Revue pour les Français Juillet 1906/Texte entier

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Collectif
Revue pour les Français Juillet 1906
Revue pour les Français1 (p. 241).

REVUE POUR LES FRANÇAIS

POLITIQUE ET LITTÉRAIRE

Paraissant tous les mois




Juillet 1906



SOMMAIRE :




Rédaction et Administration :

11, Avenue Malakoff, 11
PARIS

LA RÉPUBLIQUE IMPÉRIALE



Les Parisiens se sont beaucoup amusés de la présence du roi Sisowath, de ses beaux costumes et de son corps de ballet. Le monarque cambodgien a été si bien acclamé par eux qu’il peut se croire aujourd’hui l’homme le plus populaire du boulevard. Le spectacle que nous donne sa visite éveille toutefois quelques réflexions d’un ordre plus élevé. Un pareil spectacle en effet n’avait pas été donné au monde depuis le temps de la république romaine. En ce temps-là, des rois protégés venaient au Capitole s’incliner devant les représentants élus de la république ; la pompe de leurs costumes exotiques contrastait avec les symboles austères du pouvoir collectif, et sans doute, la foule égayée saluait leur passage par des rumeurs amicales. Vous trouvez cela très beau, lecteurs, dans l’histoire. Votre esprit saisit l’ensemble impressionnant de cet hommage rendu par les souverains barbares au progrès civilisateur. Pourquoi donc vous priver d’admirer dans la réalité ce que vous admirez dans les livres ? Alphonse xiii, Édouard vii, Victor-Emmanuel iii ont défilé, justement acclamés, dans les rues de Paris. Mais, songez-y, cela ne valait pas le roi Sisowath se rendant à l’Élysée pour saluer M. Fallières, car derrière lui marchait, gigantesque, la figure de la France étendant sur l’univers le geste de son intervention féconde.

Elle « protégeait » elle aussi, la grande république romaine ! Mais sa protection était rude et sans sécurité. La dureté antique en imprégnait toutes les manifestations. Le prince protégé se sentait à la merci d’un revirement politique ou d’une lutte de parti. On froissait d’ailleurs sinon ses croyances du moins ses habitudes. Le moindre incident lui rappelait sa position de vaincu et toutes sortes d’humiliations payaient l’ordre, la justice et la prospérité introduits dans ses États par les armes et l’administration romaines.

Demandez donc au roi Sisowath s’il se sent humilié et s’il est inquiet pour l’avenir de sa dynastie. Son avènement s’est opéré dans les formes et selon les rites prescrits par les lois cambodgiennes. Il est monté sur un trône affermi pour régner sur un territoire récemment agrandi, et sur des populations tranquilles et satisfaites. Son voyage en France, longtemps désiré, s’est accompli au mieux de son agrément et de sa dignité. On lui a rendu les honneurs protocolaires et les autorités de la Métropole ont rivalisé à son égard de courtoisie et de bienveillance. La République française a donc singulièrement humanisé les procédés de son illustre devancière sans leur rien enlever de leur force efficace.

C’est l’inconvénient de l’œuvre coloniale que, s’accomplissant au loin dans des milieux entièrement différents des milieux métropolitains, elle puisse être jugée de façon aussi défavorable qu’injuste. Mais il se produit parfois un événement qui oblige les critiques à se taire parce qu’alors l’étape parcourue apparaît soudainement dans son ensemble… Rien de bon ne s’est fait au Tonkin, clamait l’opinion affolée par quelques pamphlétistes aveugles ou intéressés ; l’exposition d’Hanoï s’ouvre et l’énorme progrès réalisé en quinze ans saisit d’étonnement les esprits sincères et réfléchis. Tout va de travers au Cambodge, disait-on encore ; le prince maltraité comme le pays nourrit des arrières-pensées hostiles…, le sourire et les paroles de Sisowath ont répondu.

Réjouissons-nous donc, réjouissons-nous de tout cœur du splendide empire mondial sur lequel s’étend l’autorité de la république. La tâche qui s’y poursuit est une tâche d’éducation nécessaire car (les boutades des excentriques n’y changeront rien) ce sont les peuples d’Occident qui sont les représentants et les délégués du progrès ; et cette tâche, d’autre part, s’accomplit d’une façon qui respecte à la fois les droits des protégés et assure la puissance de

la France.

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



L’affaire Dreyfus est close. À l’exception des agitateurs habitués à pêcher en eau trouble, tous les français doivent s’en réjouir. Malheureusement ses effets subsistent. Cette détestable crise a développé en nous un abominable défaut : l’esprit sectaire. La plupart des Français, ses victimes, ont pris coutume de substituer dans leurs jugements la passion au bon sens. Ne croyez pas, lecteurs, que nous en accusions de préférence — employons pour la dernière fois ces vilains mots — dreyfusards ou antidreyfusards. Les deux opinions furent coupables, qui prétendirent trancher une question judiciaire avec des arguments sociaux, religieux ou politiques.

À présent, pansez vos blessures et sachez oublier à la fois les griefs et les torts de chacun. La Revue pour les Français vous aidera dans cette œuvre en vous rappelant sans cesse les sentiments, les intérêts, les cultes qui vous sont communs et vous rapprochent les uns des autres.

En Russie.

Avez-vous lu le discours prononcé par le prince Ouroussof, député de Kaluga, à la séance de la Douma du 22 juin ? Il a prêté un appui immense à l’assemblée dans sa lutte entreprise contre la bureaucratie impériale. Ayant établi nettement que les massacres de Volodga, d’Alexandrovsk, de Bielostok, etc., avaient été non seulement connus, mais préparés d’avance par la police, il a prouvé que le gouvernement ne devait pas en être déclaré responsable, étant lui-même réduit à l’impuissance vis-à-vis des fauteurs d’émeutes. « Les organisateurs de ces tueries, a-t-il dit, échappent au pouvoir du gouvernement et constituent une institution occulte d’une envergure telle qu’elle exerce sur la plupart des fonctionnaires de l’État une influence bien supérieure à celle des ministres. » La Russie n’est donc plus gouvernée, et la suprême ressource des autocrates est d’organiser l’anarchie. Singulier régime !

Cependant le Tsar n’agit pas : il s’efface. La confiance populaire lui échappe, et l’armée, même, cesse de lui obéir. L’indécision de son caractère accumule sur sa tête de graves responsabilités dont, un jour, il lui sera demandé compte. La Douma et la Cour sont comme les mâchoires d’un étau qui l’enserrent et le briseront sans doute, s’il ne prend un ferme parti avant leur choc définitif.

Albert Sorel.

La science française vient d’éprouver une perte sensible en la personne d’Albert Sorel, l’éminent historien. Avec lui disparaît le représentant le plus autorisé de l’école de Taine. Cette école est aujourd’hui battue en brèche par un groupe important d’historiens érudits qui prétendent appliquer à l’Histoire une méthode purement scientifique. Leurs travaux sont dignes de l’attention la plus sérieuse. On les consulte et on les consultera longtemps sans doute, mais on les lit rarement et on les lira de moins en moins. C’est qu’il ne suffit pas, pour enseigner l’Histoire, pour la faire aimer et comprendre, d’être un savant. Il est aussi nécessaire d’être un écrivain et un artiste. Un livre d’histoire ne doit pas être écrit comme un traité d’algèbre. Les historiens de la nouvelle école compromettent sérieusement l’avenir de leurs idées en nous les présentant, le plus souvent, sous une forme impersonnelle et amphigourique. Ils tombent dans l’erreur qui consiste à croire qu’un écrivain spécialisé dans certaines études « doit parler une certaine langue ». Non, Messieurs. Il n’y a qu’une langue française. Et qu’on ne vienne pas nous dire que cette langue classique se prête mal à l’exposé des idées scientifiques : cette langue n’est pas seulement celle de littérateurs comme Flaubert et Prévost-Paradol, celle d’historiens comme Taine, Sorel, Henry Houssaye, elle est encore celle de purs scientifiques comme Claude Bernard et Berthelot. Cette langue française a pour principal mérite la clarté. On ne s’en douterait guère en lisant la plupart de nos écrits contemporains…

Albert Sorel ne fut pas seulement un maître écrivain. Il fut aussi un grand français et un brave homme. Ceux qui l’ont connu vous diront sa bonté, sa simplicité, sa modestie, aussi profondes que son érudition. La loyauté qu’il apportait à l’accomplissement de toutes ses tâches lui valut l’estime générale.

Le nombre d’étudiants qu’il a formés pendant trente années d’enseignement à l’École des Sciences politiques atténue, dans notre pensée, la rigueur de sa perte : le maître se survit un peu en la personne de ses élèves. Il s’en trouvera parmi ceux-là qui suivront son illustre exemple et sauront perpétuer son œuvre.

Sobriété Norvégienne.

Si nous en croyons les autorités norvégiennes — et nous n’avons aucune raison de mettre en doute leur parole — la Norvège est aujourd’hui l’un des pays du monde où l’on consomme le moins d’alcool par tête d’habitant, après avoir été jadis l’un de ceux où l’on en consommait le plus.

Une loi de 1816 ayant autorisé chacun à fabriquer l’eau-de-vie avec le produit de ses cultures, le pays devint bientôt la proie d’une véritable « peste alcoolique ». Ses ravages provoquèrent en faveur de la tempérance un mouvement presque général qui aboutit à la promulgation d’une législation restrictive très sévère. Actuellement la distillation et la vente de l’alcool sont interdites à défaut de licences spéciales. Au lieu d’un chiffre incalculable de bouilleurs, on compte en tout 22 distillateurs ; quand aux débits, qui étaient 1.101 en 1847, leur nombre est tombé à 640 en 1857, à 501 en 1871, à 130 en 1900. Conséquence : chaque individu, qui absorbait en 1840 une moyenne de huit litres d’alcool (ramené à 100 %) n’en consomme plus aujourd’hui que deux.

Les administrations communales ont seules la faculté d’autoriser la vente des spiritueux dans la limite de leur territoire. Le privilège de cette vente implique renonciation à tout autre commerce ; il est fortement imposé et ne peut, en aucun cas, s’exercer les dimanches, jours fériés et après-midi précédant les fêtes. Mieux : depuis 1871, les communes sont autorisées à transférer leur droit de vente à des sociétés philanthropiques connues là-bas sous le nom de samlag. Ces sociétés, devant nécessairement consacrer leurs bénéfices nets à des « fondations d’intérêt public », s’occupent naturellement de contrôler leurs clients, sans souci d’en augmenter le nombre. Par le consentement même des populations, donné en 1894 en la forme d’un plébiscite, elles monopolisent aujourd’hui à peu près complètement le débit des spiritueux et ont pu déjà consacrer plus de 20 millions de kroner — soit 26 millions de francs — à des fondations d’intérêt public. En même temps la situation sociale des familles s’est améliorée, grâce aux économies réalisées sur l’achat des boissons fermentées, et, avec elle, la puissance économique et morale de toute la nation.

Les Norvégiens ont ainsi fait, pour leur très grand profit, l’apprentissage de la tempérance. Ils ont le droit d’en être fiers, ayant donné au monde un magnifique exemple.

Au pays de l’or.

Un correspondant de l’Union des Employés du commerce de commission et d’exportation, que dirige avec tant de compétence M. F. Delannoy, nous mande de Prétoria que les charpentiers de cette ville se sont récemment mis en grève pour avoir vu réduire leurs salaires de 28 à 25 francs par journée de huit heures. Ils citent avec indignation le « prix de famine » que certains d’entre eux ont dû accepter : 525 francs par mois ! Nous les plaignons bien sincèrement… pour leur état d’âme. Ces braves gens sont victimes d’un contact incessant avec les chevaliers de la spéculation qui pullulent autour des champs d’or. Le désir de faire fortune l’emporte en eux sur le désir de vivre. C’est une idée fixe. La spéculation a tout envahi. Hypnotisé par le but à atteindre, chacun songe à la fin sans penser aux moyens. Dominé par la certitude, habituelle aux joueurs, d’une fortune prochaine, chacun dépense sans compter. Pour satisfaire au luxe, en attendant le coup de dés qui vous fera millionnaire, il faut gagner gros. Voilà pourquoi les travailleurs de toutes catégories exigent des salaires si élevés. L’ouvrier préfère se croiser les bras plutôt que se contenter d’une rétribution modérée ; le commerçant dédaigne les petits profits. Le métier qu’on exerce est considéré comme un expédient pour vivre au jour le jour.

Ces mœurs profitent aux travailleurs sérieux et facilitent singulièrement leur concurrence. Les immigrants Asiatiques, surtout les Hindous, en ont si bien tiré parti qu’ils sont en train d’accaparer le commerce de détail. Leurs victimes en sont exaspérées et réclament à grands cris de « l’Afrique Australe aux Afrikanders » l’expulsion des fâcheux qui menacent de rétablir l’harmonie économique qu’ils ont détruite.

Pareille chose s’est déjà passée en Australie, aux cris de l’« Australie aux Australiens ». Les autorités locales ont découvert, là-bas, un ingénieux moyen de fermer leur porte à toute personne jugée par elles « non désirable ». La loi sur l’immigration permet aux agents qui en assurent l’exécution d’imposer à tout nouvel arrivant une épreuve spéciale : cette épreuve est une dictée. Vous pensez sans doute qu’il s’agit d’une dictée en anglais, puisque l’Australie est de langue anglaise. Détrompez-vous, il s’agit d’une dictée — de cinquante mots — dans une langue européenne quelconque… au choix de l’examinateur. Il est facile, dès lors, d’exclure n’importe qui. Cette loi ridicule — appliquée rigoureusement à toutes les personnes qui prétendent exercer un métier quelconque — éloigne naturellement les immigrants. L’Australie est déjà assez loin ! Si l’on n’est pas même sûr de pouvoir mettre pied à terre après trente jours de traversée, on hésite d’autant plus à s’y rendre. On n’y va plus, et l’Australie s’étiole à force de vivre sur elle-même.

À présent les Afrikanders veulent l’imiter. Il est décidément prouvé que la proximité des mines d’or exerce une fâcheuse influence sur la mentalité des individus.

Fonctionnaires et commerçants.

Nous avons récemment découvert, en feuilletant un recueil de statistiques, que le nombre des commerçants français avait grandi de 15 % depuis soixante ans. Savez-vous de combien s’est trouvé augmenté pendant la même période celui des fonctionnaires ? De 150 %. Dix fonctionnaires pour un commerçant, c’est une proportion inquiétante. Elle augmentera sans doute encore aussi longtemps que la France n’aura pas réformé son système d’éducation.

L’enseignement donné dans nos écoles n’a qu’un but : vous mettre en mains tel parchemin ou certificat qui vous facilite l’accès d’une fonction. Il ne vous apprend rien de pratique. Si vous voulez réussir dans un métier quelconque, il vous faut d’abord oublier ce que vous avez dû savoir pour être reçu aux examens, et faire ensuite votre instruction vous-même. Cet effort nécessaire à l’exercice d’une carrière active exige une dépense d’énergie dont la plupart de nos jeunes gens sont incapables. Ils se détournent du commerce dont les responsabilités les effraient et préfèrent végéter dans un emploi administratif.

Tandis qu’en Allemagne et en Angleterre les écoles préparatoires au commerce se comptent par centaines, il n’y en a probablement pas vingt dans toute la France, et encore sont-elles peu fréquentées. Aussi, faute de bonnes volontés compétentes, le commerce extérieur de la France ne cesse de diminuer par rapport à celui de ses rivales. Malgré les avantages de notre richesse acquise, de notre crédit, malgré la supériorité de notre industrie, malgré les traditions qui ont fait de nous pendant des siècles les fournisseurs attitrés d’un grand nombre de pays, nous sommes partout devancés. « Ce ne sont pas les affaires qui manquent, écrivait récemment M. Auguste Isaac, Président de la Chambre de commerce de Lyon, ce sont les sujets. » Rien de plus vrai. C’est pourquoi nous devons, en attendant mieux, chercher à suppléer au nombre par la qualité en perfectionnant notre enseignement commercial.

À ce propos, l’Institut commercial de Paris vient de prendre une très heureuse initiative en décidant de fonder à l’étranger des succursales. La première a été ouverte, à Liverpool, où nos jeunes étudiants vont se perfectionner dans la langue et les méthodes anglaises. Nous en voudrions voir ainsi dans les principales villes commerçantes du monde. La pratique des idiomes et des caractères étrangers devant beaucoup faciliter l’extension de nos affaires, c’est un moyen qui nous paraît très efficace pour enrayer une crise fatale à l’avenir de notre pays.

La Fortune française en Espagne.

L’Espagne est après la Russie le pays du monde où les Français possèdent le plus de capitaux. Nos compatriotes y ont fondé et y dirigent plusieurs centaines de maisons de commerce — 60 en Catalogne, 60 à Valence, 200 à Madrid, etc., — embrassant la plupart des articles et absorbant plus de 80 millions de francs. Nos biens fonciers montent à 65 millions. Il y a trois banques françaises à Madrid, une à Valence, une à Biscaye, et, dans toutes les grandes villes, des agences du Crédit Lyonnais, représentant un capital d’au moins 35 millions. Les chemins de fer espagnols sont en très grande partie l’œuvre des capitaux français qui s’y trouvent engagés pour une somme colossale : 1.700 millions ! Les entreprises de navigation, de construction de quais, de docks, etc. — ports de Santander, Bilbao, Pasajes — nous prennent 46 millions. Ajoutez 71 millions pour les mines, 175 millions pour les entreprises industrielles et plus de 800 millions pour les fonds d’État, vous trouverez au total à peu près trois milliards, convenablement placés, d’ailleurs, puisqu’ils rapportent à leurs propriétaires un revenu moyen supérieur à 7 %.

Le Bagne Calédonien.

M. H. Pozzi-Escot publie dans la Revue, sous ce titre, une étude qui nous aurait sans doute profondément ému en faveur des forçats si nous n’avions rapporté nous-même d’une visite récente à l’île Nou des impressions absolument contraires aux siennes.

L’auteur compare la vie d’un bagnard à celle de ses « camarades de crime » restés en France dans les maisons centrales et trouve excessive, pour des fautes à peu près égales, la disproportion des châtiments. « Les réclusionnaires osent se plaindre ! » ajoute-t-il, stupéfait de leur audace. S’il avait bien voulu interroger là-bas d’anciens réclusionnaires, il en aurait pourtant recueilli l’assurance unanime que l’existence du bagne est infiniment préférée, dans leur « milieu », à celle de la prison. Ne devons-nous pas en croire leur expérience ?

En vérité, le bagne calédonien n’a rien de cruel, pour les forçats qui obéissent aux règlements et font preuve de docilité. Leur sort ferait envie à beaucoup de pauvres honnêtes gens. Était-on prévenu, lors de notre visite ? Nous nous souvenons d’avoir goûté, sans répugnance, leur soupe, et de l’avoir trouvée, sinon délicate, du moins très substantielle et pas moins bonne que celle qu’on donne, en France, aux pensionnaires de nos hospices ; nous avons visité l’hôpital, où les bagnards malades et convalescents mènent la plus douce des existences, entourés de fleurs aux suaves parfums, soignés par de bonnes sœurs ; nous avons vu l’asile où traînent les impotents et les vieillards, sans oublier les deux bibliothèques où les intellectuels — très nombreux, prêtres et notaires, principalement — travaillent à leur convenance, les jours de fête. Que faut il encore ? Voudrait-on qu’on leur fit construire une salle de spectacles ?

Nous voulons croire que l’estimable collaborateur de la Revue n’a fait qu’une très courte visite au pénitencier de l’île Nou, et qu’on lui a montré naturellement ce qui s’y trouve de plus impressionnant, c’est-à-dire le quartier des indisciplinés. Pour ceux-là, son tableau devient juste, et même au-dessous de la vérité. Leur existence est un enfer. Nous en avons trouvé, enfermés depuis des mois, la boucle au pied, dans une cellule obscure, étroite et basse, où ils ne peuvent pas davantage s’allonger complètement que se tenir debout. La plupart y deviennent fous, quand ils n’y meurent pas. Mais ce sont des incorrigibles, des fauves : leur sort nous fait pitié sans doute, mais il ne nous attendrit pas.

D’autre part, M. Pozzi-Escot proclame avec raison la faillite de la science pénitentiaire. Nous l’avons constatée comme lui. Les expériences de régénération par le bagne ont piteusement échoué. Elles se sont effectuées, d’ailleurs, au détriment de la colonie et des colons qui semblent, en la circonstance, bien plus dignes de sollicitude que les bandits qu’on les oblige à hospitaliser.

Agitation Samienne.

L’île de Samos — surtout connue chez nous pour son délicieux vin sucré — est agitée par une révolution parlementaire. Le parlement samien, composé, s’il vous plaît, de deux chambres qui comportent respectivement vingt-six députés et trois sénateurs, s’est insurgé contre son prince, un certain Bithynos, l’a déposé sans plus de façons, et en réclame un autre. Obtiendra-t-il satisfaction ? C’est peu probable. La Turquie, suzeraine de Samos, et les grandes puissances protectrices de son autonomie, énervées de l’agitation politique qui gagne de proche en proche les îles de l’Archipel, semblent peu disposées à écouter les doléances des députés Samiens.

Pauvres Samiens ! Quel vent de folie souffle sur eux ! Que ne se contentent-ils d’habiter un charmant pays, au climat si parfait que les anciens prétendaient qu’y respirer dispensait de se nourrir ! Ils veulent jouer à la grande nation, se divisent en partis politiques et se laissent mener par une poignée de politiciens qui les exploitent et les ridiculisent. Ils sauront bientôt ce qu’il en coûte. Jusqu’à présent l’île de Samos fut très prospère : elle n’a pas un sou de dettes, et ses recettes balancent ses dépenses. Vous verrez

dans quelques années…

LE LIVRE D’OR DES AVENTURIERS



C’est une lecture très amusante — sinon très instructive — que celle du volume consacré par M. de Villiers du Terrage, à ceux qu’il appelle (improprement à notre avis) des « rois sans couronne » et dont les aventures tragiques ou comiques se déroulent, à travers cinq siècles d’histoire, de Jean de Béthencourt, roi des Canaries, à Jacques Lebaudy, empereur du Sahara. Il y a de tout dans ce lot d’individus en rébellion contre leur état social ; il y a des parvenus du hasard et des calculateurs entêtés, de béats utopistes et de rusés maquignons. Mais il y manque — et c’est pourquoi nous critiquons le titre adopté par l’auteur — le vrai roi sans couronne, l’homme qui règne sous le nom d’un autre, et préfère la réalité du pouvoir au titre sonore, ou bien celui qui comme Cecil Rhodes, crée de toutes pièces un état portant son nom, et l’ayant créé, en fait don à sa patrie…

Souverains pour rire

L’empereur du Sahara et le président de la République de Counani, se disputent la présence de cette rubrique. S’adjuger un empire que personne ne connaît, et dont on s’est borné à longer les côtes dans un yacht luxueux, constitue assurément une joyeuse fumisterie. Mais quand on est « publiciste, officier d’Académie, membre des Sociétés de Géographie de Paris, Rouen et Lisbonne, et conseiller municipal de Vanves », se prétendre élu par le suffrage universel à la présidence d’une République que personne n’a jamais constituée, et dont on ignore en tout cas les frontières, ce n’est pas ordinaire non plus. Tel fut le cas de M. Jules Gros qui, en 1887, sans quitter Paris d’ailleurs, octroya à ses administrés tout un gouvernement, et plus de ministres, de consuls et de hauts fonctionnaires qu’il n’y avait assurément de contribuables dans Counani. Cette localité au nom harmonieux, se trouve dans ce qu’on appelait en ce temps-là, le « territoire contesté » parce que ce territoire sis entre la Guyane française et le Brésil, était l’objet d’une vieille querelle qu’un arbitrage suisse a terminée depuis lors, à notre défaveur.

Repaire de chercheurs d’or, Counani qui désormais appartient en droit au Brésil, continue de n’appartenir en fait, à personne ; M. Jules Gros a disparu, mais plusieurs personnes lui ont succédé dans ses prétentions ; il n’y a toujours pas de République à Counani ; Counani possède néanmoins des présidents qui résident dans plusieurs villes d’Europe où ils signent d’inoffensifs décrets, et distribuent d’étincelantes décorations. Comique, n’est-ce pas ? Quant à M. Jacques Lebaudy, on craint qu’il ait renoncé à son génial projet de croiser le cheval et le chameau aux fins d’obtenir un produit plus parfaitement approprié aux besoins de son empire, mais il est toujours vigilant en ce qui concerne ses prérogatives impériales, ainsi qu’en témoigne la protestation récente adressée à la conférence d’Algésiras illégalement constituée en dehors de son concours…

Ceux qui réussirent

Ils furent deux. L’un s’appela Yakoob Beg ; son royaume s’étendit entre le Thibet, la Chine, le Turkestan russe et le Pamée. C’est la région de Hachgar. D’autres avant lui avaient cherché à en soulever les habitants contre leurs dominateurs chinois, mais nul n’était parvenu à y constituer un gouvernement. En fait, Yakoob Beg régna que onze ans, de 1866 à 1877. Son fanatisme mahométan qui transforma son entreprise en une sorte de croisade anti-boudhique, devait lui aliéner la Chine sans lui gagner la Russie ; puis entre ces deux puissances, obligé de guerroyer perpétuellement pour occuper l’armée qui avait été l’instrument de son élévation, Yakoob Beg était condamné à voir son œuvre s’effondrer. Il n’en fut pas moins, lui simple fils d’un modeste fonctionnaire, un souverain absolu, entouré d’une cour brillante. En 1873, un de ses neveux fut reçu à Pétersbourg par le Tsar, lequel avait l’année précédente, signé un traité avec Yakoob. On peut donc bien le compter parmi ceux qui réussirent.

Plus durable fut toutefois le succès de James Brooke Rajah de Sarawak puisque, lors de son décès survenu en 1868, il laissa la couronne à son neveu, lequel règne encore aujourd’hui. James Brooke était né en Angleterre en 1803 ; il s’était distingué dès 1824 dans une campagne contre la Birmanie ; ayant voyagé par la suite en Extrême-Orient, Bornéo l’avait séduit, et le projet de s’y tailler un joli fief paraît avoir germé dès lors dans son esprit. À la mort de son père, il employa la petite fortune dont il héritait à acheter et à équiper un schooner de 120 tonneaux, et fit voile vers Bornéo. Il débarqua le 15 août 1839 à Kutching, sa future capitale. La province de Sarawak était en rébellion contre son suzerain, l’impuissant petit Rajah de Brunei. Ce fut pour le compte de ce dernier que Brooke y rétablit l’ordre ; puis nommé gouverneur il se rendit bientôt indépendant. Le pays prospéra grandement entre ses mains ; la piraterie disparut, la justice s’organisa… L’Angleterre reconnut ses droits ; par la suite, l’État de Sarawak fut placé sous son protectorat honoraire, mais ce n’est qu’au cas viendrait à s’éteindre la dynastie des Brooke, que Sarawak se trouverait annexé à la couronne britannique. Voilà donc une réussite, une vraie.

Royautés de fantaisie

Premier prix de fantaisie : lady Esther Stanhope, reine de Palmyre. Impossible de dire autrement, et qu’on nous passe l’expression, elle était bien maboul, cette pauvre femme. Mais on conçoit que Lamartine lui ait trouvé de la saveur lorsqu’il lui rendit visite au cours d’un voyage en Orient. Nièce de William Pitt, lady Esther était née à Londres en 1776 ; elle avait pu se croire appelée à jouer auprès de son oncle qui prisait fort son intelligence un rôle politique. Pitt disparu, lady Esther se rendit en Palestine pour y restaurer sa santé ; tout de suite elle s’habilla à la turque et comme elle répandait l’or à pleines mains, sa popularité grandit rapidement. Après un séjour à Damas qu’elle remplit de ses excentricités, elle se mit en route pour Palmyre. On lui avait préparé une inoubliable réception ; au milieu des ruines se tenaient des jeunes filles enguirlandées, sous les portiques des femmes dansaient, des bardes chantaient et tous les brigands de la région exécutaient dans la plaine des fantasias sans fin.

Cette journée coûta, dit-on, trente mille piastres à lady Esther, mais lui permit de se croire un instant l’héritière de Zénobie ; et cet instant suffit à illuminer sa vie ; elle la « rumina » de 1814 à 1839 dans le vieux couvent de Dhar-Djoun situé sur une des croupes du Liban. Là, lady Esther fixa sa résidence peu après son « couronnement » ; elle y mena une vie bizarre, mystérieuse, au milieu de derviches et de devins occupés à découvrir dans le Coran les destins glorieux réservés à leur hôtesse. Ses prodigalités l’avaient dès longtemps ruinée et ce fut le Consul d’Angleterre à Beyrouth qui dut payer les frais de ses humbles funérailles.

Après cela tous les autres « fantaisistes » pâlissent, même Théodore roi de Corse et Orélie roi d’Araucanie. Le premier était un allemand le baron de Neuhoff d’humeur changeante et de bourse toujours vide ; il avait rempli diverses missions auprès de Charles xii de Suède puis d’Alberoni ; plus tard, en Italie, un moine le mit en relations avec des réfugiés corses qui ne parlaient que d’émanciper leur île. Il fallait de l’argent ; Neuhoff en emprunta à un chirurgien français et à deux religieuses dominicaines ; mais ce fut le Bey de Tunis qui lui procura le vaisseau et les munitions nécessaires à son débarquement lequel s’opéra en 1736. Théodore ayant débarqué et s’étant proclamé lui même, n’eut rien de plus pressé que de fonder un ordre de chevalerie compliqué et décoratif… après quoi il se rembarqua. Nous ne le suivrons pas dans ses aventures qui ne le ramenèrent en Corse qu’une seule fois pour quelques semaines ; il s’y était peut-être créé des droits, mais n’avait pas su s’y former assez de sujets fidèles pour les soutenir.

On doit cette justice à Jean Thonnens, fils de cultivateurs et clerc d’avoué à Périgueux qu’il tint — en jetant les yeux sur l’Amérique du Sud — à ne prendre le royaume de personne ; l’Araucanie était terre libre. Bien baroque en tous cas la passion qui s’éveilla dans son cerveau de gratte papier pour ce sol lointain et ses sauvages habitants. Il l’entretint avec une persévérance surprenante, il parvint à gagner le Chili, et après deux ans d’études franchit en 1860 la frontière d’Araucanie. Tout de suite, il fit part de son « avènement » au président du Chili, et par un décret rendu dans quelque clairière de forêt, il annexa la Patagonie à ses possessions. Qu’en pensèrent les Indiens ? On n’a jamais bien su. Ils aimèrent probablement la haute taille, la belle tournure et la barbe abondante de Sa Majesté, mais ne comprirent point ses décrets et ses proclamations. Fait prisonnier par les Chiliens, acquitté comme aliéné, embarqué malgré lui à destination de la France, Orélie, toujours sans argent, réussit quand même à reparaître en Araucanie en 1869, et il est certain que si à ce moment la France l’avait soutenu, il s’y fut maintenu, mais, il y avait à la base de son entreprise quelque chose de trop ridicule pour que l’opinion s’y intéressât. Ce fantaisiste n’en fut pas moins un entêté et un énergique.

Les oubliés

M. de Villiers du Terrage a négligé dans sa galerie de portraits un type bien amusant. C’est le brave « chocolat » dont Haïti fit momentanément un empereur. Comme Napoléon iii régnait en France, tout fut à la Bonaparte dans l’empire d’Haïti et l’Illustration de l’époque reproduisit Sa Majesté Faustin ier et l’impératrice Adelina son épouse, revêtus pour leur sacre, des costumes qu’ils s’étaient commandés à Paris — sur le modèle de ceux utilisés jadis au sacre de Napoléon ier. Rien de comique comme leurs bonnes faces de nègres émergeant de la blanche hermine. Faustin eut tout juste le temps de créer une noblesse destinée à faire l’ornement de sa cour ; il distribua des titres à ses fidèles qui s’appelèrent harmonieusement le prince de la Marmelade, le duc de Trou-Bonbon ou le prince de l’Anguille sous roche. Hélas ! souverains, cours et noblesse firent comme les marionnettes de la chanson : trois petits tours et puis s’en vont. Il aurait fallu nous parler de Faustin et, pendant qu’on y était, de son « prédécesseur » le fameux Toussaint Louverture. Mais, sans vouloir chercher querelle à l’auteur, il a omis plus d’un nom important et par exemple celui de l’empereur Iturbide au Mexique et celui de Jacques de Liniers, ce français de haute intelligence qui devenu vice-roi de la Plata fit des propositions à Bonaparte en vue d’installer le protectorat français dans ses domaines. Bonaparte écouta d’oreille distraite et la faute qu’il commit ce jour-là fut bien autre que l’abandon de la Louisiane.

Brasseurs d’affaires

Dans cette catégorie prennent place : au temps passé M. de Beniowsky qui entreprit la colonisation de Madagascar d’abord pour le compte de la France ensuite pour son propre compte, et, de nos jours, Harden Hickey, Mayrena et le marquis de Rays. Harden Hickey, irlandais né en Amérique est surtout connue comme ayant dirigé à Paris le fameux journal le Triboulet qui de 1838 à 1880 encourut dix neuf condamnations. Ses satires souvent guerrières mais parfois spirituelles contre les hommes politiques de l’époque lui firent une réputation universelle. Toutefois elles passèrent bien vite les limites du tolérable et Harden Hickey fut expulsé de France. Ayant mangé sa fortune, il se mit à dévorer de même celle de sa seconde femme. En dernier lieu il érigea en principauté la petite île (cinq kilomètres sur trois) de la Trinidad sise au large de Rio de Janeiro. Il réclamait un cautionnement préalable de 10.000 francs de chacun des colons qu’il cherchait à attirer par des promesses fallacieuses mais personne ne se présenta. Le prince de la Trinidad se suicida à El paso en 1898.

Harden Hickey du moins se trouvait ainsi n’avoir ruiné que lui-même tandis que le marquis de Rays fondateur de cette colonie de Port Breton qui inspira à Daudet son troisième Tartarin ruina et perdit beaucoup de monde. Ce crapuleux personnage pour lequel M. de Villiers marque une indulgence incompréhensible expédia en Océanie de nombreuses victimes attirées dans le piège par les convictions catholiques dont M. de Rays faisait grand étalage. L’auteur de cette vilaine histoire ne récolta en fin de compte que 4 ans de prisons et 3.000 francs d’amende. C’était peu. Il chercha sur la fin de ses jours à vendre comme produit pharmaceutique de la poussière de granit breton. Cette étrange médecine, la foi aidant, opéra quelques guérisons.

Charles Marie de Mayrena qui vers 1887 se proclama roi des Sedangs, petite peuplade de l’Annam avait toute l’imagination et toute l’absence de scrupules nécessaires pour accomplir d’aussi notables exploits, mais les circonstances ne lui furent pas favorables ; il dut se borner à confectionner à son profit des traites portant de fausses signatures.

Deux projets

Tout le monde sait que le général Lallemand condamné par la Restauration pour son attitude pendant les Cent Jours conduisit au Texas un certain nombre de ses camarades de la Grande Armée et tenta d’y fonder avec eux une colonie qui s’appela le Champ d’asile ; tout le monde connaît d’autre part l’aventure du comte de Raousset Boulbon qui, attiré en Californie à l’époque de la découverte de l’or et n’y ayant pas réussi, s’avisa en 1852 de conquérir la riche province mexicaine de Sonora, équipée qui se termina par la capture et l’exécution du moderne conquistador. Mais on ignore généralement que des arrière pensées de fidélité dynastique se soient dissimulées derrière ces actes. Ami personnel du duc d’Aumale, Raousset Boulbon forma-t-il vraiment le plan de lui préparer sur la côte du Pacifique un trône exotique ? La chose reste douteuse. Il paraît assez certain au contraire — sa conduite étrange et par instants inexplicable semble l’attester — que le souci de faire de l’agriculture prospère ne hanta jamais l’esprit du général Lallemand et que dans son Champ d’Asile il préparait une expédition destinée à enlever Napoléon de Sainte-Hélène par un hardi coup de main. Mais, comment s’y fut-il pris ? Le détail serait curieux à connaître. Malheureusement le général Lallemand ne l’a pas raconté et nous n’en saurons jamais rien.

Les prophètes

On ferait un pittoresque parallèle entre Cabet l’inventeur de l’Icarie et Brigham Young le grand chef des Mormons. Fils d’un tonnelier de Dijon, avocat, carbonaro, écrivain et député, Cabet, lorsqu’en 1840 il publia son Voyage en Icarie n’avait pas la moindre velléité de se rendre lui-même dans ce pays fortuné et par l’excellente raison qu’il ignorait ou le placer. C’était un pays d’imagination, une terre promise où tout était parfait ; l’État se chargeait de tout, même de faire la cuisine. Lorsque sept ans plus tard dégoûté de la politique, Cabet voulut passer à la réalité, cette réalité transforma le rêve en cauchemar. L’Icarie établie d’abord au Texas puis dans l’Illinois périt dans le grabuge le plus éhonté ; Cabet qui y exerçait les fonctions de prophète-dictateur mourut d’apoplexie à Saint-Louis en 1856.

Tout autre fut le sort de Brigham Young qui, élu président des Mormons en 1844. mourut à Salt Lake City en 1877, possesseur de quinze millions, époux de seize femmes, père de quarante cinq enfants et pontife d’une église de 200.000 membres. Brighman Young était doué d’autant de talent que de caractère ; nous ferons bien entendre des réserves sur sa valeur morale. Il est malheureusement certain d’ailleurs que les appétits et les intérêts excités par sa propagande auraient aujourd’hui comme alors plus de chances de grouper de nombreux adhérents, que les beaux sentiments auxquels Cabet faisait appel. Le rapprochement de ces deux noms comporte donc une haute leçon de philosophie.

Un Archipel à prendre

Bien d’autres seraient encore à citer : et le flibustier Walker qui exerça au Nicaragua une brève dictature et John Adams, le matelot révolté qui devint patriarche d’une communauté océannienne et Mac Greger, cacique des Mosquitos et le baron de Thierry, roi de Noukahiva et les soldats de fortune, Boigne, Perron, Thomas, Raymond qui, à la fin du xviiime siècle et au début du xixme réorganisèrent les armées de Rajahs de l’Hindoustan et parvinrent de la sorte aux situations les plus hautes. Mais il faut se borner. Passons même sur la royauté d’Yvetot de joviale mémoire et sur ce vieil ivrogne de Philippe Pinel qui put vraiment s’intituler le roi des Écréhous par la raison qu’il était alors le seul habitant du minuscule archipel.

Du reste la liste pourrait bien s’allonger encore. M. de Villiers du Terrage a terminé en effet son volume par un spirituel épilogue dans lequel il avertit ses lecteurs qu’il reste au moins une royauté à fonder. Avis à ceux qui se sentiraient tourmentés du désir d’émettre des timbres à leur effigie. Ce serait évidemment une royauté un peu humide. Il s’agit en effet de l’archipel Tristan da Cunha perdu au milieu des flots de l’océan austral entre le Cap de Bonne Espérance et la Patagonie. Occupé par les Anglais au temps que Napoléon était détenu à Sainte Hélène, il fut évacué par la suite. On y pouvait tuer des phoques en abondance et les habitants ne dépassaient pas la centaine. C’est de quoi se procurer dix dizaines de fonctionnaires. Cela suffit donc à constituer l’embryon indispensable d’un État moderne.

Conclusions

Il apparaît que dans l’ouvrage de M. de Villiers, la France tient le premier rang par la quantité et la qualité. On parlera de désordre mental. Mais en général tous ces hommes ne furent des détraqués que dans la mesure ou un peu de détraque se mêle inévitablement à l’esprit d’aventure poussé à l’excès. La figure la moins équilibrée est sans contredit celle d’une anglaise, Lady Stanhope. Et si la France a fourni en ces personnes de Jules Gros et de Jacques Lebaudy des types d’un ridicule achevé, d’autre part, un Béthencourt, un Boigne, un Raymond s’affirment comme des initiateurs et des organisateurs de grande envergure. Retenons en ceci — que tant de faits quotidiens confirment par ailleurs : le français est homme d’action et d’entreprise par tempérament et par hérédité. Il n’y aurait qu’à le laisser faire. Mais les règlements administratifs qui l’enserrent semblent conçus de façon à toujours l’entraver dans sa marche et lui couper la retraite sans parler de l’incapacité à jamais profiter de ses efforts. Nous citions tout à l’heure le nom de Jacques de Liniers ; il nous eut donné la Plata comme Higginson nous eut donné les Nouvelles Hébrides. Se rappelle-t-on seulement chez nous cet orfèvre de Vendôme, Girodon qui devint vers 1850 sous le pseudonyme de d’Orgoni, secrétaire d’État et généralissime de l’empereur birman ; si on l’eut suffisamment secondé, la Birmanie serait aujourd’hui sous le protectorat français.

Il était donc injuste de dire au début de cet article que la lecture du livre de M. de Villiers semblait plus amusante qu’instructive ; évidemment ses héros se tiennent en marge de l’histoire et pour l’apprendre, il n’est pas besoin de s’occuper d’eux ; mais leurs exploits sont instructifs en ce qu’ils nous rappellent toutes les occasions propices que sans cesse la France laisse échapper d’étendre son influence en soutenant à propos ses nationaux.


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LES NOUVELLES HÉBRIDES



La question des Nouvelles Hébrides est à l’ordre du jour des négociations franco-anglaises. Son règlement affecte beaucoup plus nos intérêts qu’on ne l’imagine généralement. L’effacement de la France aux Nouvelles Hébrides équivaudrait à l’abandon de sa part d’influence dans les mers du Pacifique Sud et serait préjudiciable à sa situation internationale. Le lecteur l’aura vite compris en lisant l’exposé suivant qui lui fera connaître en même temps l’un des pays les plus séduisants qui soient au monde.

Une belle page de notre épopée coloniale

L’histoire de la colonisation française aux Nouvelles Hébrides est à la fois navrante et réconfortante : navrante par l’inertie des autorités officielles, réconfortante par l’intrépidité des initiatives privées.

L’erreur initiale incombe à l’amiral Febvrier-Despointes qui prit possession de la Nouvelle Calédonie au nom de la France en 1853. Aucun obstacle ne s’opposait alors à ce qu’il plantât le drapeau dans l’archipel voisin. Il l’en jugea indigne.

Depuis, les occasions n’ont pas manqué au gouvernement français d’annexer les Nouvelles Hébrides. En 1875, vingt ans après notre installation dans les îles du Pacifique, l’Angleterre tenait encore si peu de place en ces parages que les colons anglais installés aux Nouvelles Hébrides ne songeaient pas à lui demander sa protection ; ils s’adressèrent au contraire à plusieurs reprises à la France… qui ne daigna pas les écouter.

Plus tard la puissance britannique a grandi dans les mers du Sud, les missions presbytériennes d’Australie ont étendu leur influence, bref, lorsque la France s’est enfin décidée à réclamer la souveraineté sur les îles, elle s’est heurtée aux protestations de l’Angleterre et n’a pu qu’accepter un vague condominium, actuellement encore en vigueur.

Cependant, l’initiative de quelques colons calédoniens, à la tête desquels se trouvait John Higginson, réussit à rendre françaises de fait les plus belles parties des Nouvelles Hébrides. Les difficultés de cette prise de possession furent inouïes. On ferait une épopée du récit des expéditions, des négociations, des luttes d’Higginson, vrai Cecil Rhodes Français du Pacifique. Résultat : en 1887 — époque de la convention franco-anglaise qui consacrait l’abdication de nos droits politiques exclusifs — la Société des Nouvelles Hébrides, fondée par lui, possédait là-bas 700.000 hectares de terres, des solfatares magnifiques, et tous les meilleurs ports. L’influence religieuse, seule, lui échappait, grâce à l’influence acquise par les presbytériens.

L’auteur de cet article a visité l’archipel néo-hébridais au commencement de l’année 1903. Il a constaté de visu la grandeur de l’œuvre française accomplie là-bas malgré la France elle-même. Tous les Français doivent la connaître. Elle leur servira d’exemple et d’encouragement. Ils jugeront sévèrement la conduite des hommes d’État qui ont tenu au bout de leur plume les destinées de ce pays merveilleux et qui, n’ayant pas pris la peine de considérer sa valeur — c’est le mieux que nous puissions dire à leur décharge — ont refusé de le donner à la France.

Si l’opinion publique française s’était trouvée mieux renseignée, il y a trente ans, elle n’aurait pas permis cette forfaiture. Qu’elle apprenne aujourd’hui l’importance de sa perte, et, puisque la question n’est pas encore réglée de façon définitive, qu’elle en exige une solution réparatrice. Son intérêt bien entendu le lui commande.

Le Jardin du Pacifique

Tous les voyageurs qui ont passé aux Nouvelles-Hébrides en ont rapporté l’impression la plus enthousiaste. Pour nous, qui avons visité quantité de pays sous toutes les latitudes, nous n’avons rencontré nulle part d’aspects plus charmants ni de végétation plus intense. Nous renonçons à décrire les merveilles de leurs forêts vierges, le fouillis des branches, l’enlacement des lianes, la puissance de fertilité de ce sol où l’humus s’accumule sans cesse depuis des siècles et des siècles. Ça dépasse l’imagination.

On a tracé, au travers de ces bois, quelques sentiers qu’on pourrait aussi bien nommer des galeries, car on n’y voit pas le ciel, ou des serres, car on y suffoque : reste-t-on quelques jours sans passer, ce temps suffit aux branches pour envahir le chemin et vous barrer la route ; cesse-t-on d’y venir pendant un mois, on n’en trouve plus la trace. Nous avons vu là-bas des arbres, plantés en graines il y a dix ans, qui feraient honte à nos arbres centenaires.

Les espèces sont variées, il s’en trouve de précieuses, d’utiles et de superbes, dont le teck, le santal, le bois de rose, le bois de fer, le cocotier, le bananier, l’arbre à pain, l’oranger, le flamboyant, etc., etc.

Toutes les cultures y sont possibles, depuis nos bons légumes d’Europe jusqu’aux plantes tropicales. On y fait dans une même année jusqu’à trois récoltes de maïs : c’est dire la prodigieuse fécondité de la terre. À ce point de vue, les Nouvelles Hébrides sont mieux qu’un jardin : elles sont un grenier.

Quant au climat, sans être particulièrement salubre, il n’est pas malsain. Sans doute, il ne faudrait pas vivre dans la profondeur humide des forêts, mais tel n’est pas le but des colons. La seule maladie répandue est le paludisme, généralement sans gravité. Encore disparaît-elle au fur et à mesure qu’on débrousse et qu’on substitue la culture rationnelle à la végétation folle de la forêt. Il n’y a pas à proprement parler de saisons. Les pluies y sont fréquentes, et torrentielles. Nous avons observé 31° à l’ombre au mois de juin, c’est-à-dire en plein hiver.

L’archipel se compose de huit îles principales et d’une infinité d’îlots couvrant ensemble une superficie d’environ 12.000 kilomètres carrés, à peu près deux fois la grandeur du département de Seine-et-Marne.

Un peuple d’anthropophages

La population indigène des Nouvelles Hébrides est peu considérable, environ 40.000 âmes. Elle appartient en majorité à la la race papoue et ne se fait remarquer par aucune qualité exceptionnelle. Les habitants qui n’ont pas encore été soumis à l’influence des missions chrétiennes mènent la vie sauvage. La plupart sont encore aujourd’hui anthropophages, non par goût, comme on pourrait le croire, mais par sentiment. Ils mangent leur semblable pour le punir d’un méfait, pour se venger d’une injustice et y trouvent une satisfaction morale. Beaucoup d’Européens ont été victimes de cette application féroce de la vendetta, victimes innocentes, bien souvent, payant pour les abus commis par leurs prédécesseurs.

Il n’en faut pas conclure que le séjour dans les îles est dangereux. Il suffit, en effet, de ne jamais s’aventurer dans certaines parties connues pour ne courir aucun risque. Le nombre des sauvages parfaits diminue d’ailleurs tous les jours, et beaucoup d’indigènes vivent à présent dans l’entourage des agglomérations européennes, se laissant doucement diriger.

Les Néo-hébridais sont un peuple trop inférieur pour tenir à leur indépendance, et, n’étaient les mauvais traitements dont ils furent l’objet de la part des premiers Européens qui mirent pied dans leurs îles, ils se seraient aisément laissés domestiquer par les blancs.

Ils n’ont pas de religion, ni de morale : ils adorent des fétiches en bois, croient aux esprits, n’écoutent que les sorciers. Toute leur industrie consiste à construire des pirogues, à creuser des troncs d’arbres pour les transformer en tam-tams, à tailler des sagaies, à enfiler des coquillages pour en faire des colliers. Ils n’ont pas d’alphabet, pas même de langage bien déterminé. Leurs dialectes variant de tribu à tribu, les indigènes, pour se comprendre entre eux, en sont réduits à employer un idiome enfantin créé à leur usage par les Européens, espèce de petit-nègre anglais agrémenté de français et d’espagnol, qu’on appelle bichlamar. Rien n’est précieux pour eux comme un cochon : cet animal leur sert d’étalon monétaire et détermine entre eux la valeur des objets précieux, des femmes, entr’autres, dont la condition — devons-nous l’ajouter ? — est des plus médiocres.

Malgré cette infériorité morale et intellectuelle, les Néo-Hébridais fournissent à nos colons une main-d’œuvre utile, suffisante aux travaux grossiers de l’agriculture et de l’élevage. Tous ceux qui les traitent bien s’en déclarent satisfaits.

Rivalité franco-anglaise

Prenez une carte du Pacifique sud, et vous constaterez de suite la dépendance géographique des Nouvelles-Hébrides par rapport à la Nouvelle-Calédonie ; étudiez la valeur respective des deux groupes, et vous reconnaîtrez qu’ils se complètent. Leur contraste est flagrant. Les Nouvelles-Hébrides, pays essentiellement agricole, apparaissent comme l’annexe normale de la Nouvelle-Calédonie, pays exclusivement minier. Elles forment un ensemble géographique parfait. Ce sont deux membres d’un même corps. Qui possède l’un doit avoir l’autre. La France propriétaire de la Nouvelle-Calédonie, réclamant les Nouvelles-Hébrides, ne fait donc qu’exercer un droit imprescriptible.

Outre ce droit fondamental, elle appuie ses revendications sur des titres incontestables qui sont : la priorité d’occupation, la possession des terres, leur mise en valeur, la suprématie commerciale le nombre des colons, les travaux effectués, l’introduction de la vie civilisée.

Ces titres, acquis en dehors de toute participation officielle, sont l’œuvre exclusive de quelques Français courageux et hardis. Isolés du monde, reliés à la Nouvelle-Calédonie par le service irrégulier d’un méchant vapeur de cent tonnes, privés d’état civil, livrés à eux-mêmes, ces précurseurs ont témoigné d’une extraordinaire énergie. Ils s’en trouvent aujourd’hui récompensés au-delà de leurs rêves.

Nous en avons personnellement visité un grand nombre. Tous sont contents, d’accord pour célébrer leur terre d’élection. « C’est un plaisir que culture dans un pays comme celui-ci » nous disait l’un d’eux, et, de fait, ce brave homme, venu avec rien sur la foi d’une annonce insérée dans le Petit Journal, il y a trente ans, possède à présent des propriétés magnifiques dont il tire un revenu important.

Les principales cultures sont actuellement le maïs, le cocotier — pour le coprah — et le café. Certains colons y ajoutent le cacao, la vanille, les épices, la canne-à-sucre, le tabac, le manioc, etc… tous produits rémunérateurs qu’ils écoulent facilement sur les marchés voisins de Nouméa et d’Australie. L’élevage donne également d’excellents résultats. Considérez que la Société française possède là-bas plus de 900.000 hectares de terres également riches, et vous apprécierez quels éléments de fortune peuvent y trouver nos émigrants.

D’après le dernier recensement, ils sont là-bas 375, contre 154 Anglais, non compris les missionnaires des deux nations. Nous savons que les autorités britanniques contestent ces chiffres et accusent 212 Anglais et 352 Français. L’erreur provient de ce qu’elles déduisent, dans leur évaluation, nos missionnaires, tandis qu’elles comptent les leurs…

Les Anglais — nous voulons dire les Australiens, car les Anglais d’Angleterre s’intéressent peu à ces questions — assurent en outre que leurs colons, numériquement inférieurs aux Français, sont d’une classe et d’une qualité hautement supérieure. C’est inexact. Plus des 2/3 de nos compatriotes sont de vrais colons cultivateurs installés sur leurs terres avec leurs familles : il n’y a pas le quart d’Anglais dans les mêmes conditions. La plupart de leurs nationaux sont de qualité médiocre. Il n’en saurait, d’ailleurs, être autrement : l’Australie voisine manque de bras, ceux qui veulent travailler sérieusement n’ont aucune raison de la quitter.

La vérité, c’est que les missions presbytériennes mènent contre nos colons une campagne profondément calomnieuse et déshonorante. « Mon œuvre de 20 ans aux Nouvelles-Hébrides, proclamait autrefois dans une lettre particulière, fâcheusement divulguée, le Révérend Paton, leur chef, a été d’inculquer aux indigènes la haine des Français et du catholicisme ». Voilà dans quel esprit de charité évangélique ils ont porté la civilisation dans ces parages ! Leurs manœuvres indignes, qui n’ont pas entamé l’énergie de nos colons, ont soulevé contre nous l’opinion publique australienne et forcé l’Angleterre à une résistance entêtée contre nos justes prétentions. Ils sont ainsi la cause unique d’un malentendu qui, seul, a résisté aux bienveillantes dispositions de l’entente cordiale.

La solution qui s’impose

L’Angleterre nous aurait depuis longtemps accordé toute satisfaction sans la crainte de mécontenter ses colonies d’Australie. Cette crainte nous paraît vaine malgré l’agitation provoquée et sans cesse renouvelée par la mission presbytérienne. Un long séjour aux antipodes nous a, bien au contraire, convaincu que le public, « l’homme de la rue », comme disent les Anglais, the men in the street s’en désintéresse fort.

En tous cas, nous ne pouvons un instant comprendre qu’il se soit rencontré en France et en Angleterre des hommes d’État assez peu avisés pour songer au partage de l’archipel. Plusieurs de nos confrères — le Temps, en particulier — ont soutenu de leur autorité cette opinion néfaste. Il nous faut la détruire à jamais dans l’esprit de nos lecteurs.

Nous constaterons d’abord que les Français se trouvent principalement intéressés dans la partie nord — la plus riche — tandis que les Anglais ne possèdent quelque prépondérance qu’à l’extrême sud, dans les îlots les plus voisins de la Nouvelle-Calédonie. Exerçant une absolue suprématie sur les autres groupes, nous ne saurions pas plus en abandonner la possession que tolérer l’établissement définitif de l’Angleterre dans l’archipel le plus proche de notre colonie.

Il est bien évident qu’il vaudrait mieux pour nous acquérir une partie des Hébrides que risquer d’en perdre l’ensemble. Si nous persistons à revendiquer leur annexion complète à l’empire colonial de la France, c’est parce que nous demeurons très convaincus qu’elle est possible. Nous allons préciser pourquoi.

Ayant discuté cette question, en Australie, avec un grand nombre d’hommes politiques appartenant à des partis divers, nous en avons recueilli la formelle assurance qu’ils s’opposeraient aussi bien au partage qu’à l’abandon total du groupe. Ils considèrent, à tort ou à raison, le voisinage des puissances étrangères comme un danger pour leur indépendance, et voudraient entourer leur pays d’une ceinture de possessions australiennes lui formant comme un rempart : c’est une sorte de doctrine de Monroë pour toutes les îles immédiatement voisines de l’Australie. En les réclamant pour eux-mêmes, ils ne sont pas guidés par le désir de s’agrandir — la mise en valeur de leur domaine continental leur constitue déjà une assez vaste tâche — : ce qu’ils veulent, expliquent-ils, c’est diminuer autant que possible le contact avec l’étranger, éviter les « frottements », to prevent every kind of « friction ». Les gouvernements australiens n’ont pas d’autre motif sérieux pour s’opposer à la prise de possession des Nouvelles Hébrides par la France.

Quant à la masse, elle n’y songe guère, préoccupée surtout d’expériences sociales. La perte des Nouvelles Hébrides ne provoquerait donc pas dans le monde australien l’espèce de révolution à laquelle beaucoup semblent croire, et l’opinion derrière laquelle l’Angleterre se retranche pour repousser nos prétentions n’est pas une « opinion publique ».

Pourvu qu’on ait ménagé leur amour-propre en accordant à leur profit quelques concessions amicales, les Australiens ne récrimineront pas outre mesure en voyant la question réglée une fois pour toutes selon nos préférences. La presse des antipodes s’indignera — pour la forme — ; le gouvernement fédéral, par principe, ne manquera pas de protester bien haut. Il n’en sera plus question quand on aura « sauvé la face ».

L’instant semble, d’ailleurs, propice. La résistance des Australiens serait aujourd’hui d’autant moins grande qu’ils sont davantage absorbés par leur politique intérieure et par les débuts difficiles de la Fédération. Leur vanité seule est en jeu. Leur intérêt bien entendu leur commande, au contraire, de céder aux justes raisons d’une puissance dont l’amitié leur est précieuse.

La présence de la France nous paraît, en effet, constituer la meilleure garantie d’équilibre dans les mers du Pacifique sud. Sans profiter à l’Australie, toute atteinte à notre prestige favoriserait les visées ambitieuses de rivales bien autrement dangereuses : l’Allemagne et les États-Unis. Leur politique est faite de convoitises ; la nôtre repose entière sur le maintien du statu quo.

Nous ne demandons pas mieux que de manifester à la jeune nation australienne nos sentiments très sympathiques, mais nous ne pouvons abandonner à son profit des droits acquis qui nous sont très précieux. Au moment où le percement de l’isthme de Panama va grandir l’importance et la valeur de tous les territoires de cette cinquième partie du monde, ce serait folie de nous en laisser exclure. « Déjà, comme le remarquait jadis éloquemment M. Jean Carol dans un article de la Revue de Paris quand nous envisageons la place que nous pouvions prendre en Océanie et celle que nous y occupons, la mémoire de l’héroïsme dépensé là par nos marins, nos explorateurs, nos missionnaires, nous devient importune. Partout des noms français sur cette longue traînée d’île qui jalonne la route des Indes à Panama et qui ressemble à une avenue de tombeaux peuplée de nos morts à travers les jardins d’autrui ! Voyez la carte du monde austral, sans en excepter son grand continent : le souvenir de la France y est inscrit à chaque pointe, à chaque passe, à chaque baie, comme celui d’un fondateur ou d’un hôte illustre au frontispice d’une maison vendue ». Sachons donc au moins conserver ce que nous possédons encore. « Les Nouvelles Hébrides sont à nous : il ne s’agit plus que de faire reconnaître notre propriété. Ce sera la première fois que nous aurons acquis une colonie sans y répandre à flots l’argent de nos concitoyens et le sang de notre jeunesse ». Nous n’ajouterons qu’un mot : si l’impossibilité d’une entente amicale devenait flagrante, contre nos prévisions, émettons délibérément une proposition d’arbitrage : nous confirmerons ainsi notre indiscutable bonne foi.

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L’AMÉRIQUE AUX AMÉRICAINS[1]


Les transformations de la doctrine de Monroë

Si l’on voulait écrire un historique complet des transformations que subirent au cours du dernier siècle les déclarations premières de Monroë relatives à l’attitude des États-Unis à l’égard de l’Europe, il faudrait entrer dans le détail de toutes les relations extérieures de la grande république américaine, et une pareille étude est incompatible avec le cadre de cette Revue. Aussi devons-nous borner notre examen à quelques-uns des épisodes les plus intéressants auxquels ont donné lieu les rapports de l’Ancien et du Nouveau Monde, et nous ne croyons pas qu’il soit possible d’en trouver de plus suggestifs que la question de l’Orégon en 1845, la guerre franco-mexicaine, et le conflit anglo-vénézuélien de 1895.

En 1845, on désignait sous le nom d’Orégon une large bande de territoire compris entre les Montagnes Rocheuses et l’Océan pacifique et couvrant ce qui constitue actuellement la Colombie britannique, les États de Washington, d’Orégon et d’Idaho. Les États-Unis basaient leurs prétentions à la possession de ce territoire sur des titres divers : explorations de Gray sur la rivière Colombia en 1792, acquisition de la Louisiane, découvertes de Lewis et de Clark de 1804 à 1806, établissements fondés à Port Hall et Astoria en 1808 et 1811, traité de 1819 aux termes duquel l’Espagne avait renoncé à la contrée située au nord du quarante deuxième parallèle. En 1824 la Russie, comme on l’a vu dans notre précédent article, accepta de reconnaître comme possessions des États-Unis toutes les terres situées au sud du 54° 40′ de latitude nord. L’Angleterre protesta aussitôt et d’un commun accord il fut admis que les États-Unis et la Grande-Bretagne exerceraient une souveraineté conjointe sur la contrée disputée. Mais à mesure que les ressources de l’Orégon furent mieux connues, le désir des Américains d’y être souverains incontestés s’accrut. Aux élections présidentielles de 1844 le parti démocratique réclama « tout l’Orégon ou rien » ; Polk prit pour plate-forme « le cinquante-quatrième degré ou la guerre » et fut élu. Il entreprit aussitôt des négociations dans ce sens, affirmant dans son discours inaugural que le droit des Américains était clair et incontestable. Mais l’Angleterre ne se laissa pas intimider, et la résolution de recourir aux armes pour trancher le différend se manifesta d’un bout à l’autre des États-Unis. C’est alors que Polk invoqua la doctrine de Monroë. Il reprit cette affirmation que « les continents américains, en raison de la situation libre et indépendante qu’ils ont acquise et qu’ils ont su conserver, ne peuvent plus désormais être considérés comme des territoires ouverts à la colonisation future d’aucune puissance européenne ». Il ajouta que la conjoncture actuelle était bonne pour affirmer de nouveau ce principe auquel il donnait son entière adhésion. Mais il faut immédiatement observer que le principe invoqué portait à faux, car l’Orégon n’était pas res nullius : c’était un territoire que l’Angleterre réclamait comme sien en vertu de droits antérieurs et non une contrée qu’elle prétendait pour la première fois, en 1845, ouvrir à ses colons, et Monroë lui même avait déclaré n’élever aucune objection contre les colonies actuelles des puissances européennes. Aussi Polk avait pris soin d’ajouter au mot colonie le mot souveraineté. Ainsi la doctrine de Monroë revêtait un caractère plus restrictif. Ce fut d’ailleurs sans grand effet, car le gouvernement américain accepta la transaction proposée par l’Angleterre et qui consistait à prendre le quarante-neuvième parallèle comme limite des deux souverainetés.

La guerre du Mexique est un fait trop connu de notre histoire pour que nous nous y arrêtions longuement. Mais, considérée en se plaçant au point de vue de la doctrine de Monroë, l’attitude du gouvernement américain fut remarquable en ce sens que, contrairement à Polk, en 1846, le secrétaire d’État Seward n’invoqua jamais la fameuse doctrine dans sa correspondance avec le gouvernement français, et, tout en s’inspirant sans cesse des précédents, n’y fit pas la moindre allusion. Après avoir déclaré, au début de l’incident, que les États-Unis entendaient « laisser la nation mexicaine décider des destinées du Mexique » et bien qu’il en arrivât en 1863 à menacer d’en appeler aux armes si la France ne retirait pas ses troupes, il basa sa conduite politique sur la théorie générale du droit des nations américaines de choisir la forme de leur gouvernement et sur l’hostilité que manifestait la France vis-à-vis des États-Unis en prétendant établir sur leurs frontières un gouvernement à la fois étranger et despotique, Seward, affirme un historien américain, sentait sa position assez forte pour ne point invoquer la doctrine de Monroë. Dans la presse, on avait réclamé une affirmation nouvelle et énergique de la doctrine et le Congrès avait répondu par un vote unanime à cet appel de l’opinion sans que l’exécutif répondit à ces vœux, mais il n’en fut pas moins fidèle au grand principe « l’Amérique aux Américains ».

Le conflit anglo-vénézuélien, qui passa à l’état de crise aiguë en 1895, tirait son origine d’un traité conclu en 1814 entre la Grande-Bretagne et les Pays-Bas par lequel la première acquérait les établissements de Demerara, d’Essequibo et de Berbice. Depuis cette date, la ligne de démarcation entre ces établissements et les territoires vénézuéliens donna lieu à des discussions constantes entre leurs possesseurs respectifs. En 1895, la rupture paraissait imminente. C’est alors que le président Cleveland intervint, par la déclaration suivante, dans son Message du 2 décembre : « La politique traditionnelle et bien établie du gouvernement des États-Unis est nettement opposée à tout accroissement territorial et violent des possessions d’une puissance européenne sur le continent américain ; cette politique est aussi bien fondée en principe qu’elle est bien justifiée par des précédents nombreux. En conséquence, les États-Unis sont obligés de protester contre l’accroissement du territoire de la Guyane britannique établi contrairement aux droits et à la volonté du Venezuela. » Le Président concluait en proposant de soumettre à un arbitrage la solution du conflit. Toute la correspondance qui fut alors échangée entre le secrétaire d’État Olney et lord Salisbury n’est qu’une discussion de la doctrine de Monroë, celui-ci prétendant que ladite doctrine n’avait aucun rapport avec le conflit présent, que créée pour résoudre jadis un certain ordre de faits — ceci est historiquement vrai — elle n’avait plus de raison d’être, que ni les intérêts ni la sécurité des États-Unis n’étaient menacés et que dès lors l’ingérence du gouvernement américain dans la dispute anglo-vénézuélienne n’était aucunement justifiée. Olney, au contraire, reprenant le texte même de Monroë, soutenait le droit des États-Unis d’intervenir, et, élargissant la doctrine primitive, il déclarait « qu’une union politique permanente entre un État européen et un État américain était contre nature », que les intérêts « de l’Europe étaient absolument inconciliables avec ceux de l’Amérique », que « les États-Unis étaient en fait souverains de ce continent et que leur volonté avait force de loi sur toute matière qui impliquait leur intervention », enfin qu’« ils étaient les maîtres de la situation ». L’Angleterre finit par accepter l’arbitrage : le tribunal rendit sa sentence le 3 octobre 1899 et trancha la question par un compromis.

Comme on l’a vu au cours de cette étude, les déclarations premières de Monroë ont été singulièrement amplifiées et élargies, et, de ses réponses, destinées à résoudre des cas déterminés, on a fait dans la suite un corps de doctrine et un principe de politique générale. Que le nom de Monroë soit invoqué, comme le firent Polk et Cleveland, qu’il soit passé sous silence comme le préféra faire Seward, il est certain que l’opinion publique considère que la politique extérieure du pays, au moins en ce qui concerne les relations des territoires américains avec les puissances étrangères, est et doit être dirigée par la doctrine de Monroë. La formule « l’Amérique aux Américains » résume admirablement dans l’esprit populaire l’essence de la doctrine, et c’est sous cette forme qu’elle s’est répandue dans le monde. Les diplomates, gens d’opportunisme par excellence, et les hommes politiques, qui portent le poids des responsabilités, invoquent le nom de Monroë ou le passent sous silence suivant le procédé qui leur paraît le meilleur pour la solution du conflit qu’ils ont à régler, mais dans le fond, et au point de vue pratique, c’est ce qu’il y a d’intéressant à retenir, homme de la rue et ministre sont d’accord pour réduire de plus en plus au minimum et pour écarter définitivement à la longue toute intervention étrangère dans les affaires et sur le sol de l’Amérique. L’un et l’autre y sont puissamment aidés par l’autorité magique d’un nom, autorité qu’on peut discuter, sans doute, mais dont on ne peut nier l’influence très efficace.


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UN LEGS ROYAL


L’État indépendant du Congo


La politique de l’État indépendant du Congo a fait l’objet de polémiques incessamment renouvelées depuis plusieurs années. Au moment où les journaux viennent de publier les détails de sa réorganisation administrative basée sur le rapport d’une commission d’enquête analogue à celle qui suivit la mission récente de Brazza au Congo français, il nous paraît intéressant d’indiquer brièvement l’exceptionnelle valeur de ses territoires.



Ouvrez un atlas centenaire à la carte d’Afrique, vous verrez au centre une tache blanche dénommée, faute de mieux, terra incognita, « terre inconnue ». On aurait pu tout aussi bien l’appeler « terre d’esclavage », car, depuis Charles-Quint, les négriers arabes servaient d’intermédiaire au monde européen pour y « chasser l’homme » et l’exporter, en troupeaux innombrables, vers les colonies du Nouveau Monde.

Les premiers explorateurs du Congo, Livingstone, Stanley, Brazza, etc., rapportèrent à l’Europe l’impression des barbaries commises et des richesses naturelles soupçonnées en ces régions, et, sous la double influence des idées humanitaires et des besoins économiques, l’Europe résolut, dans l’intérêt commun des nègres et des blancs, d’en organiser méthodiquement la pénétration. Le roi Léopold ii, promoteur du mouvement, assembla les bonnes volontés : à la suite d’une conférence internationale tenue à Bruxelles en 1876 fut fondée sous son patronage l’« Association internationale africaine », société d’études, de commerce et d’exploration. Cette entreprise fut si bien menée qu’elle aboutit en quelques années à la création d’un véritable État. La conférence de Berlin proclama son indépendance en 1885 et lui donna pour chef son fondateur le roi des Belges. Ces faits vous sont connus. Nous n’y insistons pas.

L’État indépendant du Congo constitue un domaine immense, 25 fois plus grand que la Belgique. De même que l’Égypte est un « don du Nil », il tire toute sa valeur du fleuve qui lui donna son nom. Quel est, en effet, le principal et la plupart du temps l’unique obstacle à la mise en exploitation d’un pays neuf ? La difficulté des communications. La circulation crée la vie dans l’organisme social comme dans l’organisme humain. Un pays quelconque se développe et prospère en raison directe de la facilité de son accès. À côté de régions comme l’Abyssinie, la Perse ou le Thibet, isolées du reste du monde par des barrières de montagnes escarpées, l’État indépendant paraît infiniment privilégié. Le Congo, dont le bassin couvre une superficie supérieure à sept fois la France, le relie à la mer et lui assure, avec ses affluents, plus de 15.000 kilomètres de voies navigables. De sorte que, pour pénétrer au centre de ce territoire immense, l’administration royale a dû seulement construire 400 kilomètres de chemins de fer, entre Matadi et Léopoldville, le fleuve étant ici coupé d’infranchissables cataractes. Ajoutez que, selon M. Grenfell, « pas un seul endroit du bassin du Haut Congo ne se trouve à plus de 160 kilomètres d’une escale quelconque abordable par eau », et vous reconnaîtrez que, malgré l’énormité de sa superficie, l’État indépendant n’a besoin pour établir des communications directes entre ses différentes provinces, que d’un réseau ferré peu important. Supériorité économique incalculable !

Le pays en est tout à fait digne. Sa flore est, par endroits, superbe ; ses forêts que Stanley qualifie tour à tour de « terrible sous-bois » et de « miracle de végétation », renferment quantité d’espèces précieuses, l’acajou, l’ébène, le teck, le bois de rose, le baobab géant, etc., sans compter d’infinies variétés d’arbres à caoutchouc. Sa faune est riche : éléphants, buffles, zèbres, antilopes, singes, crocodiles ; hippopotames s’y multiplient ; lacs et cours d’eau regorgent de poissons. Son sol est très fertile, susceptible à la fois des cultures les plus épuisantes et les plus délicates. Son sous-sol contient, avec d’importants gisements de fer et de cuivre, l’étain, le charbon, le plomb, le platine, l’amiante, etc… Sa population elle-même est nombreuse — 29 millions d’âmes — et présente des qualités suffisantes pour fournir une main-d’œuvre utile.

Tant d’avantages n’ont pas échappé au roi Léopold. Il en a tiré un parti remarquable. Nous en trouvons la meilleure preuve dans le développement commercial de l’État : en 1886, un an après sa fondation, la valeur des produits naturels exportés n’atteignait pas 900.000 francs ; en 1894 elle était déjà de 8 millions ; en 1904 elle a atteint 51.900.000 francs.

Le Congo est le pays du caoutchouc. Depuis plusieurs années l’administration royale a consacré tous ses efforts à perfectionner son exploitation : sa production a passé de 79.000 francs en 1887 à 43.471 000 francs en 1904.

Après le caoutchouc vient l’ivoire (pour 3.800.000 francs), les noix palmistes, l’huile de palme, la résine copal, le cacao, le café, les arachides, les bois d’ébénisterie, etc…

La richesse de l’État indépendant du Congo ne fait plus de doute pour personne, pas même pour les Belges qui témoignent à présent pour leur « colonie » d’un enthousiasme égal à leur indifférence d’antan.

En 1885, le Parlement belge n’avait mis aucun empressement à favoriser les « rêves généreux » et la « politique aventureuse » du roi. L’autorisation nécessaire au cumul des deux souverainetés lui avait été donnée à regret. Mais bientôt les avis changèrent à cet égard, la Belgique fut conquise aux idées coloniales, l’État indépendant devint, pour elle, le Congo belge, et le roi tint compte de ses vœux en lui léguant, par un testament publié en 1889, la totalité de son domaine. Le Parlement s’empressa d’accepter ce legs royal et prêta désormais son concours financier au développement de sa possession future.

D’aucuns réclamèrent même l’annexion immédiate. Le roi Léopold, sans résister ouvertement à cette exigence, ne s’y est jamais prêté. On l’accuse, à vrai dire, d’avoir accaparé, là-bas, les meilleures terres dans son « domaine de la couronne » ; un publiciste Belge a prétendu qu’il en tirait 80 millions par an et qu’au lieu d’employer ces sommes à équilibrer le budget congolais, il préférait les consacrer à spéculer sur les terrains de Bruxelles, de Nice et d’Ostende. Le roi ne s’en défend pas, mais fait remarquer qu’il est parfaitement libre de disposer comme il l’entend d’un bien qu’il a créé. « Mes droits sur le Congo sont sans partage, dit-il, ils sont le produit de mes peines et de mes dépenses. Il m’importe de proclamer hautement ces droits, car la Belgique n’en possède pas au Congo en dehors de ceux qui lui viendront de moi. Sans eux, elle serait absolument dépourvue de tout titre. »

Avouez que le roi a raison. Il aurait pu ne rien donner du tout, et les Belges qui ont si longtemps refusé de l’aider sont malvenus à lui reprocher de ne s’être pas complètement dépouillé en leur faveur. Quoiqu’ils en pensent, la Belgique reste en cette circonstance l’obligée de son souverain. Elle lui est redevable d’un énorme accroissement de richesse, à ce propos comme, d’ailleurs, à bien d’autres. Profitons-en pour le remarquer.

L’action personnelle du roi Léopold ii s’est manifestée avec une si profonde habileté qu’elle a presque toujours passé inaperçue. Pour la plus grande partie du public, il est demeuré le type du souverain « qui règne et ne gouverne pas », et l’on s’occupe habituellement bien plus de ses affaires privées que de ses actes publics. Nous vous prévenons contre cette méthode. Libre à chacun d’estimer plus ou moins le caractère du roi, mais soyons justes : nous vous accordons ses défauts, concédez-nous ses qualités. Les premiers n’ont fait tort qu’à lui-même, les autres ont profité à la Belgique entière. La distinction est capitale. On n’y songe pas, généralement. C’est ainsi qu’on écorche l’Histoire…


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LE JAPON JUGÉ PAR UN JAPONAIS



L’Empire du Soleil levant, un vol. Paris, Hachette et Cie, 1900, par le baron Suyematzu. Traduit de l’anglais par la Princesse de Faucigny-Lucinge.



Le baron Suyematzu poursuit avec zèle la tâche qu’il s’est tracée de faire apprécier son pays par l’opinion européenne. L’accomplissement de cette tâche nous vaut d’intéressants travaux.

L’Empire du Soleil levant comprend trois parties principales. Dans la première, intitulée « Avant la guerre », l’auteur constate que depuis cinquante années la Russie n’a jamais manqué une occasion d’affirmer son hostilité à l’égard du Japon qui en aurait beaucoup souffert sans l’appui amical que lui prêta maintes fois la diplomatie britannique. Ainsi la guerre de Mandchourie et l’alliance anglaise ont des causes lointaines et profondes qui dominent toute l’histoire récente de l’Extrême Orient. Cet exposé rétrospectif est très précis.

La seconde partie « Une nation en transformation » est la plus captivante. Le baron Suyematzu insiste beaucoup sur ce fait que les idées européennes avaient pénétré au Japon bien avant la Restauration : sa transformation fut, par conséquent moins précipitée qu’on ne se le figure habituellement chez nous. C’est la thèse même que nous avons soutenue dans cette Revue au cours d’un article sur le Japon tel qu’il est.

Le baron Suyematzu avoue, d’ailleurs sans restrictions, ce que le Japon doit à l’Europe. Son opinion vaut d’être soulignée et opposée aux allégations ridicules de certains journaux japonais qui répandent dans le peuple, là-bas, des idées contraires. « Nous ne sommes pas un peuple de grande imagination, écrit-il, dans un chapitre suggestif sur le Caractère japonais. On nous caractérise comme une nation d’imitateurs. On dit que nous avons imité la Chine autrefois, l’Europe aujourd’hui. Il y a là une grande part de vérité : nous n’en éprouvons pas de honte… Nous avons reconnu combien votre civilisation était supérieure à la nôtre. Nous avons imité l’Europe en tout ce qui nous a paru avantageux pour notre pays. »

On sait gré à l’auteur de cette humilité à laquelle ne nous avaient pas habitués la fréquentation de ses compatriotes. Loin de diminuer à nos yeux les mérites du Japon, elle les précise, et le lecteur, conquis par la probité de l’écrivain, a foi en lui lorsqu’il assure que son pays méritait depuis longtemps cette initiation au progrès. « Le Japon a pensé et senti de lui-même depuis bien des siècles, écrit-il, et si l’on n’a pas une perception très vive de cette vérité, il est impossible de comprendre ce qu’est le Japon. » C’est absolument vrai. Vous ne saurez jamais rien du Japon actuel si vous ignorez son passé. Le baron Suyematzu nous l’explique longuement dans plusieurs chapitres qui traitent de la morale, des religions, des arts, des lettres, etc… Habitués que nous sommes à entendre parler du Japon par des voyageurs qui ne savent pas faire abstraction de leur mentalité d’Européens pour le juger impartialement, nous apprécions immensément ce témoignage original d’un Japonais sur son pays.

Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteur nous entretient de la Chine et des Chinois, des rapports du Japon et de la France, et termine par des réflexions infiniment sages sur les relations futures de l’Orient avec l’Occident et le péril jaune. « Il ne peut pas, dit-il, y avoir de péril jaune sous la forme d’expédition militaire. Cette affirmation est fondée sur la nature même de la civilisation orientale, sur les caractères spécifiques de la Chine, sur la disparition de l’ancien esprit belliqueux parmi les races tartares et mongoles… La Chine est essentiellement pacifique. Le Japon pourra lui donner des conseils en ce qui concerne le développement de son industrie, de son commerce, et même de ses institutions publiques, mais le Japon connaît trop bien la nature et le caractère chinois pour ne pas savoir où il doit s’arrêter… »

Quant au péril économique imaginé chez nous par une catégorie de personnes hypnotisées par des statistiques plus ou moins inexactes sur lesquelles des légendes s’entassent, « il faudra des siècles pour que le Japon puisse présenter seulement l’apparence d’une prospérité industrielle menaçante pour l’Europe. Qu’est, en effet, la puissance économique du Japon comparée à celle des grandes nations d’Occident ! Une fraction infime… » Et le baron Suyematzu assure que si les Occidentaux veulent bien en mettre un peu du leur en « cessant de mépriser les Orientaux comme une race inférieure » et en les traitant justement, « l’Orient et l’Occident s’entendront parfaitement ». C’est, dit-il, son vœu très sincère, et il souhaite que l’exposé de ses convictions « puisse contribuer à établir et à cimenter » ces relations amicales.

Il est sûr que si tous les Japonais parlaient un langage aussi raisonnable et aussi modéré l’Europe en serait bientôt conquise. La haute influence qu’exerce en son pays le baron Suyematzu nous permet d’espérer qu’il aura des imitateurs et que son heureuse initiative sera suivie d’effets utiles.


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BIBLIOGRAPHIE



Parmi les récentes publications des éditeurs Parisiens, nous relevons :

Chez Plon. — Le Japon et la politique française, par Roger Dorient (3 fr. 50). — Soldats Ambassadeurs sous le Directoire, par A. Dry, 2 vol. (10 fr.). — Histoire de la marine française, par Charles de la Roncière, tome iii, les Guerres d’Italie, la Liberté des mers (8 fr.). — La Renaissance catholique en Angleterre au xixe siècle, par Paul Thureau-Dangin (7 fr. 58). — Dernières années du roi Stanislas, par Gaston Maugras (7 fr. 50).

Chez Félix Alcan. — La Maladie contemporaine, examen des problèmes sociaux au point de vue positiviste, par É. de Lacombe (3 fr. 50).

Chez Hachette. — Les Grands écrivains Français, Calvin, par A. Bassert. — L’Orient dans la littérature française, par Pierre Martino (7 fr. 50). — Histoire de France, publiée sous la direction de M. Ernest Lavisse, tome vii, fascicule v (1 fr. 50).

Chez Perrin. — Le cardinal de la Valette, par le vicomte de Noailles (7 fr. 50). — L’Année politique, par André Daniel (3 fr. 50). — Vieilles maisons, vieux papiers, par G. Lenôtre, 3e série. — En courant le monde, par Maurice de Périgny (3 fr. 50). — Le règne de Richelieu (1617-1642), par M. Émile Roca (3 fr. 50). — Amours de Napoléon, mariage de ministre, par H. Mauprat (2 fr.). Chez Armand Colin. — Album historique, par A. Parmentier. publié sous la direction de M. Ernest Lavisse, tome v, livraison 66 (75 centimes). — Le Siam et les Siamois, par Lunet de la Jonquière (3 fr. 50).

Chez Édouard Cornély. — Les Orateurs de la Révolution, par A. Aulard, tome i. — Les Retraites ouvrières, par Georges Fréville.

Chez OllendorffÂmes soudanaises, par Pierre Dornin (3 fr. 50). — Le Bon Temps, roman, par Henri Lavedan (3 fr. 50).

Chez Giard et Brière. — Le Rôle de la guerre, par Jean Lagorgette, préface de M. A. Leroy-Beaulieu (15 fr.).

Chez Rouff et Cie. — Histoires socialiste (1789-1900), sous la direction de Jean Jaurès, tome vii ; la Restauration (1814-1830), par René Viviani (3 fr.) ; tome viii : le Règne de Louis-Philippe (1830-1848), par Eugène Fournière (7 fr. 50).

Chez Charles Lavauzelle. — Le Programme naval, par Édouard Lockroy (3 fr.). — Le Chemin de fer du Fleuve-Rouge et là pénétration française au Yunnan, par le capitaine Ibos (1 fr. 25).

Chez Le Soudier. — Le Bilan d’un siècle (1801-1900), tome i, par Alfred Picard (10 fr.).

À la Société française d’imprimerie et de librairie. — Les Principes de 1789, par Henri Chantavoine (3 fr. 50).

À la Librairie Universelle. — Le Partage du Monde, par Onésime Reclus (3 fr. 50).

Chez Marchal et Billard. — L’Alcoolisme, par Paul Griveau (6 fr.).

Chez Juven. — La Défense nationale sous la République, préface de Pierre Baudin, par le capitaine Spero (3 fr. 50).


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  1. Nous nous sommes servi pour cette étude de l’ouvrage de Henderson, American diplomatic questions, et de l’ouvrage de Bushnell Hart, Foundations of American foreign policy.