît d’année en année, à mesure que le commerce décline et que le trafic devient de plus en plus le maître des fortunes de la population. D’où suit nécessairement que les élections ont commencé à devenir à un degré considérable de simples luttes pour la dépouille des places ; et que le parti au pouvoir a toujours l’avantage d’une armée de fonctionnaires, à son commandement, prêts à agir et à payer pour être continués en place. Rien de plus démoralisant ne se peut trouver dans aucune partie du monde civilisé. Le système actuel est de date postérieure à la période où le libre échange fut adopté pour la première fois par le parti dominant dans le pays.
- ↑ Voir précéd., p. 229.
- ↑ Un des hommes les plus actifs et influents du Sud est M. Barnwell Rhett, et parmi les plus remarquables prophéties des hommes du Sud il en est une qui se trouve rapportée ainsi, dans le récent ouvrage plein d’intérêt : Vie et correspondance d’Amos Lawrence. — « Je souhaite vivement que votre État accomplisse votre prophétie, que dans dix ans vous filerez toute votre récolte de coton ; car nous, du Massachusetts, nous serons heureux de vous rendre la fabrication des gros articles et de tourner notre industrie vers les articles fins. Bref, nous pourrons aujourd’hui, si vous êtes prêts, abandonner la grosse fabrique et appliquer la moitié de notre outillage à filer et faire les bas de coton, et rien ne nous servira mieux nous tous que les fabrications spéciales. Le royaume de Saxe tout entier est employé, pour le moment, à faire les bas de coton pour les États-Unis avec des filés achetés en Angleterre et qui sont faits de votre coton. Qu’il serait mieux pour vous et pour nous d’épargner ces triples profits et transports en fabriquant le coton au pays ! Réfléchissez à cela et songez-y en dehors du préjugé qui domine si exclusivement dans votre État. Il y a peu d’années je demandais à notre ami le général *** de votre État, « ce qu’on pensait alors de la théorie des quarante balles ? » Il me répondit : « Nous l’approuvions, lorsqu’elle a paru, et elle a eu son effet ; aujourd’hui personne n’en veut plus. » Je crois de plus que lorsqu’une erreur est fortement enracinée dans l’opinion populaire, il est beaucoup plus difficile de la déraciner que d’implanter une vérité en son lieu. Si je me connais moi-même, je ne vous donnerai point d’autre exemple à propos de ce que je vous demande ; et je vous dirai que votre État et votre peuple se sont mis dans une fausse position, et qu’ils le verront dans quelques années aussi clairement que le soleil en plein midi. » — Cette lettre du 12 décembre 1849 a juste sept ans de date, c’est, on le voit, une prophétie de M Rhett. que cet État était destiné, avant 1859, à convertir tout son coton en filés ou en drap — ayant, comme il l’aurait, commerce direct avec les Saxons qui avaient besoin de filés et les Brésiliens qui demandaient du drap. Cette prophétie était une conséquence de l’action pendant quatre ans du tarif de 1842. Si elle a manqué à se réaliser c’est une conséquence du tarif de 1846.
- ↑ Chaque usine incendiée met hors d’emploi des centaines d’individus et arrête la circulation du voisinage. Aujourd’hui la destruction d’usines est d’environ une par semaine, tandis qu’il ne s’en construit que peu, si même il s’en construit.
- ↑ L’insouciance qui se manifeste à peu près partout dans l’Union va au point d’étonner les hommes de l’Europe. Les accidents de chemin de fer se multiplient si fort qu’on les lit sans y donner un moment d’attention, et les pertes de vies augmentent d’année en année. On expose aux tempêtes des lacs, des bateaux à vapeur propres tout au plus à desservir des rivières. Des navires sur lesquels on refuserait d’assurer des marchandises sont employés à transporter de malheureux passagers ; — c’est le seul article que le patron du navire ne soit pas tenu sous sa responsabilité de livrer sain et sauf. « On construit des magasins et des maisons (nous citons un journal de New-York) avec de si mauvais matériaux que c’est à peine s’ils peuvent résister à leur propre poids, et l’on vante des murs qui croulent après avoir été exposés à une pluie de quelques heures, ou à un vent capable au plus de soulever la poussière des grandes routes. On construit des masses d’édifices, dont les solives sont tellement liées l’une à l’autre qu’elles forment une traînée parfaite pour la prompte communication du feu. Les solives sont engagées dans les tuyaux de cheminée, si bien que les bouts sont exposés à s’échauffer les premiers, et à s’enflammer par une étincelle. Des files de maisons et des magasins sont souvent couverts d’une seule toiture qui, dans toute sa longueur de matériaux combustibles, n’a pas un mur formant parapet, ou tout autre obstacle pour empêcher les flammes de se répandre en cas d’incendie. » — Le sentiment de responsabilité s’accroît avec l’accroissement de civilisation réelle. Il diminue avec l’accroissement de cette civilisation dérisoire, ou barbarie réelle, qui a son origine dans l’accroissement de pouvoir du trafic.
- ↑ Il y a en Europe quelques ouvrages de statistique très-renommés sur les classes dangereuses, c’est-à-dire celles qui vivent de moyens contraires au bien public, et dont l’existence n’est qu’une guerre plus ou moins ouverte et déterminée contre l’existence de la société. Mais nous ne nous rappelons pas qu’un de ces ouvrages ait énuméré les vendeurs d’actions à terme — les ours en style de bourse — parmi ces classes dangereuses. Certainement il n’est pas de profession plus nuisible ou dangereuse que celle qui prospère en raison des calamités publiques — pour qui la sécheresse, le feu, la grêle, l’ouragan, l’inondation et toute forme de désastre public, est un envoi de Dieu — dans laquelle les esprits supérieurs s’enrichissent de tout ce qui apporte souffrance et misère aux foyers de la grande masse de la communauté. La guerre, la nielle, le froid, la famine — tout ce qui donne certitude de détresse générale, qui menace de banqueroute nationale ou universelle, apporte triomphe et richesse au courtier de bourse « à l’ours. » — Cependant si jouer à terme sur les fonds publics est nuisible et répréhensible, jouer sur les denrées nécessaires de la vie l’est encore bien davantage. On nous assure qu’il y a aujourd’hui des contrats flottants dans cette ville pour quelques millions de dollars, basés sur les stipulations d’un côté de livrer, et de l’autre de prendre des quantités considérables de porc, bœuf, farine, blé à tel jour et à tel prix, autrement dit : A parie contre B, une grosse somme, mais indéterminée, que la farine sera en hausse ou en baisse, selon le cas, le mois prochain, ou à la prochaine fin ou au prochain commencement d’année. Des marchands, dont la profession légitime exige tout leur temps, leur intelligence et leurs moyens, ont risqué tout leur avoir et plus que leur avoir dans ce jeu désespéré. Par suite, plusieurs se sont ruinés, quelques-uns ont perdu la raison ou se sont suicidés ; et des milliers sont devenus impotents, en courant un hasard qui contient tout le vice et la malfaisance de hâblerie ou d’ostentation, avec plus que leurs funestes influences sur le bien-être public. » — New York Tribune.
- ↑ « Une branche régulière de commerce, ici, à Birmingham, est la fabrication de fusils pour le marché africain. On les fait pour environ un dollar et demi. On remplit d’eau le canon, et s’il ne fuit pas, l’épreuve est jugée satisfaisante. Il s’ensuit qu’ils crèvent au premier coup et estropient le pauvre nègre qui les a achetés sur le crédit de la bonne foi anglaise, et les a reçus probablement pour prix de chair humaine I on ne fait pas mystère de ce négoce abominable, et pourtant le gouvernement n’intervient jamais, et ceux qui y prennent part ne sont ni signalés ni évités comme infâmes. » — Modèle:Sc. Espriella’s Letters.
- ↑ Le lecteur qui douterait de l’influence démoralisante du négoce n’a qu’à étudier le code de moralité, auquel le négociant se croit forcé d’obéir. Les dix-neuf vingtième des grandes fortunes, acquises dans le négoce, proviennent d’avoir pratiqué sur l’ignorance d’autrui. Rotschild a dû sa grande fortune à ce qu’il a reçu, avant personne autre, des avis qui le mettaient à même d’acheter des fonds au-dessous de leur valeur réelle — le charlatan qui vend sa drogue pratique, en petit, ce que le grand spéculateur fait sur une grande échelle.
- ↑ Le plus grand nombre des coolies va à la Havane, où on les envoie dans l’intérieur de l’île et sont traités exactement comme esclaves. Voici ce qu’écrivait le consul américain à la Havane, à la date du 14 avril 1855, au sujet de l’arrivée d’un vaisseau anglais, avec une cargaison de quatre cents émigrants chinois. « C’est le premier lot d’un nombre attendu, d’après un contrat qui stipule pour 7.000 ou 8.000. » D’autres contrats sont passés, et comme le prix a monté de 120 dollars à 170 et que les émigrants s’enlèvent aussitôt leur arrivée, il est plus que probable qu’on en importera davantage. « Parmi ceux qui sont déjà ici, dit le correspondant journal américain, il y a nombre de pirates qui ont été capturés et vendus aux contractants. » Le consul dit plus loin : « Que ces travailleurs ne sont pas mieux et même sont plus mal traités sur les plantations que les nègres esclaves. » Un capitaliste envoie un agent pour exporter 10.000 coolies, et on calcule qu’il s’est passé de 1855 à 1856, des contrats pour 50.000. Le taux de mortalité à bord semble être un dixième, de sorte que sur le dernier chiffre 5.000 périront dans la traversée. À New-York, un navire, le Shylark, sur 500 Chinois en a perdu 59. Du port de Swatow, en 1855, douze navires, dont cinq américains, ont embarqué 6.388 coolies. Swatow est un port illicite, même pour un négoce légal.
- ↑ Richmond Enquirer. Un journal de la Caroline du Sud affirme à ses lecteurs que — « l’esclavage est la condition normale et naturelle de l’homme qui travaille, qu’il soit blanc ou noir. Le grand mal de la libre Société du Nord, continue-t-il, c’est d’être chargée d’une classe servile, d’artisans et de travailleurs incapables de se gouverner eux-mêmes, et cependant revêtus des attributs et des pouvoirs de citoyens. Maître et esclave font un rapport dans la société aussi nécessaire que celui de père et d’enfant ; et les États du Nord auront cependant à l’introduire chez eux. Leur théorie de gouvernement libre est une illusion. »
- ↑ Voir précéd. vol. 1, p. 229. Le passage suivant d’un journal anglais, récent et influent, montre que le changement dans les opinions sur les relations du travail et du capital a été suivi d’un changement non moins grand au sujet du gouvernement et du peuple ; et qu’ainsi les résultats de la centralisation sont partout les mêmes. — « Un gouvernement despotique, renforcé d’une armée sur pied, bien qu’il répugne à nos idées, a du moins le mérite d’une chose d’intelligence et pratique. C’est la politique du vouloir d’un seul, renforcé d’un instrument passif qui ose autant qu’il a été dit et pas davantage. Plusieurs nations ont vécu heureuses sous ce régime, et un plus grand nombre le croient, car il y a comparativement bien peu d’individus en état de se gouverner eux-mêmes. En réalité, lorsqu’il est mis en pratique avec intelligence et dans un esprit bienveillant, un régime absolu est libre de cette foule d’inconvénients qui sont inhérents au régime constitutionnel. » — Morning Post.
- ↑ La grande ordonnance de 1787, et le compromis du Missouri.
- ↑ Les mémoires de l’Office des patentes témoignent de l’influence de l’éducation générale, pour développer le génie de la mécanique chez les Américains. Nulle part au monde, il n’existe à un aussi haut degré, et néanmoins dans quelques unes des brandies les plus importantes de fabrication, ils restent stationnaires et dans d’autres n’avancent que peu. Voici plusieurs années que l’Allemagne s’adresse au Massachussets pour des machines pour la fabrication du drap, et c’est à peine s’il se fabrique une aune de drap dans les limites de l’Union. Plusieurs des plus importantes améliorations dans la fabrication cotonnière sont d’origine américaine, et néanmoins la quantité de filés de coton consommée ne dépasse que peu, si même elle dépasse, ce qui était nécessaire il y a huit ans. Il en est de même pour la soie, le lin et le fer. Dans les dernières dix années, la population a augmenté de huit millions ; et le chiffre des individus engagés dans toutes ces principales branches de fabrication n’est pas aujourd’hui plus élevé qu’alors. Le surcroît entier va forcément à l’agriculture et au négoce. La même cause tient l’agriculture abaissée — arrête son développement scientifique et la tient à un niveau inférieur à celui de l’intelligence développée dans les écoles. La capacité intellectuelle du pays est donc jetée forcément dans les opérations d’acheter et vendre des mots et des choses, d’où suit que l’offre de boutiquiers, de commis, d’hommes de loi, de docteurs et de spéculateurs en tout genre, est tellement en excès sur la demande. Le chiffre des producteurs grossit lentement, mais on voit grossir avec une vitesse extrême celui des hommes intermédiaires qui ont à faire supporter leur entretien par le travail de ceux qui produisent. Il en résulte une grande augmentation de crime et de l’esprit d’insouciance qui dispose à porter atteinte aux droits du prochain, tant au dehors qu’à l’intérieur. Le pouvoir d’être utile au monde s’accroît avec le développement de l’intellect, mais celui de lui faire tort s’accroît également vite. C’est dans cette dernière direction que tend l’esprit américain, et par la raison qu’il trouve obstacle à se mouvoir dans la direction contraire.
- ↑ La présente année 1856 est la première où ces contributions ont été parfaitement systématisées. — Les récipients des salaires ayant été requis de payer un certain pour cent des salaires à l’usage du parti au pouvoir.
- ↑ Dans une occasion récente, il s’est trouvé que les solliciteurs pour une charge de munitionnaire vacante n’étaient pas moins de dix mille.
- ↑ Pendant la discussion du bill de Kansas-Nebraska — portant rappel de l’acte de compromis du Missouri — avis fut publiquement donné, par l’organe reconnu de l’administration, que certains emplois de valeur seraient distribués parmi les membres du congrès qui prouveraient leur droit en donnant leur appui à cette mesure.
- ↑ Les passages jusqu’ici donnés en défense de l’esclavage, sont tirés de journaux publiés dans les États du Sud ou esclaves ; mais voici des citations qui prouvent que la démoralisation de l’esprit public, à ce sujet, a gagné même la population de ceux du Nord. « Debout sur les larges planches de l’estrade de Cincinnati, nous déclarons être non-seulement les apologistes, mais les avocats et les défenseurs de cette institution en particulier. Nous réclamons pour l’esclavage américain qui est et a été l’un des principaux boulevards de notre liberté, en même temps que nous prétendons qu’il a amélioré la condition de l’esclave. — Syracuse (N. Y.) Standard. — Les idées soutenues à propos de la traite des nègres, sont reproduites ainsi à propos de la pauvre population blanche des États du Nord, dans un journal qui se publie dans la ville même de New-York. « Vendez les parents de ces enfants comme esclaves. Que notre législature rende une loi en vertu de laquelle quiconque prendra ces parents, pour avoir soin d’eux et de leur progéniture, en maladie et en santé, — les vêtir, nourrir et loger — sera investi d’un droit légal à leurs services ; et que la même législature décrète que quiconque recevra ces parents et leurs enfants et obtiendra leurs services, devra prendre soin d’eux pour leur vie durant. » — New-York Day-Book.
- ↑ La guerre avec le Mexique fut provoquée d’abord par le pouvoir exécutif et alors déclarée par le congrès. L’attaque sur Grey-Town — l’une des mesures les moins justifiables de l’époque, — aurait conduit à la guerre, n’eût été la faiblesse de la société attaquée.
- ↑ Le manifeste émis à Ostende, par les représentants de l’Union auprès les cabinets de Londres, Paris, Madrid, s’est placé sur ce terrain.
- ↑ « Nous mentionnons le sujet de l’esclavage pour jeudi en connexion avec le parti démocratique. Nous le mentionnons pour ce jour en connexion avec l’État de Sud-Caroline. Nous montrons que l’acte restreignant le commerce d’esclaves est une flétrissure, jetée sur les États du Sud, qu’il frappe notre forme de société comme indigne d’être reconnue par un monde civilisé ; qu’il paralyse les énergies de ceux qui voudraient la défendre ; que son retrait nous replacera dans une sphère de prospérité et de progrès ; que c’est au Sud qu’il faut attribuer le triomphe du nationalisme dans le dernier congrès ; qu’à nous encore peut appartenir le succès ; et que le retrait des restrictions est autant une mesure d’intérêt qu’un devoir du parti démocratique, et nous allons montrer que l’État de Sud-Caroline a un intérêt direct et vital dans la question. » — Charlestown Standard.
- ↑ Le peuple de l’Amérique centrale a aboli l’esclavage, mais le gouvernement intrus de M. Walker l’a rétabli et a ouvert les ports à l’admission d’esclaves de toute couleur — noirs, olivâtres ou blancs.
- ↑ « Mieux vaut d’avoir nos charrettes conduites par des esclaves — le travail de nos établissements fait par des esclaves — nos hôtels desservis par des esclaves — nos locomotives manœuvrées par des esclaves, que d’être exposés à ce que s’introduise, de tous les points, une population étrangère à nous par la naissance, les habitudes, l’éducation, et qui à la longue amène ce conflit entre le capital et le travail qui rend si difficile le maintien d’institutions libres dans toutes les nations riches et de haute civilisation, où n’existent pas des institutions telles que les nôtres. » — Message of Governor Adams to the Legislature of South-Carolina.
- ↑ Le sacrifice des intérêts du Portugal par le célèbre traité de Methuen, ou celui de l’intérêt français par le traité négocié en 1785, par M. Eden (voir précéd. p. 49) ne fut pas plus complet que celui fait des intérêts du peuple des États-Unis, par le récent traité avec le Canada, appelé si à tort le traité de Réciprocité. Ce fut une garantie de privilèges d’une valeur incalculable sans retour ; et s’il n’eut pourvu contre l’extension de territoire dans cette direction, il n’eût jamais reçu la sanction du congrès.
- ↑ Telle fut la résolution de la convention de Memphis, au sujet de l’Amazone, qui amena l’expédition de MM. Herndon et Gibbon. Le peuple qui prêche ainsi de recourir à la guerre s’il le fallait pour l’ouverture d’un des fleuves du Brésil, refuse de permettre l’amélioration de l’Ohio et du Mississipi, et cause ainsi à la population de l’ouest une perte annuelle plus grande que le profit à retirer pendant un siècle de l’ouverture de l’Amazone. Le négoce vise toujours au dehors, tandis que le commerce vise à l’intérieur. Comme preuve, nous avons le refus de payer les droits du Sund, et l’agitation pour la liberté de l’Elbe, au même moment où l’Ouest tout entier souffrait d’un prolongement des basses eaux dans l’Ohio — inconvénient qui se reproduit annuellement et auquel on remédierait d’une manière durable au moyen d’une dépense moindre que la perte, en moyenne, qui résulte des sécheresses et des crues rien qu’en un seul mois. » — Voir Modèle:Sc. Report on the Mississipi and Ohio Rivers.
- ↑ Il y a trente ans, le peuple du Mexique et celui de l’Amérique du Sud désiraient s’unir avec les États-Unis pour le maintien des droits contre les puissances de l’Europe. Aujourd’hui ils cherchent à s’unir entre eux et avec l’Europe contre ces États.
- ↑ L’honorable Josiah Quincy, dans une récente lecture à Boston, disait que pendant son séjour à New-York, il avait vu donner 25 dollars d’un simple vote pour un membre du congrès, et comme il exprimait son étonnement qu’un homme put payer une telle somme pour un vote, on lui assura que le candidat, s’il était réélu, battrait monnaie au congrès ; qu’il avait reçu 30.000 dollars à la dernière session pour faire passer un-bill, et qu’à ce taux il pouvait payer un bon prix… On cite aussi par douzaines et vingtaines des hommes qui sont devenus énormément riches par un service de cinq ou six ans au congrès, — tel qui est entré ne possédant pas au monde mille dollars, est sorti avec le quart d’un million. » — New-York Daily Times. L’éditeur demande fort judicieusement : « Comment tout cela finira-t-il ? »
- ↑ L’anarchie peut être un accident à San-Francisco ou à Washington, c’est ici l’état normal. C’est à peine si quelque crime est jamais puni. Le plus atroce malfaiteur se rit ici de la justice. Deux cent plaintes contre des maisons de jeu, et deux mille contre des accusés de tout rang et de toute classe, restent dans le dossier sans qu’on les suive, qu’on en prenne note, ni même connaissance — c’est autant de papier perdu. La troisième mise en jugement contre Baker pour un homicide de toute notoriété et bien prouvé, est aujourd’hui en voie de procédure, et se terminera probablement par un acquittement ou un désagrément pour le jury. Nous n’avons, en tout cas, rien à reprocher à nos voisins à propos de leur négligence à rendre justice. » — New-York Herald.
- ↑ À la dernière élection dans Baltimore on s’est servi du canon. Les couteaux et les revolvers ont été de libre usage dans une élection récente dans New-York.
- ↑ Pour l’exactitude du tableau et des changements survenus dans la période mentionnée, lisez ce passage d’une lettre d’un membre distingué du congrès de Sud-Caroline. « Depuis lors (la date d’une convention tenue en Colombie, Sud-Caroline, en 1843), les démocrates du nord nous ont aidé à porter dans l’Union le Texas, un magnifique territoire à esclaves, — assez vaste pour former quatre États esclaves, et nous ont renforcés, dans cet intérêt particulier, plus que nous ne l’avions encore été par aucun acte du gouvernement fédéral. Depuis lors, ils ont amendé une loi très-imparfaite sur les esclaves fugitifs, passée en 1793, et nous ont donné, actuellement, une loi pour le recouvrement des esclaves fugitifs, aussi énergique que l’esprit de l’homme puisse la rédiger. Depuis lors ils nous ont aidé, par leurs votes, à établir la doctrine de non-intervention du congrès dans les territoires, en matière d’esclavage. Depuis lors, ils ont réduit l’odieux tarif de 1842, et fixé le principe d’impôts sur une base non protectrice. Depuis lors, ils viennent de rappeler la restriction du Missouri, ouvert les territoires au défrichement, et nous ont mis en mesure, si le Sud veut être fidèle à lui-même et aider à peupler le Kansas, de former un autre État esclave. » « En 1843, continue-t-il, on eût traité de fou l’homme qui aurait prédit de tels événements. » — Letter of James L. Orr,of S.C, to Hon. C.-W. Dudley. — Voulez-vous un tableau fidèle des États-Unis il y a dix ans, lisez un livre que l’auteur du présent ouvrage écrivait en 1847, et qui fut publié au commencement de 1848. Il a pour titre : The Past, the Present, and the Future, le présent, le passé et l’avenir. À aucune époque de notre histoire il n’y eut plus de tendance à l’harmonie que dans la courte période qui suivit la date de l’acte de 1842, et qui, alors, touchait à sa fin.
- ↑ Pour la condition stationnaire de la population des îles Britanniques, voir précéd. vol. I, p. 441.
- ↑ Non-seulement c’est là le cas dans Virginie, Caroline, New York et autres des anciens États, mais c’est le cas aussi dans les nouveaux de l’Ouest. Dans quelques-uns la terre a été tellement monopolisée par des spéculateurs, que le pauvre émigrant est forcé d’augmenter de centaines de milles sa distance de la civilisation, s’il veut obtenir de la terre à un prix modéré.
- ↑ Le tableau suivant des marchés de Californie, donné par un journal de San-Francisco, ne se trouverait que peu exagéré si on voulait l’adapter à ceux d’Angleterre ou des États-Unis. — « En raison de l’éloignement de ce marché de tous les autres, il existe ici un état de choses qu’on ne saurait se figurer sans l’avoir vu. Le négoce, pour tout article, est un jeu comme celui de la bourse. Par exemple, le prix du sucre était, il y a trois semaines, vingt-quatre cents la livre, il est aujourd’hui dix cents. La bougie monte, en une semaine, de vingt-quatre à cinquante cents la livre. Les esprits de thérébentine valaient, il y a deux mois, de trois à quatre dollars le gallon ; aujourd’hui c’est de cinquante à soixante cents. On débarque aujourd’hui de la houille qui ne trouve pas acheteur, même pour couvrir le coût du fret. La baisse est aussi rapide que la hausse sur un article.
- ↑ La récente extension à l’Inde, des lois de patente, est regardée comme un grand avantage pour l’inventeur anglais. Et cela, parce qu’elle lui permet de forcer les cent millions d’âmes de la population indienne de payer des taxes pour son entretien, tandis qu’elle les prive de la faculté de faire aucune amélioration dans leur outillage, sans l’autorisation de ceux à qui il a vendu sa patente. C’est un surcroît d’extension du monopole sous lequel l’Inde a été déjà tellement épuisée.
- ↑ Voir précéd., p. 58.
- ↑ Modèle:Sc, Sociale Briefe, p. 245.
- ↑ . Pour les modifications de la quantité de farine et de coton à donner en échange contre les différents métaux, voir précéd., p. 204. La publication récente des prix auxquels le blé a été reçu à Rensselaer-Manor, Albanie, en payement de rente, nous permet de donner le tableau suivant des variations du prix de la matière première de la farine :
Modèle:Interligne
Modèle:Cach Par boisseau. 1801-1805 1.44 dol. 1806-1810 1.30 1811-1815 1.87 1816-1820 1.72 1846-1850 1.40 1821-1825 1.07 1826-1830 1.12 1831-1835 1.15 1836-1840 1.65 1841-1845 1.01 1851-1853 1.10 Modèle:Interligne Comme, pour la farine, le plus haut prix se trouve dans la période de 1811 à 1815, alors qu’il existait peu de relations avec les pays étrangers. À partir de cette date la tendance a été presque fermement à la baisse, — la seule exception vraiment importante ayant eu lieu à l’époque de spéculation sauvage de la période de libre échange qui a précédé la débâcle de 1840, et à celle de la famine d’Irlande.
Le négoce du tabac nous présente des résultats semblables. De 1816 à 1820, il y eut forte baisse, bien qu’on ne puisse préciser le chiffre. Tout bas qu’était le prix dans la période de 1820 à 1825, — les premières années qu’aient données les tableaux fournis par la trésorerie, — la baisse a été depuis à peu près constante, — la seule exception se trouvant dans le période de spéculation mentionnée ci-dessus, comme on le voit ici : Modèle:Interligne
Prix moyen d’exportation par boucaud. 1821-1825 73.11 dol. 1826-1830 67.03 1831-1835 68.81 1836-1840 86.14 1841-1845 53.33 1846-1850 58.77 Modèle:Interligne Il faut aujourd’hui plus de deux fois le nombre de boucauds pour payer une quantité donnée de plusieurs métaux qu’il n’en fallait il y a quarante ans.
- ↑ Dans quelques pays on a essayé de la protection, mais la faiblesse du gouvernement est cause que les provisions des lois ne sont pas mises à exécution. Le traité de Methuen avec le Portugal et la possession de Gibraltar ont permis au peuple anglais de se moquer des lois espagnoles. Il en est ainsi pour l’Italie et le Mexique, deux pays qui essaient de la protection, mais qui sont incapables de lui donner force.
- ↑ Dans beaucoup de branches d’industrie la protection est fournie par des circonstances indépendantes d’elles. Le journalisme en est un exemple. L’éditeur ne peut avoir de concurrence étrangère, sa protection est complète ; il en résulte le fait qu’aucun pays n’est plus abondamment pourvu de journaux quotidiens et hebdomadaires. Autre fait, les circonstances particulières au pays rendent nécessaire la production de livres élémentaires adaptés à ses institutions et à ses opinions. Il n’y a donc, dans cette branche, point de concurrence étrangère ; et il suit, que pour la qualité et le bon marché, les traités élémentaires sont sans rivaux. Autre fait encore, Il ne peut y avoir de concurrence étrangère pour la construction de ponts, et l’ingénieur américain n’est point surpassé. La daguerréotypie et l’œuvre de convertir le drap en vêtements, sont toutes deux protégées par les circonstances particulières du cas. Dans la première, le bon marché et la perfection ont été poussés au point de donner lieu à une production annuelle qui monte à des millions de dollars ; et dans la seconde, l’invention de la machine à coudre témoigne de la quantité de faculté intellectuelle qui est donnée à l’œuvre. Le fabricant de piano est protégé par la nécessité d’avoir les matériaux adaptés au climat ; on en voit le résultat dans l’extension extraordinaire qu’a prise cette industrie.
Quelles que soient les circonstances qui donnent protection, — qu’elles soient intentionnelles ou accidentelles — le résultat de l’expérience américaine est que : plus le marché domestique est assuré à l’artisan domestique, plus croit la tendance à abaisser le prix de l’utilité et à en rendre l’acquisition facile à ceux qui désirent la consommer. - ↑ Avant 1824, elle était au-dessous de 20 livres par tête. En 1834, elle était près de 50. En 1842, elle était au-dessous de 40. Cinq ans après, en 1847, elle était moins de 100. Neuf ans après, en 1856, elle n’avait pas augmenté, malgré l’importation de quantités considérables en échange des obligations de chemins de fer. Le pouvoir de consommation, résultant du pouvoir de la payer, est donc moindre aujourd’hui qu’à l’époque où fut passé l’acte du mois d’aoùt 1846.
- ↑ La consommation domestique de coton, en 1824, était de 110.000 balles ou d’environ 4 livres par tête. Dix ans après, sous la protection, elle avait monté à 216.000 balles ou environ 6 livres par tête. Dans les huit années qui suivent, l’augmentation fut à peu près insignifiante, et, dans la dernière de ces années, elle ne donna pas plus par tête que dans la première. Six ans après, sous un tarif protecteur, elle monte à 600.000 balles ou 12 livres par tête. Sept ans plus tard, 1844-45, elle diminua — ne donnant pas même 11 livres par tête. La demande domestique de coton, résultant de la consommation de cotonnade étrangère est si insignifiante, qu’il n’y a pas à la noter. À aucune période, elle n’a pas beaucoup dépassé une livre par tête, et ce qui est remarquable, elle est en rapport plus faible avec la population en 1854-55, lorsque la population était stationnaire, qu’elle ne l’avait été en moyenne sous le tarif hautement protecteur de 1842, lorsque la fabrication domestique doubla en si peu de temps. Le chiffre des balles de coton nécessaire pour produire tout le tissu étranger consommé dans cette année, ne doit pas avoir dépassé 50.000, et il est douteux qu’il ait été aussi haut. Le total de la consommation de cotonnade, tant domestique qu’étrangère, ne donne pas actuellement, — par tête, — plus que celle du coton domestique, il y a neuf ans ; et pourtant, dans les cinq années du tarif protecteur de 1842, elle avait plus que doublé.
- ↑ Pour quelques années, chaque hiver a vu successivement grossir le chiffre des individus totalement dénués du pouvoir de vendre leur travail, ou d’obtenir les moyens d’acheter nourriture et vêtement. Pour juger de la misère dans New-York, lisez le passage suivant d’une circulaire émanée de l’une des associations de charité de cette ville, en janvier 1856.
« Jusqu’à ce jour, l’association a secouru 6, 662 familles, comprenant 26.898 individus, dont plusieurs sont des familles d’ouvriers sans travail et des veuves avec des enfants à leur charge, qui ne peuvent vivre sans assistance. Et, à mesure que la saison s’avance, la quantité de misère augmente. L’hiver dernier on en a compté trois fois autant en janvier qu’en décembre, et le nombre n’a cessé d’augmenter qu’à la fin de février. » - ↑ Le lecteur qui douterait de l’exactitude de cette opinion, n’a pour cesser de douter, qu’à visiter un district rural à peu près quelconque de New-England. Il y verra que le temps n’y a que peu de valeur, parce que manque le pouvoir de le vendre.
- ↑ Voir précéd., p. 129.
- ↑ Voir précéd., p. 194.
- ↑ Le coût moyen des routes aux États-Unis ne va probablement pas à moins du double de ce qu’il serait, n’était l’inaptitude des propriétaires fonciers à les faire par eux-mêmes et sans l’aide d’emprunts.
- ↑ La condition presque unique à laquelle les chemins de fer peuvent aujourd’hui se faire, est la concession par le gouvernement fédéral d’autant de terres qu’il en faudrait pour payer la construction ; et cependant les gens qui auront à s’en servir sont taxés aussi lourdement qu’ils eussent pu l’être si le capital eut été fourni par des particuliers.
- ↑ La récolte moyenne des années de 1843 à 1846 était 2.225.000 balles. Celle des quatre années dernières a quelque peu dépassé 3.000.000 balles, et s’est obtenue par un épuisement du sol que la somme entière reçue pour le produit ne suffirait pas à payer.
- ↑ L’immigration des années 1832-33 et 34 atteignit un chiffre plus élevé que celle des dix années précédentes — prouvant ainsi une élévation du prix du travail. Il continua à monter légèrement jusqu’en 1837, après quoi il resta stationnaire sur une moyenne des sept années suivantes. En 1845, il commença de nouveau à monter et continua ainsi jusqu’à atteindre, au bout de cinq ans, un chiffre quatre fois plus fort que celui de la période précédente, et de la période qui suivit immédiatement la déplorable période de 1842. Avant la découverte de l’or californien, il déclina de nouveau, mais pour remonter bientôt à un chiffre plus fort qu’en 1849. D a de nouveau tombé aussi bas qu’il le fut pendant dix ans ; d’où suit qu’il fournit une preuve concluante d’une diminution dans la demande et dans la compensation des services du travailleur.
- ↑ Le lecteur a déjà vu que le chiffre des individus occupés dans la Grande-Bretagne à fournir la force et à entretenir et augmenter son outillage à vapeur, est au-dessous de 100.000 et que la force fournie est égale à celle de 600.000.000 d’hommes.
- ↑ « Le mal de l’esclavage est dans le manque d’esclaves. Nous nous aventurions hier à appeler de nouveau l’attention de nos lecteurs sur le sujet de la traite d’esclaves, et aujourd’hui nous donnerons quelques autres aperçus sur cette question. — Nous n’avons nul doute que tout le mal évident de l’esclavage est dans le manque d’esclaves, et c’est pour démontrer l’exactitude de cette assertion que nous écrivons le présent article. Le travail de notre pays a toujours eu pour tâche de couvrir un territoire qui va s’étendant sans cesse, la mise en culture d’un domaine aussi immense était assez et plus qu’assez pour les capacités de toute notre population, et il ne nous en restait plus la moindre à jeter dans les poursuites collatérales ; aussi dans les poursuites collatérales sommes nous restés en arrière. Mais si l’on eût permis au travail esclave de continuer, alors, sans effort surnaturel, nous eussions avancé sur l’Ouest, ou Modèle:Sc, nul doute que dans chaque branche d’amélioration nous égalerions aujourd’hui tout peuple quelconque et nous aurions devancé le Nord et l’aurions mis hors de cette lutte. (Charleston Standard). — Ces italiques sont celles du journaliste. Les Modèle:Sc sont mises par nous pour appeler l’attention du lecteur sur le fait que la difficulté s’est produite de la manière par lui décrite. Si l’usine à coton eut été amenée auprès de la plantation — si le travail eut été localisé — et s’il lui eut fallu fonctionner dans une sphère restreinte, — l’agriculture eût passé à l’état de science, et les hommes eussent de jour en jour gagné en liberté.
- ↑ D’année en année les planteurs tiennent des assemblées ayant pour objet l’établissement d’un commerce direct et leur affranchissement de la taxe de New-York et de Liverpool ; et pourtant leur dépendance de ces ports s’accroît d’année en année. Placez l’usine à coton à côté du planteur et il sera libéré à l’instant de la taxe dont il se plaint si fort.
- ↑ La récolte d’œufs en France est évaluée par Royer, Statistique agricole, à 176.331.110 francs. » C’est le tiers de la récolte totale de coton de presque une douzaine d’États du Sud.
- ↑ Le monceau de papier dans l’usine gagne quelque peu en valeur lorsqu’il a été compté et mis en rames ; et la masse de drap gagne de la même manière après qu’elle a été mesurée et mise par pièces — par la raison que tous deux sont mieux préparés pour en faciliter l’échange. Il en est précisément de même pour l’accroissement de valeur qui résulte de l’opération du monnayage.
- ↑ Modèle:Sc. Principes d’économie politique.
- ↑ Une pièce de trois cents, qui change de mains dix fois en un jour, effectue dans un an des échanges pour 100 dollars, ou, comme l’échange a deux parties, pour 200 dollars. Deux mille de ces pièces — qui coûtent 60 dollars — engagées dans la circulation domestique, ont capacité d’entretenir plus de commerce que n’en peut entretenir un navire du coût de 30.000 dollars engagé à effectuer des échanges entre les producteurs de drap de Manchester et ceux de thé en Chine.
- ↑ Modèle:Sc. Fortune privée du moyen âge, p. 31.
- ↑ Ibid., p. 50.
- ↑ Modèle:Sc. Fortune privée du moyen âge, p 32.
- ↑ La valeur est la mesure de l’obstacle que la nature oppose à la satisfaction des vues de l’homme.
- ↑ La centralisation en Angleterre et ailleurs produit une distribution contre nature des produits du travail — donnant beaucoup à quelques-uns et laissant peu au grand nombre — beaucoup au propriétaire foncier et au possesseur de l’usine et peu à l’ouvrier. Cette distribution engendre inégalité et c’est un résultat d’interférence dans les lois naturelles dont la tendance est vers l’égalité. Prenons la quantité totale de subsistances obtenue en retour du travail d’un Anglais, nous trouvons que cela équivaut pour le moins à dix fois la quantité d’étoffe obtenue en retour du travail d’un individu dans Illinois ou Wisconsin.
- ↑ Il y a trente ans la consommation annuelle des métaux précieux dans la Grande-Bretagne, était évaluée à 2.500.000 liv. st.
- ↑ Voir précéd. p. 82.
- ↑ Voir vol. I, p. 435.
- ↑ Voir précéd., p. 90.
- ↑ « À mesure que ces changements s’opèrent dans l’esprit des gouvernés et des gouvernants, la prospérité publique se développe avec une rapidité jusque-là sans exemple. Tous les signes l’annoncent, la population augmente, les richesses s’accroissent plus vite encore. La guerre d’Amérique ne ralentit point cet essor ; l’État s’y obère, mais les particuliers continuent à s’enrichir ; ils deviennent plus industrieux, plus entreprenants, plus actifs. — « Depuis 1774, dit un administrateur du temps, les divers genres d’industrie, en se développant, avaient agrandi la matière de toutes les taxes de consommation. Quand on compare, en effet les uns aux autres, les traités faits aux différentes époques du règne de Modèle:Roi entre l’État et les compagnies financières chargées de la levée des impôts, on voit que le prix des fermages ne cesse de s’élever, à chaque renouvellement, avec une rapidité croissante. Le bail de 1766 donne 14 millions de plus que celui de 1780. « On peut compter que le produit de tous les droits des consommations augmente de deux millions par an, dit Necker dans le compte rendu de 1781. « — Arthur Young assure qu’en 1788, Bordeaux faisait plus de commerce que Liverpool ; et il ajoute : « Dans ces derniers temps les progrès du commerce maritime ont été plus rapides en France qu’en Angleterre même ; ce commerce y a doublé depuis vingt ans.» Modèle:Sc. L’ancien régime et la Révolution, p. 286.
- ↑ Voir précéd., vol. I. Tout récemment il s’est fait une exportation considérable d’argent vers l’Inde ; et par la raison que le gouvernement — préférant recueillir ses taxes sous la forme de l’utilité la plus coûteuse, — a interdit la circulation de l’or.
- ↑ Un dixième de l’excédant sur 20 % fut réduit en décembre 1823 ; un autre dixième en 1835 ; un troisième en 1837 et un quatrième en 1839 — l’excédant restant des droits étant également divisé en deux parties pour être réduit en 1841 et 1842.
- ↑ Dans le dernier rapport de la trésorerie le surcroît au stock de métaux précieux dans les cinq années dernières, est évalué à 100.000.000 et peut être à 150.000.000 dollars. On fait cependant une petite déduction pour la consommation dans les arts, laquelle dans les cinq ans a absorbé au moins cinquante de ces millions. On n’en fait aucune pour le fait que 20.000.000 sont toujours tenus dans les caves de la trésorerie et restent là aussi inutiles que le pourrait être une masse de cailloux du même poids. On prétend qu’il résulte un grand avantage d’accroître la difficulté de transférer la propriété monétaire, en forçant les individus à porter de l’or dans leurs poches, alors que si la loi le permettait ils préféreraient porter des bank-notes. On ne tient pas compte d’un système foncier qui force de transporter en or des millions de dollars d’un bout du pays à l’autre, — à grands frais et risques, — lorsqu’on pourrait se servir de traites, n’était que le gouvernement fédéral a pour objet, autant que possible, de détruire l’utilité des métaux précieux, en poussant à leur transportation et empêchant ainsi leur circulation. Du jour où le libre échange a été inauguré comme la politique du parti dominant dans le pays, il y a eu guerre presque incessante contre le crédit, et il en est résulté qu’il faut 200.000.000 dollars en or et argent, pour effectuer moins de commerce, qu’on en ferait avec moins de 100.000.000, et cela avec une fermeté et une régularité aujourd’hui tout à fait inconnues.
- ↑ Voir précédent, p 194 et 198
- ↑ M. Modèle:Sc.
- ↑ Modèle:Sc. Du revenu foncier.
- ↑ Note écrite en 1858. Que la centralisation trafiquante va soumettant rapidement la propriété et les fortunes de la nation entière, au vouloir de quelques hommes qui ont à profiter de tous les changements qu’ils amènent, nous le voyons par le fait que dans le court espace de vingt mois, finissant en août 1857, les emprunts de la banque de la ville de New-York s’élevèrent de 92.000.000 dollars à 122.000.000, et alors en soixante-dix jours furent réduits à 95.000.000, ce qui eut pour effet, une suspension complète du mouvement sociétaire.
- ↑ Dans les dernières années de la politique de protection de 1828, le gouvernement fédéral a payé un montant considérable de dette portant intérêt à trois pour cent. Dans la période de libre-négoce de 1841-42, il lui a été tout à fait impossible de trouver à emprunter même à six pour cent.
- ↑ Modèle:Sc. De la monnaie, p. 380.
- ↑ Ibid., p. 383.
- ↑ Citation de Coquelin.
- ↑ Modèle:Sc. Du crédit et des banques, p. 203.
- ↑ Modèle:Sc. Du crédit et des banques, p. 179.
- ↑ Voir dans le Journal des Économistes, n° de mai 1851, un article sur la dépréciation de l’or. Il est assez remarquable que les opposants les plus actifs aux mesures qui tendent à l’utilisation de la monnaie et à la diminution qui s’ensuit du taux d’intérêt se fassent en Angleterre, en France et aux États-Unis, les champions les plus empressés du système qui vise à la centralisation des manufactures au moyen de ce qu’on a appelé les mesures de libre-échange. Sir Robert Peel fut l’auteur de diverses limitations à la circulation monétaire anglaise ; et la croisade américaine contre les banques et leurs billets se continue aujourd’hui par les partisans du libre-échange, comme on le voit dans les rapports sur les finances. — En tout pays, la liberté grandit avec l’accroissement du crédit et d’utilisation des métaux précieux, parce que toujours, en pareil cas, la circulation sociétaire s’accélère et le travail devient plus productif. L’adoption finale des mesures de libre échange comme politique démocratique, la répudiation du crédit et l’éclosion du sentiment en faveur de l’esclavage qui existe aujourd’hui, datent, tout cela à la fois, d’avant les années 1835 et 1836.
- ↑ Le prodigieux effet de changements si minimes qu’ils échappent à nos sens est fort bien exposé dans le passage suivant d’un auteur à qui nous avons déjà beaucoup emprunté.
« Une altération dans le monde naturel de choses d’une sorte tellement tenue qu’elle est inappréciable à nos sens, produirait d’un seul coup l’extinction certaine de la vie animale et végétale. Qu’il plaise au Tout-Puissant d’ordonner que la très minime proportion d’acide carbonique qui se trouve dans l’atmosphère disparaisse, et dans une heure la végétation s’arrête — rien qu’au bout d’une semaine il ne restera probablement pas une seule plante vivante sur la terre desséchée. Et pourtant les organes de l’homme ne percevraient aucun changement dans la nature de l’atmosphère, et l’humanité entière commencerait par s’étonner du fatal fléau qui a si soudainement frappé tout ce qui a forme de végétal ; et après une courte période de stupéfaction et de terreur indéfinie, elle aussi périrait, comme ont fait les plantes, faute de subsistance. Modèle:Sc : Chemistry of Common Life, vol. II, p. 365. - ↑ L’usage de menue monnaie est une preuve de liberté. Chez les populations esclaves il n’en est pas besoin — le travailleur n’ayant à faire aucun des plus petits échanges. Dans les États-Unis du Sud on voit rarement des piécettes d’argent — l’intercourse du peuple des plantations se faisant par l’intermédiaire de leurs propriétaires d’un côté et le négociant en coton de l’autre. L’apparition d’une piécette d’argent de trois cents fut une preuve de civilisation croissante. Depuis, on en a eu une autre dans la convenable pièce de cuivre nickel et zinc se substituant à la grossière pièce de cuivre qui, auparavant, représentait la centième partie d’un dollar.
- ↑ Voir précéd., p. 140.
- ↑ Voir précéd., Vol I, p 235.
- ↑ Modèle:Sc. History of England, vol. IV, chap. Modèle:Sc.
- ↑ En surcroît de ces gros dividendes elle avait accumulé graduellement un excédant qui, en 1816, montait à plus de 3.000.000 liv., et qui fut alors ajouté au capital nominal. Alors, comme jadis, le surcroît prit la forme d’une annuité payable par le gouvernement.
- ↑ Cité par Mac-Culloch, note 9 de son édition de la Richesse des nations.
- ↑ « M. Mac-Culloch (Notes de la Richesse des Nations) dit que la destruction du papier-monnaie a déjà élevé la valeur de la circulation d’environ trois pour cent de l’étalon, de sorte que l’acte de 1819 n’a guère fait que maintenir la circulation au taux où elle était arrivée par des circonstances accidentelles. Cela est vrai. Mais sont-ce des circonstances si, purement « accidentelles » que celles qui ont effectué dans la valeur de la propriété un changement — qui compte par millions de millions ? Ce furent les contractions de la banque qui, après avoir pendant une série d’années travaillé à augmenter la quantité apparente de numéraire à la disposition de la communauté, se trouva elle même dans la nécessité de la réduire à la réelle. Cela ne fut point arrivé si la restauration du vieil étalon n’était point entrée dans les vues du gouvernement qui, par l’acte de 1819, ne fit que sanctionner ce qu’il avait auparavant fait lui-même par le ministère de la banque. En attribuant ainsi « à des circonstances accidentelles » un grand phénomène qui correspond exactement à ceux de 1825, 36, 40 et 47, M. Mac-Culloch fournit une preuve concluante du vice des doctrines dont il est le partisan en matière de monnaie. Mêmes effets ont mêmes causes. Dans chacun des cas, la cause se trouve dans l’existence d’un pouvoir de monopole, dont la valeur non-seulement ne s’altère pas, mais même s’accroît considérablement, lorsqu’on en use de manière à porter préjudice au crédit privé. Centralisation et discorde vont toujours de compagnie.
- ↑ Le récit suivant de l’état des affaires à l’époque en question (1825) fournit la preuve concluante des effets désastreux du pouvoir de monopole et des effets prodigieux qui peuvent résulter de l’altération la plus minime de la circulation. — « À la fin de novembre, la banque de Plymouth fit faillite ; le 5 décembre vit la faillite de la maison sir Peter Pole et C° de Londres, qui répandit une consternation générale, car elle avait des comptes avec quarante banquiers de province. Les conséquences furent désastreuses à l’extrême. Dans les trois semaines suivantes, soixante-dix banques dans la capitale et la province suspendirent leurs payements. Les maisons de Londres étaient assiégées du matin au soir d’une foule bruyante demandant des espèces contre leurs billets. La banque d’Angleterre elle-même eut la plus grande peine à apaiser l’orage ; et elle fit au gouvernement des adresses répétées pour un ordre du conseil qui suspendit les payements en espèces. Celui-ci déclara refuser tant que la banque aurait une guinée en caisse, et en attendant, la consternation dans tout le pays atteignait le plus haut degré. Chaque créancier pressait son débiteur qui cherchait en vain des espèces pour s’acquitter. Les banquiers, touchant à l’insolvabilité, refusaient durement tout arrangement même avec leurs clients les plus favoris. Des hommes dont l’avoir allait à 100.000 livres ne disposaient pas de 100 livres pour se sauver de la ruine. « Nous étions, a dit M. Huskisson, à vingt-quatre heures du retour au troc.» Dans cette extrémité le gouvernement, malgré sa forte confiance dans la circulation métallique, dut arriver à la seule mesure qui pût sauver le pays. Il était évident pour tous qu’on touchait à la débâcle qui menaçait d’une ruine universelle. Cela provenait d’un brusque resserrement de la circulation du pays par la saignée d’espèces sur les banques, au moment même où il eût fallu son expansion pour soutenir les immenses engagements pécuniaires des habitants. Le remède était clair, — donner expansion à la circulation sans s’occuper de l’écoulement de l’or. C’est ce que fit le gouvernement. Immédiatement après la faillite de la maison Pole et C°, on tint de fréquents conseils de cabinet, et la résolution sage fut enfin prise d’émettre dans la circulation des billets d’une et deux livres de la banque d’Angleterre. Ordre fut envoyé à la Monnaie de frapper le plus possible de souverains, et pendant une semaine elle en frappa par jour cent cinquante mille. Mais alors une difficulté nouvelle surgit. Il y avait une telle demande des billets de la banque d’Angleterre, pour combler le vide occasionné par le discrédit général de la circulation des banquiers de province, que la banque ne pouvait procéder suffisamment vite à leur émission. Dans cet embarras, alors que les espèces en caisse étaient réduites à 1.000.000 livres et que la presse allait chaque jour croissant, une trouvaille due au hasard tira la banque de ces difficultés immédiates et lui permit de continuer les émissions aux banquiers, grâce auxquelles le pays fut sauvé d’une ruine totale. Une vieille boîte, contenant 700.000 livres en billets d’une et de deux livres fut découverte par hasard dans la banque d’Angleterre et livrée à l’instant au public. Cela permit de suivre d’un pas égal la circulation jusqu’à ce que les nouvelles notes pussent être émises. L’effet se fit bientôt sentir. Les gens ayant des billets, se relâchèrent de leur demande d’or ; la confiance commença à renaître devant les moyens fournis d’acquitter les engagements ; et dans un meeting de banquiers et de marchands de la cité de Londres, on vota des déclarations de confiance dans le gouvernement et la banque d’Angleterre, ce qui contribua beaucoup à rétablir la confiance générale. » — Modèle:Sc. History of Europe.
- ↑ Chaque contrat pour achat ou vente de tout article ou propriété implique un contrat pour la livraison d’une quantité de monnaie équivalente au prix. Le montant du négoce en monnaie est donc égal à la somme des prix de tous les articles et propriétés, et de tout le travail vendus.
- ↑ Il est curieux de voir dans les réponses de banquiers éminents (lors de l’enquête) les raisons fournies à l’appui de l’opinion que ces dépôts, — convertibles à l’instant en billets ou en or, — ne sont pas de la circulation comme le sont les billets eux-mêmes. Un des directeurs les plus distingués de la banque est d’avis qu’ils ne peuvent être considérés ainsi, car le propriétaire « ne pourrait payer ses ouvriers avec » ni ne pourrait faire « tout ce qu’il ferait avec des souverains et des shellings. » Il est d’avis toutefois qu’ils possèdent « les qualités essentielles de la monnaie à un très-bas degré. » La « qualité essentielle de la monnaie » est celle de faciliter le transfert de la propriété, et elle se trouve à un plus haut degré dans la bank-note que dans l’or ou l’argent ; et à un plus haut degré encore dans le mandat que dans la note. » Le propriétaire du numéraire en dépôt tirant pour le chiffre précis de livres, shellings et pence nécessaire, et les transférant sans avoir la peine de manier et compter même un seul penny. » Il est curieux aussi de remarquer la forte tendance dans les esprits des individus interrogés (personnages distingués dans les cercles financiers de Londres), à confondre les billets au porteur et les effets avec la monnaie courante. Un billet au porteur est un engagement de délivrer, quelque jour à venir, une certaine quantité de monnaie courante. Sa valeur monnaie, dépendant du rapport entre la monnaie et les effets sur le marché, est juste aussi sujette à variation que l’est celle du sucre ou du café. Si la monnaie abonde et que les effets, café, ou sucre soient rares, le prix de l’article pour lequel il y a déficit, sera élevé ; mais si le sucre, le café ou les effets abondent et que la monnaie soit rare, le prix des articles surabondants sera bas. Les billets au porteur peuvent être troqués contre marchandise, comme cela se fait en Angleterre à un degré considérable ; mais un surcroît dans l’offre des billets au porteur sur le marché, — quoiqu’il puisse affecter matériellement le prix-crédit des articles ou le prix en troc pour promesses de livrer monnaie à quelque jour à venir, — n’apportera point changement dans leur prix-monnaie, à moins que les billets au porteur ne puissent être facilement convertis en monnaie. Dans les temps de pression sévère, il y a facilité grande à troquer de la marchandise contre des billets au porteur ; mais le manque de confiance induit le détenteur de la première à en fixer le prix très haut, en vue de couvrir le coût et risques attachés à la conversion de billets au porteur en l’article dont est besoin, qui est monnaie, ou currency (monnaie courante), — la chose avec laquelle il doit acquitter ses engagements. Le terme currency signifie monnaie sur le lieu, et en Angleterre, excepté la monnaie d’argent pour les petits payements, on ne reconnaît que l’or, qui passe de la main à la main, soit par livraison actuelle d’espèces ou par le transfert de la propriété d’une certaine quantité de celui qui se trouve dans les caves des banques et banquiers, au moyen d’effets privés, ou mandats, ou d’obligations de la banque elle-même, appelées bank-notes, billets au porteur. Un contrat pour la livraison de farine à tel jour, peut aussi convenablement s’appeler de la farine, qu’un contrat pour la livraison à tel jour d’une certaine quantité de l’article qui est courant, pour l’acquittement des dettes, et que nous appelons monnaie, peut être appelé lui-même monnaie ou currency. — Les embarras de la banque proviennent de ce que chaque fois que la spéculation abonde et que les particuliers ont vif désir de contracter pour Modèle:Tiret2 à venir de monnaie, elle facilite leurs opérations en prenant leur papier librement et devenant responsable pour la livraison de monnaie sur demande ; de la sorte, ses propres dettes, appelées dépôts, sont considérablement accrues. Si elle a la monnaie, tout est bien ; mais si elle ne l’a pas, elle se trouve ainsi enfler le montant imaginaire de la circulation et les prix haussent. Lorsque arrive le jour d’échéance, il se trouve pour l’ordinaire évident que les deux parties ont négocié sur le crédit. La banque doit être payée, ou bien elle est insolvable et doit faire faillite. Après avoir induit le pauvre créancier à se jeter dans un excès d’affaires, à entreprendre ce qu’autrement il n’eut point entrepris, elle le ruine maintenant pour avoir cédé à ses sollicitations. Échappée par un heureux hasard, elle se hâte de « montrer de nouveau » ce qu’on appelle « un surcroît de libéralité » dans ses accommodements — se rejetant de nouveau largement en dette pour l’achat de valeurs.
- ↑ Un écrivain anglais a dit récemment : « Que la détresse endurée alors par la nation sentait plus la création sauvage d’une imagination tragique qu’un récit de faits exacts. Après avoir traversé le Yorkshire et les districts lainiers en général, et montré les marchands et fabricants en faillite, le dénûment de la population en masse, il passe en revue les tisserands en soie, les fondeurs de fer, les mineurs de houille, les gantiers, les verriers, les tisserands de châles et les filateurs de lin, — fournissant partout « des preuves semblables de la prostration entière de l’industrie. » Bien que le mal sévît partout, ce fut principalement « dans les districts manufacturiers que la misère sembla avoir épanché ses rigueurs au plus haut degré. » Et il ajoute : « Là le spectacle de détresse se développe sur une échelle gigantesque — la masse de dénuement dépasse toute croyance. » — Modèle:Sc. Charter of the Nations, p. 70. — La cause de tous ces embarras et de la ruine de centaines de mille d’individus aux États-Unis, est dans ce désir anxieux des directeurs de banque de travailler la circulation de manière à s’assurer à eux-mêmes de gros dividendes. Le pouvoir de perturbation s’est depuis ce temps considérablement accru.
- ↑ « Nous avons montré par des arguments incontestables que, dans aucune circonstance, le public ne retiendra de circulation que juste ce qui suffit à accomplir les fonctions de medium d’échange pour les transactions du pays. Personne ne retient dans ses mains plus de monnaie qu’il n’en faut pour son usage immédiat ; chacun la place dans une banque ou l’emploie à acheter des articles dont il espère tirer profit ou des valeurs qui donneront intérêt. En règle donc, la circulation est en tout temps bornée à la somme la plus faible qui suffise à conduire les transactions du pays. » — Economist.
- ↑ C’est ce que comprendra facilement le lecteur à l’aide du tableau suivant. La circulation de la banque doit être ainsi représentée.
Modèle:Interligne
Capital nominal 14.000.000 Notes 20.000.000 Lingot 6.000.000 Supposons maintenant que ses obligations s’élèvent à 15.000.000 liv. ainsi représentées. Modèle:Interligne
Dépôts Modèle:Cach 15.000.000 Lingot 5.000.000 Sécurités 10.000.000 --------------- Total. 15.000.000 Modèle:Interligne Un écoulement d’espèces emportant 5.000.000 d’or, la banque diminue ses obligations jusqu’au même chiffre. Il reste cependant 10.000.000 encore de ces dépôts dont la banque se libérerait volontiers si elle le pouvait. Dans cette vue, elle refuse de renouveler ses prêts espérant que ceux envers qui elle est débitrice, la mettront — en achetant des valeurs — à même à la fois de réduire ses titres sur autrui et les titres d’autrui sur elle. Dans cet état de choses, les dépositaires viennent ensemble et disent. « Nous ne voulons pas permettre que vous poussiez vos réductions plus loin. Si vous l’essayez, nous demanderons paiement de notre créance sur vous. La banque cependant ne peut payer sans violer la loi. Elle n’ose pas, dans cet état des affaires, payer un shilling, sinon pour racheter sa circulation, ni n’ose émettre une note sinon contre de l’or. Elle et le gouvernement se trouvent au pied du mur et forcés de céder. » C’est exactement ce qui eut lieu en 1847. Les dépositaires alors forcèrent le gouvernement de suspendre la loi, et c’est ce qu’ils feront de nouveau, si une nécessité semblable vient à se représenter. Les annales de la législature n’offrent pas d’expédient plus triste et plus inutile que l’acte de restriction de la banque. S’il cessait d’exister — ou s’il n’était pas positivement préjudiciable — on aurait moins à regretter.
- ↑ « Il est clair qu’il n’y a qu’un seul remède sage. La théorie et aussi l’expérience en montrent l’efficacité c’est : Modèle:Sc. Quand il y a demande excessive d’un article, le remède ordinaire est — une hausse du prix. Le capital ne fait point exception à la règle. C’est le seul moyen qui ait jamais refréné à propos une spéculation extravagante. » — Economist.
- ↑ La plus vieille banque de la cité de Londres, connue à l’origine sous le nom de Snow, mais de nos jours sous la raison — Strahan, Paul Batey et compagnie a failli et avec les circonstances les plus honteuses. On s’attendait à un passif d’environ 3.000.000 liv. st. D’après ce qui a transpiré, ils avaient absolument vécu et négocié sur les dépôts de leurs clients, — tous dépôts qui ont été perdus. L’un d’eux a perdu jusqu’à 200.000 liv.
- ↑ La responsabilité illimitée est un des caractères de la barbarie. Sur une plantation, si quelques nègres ne peuvent faire leur tâche, les autres la doivent faire. Dans l’Inde, les gens qui veulent travailler et peuvent payer leurs taxes ont toujours été obligés d’acquitter des amendes encourues par ceux qui ne veulent ou ne peuvent ni l’un ni l’autre. Parmi les vexations de la taille la solidarité des gens, l’un pour l’autre, se fait le plus remarquer. À l’époque des dragonnades de Louis XIV, tout ce qui restait de protestants dut contribuer à payer les taxes dues par ceux qui avaient été chassés de leurs maisons et qui par là étaient ruinés.
- ↑ Les banques de grains de Norwége sont les institutions les plus primitives dont on ait connaissance. Grâce aux restrictions sur l’emploi du capital dans ce pays, il n’existe point de magasins ou de places d’échange, où le fermier puisse disposer de l’excédant de ses grains ; ni par conséquent de places où ceux qui en manquent puissent en acheter. Pour remédier à cet inconvénient, les fermiers se sont associés pour l’établissement de banques où les grains sont reçus en dépôt et où l’on prête sur eux à intérêt. Voir Laing’s Norway, p. 256. On alloue aux dépositaires intérêt au taux d’un huitième et les emprunteurs payent le taux du quart — la différence sert à défrayer les dépenses d’administration. — Même ici le principe de responsabilité est admis. Le profit, s’il y en a après les dépenses acquittées, est la propriété de la communauté à raison de leurs intérêts. La dette, s’il s’en forme une, doit être la dette de la communauté. Si par manque de soins ou mauvaise administration, le grain déposé par certains individus est détruit, ils doivent avoir droit à trouver remède quelque part. Partners en ce qui regarde le profit ou la perte, ils sont dans leur capacité de dépositaires aussi séparés de la communauté que le sont les employés de la banque. Sous le système de responsabilité illimitée, tout dépositaire, sur faillite du fond, peut commencer poursuite contre tout membre de l’association, — le requérant d’assumer la perte. Personne ne voudra encourir un tel risque, néanmoins on peut être disposé à s’associer avec ses voisins en entendant bien qu’en cas de déficit chacun peut être assigné à restitution, en proportion de son intérêt. Ici il y aura responsabilité limitée et justice. De l’autre côté il y aurait responsabilité illimitée et injustice.
- ↑ Voici vingt ans que l’auteur a pour la première fois publié ses doctrines cidessus, au sujet de la responsabilité. Adoptées par des écrivains distingués en Europe, et notamment par M. J.-S. Mill (Principles of Political Economy) ; — on a si fort insisté sur elles que le Parlement anglais les adopta à son tour. Les reproduire ici peut sembler inutile, et le serait certainement, n’était la tendance tellement grande qui existe à reproduire sur le littoral occidental de l’Atlantique, toutes les erreurs, en matière de corporations, répudiées aujourd’hui sur le littoral oriental. Les avantages de la banque privée sur la banque publique sont aujourd’hui en Amérique autant recommandés et aussi brillamment exposés qu’il se pourrait, si leurs inconvénients n’avaient pas été déjà si parfaitement exposés dans la Grande-Bretagne.
- ↑ « Le capital de la banque est divisé en 3,000 actions de 100 liv. chacune, sur lesquelles 50 liv. ont été versées, ce qui fait un total de 150,000 liv., et parmi les praticiens une opinion prévaut que la plus grande partie, sinon le tout, doit avoir été perdu. Il y en a même qui prédisent que l’actif sera au-dessus du passif et qu’il faudra demander une contribution aux actionnaires pour compléter la liquidation. La banque a été fondée il y a sept ans, avec une charte de la cour du commerce, donnant plusieurs privilèges avantageux, mais point de limitation de responsabilité. Le nombre des actionnaires est 289, et parmi eux plusieurs sont propriétaires. D’après l’état de situation semestriel présenté le 1er du mois dernier, le montant de son passif envers dépositaires était 842.421 liv. — Les infortunés dépositaires sont pour la plupart des marchands de Londres qui, saisissant l’avantage présenté par cette banque de recevoir de petits dépôts en compte courant, avaient l’habitude de déposer le montant de leurs dépenses courantes. La paroisse de Saint-George-le-Martyr, Soutwark, nous apprend-on, a non-seulement perdu tous ses fonds paroissiaux, mais la balance de charités nombreuses laissées à la paroisse. » — London Times.
- ↑ Extrait de l’enquête devant la commission pour les banques par actions, en 1837. — « Maintenant je suppose que l’individu actionnaire contre qui cette exécution a été dirigée, tient des actions seulement pour la valeur de 100 liv., mais que l’exécution levée monte à 100.000 liv. Quel remède aura-t-il pour une répartition proportionnelle parmi ses autres co-sociétaires, qui étaient propriétaires dans la compagnie ? Il peut intenter une poursuite contre l’officier public. Il peut obtenir un jugement là dessus, et agir avec quelques autres partners comme on a agi avec lui, ou il peut enfiler dans le dossier un bill contre la masse des partners pour une contribution… Je fus chargé contre la compagnie d’assurance Saint-Patrick des intérêts de plusieurs réclamants pour leurs polices maritimes : cette faillite date, je crois, de 1826 ou 1827. J’étais chargé du recouvrement de fortes sommes sur eux et je procédai d’après le principe équitable, que lorsqu’une partie montre volonté de payer ce qu’on lui réclame, je ne prends point exécution contre elle. Un homme cependant refusa ; c’était un M. Gough de Dublin. Je pris exécution contre lui et je levai environ 800 ou 900 livres pour un de mes clients ; il entama sa procédure pour indemnité, et ce n’est qu’après l’année dernière que je fus examiné en cause pour prouver les faits. Il eût pu, après tout ce temps, aller jusqu’à prouver le fait qu’il m’avait payé mon argent. P. 236.
- ↑ Spectator, 17 novembre 1855.
- ↑ « C’est une chose vraiment étonnante, qu’à côté de la facilité réelle d’acheter bona fide des actions dans une banque, on puisse avoir la folle témérité de s’embarquer dans de telles affaires. » — Mac Culloch’s Dictionary, article Banks.
- ↑ Voir précéd., vol. I, p. 428 pour les causes qui amènent la ruine graduelle des petits maîtres de forge.
- ↑ Le montant énorme administré par les directeurs d’offices d’assurances sur la vie, fournit une preuve concluante de la difficulté croissante de placer profitablement les petits capitaux. Les petites propriétés vont se consolidant graduellement en de grandes ; les petites boutiques vont disparaissant ; et à chaque pas dans ce sens la nécessité de tels offices doit augmenter.
- ↑ Sir Robert Peel, l’auteur de la loi de 1844, était essentiellement un négociant. — Sa connaissance de la science sociale allait peu au-delà de l’idée d’acheter sur le marché le plus bas et de vendre sur le marché le plus haut. Sa première grande mesure financière a bâti les fortunes des rentiers de l’État, comme son père, le premier sir Robert, tout en doublant le poids des taxes payées par le travail et la terre. Sa seconde mesure a augmenté le pouvoir de la banque, en cherchant à la diminuer. Peu d’hommes ont acquis une aussi grande réputation à si peu de frais.
- ↑ Le London Morning-Post, après avoir énuméré divers faits tendant à prouver « la futilité et la nuisance de l’acte de 1844, » s’exprime ainsi sur les mouvements de 1856. — « Nous voici arrivés à un état de choses bien autrement remarquable, en fait de théories monétaires, que ce que nous avons mentionné. En 1856, alors que prenait fin l’écoulement par la guerre, avec un commerce sage bien que s’accroissant et s’étendant vite, avec une spéculation calme, survient de nouveau une grande pression, — les opérations sont arrêtées, sinon paralysées ; négociants et marchands subissent de grandes et sérieuses pertes ; leurs profits sont annulés ; et il n’y a point accès suffisant au capital et au crédit, pour faire marcher l’entreprise courante et normale du pays. Et pourquoi ? Parce que la banque d’Angleterre a de nouveau créé des altérations violentes et brusques dans le taux d’intérêt, non qu’elle soit influencée par aucune politique à l’égard du commerce, mais simplement dans le but d’empêcher les négociants en lingot de vendre de l’or à la banque de France, dont les directeurs, à raison ou à tort, aiment mieux acheter le lingot, quand il y a pour eux nécessité, exactement comme ils achèteraient tout autre article, que d’exposer le négoce aux perturbations dans lesquelles nous le voyons si constamment engagée par les pratiques auxquelles on a recours chez nous. Certainement c’est là un rude cas sur le monde commercial, et un cas qu’il est du devoir convenable pour un système de banque, de détourner et non de créer. — L’effet de toutes altérations de ce genre croît en proportion géométrique, à mesure que la distance du centre croît en proportion arithmétique — un changement de 1 % au centre d’opérations, produisant des changements de 10 et de 20 % dans la valeur des articles produits dans l’Inde et autres pays, pour le marché anglais. La tendance de l’économie politique anglaise, néanmoins, est celle de prouver les avantages d’une connexion étroite avec un système d’une variabilité à l’infini.
- ↑ Modèle:Sc. Du Crédit et des banques, 2e édition, p. 310.
- ↑ Du Crédit et des Banques, p. 273.
- ↑ Du Crédit et des Banques, p. 294.
- ↑ « Toute spéculation extravagante en Angleterre, dit le Quarterly Review, a son principe dans la révolte de John Bull contre le deux pour cent comme taux d’intérêt. » Il en a été de même en tout temps en France, dont la grande banque monopolise les valeurs et réduit ainsi la monnaie au point auquel la révolte se produit. « Quelques écrivains, poursuit l’auteur de l’article, émettent un nouveau système, ou en ressuscitent un vieux, « après quoi, canaux, travaux hydrauliques, houille et gaz ont leur tour. » Cependant lorsqu’il s’agit de payer pour tout cela, il se trouve que le surplus apparent de monnaie n’a consisté qu’en un surplus réel d’obligations de banque, — qu’il s’agit maintenant de payer. Alors vient la débâcle, pour la ruine de tous, — le prêteur de numéraire excepté.
- ↑
En nous réglant sur l’été de 1854, nous avons les chiffres suivants comme représentant la condition ordinaire de la banque :
Circulation 610.000.000 Représenté par espèces 470.000.000 pour un total de 140.000.000 Crédits inscrits 270.000.000 Total 410.000.000 - ↑ Le montant total des crédits sur les livres des banques
est probablement le triple de cette somme. Une grande partie cependant porte intérêt et n’est point sujette à être réclamée à l’instant, quoiqu’elle le puisse être à quelques jours de délai. Tant que dure cet état, elle ne constitue pas une partie de la circulation, quoique facilement convertie en circulation. - ↑ On ne doit pas s’attendre, dans ces chiffres, à une exactitude minutieuse. La quantité d’espèces en circulation est évaluée différemment par tous ceux qui en ont parlé. Dans un tableau que l’auteur a sous les yeux, le surcroît ajouté à la circulation d’or dans la Grande-Bretagne, dans les quelques années dernières, est estimé avoir été 100.000.000 livres, — d’où suit nécessairement que chaque individu de tout sexe, jeune ou vieux, pair ou pauvre, aurait en sa possession, en moyenne, cinq souverains de plus que la quantité qui suffisait à toutes ses affaires il y a dix ans. De même les espèces en circulation actuelle parmi la population des États-Unis est maintenant portée à 191.000.000 doll. ou plus de 7 doll. par tête (Treasury Report for 1855, p. 52) pour la population entière ; tandis qu’on peut affirmer en toute sûreté que de tous les hommes du pays, on n’en trouvait pas un sur mille qui possédât cette somme, et parmi les femmes et les enfants pas un sur dix mille. Il y a probablement beaucoup d'espèces thésaurisées et beaucoup qui voyagent d’un lieu à un autre. Thésaurisée ou voyageant, la monnaie n’est point dans la circulation ; et encore faudrait-il toute la monnaie en service ou en non service, thésaurisée ou non thésaurisée, pour élever la quantité totale, montant donné dans le texte.
- ↑ La liberté de nom ou de fait sont deux choses fort différentes. La première se trouve en New-England ; quant à la centralisation en guise de liberté, nous devons nous adresser à New-York, dont le système libre nominalement a été très-justement caractérisé par un éminent économiste italien, dans le passage suivant. — « Voici des faits qui montrent clairement l’influence que de pures mots peuvent avoir pour créer et répandre des opinions. En 1838, New-York prit les devants pour le rappel des lois alors existantes, qui exigeaient l’autorisation préliminaire de la législature pour la création des banques — y substituant un système général en vertu duquel tous ceux qui le désirent peuvent fonder de tels établissements ; et son exemple a depuis été suivi dans d’autres États. Le système reçut le nom de « free banking » titre qu’il méritait peu, — puisque aux banques formées d’après lui, il est défendu d’émettre des notes au-delà d’une certaine somme, proportionnelle à leurs capitaux respectifs ; et que toutes les notes doivent être garanties par un dépôt de valeurs dans les mains du contrôleur des finances de l’État. Les libres banques — comme on les appelle — sont ainsi régies par une loi très-analogue à celle de sir Robert Peel — avec, en outre, quelques inconvénients à elles propres, que je ne puis détailler ici. On n’en attribue pas moins tous les désordres des libres banques, à une liberté qui, comme on le voit, n’existe point réellement. » — Modèle:Sc : La Banca ed il Tesoro, p. 102, Turin, 1853.
- ↑ La banque l’Aigle de New-Haven, devait, en 1827, après sa faillite, plus de 800.000 doll. Nous ignorons ce qu’elle a donné à ses créanciers. Toutes les pertes subies dans New-England pendant la période en question, à l’exception de cette banque, ont été absolument insignifiantes.
- ↑ On n’a employé dans ces états que moitié du capital de la banque des États-Unis.
- ↑ La banque de Hambourg demande près de moitié de 1 %, sur toute la monnaie qui passe par ses mains.
- ↑ Voir précéd., p 324
- ↑ Là où la terre est divisée et le commerce libre, les grands capitalistes ne font pas de banque par actions, parce que leur capital, autrement placé, rapporte davantage. La meilleure preuve qu’on puisse désirer que le système est vicieux, c’est que dans ce cas ils tiennent le stock d’une banque, en partie, comme un placement permanent. Les banques devraient être et ne seraient, si on les abandonnait à elles-mêmes, que de plus grandes caisses d’épargne.
- ↑ Modèle:Sc. Essai sur la monnaie.
- ↑ Modèle:Sc. Essai sur la monnaie.
- ↑ Modèle:Sc. Essai sur la monnaie.
- ↑ Modèle:Sc. Essai sur la monnaie.
- ↑ Richesse des Nations.
- ↑ Ibid.
- ↑ Richesse des Nations.
- ↑ Ibid., livre IV, chap. Modèle:Sc.
- ↑ Richesse des Nations, livre II, chap. Modèle:Sc.
- ↑ Ibid., livre II, chap. Modèle:Sc.
- ↑ Le passage suivant d’un récent ouvrage allemand, sur la vie et les mœurs en Laponie, il y a un siècle, donne une idée parfaite des rapports entre le travailleur et le négociant dans les pays purement agricoles, soit de l’Amérique ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Asie.
« On exigeait un haut prix pour toutes les marchandises, et l’on faisait ainsi un profit considérable. Le prix du poisson, fixé par une commission de pêcheurs et de marchands à Lofodden était si bas que la plupart trouvaient à peine à payer leurs dettes ; plusieurs restaient arriérés et bon nombre étaient forcés d’emprunter, ce qui s’opérait sans qu’on leur donnât d’argent, mais en leur ouvrant un compte.
« Je vois, dit Helgestadt, que cette manière de faire les affaires vous étonne ; mais sans cela il n’y aurait pas de trafic en Finnmark. Il ne faut pas que les gens de pêche touchent jamais d’argent, ils cesseraient alors de travailler. Je vous prie aussi, Herr Mastrand, de remarquer que tout homme qui est une fois en notre dette n’en sort qu’au jour où nous cessons de lui accorder crédit, parce qu’il devient vieux et infirme, et ne peut plus affronter la grosse mer et prendre le poisson.
« Mais j’en vois là quelques-uns sur votre livre, reprit Marstrand, qui ne doivent rien, et même qui ont quelque chose à l’avoir.
« Bast ! répondit le négociant d’un air fin, d’ici à une semaine ils retomberont dans mes mains. Depuis leur retour de Lofodden, ils se reposent, mènent joyeuse vie. D’ailleurs, il est de règle et d’usage parmi nous, qu’un négociant ne prête point au pêcheur qui voudrait s’adresser à un autre. — Personne ne peut l’écouter que son créancier précédent ne le permette. Voyez autour de nous les criques et les détroits ; et les petites stations de pêche avec leurs huttes et une couple d’acres de champ et de prairie — tout cela est dans nos mains. Nous l’avons acheté et loué à tout ce monde qui habite ici, ou nous leur avons prêté de l’argent là dessus, et nous pouvons chasser les tenanciers si bon nous semble. Nous pouvons vendre leur vache, saisir leur bateau et les réduire à une misère, à un dénuement si absolu qu’ils n’auraient plus d’alternative que dans un plongeon dans la mer.
« Et probablement le cas n’est pas rare,, dit le jeune gentilhomme.
« Bast ! grommela Helgestadt, tant qu’un homme peut travailler, il y a chance pour qu’il puisse payer ses dettes ; et tant que cette perspective existe, un négociant n’ira pas à la légère mettre la corde au cou d’une bonne pratique. Tout homme sage veille sur son avoir, et quand il pressent le danger il cesse de prêter ; et quand le bon moment est venu il invoque l’intervention de l’homme de plume.
« Si bien, dit Marstrand, dont le sens de justice se révoltait, que pêcheurs et ouvriers sont saignés à blanc sans jamais pouvoir échapper à leur malheureux sort.
« Helgestadt attacha sur lui son regard sombre C’est folie à vous, dit-il, de dire que les négociants sont le fléau du pays. Si vous étiez marchand, vos yeux s’ouvriraient et vous avoueriez qu’il n’en peut être autrement. Les pêcheurs, les gens de la côte, Normands, Quanes et Danois doivent être nos serviteurs — ils nous les faut tenir tous dans un état de dépendance et de pauvreté, — autrement nous ne pourrions exister. C’est un fait, monsieur. Celui qui ne comprend pas l’art de si bien calculer qu’il ne reste rien à cette canaille paresseuse, imprévoyante, et de la traiter sans ménagement quand il n’y a plus rien à en tirer, fait mieux de ne pas se mettre dans les affaires. » — Afraja, ou la vie et l’amour en Norwége. - ↑ Richesse des Nations, livre IV, chap. I.
- ↑ Citation de Modèle:Sc.
- ↑ Richesse des Nations, livre IV, chap. Modèle:Sc.
- ↑ Richesse des Nations, livre IV, chap. Modèle:Sc.
- ↑ Blackwood’s Magazine, novembre, 1854.
- ↑ Modèle:Sc. Principes, livre III, chap. Modèle:Sc.
- ↑ Le lecteur voit qu’en ceci il est d’accord avec un éminent économiste français que nous avons cité précédemment.
- ↑ Citation de Mill.
- ↑ Modèle:Sc. Maudit argent, p. 42.
- ↑ Modèle:Sc. De la monnaie, p. 375.