Soixante ans de souvenirs/I/6

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Hetzel (p. 104-135).


CHAPITRE VI

DEUX SECRÉTAIRES PERPÉTUELS



I

Mon prix de poésie m’ayant mis en relation naturelle avec tous mes juges, j’ai pu recueillir sur plusieurs d’entre eux quelques faits assez particuliers. Les deux premiers dont je parlerai, sont deux hommes très différents de caractère, très inégaux de valeur, mais qu’unissent de singulières ressemblances, M. Andrieux et M. Villemain. Tous deux furent secrétaires perpétuels, tous deux professeurs de faculté, tous deux personnages politiques, tous deux moqueurs et mordants jusqu’au sarcasme, tous deux lecteurs admirables, tous deux enfin si laid que chacun d’eux eût certainement été l’homme le plus laid de Paris, si l’autre n’eût pas existé. Mais de ces deux masques plissés, ridés, grimaçants, il sortait tant d’esprit, de vie, de feu, de malice, que la physionomie empêchait de voir la figure.

Personne ne m’a fait mieux comprendre que M. Villemain la différence qui existe entre le regard et les yeux. Avait-il des yeux ? Je n’ai jamais vu les siens. Ils s’enfouissaient sous une paupière clignotante et dépourvue de cils, qui se contractait, se plissait à peu près comme une bourse dont on serrerait les cordons, et réduisait le globe de l’œil à l’état d’un petit trou tout noir. Eh bien, de cet étroit orifice, le regard jaillissait si perçant, si vif, qu’on eût dit un jet de lumière. Même contraste entre sa personne et ses manières. La nature l’avait taillé à coups de serpe. Un corps court et massif, des membres lourds, un dos rond et bossué comme un sac de noix, une négligence de mise proverbiale ! Qui de nous, les jeunes gens d’alors, ne se rappelle le bout de gilet de laine dépassant la manche de son habit, et cette extrémité de bretelle qui apparaissait au bas de son gilet ? Eh bien, ce même homme, quand il parlait à une femme, avait une grâce de gestes, une élégance de façons, un charme de voix, un mélange de courtoisie et de respect, qui sentaient la meilleure et la plus exquise compagnie, où il avait en effet vécu dès sa jeunesse. J’ai vu là que ce qu’on appelle les manières n’est pas chose purement matérielle, dépendant uniquement de la forme et des mouvements du corps. Non ! cela vient aussi de je ne sais quoi d’intérieur, d’intime ; c’est une partie de notre personne morale. Les mots spirituels de M. Villemain se citaient partout ; je n’en connais guère de plus joli que sa déclaration à une jeune dame qu’il courtisait très vivement, car il était fort galant et même entreprenant :

« Aimez-moi, madame, lui disait-il ; personne ne le croira. »

M. Andrieux n’était pas moins spirituel que M. Villemain. Le jour où j’allai lui faire ma visite de lauréat, il était fort question d’une tragédie de lui sur Brutus l’ancien, le fondateur de la République romaine, tragédie défendue sous l’Empire, défendue sous la Restauration, et dont M. de Martignac venait, disait-on, de permettre la représentation. Je lui parlai naturellement de M. de Martignac et de Brutus.

« Oh ! oui, me dit-il, M. de Martignac ! le ministre libéral ! Oh ! il m’a fait venir ! il m’a demandé de lui lire ma pièce. Il m’a accablé de compliments… Mais il défend la représentation. Il trouve que je n’ai pas fait Brutus assez royaliste !…

Rien ne peut rendre le petit sifflement strident, mordant, insolent, dont il accompagna et prolongea cette dernière syllabe de « royaliste » ; c’était une note de Rossini sur un mot de Voltaire. Les traits de ce genre abondaient dans la conversation de M. Andrieux. Il en avait de très profonds, comme sa réponse à Napoléon, qui se plaignait de la résistance du tribunal : « Sire, on ne s’appuie que sur ce qui résiste. » Il en avait d’incomparables de drôlerie et d’audace. En voici un quelque peu cru, mais que je ne puis résister au plaisir de citer. C’était chez mon père, à un grand dîner où figuraient quelques hauts dignitaires de l’Empire, quelques hommes de lettres et plusieurs artistes distingués. Tout à coup, une odeur fétide, venant d’un tuyau de descente, se répand dans la salle à manger. Chacun de dire, tout bas d’abord, puis tout haut : « La singulière odeur ! Qu’est-ce que cela peut être ? » Ma mère était au supplice. Son dîner était manqué ! Tout à coup, Andrieux, avec cette petite voix éraillée qui ne semblait pas une voix d’homme : « Madame Legouvé… je crois que ça sent la… «  et il lâche le mot propre !… ajoutant aussitôt d’un ton ingénu : « Je ne sais pas si je me fais comprendre. » On avait tressauté au premier mot, on éclata de rire au second ; le rire emporta tout, embarras, gêne, contrariété ; on ouvrit la fenêtre, l’odeur se dissipa, et le dîner s’acheva en pleine gaieté ; ma mère appelait Andrieux son sauveur.

C’est à ce même dîner que se produisit un petit fait qu’on me permettra de citer comme un trait des mœurs et des habitudes du temps.

Parmi les convives figurait la célèbre Mlle Contat, dans le plein éclat de sa beauté. Le rôti mis sur la table, arrive la salade ; Mlle Contat se lève, avec sa brillante toilette de soirée, sa belle poitrine découverte, ses beaux bras nus, puis, prenant le saladier, elle retourne bravement la salade, qui était tout assaisonnée, avec ses blanches mains. Ce fut un cri d’admiration parmi tous les convives, on déclara qu’elle n’avait jamais paru plus charmante dans aucun rôle, et les convives mangèrent la salade comme elle l’avait retournée, avec leurs doigts. Ce serait déplaisant aujourd’hui, c’était le bon goût alors. J’entends encore le vieux marquis de Vérac, un modèle accompli du vrai gentilhomme, nous dire avec un accent de persiflage : « Ah çà ! vous êtes donc bien sales, aujourd’hui, que vous n’osez pas prendre et manger une côtelette avec vos doigts ? »

M. Andrieux, comme je l’ai dit, joignait au titre de secrétaire perpétuel de l’Académie, celui de professeur. Il faisait au Collège de France, tous les mercredis, à midi, un cours de morale. Rien de plus singulier que ce cours. Il ne s’asseyait pas dans sa chaire, il s’y promenait, il s’y démenait. Le jour où j’y allai, il arriva un peu en retard, et nous conta comme quoi la faute en était à sa gouvernante. Elle avait laissé monter le lait de son café, et elle avait mis un quart d’heure à aller en chercher d’autre. Là-dessus, le voilà qui se lance dans mille détails d’intérieur, de ménage, de cuisine, d’armoires à linge, le tout mêlé à la peinture des vertus domestiques, à la façon des Économiques de Xénophon. Il nous entretint longtemps de sa chatte, et, à propos de sa chatte, d’Aristote, et, à propos d’Aristote, de l’histoire naturelle. Les faits amenaient les réflexions, les réflexions se liaient aux récits, et les récits étaient délicieux. Je croyais voir revivre, je croyais entendre ce charmant petit abbé Galiani, dont Diderot nous conte tant de merveilles ! Comme l’abbé, Andrieux mettait tous ses contes en scène ; comme l’abbé, il jouait tous ses personnages ; comme l’abbé, il mêlait les mines les plus comiques aux mots les plus plaisants ; comme l’abbé, enfin, il s’amusait autant que les autres, plus que les autres, de tout ce qu’il racontait. Le jour où je l’entendis, il nous parla, je ne sais à propos de quoi, de ce monarque d’Orient, usé, blasé, malade, à qui ses médecins avaient ordonné, comme remède, d’endosser la chemise d’un homme heureux. Il fallait l’entendre nous peindre les vizirs, les ministres et les sous-ministres lancés à la poursuite de cet être rare que l’on appelle un homme heureux ! Personne n’échappe à l’enquête : les millionnaires, les puissants, les illustres, tout le monde y passe. Peine perdue ! Partout le mensonge du bonheur ! Partout quelque blessure secrète, quelque ver caché dans la fleur, et, à ce propos, Andrieux jetait, en passant, à sa façon, quelque petite maxime morale. Enfin, ajoutait-il, un jour les messagers, à bout de voie, rencontrent dans un village, au coin d’un cabaret, attablé devant une bouteille, un grand jeune gaillard qui boit à plein gosier. Êtes-vous heureux ? lui demande-t-on. ― Moi !… Absolument heureux ! complètement heureux ! « On se jette sur lui, on l’entoure, on le déshabille. Hélas !cet homme heureux n’avait pas de chemise ! » A ce mot, M. Andrieux partit d’un tel éclat de rire, si sonore, si prolongé, qu’il nous entraîna tous dans sa folle gaieté. Les murs du Collège de France n’en revenaient pas ! Sans doute, tout cela n’était ni très éloquent ni très élevé. Nous voilà bien loin des cours de Michelet et de Quinet ; mais de ce bavardage, de ce racontage, il s’exhalait je ne sais quoi de sensé, de bon, de sain, de juste, de pratique, de gai, qui vous laissait le plus charmant et le plus utile souvenir. Puis, comme la fin couronnait la séance ! La fin, c’était la lecture d’une fable de la Fontaine ou d’un passage de Boileau, surtout du Lutrin. J’ai entendu de grands lecteurs dans ma vie, mais d’égal à M. Andrieux, jamais ! car il lisait admirablement sans voix. Je ne puis mieux comparer ce qui sortait de sa bouche qu’à ce qu’on appelle une pratique. C’était quelque chose d’enroué, de fêlé, de criard, de sourd, d’où il tirait des effets prodigieux. Comment ? Par l’accent, par l’articulation, par l’expression, par l’esprit. Un jour, à l’Institut, en séance publique, il lisait une satire sur les esprits détraqués, et les peignant d’un trait…


Au char de la raison attelés… par derrière !


Où alla-t-il chercher la note étrange qu’il mettait sur le dernier mot et sur la dernière syllabe du mot par derrière ? Je ne sais. Mais la salle tout entière éclata en applaudissements. Ce portrait serait inachevé si je ne disais un mot de ses doctrines littéraires. Ce fut, de tous les réactionnaires classiques, le plus passionné, le plus intransigeant, le plus forcené. Il ne pardonnait même pas à Lamartine. M. Patin m’a souvent conté qu’il le trouva un jour se promenant comme un furieux dans son cabinet, un volume des Méditations à la main. Il interpellait Lamartine ! Il lui lançait imprécation sur imprécation ! « Pleurard !… Tu te lamentes !… Tu es poitrinaire !… Qu’est-ce que cela me fait ? Le poète mourant !le poète mourant ! Eh bien, crève donc alors, animal ! Tu ne seras pas le premier !… » Qui le croirait, pourtant, ce blasphémateur de la poésie a été poète par moments, et, s’il survit, c’est comme poète. Écouchard Lebrun, qu’on appelait dans son temps Lebrun Pindare, a écrit sur Andrieux cette jolie épigramme :

 
Dans ses contes, pleins de bons mots,
Qu’Andrieux lestement compose,
La rime vient mal à propos
Gâter les charmes de la prose.


On eût bien étonné Écouchard Lebrun, si on lui eût dit que de ce poète si dédaigné par lui, il resterait un chef-d’œuvre ; et que de lui, il ne resterait rien. Ce chef-d’œuvre, c’est le Meunier Sans-Souci. On y trouve comme un écho de l’esprit de Voltaire et de la bonhomie de la Fontaine. Les jeunes gens qui nous ont précédés le savaient par cœur ; nous l’avons appris comme eux, et nos enfants le répéteront comme nous. Avec ces cent vingt vers, Andrieux en a pour deux cents ans d’immortalité.


II

Changeons de théâtre, changeons de chaire, changeons d’orateur. A la place de la petite salle du Collège de France, qui contient trois cents personnes, entrons dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, qui en contient deux mille, et, au lieu du spirituel causeur de la place Cambrai, abordons avec M. Villemain le grand critique et le grand professeur.

La critique est un des titres de gloire de notre époque. Si le dix-neuvième siècle égale les deux grands siècles qui le précèdent, c’est parce qu’il les surpasse en trois genres : la poésie lyrique, l’histoire, et la critique. La critique marche de pair avec les deux autres. Les noms illustres et les talents supérieurs y abondent. Chacun a sa marque particulière. Sainte-Beuve introduit la psychologie dans l’examen littéraire et cherche l’homme dans l’écrivain. M. Nisard fait du génie français une sorte d’être vivant, dont son histoire est le portrait. M. Patin, aussi spirituel qu’érudit, inscrit son nom sur un monument immortel, les Trois Tragiques grecs. Saint-Marc Girardin place son point de départ dans la famille et prend pour titres de chapitres, dans ses études théâtrales, non pas Sophocle, Eschyle, Racine, Corneille, Molière ; mais le père, la mère, l’épouse, la sœur. Il suit, dans les chefs-d’œuvre de la scène, la marche et la transformation des affections de famille. Son cours de littérature dramatique est une histoire des sentiments naturels. Vitet fait une exquise œuvre d’art de la critique d’art. Ses articles sur la musique ressemblent à une symphonie d’Haydn ; tout s’y enchaîne et s’y déroule avec la même souplesse, la même grâce. Ampère crée une critique nouvelle, la critique voyageuse. Pour lui, étudier le génie des grands hommes seulement dans leurs œuvres, c’est regarder une fleur dans un herbier. Il veut cueillir la plante sacrée sur le sol qui l’a fait naître, sous le soleil qui l’a fait croître. Il ne veut lire Platon que sur l’Hymette, Dante qu’à Ravenne, les Niebelungen qu’en Scandivavie, les hiéroglyphes que sur les Pyramides ! C’est un chercheur de sources du Nil, en littérature.

Voilà certes un bien beau mouvement ! Eh bien, de qui est-il parti ? De M Villemain. Sans doute, il n’a eu ni la puissance d’analyse et la profondeur de recherches de Sainte-Beuve, ni la force de doctrine de M. Nisard, ni l’ingénieuse érudition de M. Patin, ni la variété d’aperçus de Saint-Marc Girardin, ni la poésie de Vitet, ni la grâce d’imagination d’Ampère, mais c’est lui qui, en introduisant dans la critique, l’histoire, la biographie et la comparaison des littératures entre elles, a ouvert à tous ses successeurs la route où chacun d’eux a marché plus avant et plus sûrement que lui. En outre, il a, le premier, formulé et appliqué cette maxime nouvelle : La littérature est l’expression de la société. C’est lui enfin qui a mis au service de ses innovations, deux armes également puissantes, la plume et la parole. Il a été un écrivain charmant et un merveilleux professeur de Sorbonne. Suivons-le à la Sorbonne


III

Ce fut pour la Sorbonne une date mémorable, presque une ère, que le célèbre triumvirat Guizot, Cousin, Villemain. Lequel des trois l’emportait sur les deux autres ? Aucun. Ils se valaient parce qu’ils ne se ressemblaient pas. M. Guizot était certainement le plus enseignant des trois ; sa forte érudition historique, qu’accentuait son rare talent de généralisation, son ton un peu dogmatique lui-même, donnaient à ses leçons une solidité, un sérieux, qu’augmentait encore sa belle voix grave. M. Cousin avait plus de verve naturelle, plus d’ardeur, plus d’imagination, et en même temps, chose singulière, plus d’artifice. On sentait toujours dans son attitude, dans ses gestes, quelque chose du comédien. Il était à la fois plein de spontanéité et plein de calcul. Le feu sombre de ses yeux, ses cheveux noirs et incultes, ses traits fortement accusés, son visage maigre, lui donnaient naturellement un air inspiré dont il avait conscience et dont il tirait profit. Personne n’a mieux joué l’improvisation. Il avait soin, comme un grand nombre d’orateurs, de préparer d’avance certains passages à effet. Eh bien, quand il en arrivait là, on le reconnaissait facilement. A quel signe ? A l’abondance et à la facilité de sa parole ? Au contraire, à ses hésitations. Il avait l’air de chercher ses mots. Il semblait tourmenté par sa pensée comme s’il eût été sur le trépied ; on assistait, on s’associait à tout le travail d’une inspiration intérieure, c’était une sorte de crise d’enfantement, et, quand arrivait enfin l’explosion, elle vous frappait d’autant plus vivement qu’on avait souffert et travaillé avec l’orateur ; on croyait y être pour quelque chose.

Le cours de M. Villemain était de beaucoup le plus éclatant. A quoi devait-il cet éclat ? D’abord, au sujet même de son cours, les lettres ont toujours quelque chose de plus brillant que la philosophie et l’histoire ; puis, à sa voix ; je n’en ai pas connu de plus belle ; c’était un pur timbre d’or ; enfin, à son talent de diseur, et, ce qui est plus rare, de lecteur.

Je m’explique. Tout professeur de littérature dans une faculté, a besoin d’être un habile lecteur, car les citations font partie de son discours, et citer c’est s’interrompre de parler pour lire. Or, rien de plus difficile que ce mélange de la lecture et de la parole. C’est un art dans un art. Un membre éminent du Sénat, qui est en même temps un des plus illustres maîtres du barreau, me disait un jour que sur vingt avocats et sur vingt orateurs politiques, on n’en trouvait pas deux qui sussent bien lire une citation ; « ceux même qui parlent bien, ajoutait-il, lisent mal. Il semble que ce soit un autre homme qui paraisse subitement à la tribune ou à la barre. L’orateur avait une diction vive, vraie, naturelle ; le citateur a un débit froid, monotone, et parfois faux ; ce changement de ton refroidit non seulement l’auditeur, mais l’orateur même ; sa citation finie, il ne revient pas sans effort à son mouvement personnel ; il a autant de peine à reconquérir sa propre émotion que celle de l’assemblée. »

Rien de pareil chez M. Villemain. Ses citations, loin d’interrompre le mouvement de sa parole, s’y mêlaient pour l’animer et l’accentuer. Elles faisaient partie de son éloquence. Était-il donc, comme Andrieux, un lecteur de premier ordre ? Non ; une qualité essentielle lui manquait : la vérité. Son débit avait quelque chose d’un peu déclamatoire. Il se faisait de la musique à lui-même avec son bel organe. Mais ici l’inconvénient se tournait en avantage. Un professeur qui lit, n’est pas seulement un lecteur, c’est un critique, un commentateur. Il ne se met ni à la place du poète, ni à celle du personnage qui parle ; il a son rôle à lui dans cette récitation. Sa voix, ses inflexions doivent faire sentir qu’il approuve, qu’il admire ; le fragment qu’il cite, est une leçon qu’il donne ; souvent même, à sa lecture, se mêlent de courtes exclamations qui sont des jugements ; il répète deux fois un même vers pour en faire comprendre toutes les beautés. M. Villemain excellait à intercaler ainsi ses propres impressions dans ses citations, à mêler le professeur au lecteur ; les vers de Lamartine ne m’ont jamais paru si beaux que dans sa bouche, précisément parce qu’il les déclamait en les lisant, et que, si je puis parler ainsi, les déclamer, c’était les acclamer.

Le succès de M. Villemain tenait encore à une cause plus intime. Elle venait d’une passion profonde, puissante, d’autant plus puissante qu’elle était unique en lui, la passion du beau littéraire, je dis littéraire, car tel est le trait distinctif de cet homme éminent. Montaigne l’aurait appelé un homme livresque. Les arts, autres que la poésie et l’éloquence, n’existaient pas pour lui. Il n’entendait rien à la musique, il ne goûtait pas la peinture ; sa myopie l’empêchait d’aimer la nature ; sa conformation le rendait peu propre aux exercices du corps. Il ne connaissait qu’une chose, les livres ; mais les livres comprenaient pour lui le domaine entier du génie. Pas de limites de temps, de pays, de langue, de genre ; tout ce qui s’appelle chef-d’œuvre lui appartenait, et quand il en tenait un entre les mains, quand il le lisait, l’analysait, l’interprétait, une telle chaleur, une telle sincérité d’enthousiasme se dégageait de sa parole, de ses gestes, de sa physionomie, qu’il vous emportait avec lui. Nous sortions de son cours, enfiévrés, frémissants, frémissants du désir de savoir. Ce qu’il nous apprenait nous touchait encore moins que ce qu’il nous donnait d’envie d’apprendre. C’était un grand allumeur d’esprits.

Une de ces leçons m’est restée en mémoire. Je voudrais en donner une idée, mais, hélas ! la parole se fige sur le papier. Enfin, essayons. C’était dans le plein de la grande bataille littéraire, alors que les uns insultaient Racine et que les autres traitaient Shakespeare de sauvage. Un jour, M. Villemain prit bravement pour sujet la comparaison entre la Mort de César, de Voltaire, et le Jules César, de Shakespeare. Trois heures avant l’arrivée du professeur, la cour était envahie comme la salle. On eût dit un jour d’émeute. Les deux écoles littéraires s’étaient donné rendez-vous là, comme sur un champ de bataille. On allait voir le grand procès poétique, transporté tout à coup en pleine audience, avec la Sorbonne pour tribunal, et le plus illustre des lettrés pour juge. M. Villemain commence par la Mort de César. Que de prudence ! Que de gravité ! Quelle appréciation profonde et sympathique, mais mesurée, des beautés nobles de l’œuvre française ! Il en fait valoir le caractère à la fois sévère et pathétique. Il lit les tirades un peu pompeuses, mais grandioses, de la première scène, il fait ressortir la force tragique de la situation du troisième acte, où Brutus, se jetant aux pieds de César qu’il sait être son père, le supplie avec des larmes de renoncer à la couronne, car, si César se fait roi, il est mort ! Enfin, après avoir suivi, pas à pas, toutes les phases de la marche dramatique, M. Villemain en arrive au dénouement, au discours de Cassius au peuple et à la réponse d’Antoine :

 
Contre ses meurtriers je n’ai rien à vous dire.
C’est à servir l’État que leur grand cœur aspire.
De votre Dictateur ils ont percé le flanc !
Couverts de ses bienfaits, ils sont teints de son sang !
Pour forcer des Romains à ce coup détestable,
Sans doute il fallait bien que César fût coupable.
Je le crois ! Mais enfin César a-t-il jamais
De son pouvoir sur vous appesanti le faix ?
A-t-il gardé pour lui le fruit de ses conquêtes ?
Des dépouilles du Nord il couronnait vos têtes !
Tout l’or des nations qui tombaient sous ses coups,
Tout le prix de son sang fut prodigué pour vous !
De son char de triomphe il voyait vos alarmes ;
César en descendait pour essuyer vos larmes !


Il faut en convenir, ce sont là de bien beaux vers, d’un autre goût que notre goût actuel, mais vraiment beaux. L’effet produit fut considérables. Les romantiques étaient consternés, les classiques triomphaient, et leurs bravos enthousiastes se prolongèrent jusqu’à ce que M. Villemain, étendant la main, comme pour réclamer le silence, dit avec un demi-sourire que je n’ai jamais oublié : « Prenez garde, messieurs ! Ce que vous applaudissez dans ces vers de Voltaire, ce n’est pas le génie de Voltaire seul, car ce passage est imité de Shakespeare. »

Ce fut comme un coup de théâtre. Les applaudissements changèrent de mains et de côté, et furent accompagné, cette fois, d’acclamations ironiques et d’interruptions moqueuses ; mais M. Villemain, toujours semblable au Neptune de Virgile, apaisa de nouveau, d’un geste, le tumulte des flots, et entra dans l’analyse de Jules César. Même prudence, même sérieux dans le jugement. Dès le début, il alla droit à la différence fondamentale de composition qui sépare les deux œuvres, ou plutôt les deux systèmes, le système français et le système anglais.

Tandis, en effet, que Voltaire, à l’imitation du dix-septième siècle, n’a cherché dans le fait historique, que le développement d’un fait dramatique, Shakespeare nous présente un tableau d’histoire, une peinture de caractères. M. Villemain, prenant donc tour à tour les personnages principaux du chef-d’œuvre anglais, Brutus, Porcia, Cassius, les montra tels que Shakespeare les a créés, non plus comme des rôles de théâtre conséquents à eux-mêmes, et parlant tous la même langue noble, mais comme des êtres vivants, complexes, contradictoires ; il lut par fragments la scène de Brutus et de Porcia ; de Brutus et de son esclave ; de Brutus et de Cassius ; puis une fois ces types caractéristiques fortement imprimés dans notre esprit, il descendit au forum avec Shakespeare, mit en scène le cadavre de César, le testament de César, le duel de harangues d’Antoine et de Brutus, le Sénat, les soldats, et enfin le peuple ! Le peuple devenu tout à coup le personnage le plus puissant du drame ! Quel changement ! Nous n’avions plus devant les yeux, comme dans le Cassius et l’Antoine de Voltaire, deux avocats plaidant, en une sorte de cour d’assises, le coupable ou non coupable. C’était Rome tout entière évoquée devant nous, dans le plein jour de la place publique ! C’était la multitude, prenant corps, prenant vie, houleuse et mugissante comme la mer dans les coups de rafale les plus violents, s’indignant, s’attendrissant, acclamant ce qu’elle vient d’insulter, insultant ce qu’elle vient d’acclamer, voulant faire un roi de Brutus parce qu’il vient de tuer un roi, et, l’instant d’après, voulant massacrer Brutus parce qu’il a frappé César ! Je ne connais, quant à moi, dans aucun théâtre antique ou moderne, grec ou français, une scène comparable à cette apparition terrible et stupéfiante de la versatilité populaire, mais jamais non plus je n’ai vu dans aucune représentation dramatique, un spectacle plus captivant qu’une telle scène commentée par un tel homme, dans une telle salle, devant un tel auditoire. Le drame se jouait, ce semble, à la fois, dans l’amphithéâtre, dans l’œuvre du poète, dans la tête du professeur et dans le cœur du public. L’impression fut prodigieuse, le triomphe de Shakespeare inénarrable ! L’agitation se prolongea longtemps après la séance, dans les couloirs, dans la cour, dans les rues avoisinant la Sorbonne. M. Villemain n’a pas connu dans toute son éclatante carrière de professeur, un jour pareil ! Ce fut comme une sorte de préface de Cromwell, en action. Entendons-nous bien cependant ! M. Villemain n’était pas un renégat de la gloire nationale. M. Villemain n’était pas un déserteur de ce qu’on appelait alors les autels de Racine et de Corneille. Personne n’a trouvé d’accents plus profonds que lui pour célébrer leur génie et interpréter leurs chefs-d’œuvre. Mais, dans sa vaste compréhension de tout ce qui était beau, il voulait une place pour Shakespeare à côté de nos grands hommes, comme il la voulait pour Dante, comme il la voulait pour Eschyle, comme en regard de Démosthène et de Cicéron il plaçait Pitt et Fox, comme en regard de Fox et de Pitt il mettait saint Chrysostome et saint Basile ; c’était un polythéiste en poésie.

Ce personnage tout nouveau et tout personnel d’arbitre entre les deux systèmes littéraires, entre les deux écoles, M. Villemain le continuait en dehors de ses cours. Tous les dimanches, un dîner de quinze à vingt personnes réunissait chez lui, boulevard Saint-Denis, n° 12, des représentants de l’un et l’autre parti, tout étonnés de se trouver côte à côte, et plus étonnés encore de se trouver si différents de ce qu’ils s’imaginaient. On ne déteste souvent les ouvrages que parce qu’on ne connaît pas les auteurs ; la personne corrige souvent les œuvres, la conversation complète les écrits : on reste adversaires, mais on n’est plus ennemis. M. Villemain fut ainsi un charmant faiseur de traités de paix littéraires. Son plaisir et parfois sa malice était de prendre au milieu de la soirée, quand les visiteurs de toute sorte commençaient à affluer, quelque passage nouveau d’un poète moderne, une Méditation de Lamartine, une ode de Victor Hugo, un fragment de poème de Vigny, voire même des vers de Sainte-Beuve, et à force d’art, de grâce, il se plaisait à acclimater à la poésie nouvelle les plus rebelles oreilles académiques. C’était sa manière de recueillir des voix pour les futurs candidats. Avec cela, plein de bonté et de sollicitude pour les débutants comme moi, les gourmandant avec une malice paternelle s’il leur trouvait la mine un peu pâle, leur indiquant des lectures, leur faisant des critiques ingénieuses et toujours vraies. « Que je vous gronde, me dit-il un jour, à propos d’un passage de votre pièce couronnée. En comparant aux révolutions antiques produites soudainement par la parole, les révolutions du monde moderne produites lentement par les écrits, vous dites :

 
Ce tonnerre tardif, et gros de tant d’orages,
Emporte et détruit tout dans ses brûlants ravages.


Votre premier vers est excellent, c’est un mot trouvé que le tonnerre tardif, mais le second vers est commun et déclamatoire. Il me fait l’effet d’un chapeau de vieille femme mis sur la tête d’une jeune fille. Changez-moi ce vers-là pour la lecture publique. »

Ses conseils se résumaient parfois en un précepte court et profond. « Dans l’art, me disait-il, il s’agit moins de corriger les défauts que de développer les qualités. C’est le système des grands médecins : ils guérissent les organes faibles en fortifiant les organes forts. Ils chargent la santé de combattre la maladie. De même dans l’art, c’est à la vie à tuer la mort, c’est aux qualités à étouffer les défauts. »

Tout à coup, ce rôle charmant de M. Villemain auprès de la jeunesse cesse brusquement. 1830 arrive. La révolution éclate. Une nouvelle carrière s’ouvre pour lui. Aux fonctions littéraires succèdent les fonctions politiques. Il quitte la Sorbonne, il quitte sa chaire. Il devient député, il devient conseiller d’État, il devient pair de France, il devient ministre ! Il monte enfin !… Monta-t-il, en effet ? Il y a là un fait psychologique, bien curieux et que nous allons tâcher d’étudier.


IV

L’avènement de M. Villemain aux grandes fonctions politiques et aux luttes parlementaires, semblait la consécration naturelle de son talent, le couronnement de sa vie. Eh bien, c’en fut presque le découronnement. Sans doute sa position personnelle fut toujours considérable. Il resta un des hommes illustres de la France. N’importe ! Il ne retrouva pas sa première fleur de renommée. Il perdit en gloire ce qu’il gagna en honneurs. Il perdit en autorité ce qu’il gagna en pouvoir. Pourquoi ? Pourquoi ce professeur si éloquent ne fut-il qu’un orateur politique de second ordre ? Pourquoi ce modèle de l’esprit universitaire figura-t-il sans éclat à la tête de l’Université ? Que lui a-t-il manque ? Est-ce le talent, le sens pratique, l’intelligence des affaires, l’amour du bien ? Non ce qui lui a fait défaut, c’est la qualité qui seule nous permet de gouverner les hommes et de conduire les choses, c’est le caractère, et, dans le caractère, cette force spéciale que les phrénologues appellent la combativité, le goût de la lutte. M Villemain était fait pour triompher, il n’était pas fait pour se battre. Je demandais un jour à M. Guizot, qui a su si bien passer, lui, de la chaire à la tribune, et de la Sorbonne au ministère, quelle différence séparait le professeur de l’orateur politique. « C’est, me dit-il, que le professeur parle de haut en bas, et que l’orateur politique parle de niveau. Quand le professeur monte en chaire, il n’a en face de lui que des disciples ; quand l’orateur monte à la tribune, il n’a devant lui que des adversaires. Parfois, ses amis même triomphent tout bas de ses défaillances, ils rient de ses échecs ; chaque discours est une victoire à remporter. Le professeur s’appuie sur tout le monde, l’orateur ne doit compter sur personne, et il doit compter sur lui-même. » Ce mot explique l’infériorité de M. Villemain, même au Parlement. Il avait besoin de sympathie pour être tout lui-même. L’hostilité, au lieu de l’exciter, le déconcertait. Ce moqueur ne pouvait supporter la moquerie. Il échoua un jour à la Chambre des pairs devant l’unanimité du silence. Assailli d’interruptions, il se plaignait avec amertume de ne pas même être écouté ; soudain, par une de ces inspirations, de ces conspirations de gaminerie qui éclatent parfois dans les assemblées publiques, comme dans les classes d’écoliers, part des rangs de l’opposition un formidable chut ! chut ! chut !… Le silence s’établit. M. Villemain recommence : chut ! chut !… Il lance une première phrase… chut ! chut ! chut ! Il la reprend… chut ! chut ! chut ! Troublé, décontenancé…, il cherche quelques mots de représaille, il ne les trouve pas, et pâle, balbutiant, il descend de la tribune, écrasé par cette ironique attention, et dévorant ses larmes.

Même impuissance comme ministre. Ne sont faits pour le pouvoir que les hommes qui en aiment non seulement les joies, mais les amertumes, non seulement l’éclat, mais le fardeau. C’est le mot charmant du docteur Véron, à qui un de ses amis reprochait d’avoir vendu trop cher le Constitutionnel dont il était directeur : « Et mes chers soucis ! s’écria-t-il, mes chers soucis que je perds ! Il faut bien qu’on me les paye ! » Eh bien, pour M. Villemain, les soucis du pouvoir étaient de mortelles et incurables douleurs. La responsabilité l’accablait ! Il avait peur de tout ! Le moindre article de journal le mettait hors de lui, ou l’épouvantait. J’en eus une preuve singulière. Un de mes plus chers amis, Goubaux, chef de la pension Saint-Victor devenue depuis le collège Chaptal, venait de rompre nettement avec l’éducation universitaire et d’inaugurer en France l’éducation professionnelle. Son ambition était de pouvoir substituer pour son établissement le titre de Collège au titre d’Institution. L’autorisation du ministre était indispensable. Sachant mes relations avec M. Villemain, il me pria d’aller la lui demander. J’y vais. A mon premier mot, voilà un homme qui part en invectives. Toutes ses convictions et tous ses préjugés d’universitaire se révoltent ; cette éducation nouvelle, cette éducation sans grec et sans latin lui semble un sacrilège, et il termine son dithyrambe par cette parole significative : « Un collège français !… Jamais ! ― Au fait, lui répondis-je froidement, en France ! cela me paraît juste. » A ce mot, il s’arrête court ! Il pâlit…, et marchant vers la porte, comme pour couper court à l’entretien : « Ah ! c’est la guerre, me dit-il… Eh bien, soit !… Vous écrivez dans le journal le Siècle, eh bien, attaquez-moi ! Attaquez-moi ! » Et il me congédie. Je reviens chez Goubaux, la tête fort basse, et je lui conte le triste succès de mon ambassade. Le lendemain, à dix heures, il recevait du ministère l’autorisation de changer le titre de pension Saint-Victor contre celui de collège François Ier. M. Villemain avait reculé devant un article que je n’aurais jamais fait.

C’est vers ce moment que les envahissements des jésuites firent éclater ce formidable tolle, d’où sortit, comme par une sorte d’évocation, le diabolique et terrible personnage de Robin, dans le Juif errant d’Eugène Sue. Troublé par cette effervescence générale, M. Villemain fut saisi d’une terreur étrange : la terreur des jésuites. Il en voyait partout. Il se croyait l’objet de leurs persécutions. S’égarait-il un papier dans son cabinet, c’étaient les jésuites qui le lui avaient dérobé pour s’en armer contre lui. Les garçons du bureau, les employés, les chefs de service même, lui semblaient autant d’espions mis auprès de lui par les jésuites pour le dénoncer ; si bien qu’un jour, après le conseil des ministres, le roi Louis-Philippe dit à M. Guizot, de qui je tiens le mot : « Ah ! çà, mon cher monsieur Guizot, vous ne vous apercevez pas d’une chose, c’est que votre ministre de l’instruction publique devient fou. »

V

Dès lors sa démission s’imposait, il la donna, et comme son intelligence n’était pas réellement atteinte, quelques semaines de repos suffirent pour le rendre au bon sens, au travail, aux succès littéraires et académiques ; mais le caractère resta malade. Toujours ombrageux et inquiet, ses amis même lui inspiraient défiance. J’arrive un matin chez lui. « Que veniez-vous me demander ? me dit-il brusquement. ― Rien, répondis-je, je viens vous voir. ― Ah ! je comprends, reprit-il avec amertume, vous doutez de mon amitié, vous ne voulez rien de moi. » Tel était l’homme, et il allait s’enfonçant chaque jour davantage dans la misanthropie et les idées sombres, quand tout à coup, à soixante ans passés, éclata en lui un réveil de vie, de jeunesse, de gaieté, d’esprit ! J’ai vu peu de faits plus extraordinaires. Au choc d’un grand événement politique et sous le coup d’un sentiment nouveau, le Villemain d’autrefois reparut avec toute sa vivacité et toute sa verve. Quel était cet événement ? Le coup d’État de 1851. Quel était ce sentiment ? L’indignation. Le second empire lui inspira une horreur profonde, implacable. Ces massacres dans la rue, ces déportations en masse, cette confiscation de la liberté, cette spoliation des biens de la famille d’Orléans, cet écrasement de la classe bourgeoise, ce triomphe du sabre, ce dédain pour les lettres, le blessaient dans ses plus profonds sentiments. Il ne tarissait pas de sarcasmes, de moqueries indignées contre ce nouveau César et contre cette nouvelle cour. Tout en lui se retrempa au feu de cette haine. Il redevint amoureux ! Il redevint poète ! Quand j’allais le voir, il me comptait ses passions tout idéales, et me montrait ses vers. Ressaisi en même temps par le démon du travail, il écrivit alors son dernier livre, qui est un de ses plus beaux, Pindare. Je ne saurais dire si, comme le prétendent les hellénistes, la connaissance de la langue grecque n’y est pas assez approfondie, mais, ce que je sais, c’est que M. Villemain y a mis le meilleur du génie athénien, la fleur et la flamme. Pour achever son œuvre, il se levait avant le jour, et, pour se mettre en train de travail, il commençait par faire des vers. Je l’entends encore me dire un matin, au moment où j’arrivais : « Tenez ! voilà la première ligne que j’aie écrite aujourd’hui :


Quatre heures du matin !… Allons !debout, vieillard ! »


Et il me déclama tout un morceau de poésie plein d’éloquence et d’élévation.

Ce beau mouvement ne pouvait durer. L’espérance de voir la chute de l’empire soutint quelque temps M. Villemain, mais le régime nouveau, en se prolongeant, fit tomber son ardeur, et ne laissa subsister que son animadversion. Un hasard singulier lui donna l’occasion de la montrer en plein palais des Tuileries. C’était au printemps de 1859, quelque temps avant la déclaration de la guerre d’Italie. M. de Laprade, élu à la fin de 1858, avait été reçu le 7 mars 1859. Le secrétaire perpétuel demanda, selon l’usage, audience à l’empereur pour lui présenter le nouvel académicien, qui devait offrir au souverain son discours enveloppé et relié dans une belle feuille de papier d’or. L’audience est accordée pour onze heures, et nous voilà partis tous les quatre, dans le grand carrosse académique, M. Flourens directeur, moi chancelier, M Villemain secrétaire perpétuel et Laprade avec son beau discours. On nous introduit dans un salon d’attente, en nous disant que l’empereur va nous recevoir. Un quart d’heure se passe, pas d’empereur. Une demi-heure, pas d’empereur. Trois quarts d’heure, pas d’empereur. Villemain, furieux, se promenait à grands pas dans le salon avec mille invectives, et voulait à toute force s’en aller. M. Flourens, qui avait préparé un petit compliment où il avait adroitement glissé une petite requête, faisait tous ses efforts pour le contenir et le retenir. Laprade se taisait, et quant à moi, quoique mes sentiments fussent de tous points ceux de Villemain, je me joignais à M. Flourens, moins, je l’avoue, par respect pour la dignité du maître que par esprit de curiosité. L’empereur, au dire même de ses ennemis, était un parfait gentleman ; il avait, assurait-on, la prétention et le droit de compter comme un des hommes les mieux élevés de son empire. Je me creusais donc la cervelle à chercher le pourquoi de cette impolitesse gratuite faite à un des premiers corps de l’État, quand enfin la porte s’ouvrit, et le souverain vint à nous, en se balançant, selon son habitude, sur ses deux hanches, et avec ce vague sourire perpétuellement esquissé dans ses yeux et sur ses lèvres. Était-ce gêne de nous avoir fait attendre ? Je ne sais, mais son embarras était visible. Il ne trouvait pas un mot à nous dire, et il fallut que M. Flourens rompît le silence qui devenait assez embarrassant : « J’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté notre nouveau confrère M. de Laprade. ― M. de Laprade ? Ah ! très bien », répondit l’empereur ; puis se retournant vers Laprade de l’air le plus gracieux : « Quand prononcerez-vous votre discours, monsieur ? » Stupéfaits à ces mots, nous baissâmes la tête ; mais Villemain, avec un accent indicible de raillerie contenue, s’inclina profondément : « Votre Majesté me permettra-t-elle de lui faire observer que M. de Laprade a été reçu il y a huit jours, et que c’est précisément son discours que nous apportons à Votre Majesté ? ― Ah ! très bien, répondit l’empereur sans sourciller, je le lirai. » Puis il reprit du même ton calme : « A qui succédez-vous, monsieur ? ― A M. Brifaut, sire. ― M Brifaut ; c’était un homme de talent, n’est-ce pas ? ― Nous avons tous du talent, sire, répondit M. Villemain, toujours en s’inclinant profondément. » M. Flourens plaça son petit compliment quelque peu intéressé, que l’empereur accueillit avec une bienveillance distraite qui prouvait clairement qu’il n’en écoutait pas un mot, puis, après quelques phrases insignifiantes, il nous congédia avec un salut plein de grâce et de bonne grâce. A peine sommes-nous réinstallés dans la voiture académique, que Villemain éclate de rires sardoniques, triomphant, persiflant M. Flourens et tout consolé par l’impolitesse du malappris par la bourde du maladroit.

Quelques jours plus tard, les journaux nous apprirent le mot de l’énigme. A cette même heure où l’empereur nous avait fait attendre, il était en conférence avec M. de Cavour, et c’est dans cet entretien qu’il décida la guerre d’Italie. Franchement il avait le droit d’être inexact et distrait.


VI

Ce qui me reste à dire de M. Villemain est aussi douloureux que touchant.

M. Villemain était ce que les Anglais appellent a domestic man. Il avait le culte des sentiments de famille. Jeune homme et homme, il avait adoré sa mère, vieille femme, spirituelle, passionnée, fière de lui, jalouse de lui, mais si follement, qu’elle lui fit manquer un mariage très avantageux, parce qu’elle trouvait son fils trop amoureux de sa fiancée ! Eh bien, M. Villemain, malgré son poignant regret, garda pour cette mère cruelle un respect, une tendresse et une déférence bien rares chez un homme placé aussi haut dans les fonctions publiques. Marié depuis à une aimable jeune femme et père de trois jeunes filles, il se reposait enfin de tant de secousses au milieu des sentiments paisibles et tendres qui convenaient également à son caractère faible et à son âme affectueuse, quand il se vit soudainement frappé au cœur, frappé à mort par un malheur qui avait quelque chose de tragique. Le fléau qui ne l’avait atteint, lui, qu’à moitié, tomba comme un coup de foudre sur sa famille : sa femme perdit la raison. Il essaya d’abord, dans l’espoir d’une guérison rapide, de la garder à la maison ; et, pour dissimuler au monde cet affreux secret, les jours où il recevait à l’Institut, on parait la malheureuse femme, on la faisait descendre dans le salon et on la cantonnait à une table de travail, entourée de ses amis les plus intimes ; mais bientôt partait de ce coin, un petit rire strident et nerveux qui révélait ce qu’on voulait cacher. La séparation devint inévitable ; mais perdre la mère, c’était perdre en même temps les enfants ! Elles étaient trop jeunes encore pour qu’il pût les conserver près de lui ; il fallut les mettre au couvent, et le pauvre homme demeura tout seul dans ce sombre appartement, entre ces deux spectres, entre ces deux folies, celle de sa femme dont elle ne pouvait pas guérir, et la sienne qui pouvait le reprendre. Après quelque temps, ne pouvant pas supporter cette solitude, il tâche de se reconstituer une famille en reprenant ses filles, et en leur attachant, comme gouvernante, une dame d’origine anglaise qui sortait de chez le duc d’Harcourt.

Cette dame était d’une laideur rare, ce qui faisait dire à M. Villemain, avec une ironie qui tenait encore de l’ombrage : « Je crois que je peux la montrer à mes amis et à mes ennemis. ― Dites surtout à vos ennemis, » lui répondit M. Viguier. Cette dame parlait un français assez original pour le salon d’un secrétaire perpétuel de l’Académie ; elle dit un jour d’un jeune homme qu’il lançait des œillettes aux jeunes filles, et d’un beau fruit qu’il était en pleine mûrisson.

M. Villemain avança timidement qu’il valait mieux dire : œillades et maturité, sur quoi la dame reprit avec aigreur, hauteur et dédain : « Je ne sais pas comment on parle à l’Académie, mais chez M. le duc d’Harcourt on disait œillettes et mûrisson. »

Les mots de la gouvernante étaient une des rares distractions de la famille. Heureusement la consolation venait d’ailleurs et de plus haut. L’aînée de ces jeunes filles était une personne d’une rare distinction d’esprit et d’un cœur admirable. Quoique bien jeune encore (elle avait à peine dix-huit ans), elle s’éleva sans efforts jusqu’à ce type charmant, plus fréquent qu’on ne le croit dans les familles nombreuses, celui de sister mother, comme aurait dit Dickens, sœur-mère. Plusieurs propositions de mariage lui ayant été faites, elle les refusa toutes : « Ma vie n’est pas là, répondit-elle ; j’ai, moi, trois devoirs à remplir : marier mes sœurs, rester avec mon père, et, si j’avais le malheur de le perdre, aller m’enfermer avec ma mère pour la soigner. » Elle réalisa à la lettre cet admirable programme, veillant à tout, suffisant à tout, s’associant à tous les travaux de son père, allant chaque semaine passer une demi-journée avec sa mère que sa présence seule pouvait calmer, et finissant par trouver pour ses deux jeunes sœurs deux maris tout à fait dignes d’elles. Cette joie n’alla pas sans quelque regret ; les deux jeunes femmes quittèrent la maison, quittèrent Paris ; Mlle Caroline redoubla autour de son père de soins, d’ingénieuse sollicitude, de tendresse vigilante, pour combler le vide de ses douloureuses absences. Elle lui copiait ses manuscrits, elle lui traduisait des passages d’auteurs anglais, elle se multipliait, pour lui être comme trois filles à elle toute seule ; et le père, touché, consolé, l’adorant comme on adore son enfant et la vénérant comme on vénère sa mère, entrait dans une sorte de tranquillité émue qui était presque du bonheur, quand une nouvelle catastrophe tomba sur cette malheureuse maison. Une des deux jeunes femmes fut frappée comme la mère ; et voilà ce père et cette fille restés en face l’un de l’autre dans ce sombre appartement, sous le coup de ce malheur qui était une menace, chacun d’eux tremblant pour l’autre et tremblant peut-être pour lui-même ; c’était navrant. En les voyant, on pensait avec épouvante à tout ce qu’ils ne se disaient pas. Je n’entrais jamais dans cette chambre sans être saisi au cœur par je ne sais quel souvenir d’Hamlet et du Roi Lear. Devenu le confrère de M. Villemain, j’allais assez souvent le voir, poussé par une commisération profonde, j’allais causer avec lui du beau temps où j’étais son élève. Ce retour vers l’âge d’or de sa vie le ranimait un peu ; je le faisais sourire en lui racontant notre enthousiasme pour lui, la passion de lecture qu’il nous soufflait au cœur, et tous deux nous redevenions presque jeunes en nous rappelant ce 1830 dont il a été un des plus brillants représentants, et qui nous a laissé un si ineffaçable souvenir. C’est que 1830 est plus qu’une date historique dans le dix-neuvième siècle, c’est une date morale. Les hommes de 1830 sont marqués d’un cachet particulier, comme les hommes de 89. C’était le même fonds d’enthousiasme sincère, d’illusions généreuses et souvent fécondes ; l’amour du bien nous remplissait le cœur, et tout ce temps peut se résumer en un seul adjectif : Libéral. Libéral ! un des plus beaux mots de la langue française, puisqu’il veut dire à la fois libéralité et liberté.