Utilisateur:Yodin/Fantasmagoriana

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FANTASMAGORIANA.


IMPRIMERIE DE LE NORMANT.

FANTASMAGORIANA,


ou


RECUEIL


D’HISTOIRES D’APPARITIONS DE SPECTRES,
revenans, fantômes, etc. ;
Traduit de l’allemand, par un Amateur.



Falsis terroribus implet.
Horat.


TOME PREMIER.


PARIS,
Chez F. SCHOELL, rue des Fossés-Montmartre, no. 14.
1812.
On trouve chez le même libraire.


Le Caravansérail, ou Recueil de contes orientaux, ouvrage traduit sur un manuscrit persan, par Adrien de Sarrazin. Paris 1811. 3 vol. in-18, 6 fr., et 7 fr. franc de port.


Alphonse de Lodève, par madame la comtesse de Goloffkin. Paris 1809. 2 vol. in-12, 4 fr. 50 c., et 6. fr. 70 c. franc de port. Pap. vélin, 8 fr., et 9 fr. 20 c. franc de port.


Eugénie et Mathilde, ou Mémoires de la famille du comte de Revel, par l’auteur d’Adèle de Sénange. Paris 1811, 3 vol. in-12, 7 fr. 50 c., et 9 fr. 20 c. franc de port. Pap. vélin 10 fr., et 11 fr. 80 c. franc de port.


Ladislas, ou suite des Mémoires de la famille du comte de Revel, par madame de B… Paris 1811. in-12. 2 fr. 50 c., et 3 fr. franc de port.


Mehaled et Sedli, histoire d’une famille druse, par M. le baron de Dalberg, frère de S. A. R. le grand-duc de Francfort. Paris 1812. 2 vol. in-12, 4 fr. 50 cent., et 5 fr. 75 c. franc de port. Papier vélin 7 fr. et 8 fr. 25 c. franc de port.


Valérie, ou Lettres de Gustave de Linnar à Ernest de G, par madame la baronne de Krudener. Troisième édition. Paris 1804. 2 vol. in-12, 3 fr. 75 c., et 5 fr. franc de port. Pap. vélin, 7 fr. 50c., et 8 fr. 75 c. franc de port.


Contes des fées, par Charles Perrault, ornés de vignettes. Paris 1807. 2 vol. in-18, 2 fr. 80 c., et 2 fr. 50 c. franc de port.


PRÉFACE


DU TRADUCTEUR.




On pense assez généralement que personne ne croit plus aux revenans. Cette opinion ne semble pourtant pas tout à fait exacte, quand on y réfléchit un peu mûrement. En effet, sans parler des mineurs et des montagnards, qui sont persuadés, les uns de l’existence d’esprits ou lutins, gardiens des trésors renfermés dans le sein de la terre, les autres de la vérité des apparitions de fantômes qui annoncent des nouvelles tantôt agréables, tantôt fâcheuses ; ne peut-on pas demander pourquoi, parmi nous, certains individus répugnent à passer dans un cimetière lorsque le jour a disparu ? pourquoi d’autres éprouvent un frisson involontaire en entrant la nuit dans une église, ou dans un édifice vaste et non habité ? pourquoi, enfin, des gens qui jouissent d’une réputation méritée de bon sens et de hardiesse, n’osent, dans les ténèbres, se hasarder à visiter des lieux ou ils sont sûrs de n’avoir rien à redouter des vivans ? On répète sans cesse que ceux-ci sont les seuls à craindre, et néanmoins on a peur la nuit, parce que l’on croit, par tradition, que ce temps est celui que préfèrent les fantômes pour apparoître aux habitans de la terre.

En admettant, au reste, comme une vérité démontréé, qu’à peu d’exceptions près, l’on ne croit plus aux revenans, et que tous les genres de frayeur dont nous venons de parler ne sont dus qu’a une horreur des ténèbres naturelle à l’homme, horreur dont il ne peut se rendre raison, il est un fait certain, c’est que l’on se plaît beaucoup à écouter les histoires de revenans, de spectres, de fantômes. Nous avons pour le merveilleux un certain goût qui nous fait prêter une oreille attentive à tous les récits dont les événemens sortent de la sphère habituelle des choses. Voilà sans doute pourquoi l’étude des sciences étoit jadis entremêlée de prodiges ; aujourd’hui, on l’a réduite à la simple observation des faits. Cette révolution salutaire et propre à hâter les progrès de la vérité, a cependant déplu à quelques esprits ; ils ont dit que l’on avoit dépouillé les sciences d’un de leurs attraits les plus vifs, et que la nouvelle méthode flétrissoit l’ame et désenchantoit l’étude. Ils ne négligent aucune occasion de faire reprendre au surnaturel un peu de cet empire dont il a justement été privé, et s’applaudissent hautement de leurs efforts dont ils ne peuvent néanmoins se féliciter ; les prodiges étant bannis à jamais des traités de physique et d’histoire naturelle.

Mais si le merveilleux, le surnaturel sont mal placés dans ces sortes d’ouvrages, ils le sont parfaitement dans un livre du genre de celui que nous publions. Ils n’y peuvent amener aucune conséquence dangereuse pour l’esprit ; car on s’attend d’après le titre, à lire des choses extraordinaires auxquelles chacun peut ajouter foi, suivant son degré de crédulité. Il est bon aussi qu’il existe des espèces de répertoires où l’on trouve quelques traces des travers d’imagination auxquels les hommes ont été si long-temps livrés. On en rit aujourd’hui, et cependant il n’est pas probable que les récits où les fantômes jouent le rôle principal, cessent d’avoir cours parmi nous. Tant que le genre humain subsistera, on parlera de revenans et de spectres, il se rencontrera des visionnaires de bonne foi.

On auroit pu, dans cette préface, traiter d’une manière érudite et méthodique la question des apparitions ; mais l’on n’auroit fait que répéter ce que don Calmet et l’abbé Lenglet-Dufresnoy[1] ont déjà dit sur cette matière. Ils l’ont à peu près épuisée, de sorte qu’il seroit très-difficile d’écrire après eux quelque chose qui eût le mérite de la nouveauté. Les personnes curieuses de connoître tout ce qui est relatif aux apparitions, consulteront avec fruit les ouvrages de ces deux écrivains. Ils offrent des récits au moins aussi étranges que ceux qui se trouvent dans notre recueil. L’abbé Lenglet-Dufresnoy, quoiqu’il dise qu’il y a réellement des apparitions, ne semble pas ajouter foi à ce qu’il rapporte ; mais don Calmet finit, comme l’observe Voltaire, par avoir l’air de croire à ce qu’il raconte, et surtout aux épouvantables histoires des vampires. Nous ajouterons, pour l’instruction des personnes qui seroient tentées d’approfondir le sujet dont il est question, que l’abbé Lenglet-Dufresnoy a donné une liste des principaux auteurs qui ont traité des esprits, démons, apparitions, songes, magies et spectres.

Depuis que ce laborieux écrivain a publié cette notice, Svedenborg et Saint-Martin se sont fait connoître par leurs ouvrages ; il a paru aussi en Allemagne des livres où l’on a traité à fond la question de l’apparition des esprits. Les deux auteurs qui l’ont embrassée dans le plus grand détail sont Wagener et Jung. Le premier, dans son livre intitulé : Les Spectres[2], cherche à expliquer les apparitions et à les rapporter à des causes naturelles et ordinaires. Le second, au contraire, croit fermement aux esprits. Sa théorie de la Phantasmatologie[3] fournit les preuves les moins douteuses de cette assertion. Ce livre, fruit d’une imagination ardente et exaltée, est en quelque sorte le manuel de la doctrine des Voyans modernes, connus en Allemagne sous la dénomination de Stillingianer. Ils doivent ce nom à celui de Stilling, sous lequel Jung a fait paroître les Mémoires de sa vie qui forment une suite d’ouvrages différens. Cette secte, qui existe réellement, est entée sur le Svedenborgianisme et sur le Martinisme, et compte de nombreux adhérens, surtout en Suisse. Nous voyons aussi dans le numéro de décembre 1811 du Monthly Review, que M. Grant a donné des détails assez circonstanciés sur les apparitions des esprits auxquels les montagnards écossais ajoutent une foi implicite.

En faisant le choix des contes traduits de l’allemand que l’on offre au public, l’on n’a rien négligé pour mériter l’approbation des personnes qui se plaisent à ces sortes de lectures. Si ce recueil a le bonheur d’obtenir quelque succès, on le fera suivre d’un autre, où l’on tâchera également de piquer la curiosité des amateurs.

Quant aux gens d’un goût difficile, à qui il sembleroit étrange qu’il pût se trouver la moindre lueur de vraisemblance dans tous ces récits, qu’ils se rappellent les mots de Voltaire au commencement de son article Apparition, dans le Dictionnaire philosophique : Ce n’est point du tout une chose rare qu’une personne vivement émue voie ce qui n’est pas.





TABLE


DU PREMIER VOLUME.



Page
Préface,
v
L’Amour Muet,
1
Portraits de Famille,
117
La Tête de Mort,
229


fin de la table.
FANTASMAGORIANA,
ou
RECUEIL


d’histoires d’apparitions de spectres,
revenans, fantomes, etc.




L’AMOUR MUET,


ANECDOTE DU SEIZIÈME SIÈCLE.




Il y avoit à Brême un riche négociant, nommé Melchior. On avoit remarqué qu’il se frottoit toujours le menton avec complaisance, quand le sermon parloit du riche de l’Evangile, qui, en comparaison avec lui, n’étoit qu’un petit détailleur. Ce Melchior possédoit tant d’argent qu’il avoit fait couvrir en écus le plancher de sa salle à manger. Ce luxe scandalisoit les concitoyens et les confrères de Melchior. Ils l’attribuoient à une vaine ostentation, n’en pénétrant pas le vrai motif ; mais ils servoient parfaitement les intentions de Melchior, en parlant sans cesse avec improbation de cette vanité fastueuse ; ils répandoient le bruit de la richesse immense de leur confrère, et augmentoient singulièrement son crédit ; de sorte que ce capital mort, étalé publiquement, rapporta des intérêts immenses.

Melchior mourut subitement à un grand repas de communauté ; il n’eut par conséquent pas le temps de faire ses dispositions testamentaires, et laissa tous ses biens à son fils unique François, qui venoit d’atteindre l’âge de majorité. Ce jeune homme étoit singulièrement favorisé de la nature, soit pour les dons extérieurs, soit pour les qualités du cœur et de l’esprit ; mais l’héritage immense qu’il reçut de son père, causa sa perte. A peine eut-il goûté le plaisir de se voir possesseur d’une fortune considérable, qu’il en disposa comme si elle lui eût été à charge ; il fit des dépenses extravagantes dans tous les genres, et négligea ses affaires. Deux ou trois années se passèrent sans que ses dissipations lui fissent apercevoir que ses revenus baissoient ; mais enfin les coffres se vidèrent ; François ayant un jour fourni une assignation considérable sur son caissier, celui-ci ne put faire honneur au mandat, et le laissa protester. Ce contre-temps chagrina vivement notre prodigue, mais il ne s’en prit qu’à son commis rétif à ses volontés, et n’en chercha pas la cause dans sa vie désordonnée. Après avoir juré et tempêté, il donna à son économe l’ordre positif et laconique de chercher de l’argent.

Tous les courtiers, les changeurs et les usuriers furent mis en activité. Le vide des caisses fut rempli à gros intérêts, parce que le plancher de la salle à manger étoit, aux yeux des préteurs, une caution excellente. Ce palliatif produisit son effet pendant quelque temps ; mais tout-à-coup le bruit circula dans la ville que le fameux plancher d’argent avoit à la sourdine été enlevé. La chose fut, à la demande des prêteurs, examinée et constatée juridiquement ; alors ils exigèrent leur paiement ; et comme il ne put être effectué, ils firent saisir les propriétés foncières et mobiliaires de François. Tout fut vendu à l’enchère ; il ne lui resta rien, à l’exception de quelques bijoux qui avoient fait partie de son héritage, et qui pouvoient le mettre pour quelque temps à l’abri, du besoin.

Il se retira dans une petite rue d’un quartier éloigné, où il vécut fort à l’étroit. Cependant il s’accommoda à sa situation ; mais l’ennui le dévoroit ; il ne trouva d’autre ressource pour le chasser que de jouer du luth ; quand cet exercice le fatiguoit, il se mettoit à la fenêtre et faisoit des remarques sur le temps ; son esprit observateur ne tarda pas à trouver un objet qui l’occupa entièrement.

Vis-à-vis ses fenêtres, demeuroit une femme respectable, qui filoit du matin au soir, et suffisoit ainsi à sa subsistance et à celle de Meta, sa fille, jeune personne pleine de grâces et d’attraits. Elle avoit connu des temps plus heureux ; son mari, propriétaire d’un navire qu’il chargeoit pourson compte, faisoit tous les ans le voyage d’Anvers ; mais dans une tempête, la mer l’avoit englouti avec tout ce qu’il possédoit. Sa veuve supporta cette double perte avec une résignation mêlée de fermeté, et résolut de n’avoir recours qu’à son travail, pour se nourrir elle et sa fille encore très-jeune. Elle abandonna aux créanciers de son mari sa maison et son mobilier, et vint habiter dans la petite rue, où, par son assiduité, elle trouva le moyen de n’avoir d’obligation à personne. Elle éleva sa fille au travail, et vécut avec tant d’économie que, de ses épargnes, elle put monter un petit commerce de lin.

Mère Brigitte, ainsi s’appeloit notre veuve, ne comptoit pourtant pas finir ses jours dans une situation aussi pénible ; l’espoir d’un meilleur avenir soutenoit son courage. La beauté et les bonnes qualités de sa fille, qu’elle élevoit parfaitement, lui faisoient penser qu’il se présenteroit pour elle quelque parti avantageux. Meta vivoit tranquille et isolée avec sa mère, ne se montroit à aucune promenade publique, et ne sortoit guère que pour aller tous les jours à la messe.

Un jour que François faisoit à la fenêtre ses observations météorologiques, il aperçut la belle Meta qui, sous l’œil surveillant de sa mère, revenoit de l’église. Le cœur de François étoit encore neuf ; les plaisirs bruyans de sa vie passée ne lui avoient pas laissé le loisir de connoître le véritable amour. Dans ce moment où tous ses sens étoient calmes, l’aspect de la plus charmante figure de femme qu’il eût jamais vue, le ravit ; il ne s’occupa plus que de l’objet adorable que ses yeux avoient découvert. Il questionna son hôte sur les deux femmes qui demeuroient dans la maison opposée, et en apprit les détails que nous venons de raconter.

II éprouva en ce moment, pour la première fois, un repentir bien vif des prodigalités qui l’avoient ruiné ; mais il ne regretta ses anciennes richesses, que par l’idée de ne pouvoir les offrir à la charmante Meta, objet unique de son affection. Son logement dans cette rue étroite lui parut préférable aux maisons les plus magnifiques de Brême. Il restoit toute la journée à la fenêtre, pour saisir l’occasion d’apercevoir Meta : c’étoit pour lui le souverain bonheur.

Par malheur, mère Brigitte fit de son côté des observations. Elle ne tarda pas à se douter du motif qui tenoit si constamment son voisin aux aguets. Ce qu’elle savoit de la vie passée de François lui en avoit donné la plus mauvaise opinion ; elle tint les rideaux de sa fenêtre rigoureusement et continuellement fermés, enjoignit à sa fille l’ordre exprès de ne pas se montrer ; et lorsqu’elles alloient à l’église, elle lui ordonnoit de prendre un voile, et la faisoit marcher devant elle, afin que sa figure échappât aux regards de l’observateur en vedette.

François ne jouissoit pas d’une grande réputation de finesse ; mais l’amour éveille toutes les facultés de l’ame. Il remarqua qu’à force de guetter inconsidérément à la fenêtre, il s’étoit trahi. Il abandonna donc son poste, et prit la ferme résolution de n’y plus retourner sous aucun prétexte. Mais il avisa au moyen de continuer ses observations sans être aperçu, et son imagination le servit très-bien.

Il loua le plus grand miroir qu’il put trouver, et le plaça dans sa chambre, de manière à ce qu’il lui présentât distinctement tout ce qui se passoit au logis de ses voisines. Mère Brigitte, voyant pendant plusieurs jours de suite, que l’homme ruiné n’étoit plus en vedette, souffrit que les rideaux se rouvrissent. Le grand miroir remplit alors parfaitement son office ; et l’amour jeta de jour en jour des racines plus profondes dans le cœur de François. Il voulut faire connoître sa passion à la belle Meta : cela n’étoit pas très-facile, car il ne pouvoit lui parler ni lui écrire ; mais l’amour le fit songer à employer un idiome qui paroît singulièrement propre à exprimer ce que le cœur éprouve. François prit son luth, en tira les sons qui lui semblèrent les plus mélodieux et les plus touchans, et en moins d’un mois il fit, grâce à la passion qui l’animoit, des progrès inconcevables. Ses premiers essais n’avoient pas produit une grande sensation, mais bientôt tout fut oreille dans la petite rue, pour écouter ses accords. Il eut même la satisfaction de voir, à l’aide de son miroir, la main blanche de Meta ouvrir quelquefois la fenêtre lorsqu’il préludoit. Quand il réussissoit à l’attirer ainsi, il témoignoit sa joie par des airs gais ; mais si elle ne se montroit pas, des sons mélancoliques exprimoient la tristesse de son âme.

Meta ne fut pas une écolière indocile, et comprit bientôt la signification de ce langage. Elle fit différens essais pour voir si elle ne se trompoit pas, et se convainquit de son pouvoir souverain sur les dispositions du virtuose invisible. Sa vanité fut flattée de cette découverte, et elle prit plaisir à faire varier les accords qui la charmoient. Mère Brigitte, trop occupée de ses affaires, ne prit pas garde à tout cela ; sa fille se garda bien de lui rien dire, et ne songea qu’au moyen de faire à son voisin une réponse symbolique, qui l’instruisît de ses sentimens pour lui. Elle manifesta le desir d’avoir à sa fenêtre quelques pots de fleurs. Sa mère, ne craignant plus rien des regards du voisin, qu’elle n’apercevoit plus, ne trouva pas d’inconvénient à lui accorder sa demande.

Meta prenoit le plus grand soin de ses fleurs. Son amant ravi, expliqua l’hiéroglyphe à son avantage, et le luth ne manqua pas de déceler sa joie. Il en résulta un effet étrange pour le cœur de Meta. Elle ressentoit une peine extrême, lorsqu’à table mère Brigitte, au milieu de ses sages discours, blàmoit le jeune musicien, et le traitoit de fainéant et de vaurien, ou bien le comparoit à l’enfant prodigue. Meta prenoit toujours son parti, rejetoit ses égaremens sur les séductions de ses faux amis. Mais en le défendant elle usoit de circonspection, et sembloit parler, moins par l’intérêt direct pour lui que pour prendre part à la conversation.

Tandis que mère Brigitte déclamoit contre le jeune étourdi, celui-ci avoit pour elle les meilleures intentions, et songeoit sérieusement, suivant ses foibles moyens, à améliorer son sort, et à partager avec elle le peu qui lui restoit, de manière pourtant qu’elle n’en sût rien. Il faut avouer qu’il avoit la fille en vue plutôt que la mère, en projetant cette œuvre de piété. Il avoit appris, sous main, que Meta desiroit une robe neuve, et que sa mère refusoit de la lui acheter, prétextant que les temps étoient durs. Il n’y avoit pas moyen de faire accepter une pièce d’étoffe par une main inconnue ; cela auroit tout perdu. Le hasard fournit heureusement à François l’occasion d’effectuer sa bonne volonté d’une manière convenable.

Mère Brigitte se plaignit à une de ses voisines que la récolte du lin avoit manqué, qu’il coûtoit plus que l’on ne pouvoit espérer de le vendre, et que, pour le moment, cette branche d’industrie étoit de nulle ressource. François n’eut pas besoin d’entendre deux fois ce discours ; il courut chez un orfèvre, lui vendit de vieux pendans d’oreille de sa mère, acheta, avec le produit, quelques bottes de lin, et les fit proposer, à bas prix, à sa voisine, par une femme qu’il gagna. Le marché fut conclu, et produisit un bénéfice si considérable, que Meta, le jour de la Toussaint, se montra avec une robe neuve. Elle parut si brillante aux yeux de son adorateur, que toutes les beautés du monde auroient pu passer devant lui sans attirer son attention.

Mais tandis qu’il se réjouissoit du succès de sa ruse innocente, son secret fut découvert. Mère Brigitte voulut, par esprit de justice, témoigner sa reconnoissance à la femme qui lui avoit procuré une affaire aussi profitable, et l’invita à dîner. La bonne chère fit jaser cette femme : elle promit de continuer à apporter du lin à aussi bon marché, parce qu’elle avoit de fortes raisons de croire que son commettant lui en fourniroit encore les moyens. Une parole en amena une autre ; mère Brigitte, naturellement curieuse, fit des questions : bref, le fatal secret fut divulgué. Meta pâlit de frayeur à cette découverte, qui l’eût enchantée, si sa mère n’en eût pas été instruite : elle connoissoit les maximes sévères de décence et de bienséance que se prescrivoit Brigitte, et elle craignoit de perdre sa robe neuve. Mère Brigitte éprouva un étonnement mêlé d’indignation, et regretta secrètement de n’avoir pas appris seule les circonstances détaillées de cette affaire ; car elle craignoit que la générosité du jeune voisin ne produisît sur le cœur de sa fille une impression capable de renverser tous ses projets ; elle résolut ensuite de ne rien négliger pour extirper du cœur de Meta le germe d’une passion funeste. Insensible à ses prières et à ses larmes, elle commença par s’emparer de la robe neuve ; le lendemain elle la vendit ; elle en joignit le produit avec ce qui restoit du bénéfice de la vente du lin, calculé avec la conscience la plus scrupuleuse, fit un paquet du tout, et l’envoya comme une vieille dette à François, avec cette adresse : A M. François Melcherson, à Brême. Le jeune homme, en le recevant, rendit grâces à la délicatesse du créancier, et souhaita que tous ceux qui lui devoient encore fussent aussi scrupuleux à s’acquitter. Il ne se douta de rien ; la femme qu’il avoit employée se garda bien de confesser son indiscrétion, et se contenta de lui dire que la mère Brigitte avoit renoncé au commerce de lin.

Cependant son miroir lui apprit que, dans la maison de Meta, la face des choses avoit bien changé en une nuit : les pots de fleurs avoient disparu, et les rideaux étoient tirés devant les fenêtres. Meta n’étoit plus visible, ou si elle se laissoit apercevoir un instant, son visage triste, son œil abattu, annonçoient une affliction extrême ; il sembla même à François qu’elle versoit des larmes. Il en eut le cœur navré, et son luth ne fit plus entendre que des sons tristes et lugubres. Il se tourmentoit sans succès à chercher la cause de son infortune, lorsque quelques jours après il découvrit, à son réveil, que le grand miroir, son meuble le plus précieux, lui étoit absolument inutile. N’ayant pas aperçu les rideaux fermés, il crut d’abord qu’il alloit revoir l’objet de sa passion ; mais il ne tarda pas à distinguer que l’appartement étoit vide et désert : mère Brigitte avoit, la veille au soir, quitté ce logis pour aller demeurer ailleurs.

La perte du voisinage de Meta lui fut très-sensible ; dans le premier moment il resta muet et immobile de surprise et de douleur ; mais bientôt il chercha quelle pouvoit avoir été la cause de la disparition de mère Brigitte et de sa fille ; et à force de réfléchir, il supposa qu’il pouvoit s’en accuser. L’argent qu’on lui avoit envoyé, la cessation du commerce de lin, et le déménagement qui avoit suivi, se servirent mutuellement d’éclaircissement pour donner de l’évidence à ses suppositions. Il reconnut que mère Brigitte avoit deviné son secret, et conclut, de toutes les particularités de cette affaire, qu’elle étoit assez mal disposée pour lui. Cette découverte ne releva pas ses espérances ; mais en se rappelant le langage symbolique des fleurs, employé par Meta pour répondre à sa déclaration d’amour, exprimée par les accords de son luth, la tristesse de cette jeune fille, et les larmes dont ses yeux étoient noyés peu de temps avant le déménagement, il sentit renaître l’espoir dans son cœur, et reprit courage. Son premier soin fut de chercher la nouvelle demeure de mère Brigitte, afin de continuer à entretenir son commerce muet avec Meta. Il n’eut pas de peine à découvrir leur logis ; mais il fut assez discret pour ne pas aller demeurer auprès d’elles : il se contenta de fréquenter l’église où elles entendoient la messe, pour jouir tous les jours du plaisir de contempler sa belle. Lorsqu’elle retournoit chez elle, il se plaçoit sur son passage, dans une boutique ou dans une allée située sur la route par où elle devoit passer : quand il la voyoit, il lui faisoit un salut gracieux, ce qui équivaloit à un billet doux, et produisoit le même effet.

Si Meta n’eût pas été élevée dans une retraite excessivement rigoureuse, et si sa mère ne l’eût pas surveillée avec une vigilance égale à celle d’un avare qui garde son trésor, François n’eût probablement pas produit beaucoup d’impression sur son cœur, par cette manière mystérieuse de lui faire la cour ; mais Meta se trouvoit dans cet âge, où malgré les remontrances et les exhortations de sa mère, une jeune fille écoute la voix de son cœur. Le sien étoit disposé aux sentimens les plus tendres ; elle éprouva, sans s’écarter de la décence et de la vertu, dont on lui avoit dès son enfance fait sentir le prix, une certaine inclination pour François : elle se l’avouoit à peine ; mais une fille plus expérimentée auroit reconnu que c’étoit de l’amour. Voilà pourquoi elle fut si vivement affligée quand il fallut quitter le voisinage de François ; voilà pourquoi son œil le remercioit si affectueusement, quand il la saluoit le long de sa route au sortir de l’église, et pourquoi en ce même moment elle rougissoit. Les deux amans ne s’étoient pas encore adressé une parole, mais ils se comprenoient si parfaitement, que dans un entretien ils n’auroient pas pu se déclarer plus clairement leur amour mutuel ; enfin chacun jura tacitement à l’autre une fidélité, une constance inébranlables.

Le quartier où mère Brigitte étoit venue loger, renfermoit, comme celui qu’elle venoit de quitter, des hommes à qui la beauté de Meta ne pouvoit rester long-temps cachée. Précisément vis-à-vis de sa maison demeuroit un brasseur, que les plaisans, à cause de ses grandes richesses, appeloient le roi du houblon. Jeune, fort et dispos, veuf depuis un an et demi, à peu près, il songeoit à prendre une nouvelle compagne. Peu après la mort de sa femme, il avoit promis tacitement à saint Christophe, son patron, de lui offrir un cierge aussi long qu’un échalas de houblon, et aussi gros que le mât d’un bateau, si, pour la seconde fois, il lui faisoit faire un choix selon le vœu de son cœur. A peine eut-il aperçu Meta, qu’il rêva la nuit que saint Christophe lui étoit apparu en passant la tête par la fenêtre du second étage, et l’avoir sommé de sa promesse. Le brasseur regarda ce rêve comme un avertissement du ciel. Le lendemain matin, il manda les courtiers, leur donna commission d’acheter de la cire blanchie, puis se para comme un conseiller, pour aller faire la demande de la main de Meta. Sa fortune étoit une recommandation suffisante, et il auroit pu s’attendre, même sans l’aide de saint Christophe, à voir cette proposition reçue avec empressement, surtout par une jeune fille sans dot.

Il alla donc directement trouver mère Brigitte, et lui fit connoître l’honnêteté de ses vues sur sa charmante et vertueuse fille. L’apparition d’un ange n’auroit pas causé à la bonne mère un ravissement plus grand que celui qu’elle éprouva à cette agréable nouvelle. Elle voyoit enfin la réussite de ses plans, dictés par la sagesse, et l’accomplissement des espérances qu’elle avoit toujours nourries : elle alloit sortir de la pauvreté et goûter encore une fois le bien-étre. Elle bénit l’idée heureuse d’avoir quitté la petite rue ; et dans le premier transport de sa joie, ses pensées se succédèrent si tumultueusement, qu’elle songea aussi à François, quoiqu’elle ne l’aimât guères : elle se promit de lui donner, comme à l’auteur fortuit de son bonheur futur, quelque chose en secret, qui pût lui faire plaisir et le récompenser de ses bonnes intentions pour elle.

Mère Brigitte regardoit bien les préliminaires du mariage comme signés : la bienséance ne permettant cependant pas d’aller trop vite dans une affaire de cette importance, elle dit au brasseur qu’elle prendroit sa demande en considération ; qu’elle examineroit l’affaire avec sa fille, et qu’après un délai de huit jours, elle espéroit être en état de lui donner une réponse satisfaisante. Le brasseur voyant que tout se passoit suivant les formalités requises, fit un profond salut, et se retira.

A peine eut-il le dos tourné, que les rouets, les devidoirs, en un mot, tout l’attirail à filer, fut sans égard pour ses bons et loyaux services, empaqueté comme meuble inutile, et placé dans le grenier. Meta, à son retour de la messe, où elle étoit allée, accompagnée d’une amie intime de sa mère, fut frappée d’étonnement à la vue du changement subit opéré dans la salle de travail : tout étoit orné comme aux trois grandes fêtes de l’année : elle ne comprenoit pas comment sa mère pouvoit, un jour ouvrable, rester les bras croisés ; mais avant qu’elle eût eu le temps de lui adresser une question, mère Brigitte lui donna, en souriant de plaisir, le mot de l’énigme. Les paroles couloient de sa bouche avec une abondance et une facilité admirables ; elle mit en jeu toutes les ressources de son imagination pour peindre à sa fille, avec les couleurs les plus attrayantes, le bonheur qui l’attendoit. Elle se flattoit que Meta, après avoir doucement rougi de pudeur, donneroit un consentement entier aux volontés d’une mère chérie ; mais elle se trompoit sur ce point. Au lieu de rougir à cette nouvelle inattendue, Meta devint pâle comme la mort et tomba évanouie dans les bras de sa mère. Après avoir repris ses sens, elle versa un torrent de larmes, comme s’il lui fût arrivé un grand malheur. Sa mère, en femme judicieuse, comprit que la proposition de ce mariage ne lui plaisoit pas : elle en fut extrêmement surprise, et n’épargna ni prières, ni représentations pour l’engager à ne pas perdre, par son caprice et son entêtement, l’occasion de faire son bonheur par un bon mariage ; mais elle ne put lui persuader que son bonheur dépendoit d’une union à laquelle son cœur ne consentoit pas. Les débats entre la mère et la fille durèrent plusieurs jours. Le terme du délai approchoit : le cierge gigantesque, orné de fleurs en peinture, étoit prêt à être présenté à saint Christophe qui, pourtant, n’avoit pas beaucoup agi pour son client, puisque le cœur de la belle Meta lui restoit fermé.

Les larmes de Meta n’avoient pas cessé de couler, ses yeux en étoient gonflés : l’éloquence de mère Brigitte n’avoit abouti qu’à produire un désordre extrême chez se fille qui, en proie à sa douleur, refusoit obstinément, depuis trois jours, de prendre aucune nourriture. Meta perdit le sommeil, et fut enfin si mal, qu’elle demanda l’extréme onction. La pauvre mère voyant qu’elle alloit perdre l’objet sur qui reposoient ses douces espérances, considéra qu’il valoit mieux les abandonner que de laisser périr sa fille, et se résigna à condescendre à sa volonté. Elle eut, il est vrai, beaucoup à combattre avec elle-même pour se résoudre à refuser le parti excellent qui s’étoit offert ; mais enfin elle céda à sa fille, et ne lui adressa plus ni représentations, ni reproches. Le brasseur revint au jour fixé, dans la ferme confiance que son agent céleste avoit tout fait réussir au gré de ses vœux ; mais, contre son attente, il reçut une réponse négative, assaisonnée pourtant de tout ce qui pouvoit la rendre moins désagréable. Il se conforma sans peine à son destin, et se chagrina aussi peu de ce contre-temps que de la rupture d’un marché de houblon. Il n’y avoit pas, en effet, de quoi s’affliger : la ville de Brême ne matoquoit pas de jeunes filles belles et vertueuses ; il mit de nouveau sa confiance dans son patron, et celui-ci le servit si efficacement, qu’un mois après le cierge monstrueux fut, en grande pompe, planté devant son autel.

Mère Brigitte cependant avoit pris le sage parti de faire descendre du grenier, et de remettre en activité tout l’attirail à filer. Meta reprit sa fraîcheur et sa beauté, travailla avec ardeur, et alla assidûment à la messe. Mais sa mère ne pouvoit cacher le chagrin que lui causoient le renversement de son projet favori et l’anéantissement de ses espérances ; elle devint abattue, triste, morose. Sa mauvaise humeur fut surtout extrême le jour de la noce du brasseur. Le son des fifres et des tambours qui précédoient le cortége de la mariée allant à l’église, lui arracha des gémissemens aussi douloureux que ceux qu’elle avoit poussés à la nouvelle de la mort de son mari. Meta vit passer, avec la plus grande indifférence, l’escorte pompeuse ; et la parure brillante de la mariée n’altéra pas la tranquillité de son esprit. Mais la douleur profonde de sa mère obscurcit la sérénité de ses yeux. Elle s’efforça, par mille caresses et mille attentions, de rappeler la paix dans son cœur ; ses efforts ne restèrent pas sans succès, et mère Brigitte perdit un peu de sa taciturnité.

Le soir, lorsque le son des instrumens annonça que le bal commençoit, elle parla ainsi à sa fille : « Hélas ! ma chère enfant, c’est toi qui ouvrirois le bal ! quelle satisfaction pour le cœur de ta mère, si tu avois payé, par cette cérémonie si gaie, les peines et les soins que tu lui as coûtés ! Mais tu as dédaigné ton bonheur : non, c’en est fait, je ne te mènerai pas à l’autel. » — « Ma mère, répondit Meta, j’ai confiance dans la bonté de Dieu ; s’il est écrit là-haut que je dois aller à l’autel, vous placerez sur ma tête la couronne nuptiale. Lorsque l’homme qui m’est destiné arrivera, mon cœur n’hésitera pas à dire oui. » — « Ah ! ma chère Mêta, il n’y a point de presse pour filles sans dot. Marché pour marché, les jeunes gens sont aujourd’hui trop égoïstes ; ils ne font la cour que pour être heureux, et non pour faire une heureuse. Ta planète ne prédit pas d’ailleurs grand chose de bon ; tu es née en avril : voyons ce que dit l’Almanach... « Une jeune fille née dans ce mois est d’une figure aimable et gracieuse, et d’une jolie taille bien prise, mais d’un esprit inconstant, et d’un naturel amoureux. Qu’elle soit circonspecte et réservée ; et lorsque le prétendu se présentera, qu’elle ne laisse pas échapper son bonheur... » C’est cela mot pour mot. Le prétendu est venu ; il ne reviendra pas. — « Ma mère, ne nous inquiétons pas de ce que la planète annonce. Mon cœur me dit que je dois aimer et respecter l’homme qui me demandera en mariage. Si je ne trouve pas cet homme, ou s’il ne me cherehe pas, je veux continuer à me nourrir gaîment du travail de mes mains ; à vous aider, à avoir soin de vous sur vos vieux jours, comme le doit une bonne fille. Mais si l’homme de mon cœur vient, bénissez mon choix, pour que votre fille soit heureuse sur terre, et ne vous informez pas s’il est d’une naissance distinguée, s’il est riche ou puissant ; mais seulement s’il est honnête et bon, s’il aime et s’il sera aimé. » — « Hélas ! ma fille, l’amour fait faire bien maigre chère à qui n’a que le sel et le pain. » — « Mais la bonne intelligence et la satisfaction se plaisent à l’accompagner, et assaisonnent ce sel et ce pain de tous les plaisirs d’une vie heureuse. »

Ce sujet fut traité amplement par la mère et la fille bien avant dans la nuit, tant que les violons se firent entendre chez le voisin. Les désirs singulièrement modérés de Meta, qui, malgré sa jeunesse et sa beauté, sembloit borner ses prétentions à un bonheur peu éclatant, après avoir refusé un parti très avantageux, donnèrent à penser à mère Brigitte : elle se rappela le jeune voisin de la petite rue, et conjectura qu’il pourroit bien être cet homme du cœur dont sa fille avoit parlé. Cette découverte la chagrina, mais elle n’en dit rien à Meta, car elle pensa que le mal étoit incurable : elle se soumit à sa destinée, et souffrit en silence ce qu’elle crut ne pas pouvoir changer.

Cependant le bruit se répandit dans la ville que la fière Meta avoit refusé l’opulent roi du houblon, et parvint jusqu’a la petite rue où demeuroit François. À cette nouvelle, celui-ci ne se sentit pas de joie, et fut délivré de la crainte affreuse qu’un rival favorisé de la fortune ne le supplantât dans le cœur de celle qu’il idolâtroit. Il s’expliqua sans peine ce qui sembloit à la ville entière une énigme indéchiffrable, et sut en même temps apprécier l’importance du sacrifice que lui avoit fait Meta. Avec quelle amertume il se repentit des égaremens de sa jeunesse ! combien il regretta de n’avoir pas connu plus tôt celle qui eût été pour lui un génie tutélaire et l’eût sauvé de sa ruine ! « Fille généreuse : s’écria-t-il, tu te sacrifies pour un misérable qui ne possède qu’un cœur plein d’amour et plein aussi du désespoir de ne pouvoir t’offrir le bonheur que tu mérites ! Infortuné que je suis ! sans les écarts de ma vie passée, je jouirois de la satisfaction de rendre heureuse celle que j’aime ! »

L’Amour ne laissa cependant pas son ouvrage imparfait ; il avoit fait naître dans l’esprit de François le désir d’employer ses facultés et son activité pour se tirer du néant où il étoit plongé : il lui inspira la force de donner l’essor à cette bonne volonté. Parmi différens projets qu’il avoit formés, le plus raisonnable étoit celui de compulser les livres de son père, de prendre note des créances exigibles portées en compte de profits et perte, et d’en recueillir tout ce qu’il pourroit en tirer. Le produit de cette opération devoit lui servir à entreprendre un petit commerce, dont son imagination étendoit les ramifications jusqu’aux extrémités de la terre. Il se mit en devoir d’exécuter son projet, vendit ce qui lui restoit des effets de son père, et acheta un cheval pour commencer ses courses.

L’idée de se séparer de Meta lui fut difficile à supporter. « Que pensera-t-elle, se dit-il, de cette disparition soudaine, quand elle ne me rencontrera plus sur son chemin en allant à l’église ? Ne me regardera-t-elle pas comme un parjure, et ne me bannira-t-elle pas de son cœur ? Cette pensée lui causa un trouble extrême : il ne sut, pendant long-temps, comment il s’y prendroit pour instruire Meta de son projet ; l’Amour, toujours fertile en expédiens, lui suggéra celui-ci : François alla trouver le curé de l’église où alloit tous les jours sa maîtresse, et l’engagea à faire dire au prône, et pendant la messe, des prières pour l’heureuse issue des affaires d’un jeune voyageur. On devoit les continuer jusqu’au moment où il viendroit demander qu’elles se changeassent en actions de grâces.

Tout étant disposé pour son départ, il monta à cheval, et passa tout près de Meta : il la salua d’un air significatif et avec moins de précaution qu’à l’ordinaire. La jeune fille rougit ; mère Brigitte en prit occasion de faire connoître tout haut son aversion pour cet étourdi, dont l’impertinence et la fatuité feroient tenir des propos sur sa fille.

Depuis ce moment les yeux de Meta cherchèrent en vain François. Elle entendoit bien lire la prière que l’on récitoit pour lui ; mais toute entière au chagrin de ne plus voir son amant, elle ne faisoit pas attention aux paroles du prêtre. Elle ne savoit que penser de cette disparition. Quelques mois après, sa douleur s’étant un peu apaisée, et son esprit se trouvant plus tranquille, un jour qu’elle songeoit au moment où elle avoit vu François pour la dernière fois, la prière la frappa ; elle réfléchit un instant, et devina bientôt pour qui on la disoit : elle s’y joignit avec la plus grande ferveur, et recommanda bien ardemment le jeune voyageur à la protection de son ange gardien.

François, cependant, continuoit son voyage. Il avoit, par un jour très-chaud, traversé un canton désert de la Westphalie sans rencontrer une seule maison. A l’approche de la nuit, un orage furieux éclata ; il plut à torrent ; le pauvre François fut mouillé jusqu’aux os. Il se trouvoit bien embarrassé, lorsqu’il aperçut dans le lointain une lumière, vers laquelle il dirigea les pas de son cheval ; mais en approchant, il découvrit une misérable chaumière qui ne lui promettoit pas grand secours, car elle ressembloit plus à une étable qu’à une habitation humaine. L’homme impitoyable qui y demeuroit lui refusa le feu et l’eau comme à un banni. Il étoit prêt à aller s’étendre sur la paille au milieu de ses bestiaux, et sa paresse l’empêchoit d’allumer du feu pour un étranger. François tâcha vainement d’émouvoir la pitié du paysan ; celui-ci ne se laissa pas toucher, et souffla sa chandelle le plus tranquillement du monde, sans s’embarrasser de François. Cependant, comme le voyageur l’empêchoit de dormir, parce qu’il ne cessoit, ni ses lamentations ni ses prières, il chercha à s’en débarrasser. « Ami, lui dit-il, si vous voulez être commodément, ce ne sera pas ici ; mais traversez le petit bois à main gauche, vous trouverez le château du chevalier Eberhard Bronkhorst ; il donne l’hospitalité aux voyageurs ; mais il a une singulière manie, c’est de rosser ceux qu’il a reçus : prenez votre parti sur cela. »

François, après avoir considéré un instant ce qu’il avoit à faire, se résolut à tenter l’aventure. « Ma foi, dit-il, ce n’est pas, au bout du compte, une grande différence d’avoir le dos brisé par le mauvais gîte du paysan ou par le chevalier Bronkhorst : les frictions chassent la fièvre ; elle pourra bien me visiter et me secouer terriblement, si je suis obligé de garder sur mon corps mon habit mouillé. » Il donna des éperons à son cheval, et ne tarda pas à arriver devant un château gothique. Il frappa assez fort à la porte revêtue en fer : on lui répondit par un qui vive ? Dès qu’il se fut fait reconnoître, on lui ouvrit ; mais ensuite il fallut qu’il attendît patiemment, dans la première cour, qu’on vînt lui annoncer si le seigneur châtelain étoit d’humeur à rosser un voyageur, ou à l’envoyer passer la nuit à la belle étoile.

Le seigneur châtelain avoit servi, dès sa tendre jeunesse, dans les armées impériales, sous les ordres de George de Frunsberg, et commandé contre les Vénitiens une compagnie d’hommes d’armes à pied. Fatigué de la guerre, il s’étoit retiré dans ses terres, où, pour expier les péchés qu’il avoit commis dans ses campagnes, il faisoit beaucoup de bien dans tous les genres. Mais ses manières avoient conservé toute la rudesse de son ancienne profession. Le nouvel arrivé, quoique disposé, pour la bonne réception qu’on lui feroit, à se soumettre aux usages de la maison, n’éprouva pas moins un certain effroi en entendant le fracas des verroux lorsqu’on vint lui ouvrir. Les portes, en gémissant sur leurs gonds, sembloient lui présager la catastrophe qu’il redoutoit. Il lui prit une sueur froide en passant la dernière porte ; il se remit pourtant un peu en voyant les attentions qu’on lui témoigna. Des domestiques l’aidèrent à descendre de cheval, et défirent sa valise ; les uns menèrent son cheval à l’écurie, d’autres, précédant François avec des flambeaux, le conduisirent à leur maître, qui l’attendoit dans un appartement bien éclairé.

François fut saisi de terreur en voyant l’air martial et les formes athlétiques du seigneur châtelain. Celui-ci vint au-devant de lui, et lui serra la main avec tant de force qu’il fut sur le point de lui arracher un cri ; et, d’une voix à le rendre sourd, lui dit qu’il étoit le bien arrivé. François trembloit de tous ses membres. « Qu’avez-vous donc, mon jeune camarade, lui cria le chevalier de Bronkhorst, avec sa voix de tonnerre, qui vous fait trembler comme une feuille d’arbre, et vous rend pâle comme si la mort vous prenoit au collet ? » — François se remit, et sachant que ses épaules devoient payer la carte, sa timidité se changea en une espèce d’audace. « Seigneur, lui répondit-il avec assurance ; vous voyez que la pluie m’a tellement mouillé que j’ai l’air d’avoir traversé le Weser à la nage. Faites-moi donner des vétemens secs au lieu des miens, et buvons ensuite un coup de vin chaud, afin de prévenir les accès de la fièvre, qui pourroit bien venir me châtouiller. Cela me donnera du cœur. » — « A merveille, repartit le chevalier, demandez ce qu’il vous faut, vous êtes ici chez vous. »

François se fit servir comme un haut baron, renvoya les habits qui ne lui convinrent pas, s’en fit donner d’autres, enfin en usa à son aise. Le chevalier, bien loin de témoigner aucun mécontentement de ses manières libres, ordonnoit à ses gens d’exécuter promptement ce qui leur étoit commandé, et les traitoit de lourdauds qui ne savoient pas servir un étranger. Lorsque la table fut mise, le chevalier s’y assit avec son hôte ; ils burent ensemble un coup de vin chaud. « Desirez-vous manger un morceau ? demanda le châtelain à François. » — « Faites apporter ce que vous avez, répondit celui-ci, que je voye si votre cuisine est bonne. » — Aussi-tôt le maître d’hôtel parut, et servit un repas exquis. François n’attendit pas qu’on le priât pour y faire honneur. Après avoir bien mangé, il dit au châtelain : « Votre cuisine n’est pas mauvaise ; si la cave y répond, je ne pourrai que faire l’éloge de la manière dont vous traitez. » Le chevalier fit signe au sommelier, qui apporta du vin ordinaire, et en versa un très-grand verre à son maître, Celui-ci le vida à la santé de son hôte. François lui ayant sur-le-champ fait raison : « Eh bien, jeune homme, que dites-vous de mon vin ? demanda le chevalier. » — « Ma foi, répondit François, je dis qu’il est mauvais, s’il est le meilleur que vous ayez dans votre cave, et qu’il est bon, s’il est votre plus mauvais. » — « Vous êtes un gourmet, répliqua le chevalier ; sommelier, apporte-nous un échantillon du plus vieux. » — Ses ordres ayant été exécutés, François le goûta. « Voilà, dit-il, du vrai, vin vieux. Nous nous y tiendrons. »

On en apporta une grande cruche. Le chevalier, qui étoit de bonne humeur, commença à boire joyeusement avec son hôte, puis se mit à parler de ses prouesses dans la guerre contre les Vénitiens. Son récit l’échauffa jusqu’à l’enthousiasme ; il renversa les bouteilles et les verres, agita le couteau à découper, en guise de lame, et rasa de si près le nez et les oreilles de son hôte, que celui-ci eut peur de les perdre dans l’action.

La nuit avançoit, et le chevalier ne manifestoit pas du tout l’envie de dormir. Il étoit dans son véritable élément, quand il parloit de la guerre contre les Vénitiens. La vivacité de la narration augmentoit à chaque verre qu’il vidoit ; François craignit que ce ne fût le prologue de la tragédie où lui-même devoit jouer le premier rôle. Voulant savoir s’il passeroit la nuit dans le château, ou au dehors, il demanda un dernier coup de vin pour l’aider à bien dormir. Il pensoit que l’on commenceroit par lui verser le vin, et que s’il ne consentoit pas à continuer à boire, on en prendroit prétexte pour le faire sortir du château, avec le viatique accoutumé. Contre son attente, le châtelain interrompit le fil de sa narration, et lui répondit : « Bien, mon ami, chaque chose a son temps. Demain, nous reprendrons l’entretien. » — « Excusez-moi, seigneur chevalier, repartit François ; demain, avant le lever du soleil, je serai en route. Il y a encore loin d’ici en Brabant ; je ne puis rester ici plus long-temps. Permettez-moi de prendre congé de vous en ce moment, afin de ne pas vous déranger demain matin. » — « Tout comme il vous plaira ; mais vous ne me quitterez pas avant que je sois levé. Nous déjeûnerons ensemble ; ensuite je vous accompagnerai jusqu’à la porte, et je vous ferai mes adieux, suivant l’usage. »

François n’eut pas besoin de commentaire pour comprendre ces paroles. Il eut volontiers dispensé le seigneur châtelain de l’accompagner jusqu’à la porte ; mais celui-ci ne sembloit nullement disposé à s’écarter du cérémonial accoutumé. Il donna ordre à ses domestiques d’aider à l’étranger à se déshabiller, et d’avoir soin de lui jusqu’à ce qu’il fût couché. François trouva son lit très-bon ; et avant de s’endormir, il convint qu’une aussi bonne réception n’étoit pas achetée trop chère au prix d’une légère bastonnade. Les songes les plus agréables, où Méta tenoit la première place, l’occupèrent pendant son sommeil, qui se seroit prolongé jusqu’à midi, si la voix sonore du chevalier et le cliquetis de ses éperons ne l’en eussent tiré.

François fut obligé de faire un grand effort sur lui-même pour sortir de ce lit où il se trouvoit si bien et où il étoit en sûreté ; il se tourna de côté et d’autre ; la voix terrible du chevalier lui serroit le cœur. Enfin, il prit son parti. Plusieurs domestiques lui aidèrent à s’habiller. Le chevalier l’attendoit auprès d’une petite table bien servie. Mais François, qui voyoit approcher le moment de l’épreuve, n’avoit pas grande envie de manger. Le châtelain l’encourageoit à prendre un morceau, lui disant que cela étoit bon contre les brouillards du matin. « Seigneur, lui répondit François, mon estomac est encore rassasié de votre bon souper d’hier ; mais mes poches sont vides, je voudrois bien les remplir pour la faim à venir. » Le chevalier lui ayant fait un signe d’approbation, il mit dans ses poches tout ce qu’il put emporter. Lorsqu’on lui eut amené son cheval, qu’il trouva bien pansé et bien étrillé, il but le verre de liqueur d’adieu, en pensant qu’à ce signal le chevalier le prendroit au collet et lui feroit payer sa bien-venue. Mais à son grand étonnement, le châtelain se contenta, comme à son arrivée, de lui serrer fortement la main. Dès que la porte fut ouverte, François sortit sain et sauf.

Il ne pouvoit concevoir pourquoi son hôte l’avoit exempté de payer son compte, suivant la manière usitée, et croyoit que le paysan avoit simplement voulu l’effrayer : curieux de savoir si sa conjecture étoit fondée ; il retourna sur ses pas. Le châtelain n’avoit pas encore quitté la porte, il s’entretenoit avec ses gens de l’allure du cheval de François, qui lui paroissoit avoir le trot bien dur. Voyant revenir le voyageur, il crut que c’étoit parce qu’il avoit oublié quelque chose, et sembla, par ses regards, accuser ses domestiques de négligence. « Que vous manque-t-il, jeune homme ? s’écria-t-il ; pourquoi revenir, vous qui étiez si pressé de continuer votre route ? » — « Permettez-moi, noble chevalier, lui répondit François, de vous faire une question. Il court des bruits qui entachent votre réputation. On dit qu’après avoir bien reçu les étrangers, vous leur faites, à leur départ, sentir la vigueur de votre bras. Tout en ajoutant foi à cette rumeur, je n’ai rien épargné pour mériter cette marque de votre attention. Cependant vous me laissez partir en paix sans la plus petite gourmade. Vous m’en voyez surpris. De grace, dites-moi si le bruit est fondé, ou s’il faut que je châtie le menteur impudent qui m’a débité une fausseté. » — « Jeune homme, répliqua Bronkhorst, on ne vous a dit que la vérité ; mais elle a besoin de quelques explications. Je donne l’hospitalité à tout étranger qui se présente, et je le fais asseoir à ma table, uniquement pour l’amour de Dieu. Mais je suis un homme sans façon, je dis ce que j’ai sur le cœur, et je desire que mes hôtes demandent avec assurance et franchise ce qui leur fait plaisir. Il y a malheureusement une foule de gens qui me fatiguent par leurs courbettes et leurs cérémonies sans fin, me lassent par leur dissimulation, m’étourdissent par des propos dépourvus de sens, ou ne se conduisent pas avec bienséance pendant le repas. Ma foi ! la patience m’échappe quand ils portent leur sottise à l’excès ; j’use du droit qui m’appartient d’être maître chez moi ; je les prends au collet, je les secoue un peu fortement, et je les mets à la porte. Mais un homme de votre sorte, mon jeune ami, est toujours le bien-venu chez moi. Vous dites rondement ce que vous pensez ; voilà les gens qui me conviennent. Si à votre retour vous passez dans ce canton, promettez-moi de revenir chez moi. Adieu. N’ajoutez jamais une foi entière aux choses qui pourroient vous effrayer ; croyez seulement qu’elles peuvent contenir un grain de vérité. Soyez toujours franc, et vous réussirez. Que la bénédiction du ciel vous accompagne. »

François continua gaîment sa route vers Anvers, en souhaitant de trouver partout une aussi bonne réception que chez le chevalier Eberhard Bronkhorst. Il ne lui arriva rien de remarquable durant le reste de son voyage. A son entrée dans la ville, les espérances les plus flatteuses vinrent bercer son imagination. Dans toutes les rues, l’image de la richesse le frappoit. « Il est vraisemblable, se disoit-il, que quelques-uns des débiteurs de mon père auront réussi à se relever, et qu’ils s’acquitteront aussitôt que je leur présenterai ma réclamation légitime. » — Après s’être remis des fatigues du voyage il prit des informations sur le compte de ses débiteurs, et apprit que la plupart étoient devenus riches et faisoient d’excellentes affaires. Ces nouvelles rehaussèrent ses espérances ; il mit ses papiers en ordre, et rendit visite à chacun de ceux à qui il avoit des comptes à présenter. Mais les choses n’allèrent pas comme il s’en étoit flatté. Quelques débiteurs prétendoient qu’ils s’étoient entièrement libérés ; d’autres disoient qu’ils n’avoient jamais entendu parler de Melchior de Brème ; d’autres, enfin, produisoient des comptes contradictoires qui prouvoient qu’ils étoient créanciers ; bref, avant qu’il se fût écoulé trois jours, François étoit enfermé dans la prison des débiteurs. Il n’en devoit sortir qu’après avoir payé jusqu’au dernier liard les dettes de son père.

Quelle position pour le pauvre François ! Le souvenir de Méta vint ajouter à l’horreur de sa prison. Dans son désespoir, il vouloit se laisser mourir de faim. Heureusement qu’à vingt-sept ans on n’en vient pas aisément à cette extrémité.

L’intention de ceux qui l’avoient fait enfermer n’étoit nullement d’exiger de lui le paiement des dettes prétendues. Ils vouloient simplement ne lui pas payer ce qu’il demandoit ; aussi, soit que les prières que l’on faisoit à Brême pour le pauvre François eussent produit leur effet, ou que ses soidisant créanciers ne fussent pas disposés à le nourrir pendant sa vie, après une détention de trois mois, on fit sortir François de sa prison, avec l’injonction expresse de vider dans les vingt-quatre heures le territoire de la ville d’Anvers, et de n’y jamais remettre les pieds. On lui donna en même temps cinq florins pour ses frais de route. On devine bien que son cheval et son bagage avoient été vendus pour faire face aux dépens de la procédure.

Le cœur gros d’affliction, il quitta Anvers dans un état bien différent de celui où il y étoit entré. Découragé, irrésolu, il suivoit machinalement la route que le hasard lui avoit fait prendre. Il ne saluoit aucun voyageur, et ne s’informoit de rien que lorsque la fatigue ou la faim le forçoit de lever les yeux pour apercevoir un clocher ou quelqu’autre signe qui annonçât des habitations humaines. Il marcha ainsi plusieurs jours sans but ; mais heureusement un instinct secret lui avoit fait prendre la route de son pays.

Tout-à-coup il se réveilla comme d’un profond sommeil, et reconnut l’endroit où il se trouvoit. Il s’arrêta un instant pour considérer s’il devoit continuer sa route, ou retourner sur ses pas. Quelle honte de rentrer comme un mendiant dans sa ville natale, où autrefois il marchoit l’égal des hommes les plus riches ! Comment pourroit-il, dans cet état, se présenter aux regards de Méta, sans la faire rougir du choix de son cœur ? Il ne laissa pas à son imagination le temps d’achever ce triste tableau, et rebroussa chemin comme s’il eût déjà été devant la grande porte de Brème, poursuivi par les huées des enfans. Son parti fut bientôt pris ; il résolut de gagner un port des Pays-Bas, de s’engager comme matelot sur un navire espagnol, d’aller au Nouveau-Monde, et de ne revenir dans sa patrie qu’après avoir acquis des richesses égales à celles qu’il avoit si inconsidérément dissipées. Dans ce projet, Méta ne s’offroit que dans un lointain prodigieux ; mais François, content de la voir associée de nouveau aux plans de sa vie future, marcha à grands pas, comme s’il eût pensé que par sa célérité il pût arriver plutôt à la posséder.

Ayant ainsi atteint les frontières des Pays-Bas, il arriva, au coucher du soleil, dans un village situé près de Rheinberg, mais entièrement détruit depuis, dans la guerre de trente ans. Une caravane de voituriers liégeois remplissoit l’auberge, de sorte que l’hôtelier dit à François qu’il ne pouvoit le loger, ajoutant qu’il trouveroit un gîte au prochain village. Ce qui le portoit surtout à en agir ainsi, étoit la tournure de François, qui, dans son accoutrement actuel, ne ressembloit pas mal à un vagabond. L’hôtelier le prit pour l’espion d’une bande de voleurs, envoyé pour guetter les voituriers liégeois. Il fallut donc que le pauvre François, malgré sa lassitude extrême, reprit son sac sur son dos et se remît en route. Ayant, en partant, laissé échapper entre ses dents des plaintes amères et des malédictions contre la dureté de l’hôtelier, celui-ci parut touché de compassion pour le pauvre étranger, et lui cria de la porte de sa maison : « Jeune homme, un mot ! Si vous voulez absolument passer la nuit ici, je vous procurerai un gîte, dans ce château que vous voyez là haut ; il n’y manque pas de chambre pour vous, pourvu que vous ne craigniez pas la solitude, car personne ne l’habite. Voyez, j’ai les clefs. » — François accepta la proposition de l’hôtelier, et l’en remercia comme d’une œuvre de charité. « Peu importe, dit-il, où je passe la nuit, pourvu que je sois à l’abri, et que j’aie un morceau de pain. » — Mais l’hôtelier étoit un sournois. Voulant se venger des invectives que François avoit vomies contre lui, il l’envoyoit dans ce château pour qu’il y fût tourmenté par les esprits.

Ce château, situé sur un rocher escarpé, n’étoit séparé du village que par le grand chemin et un petit ruisseau. Sa position agréable le faisoit entretenir en bon état et bien meublé, parce que le possesseur s’en servoit comme, d’un rendez-vous de chasse ; mais dès que la nuit venoit, il le quittoit, afin d’éviter l’apparition des revenans. Pendant le jour, tout y étoit tranquille.

A la nuit noire, François, une lanterne à la main, s’achemina vers le château. Il étoit accompagné de l’hôtelier, qui portoit des provisions dans un panier, et y avoit joint une bouteille de vin, qui, disoit-il, passeroit pardessus le marché, ainsi que deux chandelles et deux cierges pour la nuit. François, croyant qu’il n’auroit pas besoin de tant de choses, qu’il seroit pourtant obligé de les payer, demanda à quoi tout cela serviroit. « La lumière de ma lanterne, dit-il, me suffira jusqu’à l’instant où je me mettrai au lit ; et quand j’en sortirai, le soleil sera déjà levé ; car je suis bien fatigué. » — « Je ne vous cacherai pas, lui répondit l’hôtelier, que, suivant les bruits qui courent, ce château est hanté par les esprits. Mais que cela ne vous effraie pas. Vous voyez que je demeure assez près pour que vous puissiez m’appeler s’il vous arrivoit quelque chose d’extraordinaire. Je serai prêt, avec mes gens, pour vous porter secours. Chez moi, il y a du mouvement pendant toute la nuit, et quelqu’un veille constamment. Je demeure dans cet endroit depuis trente ans, et je ne puis pas dire que j’aie jamais rien vu ; je crois que s’il y a du tapage pendant la nuit dans le château, il est dû aux chats et aux belettes qui parcourent les greniers. C’est par précaution que je vous ai fourni tout ce qu’il faut pour conserver de la lumière ; car, enfin, la nuit n’est amie de personne. Au reste, ces chandelles sont bénites, et leur lueur écartera indubitablement les esprits, s’il s’en trouve dans le château. »

L’hôtelier ne mentoit pas en disant qu’il n’avoit jamais vu de revenans dans ce château ; car il se seroit bien gardé d’y mettre le pied pendant la nuit, et en ce moment le coquin ne se risqua pas davantage à y entrer. Après avoir ouvert la porte, il remit le panier à François, lui indiqua le chemin, et lui souhaita une bonne nuit. Ce dernier, persuadé que toute cette histoire de revenans n’étoit qu’une fable, entra gaîment. Il se rappela tout ce qu’on lui avoit débité à tort sur le chevalier Bronkhorst, mais oublia ce que ce brave châtelain lui avoit recommandé en partant.

Conformément aux indications de l’hôtelier, il monta l’escalier et arriva devant une porte fermée. L’ayant ouverte avec la clef, il entra dans une galerie longue et sombre où ses pas résonnoient. Elle le conduisit dans une grande salle. Il traversa ensuite une file d’appartemens richement meublés, et choisir, pour y passer la nuit, celui qui lui sembla le plus gai. Les fenêtres donnoient sur la grande route, et on pouvoit entendre tout ce qui se disoit devant l’auberge. Il alluma deux chandelles, mit le couvert, mangea de bon appetit, et très à son aise. Tant que le repas dura, François ne pensa pas aux esprits ; mais lorsqu’il se fut levé de table, il commença à ressentir quelques accès de frayeur.

Pour se mettre en sûreté, il ferma bien la porte, tira les verroux, regarda par la fenêtre, ne découvrit rien. Tout étoit tranquille long du grand chemin et dans l’auberge, où, malgré la forfanterie de l’hôtelier, on n’apercevoit pas une lumière. Le son du cornet du garde de nuit interrompoit seul ce silence universel.

François ferma la fenêtre, visita encore une fois la chambre, et après avoir mouché les chandelles pour qu’elles brûlassent mieux, il se jeta sur le lit, qu’il trouva très-bon. Quoique bien fatigué, il ne put pas s’endormir aussi promptement qu’il l’eût desiré. Un léger battement de cœur, qu’il attribua à l’agitation de son sang, produite par la chaleur de la journée, le tint éveillé assez long-temps. Mais, enfin, le sommeil l’emporta. Après avoir, à ce qu’il crut, dormi environ une heure, il s’éveilla en sursaut et avec un mouvement de terreur assez ordinaire quand le sang est agité. Cette réflexion l’enhardit, il écouta attentivement si tout étoit bien tranquille, et n’entendit que l’horloge qui sonna minuit. François écouta encore un instant, et se tourna de l’autre côté. Il alloit se rendormir, lorsqu’il lui sembla que dans le lointain une porte grondoit sur ses gonds, et puis se fermoit avec un bruit sourd. Il fut d’abord effrayé par l’idée de l’approche de l’esprit ; mais il se rassura en se disant que c’étoit le vent. Bientôt le bruit approche de plus en plus. Il ressemble à celui que font des chaînes ou un gros paquet de clefs.

La frayeur de François étoit extrême ; il se mit la couverture par-dessus la tête. Les portes continuoient à s’ouvrir avec un bruit affreux. Enfin, il entendit que l’on essayoit différentes clefs pour entrer dans sa chambre. L’une d’elles entroit parfaitement dans la serrure, mais les verroux tenoient la porte fermée ; un choc violent, semblable à un coup de tonnerre, les fit sauter. Alors entra un long fantôme maigre, avec une barbe noire, l’air sombre et chagrin. Vêtu à l’antique, il portoit sur l’épaule gauche un manteau rouge, et sur la tête un chapeau pointu. Il fit trois fois, à pas lents, le tour de la chambre, examina les chandelles bénites, et les moucha. Ensuite il se débarrassa de son manteau, déplia une trousse de barbier, en tira tous les ustensiles, et se mit à repasser un rasoir sur une large courroie qui pendoit à sa ceinture.

Il seroit difficile de se faire une idée des angoisses de François. Il se recommandoit à la sainte Vierge, et tâchoit, dans son inquiétude mortelle, de deviner quels étoiant les desseins du spectre sur sa personne. Vouloit-il lui couper la gorge, ou simplement lui faire la barbe ? Le pauvre voyageur se tranquillisa un peu en voyant le spectre prendre un pot d’argent, verser de l’eau dans un bassin du même métal, l’agiter avec sa main décharnée de manière à faire mousser le savon, puis avancer une chaise. Mais une sueur froide couvrit tout le corps de François, quand le fantôme, d’un air grave, lui fit signe de venir s’asseoir sur la chaise.

Il n’y avoit pas d’objection à opposez pour se dispenser d’obéir à un signe si clair. Le plus prudent étoit de céder à la nécessité, et de faire contre mauvaise fortune bonne mine. François obtempéra donc à l’ordre qu’on lui donnoit, sauta lestement hors du lit, et prit la place indiquée.

Le fantôme lui mit le linge à barbe autour du cou, prit ensuite un peigne et des ciseaux, et lui coupa les cheveux et la barbe ; ensuite il lui savonna, suivant les règles de l’art, la barbe, les sourcils et la téte, et le rasa complétement depuis le menton jusqu’à la nuque. Après avoir terminé cette opération, il lui lava la tête ; l’essuya et le sécha très-proprement, lui fit un salut, replia sa trousse, remit son manteau sur l’épaule, et s’achemina vers la porte pour s’en aller. Les chandelles bénites avoient brûlé parfaitement pendant toute l’opération. Graces à leur clarté, François vit, en se regardant dans le miroir, qu’il ne lui restoit pas un seul poil sur la tête. Il regretta amèrement la perte de ses beaux cheveux bruns. Mais il reprit courage en remarquant que, moyennant ce sacrifice, tout étoit fini, et que l’esprit n’avoit plus de pouvoir sur lui.

En effet, le fantôme marchoit vers la porte aussi sérieusement qu’il étoit entré ; cependant après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, regarda François d’un air triste, et en se frottant la barbe. Il répéta ce geste pour la troisième fois, lorsqu’il étoit sur le point de sortir de la chambre. François supposa que le fantôme desiroit quelque chose ; et par un rapprochement d’idées assez prompt, il pensa qu’il réclamoit le même service qu’il avoit rendu.

Comme le spectre, malgré son aspect sinistre, sembloit plutôt porté à la raillerie qu’à la gravité, et que son procédé envers François étoit plutôt une espèce d’espiéglerie qu’un mauvais traitement, celui-ci n’éprouvoit presque plus de crainte. En conséquence il veut tenter l’avanture, et fait signe au fantôme de venir s’asseoir sur la chaise. Le spectre obéit à l’instant, revient sur ses pas, se débarrasse de son manteau, déplie la trousse, la pose sur la table, et se place sur la chaise, dans l’attitude d’un homme prêt à sa faire raser. François imita ponctuellement ce qu’il lui avoit vu faire. Il lui coupa les cheveux et la barbe, puis lui savonna la tête. L’esprit ne remua pas plus qu’une souche. L’apprenti barbier ne manioit pas le rasoir adroitement ; aussi ayant pris la barbe de l’esprit à contrepoil, celui-ci fit une grimace épouvantable. Cela ne rassura pas beaucoup François ; cependant il se tira d’affaire aussi bien qu’il put, et rendit la tête du fantôme aussi complètement nue que la sienne.

Jusqu’alors la scène entre les deux acteurs s’étoit passée dans le plus profond silence. En ce moment il fut interrompu. « Etranger, dit le fantôme d’un air riant, je te remercie du service éminent que tu m’as rendu. Grâces à toi, je suis enfin délivré de ma longue captivité. Depuis trois cents ans je suis prisonnier dans ces murs. Mon âme a été condamnée à subir ce châtiment, en punition de ses crimes, jusqu’à ce qu’un être vivant exerçât sur moi le droit de représailles, et me fit ce que j’avois fait aux autres durant ma vie.

« Ici demeuroit autrefois le comte Hartmann, homme dur et arrogant, qui ne reconnoissoit ni loi, ni supérieur, commettoit toutes sortes de méchancetés, et violoit les droits sacrés de l’hospitalité. Il jouoit des tours malicieux à l’étranger qui venoit chercher refuge sous son toit, au pauvre qui lui demandoit la charité. J’étois son barbier, et je faisois tout ce qui lui plaisoit. Aussitôt que j’apercevois un pieux pélerin, je l’engageois, d’un ton affectueux, à entrer dans le château, je lui préparois un bain ; et tandis qu’il pensoit que l’on alloit avoir soin de lui, je le tondois et lui rasois entièrement la tête, puis je le mettois à la porte, avec des huées et des railleries. Le comte Hartmann regardoit tout cela par la fenêtre, et voyoit, avec un plaisir diabolique, les enfans se ramasser autour de l’étranger baffoué, et le poursuivre de leurs cris de dérision. »

« Un jour arriva un saint homme qui venoit des pays lointains. Il portoit, comme un pénitent, une croix sur le dos, et s’étoit, par dévotion, imprimé des stigmates aux pieds, aux mains et au côté. Sa tête étoit rasée, à l’exception d’une couronne de cheveux qui imitoit la couronne d’épine du Sauveur du monde. Il demanda, en passant, de l’eau pour se laver les pieds, et un peu de pain. Je le mis aussitôt dans le bain, et je ne respectai pas sa tête vénérable. Alors le pélerin prononça sur moi une malédiction terrible. « Homme dépravé, me dit-il, sache qu’après ta mort les portes redoutables du ciel, de l’enfer et du purgatoire, seront fermées à ton âme pécheresse. Elle sera errante dans ce château, sous la forme d’un fantôme, jusqu’à ce qu’un homme, sans y être invité ni contraint, te fasse ce que tu as fait aux autres. »

« Depuis ce moment la moelle de mes os se dessécha, et je devins comme une ombre : mon âme quitta mon corps exténué, et resta errante dans ces murs, suivant la prédiction du saint homme. Je m’étois attendu, mais en vain, à être délivré des chaînes pénibles qui m’attachoient encore à la terre ; car, apprends-le, lorsque l’âme se sépare du corps, elle aspire au lieu du repos ; ce vif desir lui fait paroître les années aussi longues que des siècles, tant qu’elle languit dans un élément étranger. Pour châtiment, je continuai le métier que j’avois exercé pendant ma vie ; mais, hélas ! bientôt mes apparitions nocturnes rendirent ce château désert. Il n’y entroit que bien rarement un pauvre pélerin, pour y passer la nuit. Je le ai tous traités comme toi ; mais aucun ne m’a compris, et ne m’a rendu le service qui seul pouvoit délivrer mon âme de cette triste servitude. Dorénavant, aucun esprit ne se montrera dans ce château, car je vais jouir du repos que je desirois depuis si long-temps. Reçois encore une fois mes remercîmens, brave jeune homme. Si j’étois le gardien de trésors cachés, tous seroient à toi ; mais pendant ma vie, la richesse ne fut pas mon lot, et ce château ne renferme pas de trésor. Ecoute cependant un bon conseil. Reste ici jusqu’à ce que tes cheveux soient repoussés. Alors retourne dans ta patrie, et à l’époque où les jours sont égaux aux nuits, vas sur le pont du Weser, et restes-y jusqu’à ce qu’un ami, que tu y rencontreras, te dise ce qu’il faut que tu fasses pour jouir des biens terrestres. Quand tu nageras dans l’opulence et dans la prospérité, souviens-toi de moi ; et tous les ans, au jour anniversaire de celui où tu m’as dégagé du poids de la malédiction qui m’accabloit, fais dire une messe pour le repos de mon âme. Adieu, je me sépare de toi. »

En finissant ces mots le fantôme disparut, et laissa son libérateur dans un étonnement extrême de cette aventure étrange. François resta long-temps immobile, et se demanda si tout ce qu’il avoit vu s’étoit réellement passé, ou s’il avoit été dupe de l’illusion d’un songe ; mais sa tête, complètement rasée, le convainquit promptement de la réalité de l’événement. Il se recoucha, et dormit profondément jusqu’à midi. Le malicieux hôtelier avoit guêté, dès le grand matin, le moment où le voyageur tondu se montreroit, afin d’avoir le plaisir de rire à ses dépens, en feignant un grand étonnement de l’aventure de la nuit. Mais après avoir long-temps attendu, voyant que midi approchoit, il commença à craindre que l’esprit n’eût étranglé l’étranger, ou ne lui eût occasionné une frayeur à le faire mourir. Il appela ses domestiques, courut avec eux au château, et traversa les appartemens jusqu’à la chambre où la veille au soir il avoit remarqué de la lumière. Il trouva à la serrure une clef qu’il ne connoissoit pas ; mais la porte étoit fermée aux verroux, François les ayant remis après la disparition de l’esprit. L’hôtelier inquiet frappa très-fort. François, en se réveillant, crut que le fantôme venoit lui faire une seconde visite ; mais ayant reconnu la voix de l’hôtelier, il se leva et lui ouvrit.

« Bon Dieu, et tous les saints du paradis, s’écria l’hôtelier, en joignant les mains et affectant la plus grande surprise ; le manteau rouge est donc venu ici, et vous a rasé complètement ? Je vois bien que l’on ne faisoit pas un conte en l’air. Mais racontez-moi quelle mine avoit cet esprit, comment il s’y est pris pour vous tondre de la sorte, et ce qu’il vous a dit ? » — François, qui avoit deviné le fripon, lui répondit : « L’esprit ressembloit à un homme vêtu d’un manteau rouge ; vous savez comment il s’y est pris pour son opération. Quant à son discours, je m’en souviens exactement ; écoutez bien : Etranger, m’a-t-il dit, ne te fie pas à un hôtelier qui a la malice pour enseigne ; le coquin savoit bien ce qui devoit t’arriver. Adieu, je quitte ce séjour, parce que mon temps est fini. A l’avenir, aucun esprit n’y apparoîtra. Je vais me transformer en cochemar, et je tourmenterai constamment l’hôtelier s’il ne fait pas pénitence de sa faute, en te logeant, te nourrissant, et te fournissant tout ce qui t’est nécessaire, jusqu’à l’instant où tes cheveux retomberont en boucles sur tes épaules. »

À ces mots, l’hôtelier fut pris d’un tremblement violent : il fit un grand signe de croix, et promit à la Sainte-Vierge de bien soigner gratis le jeune voyageur aussi long-temps qu’il voudroit rester chez lui. Il le mena à l’instant dans sa maison, et fut fidèle à sa promesse.

L’èsprit sie s’étant plus fait entendre, peu s’en fallut que François n’eût la réputation d’un conjurateur. Il passa plusieurs fois la nuit au château, et un des braves du village l’y accompagna un soir sans perdre sa chevelure. Le seigneur du château ayant appris que le terrible manteau rouge ne se montroit plus, en fut très-content, et donna ordre d’avoir bien soin de l’étranger qui l’en avoit délivré.

Dans les premiers jours du mois de septembre, les cheveux de François commençant à se boucler, il se prépara à partir, car toutes ses pensées étoient dirigées vers le pont du Weser, pour y chercher l’ami qui, d’après la prédiction du barbier nocturne, devoit lui indiquer le moyen de faire fortune. Lorsque François prit congé de l’hôtelier, celui-ci lui amena un beau cheval bien équipé et chargé d’une grosse valise derrière la selle, et lui remit en même temps une somme d’argent assez considérable pour faire sa route. C’étoit un présent que lui faisoit le seigneur du château, pour le remercier d’avoir rendu ce lieu habitable.

François arriva très-gai dans sa patrie. Il retourna à son logis dans la petite rue, et y vécut très-retiré, en se contentant de prendre sous main des renseignemens sur Méta. Ceux qu’il reçut furent très-satisfaisans ; mais il ne voulut pas l’aller voir, ni lui faire connoître son retour avant que son sort fût décidé.

Il attendoit le jour de l’équinoxe avec la plus vive impatience. Combien, jusqu’à ce moment, le temps lui parut long ! Il ne put fermer l’œil durant la nuit qui précéda le jour marqué. Afin de ne pas manquer cet ami, qu’il ne connoissoit pas encore, il s’établit avant l’aurore sur le pont du Weser, où il ne se trouvoit encore personne. Plein de l’espoir de son bonheur futur, il faisoit des projets sur la manière dont il emploieroit sa fortune. Il s’étoit déjà promené seul, pendant une heure à-peu-près, en donnant carrière à son imagination ; le pont commençoit à devenir très-vivant. Beaucoup de mendians, entre autres, se plaçoient à leur poste pour mettre à contribution la charité des passans. Le premier de cette troupe qui vint demander l’aumône à François, fut un pauvre diable avec une jambe de bois. Cet homme ; assez bon physionomiste, jugea à l’air gai et content du jeune homme, que sa demande auroit un plein succès ; en effet, celui-ci lui jeta dans son chapeau un demi florin.

François, persuadé que l’ami qui lui avoit été annoncé appartenoit aux classes les plus distinguées de la société, ne fut pas surpris de ne pas le voir de si bonne heure, et attendit patiemment. Mais vers l’heure de la bourse et de l’audience des tribunaux, ses yeux furent dans un mouvement continuel ; il épioit de loin les gens bien mis qui venoient sur le pont, et son sang bouillonnoit à mesure qu’ils approchoient, parce qu’il espéroit trouver chez l’un d’eux l’auteur de son bonheur. Mais il eut beau regarder les gens sous le nez, personne ne fit attention à lui. Les mendians qui, à midi, s’étoient assis à terre pour prendre leur repas, remarquant que le jeune homme qu’ils avoient vu dès le matin, restoit seul avec eux sur le pont, sans avoir parlé à personne et sans avoir rien fait, le prirent pour un fainéant vagabond ; et quoiqu’ils eussent reçu des marques de sa bienfaisance, ils commencèrent à se moquer de lui, et par dérision l’appelèrent le prévôt du pont. Le physionomiste à la jambe de bois observa que sa figure n’étoit plus aussi gaie que le matin. Il sembloit fortement occupé de quelque chose, avoit son chapeau très-abaissé sur le front, se promenoit lentement et rongeoit une pomme sans avoir l’air d’y penser. L’observateur résolut de tirer parti de ce qui l’avoit frappé ; il alla à l’extrémité du pont, examina bien le songe-creux, vint à lui comme un nouvel arrivé, réclama sa charité, et réussit au gré de ses désirs. François, sans détourner la tête, lui donna encore un demi-florin.

L’après-midi une foule de visages nouveaux s’offrirent aux regards de François, qui commençoit à se lasser du retard de son ami ; mais l’espérance soutenoit encore son attention. Cependant le soleil s’approchoit de la fin de sa carrière, sans que la plupart des personnes qui passoient l’eussent remarqué : quelques-unes pourtant lui avoient rendu son salut ; mais aucune ne lui avoit sauté au cou, comme il s’en flattoit. Enfin, le jour diminua sensiblement, le pont devint presque désert, et jusqu’aux mendians le quittèrent. Une tristesse profonde s’empara du cœur de François, quand il vit ses espérances déçues ; livré à un désespoir sombre, il se seroit précipité dans le Weser, si le souvenir de Méta ne l’eût retenu. Il voulut, avant de terminer ses jours d’une manière aussi tragique, la voir encore une fois lorsqu’elle iroit à la messe, et se rassassier du plaisir de contempler ses attraits.

Il se disposoit à quitter le pont, lorsqu’il fat accosté par le mendiant à la jambe de bois, qui s’étoit creusé inutilement la tête pour deviner ce qui avoit pu engager ce jeune homme à ne pas quitter le pont depuis le matin jusqu’au soir. Le pauvre estropié y étoit resté, à cause de lui, plus tard que de coutume, pour attendre qu’il s’en allât. Comme François tardoit beaucoup trop à son gré, la curiosité le poussa à s’adresser directement à lui pour être instruit de ce qu’il brûloit de savoir. « Excusez-moi, mon bon monsieur, lui dit-il, et permettez-moi de vous faire une question. » — François, qui n’étoit pas trop en train de parler, et qui entendoit sortir de la bouche d’un mendiant les paroles qu’il avoit si impatiemment attendues de la part d’un ami, lui répondit d’un ton un peu grondeur : « Eh bien ! qu’est-ce, vieux bonhomme ? » — « Monsieur, nous sommes, aujourd’hui, vous et moi, arrivés les premiers sur ce pont ; nous y restons les derniers. Quant à moi et aux gens de ma sorte, il est clair que nous n’y venons que pour recueillir des aumônes. Mais vous n’appartenez pas à notre profession ; et cependant vous n’avez, de tout le jour, quitté le pont. Mon cher monsieur, pour l’amour de Dieu, dites-moi si ce n’est pas un secret, ce que vous y êtes venu faire, où quel est le chagrin qui vous ronge le cœur ? » — « Eh ! que t’importe, vieux papa, de savoir où le soulier me blesse, ou bien ce que j’ai sur le cœur ? » — « Mon bon monsieur, je vous veux du bien ; vous m’avez donné deux fois l’aumône, que Dieu vous le rende. Mais ce soir, votre visage n’étoit pas aussi gai que ce matin. Tenez, cela me chagrine. » L’intérêt affectueux que témoignoit le vieillard plut à François. « Eh bien, répliqua-t-il, puisque tu attaches tant d’importance à savoir pourquoi j’ai resté ici toute la journée à m’ennuyer, apprends que je cherchois un ami qui, m’ayant donné rendez-vous sur ce pont, m’a fait attendre inutilement. » — « Avec votre permission, je vous dirai que votre ami est un coquin de s’être ainsi moqué de vous. S’il m’en faisoit autant, je lui appliquerois un coup de ma béquille quand je le rencontrerois. Dans le cas où quelqu’obstacle l’auroit empêché de tenir sa parole, il devoit vous le faire savoir, et ne pas vous tenir ainsi toute une journée sur vos pieds. » — « Je ne puis pourtant pas me fâcher de ce qu’il n’est pas venu, car il ne m’a rien promis. C’est un rêve qui m’a dit que je rencontrerois ici mon ami. » — François parla d’un rêve, parce que l’histoire du revenant étoit trop longue à raconter. « Cela est différent, reprit le vieillard ; puisque vous fondez vos espérances sur des rêves, je ne m’étonne pas qu’elles soient déçues. J’ai aussi dans ma vie eu bien des rêves, mais je n’ai pas été assez fou pour m’y arrêter. Si j’avois tous les trésors qui m’ont été donnés en songe, je pourrois acheter la ville de Brême. Mais je n’y ai jamais ajouté foi, et je n’ai pas fait un pas pour essayer s’ils étoient vrais ou faux ; car je sais bien que ce seroit peine inutile. Je suis réellement surpris que pour un rêve vide de sens, vous ayez perdu un si beau jour, que vous auriez pu mieux employer. » — « L’événement prouve que tu as raison, vieux papa, et que les songes sont souvent trompeurs. Mais il y a un peu plus de trois mois, un rêve très-circonstancié m’a indiqué si clairement qu’aujourd’hui, sur ce pont, je rencontrerois un ami qui me diroit des choses de la plus haute importance, qua j’ai cru à propos d’essayer si ce songe se trouveroit d’accord avec la vérité. » — « Ah, monsieur, personne n’a des rêves plus clairs que les miens. Il en est un que je n’oublierai de ma vie. Je rêvai, il y a je ne sais combien d’années, que mon bon ange se tenoit au chevet de mon lit, sous la figure d’un jeune homme, et me parloit ainsi : Berthold, écoute les paroles de ma bouche, et n’en laisse perdre aucune. Un trésor t’est accordé, vas le prendre afin de vivre heureusement le reste de tes jours. Demain au soir, quand le soleil sera sur son déclin, prends une pioche et une bèche sur ton épaule, et sors de la ville par la porte de Hambourg. Arrivé en face du couvent de saint Nicolas, tu trouveras un jardin dont l’entrée est décorée de deux colonnes. Reste caché tout auprès, jusqu’à ce que la lune se lève. Alors pousse fortement la porte, elle cédera à tes efforts. Entre sans crainte dans le jardin, suis une allée couverte par une treille. À gauche, tu verras un grand pommier. Place-toi au pied de cet arbre, le visage tourné vers la lune. Tu apercevras, à quinze pieds de distance, deux rosiers touffus. Fouille entre ces deux arbustes, à la profondeur de six pieds, tu rencontreras une grande dalle de pierre : elle recouvre le trésor renfermé dans un coffre de fer. Quoiqu’il soit lourd et difficile à manier, ne regrette pas le travail qu’il te coûtera pour le retirer du trou où il est. Tu seras bien récompensé de ta peine, si tu cherches la clef cachée sous le coffre. »

François resta stupéfait à ce récit ; il n’auroit pas même pu cacher son étonnement et son trouble, si l’obscurité qui commençoit à régner, ne fût venue à son secours. A tous les indices cités par le mendiant, il reconnut un petit jardin qu’il avoit hérité de son père, et qui étoit le lieu de prédilection de ce brave homme ; mais par la même raison il ne plaisoit pas au fils. Melchior l’avoit fait arranger à sa fantaisie, et le fils, lors de ses extravagances, l’avoit vendu à vil prix.

Le mendiant à la jambe de bois étoit devenu un être bien intéressant pour François, qui s’aperçut que c’étoit l’ami auquel le revenant du château de Rummelsbourg l’avoit adressé. Dans le premier mouvement de sa joie, il l’auroit volontiers embrassé ; mais il se contint, et trouva plus convenable de ne lui rien dire sur l’avis qu’il venoit d’en recevoir. « Eh bien, bonhomme, lui dit-il, que fis tu en t’éveillant ? Ne suivis-tu pas l’avis de ton bon ange ? » — « Eh ! pourquoi entreprendra un travail sans but ? Ce n’étoit qu’un vain songe. Si mon bon ange vouloit m’apparoître, il pouvoit choisir une nuit où je ne dormois pas, comme cela m’est arrivé plusieurs fois ; mais il ne s’est pas beaucoup inquiété de moi, sans cela je ne serois pas réduit, ce qui ne lui fait pas honneur, à venir mendier mon pain. » — François prit une pièce de monnoie et la donna au vieillard, en lui disant : « Reçois encore ceci pour aller boire une chopine de vin avant de t’aller coucher. Ton entretien a dissipé mes idées chagrines. Ne manque pas de venir assidûment sur ce pont. J’espère que nous nous reverrons. » — Le vieil est ropié qui, depuis long-temps, n’avoit pas fait une si bonne journée, combla François de bénédictions ; ils s’en allèrent chacun de leur côté. Ce dernier, au comble de la joie de voir enfin ses espérances prêtes à se réaliser, regagna promptement son logis dans la petite rue.

Le lendemain, il courut chez l’acquéreur du petit jardin, et lui proposa de le lui revendre. Celui-ci, à qui cette propriété ne rapportoit rien, et qui commençoit à s’en dégoûter, y consentit. Ils furent bientôt d’accord sur les conditions du marché ; allèrent sur-le-champ passer le contrat, et François paya la moitié du prix avec l’argent qu’il avoit trouvé dans la valise dont le seigneur de Roumelsbourg lui avoit fait don. Ensuite il prit les outils nécessaires pour creuser un trou en terre, les porta au jardin, attendit que la lune fût levée, se conforma à ce que le vieil invalide lui avoit indiqué, se mit à l’ouvrage, et retira le trésor sans aventure malencontreuse.

Son père, en enfouissant, par une sage précaution, cette ressource en cas de nécessité, n’avoit nullement, eu l’intention de frustrer son fils de cette portion considérable de son héritage. Mais étant mort subitement, il avoit emporté son secret avec lui. Il avoit fallu bien des occurences heureuses pour que ce trésor revînt à l’héritier légitime.

Le coffre, rempli de pièces d’or, étoit beaucoup trop lourd pour que François pût l’emporter chez lui à l’instant, sans employer l’assistance de quelqu’un. Mais ne voulant pas devenir l’objet des entretiens du public, il aima mieux le cacher dans la maisonnette qui appartenoit au jardin, et le venir chercher à plusieurs fois. Le troisième jour tout étoit trasporté dans la petite rue. François s’habilla le mieux qu’il put, alla à l’église pour demander qu’on substituât aux prières que l’on avoit faites précédemment, les actions de grâces d’un voyageur de retour dans sa patrie, après avoir heureusement terminé ses affaires. Il se cacha dans un coin, d’où, sans être aperçu, il put contempler Mêta. Sa vue lui causa un râvissement inexprimable. Lorsque le prêtre lui l’action de grâces, les yeux de Méta brillèrent de joie, une rougeur aimable colora ses joues. La rencontre secrète eut freu comme à l’ordinaire ; elle tellement Mêta, que si quelqu’un l’eût regardée avec attention dans ce moment, il eût deviné la cause de son trouble.

François, reparut à la bourse, reprit les affaires, et en peu de temps en fit d’assez considérables. Sa fortune devenant de jour en jour plus évidente, ses voisins jugèrent qu’il avoit eu plus de bonheur que de bon sens dans sa tournée pour reçueillir ses vieilles créances. Il loua une grande maison, dans le beau quartier, prit des commis, continua les affaires avec une assiduité infatigable, se conduisit très-sagement, et s’abstint de toutes les folles dépenses qui l’avoient jadis ruiné.

Le rétablissement de la fortune de François faisoit, dans Brême, le sujet de toutes les conversations. On étoit bien surpris de ce que sa tournée dans les pays étrangers lui avoit été si profitable. Mais à mesure que le bruit de sa richesse croissoit, le bonheur et la tranquillité de Méta diminuoient. Il lui sembloit que son silencieux ami étoit actuellement en état de se déclarer hautement ; mais son amour restoit constamment muet, et ne se manifestoit que par la rencontre accoutumée au sortir de l’église. Cette espèce de rendez-vous devint même moins fréquent, ce qui sembloit un décroissement d’amour. La jalousie vint déchirer le cœur de Méta ; elle imagina que le volage François adressoit ses vœux à une autre beauté. Elle avoit éprouvé de secrets transports de joie en apprenant le changement de fortune de l’homme qu’elle aimoit, non par des vues intéressées et par le desir de partager une fortune considérable, mais par affection pour sa mère, qui, depuis que le mariage avec le riche brasseur avoit manqué, désespéroit absolument de jouir du bonheur sur la terre. Lorsqu’elle crut François infidèle, elle souhaita que les prières que l’on avoit faites pour lui à l’église n’eussent pas été exaucées, et que son voyage n’eût pas aussi complétement réussi, parce que réduit au plus strict nécessaire, il l’eût partagé avec elle.

Mère Brigitte ne tarda pas à s’apercevoir du chagrin de sa fille ; elle en devina facilement le sujet. Elle avoit appris le retour surprenant de son ancien voisin ; elle savoit qu’il passoit actuellement pour un commerçant actif, intelligent et rangé. Elle connoissoit les sentimens de sa fille pour lui. Elle pensoit que si l’amour de François étoit véritable, il ne devoit pas attendre si long-temps sans le déclarer. Cependant pour ménager la sensibilité de sa fille, elle ne lui en parloit pas. Mais celle-ci ne pouvant plus concentrer en elle-même sa douleur, l’épancha dans le sein de sa mère, et lui en confia la cause. Mère Brigitte ne fit pas de reproche à sa fille sur sa conduite passée. Elle employa soute son éloquenes à la consoler et à l’exhorter à supporter avec courage la perte de ses espérances. « Il faut y renoncer, lui dit-elle ; tu as dédaigné ton bonheur, lorsqu’il est : venu te chercher ; résigne-toi à présent qu’il s’éloigne. L’expérience m’a appris que les espérances qui semblent le mieux fondées, sont celles qui trompent le plus. Suis mon exemple, n’y livre plus ton cœur. Ne compte pas sur l’amélioration de ton sort, tu seras contente de ta position. Honore ce rouet qui te nourrit ; que t’importe la fortune et les richesses ? tu peux t’en passer. » En finissant ces mots, mère Brigitte fit tourner son rouet avec une vélocité redoublée, afin de réparer le temps perdu dans la conversation. Elle parloit à sa fille avec sincérité ; car depuis la perte de l’occasion qui lui avoit fait entrevoir comme possible le rétablissement de son ancienne aisance, elle avoit tellement simplifié les projets de sa vie future, que le destin ne pouvoit pas y apporter un dérangement considérable. Mais Méta n’étoit pas encore arrivée à ce haut degré de philosophie ; voilà pourquoi les exhortations, les consolations et la doctrine de sa mère produisirent sur elle un effet absolument opposé à celui que celle-ci en attendoit. Méta se regarda comme la destructrice des espérances flatteuses que sa mère avoit conçues. Quoiqu’elle n’eût pas adopté précédemment le projet de mariage qui lui étoit proposé, et qu’elle n’eût compté alors que sur un établissement où elle ne trouveroit que le strict nécessaire, cependant, depuis qu’elle avoit appris la nouvelle de la fortune brillante de l’homme que son cœur adoroit, ses vues s’étoient agrandies ; elle pensoit avec plaisir que, par son choix, elle réaliseroit les desirs de sa mère.

Ce beau rêve s’étoit évanoui ; François ne se montroit plus. On commençoit même à parler dans la ville de son alliance prochaine, avec une demoiselle d’Anvers très-riche. Cette nouvelle porta la désolation dans le cœur de Méta. Elle jura de le bannir de ses pensées ; elle mouilla son ouvrage de ses pleurs.

Dans un moment où, parjure à son serment, elle pensoit à l’infidèle, parce que toutes les fois qu’elle garnissoit son rouet, elle se rappelait le dicton suivant, que lui avoit souvent répété sa mère pour l’encourager au travail :


File, fillette, file bien,
Voici le prétendu qui vient ;

on frappa doucement à la porte ; mère Brigitte alla regarder ce que c’étoit. François entra paré comme pour un jour de fête. La surprise coupa la parole à mère Brigitte. Méta, rouge et tremblante, se leva sans proférer un mot. François seul eut la force de parler, pour déclarer son amour, et demander à mère Brigitte la main de sa fille. La bonne mère, toujours fidèle au cérémonial, demanda huit jours pour prendre la chose en considération, quoique les larmes de joie qu’elle versoit, indiquassent de sa part un prompt consentement ; mais François impatient ne voulut pas entendre parler de délai. Alors, pour se conformer à l’usage auquel sa qualité de mère l’obligeoit et satisfaire l’ardeur de François, elle prit un terme moyen et laissa la décision à sa fille. Celle-ci suivit le mouvement de son cœur, et se rangea du côté de l’objet de sa tendre affection. François, transporté de joie, la remercia par un baiser.

Les deux amans s’entretinrent alors avec délices du temps où, ne pouvant se communiquer leurs pensées que par signes, ils s’étoient si bien compris. François eut beaucoup de peine à cesser l’entretien, et à s’arracher d’auprès de Méta ; mais il avoit un devoir sacré à remplir.

Il dirigea ses pas vers le pont du Weser pour aller trouver le vieillard à la jambe de bois, qu’il n’avoit pas oublié, quoiqu’il eût différé la visite qu’il lui avoit promise. Celui-ci, qui se souvenoit bien de François, ne l’eut pas plutôt aperçu du bout du pont, qu’il vint au-devant de lui, et lui témoigna beaucoup de plaisir de le revoir. « Peux-tu, mon ami, lui dit François ; après lui avoir rendu ses politesses, venir avec moi dans la ville neuve, pour une commission ? Tu seras bien payé de ta peine. » — « Pourquoi pas ? avec ma jambe de bois, je trotte tout aussi bien qu’un autre ; et j’ai un avantage, c’est qu’elle ne se fatigue jamais. Je vous prie cependant, mon bon monsieur, de vouloir bien attendre l’arrivée de l’homme à la redingotte grise. » — « Qu’est-ce que cet homme à la redingotte grise a à faire avec toi ? » — « Tous les jours il vient ici aux approches de la soirée, et me donne un quart de florin, je ne sais de quelle part. Il n’est pas convenable non plus de s’informer de tout ; ainsi je ne souffle mot. Je suis quelquefois tenté de croire que c’est le diable qui veut m’acheter mon âme ; mais peu m’importe. Je n’ai pas consenti au marché, il ne peut être valable. » — « Je crois bien que cette redingotte grise a quelque malice en téte. Au reste, suis-moi, tu auras ton quart de florin par-dessus le marché. »

François conduisit son homme dans un quartier éloigné, près des remparts de la ville, s’arrêta devant une maison neuve, et frappa à la porte. Lorsqu’on l’eut ouverte, il parla ainsi au vieillard : « Tu m’as procuré dans ma vie une soirée bien agréable ; il est juste que je répande l’agrément sur le déclin de tes jours. Cette maison, et tout ce qui en dépend, t’appartient. La cuisine et la cave sont bien garnies ; une personne prendra soin de toi, et chaque jour à dîner tu trouveras le quart de florin sous ton assiette. Il est bon que tu saches, à présent, que l’homme à la redingotte grise est mon domestique. Je l’envoyois, tous les jours, te porter mon aumône, en attendant que cette maison fût prête. Tu peux, si tu veux, me prendre pour ton ange gardien, puisque ton bon ange ne s’est pas acquis des droits à ta reconnoissance. »

Là dessus il fit entrer le vieillard dans la maison. Tout ce dont ce dernier pouvoit avoir besoin s’y trouvoit ; la table étoit mise. Le vieillard, surpris d’un bonheur si inespéré, croyoit rêver ; il ne pouvoit concevoir comment un homme riche avoit pu prendre tant d’intérêt à un misérable mendiant. François lui ayant assuré de nouveau que tout ce qu’il voyoit étoit à lui, un torrent de larmes exprima sa reconoissance. Avant qu’il eût pu se remettre de sa surprise et témoigner sa gratitude par des paroles, François disparut.

Le lendemain, le maison de mère Brigitte étoit remplie de marchands et d’ouvrières que François envoyoit à Méta, afin qu’elle achetât et se fît faire tout ce dont elle avoit besoin pour paroître dans le monde avec l’éclat convenable. Trois semaines après, il la conduisit à l’autel. La pompe de ses noces effaça celle que le roi du houblon avoit déployée aux siennes. Mère Brigitte jouit de la satisfaction de parer le front de sa fille de la couronne nuptiale ; elle obtint l’accomplissement de tous ses vœux, et la récompense de sa vie active et vertueuse. Elle jouit du bonheur de sa fille, et fut pour son gendre la meilleure belle-mère qui se soit jamais vue.




LES PORTRAITS


DE FAMILLE.


LES PORTRAITS


DE FAMILLE.




Le crépuscule avoit insensiblement fait place à la nuit ; la voiture de Ferdinand continuoit à rouler lentement à travers la forêt ; le postillon faisoit entendre, sur le mauvais état des routes, des plaintes mille fois répétées ; et Ferdinand employoit le loisir que lui laissoit la lenteur du mouvement de sa voiture, à se livrer aux réflexions et aux sentmens que réveilloit en lui le but de son voyage. Comme tous les jeunes gens de son rang, il avoit visité quelques universités ; et, après avoir parcouru les principaux pays de l’Europe, il revenoit dans sa patrie pour y recueillir la succession de son père, mort pendant son absence.

Ferdinand étoit fils unique, et le dernier rejeton de l’ancienne famille de Panner ; aussi sa mère insistoit-elle fortement pour qu’il fît une alliance brillante, à laquelle l’appeloient sa naissance et sa fortune. Lorsqu’elle s’entretenoit avec lui sur ce sujet, elle lui répétoit que Clotilde de Hainthal étoit la personne qu’elle verroit avec le plus de plaisir devenir sa belle-fille, et donner au monde un héritier du nom et des biens des Panner. Elle n’avoit d’abord fait mention d’elle, qu’en parlant de plusieurs autres partis distingués qu’elle recommandoit à l’attention de son fils ; bientôt elle la nomma presque seule ; enfin, elle déclara assez positivement qu’elle mettoit son bonheur à voir cette alliance s’effectuer, et qu’elle espéroit que son fils approuveroit son choix.

Mais Ferdinand sembloit ne penser qu’à regret à cette union ; et les remontrances pressantes que sa mère ne cessoit de lui adresser, ne contribuoient pas à rendre plus aimable à ses yeux cette Clotilde qui lui étoit entièrement étrangère ; il finit pourtant par se résoudre à faire un voyage à la capitale, où le carnaval avoit attiré M. de Hainthal et sa fille. Il vouloit, au moins, connoître celle-ci avant de condescendre aux prières de sa mère, et se flattoit en secret de trouver l’occasion d’opposer à cette union projetée quelque motif plus réel qu’un pur caprice, nom que sa mère donnoit à sa répugnance.

Tandis qu’il traversoit seul dans sa voiture, à l’approche de la nuit, la forêt silencieuse, son imagination lui rappela ses jeunes ans, temps heureux que des souvenirs agréables embellissoient encore. Il lui sembloit que l’avenir ne lui offroit rien qui pût égaler ce que le passé avoit eu de charmes pour lui, et plus il prenoit plaisir à se rappeler ce temps qui n’étoit plus, moins il sentoit de penchant à jeter un regard sur l’existence à venir qu’il étoit destiné à se préparer contre son inclination. Aussi, malgré la lenteur avec laquelle sa voiture rouloit sur un sol inégal, trouvoit-il qu’il approchoit avec trop de rapidité du terme de son voyage.

Le postillon commençoit à se consoler ; la moitié de la route étoit à-peu-près faite, et ce qui en restoit encore à parcourir se trouvoit en très-bon état ; mais Ferdinand donna ordre a son chasseur de faire arrêter dans le prochain village, parce qu’il y vouloit passer la nuit.

Des jardins bordoient la rue du village qui conduisoit à l’auberge. Le son de divers instrumens de musique donna lieu à Ferdinand de supposer que les villageois célébroient une fête. Il se faisoit d’avance un plaisir d’y assister, et espéroit que cette distraction dissiperoit ses idées mélancoliques. Mais en prêtant un peu plus d’attention, il remarqua que la musique ne ressembloit pas à celle que l’on a coutume d’entendre dans les auberges, et la grande lumière qu’il aperçut aux fenêtres d’une jolie maison d’où partoient les sons qui le frappoient, ne lui permit pas de douter qu’une compagnie plus choisie que celle qui a coutume d’habiter les villages dans la mauvaise saison, ne s’amusât à exécuter un concert.

La voiture s’arrêta devant une petite auberge, d’assez chétive apparence. Ferdinand, qui comptoit n’y trouver que peu d’agrémens et beaucoup d’incommodités, demanda qui étoit le seigneur du village. On lui répondit qu’il habitoit un château situé dans un village voisin ; notre voyageur fut donc obligé de se contenter du meilleur appartement que l’hôte put lui donner. Pour se distraire, il prit le parti d’aller se promener dans le village. Il dirigea ses pas vers l’endroit où il avoit entendu de la musique ; les sons harmonieux ne tardèrent pas à le guider ; il s’approcha doucement, et se trouva au pied de la maison où se donnoit le concert. Une jeune fille, assise à la porte, jouoit avec un petit chien qui se mit à japper. Ferdinand, que ce singulier accompagnement tira de sa rêverie, pria la jeune fille de lui dire qui demeuroit dans cette maison. « C’est mon père, répondit-elle, en souriant. Entrez, monsieur. » En finissant ces mots, elle monta lestement l’escalier.

Ferdinand hésita un instant à se rendre à cette invitation un peu brusque. Mais le maître de la maison descendit, en lui disant, d’un ton amical : « Monsieur, notre musique seule vous a probablement attiré en ce lieu ; n’importe, c’est la demeure du pasteur, soyez-y le bien-venu. Mes voisins et moi, continua-t-il, en faisant monter Ferdinand, nous nous réunissons alternativement chez l’un d’entre nous, une fois la semaine, pour faire de la musique : c’est aujourd’hui mon tour. Voulez-vous prendre part au concert ou simplement l’écouter ? asseyez-vous dans cet appartement. Etes-vous accoutumé à entendre de meilleure musique que celle de simples amateurs, et préférez-vous une réunion où l’on passe le temps à converser ? entrez dans la pièce voisine, vous y trouverez ma femme au milieu d’un petit cercle : ici on joue des instrumens, là on jase. » En disant ces mots, il ouvrit une porte, fit une légère inclination à Ferdinand, et s’assit devant son pupitre. Notre voyageur vouloit faire des excuses ; mais la société reprit à l’instant le morceau qu’elle avoit interrompu. En même temps l’épouse du pasteur, jeune et jolie femme, engagea Ferdinand, de la manière la plus gracieuse, à suivre entièrement son goût, soit en restant dans l’appartement des musiciens, soit en venant se joindre au cercle réuni dans l’autre appartement. Ferdinand, après lui avoir adressé quelques mots de politesse, l’y suivit.

Des chaises y formoient un demi-cercle, qui venoit aboutir au sofa. Elles étoient occupées par plusieurs femmes et par des hommes. Tout le monde se leva lorsque Ferdinand entra, et parut un peu contrarié de ce dérangement. Au milieu du demi-cercle se trouvoit une chaise plus basse que les autres, où étoit assise, le dos tourné à la porte, une demoiselle jeune et enjouée, qui, voyant chacun se lever, changea de position, et à la vue de l’étranger rougit et eut l’air embarrassé. Ferdinand supplia la compagnie de ne point interrompre l’entretien. On se rassit. La maîtresse de la maison invita le nouveau venu à prendre place sur le sofa auprès de deux dames âgées, et mit sa chaise auprès de lui. « La musique, lui dit-elle, vous a attiré parmi nous, et pourtant on n’en fait pas dans cet appartement. Je l’entends néanmoins avec plaisir ; mais je ne puis partager l’enthousiasme de mon mari pour de simples quatuors et des symphonies. Plusieurs de mes amies sont du même goût que moi. Voilà pourquoi, quand nos maris sont occupés de leur art favori, nous faisons ici la conversation, qui est quelquefois montée sur un ton trop haut pour les virtuoses nos voisins. Je donne aujourd’hui un thé, promis depuis long-temps. Chacun doit raconter une histoire de revenans, ou quelque chose qui y ressemble. Vous voyez que mon auditoire est plus nombreux que la réunion des musiciens. »

« Permettez-moi, Madame, d’augmenter le nombre de vos auditeurs, » reprit Ferdinand, « quoique je ne sois pas d’une ce très-grande force pour expliquer les histoires merveilleuses..... »

« Cela ne vous nuira en rien ici, » repartit une petite brune très-jolie ; « car il est convenu entre nous que l’on ne cherchera aucune explication, quand même elle seroit de la vraisemblance la plus frappante. L’explication ôte tout le plaisir que cause une histoire de revenant. »

« Je partage cet avis, répondit Ferdinand ; mais, sans doute, j’ai interrompa un récit intéressant ; oserai-je prier.... »

La demoiselle aux cheveux blonds, qui s’étoit levée de la petite chaise, rougit de nouveau ; mais la maîtresse de la maison la tira par le bras, en riant, et la mena au milieu du cercle. « Allons, enfant, lui dit-elle, « ne fais pas de façons ; assieds-toi, et raconte ton histoire. Ce monsieur nous fera aussi entendre la sienne. »

« Nous le promettez-vous, » dit la demoiselle à Ferdinand. Il répondit par une inclination ; elle reprit la place destinée à la personne qui devoit parler, et commença ainsi : « Une de mes amies, nommée Julienne, passoit, avec sa famille, tous les étés à la terre de son père. Le château étoit dans un canton romantique ; des montagnes formoient une ceinture dans le lointain ; des forêts de chêne, des bosquets d’agrément l’entouroient. C’étoit un édifice antique, habité par la longue suite des aïeux du père de Julienne. Voilà pourquoi ce dernier, loin d’y faire le moindre changement, ne s’appliquoit, à l’exemple de ses ancêtres, qu’à conserver tout dans le même état où ils le lui avoient été laissé.

« Au nombre des antiquités qui avoient le plus de prix à ses yeux, étoit au premier rang la salle de famille, pièce voûtée, sombre, élevée, d’architecture gothique, et dont les portraits de ses aïeux, de grandeur naturelle, couvroient les murs noircis par le temps. Conformément à une habitude immémoriale, on mangeoit dans cette salle, et Julienne me répétoit souvent qu’elle ne pouvoit se défendre, surtout au souper, d’un sentiment de crainte et de répugnance, et que souvent elle avoit prétexté une indisposition, pour ne pas venir dans cette salle redoutable.

« Parmi les portraits, on voyoit celui d’une femme qui, peut-être, n’appartenoit pas à la famille ; car le père de Julienne ne pouvoit dire qui il représentoit, ni comment il se trouvoit rangé avec ceux de ses ancêtres : mais comme il y tenoit probablement sa place depuis long-temps, le père de mon amie ne le dérangeoit pas.

« Julienne ne considéroit point ce portrait sans un frisson involontaire, et elle me racontoit que, depuis son enfance, elle avoit éprouvé cette terreur secrète sans être en état d’en dire la cause précise. Son père traitoit ce sentiment de crainte puérile, et l’obligeoit quelquefois à rester seule dans cette salle. Mais à mesure que Julienne grandissoit, la frayeur que lui occasionnoit ce singulier portrait augmentent, et souvent elle supplioit son père, les larmes aux yeux, de ne pas la laisser seule dans la salle. — Ce portrait, disoit-elle, me lance des regards non pas sombres ni terribles, mais pleins d’une mélancolie singulièrement douce. Il semble qu’il veut m’attirer à lui et ouvrir ses lèvres pour me parler. Il sera certainement la cause de ma mort.

« Le père de Julienne renonça enfin à l’espoir de vaincre les terreurs de sa fille. Un soir, en soupant, la peur lui ayant occasionné des convulsions, parce qu’elle prétendoit avoir vu le portrait remuer les lèvres, le médecin enjoignit au père de mettre, à l’avenir, sa fille à l’abri de pareilles causes de frayeur. En conséquence, le terrible portrait fut ôté de la salle, et on le plaça au-dessus de la porte d’une chambre inhabitée de l’étage supérieur.

« Julienne, après ce changement, passa deux ans sans éprouver d’alarmes. Son teint bientôt prit un éclat qui surprit généralement ; car, ses craintes continuelles l’avoient rendue pâle et défaite ; mais le portrait et les terreurs qu’il produisoit, tout avoit disparu, et Julienne..... »

« Eh bien, » s’écria la maîtresse de la maison, en souriant, quand elle s’aperçut que celle qui parloit sembloit hésiter à continuer, « avoue-le, ma chère enfant, Julienne trouva un admirateur de sa beauté, n’est-ce pas ? »

« Cela est vrai, » repartit la demoiselle, qui rougit bien fort ; « elle fut promise en mariage. Son prétendu étant venu la voir avant le jour fixé pour la noce, elle le conduisit dans tout le château, et lui fit admirer, de l’étage supérieur, la belle vue, qui s’étendoit jusqu’aux montagnes. Elle se trouvoit, sans s’en douter, dans la chambre où l’on avoit placé le malheureux portrait. Il étoit naturel qu’un étranger, surpris de le voir là tout seul, demandât qui il représentoit. Le regarder, le reconnoître, pousser un cri perçant, se précipiter vers la porte, fut, de la part de Julienne, l’affaire d’un clin-d’œil. Mais soit que, par un effet de la violence avec laquelle elle ouvrit la porte, le tableau eût été trop fortement ébranlé, soit que le moment fût arrivé où il devoit exercer sa funeste influence sur Julienne, à l’instant où cette infortunée veut sortir pour fuir sa destinée, le portrait tombe. Julienne, renversée à terre par sa frayeur et le poids accablant du cadre, ne s’est plus relevée. »

Un long silence suivit ce récit. Il ne fut interrompu que par les exclamations qu’arrachoient la surprise et l’intérêt que l’on prenoit à la malheureuse Julienne. Ferdinand seul sembloit ne point partager l’émotion générale. Enfin, une des dames qui étoient assises près de lui rompit le silence, en disant : « Ce récit est littéralement vrai. Je connois la famille à laquelle le fatal portrait a enlevé une jeune personne charmante. J’ai aussi vu ce portrait. Il a, comme mademoiselle l’a observé avec raison, un je ne sais quel air de bonté qui pénètre tellement, que je n’en ai pu long-temps supporter la vue, et dependant son regard, plein d’une douce mélancolie, dont vous avez aussi parlé, a un attrait infini ; il semble que ses yeux ont la vie et le mouvement. »

« En général, » reprit la maîtresse de la maison, en éprouvant un certain frémissement, « je n’aime pas les portraits ; aussi je n’en voudrois pas avoir dans l’appartement que j’habite. On dit qu’ils pâlissent quand l’original expire. Plus ils sont ressemblans, plus ils me rappellent ces figures de cire, que je ne puis voir sans aversion. »

« Voilà pourquoi, » repartit la jeune personne qui avoit raconté l’histoire, « je préfère les portraits où l’on peint l’individu occupé d’un objet quelconque. Alors la figure représentée est entièrement étrangère à ceux qui la regardent ; au lieu que dans le simple portrait, elle fixe ses yeux inanimés sur ce qui se passe autour d’elle. De tels portraits me semblent aussi contraires aux lois de l’illusion, que les statues peintes. »

« Je partage cet avis, » répliqua Ferdinand ; « car le souvenir de l’impression terrible produite à l’époque de ma jeunesse, par un portrait de ce genre, ne s’effacera jamais de mon esprit. »

« Ah ! racontez-nous cela, » dit la demoiselle aux cheveux blonds, qui n’avoit pas encore quitté la petite chaise. « Vous êtes, d’ailleurs, suivant votre promesse, tenu de prendre ma place. » Elle se leva aussitôt, et força Ferdinand, en badinant, de changer de place avec elle.

« Cette histoire, dit-il, ressembleroit un peu trop à celle que vous venez de raconter. Permettez-moi donc..... »

« Cela ne fait rien, » répliqua la maîtresse de la maison. « On ne se rassasie jamais de récits de ce genre ; et autant j’ai de répugnance à regarder ces funestes portraits, autant j’ai de plaisir à entendre raconter qu’ils ont remué les pieds ou les yeux. »

« Mais sérieusement, répondit Ferdinand, qui eût bien voulu rétracter sa promesse, « mon histoire est trop horrible pour une si belle soirée. Je vous avoue que je n’y puis songer sans frissonner, quoique depuis l’évènement il se soit écoulé plusieurs années. »

« Tant mieux, tant mieux ! » s’écrièrent la plupart de ceux qui étoient présens. « Comme vous excitez notre curiosité ! La chose vous étant arrivée, nous entendrons enfin raconter un fait qui ne pourra faire l’objet d’un doute. »

« Cela ne m’est pas arrivé personnellement, » repartit Ferdinand, qui s’étoit trop avancé, « mais à un de mes amis, dont la parole est aussi sûre pour moi que ma propre expérience. »

« On réitéra les instances, et Ferdinand commença en ces mots :

« Un jour que je disputais doucement avec l’ami dont je viens de vous parler, sur les apparitions et les pronostics, il me raconta l’histoire suivante. J’avais été invité, me dit-il, par un de mes camarades de l’université, à aller passer les vacances avec lui dans une terre de son père. Le printemps, retardé cette année-là par un hiver long et triste, n’en parut que plus gai et plus agréable, ce qui secondoit merveilleusement nos projets. Nous arrivâmes chez le père de mon ami, dans les beaux jours d’avril, animés de toute la gaîté que la saison inspiroit.

« Mon camarade, dont je n’avois pas coutume de vivre séparé à l’université, avoit recommandé, par ses lettres, de tout disposer pour que chez son père nous ne fussions pas non plus séparés. Nous occupions deux chambres voisines. On y jouissoit de la vue du jardin et d’un beau paysage, borné au loin par des forêts et des vignobles. Peu de jours après mon arrivée, j’étois tellement habitué dans la maison, et familiarisé avec chacun, que personne, soit dans la famille, soit parmi les domestiques, faisoit de différence entre mon ami et moi. Ses jeunes frères, qui me quittoient pendant le jour, passoient souvent la nuit dans ma chambre, ou dans celle de leur aîné. Leur sœur, fille charmante, âgée de douze ans, jolie et fraiche comme un bouton de rose, m’appeloit son frère, et prétendoit qu’en vertu de ce titre, elle devoit me faire connoître tous les endroits qu’elle affectionnoit dans le jardin, et me fournir à table et dans mon appartement tout ce qui m’étoit nécessaire. Ses prévenances, ses soins, ne s’effaceront pas de mon souvenir ; ils y vivront bien plus encore que les scènes d’effroi que ce château rappellera toujours à ma mémoire.

« Dès le jour de mon arrivée, j’avois aperçu un grand portrait fixé dans le mur d’une salle où j’étois obligé de passer pour aller à ma chambre. Mais trop occupé des objets nouveaux qui, de tous côtés, attiroient mon attention, je ne l’avois pas bien considéré. Cependant, lorsque les deux jeunes frères de mon ami se furent si tendrement attachés à moi, je remarquai qu’en venant m’accompagner le soir dans ma chambre, ils témoignoient une frayeur extraordinaire en traversant la salle où étoit le portrait. Ils se pressoient autour de moi, en me caressant, pour que je les prisse dans mes bras, et celui que j’étois obligé de continuer à tenir par la main, cachoit son visage, afin que ses yeux ne rencontrassent pas le moindre trait du tableau.

« Sachant que la plupart des enfans ont peur des figures colossales, ou même de grandeur naturelle, je cherchai à donner du courage à mes deux petits amis ; cependant, en considérant plus attentivement le portrait qui les effrayoit si fort, je ne pus me défendre d’un mouvement de crainte. Ce portrait représentoit un chevalier, dans le costume des siècles les plus reculés. Un ample manteau de couleur grise lui descendoit des épaules jusqu’aux genoux ; un de ses pieds, posé en avant, sembloit vouloir quitter la toile ; son visage avoit une expression qui glaçoit d’effroi. Je n’avois encore rien vu de semblable parmi les vivans. C’étoit un mélange affreux de l’immobilité de la mort et des restes d’une passion pénible et violente, que la cessation même de la vie n’avoit pu faire disparoître. On auroit dit que le peintre avoit emprunté les traits effrayans d’un homme sorti du tombeau, pour peindre ce portrait épouvantable.

« J’étois saisi d’une frayeur égale à celle des enfans toutes les fois que je voulois contempler ce portrait. Son aspect étoit désagréable à mon ami, mais ne lui causoit pas de terreur. Sa sœur regardoit seule cette figure hideuse en riant, et me disoit, d’un air compatissant, quand je témoignois mon aversion : Cet homme n’est pas méchant ; mais il est certainement bien malheureux.

« Mon ami me dit que ce portrait étoit celui de l’auteur de sa race, et que son père y attachoit un grand prix. Il’avoit probablement été placé là dès l’époque la plus reculée, et il n’étoit guère possible de l’ôter sans faire perdre à cette ancienne salle de cérémonie quelque chose de sa régularité.

« Cependant le temps de nos vacances se passoit insensiblement au milieu des plaisirs de la campagne. Leur terme approchoit. Le vieux comte, qui avoit remarqué la répugnance que nous éprouvions à quitter et lui et son aimable famille, et son château et le beau pays qui l’entouroit, s’étoit appliqué, avec un soin admirable, à faire du jour qui précédoit notre départ, une suite continuelle de petites fêtes champêtres ; l’une succédoit à l’autre sans la moindre apparence d’apprêt, elle en sembloit une suite nécessaire. L’éclat dont brilloient les yeux de la sœur de mon ami, lorsqu’elle apercevoit la satisfaction de son père ; la joie qui se peignoit dans les regards d’Emilie (c’est ainsi que se nommoit cette charmante personne), lorsque son père étoit lui-même surpris par les dispositions qu’elle avoit prises, et qui devançoient ses projets, me faisoient quelquefois deviner l’intelligence qui régnoit entre le père et la fille, et la part active que prenoit Emilie à diriger l’ensemble qui régnoit dans les fêtes de cette journée.

« La soirée arriva, la société se dispersa dans le jardin ; mais mon aimable compagne ne quitta pas mes côtés. Les deux jeunes garçons sautoient gaîment devant nous, poursuivoient les bannetons, et secouoient les arbrisseaux pour les faire tomber. La rosée s’élevoit à la clarté de la lune, et formoit un réseau argenté sur les fleurs et sur le gazon. Emilie tenoit mon bras, et en sœur affectionnée me conduisit, comme pour en prendre congé, à tous les bosquets et à tous les endroits que j’avois coutume de visiter seul avec elle ou bien avec sa famille.

« Revenant à la porte du château, je fus obligé de lui réitérer la promesse que son père m’avoit fait prononcer, de venir passer avec eux quelques semaines de l’automne. Cette saison, dit-elle, est aussi belle que le printemps. Il ne s’agit que de comprendre ce qu’elle veut faire entendre par la couleur bigarrée quelle donne aux feuilles, et de conserver, dans toute sa pureté, le sentiment qu’inspire la nature. Avec quel plaisir je promis d’éluder, pour celle-là, toutes les autres invitations ! Emilie se retira dans son appartement ; et, suivant ma coutume, je montai au mien avec les deux enfans ; ils couroient gaîment dans l’escalier, et en traversant la file des appartemens foiblement éclairés. A mon grand étonnement, le terrible portrait ne troubla pas leur joie bruyante.

« J’avois, moi-même, la tête et le cœur pleins de la journée qui venoit de s’écouler, et de la manière agréable dont mon temps s’étoit passé dans le château du comte. Les images variées de ces jours heureux se pressoient dans mon souvenir ; mon imagination, qui avoit alors toute la vivacité de la jeunesse, fut tellement agitée, que je ne pus goûter le sommeil auquel mon ami étoit déjà livré. L’image d’Emilie, si intéressante par sa grâce naïve, par son affection pure pour moi, se présenta à mes yeux tel qu’un fantôme aimable brillant de beauté. Je me mis à la fenêtre pour jeter de nouveau un coup-d’œil sur ce paysage que j’avois si souvent parocouru avec elle, et récemment encore pour la dernière fois. Je reconnus chaque endroit à la lumière blanchâtre de la lune.

« Les rossignols chantoient dans les bocages où nous aimions à nous asseoir ; la petite rivière, sur laquelle nous voguions souvent en faisant entendre les chants de la gaîté, rouloit en murmurant ses flots argentés.

« Absorbé dans une rêverie profonde, je me disois : Il sera peut-être évanoui avec les fleurs du printemps, ce charme aimable et gracieux d’une affection douce, paisible et innocente ; et de même que dans l’arrière-saison, une enveloppe rude recouvre quelquefois le fruit qui succède à la fleur, de même la réserve et la froideur me fermeront peut-être, à l’automne prochain, ce cœur tendre qui aujourd’hui aime à s’épancher dans le mien.

« Attristé par ces réflexions, je me retirai de la fenêtre ; et livré à une agitation pénible, je traversai l’appartement voisin. Je me trouvai tout-à-coup devant le portrait de l’aïeul de mon ami. La clarté de la lune le frappoit de la manière la plus singulière, de sorte qu’il sembloit se mouvoir tel qu’un spectre hideux. La réflexion de la lumière lui donnoit l’apparence d’un corps réel prêt à quitter le fond obscur qui l’entouroit. L’immobilité de ses traits s’étoit comme anéantie pour faire place à la mélancolie la plus profonde, et la sévérité morne et glaciale de son œil fixe, paroissoit seule empêcher sa bouche de s’ouvrir pour exhaler sa douleur.

« Mes genoux s’entrechoquèrent, et d’un pas mal assuré je regagnai ma chambre. La fenêtre en étoit encore ouverte. Je m’y replaçai, pour que la fraîcheur de l’air de la nuit et l’aspect du beau paysage, dissipassent la terreur que je venois d’éprouver. Je portai mes regards sur une large allée de tilleuls antiques, qui s’étendoit depuis ma fenêtre jusqu’aux ruines d’une vieille tour, et qui avoit été le théâtre ordinaire de nos plaisirs et de nos jeux champêtres. Le souvenir du hideux portrait se dissipoit déjà, lorsqu’il me sembla qu’un brouillard épais, sorti des ruines de la tour, parcouroit l’allée de tilleuls pour venir à moi.

« Je regardai ce nuage avec une curiosité inquiète ; il s’approcha, mais il et étoit caché par le feuillage touffu des arbres.

« Soudain j’aperçus dans un endroit de l’allée, plus éclairé que les autres, la figure dont le portrait représentoit les traits formidables, enveloppée du manteau gris qui m’étoit si connu ; elle s’avançoit vers le château, comme en hésitant. Aucun bruit ne décéloit sa marche sur le sol pierreux ; elle passa devant ma fenêtre sans y jeter les yeux, et gagna une porte latérale qui menoit aux appartemens de la façade du château.

« Tremblant, saisi d’effroi, je m’élançai vers mon lit. Je vis, avec plaisir, que les deux enfans couchés de chaque côté dormoient profondément. Le bruit que je fis les éveilla ; ils sourirent, et se rendormirent aussitôt. L’agitation m’ôta le sommeil ; je me tournai pour éveiller un des enfans et causer avec lui....... Qui pourra dépeindre mon épouvante, quand je vis devant le lit de l’enfant l’effroyable figure ?

« Le saisissement, l’horreur me glacèrent ; je n’osai ni remuer, ni même fermer les yeux. Je vis le spectre se pencher vers l’enfant, et lui baiser doucement le front. Il se pencha ensuite par dessus mon lit, et baisa le front de l’autre enfant.

« Je perdis connoissance en ce moment ; et le lendemain matin, les enfans m’ayant réveillé par leurs caresses, je fus disposé à regarder cette scène comme un rêve.

« Cependant, l’instant du départ étoit proche. Nous déjeûnâmes encore tous ensemble, pour la dernière fois, dans un bosquet de lilas en fleurs. Prenez un peu plus de soin de votre personne pendant le voyage, » me dit le vieux comte, au milieu de la conversation ; « hier au soir, vous vous êtes promené un peu tard au jardin, dans un habillement trop léger. J’ai craint que cette imprudence ne vous fit attraper la fièvre. Les jeunes gens croyent que leur santé est inattaquable ; mais, je vous le répète, écoutes le conseil d’un ami.

« En effet, lui répondis-je, je croirois volontiers que cette nuit une fièvre malfaisante m’a tourmenté. Jamais je n’ai été effrayé par des visions aussi épouvantables. Je conçois à présent comment les rêves donnent sujet à une imagination vive de forger et de raconter les apparitions les plus extraordinaires.

« Que voulez-vous dire ? me demanda le comte, d’un air un peu agité. Je lui racontai ce que j’avois vu pendant la nuit ; à ma grande surprise, il me parut, non pas étonné, mais extrêmement ému.

« Le fantôme a baisé les deux enfans au front ? me dit-il d’une voix tremblante. » — Je lui répondis que c’étoit la vérité. Il s’écria alors avec l’accent de la douleur la plus profonde : « O ciel ! ils mourront donc aussi tous deux ! »

La compagnie avoit jusqu’à ce moment écouté Ferdinand avec la plus grande attention, aucun bruit ne l’avoit interrompu ; mais lorsqu’il eut prononcé les derniers mots, la plupart de ses auditeurs frissonnèrent, et la demoiselle qui avoit occupé la chaise avant lui, jeta un cri perçant.

« Jugez, continua Ferdinand, à quel point cette exclamation inattendue surprit l’ami au nom duquel je parle. La vision de la nuit avoit causé à ses sens une agitation terrible, mais le ton lamentable du comte lui perça le cœur, et bouleversa tout son être par l’idée redoutable d’un monde spirituel et des terreurs secrètes qu’il produit. Ce n’étoit donc pas un rêve, une chimère, fruit d’une imagination exaltée ! Un messager mystérieux, infaillible, sorti du monde surnaturel, avoit passé auprès de lui, s’étoit placé près de sa couche, et par son baiser fatal avoit insinué le germe de la mort dans le sein des deux enfans.

« Il pria vainement le comte de lui expliquer cet évènement prodigieux ; vainement le fils pressa son père de lui dévoiler un mystère qui étoit vraisemblablement une propriété de la famille. Tu es encore trop jeune, répondit le comte ; trop tôt hélas, pour ton repos, tu seras instruit des choses terribles que tu soupçonnes dans ce mystêre !

« Lorsque l’on vint avertir mon amique tout étoit prêt pour le départ, il se rappela que durant son récit le comte avoit éloigné Emilie et ses deux jeunes fils. Profondément ému, il prit congé du comte et des deux jeunes enfans qui revinrent vers lui, et qui ne vouloient pas s’en séparer. Emilie placée à une fenêtre lui dit adieu par un signe. Trois jours après, le jeune comte reçut la nouvelle de la mort de ses deux frères. Leur carrière s’étoit terminée dans la même nuit.

« Vous voyez, continua Ferdinand, d’un ton un peu plus gai, pour combattre les impressions profondes de tristesse que son histoire avoit produites sur la compagnie, vous voyez que mon histoire est bien éloignée de donner l’explication naturelle du merveilleux qu’elle contient, explication qui vous choque avec raison. Elle ne fait pas même connoître entièrement ce merveilleux, ce que l’on est pourtant fondé à attendre de tout récit qui offre un prodige. Mais je n’ai rien pu apprendre de plus, et le vieux comte ayant fini ses jours sans révéler le mystère à son fils, je ne vois pas d’autre moyen de terminer l’histoire de ce portrait, qui n’est certainement pas dépourvue d’intérêt, qu’en inventant à plaisir un dénoûment qui en contienne l’explication. »

« Cela ne me paroît pas bien nécessaire, » dit un jeune homme ; « cette histoire, de même que celle qui l’a précédée, est réellement finie, et donne toute la satisfaction que doit procurer un récit de ce genre. »

« Je ne partagerois pas votre opinion, » répondit Ferdinand, « si j’étois en état d’expliquer la connexion mystérieuse du portrait avec la mort des deux enfans, arrivée pendant la nuit, ou des terreurs de Julienne à la vue de l’autre portrait, avec sa mort, dont il fut la cause. Je ne vous suis pas moins obligé de la satisfaction que vous témoignez. » « Mais, » répartit le jeune homme, « qu’y gagneroit votre imagination, si la connexion dont vous parlez vous étoit connue ? »

« Beaucoup assurément, » reprit Ferdinand, « car l’imagination exige autant de fini dans les objets qu’elle se représente, que le jugement exige de justesse et d’acord dans les idées. »

La maîtresse de la maison qui n’aimoit pas les disputes savantes, se mit du côté de Ferdinand. « Nous autres femmes, » dit-elle, « nous sommes toujours curieuses : ne trouvez donc pas extraordinaire que nous nous plaignions de ce qu’une histoire n’est pas terminée. Il me semble que ce seroit comme si je voyois les dernières scènes du Don-Juan de Mozart, sans celles qui précèdent ; vous n’en seriez pas satisfait non plus, quoique ces dernières scènes aient un mérite éminent. »

Le jeune homme garda le silence, moins, peut-être, par conviction, que par politesse. Plusieurs personnes se préparoient à se retirer, et Ferdinand, qui avoit vainement cherché de tous ses yeux la demoiselle aux cheveux blonds, étoit déjà à la porte, lorsqu’un homme assez avancé en âge, qu’il se souvint d’avoir vu dans l’appartement des musiciens, lui demanda si l’ami dont il avoit raconté l’histoire, ne s’appeloit pas le comte Panner ?

« C’est son nom, » répondit Ferdinand un peu interdit. « Comment devinez-vous ?..... Connoissez-vous sa famille ? »

« Vous n’avez dit que la vérité pure, » repartit l’inconnu. « Où est le comte actuellement ? »

« Il est en voyage, » reprit Ferdinand ; « mais je suis surpris..... »

« Correspondez-vous avec lui ? » demanda l’inconnu.

« Oui, » répliqua Ferdinand ; « mais je ne comprends pas..... »

« Eh bien, » continua le vieillard, « dites-lui qu’Emilie pense encore à lui, et qu’il vienne au plutôt, s’il prend quelqu’intérêt à un secret qui concerne très-particulièrement sa famille. »

Là-dessus le vieillard monta dans sa voiture, et se trouvoit hors de la vue de Ferdinand, que celui-ci n’étoit pas encore revenu de son étonnement. Il regarda inutilement autour de lui, pour découvrir quelqu’un à qui il pût s’informer du nom de l’inconnu. Toute la société étoit déjà partie. Déjà il projetoit, au risque de passer pour indiscret, de demander quelques informations au pasteur qui l’avoit accueilli si amicalement, lorsque l’on vint fermer la porte de la maison. Il fut obligé de reprendre tristement le chemin de l’auberge, et de remettre ses recherches au lendemain.

La scène effrayante de la nuit qui avoit précédé le départ de Ferdinand du château du père de son ami, avoit comme affoibli l’image d’Emilie dans son esprit ; et la distraction, effet du voyage qu’il avoit entrepris peu après, n’avoit pas contribué à la lui rappeler bien vivement. Mais en ce moment le souvenir d’Emilie reprit tout-à-coup une vie nouvelle par le récit de la soirée et la conversation du vieillard ; il se présenta même avec plus de force et de vivacité, que dans le temps où il avoit paisiblement pris naissance. Ferdinand crut avoir reconnu Emilie dans la jolie personne aux cheveux blonds. Plus il se rappeloit sa tournure, ses yeux, le son de sa voix, la grâce de tous ses mouvemens, plus la ressemblance lui paroissoit frappante. Le cri d’effroi qui lui étoit échappé lorsqu’il avoit parlé de l’explication que le vieux comte avoit donnée de l’apparition du fantôme, sa prompte disparition lorsque le récit avoit été terminé, sa liaison avec la famille de Ferdinand (car la demoiselle aux cheveux blonds, dans l’histoire de la mort de Julienne, avoit raconté l’accident funeste arrivé à la sœur de celui-ci), tout donnoit un degré de certitude à ses présomptions.

La nuit se passa à imaginer des projets et des plans, à résoudre des doutes et des difficultés, et Ferdinand attendit hien impatiemment le jour qui devoit dissiper cette obscurité. Il alla chez le pasteur, qu’il trouva au milieu de ses cahiers de musique ; et en donnant tout naturellement un autre tour à la conversation, il saisit l’occasion de s’informer de quelques-unes des personnes avec qui, la veille, il avoit passé la soirée.

Il ne recueillit, malheureusement, que des réponses peu satisfaisantes à ses questions, concernant la demoiselle aux cheveux blonds et le mystérieux vieillard ; car le pasteur avoit tellement été absorbé par sa musique, qu’il n’avoit pas fait attention à beaucoup de personnes qui étoient venues chez lui ; et Ferdinand eut beau lui décrire, de la manière la plus détaillée, l’habillement et d’autres particularités, il lui fut impossible de faire comprendre au pasteur quels étoient les individus dont il vouloit savoir les noms. « Il est fâcheux, » dit le pasteur, « que ma femme soit sortie ; elle vous donneroit tous les éclaircissemens que vous desirez. Cependant, d’après la description que vous faites, il me semble que la jeune personne aux cheveux blonds est mademoiselle de Hainthal ; mais..... »

« Mademoiselle de Hainthal ! » reprit Ferdinand un peu brusquement ; mais il ne tarda pas à se remettre.

« Oui, je le crois, » répondit le pasteur. « Connoissez-vous cette demoiselle ? »

« Je connois sa famille, » répliqua Ferdinand. « Mais, d’après quelques traits de ressemblance qui existent dans la même famille, je croyois que ce pouvoit être la jeune comtesse de Wartbourg, qui ressemble beaucoup à son frère. »

« Cela est possible, » dit le pasteur, « Vous l’avez donc connu cet infortuné comte de Wartbourg ? »

« Infortuné ! » s’écria Ferdinand extrêmement surpris.

« Vous ne savez donc rien, » continua le pasteur, « de l’évènement déplorable qui a eu lieu récemment au château de Wartbourg ? Le jeune comte qui, dans ses voyages, avoit probablement vu beaucoup de jardins parfaitement dessinés, voulut faire quelques changemens pour embellir le superbe paysage qui entoure son château. Il lui sembla que les ruines d’une vieille tour formoient un ce obstacle à l’exécution de son plan, et il donna ordre de l’abattre. Son jardinier lui représenta en vain que, vues d’une des ailes du château, ces ruines offroient à l’extrémité d’une antique et majestueuse allée de tilleuls, un coup-d’œil magnifique, et que d’ailleurs elles donnéroient une apparence plus romantique aux nouvelles parties que l’on alloit arranger. Un vieux domestique, blanchi au service de ses pères, le supplia, les larmes aux yeux, d’épargner les restes vénérables des siècles passés. On répétoit même qu’une ancienne tradition, conservée dans le pays, annonçoit que la durée de la maison de Wartbourg avoit jadis été liée, par un enchantement, à l’existence de cette tour.

« Le comte, en homme éclairé, ne fit aucune attention à tous ces discours ; peut-être même le confirmèrent-ils davantage dans sa résolution. Les ouvriers se mirent au travail. Les murs, construits avec des quartiers de rochers énormes, résistèrent long-temps aux efforts réunis des outils et de la poudre. L’architecte de cet édifice sembloit avoir bâti pour l’éternité.

« Enfin, la persévérance du travail l’emporta. Un morceau de rocher, en se détachant, se précipita dans une ouverture que des décombres et des broussailles avoient long-temps cachée, et tomba dans une caverne profonde. On découvrit, aux derniers rayons du jour, une immense voûte souterraine, soutenue par d’énormes piliers. Avant de pousser plus loin les recherches, on alla instruire le jeune comte de cette découverte.

« Il vint, et curieux de connoître ce séjour ténébreux, il y descendit avec deux domestiques. Il y trouva des chaînes couvertes de rouille, qui, fixées dans le roc, désignoient l’ancienne destination de ce caveau ; d’un autre côté, un corps revêtu de l’habillement d’une femme, comme on le portoit aux âges les plus reculés ; il avoit résisté, d’une manière étonnante, aux ravages du temps. Tout auprès étoit étendu un squelette humain presque détruit. Les deux domestiques ont raconté que le jeune comte, à l’aspect de ce corps, s’étoit écrié, avec l’accent de le plus profonde terreur : Grand Dieu ! c’est celle dont le portrait a tué ma future. En finissant ces mots il tomba, sans connoissance, auprès du corps. La secousse que sa chute occasionna, réduisit le cadavre en poussière.

« On reporta le comte dans son château. Les soins des médecins le firent revenir à la vie ; mais il ne recouvra pas ses sens. Il est probable que cet évènement tragique fut occasionné par l’air du caveau long-temps renfermé. Peu de jours après, le comte mourut complètement aliéné. Il est singulier que l’extinction de sa vie coïncide avec la destruction de cette tour en ruine ; il n’existe plus, en effet, de branche masculine de cette famille. Les actes relatifs à sa succession, ratifiés et scellés par l’empereur Otton, sont encore dans les archives de la maison. Leur contenu n’a, jusqu’à présent, été transmis que verbalement du père à son fils, comme un secret héréditaire. Maintenant, il va être connu. Il est également vrai que la fiancée du comte fut tuée, il y a environ six mois, par la chute d’un portrait. »

« Hier, j’entendis raconter cet évènement funeste par la jeune demoiselle aux cheveux blonds », reprit Ferdinand.

« Il est bien possible que cette jeune « personne soit la comtesse Emilie, » répliqua le pasteur ; « elle étoit l’amie intime de la pauvre fiancée. »

« La comtesse Emilie ne réside-t-elle donc pas au château de Wartbourg ? » demanda Ferdinand.

« Depuis la mort de son frère, » répondit le pasteur, « elle demeure chez une parente de sa mère, au château de Lilienfels, peu éloigné d’ici. Comme on ne sait pas encore avec certitude à qui appartiendra le château de Wartbourg, il est provisoirement en séquestre. »

Ferdinand en avoit appris assez pour abandonner le projet d’un voyage à la capitale. Il remercia le pasteur des renseignemens qu’il lui avoit donnés, et se fit conduire au château où demeuroit Emilie.

Il étoit encore grand jour quand il y arriva. Pendant toute la route, il eut présente à la pensée la figure aimable que la veille il avoit reconnue trop tard. Il se rappeloit chacune de ses paroles, le son de sa voix, ses mouvemens ; et ce qui ne se présentoit pas à sa mémoire, son imagination le lui offroit avec la vivacité des sensations du jeune âge, et tout le feu d’un amour renaissant. Déjà il adressoit de secrets reproches à Emilie de ce qu’elle ne l’avoit pas reconnu, comme lui l’avoit reconnue ; et, pour éprouver si ses traits étoient devenus entièrement étrangers à celle qu’il idolâtroit, il se fit annoncer, sans dire son nom, comme un étranger qui desiroit l’entretenir des affaires de sa famille.

Tandis qu’il attendoit impatiemment dans l’appartement où on l’avoit fait entrer, il reconnut parmi les portraits dont il étoit décoré, la personne dont la veille les traits l’avoient de nouveau enchanté. Il le contemploit avec ravissement, lorsque la porte s’ouvrit, et Emilie entra. Elle reconnut à l’instant Ferdinand, et avec l’accent le plus doux, elle le nomma l’ami de son enfance.

La surprise rendoit Ferdinand incapable de répondre convenablement à un accueil aussi gracieux : ce n’étoit pas la charmante personne aux cheveux blonds, ce n’étoit pas une figure semblable à celle qu’il s’étoit imaginée, qui se montroit en ce moment à ses yeux. C’étoit Emilie, brillante d’un éclat de beauté que l’imagination de Ferdinand n’avoit pu deviner. Il reconnut cependant chacun des traits qui l’avoient charmé jadis, mais revêtus de toute la perfection que la nature départit aux objets de son affection particulière[4].

Ferdinand fut comme ébloui pendant quelques instans ; il n’osa point parler de son amour, et encore moins faire mention du portrait et des autres prodiges du château de Wartbourg. Emilie parla des jours heureux de son enfance, et ne dit que quelques mots de la mort de son frère.

Le soir, la jeune personne aux cheveux blonds entra avec le vieillard inconnu. Emilie les présenta tous deux à Ferdinand comme le baron de Hainthal et sa fille Clotilde. Ils reconnurent l’étranger qu’ils avoient vu la veille. Clotilde plaisanta sur l’incognito que Ferdinand avoit voulu garder, et celui-ci se trouva tout d’un coup, par une suite peu nombreuse d’évènemens inattendus, mais très-naturels, entre la personne que sa mère lui destinoit pour épouse, l’objet de son amour qu’il venoit de retrouver, et l’étranger mystérieux qui lui avoit promis des éclaircissemens sur les portraits merveilleux.

La société ne tarda pas à être augmentée par la dame du château, en qui Ferdinand reconnut une de celles qui, la veille, étoient assises à côté de lui. Par égard pour Emilie on ne traita aucun des sujets qui intéressoient le plus Ferdinand ; mais après le souper, le baron se rapprocha de lui.

« Je ne doute pas, » lui dit-il, « que vous ne désiriez vivement recevoir quelques lumières sur des évènemens dont, suivant votre récit d’hier au soir, vous avez été témoin. Je vous ai reconnu dès le premier abord, et je savois que le récit que vous disiez tenir de l’un de vos amis, étoit votre propre histoire. Je ne puis, au reste, vous faire connoître que ce que je sais ; mais cela suffira, peut-être, pour préserver de chagrins et de désagrément Emilie, que j’aime comme ma fille, et à laquelle, d’après votre récit, je vois que vous prenez un vif intérêt. »

« Préserver Emilie de désagrément ! » reprit Ferdinand avec chaleur : « expliquez-vous ; que faut-il que je fasse ? »

« Nous ne pouvons ici parler à notre aise, » répondit le baron ; « demain matin, j’irai vous voir dans votre appartement. »

Ferdinand lui demandoit un entretien pour la nuit, mais le baron fut inflexible. « Il ne s’agit pas, » lui dit-il, « d’émouvoir votre imagination par un récit merveilleux, mais de conférer avec vous sur les intérêts très-importans de deux familles distinguées. Voilà pourquoi la fraîcheur du matin convient parfaitement pour adoucir l’horreur que vous feront éprouver mes récits. Attendez-moi donc, si cela ne vous gêne pas, demain matin de bonne heure. J’aime à devancer le lever du soleil ; aussi n’ai-je jamais trouvé le temps trop court jusqu’à midi pour faire mes affaires, » ajouta-t-il en riant et en se tournant à moitié vers le reste de la société, comme s’il eût été question d’objets indifférens.

Ferdinand passa une nuit très-agitée, en songeant à l’entretien qu’il devoit avoir avec le baron ; celui-ci le trouva à sa fenêtre, quoique l’aurore parût à peine.

« Vous savez », dit le baron, « que j’avois épousé la sœur du vieux comte de Wartbourg. Cette alliance fut moins la cause que la suite de notre intime amitié. Nous connoissions réciproquement nos pensées les plus secrètes, et l’un n’entreprenoit rien que son ami n’eût autant de part que lui-même au projet qu’il formoit. Le comte avoit pourtant un secret pour moi ; mais je n’en aurois rien su, si le hasard ne me l’eût découvert. »

« Le bruit se répandit tout-à-coup que l’on avoit aperçu le fantôme de la Roche de la None ; c’est ainsi que les paysans appellent l’endroit où étoient les ruines de cette vieille tour que vous avez connue. Lesgens de bon sens ne firent que rire de ce bruit. Je voulois, la nuit qui devoit suivre, arracher le masque au prétendu spectre, et je me réjouissois d’avance de mon triomphe ; mais, à mon grand étonnement, le comte me détourna de ce dessein. Comme j’y persistois, ses représentations devinrent plus sérieuses ; et enfin, il me conjura, au nom de l’amitié, de me désister de ce projet.

« Son ton grave excita mon attention. Je lui adressai des questions ; je regardai même ses craintes comme l’effet d’une maladie, et je le priai de faire les remèdes convenables. Mais il me répondit d’un air chagrin : Mon frère, tu connois ma sincérité pour toi ; mais il s’agit ici d’un secret qui est une propriété sacrée de ma famille. Mon fils seul doit en être instruit, et seulement à mon lit de mort. Ne me questionne donc pas davantage. »

« Je me tus ; mais je recueillis secrètement toutes les traditions qui s’étoient conservées parmi les paysans. Le bruit le plus généralement répandu étoit que le fantôme se montroit à la Roche de la None, quand quelqu’un de la famille du comte devoit mourir. En effet, peu de jours après le plus jeune fils du comte expira. Le comte sembloit le pressentir ; il recommanda cet enfant de la manière la plus particulière à la femme qui en prenoit soin ; il fit même, sous prétexte d’une indisposition, venir deux médecins, qui restèrent quelques jours au château ; mais ces soins excessifs conduisirent précisément l’enfant au tombeau ; car la garde, qui passoit par-dessus des pierres auprès des ruines de la tour, voulut, par précaution, porter l’enfant ; elle glissa, et en tombant le blessa si fort, qu’il resta sur la place. Elle raconta qu’elle avoit cru voir l’enfant étendu tout ensanglanté au milieu des pierres, que la frayeur l’avoit fait tomber la face contre terre ; et qu’en revenant à elle, l’enfant, baigné dans son sang, se trouvoit au même endroit où elle avoit aperçu son fantôme.

« Je ne vous rapporterai pas tous les récits qu’une imagination grossière débita pour expliquer cette vision ; car, lors d’un accident pareil, elle est vivement mise en jeu, et l’on invente plus que l’on ne raconte ce qui a eu lieu. Je ne pouvois pas attendre beaucoup plus de satisfaction des archives de la famille ; les documens les plus importans étoient conservés dans un coffre de fer, dont la clef ne sortoit pas des mains du possesseur du château. Je découvris pourtant, dans les registres généalogiques et dans des pièces du même genre, que jamais cette famille n’avoit eu de branches collatérales masculines. Mes recherches ne me firent rien trouver de plus.

« Enfin j’obtins, lorsque mon ami touchoit à sa dernière heure, quelques éclaircissemens qui cependant ne sont pas complets. Vous vous rappelez que lorsque le fils étoit en voyage, le père fut attaqué de la maladie qui l’enleva si promptement. La veille de sa mort, il m’envoya chercher à la hâte ; fit éloigner tous ceux qui étoient présens, et se tournant vers moi, il me dit : Je sens que ma fin approche. Je suis le premier de ma famille que la mort surprend avant d’avoir pu communiquer à son fils un secret sur lequel repose la durée de ma maison. Jure-moi de ne le découvrir qu’à mon fils. Cette assurance peut seule me faire attendre tranquillement ma dernière heure. »

« Je lui promis, au nom de l’honneur et de l’amitié, ce qu’il exigeoit de moi ; il commença ainsi : L’origine de marace, tu le sais, se perd dans la nuit des temps. Ditmar, le premier de mes ancêtres, dont les documens écrits fassent mention, accompagna l’empereur Otton en Italie. Son histoire est d’ailleurs très-obscure. Il avoit un ennemi, appelé le comte Bruno, dont, suivant les anciennes traditions, il tua par vengeance le fils unique. Puis, il le tint lui-même enfermé jusqu’à sa mort dans cette tour, dont les ruines, situées sur la Roche de la None, défient encore la main du temps. Ce portrait, que tu vois orner seul la salle de cérémonie, est celui de Ditmar. S’il faut en croire les traditions de la famille, les morts l’ont peint. Il est, en effet, presqu’impossible qu’un être vivant ait pu supporter l’aspect de traits aussi hideux, ou les représenter dans un tableau. Mes aïeux ont plusieurs fois essayé de faire mettre un enduit sur cette épouvantable figure ; mais dans la nuit, les couleurs perçoient l’enduit, et l’affreuse image reparoissoit aussi distinctement qu’auparavant. Souvent, pendant la nuit, ce Ditmar erre çà et là, vêtu comme dans le tableau, et, en donnant un baiser à ses descendans, il les voue à la mort. Trois de mes enfans ont reçu ce baiser redoutable. Un moine, dit-on, lui imposa cette pénitence en expiation de ses forfaits. Mais il ne peut pas tuer tous les enfans de sa race ; car aussi long-temps que les ruines de la vieille tour existeront, et qu’il en restera pierre sur pierre, la famille des comtes de Wartbourg subsistera ; mais aussi long-temps, de même, l’esprit de Ditmar sera errant, et tuera les rejetons de sa famille, sans pouvoir anéantir le tronc. Sa race ne s’éteindra, et son supplice ne finira que lorsque les ruines de la tour seront entièrement dispersées. Il éleva, il est vrai, avec un soin vraiment paternel, la fille de son ennemi, et la maria à un chevalier riche et puissant ; mais, malgré cela, le moine ne lui remit pas sa peine. Comme Ditmar prévoyoit que sa race périroit un jour, et que certainement il souhaitoit dès-lors avancer un évènement auquel est attachée sa délivrance, il fit ses dispositions relativement à l’hérédité de ses biens après l’extinction de sa famille. L’acte qui contient sa volonté fut ratifié par l’empereur Otton ; il n’a pas encore été ouvert, personne n’en a eu connoissance, il est déposé dans les archives secrètes. Mon ami avoit fait de grands efforts pour parler aussi long-temps. Il demanda prendre un peu de repos ; mais bientôt il fut hors d’état d’articuler un seul mot. Je m’acquittai de la commission dont il m’avoit chargé pour son fils.

« Et celui-ci fit néanmoins ? » reprit Ferdinand.....

« Oui, » répliqua le baron ; « mais jugez mieux votre excellent ami. Je l’ai vu souvent seul, dans la grande salle de cérémonie, regarder l’horrible portrait ; il alloit ensuite dans l’autre salle, où les portraits de ses aïeux étoient rangés depuis dix siècles : il les contemploit ; puis, avec tous les signes d’un violent combat intérieur, il retournoit à celui du chef de sa maison. Des discours interrompus, d’autres qu’il s’adressoit à lui-même, et que j’entendois par hasard, ne m’ont pas laissé douter qu’il ne fût cet homme magnanime parmi ceux de sa race, qui, le premier, prit la résolution d’affranchir l’esprit de Ditmar de sa pénitence, et de détourner, par son propre malheur, la malédiction qui pesoit sur sa maison. Peut-être fut-il confirmé dans cette résolution par la douleur qu’il ressentoit encore de la mort de sa bien-aimée. »

« Oh ! que cela est bien le caractère de mon ami ! » s’écria Ferdinand profondément ému.

« Il a pourtant, dans l’ardeur de son enthousiasme, oublié de ménager la sensibilité de sa sœur, » dit le baron.

« Comment donc ? » demanda Ferdinand.

« C’est, » répondit le baron, « ce qui m’a engagé à m’adresser à vous, et à vous révéler ce secret. Je vous ai dit que Ditmar avoit témoigné une affection paternelle à la fille de son ennemi, lui avoit donné une riche dot, et l’avoit mariée à un valeureux chevalier. Or, ce chevalier étoit Adalbert de Panner, dont les comtes de ce nom descendent en ligne directe. »

« Est-il possible ? » dit Ferdinand, « l’auteur de ma race ! »

« Lui-même, » répondit le baron ; « et, suivant toutes les apparences, Ditmar a désigné la famille de Panner pour lui succéder à l’extinction de la sienne. Hâtez-vous donc, pour que votre droit probable à l’hérédité..... »

« Jamais..... » dit Ferdinand..... « tant qu’Emilie..... »

« Voilà ce que j’attendois de vous, » reprit le baron ; « mais n’oubliez pas qu’au temps de Ditmar on ne s’occupoit guère des filles dans des actes de ce genre. Votre générosité irréfléchie seroit préjudiciable à Emilie ; car les agnats qui prétendent au fief, n’auroient probablement pas des intentions très galantes. Comme parent, quoique ce ne soit que par la ligne féminine, j’ai pris les mesures nécessaires, et je trouve convenable que vous soyez présent au château de Wartbourg quand on levera les scellés ; que vous vous fassiez sur-le-champ reconnoître comme l’unique héritier d’Adalbert, et que vous vous mettiez immédiatement en possession de l’héritage. »

« Et Emilie ? » demanda Ferdinand.

« Quant à ce que vous ferez pour elle, » reprit le baron, « je m’en rapporte à vos sentimens. Je la crois assurée d’un avenir convenable, puisque son sort est dans les mains d’un homme dont la naissance égale la sienne, qui sait apprécier le rang où elle est placée, et veut faire voir qu’il mérite l’estime et la considération. »

« Dois-je donc, » dit Ferdinand, « me borner à espérer d’Emilie qu’elle voudra bien me permettre de lui rendre ce qui est actuellement sa propriété légitime ? »

« Consultez Emilie là-dessus, » dit le baron : la conversation finit là.

Ferdinand enchanté courut à Emilie. Elle répondit, avec la même franchise qu’autrefois, aux sentimens qu’il lui manifesta ; leurs bouches ne tardèrent pas à se prodiguer les expressions de l’amour le plus tendre.

Quelques jours se passèrent dans cette aimable ivresse. Les habitans du château prenoient part à la joie des jeunes amans. Ferdinand écrivit à sa mère, pour lui annoncer le choix qu’il avoit fait.

On s’occupoit des préparatifs pour aller au château de Wartbourg, quand une lettre vint détruire la joie de Ferdinand. Sa mère refusoit de consentir à son mariage avec Emilie. Son époux lui avoit, disoit-elle, imposé, en mourant, l’obligation d’unir son fils avec la fille du baron de Hainthal, et de refuser son aveu à tout autre mariage. Il avoit découvert un secret de famille, qui le forçoit à exiger impérieusementce point, sur lequel reposoit le bonheur de son fils et la félicité de sa maison ; elle avoit donné sa parole et devoit la tenir, quoique très-affligée de se voir forcée de contrarier l’inclination de son fils.

Ferdinand conjura en vain sa mère de changer de résolution ; il lui protesta en vain qu’il seroit le dernier de sa race, plutôt que de renoncer à Emilie. Elle ne désapprouva pas ses plaintes ; mais elle resta inébranlable.

Le baron ne tarda pas à voir, à l’agitation et à l’inquiétude de Ferdinand, que son bonheur étoit détruit. Comme il possédoit toute sa confiance, il apprit le sujet de son chagrin. Il écrivit, en conséquence, à la comtesse de Panner, et témoigna son étonnement de la singulière disposition que le comte avoit faite en mourant ; mais il ne put obtenir d’elle que la promesse de venir au château de Wartbourg, pour y voir la prétendue qu’elle destinoit à son fils, et celle qu’il avoit lui-même choisie, et peut-être pour y éclaircir, par sa présence, une affaire si singulière et si embarrassée.

Le printemps vint rendre la gaîté à la nature. Ferdinand, accompagné d’Emilie, du baron, et de sa fille, arriva au château de Wartbourg.

Les dispositions préparatoires qu’exigeoit l’affaire principale, remplirent les premiers jours. Ferdinand et Emilie se consoloient par l’espoir que la présence de la comtesse de Panner l’èveroit tous les obstacles qui s’opposoient à leur amour, et qu’en voyant les deux amans, elle surmonteroit ses scrupules.

Elle arriva peu de jours après, embrassa Emilie de la manière la plus affectueuse, et l’appela sa fille chérie, dont elle se séparoit à son grand regret, pour remplir la promesse faite à un époux mourant.

Le baron sut l’engager enfin à révéler le motif de cette disposition singulière. Après avoir un peu balancé, elle s’exprima ainsi : « Le secret dont vous me demandez l’explication concerne votre famille, M. le baron. Par conséquent, si vous me dégagez de l’obligation de me faire, je puis bien abandonner mes scrupules. Un portrait funeste m’a, vous le savez, privé de ma fille. Mon mari, après ce triste accident, se décida à éloigner entièrement ce malheureux portrait ; il donna ordre de le placer au milieu d’un tas de vieux meubles, où personne ne l’iroit chercher ; et pour désigner plus sûrement un endroit bien caché, il fut présent quand on l’emporta. Il aperçut un morceau de parchemin derrière le cadre, que la chute avoit un peu endommagé : l’en ayant retiré, il vit que c’étoit un vieux document, d’une écriture singulière. L’original du portrait, disoit cet acte, s’appeloit Berthe de Hainthal. Elle fixe ses regards sur ses descendantes, afin que si l’une d’elles recevoit la mort par ce portrait, ce fût un sacrifice expiatoire qui la réconciliât avec Dieu. Alors, elle verroit les familles de Hainthal et de Panner unies par l’amour, et se trouvant délivrée se réjouiroit de la naissance de ses arrières-neveux. Voilà le motif qui faisoit désirer à mon époux de remplir, par le mariage projeté, les vœux de Berthe ; car, la mort de sa fille, dont Berthe étoit cause, la lui avoit rendue très-redoutable. Vous voyez donc que, par la même raison, je ne puis refuser de tenir la promesse que j’ai faite à mon époux mourant. »

« Le comte n’a-t-il, » demanda le baron, « allégué rien de plus positif pour faire cette demande ? »

« Rien de plus, bien certainement ; » répondit la comtesse.

« Eh bien ! » reprit le baron, « dans le cas où l’écrit dont vous parlez pourroit s’expliquer d’une manière toute différente et si claire que le défunt lui-même ne le contesteroit pas, suivriez-vous plutôt le sens que la lettre de cet écrit ? »

« Nul doute à cela, » repartit la comtesse ; « car personne ne prend plus d’intérêt que moi à voir cette malheureuse promesse réduite au néant. »

« Sachez donc d’abord, » dit le baron, « que le corps de cette Berthe, qui a occasionné la mort de votre fille, repose ici à Wartbourg, et que nous obtiendrons des éclaircissemens sur ce sujet, de même que sur tous les autres mystères de ce château. »

Le baron ne voulut pas s’expliquer davantage ; il dit à la comtesse que les documens contenus dans les archives du château fourniroient les lumières nécessaires, et recommanda à Ferdinand de hâter, le plus possible, tout ce qui étoit relatif à la succession.

Il falloit, conformément au désir du baron, avant de s’occuper de toute autre recherche, ouvrir les actes secrets qui devoient se trouver dans les archives. Les commissaires et les agnats présens, qui se promettoient peut-être une ample moisson pour leur curiosité du contenu des autres pièces des archives, vouloient faire quelques objections ; mais le baron leur représenta que les secrets de la famille étoient aussi une propriété de l’héritier inconnu, et que, par conséquent, l’on ne devoit pas s’en emparer avant de savoir si l’on y avoit droit.

Ces raisons produisirent leur effet. On suivit le baron dans le vaste caveau où étoient déposées les archives de la famille. On voyoit, au fond, un coffre en fer, qui n’avoit pas été ouvert depuis près de mille ans. Une chaîne en faisoit plusieurs fois le tour, et étoit solidement fixée au sol et à la muraille. Mais le grand sceau de l’Empire étoit pour le dépôt sacré une plussûre défense que les chaînes et les serrures. Il fut unaniment reconnu intact, et on le leva. Les fortes serrures finirent aussi par céder, et l’on tira du coffre le vieux parchemin, qui avoit résisté à l’action du temps. Cette pièce contenoit, ainsi que le baron l’avoit présumé, les dispositions qui assuroient le droit, d’hérédité de la maison de Panner, dans le cas d’extinction de la maison de Wartbourg ; et comme Ferdinand, d’après l’avis du baron, tenoit prêtes les pièces justificatives qui le faisoient reconnoître comme héritier légitime de la famille Panner, on le laissa à regret, mais on ne put s’y opposer, prendre possession de l’héritage. Le baron lui ayant fait signe, il scella à l’instant le coffre avec son cachet, traita splendidement les étrangers, et le soir se trouva seul dans son châtean avec sa mère, Emilie, le baron et sa fille.

« Il seroit assez dans l’ordre, » dit le baron, « de consacrer cette soirée qui introduit un nom nouveau dans ce château, à la mémoire de ceux qui l’ont jadis possédé. Nous nous acquitterons le plus convenablement de ce devoir, en lisant dans la salle des archives les documens qui, sans doute, sont destinés et à expliquer, comme actes supplémentaires, les dispositions de Ditmar. »

Cette disposition fut unanimement adoptée. Le cœur d’Emilie et celui de Ferdinand étoient partagés entre l’espérance et la crainte, car ils attendoient impatiemment et redoutoient en même temps le dénouement de l’histoire de Berthe, qui, après une si longue suite de siècles, venoit d’une manière si incompréhensible contrarier leur amour. On illumina la salle, Ferdinand ouvrit la caisse de fer, et le baron examina les vieux parchemins.

« Ceci nous instruira, » s’écria-t-il, après avoir un peu cherché. Il tira en même temps du coffre quelques feuilles de parchemin. Sur celle qui servoit d’enveloppe, on voyoit la représentation d’un chevalier d’une figure agréable, et vêtu comme au dixième siècle. L’inscription qui étoit au bas, lui donnoit le nom de Ditmar ; mais à peine remarquoit-on la ressemblance la plus éloignée entre ce portrait et la figure épouvantable de la salle de cérémonie.

Le baron s’offrit de traduire, en le lisant, le document écrit en latin, pourvu qu’on lui passât les licences qu’il pourroit prendre dans une version faite ainsi à la hâte ; la curiorité de ses auditeurs étoit si vivement excitée, que l’on y consentit sans peine. Il lut ce qui suit :

« Je soussigné Tutilon, moine de Saint-Gall, ai, avec le consentement du seigneur Ditmar, écrit la relation suivante ; je n’y ai rien mis ni inséré de mon propre mouvement. Ayant été appelé à Metz, pour y sculpter en pierre l’image de la sainte Vierge, et cette mère de bénédiction de notre Sauveur ayant ouvert mes yeux et dirigé mes mains de sorte que je pus contempler son visage céleste, et le représenter en pierre pour être vénérée par les fidèles, le seigneur Ditmar vint me trouver, et m’engagea à le suivre dans son château, afin de faire son portrait pour ses descendans. Je me mis à le peindre dans la salle de cérémonie de son château ; et étant revenu le lendemain pour continuer mon ouvrage, je vis qu’une main étrangère y avoit travaillé, et avoit donné au portrait un autre visage qui étoit horrible à voir, car il ressembloit à celui d’un mort qui a subi le jugement de Dieu. J’en frissonnai d’horreur ; cependant, j’effaçai ces traits hideux, et je peignis de nouveau la figure du seigneur Ditmar, d’après mes idées. Mais le jour suivant, je reconnus encore le travail de la nuit effectué par une main étrangère. Je fus saisi d’une terreur plus grande ; mais je résolus de veiller pendant la nuit, et je recommençai à peindre la figure du chevalier telle qu’elle étoit dans la réalité. A minuit, je pris une torche, et je m’avançai tout doucement dans la salle de cérémonie pour examiner le portrait. J’aperçus un spectre, semblable au squelette d’un enfant ; il tenoit un pinceau, et travailloit à donner à l’image de Ditmar les traits hideux de la mort. Lorsque j’entrai, le spectre tourna lentement la tête vers moi, pour que je pusse voir son visage affreux. Mon épouvante étoit extrême ; je n’allai pas plus avant, et je me retirai dans ma chambre, où je restai en prière jusqu’au matin, car je ne voulois pas troubler le travail qui se faisoit dans le calme de la nuit. Ayant trouvé le lendemain le même visage étrange au portrait de Ditmar que la veille et l’avant-veille, je ne me hasardai plus à effacer l’ouvrage du peintre de la nuit. J’allai trouver le chevalier ; je lui racontai ce que j’avois vu, et je lui montrai le portrait. Il en frémit d’horreur, et me confessa ses fautes, dont il me demanda l’absolution. Ayant, pendant trois jours consécutifs, invoqué tous les saints pour qu’ils m’éclairassent, je lui imposai, pour pénitence du meurtre de son ennemi, qu’il m’avoit avoué, de se soumettre aux plus rudes mortifications, dans une caverne, pendant le reste de ses jours. Mais je lui dis que, pour l’assassinat d’un enfant innocent, son esprit ne jouiroit du repos que lorsqu’il auroit vu l’anéantissement de sa race ; car le Seigneur puniroit la mort de cet enfant sur les enfans de la famille de Ditmar, qui seroient tous, à l’exception d’un seul par génération, enlevés à leurs parens dans leur bas âge ; que, quant à lui, son esprit seroit errant pendant la nuit, sous l’apparence que la main de l’enfant mort avoit donnée à son portrait, et qu’il dévoueroit à la mort, par un baiser, ses enfans victimes de ses forfaits, de même qu’il en avoit donné un au fils de son ennemi avant de le tuer ; enfin, que sa race ne s’éteindroit pas tant qu’il resteroit pierre sur pierre de la tour où il avoit laissé périr de faim son ennemi. Alors, je lui donnai l’absolution ; puis, il remit sa seigneurie à son fils, et maria la fille de son ennemi, qu’il avoit prise chez lui, au brave chevalier Adalbert. Il légua tous ses biens, dans le cas d’extinction de sa race, aux descendans de ce chevalier, et fit ratifier cette disposition par l’empereur Otton. Après quoi, il se retira dans une grotte près de la tour, et son corps y est enterré ; car il mourut comme un pieux reclus, et expia ses forfaits par de grandes mortifications. Lorsqu’il fut étendu dans le cercueil, il ressembloit au portrait de la salle de cérémonie ; mais durant sa vie, il étoit tel que le montre cette feuille de parchemin que j’ai pu peindre sans obstacle, après lui avoir donné l’absolution. J’ai, à sa demande, écrit et signé ce document après sa mort, et je l’ai déposé, avec les lettres patentes de l’empereur, dans un coffre de fer que j’ai fait sceller. Veuille le Seigneur donner à son âme une prompte délivrance, et faire ressusciter son corps pour l’éternelle félicité ! »

« Il a trouvé la délivrance, » s’écria Emilie très-émue, « et son image ne répandra plus la terreur. Mais, je l’avoue, à voir cette figure, et même celle de son portrait, qui est si terrible, je ne me serois jamais attendu aux forfaits affreux que rapporte le moine Tutilon. Il faut que son ennemi lui ait mortellement blessé l’âme, sans cela il n’auroit certainement pas été capable de commettre des crimes si horribles. »

« Peut-être trouverons-nous aussi des éclaircissemens sur ce point, » dit le baron, qui continuoit à chercher.

« Il nous en faut de même sur Berthe, » reprit tout bas Ferdinand, en jetant un regard timide sur Emilie et sur sa mère.

« La soirée, » répliqua le baron, « est consacrée à la mémoire de ceux qui ont été ; oublions donc ce qui nous concerne, puisque la voix des temps anciens nous parle. »

« Certainement, » dit Emilie, « l’infortuné qui renferma ces feuilles dans ce coffre, souhaitoit ardemment l’instant où elles en seroient tirées ; n’en négligeons aucune. »

Le baron, après en avoir examiné quelques-unes, lut tout haut ces mots : « Confession de Ditmar ; » et continua ainsi : « Paix et salut. Quand tu tireras cette feuille de l’obscurité qui la couvre, mon âme, comme je l’espère fermement en Dieu et en tous ses saints, goûtera le repos de l’éternité. Mais j’ai, pour ton bien, fait mettre par écrit la cause de mon châtiment, afin que tu apprennes d’abord que la vengeance appartient au Seigneur seul, et point aux hommes, car le plus juste d’entre eux ne connoît pas la mesure ; et ensuite pour que, dans ton cœur, tu ne me condamnes pas, mais plutôt que tu me plaignes ; car ma misère a presque égalé mes crimes, et mon esprit n’auroit pas songé au mal, si les hommes n’avoient pas déchiré mon cœur. »

« Eh bien ! » s’écria Ferdinand, « la sagacité d’Emilie n’a-t-elle pas deviné tout cela ? »

Le baron continua : « Mon nom est Ditmar ; l’on m’a surnommé le Riche. Je n’étois d’abord qu’un pauvre chevalier, et je ne possédois qu’un château peu considérable. Lorsque l’empereur Otton partit pour l’Italie, appelé par la belle Adélaïde, qui reçut sa main, je l’y suivis, et je gagnai l’affection de la plus charmante dame de Pavie. Je la conduisis, comme mon épouse future, au château de mes pères ; déjà le jour de la bénédiction nuptiale approchoit ; l’empereur m’appela à lui. Son favori, le comte Bruno de Hainthal, avoit vu Berthe...... »

« Berthe ! » s’écrièrent tous les assistans ; mais le baron, sans se laisser interrompre, poursuivit sa lecture.

« Un jour que l’empereur lui promit de lui accorder telle récompense de ses services qu’il désiroit, il lui demanda ma prétendue. Otton resta muet d’étonnement ; mais il avoit donné sa parole impériale. Je me présentai devant l’empereur ; il m’offrit des richesses, des terres, des honneurs, pour que je consentisse à céder Berthe au comte ; mais elle m’étoit plus chère que tous les biens du monde. L’empereur entra en courroux, il m’enleva ma prétendue par force, ordonna de raser mon château, et me fit jeter dans une prison. Je maudis sa puissance et ma destinée ; mais dans la nuit, l’image aimable de Berthe m’apparut en songe, et je me consolai pendant le jour par le souvenir des douces illusions de la nuit. Enfin, mon gardien me dit : Tu me fais compassion, Ditmar ; tu expies ta fidélité dans une prison, et Berthe t’a abandonné. Demain, elle devient la femme du comte. Cède donc à la volonté de l’empereur, pendant qu’il en est temps, et demande-lui ce que tu voudras pour te dédommager de la perte de cette infidèle. Ces mots me glacèrent le cœur. La nuit suivante, au lieu de l’image gracieuse de Berthe, le génie affreux de la vengeance se montra à moi, Le lendemain, je dis à mon gardien : Vas trouver l’empereur ; je cède Berthe à son Bruno, mais je demande en récompense cette tour, et autant de terre qu’il m’en faut pour bâtir un nouveau château. L’empereur fut satisfait ; car souvent il se repentoit de ses accès de colère, mais il ne pouvoit changer ce qu’il avoit décidé. Voilà pourquoi il me donna la tour où j’avois été renfermé, et toutes les terres à quatre lieues à la ronde. Il me donna aussi plus d’or et d’argent qu’il n’en falloit pour bâtir un château plus magnifique que celui qu’il avoit fait raser. Je pris une épouse, afin de perpétuer ma race ; mais Berthe régnoit toujours seule dans mon cœur. Je me bâtis aussi un château, que je fis communiquer par des passages souterrains et secrets avec la tour, mon ancienne prison, et avec le château de Bruno, mon ennemi mortel. Lorsque l’édifice fut achevé, j’allai dans la forteresse par le chemin secret, et j’apparus, comme l’esprit d’un de ses ancêtres, devant le lit de son fils, de l’héritier que Berthe lui avoit donné. Les femmes qui étoient couchées auprès de lui ayant été saisies de frayeur, je me penchai vers l’enfant, qui étoit la vivante image de sa mère, je le baisai au front ; mais ce baiser lui donna la mort, par l’effet d’un poison caché. Bruno et Berthe reconnurent alors la vengeance du ciel, qui les punissoit du tort qu’ils m’avoient fait, et vouèrent leur premier enfant au service de Dieu. Comme ce fut une fille, je l’épargnai. Berthe n’ayant plus eu d’autres enfans, Bruno, irrité de voir que sa race alloit s’anéantir, répudia sa femme comme s’il se fût repenti de l’injustice qu’il avoit commise en la prenant, et prit une autre épouse. L’infortunée Berthe se réfugia dans un monastère, et se consacra au ciel ; mais sa raison s’égara, et une nuit elle quitta sa retraite, vint à cette tour dans laquelle j’avois été enfermé à cause de sa perfidie, y pleura sa faute, et le chagrin y termina ses jours. Voilà ce qui a fait donner à cette tour le nom de Roche de la None. J’entendis, pendant la nuit, ses sanglots ; et, en allant à la tour, je trouvai Berthe immobile le long du mur ; le froid de la nuit l’avoit saisie ; elle étoit morte. Je résolus alors de la venger. Je plaçai son cadavre dans un caveau profond, au-dessous de la tour ; et ayant, par le moyen de mon souterrain, épié les démarches du comte, je l’attaquai à l’improviste, je l’entraînai jusque dans le caveau qui renfermoit le corps de sa femme, et je l’y abandonnai. L’empereur, irrité contre lui de ce qu’il avoit répudié Berthe, m’ayant donné ses biens en dédommagement de l’injustice que j’avois autrefois éprouvée, je fis boucher tous les passages souterrains. Je pris avec moi sa fille nommée Hildegarde, et je l’élevai comme mon enfant. En grandissent, sa beauté acquit un éclat remarquable ; elle aima le chevalier Adalbert de Panner. Mais une nuit l’esprit de sa mère lui apparut, et lui rappela qu’elle étoit consacrée au Seigneur : cette vision ne put la détourner d’épouser Adalbert. La nuit de son mariage, le fantôme se présenta de nouveau devant son lit, et lui adressa ces paroles : « Puisque tu as enfreint le vœu que j’avois fait, mon esprit ne pourra jouir du repos jusqu’à ce qu’une de tes descendantes reçoive de moi la mort. » Ce discours m’engagea à faire venir le vénérable Tutilon, moine de Saint-Gall, qui jouit d’une grande célébrité, pour qu’il fit le portrait de Berthe, comme elle l’avoit peint elle-même dans le monastère, durant sa folie, et je le donnai à sa fille. Tutilon cacha derrière ce portrait un écrit sur du parchemin, dont voici le contenu : « Je suis Berthe ; je regarde mes filles, pour voir si l’une d’elles trouvera la mort par moi en expiation de mes fautes, et me reconciliera avec Dieu. Alors, je verrai les deux familles de Panner et de Hainthal réunies par l’amour, et je me réjouirai de la naissance de leurs descendans. »

« Voilà donc, » s’écria Ferdinand, « l’écrit fatal qui devoit me séparer de mon Emilie, et qui, actuellement, m’unit plus fortement à elle ! Berthe, délivrée de ses peines, bénit cette alliance ; car, la descendance de Berthe se réunit à celle de Ditmar par mon mariage avec Emilie. »

« Croyez-vous, » demanda le baron à la comtesse, « que cette explication puisse donner lieu à la moindre difficulté ? »

La comtesse, pour toute réponse, embrassa Emilie, dont elle mit la main dans celle de son fils.

La joie étoit générale. Clotilde même avoit l’air extrêmement satisfaite, et son père la gronda plusieurs fois, en riant, de ce qu’elle manifestoit trop vivement sa joie. Le lendemain, on leva les scellés de la salle de cérémonie, afin de contempler l’horrible portrait un peu moins tristement qu’à l’ordinaire ; mais on trouva qu’il avoit singulièrement pâli, et les couleurs, auparavant si dures, s’étoient fondues en masses d’une teinte plus douce.

Peu après, on vit arriver le jeune homme qui avoit voulu contester, avec Ferdinand, sur l’explication des mystères relatifs aux portraits. Clotilde ne cacha pas qu’il ne lui étoit point indifférent ; et on reconnut que la joie qu’elle avoit témoignée en voyant la tournure favorable que prenoit l’amour d’Emilie, n’étoit pas l’effet d’un attachement désintéressé, mais du plaisir que lui causoit la perspective de son propre bonheur. Son père, en effet, n’avoit pas voulu approuver ses sentimens, que la comtesse Panner n’eût renoncé à toutes ses prétentions sur Clotilde.

« Maintenant ne nous pardonnez-vous pas d’avoir cherché la connexion de certains mystères avec ce qui nous concerne ? » demanda Ferdinand au prétendu de Clotilde.

« Entièrement, » répondit celui-ci, « mais non moins par intérêt qu’auparavant, lorsque je soutenois une opinion contraire. Je dois à présent vous avouer que j’étois présent à l’accident funeste qui causa la mort de votre sœur, et que je découvris alors l’écrit caché derrière le portrait. Je l’expliquai naturellement de la même manière que votre père l’a expliqué plus tard. Mais je gardai le silence ; car la suite a fait voir ce que la découverte de cet écrit pouvoit me donner lieu de craindre pour mon amour. »

« Les explications incomplètes sont, par conséquent, mauvaises, » reprit Ferdinand en riant.

L’heureuse issue de ces découvertes répandit parmi les habitans du château une allégresse générale, augmentée en quelque sorte par la beauté de la saison. Les amans voulurent accomplir leurs mariages avant que les fleurs eussent perdu leurs feuilles. Lorsqu’au printemps suivant la primerose annonça le retour des beaux jours, Emilie donna la naissance à un enfant charmant.

La mère de Ferdinand, Clotilde et son mari, tous les amis de la famille, au nombre desquels se trouvoit le pasteur, si grand ami de la musique, et sa jolie petite femme, étoient réunis pour la fête donnée à l’occasion du baptême du nouveau né. Lorsque le prêtre qui conféroit le sacrement, demanda quel nom on donneroit à l’enfant, celui de Ditmar sortit de toutes les bouches, comme si l’on en fût convenu d’avance. Le baptême fini, Ferdinand, tout joyeux, accompagné de ses parens et de ses hôtes, porta son fils dans la salle de cérémonie, devant le portrait de son aïeul ; mais on ne l’apercevoit plus. Les couleurs, les contours, tout avoit disparu : il n’en restoit pas la moindre trace.




LA TÊTE DE MORT.


LA TÊTE DE MORT.




La beauté de la soirée, qui succédoit à un jour d’été très-chaud, avoit engagé le colonel Kielholm à s’asseoir, avec sa petite famille, sur le banc de pierre placé devant le manoir seigneurial de la terre qu’il venoit d’acheter. Afin de connoître peu à peu ses nouveaux vassaux, il prenoit plaisir à questionner sur leurs occupations et leur position, la plupart de ceux qui passoient, il allégeoit bien des peines par ses conseils, et même par ses bienfaits. Sa famille éprouvoit un plaisir singulier à voir que l’auberge, située en face du château, au lieu d’offrir un aspect malpropre et repoussant, comme sous le précédent maître, devenoit de jour en jour meilleure et plus décente. On s’en réjouissoit d’autant plus, que le nouvel hôtelier, qui avoit resté long-temps au service de la famille, vantoit les suites heureuses de ses améliorations, et se plaisoit dans son nouvel état, qui lui promettoit pour lui, sa femme et sa famille, un avenir heureux. Auparavant, quoique la route fût très-fréquentée, personne ne se hasardoit à passer la nuit dans cette auberge, chaque jour actuellement y voyoit entrer des voyageurs. Des voitures constamment arrêtées dans la cour et devant la maison, et l’air généralement satisfait des personnes qui se remettoient en route, prouvoient d’une manière incontestable à l’hôtelier, toujours le bonnet à la main près de la portière des équipages à leur départ, que ses efforts pour contenter les voyageurs avoient complètement réussi.

Un tableau mouvant, de ce genre, venoit de disparoître et fournissoit matière à la conversation, lorsqu’un équipage bizarre, qui arrivoit d’un autre côté, attira l’attention du colonel et sa famille. Un long chariot, chargé de malles et de toutes sortes d’effets, et attelé de deux chevaux, dont la taille et la couleur offroient le contraste le plus grotesque, mais qui se ressembloient par leur épouvantable maigreur, étoit suivi d’un second chariot démesurément long et large, que l’on avoit, probablement, aux dépens de la forêt voisine, changé en un bosquet ambulant. Les quatre coursiers qui le traînoient ne cédoient en rien aux deux autres. Mais le colonel et sa famille furent encore plus frappés des individus qui remplissoient cette seconde voiture ; c’étoit un mélange singulier d’enfans et d’hommes faits, de femmes et d’hommes étroitement rapprochés ; aucun des visages ne sembloit animé par un sentiment d’affection réciproque. Le mécontentement, l’aversion, la haine ; se lisoient évidemment sur toutes ces figures basanées. Ce n’étoit pas une famille, c’était un ramas étrange d’individus que la crainte on le besoin tenoit ensemble sans les réunir.

L’œil perçant du colonel fit cette découverte à une assez grande distance ; il vit aussi sortir du derrière de la voiture un homme mieux mis que les autres ; à un mot qu’il prononça, toute la bande tourna les yeux vers l’auberge, prit un air plus content, et tâcha de se rajuster un peu.

La première voiture étoit déjà arrêtée à la porte de l’auberge, lorsque la seconde, passa devant le château. Des saluts extrêmement soumis sembloient réclamer la bienveillance de la famille du colonel.

A peine la seconde voiture avoit cessé de marcher, que toute la bande étoit dehors. Chacun s’efforçoit de s’éloigner au plus vite du voisinage de celui près duquel il se trouvoit. La manière leste et adroite dont tous sautèrent hors de la voiture, fit connoître, à ne pas s’y méprendre, la profession de ces gens-là. Ce ne pouvoient être que des baladins.

Le colonel observa que, malgré le salut respectueux qu’ils avoient fait, il ne croyoit pas qu’ils fissent leurs tours dans cet endroit ; et que suivant toutes les apparences, ils partiroient sans délai pour la capitale ; car, ce n’étoit pas la peine qu’ils retardassent seulement d’un jour la moisson abondante qui les y attendoit, pour le mince profit qu’ils pouvoient espérer en donnant une représentation dans le village. « Nous avons, » dit-il, « vu ces gens sous leur mauvais côté, sans espoir de connoître ce qu’ils peuvent avoir de bon. »

Sa femme sembloit prête à manifester sa répugnance pour tous ces tours où l’on risque à se casser le cou, lorsque l’individu, qui étoit mieux mis que les autres, s’avança, et, après un profond salut, demanda la permission de rester quelques jours dans cet endroit. Le colonel pouvoit d’autant moins rejeter cette requête, que l’étranger présenta en même temps un passeport parfaitement en règle.

« Je vous prie, » répondit le colonel, de vouloir bien faire entendre très-positivement à vos gens, que toute action équivoque est punie dans mes villages ; je veux éviter tout ce qui peut donner lieu à des désagrémens. »

« N’ayez aucune inquiétude, monsieur ; une discipline extrêmement sévère soutient l’ambition de ma troupe, qui est, en quelque sorte, pour elle-même une police secrète. Tous me répondent d’un seul, et un seul me répond de tous. Chacun est tenu de me découvrir la mauvaise conduite de l’autre. Il est toujours récompensé de cette révélation ; tandis, qu’au contraire, s’il ne la fait pas, il est rigoureusement puni. »

La femme du colonel ne put cacher son aversion pour des dispositions aussi barbares. L’étranger s’en aperçut, et dit, en levant les épaules : « Chacun doit chercher à s’accommoder à sa position. J’ai trouvé que si l’on ne traitoit pas ainsi les gens de cette espèce, il n’y avoit pas moyen d’en venir à bout. Au reste, vous pouvez compter d’autant plus sûrement sur ma vigilance, que j’ai le bonheur d’avoir reçu le jour dans cet endroit, et que je me sens, par conséquent, doublement obligé envers le lieu de ma naissance et envers son seigneur. »

« Vous êtes né ici ? » répliqua, avec surprise, la femme du colonel.

« Oui, madame. Mon père étoit le maître d’école Schurster, mort assez récemment. Quant à moi, je m’appelle Calzolaro, parce que j’ai trouvé que ma profession va mieux sous un nom italien que sous mon nom allemand. »

Ces mots redoublèrent l’intérêt que le colonel et sa femme prenoient déjà à cet homme, qui paroissoit assez bien élevé. On savoit que le maître d’école, dont la population nombreuse du village avoit rendu la profession assez lucrative, poss édoit, en mourant, une certaine fortune ; mais qu’il avoit réduit son fils unique à une mince légitime, et nommé pour héritière universelle une jeune parente éloignée.

« Mon père, » dit Calzolaro, « ne s’est pas conduit envers moi comme il le devoit. Aussi crois-je devoir user des moyens que m’offre la loi pour attaquer son testament. Il s’y trouve quelques défauts de forme importans, et je suis dans l’intention de faire casser cette prétendue dernière volonté. Mais, je vous prie, excusez-moi de vous étourdir d’objets que la conversation a involontairement amenés, J’ai encore une requête à vous présenter. Permettez-moi, pour vous remercier de votre accueil gracieux, de vous faire voir quelques tours de ma troupe. »

Le colonel accorda à Calzolaro sa demande, et l’on fixa le jour de la représentation.

Calzolaro alla, dans la soirée même, voir le pasteur du village, et lui communiqua ses intentions relativement au testament de son père. Le bon ministre se récria à ce discours. Il chercha à prouver à Calzolaro que la colère de son père étoit juste. « Représentez-vous, jeune homme, » lui dit-il, « un père qui a vieilli dans une profession honnête, et qui se réjouit d’avoir un fils à qui il puisse la laisser ; ajoutez à cela que le fils a des talens, des connoissances, de la bonne volonté. Que doit faire le père ? employer tous ses efforts pour, qu’après lui, ce fils obtienne son emploi. Le fils est, en effet, nommé pour lui succéder. Le père se croit assuré contre tous les évènemens, et se trouve heureux ; voilà que le fils, entraîné par des camarades étourdis, abandonne tout-à-coup un avenir assez peu brillant, mais certain et respectable. Mon cher Schurster, si lorsque, secouant tout frein salutaire et quittant votre vénérable père pour courir le monde, vous avez pu oublier, par légéreté, le chagrin qu’il en a conçu, vous devez aujourd’hui vous comporter différemment, ou bien je vous dirai nettement que vous êtes un vaurien. Votre père n’a-t-il pas, par la suite, fait tout ce qu’il a pu pour vous ramener dans la bonne voie ? Mais vous avez été sourd à ses remontrances. »

« Parce que les liaisons que j’avois contractées m’imposoient des obligations, dont je ne pouvois pas me débarrasser comme d’un vêtement dont on s’ennuie. Si j’avois alors été mon maître, comme à présent...... »

« Brisons là-dessus, s’il vous plaît ; je n’ai qu’une prière à vous adresser. Vous devez du respect aux cendres de votre père, ne travaillez pas à faire casser son testament. »

Ce discours et l’air respectable du pasteur avoient fait un peu chanceler les résolutions de Calzolaro ; mais le lendemain, il y revint plus fortement, parce qu’il entendit dire à plusieurs personnes que son père, peu avant sa mort, avoit parlé de lui avec beaucoup d’aigreur. Ces propos l’indignèrent tellement, qu’il ne voulut pas même acquiescer à un accommodement avec l’héritière, lorsque le pasteur le lui proposa.

Le colonel essaya également, sans succès, de se rendre médiateur, et prit le parti de laisser l’affaire suivre son cours.

Il assista aux répétitions des baladins, et prit tant de plaisir à la représentation que Calzolaro avoit préparée pour lui et pour sa famille, qu’il l’engagea à en donner une seconde, à laquelle il envoya inviter quelques-uns de ses voisins.

Calzolaro lui dit, à ce sujet : « Vous n’avez vu jusqu’à présent presque aucune preuve de mon adresse ; mais ne croyez pas que je me tienne constamment auprès de mes gens sans rien faire, et simplement pour critiquer. J’ai, comme eux, ma sphère d’activité ; et je me réserve, avant notre départ, de vous faire passer quelques momens agréables avec des expériences d’électricité et de magnétisme. »

Le colonel raconta, à ce sujet, qu’il avoit vu récemment dans la capitale un homme faire des tours de ce genre, qui lui avoient beaucoup plu ; et que surtout la scène du ventriloque, que cet homme exécutoit à merveille, l’avoit singulièrement surpris.

« C’est justement sur ce point, » reprit Calzolaro, « que je crois être en état de me mesurer avec qui que ce soit. »

« J’en suis bien content, » répliqua le colonel. « Mais ce qui produiroit un effet prodigieux sur les personnes qui n’auroient jamais entendu parler de ventriloques, seroit un dialogue entre l’acteur et une tête de mort ; l’homme dont je parle nous en a donné un. »

« Si vous l’ordonnez, je pourrai l’essayer. »

« Charmant ! » s’écria le colonel ; puis Calzolaro ayant donné des preuves non équivoques de son talent comme ventriloque, il ajouta : « Il faudra augmenter la terreur de la scène par toutes sortes de moyens accessoires ; par exemple, tendre l’appartement en noir, éteindre toutes les lumières, choisir le milieu de la nuit. Ce sera une espèce de dessert phantasmagorique après souper, un spectacle tout-à-fait inattendu. Il faut que les spectateurs en éprouvent un peu de sueur froide, afin que lorsque l’on en viendra à l’explication, ils aient ample sujet de rire de leur frayeur. Car, si tout réussit, personne ne sera exempt d’un certain frisson d’effroi. »

Calzolaro adopta le projet, et promit de ne rien négliger de ce qui pouvoit le faire réussir.

On démeubla un cabinet, on le tendit de noir. La femme du colonel fut seule mise dans la confidence, parce qu’on pouvoit compter sur sa discrétion.

Son mari eut même avec elle une légère altercation à ce sujet. Elle demandoit que, pour la scène du ventriloque, on se servît d’un modèle de tête de mort en plâtre, d’après lequel son fils aîné dessinoit ; le colonel soutenoit qu’il falloit une tête de mort véritable ; autrement, dit-il, l’illusion des spectateurs seroit trop aisément détruite ; mais après qu’ils auront entendu parler la tête de mort, on la leur fera passer, pour qu’ils se convainquent par leurs yeux que c’en est bien réellement une.

« Et où prendre cette tête ? » demanda la femme du colonel.

« Le fossoyeur se chargera de ce soin. »

« Et quel est le mort dont on troublera ainsi le repos, pour un amusement frivole ? »

« Comme cela est sentimental ! » repartit Kielholm, qui ne prenoit pas la chose aussi gravement, « on voit bien que tu n’as pas vu un champ de bataille, où l’on ne s’occupe de respecter le repos des morts qu’autant que cela convient au laboureur dans les champs de qui ils sont enterrés. »

« Dieu me préserve d’un pareil coup-d’œil ! » s’écria la femme du colonel en s’éloignant, parce qu’elle s’aperçut que son mari étoit insensible à ses représentations.

D’après les ordres qu’il donna, le fossoyeur apporta un soir une tête de mort bien conservée.

Le matin du jour destiné à la représentation, Calzolaro alla dans la forêt voisine pour repasser le dialogue qu’il devoit avoir avec la tête de mort. Il songeoit à la manière de placer cette tête, pour écarter tout soupçon que les réponses qu’elle feroit vinssent d’une personne cachée. Sur ces entrefaites arriva le pasteur, qui revenoit d’un hameau voisin, où il avoit été appelé pour secourir un mourant. Croyant reconnoître le doigt de Dieu dans cette rencontre accidentelle, cet homme charitable s’arrêta, afin d’exhorter encore une fois Calzolaro à accepter un accommodement avec l’héritière. « Hier, » dit-il, « j’en ai reçu une lettre. Elle déclare que pour éviter que l’on n’attaque en rien la dernière volonté de votre père, elle vous offre la moitié du bien qui doit lui revenir. Ne devriez-vous pas préférer ce moyen à un procès dont l’issue est douteuse, et qui ne vous fera nullement honneur ? »

Calzolaro persista à dire que les lois en décideroient entre lui et le testateur. Le pauvre jeune homme n’étoit pas en état de juger, d’après le véritable point de vue, l’aversion de son père pour lui. Le pasteur voyant que toutes ses prières et ses représentations étoient inutiles, se retira. Calzolaro regagna lentement l’auberge pour assigner à chacun de ses gens leur emploi ; il ajouta qu’il ne se trouveroit pas avec eux ; mais que néanmoins, quoiqu’éloigné, il auroit l’œil ouvert sur leur conduite. Il ne vouloit pas se montrer comme chef de ces saltimbanques, à la société rassemblée chez le colonel, parce qu’il pensoit qu’en paroissant, pour la première fois, dans la scène de la nuit, comme personnage entièrement inconnu, il ajouteroit encore au merveilleux.

Les tours de souplesse, la danse de corde, allèrent à merveille. Moins ceux des spectateurs qui demeuroient habituellement à la campagne étoient accoutumés à voir ces sortes de tours, plus ils se trouvèrent disposés à admirer et à vanter l’adresse de la troupe. Les petits enfans furent surtout très-applaudis. La compassion que faisoit éprouver leur triste sort, se mêla à l’approbation qu’on leur témoigna, et les dames s’efforcèrent à l’envi, par leurs largesses, de faire naître la satisfaction sur le visage de ces petits malheureux.

La dextérité de la troupe fit le sujet de la conversation pendant toute l’après-dînée. On en parloit même encore au souper, lorsque le maître de la maison dit à la compagnie : « Je me réjouis, mes chers amis, de vous voir satisfaits du petit spectacle que je vous ai donné. Ma joie est d’autant plus vive, que j’entends qualifier d’inconcevables des choses très-naturelles ; car je suis en état de soumettre ce soir à votre examen quelque chose de vraiment incompréhensible. Il y a dans ce moment, chez moi, un homme qui entretient avec le monde spirituel un commerce si singulier, qu’il sait obliger les morts à répondre à ses questions. »

« Ahi ! » dit une dame en souriant, « ne nous faites pas peur. »

« Vous plaisantez actuellement, » reprit le colonel ; « mais je gage que votre bonne humeur sera un pea altérée lorsque la scène aura lieu. »

« J’accepte le pari, » répondit la dame incrédule.

Toute la société se rangea de son parti, et se déclara si ouvertement et si hautement contre la vérité de ces scènes de terreur, que le colonel commença à être réellement inquiet de l’effet de celle qu’il préparoit. Il se seroit même désisté de son projet, si ses hôtes ne l’eussent pas pris au mot. Ils allèrent encore plus loin ; ils le pressèrent de ne pas leur faire attendre long-temps les grandes choses qu’il leur avoit promises. Mais le colonel soutenant son rôle, et feignant de ne pas s’apercevoir qu’ils ne le poussoient ainsi que par moquerie, leur annonça sérieusement que l’expérience ne pouvoit avoir lieu avant minuit.

L’horloge sonna enfin minuit. Le colonel fit signe aux domestiques de placer des chaises en face de la porte d’un cabinet encore fermé ; il invita la société à s’asseoir, et donna ordre d’éteindre toutes les bougies.

Pendant ces préparatifs, il parla ainsi : « Je vous prie, mes amis, de vous abstenir de toute curiosité indiscrète. » Le ton grave et solemnel avec lequel il prononça ces paroles, fit une impression profonde sur l’assemblée, à qui le son de l’horloge et la cérémonie d’éteindre une lumière après l’autre avoient ôté une partie de son incrédulité.

Bientôt de l’appartement en face, on entendit les accens rauques et bizarres par lesquels on conjure les esprits ; des coups de marteau les interrompoient par intervalle. Tout-à-coup les portes du cabinet s’ouvrirent, et à mesure que le nuage d’encens dont il étoit rempli s’évanouit, on découvrit graduellement la tenture noire dont il étoit tapissé, et un autel au milieu, également drapé de noir. Une tête de mort, posée sur cet autel, lançoit des regards effrayans à toute la compagnie.

Cependant la respiration des spectateurs devenoit plus forte et plus difficile. L’embarras augmenta même à mesure que le nuage d’encens céda la place à la lumière éclatante d’une lampe d’albâtre suspendue au plafond. Plusieurs personnes tournèrent même la tête avec inquiétude, en entendant un certain bruit derrière elles ; mais il étoit tout simplement dû à quelques gens de la maison à qui le colonel avoit permis de regarder le spectacle à une certaine distance.

Après une minute de plus profond silence, Calzolaro se présenta. Une longue barbe avoit tellement changé sa figure, encore assez jeune, que quand même quelqu’un des spectateurs l’eût vu auparavant, il eût eu de la peine a le reconnoître. Le costume oriental dont il étoit revêtu ajouta au déguisement, de sorte que son entrée produisit un grand effet.

Pour que sa science imposât davantage par un certain ton hautain, le colonel lui avoit recommandé de s’adresser à la compagnie sans la saluer et sans employer aucune formule de politesse, et de s’énoncer surtout dans un langage qui s’éloignât sensiblement de celui que l’on emploie ordinairement dans la conversation. Tous deux pensèrent qu’un galimatias mystérieux ne seroit pas à dédaigner dans cette occasion.

En conséquence, Calzolaro parla ainsi, d’un ton sépulcral :

« La vie existe pour que nous nous engloutissions dans cet abîme obscur que nous nommons la mort, afin d’y être incorporés, dans un règne entièrement nouveau et paisible. C’est à faire sortir la vie de ce règne que tendent toutes les hautes sciences ; que les sots et les têtes foibles s’égarent en disant que cela est impossible ! le sage les plaint parce qu’ils ne savent pas ce qui est possible ou impossible, vrai ou faux, lumière ou ombre ; parce qu’ils ne connoissent et ne comprennent pas les grands esprits qui, du silence des caveaux et des sépulcres, des ossemens poudreux des morts, font entendre à l’oreille des vivans une voix non moins redoutable que vraie. Quant à vous qui êtes ici rassemblés, écoutez un mot d’avertissement : Gardez-vous, par quelque question indiscrète, de provoquer la vengeance de l’esprit, qui, à ma première parole, va planer invisiblement au-dessus de cette tête de mort. Tâchez de modérer votre frayeur ; écoutez tout avec calme et soumission : car je prends sous ma puissante sauve-garde les hommes obéissans, et je laisse les coupables seuls en proie à la destruction qu’ils ont bien méritée. »

Le colonel remarqua, avec un plaisir secret, l’impression que ces grandes phrases, prononcées avec la pompe et la mesure requises, produisoient sur l’assemblée, naguère si incrédule.

« La chose réussit mieux que je n’aurois cru, » dit-il tout bas à sa femme, que cette scène paroissoit ne pas amuser, et qui n’étoit venue que pour plaire à son mari.

Cependant Calzolaro continua : « Considérez cette tête chétive et oubliée : mon art magique a ouvert les verroux qui fermoient le caveau sépulcral, où reposoit une longue suite de princes. Actuellement il est là ce superbe, pour rendre, à l’interprête des esprits, un compte exact de sa vie entière. Ne vous effrayez pas quand même il éclateroit en menaces terribles contre moi, contre vous : son impuissance cherchera en vain, en se rappelant sa grandeur passée, à résister à mon pouvoir sur lui ; pourvu que, de votre part, une précipitation coupable ne vienne pas interrompre la marche silencieuse de mes questions graves. »

Il ouvrit ensuite une porte du cabinet, cachée à l’assemblée, apporta un réchaud rempli de charbons ardens, y jeta de l’encens, et fit trois fois le tour de l’autel, en prononçant à chaque coin des paroles inintelligibles ; puis il tira du fourreau une épée qu’il portoit à la ceinture, la plongea dans la fumée de l’encens, et en faisant des contorsions affreuses, feignit d’essayer de fendre la tête, que pourtant il ne toucha pas : enfin il prit la tête avec la pointe de son épée, la tint en l’air devant lui, et s’avança vers les spectateurs un peu émus.

« Qui es-tu, misérable poussière que je tiens au bout de mon épée ? » demanda Calzolaro, le regard assuré et la voix bien posée ; mais à peine a-t-il proféré cette question, que soudain il pâlit, son bras tremble, ses genoux chancellent, ses yeux hagards fixés sur la tête, se troublent ; il a à peine la force de poser l’épée et la tête sur l’autel ; il tombe soudainement à terre avec tous les symptômes d’une épouvante extrême.

Les spectateurs, hors d’eux-mêmes, regardent le maître de la maison ; celui-ci à son tour les regarde. Personne ne sait si cette chute fait partie de la scène, ni s’il est possible de l’expliquer.

La curiosité des spectateurs est excitée au plus haut degré : on attend encore long-temps, mais l’explication n’arrive pas ; enfin Calzolaro se relève à demi, et demande si l’ombre de son père a disparu.

La stupéfaction succède à l’étonnement ; le colonel veut savoir s’il a prétendu se jouer de la société, en promettant un dialogue avec la tête de mort.

Calzolaro répond qu’il se prêtera à tout, et qu’il supportera volontiers tous les châtimens qu’on voudra lui infliger pour son crime affreux ; mais il prie instamment que l’on reporte la têté à son lieu de repos.

Il avoit perdu entièrement contenance, et ne se releva que lorsque la femme du colonel eut acquiescé à sa prière, en donnant ordre qu’on reportât sur-le-champ cette tête de mort au cimetière, et qu’on la remît dans la fosse.

Durant, ce dénoûment inattendu, tous les yeux étoient tournés sur Calzolaro, qui naguère parloit avec tant d’emphase ; il avoit actuellement peine à reprendre haleine, et jetoit de temps en temps des regards supplians sur les spectateurs, comme pour les prier de vouloir bien attendre patiemment jusqu’à ce qu’il eût repris assez de force pour continuer le spectacle.

Le colonel les instruisit, sur ces entrefaites, de l’espèce de plaisanterie qui avoit été projetée, et qui venoit de manquer d’une manière qu’il ne pouvoit pas encore expliquer. Enfin, Calzolaro parla ainsi d’un air abattu :

« Le spectacle que j’avois dessein de donner s’est terminé, pour moi, d’une manière terrible. Mais, par bonheur, il me semble que l’honorable assemblée n’a pas vu l’apparition affreuse qui devoit nécessairement me priver de l’usage de mes sens. A peine avois-je soulevé la tête de mort avec mon épée, et avois-je commencé à lui parler, qu’elle m’a apparu sous les traits de mon père. Est-ce mon oreille qui a entendu son discours ? Je l’ignore. Je ne sais pas non plus comment le sens m’en est parvenu : Tremble, parricide, qui ne te convertis pas, et qui ne reprends pas la voie que tu as abandonnée ! »

L’effroi du souvenir oppressa tellement la respiration de Calzolaro, qu’il ne put continuer. Le colonel expliqua brièvement aux spectateurs ce qu’il y avoit d’obscur pour eux dans ces paroles, et dit ensuite au bateleur pénitent : « Puisque votre imagination vous a joué un tour aussi étrange, je vous exhorte à éviter à l’avenir des accidens de ce genre, et accepter l’arrangement proposé avec l’héritière nommée par votre père. »

« Non, Monsieur, » répondit-il, point d’accommodement ; autrement je ne remplirois mon devoir qu’à demi. Tout appartiendra à cette héritière, et le procès sera abandonné. »

Il déclara en même temps qu’il, étoit las de son genre de vie passé, et que les désirs de son père seroient remplis en entier.

Le colonel lui dit qu’il avoit là une très-bonne pensée qui le consoloit de ce que la fête avoit manqué.

L’assemblée ne se lassoit cependant d’adresser à Calzolaro une foule de questions dont quelques-unes étoient assez bizarres. On désiroit savoir, entr’autres, si la tête qui lui avoit apparu ressembloit à celle d’un cadavre ou à celle d’un homme vivant.

« C’est probablement à la première, » répondit-il, « l’effet terrible de l’ensemble de l’apparition m’avoit comme foudroyé ; de sorte que j’ai pu oublier les détails. Représentez-vous un fils qui, à la pointe d’une épée qu’il tient à la main, aperçoit la tête de son père ! L’idée seule peut faire perdre la raison. »

« Je ne croyois pas, » répartit le colonel après avoir long-temps considéré Calzolaro, « que la conscience d’un homme qui, comme vous, a couru le monde, pût encore être autant soumise au pouvoir de l’imagination. »

« Mais, monsieur, vous doutez donc de la réalité de l’apparition ? Quant à moi, je suis prêt à l’attester par les sermens les plus redoutables. »

« Votre assertion se détruit d’elle-même. Nous avons aussi tous des yeux pour voir ce qui est réellement, et personne n’a vu qu’une tête de mort ordinaire. »

« C’est ce que je ne puis expliquer ; mais je dirai quelque chose de plus, Je suis fermement persuadé, quoique je ne puisse encore m’en rendre raison, je suis persuadé, comme de ma propre existence, que cette tête doit réellement être celle de mon père ; j’en ferois le serment le plus solemnel. »

« Pour vous épargner un parjure, on va à l’instant demander des informations au fossoyeur. »

En finissant ces mots, le colonel sortit pour donner les ordres nécessaires. Il rentra un moment après, en disant : « Voici un autre phénomène étrange. Le fossoyeur est ici, chez moi ; mais il se trouve hors d’état de répondre. Désirant jouir du spectacle que je donnois à mes amis, il s’est mêlé parmi mes gens. Ceux-ci, par le même motif, avoient ouvert doucement la porte par où l’on a apporté le réchaud. Mais à l’instant où le conjurateur est tombé à terre, il en est arrivé autant au fossoyeur, qui n’est pas encore revenu à lui, quoiqu’on ait employé tous les moyens nécessaires pour lui faire reprendre connoissance. »

Un des spectateurs annonça que, sujet lui-même aux évanouissemens, il portoit constamment sur lui une liqueur d’un effet admirable dans ces sortes d’accidens, et qu’il alloit l’essayer sur le fossoyeur. Tout le monde le suivit ; mais le moyen ne réussit pas plus que les autres. « Cet homme est sans doute mort, » dit la personne qui venoit de faire l’essai.

L’horloge de la tour ayant sonné une heure, chacun songeoit à se retirer. Les signes de vie qui commencèrent à se manifester chez le fossoyeur, retinrent encore l’assemblée.

« Dieu soit loué ! » s’écria le fossoyeur en se réveillant, « le voici enfin rendu au repos ! »

« Qui donc, vieux papa ? » dit le colonel.

« Feu notre maître d’école. »

« Quoi, cette tête étoit donc réellement la sienne ? »

« Hélas ! si vous daignez ne pas vous en fàcher, je vous dirai qu’oui. Des espiègleries de la part des vieilles gens ! on auroit peine à le croire ; cependant je m’en suis avisé. Voilà ce qui en est arrivé. »

Ces mots énigmatiques n’apprenoient pas grand chose. Le colonel demanda au fossoyeur pourquoi il avoit eu l’idée de prendre précisément la tête du maître d’école.

« Par une hardiesse diabolique. On dit communément que lorsque les enfans parlent à minuit sonné à la tête de leurs parens défunts, cette tête reprend la vie. J’ai voulu en voir l’épreuve ; mais je n’y reviendrai de mes jours. Par bonheur la tête est actuellement rendue au repos. »

On lui demanda comment il le savoit. Il répondit qu’il avoit vu tout cela dans sa léthargie ; qu’au coup d’une heure sa femme avoit fini de remettre la tête dans la fosse. Et il décrivit dans le plus grand détail la manière dont elle s’y étoit prise.

L’assemblée avoit tellement repris sa curiosité en entendant toutes ces choses inexplicables, que l’on voulut attendre le retour d’un domestique dépêché par le colonel à la femme du fossoyeur. Tout s’étoit passé comme celui-ci l’avoit décrit ; une heure sonnoit, quand la tête venoit d’être remise en terre.

Tous ces événemens avoient procuré aux spectateurs une nuit plus signalée par la terreur que celle que le colonel leur avoit préparée. L’imagination de celui-ci étoit même tellement exaltée, que le plus léger coup de vent, le moindre craquement lui sembloit être l’annonce d’une entrevue désagréable avec le monde spirituel.

Aussi quitta-t-il son lit aux premiers rayons du jour, pour examiner par la fenêtre la cause du bruit qui se faisoit déjà entendre à la porte de l’auberge. C’étoit les baladins qui, assis dans leur voiture, se disposoient à partir. Calzolaro ne se trouvoit pas avec eux ; il se montra bientôt près de la voiture. On prit congé de lui. Les enfans sur-tout paroissoient s’en séparer à regret.

Les voitures partirent. Le colonel fit signe à Calzolaro de venir lui parler.

« Je crains », lui dit-il, lorsqu’il entra, que vous n’ayez aujourd’hui entièrement quitté la troupe. »

« Mais, monsieur, ne le devois-je pas ? »

« Il me semble que c’est une démarche aussi peu réfléchie que celle qui vous a jeté dans cet état. Vous auriez dû saisir une bonne occasion de retirer le petit capital que vous avez dans cette affaire.

« Oubliez-vous donc, M. le colonel, ce qui m’est arrivé, et que je n’aurois plus joui d’un seul instant de repos au milieu de tous ces individus, qui n’ont de l’homme que l’extérieur ? Toutes les fois que je me rappelle la scène de la nuit dernière, mon sang se glace dans mes veines. Il faut que, dès-à-présent, je fasse tout pour appaiser l’ombre de mon père, si grièvement offensée. Je me suis, au reste, arraché, sans de grands sacrifices, à une profession qui n’avoit rien d’agréable pour moi. Songez donc au malheur d’être le chef d’une troupe de gens qui, pour gagner un chétif morceau de pain, sont obligés à chaque instant de risquer leur vie ! Encore ce pain leur manque-t-il quelquefois. D’ailleurs, je sais que le Paillasse de la troupe, homme dépourvu de tout sentiment, aspire, depuis long-temps, à en devenir le chef. Il s’est, je l’ai appris, occupé, d’une manière ou d’une autre, de me faire disparoître de ce monde. Il me semble donc que je n’ai pas fait une démarche absolument précipitée, en lui cédant mes droits pour une mince somme d’argent. Je ne regrette que les pauvres enfans. Je les aurois volontiers achetés, pour les arracher à une carrière aussi malheureuse ; mais on n’a voulu les céder à aucun prix. Je n’ai qu’une consolation, c’est que les mauvais traitemens qu’ils éprouveront leur feront probablement prendre la fuite, et embrasser un meilleur genre de vie. »

« Et vous, que comptez-vous faire ? »

« Je vous l’ai dit : j’irai dans quelque coin obscur de l’Allemagne, suivre la profession à laquelle mon père m’avoit destiné. »

Le colonel l’engagea à attendre encore un peu, parce qu’il se pourroit qu’il fût en état de faire quelque chose pour lui. Dans cet intervalle, l’héritière de son père arriva pour s’aboucher avec lui. Lorsqu’il lui eut fait connoître sa résolution, elle le pria de ne pas refuser la moitié de l’héritage, au moins, comme un don volontaire de sa part. La bonté, la douceur de cette jeune femme, qui d’ailleurs étoit jolie, plurent tellement à Calzolaro, que peu de temps après il lui demanda sa main. Elle consentit à la lui accorder. Le colonel s’intéressa alors bien plus volontiers au sort de l’homme qui avoit déjà gagné sa bienveillance. Il remplit ses desirs en l’envoyant, dans un bien appartenant à sa femme, suivre la vocation que son père lui avoit fixée. Calzolaro, avant de partir, reprit son nom allemand de Schuster. Le bon pasteur, à qui son obstination avoit récemment causé une indignation si vive, donna la bénédiction nuptiale à l’heureux couple, en présence du colonel et de sa famille, qui fit, à ce sujet, donner dans son château une jolie fête.

Le soir, un peu après le coucher du soleil, les deux époux se promenoient dans une allée du jardin, à quelque distance du reste de la compagnie, et paroissoient plongés dans une rêverie profonde. Tout-à-coup ils se regardèrent ; il leur sembla que quelqu’un leur prenoit la main à chacun pour les unir. Ils assurèrent qu’au moins l’idée de cette action leur étoit venue à chacun si soudainement, et si involontairement, qu’ils en avoient été eux-mêmes étonnés.

Un instant après, ils entendirent aussi ces mots : « Que Dieu bénisse votre union ! » proférés distinctement par la voix du père de Calzolaro.

Le nouveau marié dit au colonel, à quelque temps de là, que sans ces mots de consolation, l’image terrible qu’il avoit vue une certaine nuit, l’auroit assurément poursuivi pendant toute sa vie, et auroit empoisonné ses momens les plus heureux.


fin du premier volume.



FANTASMAGORIANA.


FANTASMAGORIANA,


ou


RECUEIL


D’HISTOIRES D’APPARITIONS DE SPECTRES,
revenans, fantômes, etc. ;
Traduit de l’allemand, par un Amateur.



Falsis terroribus implet.
Horat.


TOME SECOND.


PARIS,
Chez F. SCHOELL, rue des Fossés-Montmartre, no. 14.
1812.
FANTASMAGORIANA,
ou
RECUEIL


d’histoires d’apparitions de spectres,
revenans, fantomes, etc.




LA MORT FIANCÉE.




L’éte étoit superbe ; aussi, de mémoire d’homme, jamais on n’avoit vu tant de monde aux eaux. Mais les salons de réunion avoient beau se remplir, la gaité ne s’y trouvoit pas. La noblesse se tenoit à part, le militaire en faisoit autant, et la bourgeoisie médisoit de tous les deux. Tant de réunions partielles devoient nécessairement mettre obstacle à une réunion générale. Les bals publics même ne produisoient pas plus de rapprochement parmi les personnes du beau monde, parce que le propriétaire des eaux y paroissoit chamarré de cordons, et que cet éclat, joint à la roideur des manières de la famille de ce seigneur, et au grand nombre de laquais, vêtus de riches livrées, qui les suivoient, forçoit la plupart des personnes présentes à se renfermer silencieusement dans les bornes fixées par la diversité des rangs.

Voilà aussi pourquoi les assemblées devinrent successivement moins nombreuses. Des cercles particuliers se formèrent, et cherchèrent à conserver dans leur sein l’agrément qui, chaque jour, disparoissoit dans les réunions générales.

Une de ces sociétés se rassembloit à peu près deux fois par semaine, dans une des salles qui, à cette époque, étoient ordinairement vides. On y soupoit, et ensuite on goûtoit, soit dans la salle même, soit en se promenant, le charme d’une conversation décente et sans contrainte. Les membres de cette réunion se connoissoient d’avance, au moins de nom ; mais un marquis italien, qui vint augmenter la société, leur étoit inconnu, de même qu’à toutes les personnes qui se trouvoient aux bains. Ce titre de marquis italien sembloit d’autant plus singulier que son nom, tel qu’il étoit instruit sur la liste générale, paroissoit appartenir aux pays du nord, et réunissoit un si grand nombre de consonnes, que personne ne pouvoit le prononcer sans difficulté. Sa physionomie et ses manières offroient aussi beaucoup de particularités. Son visage long et blême, ses yeux noirs, son regard impérieux, avoient quelque chose de si peu attrayant, que chacun l’eût certainement évité, s’il n’avoit pas toujours eu à sa disposition un certain nombre d’histoires qui étoient d’un merveilleux secours pour la société dans les momens d’ennui. On prétendoit seulement que ses récits exigeoient, en général, un peu trop de crédulité de la part de ses auditeurs.

La société venoit de se lever de table, et se trouvoit peu disposée à la gaîté. On se sentoit encore trop fatigué du bal de la nuit précédente, pour jouir du plaisir de la promenade, quoiqu’un beau clair de lune y invitât. On n’avoit pas même la force de soutenir la conversation ; rien de surprenant, par conséquent, si l’on désiroit plus vivement qu’à l’ordinaire la présence du marquis.

« Où peut-il donc être ? » s’écria la comtesse d’un ton d’impatience.

« Certainement encore au pharaon, pour mettre les banquiers au désespoir, » répondit Florentine. « Il a, ce matin, causé le départ subit de deux de ces messieurs. »

« Perte bien légère, » répliqua quelqu’un.

« Pour nous, » répartit Florentine ; « mais non pas pour le propriétaire des eaux, qui n’a défendu le jeu que pour qu’on s’y livrât avec plus de fureur. »

« Le marquis devroit s’abstenir de prouesses semblables, » dit le chevalier d’un air mystérieux ; les joueurs sont vindicatifs, et ont généralement des liaisons avantageuses. Si ce que l’on se dit à l’oreille est vrai, que le marquis se trouve impliqué d’une manière assez fâcheuse dans des affaires politiques.... »

« Mais, » demanda la comtesse, « que fait donc le marquis aux banquiers des jeux ? »

« Rien ; sinon qu’il met sur des cartes qui gagnent presque toujours. Et ce qui est assez singulier, il ne tire, pour lui-même, presqu’aucun parti de cet avantage, parce qu’il s’en tient toujours à la mise la moins forte. Mais les autres ponteurs ne sont pas si réservés, et chargent tellement ces cartes, que la banque a sauté avant que la main ait passé. »

La comtesse alloit faire d’autres questions, lorsque l’entrée du marquis fit prendre une autre tournure à la conversation.

« Enfin donc ! » s’écrièrent à-la-fois plusieurs personnes.

« Aujourd’hui, » dit la comtesse, « nous avons le plus vivement désiré votre entretien, et justement aujourd’hui vous vous faites le plus attendre. »

« J’avois projeté une expédition importante ; elle m’a parfaitement réussi. J’espère que demain il n’y aura plus ici une seule banque de jeu. Je suis allé d’un salon de jeu à un autre. Il n’y a pas assez de chevaux de poste pour emmener les banquiers ruinés. »

« Ne pouvez-vous, » demanda la comtesse, nous enseigner votre art merveilleux de toujours gagner ? »

« Ce seroit bien difficile, ma belle dame ; il faut, pour cela, une main heureuse, autrement on ne fait rien. »

« Mais, » reprit le chevalier, en riant, jamais je n’en ai vu d’aussi heureuse que la vôtre. »

« Comme vous êtes encore jeune, mon cher chevalier, beaucoup de choses nouvelles pourront vous arriver. »

En disant ces mots, le marquis jeta sur le chevalier un regard si perçant, que celui-ci s’écrià : « Voulez-vous donc tirer mon horoscope ? »

« Pourvu que ce ne soit pas aujourd’hui, »

dit la comtesse : « qui sait si votre destinée future nous procureroit une histoire amusante, comme le marquis nous la promet depuis deux jours ? »

« Je n’ai pas précisément dit amusante. »

« Mais, au moins, remplie d’événemens extraordinaires ; il nous en faut de tels pour nous tirer de la léthargie qui nous accable aujourd’hui. »

« Très-volontiers ; mais je désire savoir auparavant si quelqu’un de vous connoît les choses surprenantes que l’on raconte de la Morte fiancée. »

Personne ne se souvint d’en avoir entendu parler.

Le marquis sembloit vouloir ajouter encore quelque préambule ; mais la comtesse et d’autres personnes manifestèrent si ouvertement leur impatience, que le marquis commença sa narration en ces mots :

« Depuis long-temps j’avois formé le projet d’aller visiter le comte Globoda dans ses terres en Bohême. Nous nous étions rencontrés dans la plupart des pays de l’Europe ; ici, lorsque la légèreté de la jeunesse nous entraînoit au plaisir ; là, lorsque les années nous rendoient plus calmes et plus posés. Enfin, plus avancés en âge, nous désirions ardemment, avant la fin de nos jours, de jouir encore, par le charme du souvenir, des momens agréables que nous avions passés ensemble. Je voulois, de mon côté, connoître le château de mon ami ; il étoit, suivant la description qu’il m’en avoit faite, dans un canton très-romantique : ses aïeux l’avoient construit depuis des siècles, et leurs descendans l’avoient entretenu avec tant de soin, qu’il conservoit son aspect imposant, en même temps qu’il offroit une demeure commode. Le comte y passoit ordinairement la plus grande partie de l’année avec sa famille, et ne retournoit dans la capitale qu’à l’approche de l’hiver. Instruit de toutes ces particularités, je ne fis pas annoncer ma visite, et j’arrivai chez lui un soir, précisément dans la saison actuelle. J’admirai le paysage riant et varié que le château dominoit.

« L’accueil amical que l’on me fit, ne put me cacher entièrement la douleur secrète peinte sur le visage du comte, de son épouse, et de leur fille, la belle Libussa. Je ne tardai pas à apprendre que l’on étoit encore affligé par le souvenir de la perte de la sœur jumelle de Libussa, enlevée à sa famille depuis un an. Libussa et Hildegarde se ressembloient tellement, que l’on ne pouvoit les distinguer que par un petit signe de la forme d’une fraise, placé au cou de Hildegarde. On avoit laissé sa chambre et tout ce qui s’y trouvoit dans le même état que pendant sa vie, et la famille alloit la visiter lorsque l’on vouloit goûter pleinement la triste satisfaction de regretter cette fille chérie. Elle n’avoit eu avec sa sœur qu’un cœur, qu’un esprit. Aussi les parens ne pouvoient-ils croire que leur séparation durât long-temps ; ils craignoient que bientôt Libussa ne leur fût aussi enlevée.

« Je fis mon possible pour distraire cette famille respectable, en l’entretenant des scènes riantes de notre vie passée, et en dirigeant ses idées sur des sujets moins tristes que celui qui les occupoit. Je vis, avec satisfaction, que mes efforts n’étoient pas entièrement infructueux. Tantôt nous nous promenions dans le canton d’alentour, paré de tous les agrémens de l’été ; tantôt parcourant les divers appartemens du château, dont l’état de conservation excitoit notre étonnement, nous nous entretenions des actions des générations passées, dont une longue galerie offroit les portraits vénérables.

« Un soir le comte m’avoit parlé, en confidence, de ses projets pour l’avenir ; entr’autres il avoit manifesté combien il désiroit que Libussa, qui avoit déjà refusé plusieurs partis, quoiqu’elle ne fût que dans sa seizième année, fît un mariage heureux. Tout à coup le jardinier, hors d’haleine, entra dans l’appartement et annonça qu’on venoit de voir un revenant (probablement l’ancien chapelain du château), qui avoit paru un siècle auparavant. Plusieurs domestiques suivoient le jardinier : la pâleur de leur visage confirmoit la nouvelle terrible que ce dernier avoit apportée.

« Vous aurez bientôt peur de votre ombre, » leur dit le comte. Puis il les renvoya, en leur signifiant de ne plus venir l’étourdir de contes semblables. « Il est réellement désolant, » me dit-il ensuite, de voir jusqu’où va la superstition de ces gens-là, et qu’il soit impossible de les en désabuser entièrement. Voilà que de siècle en siècle on se repaît du bruit absurde que de temps en temps un ancien chapelain du château erre dans les environs, qu’il dit la messe dans l’église, et d’autres sornettes de ce genre. Ce bruit s’est un peu affoibli depuis que je possède ce château ; mais, à ce qu’il me paroît, il ne peut cesser entièrement. »

« Dans ce moment, on annonça la visite du duc de Marino. Le comte ne se souvenoit pas d’en avoir entendu parler.

« Je lui dis que je connoissois assez particulièrement cette famille, et que récemment j’avois assisté, à Venise, aux fiançailles d’un jeune homme de ce nom.

« Ce même jeune homme entra à l’instant. Sa vue m’auroit été très-agréable, si je ne m’étois pas aperçu que ma présence lui causoit un trouble évident.

« Ah ! » dit-il, d’un ton assez aisé, après les formules ordinaires de politesse, « puis-que je vous trouve ici, mon cher marquis, je puis m’expliquer comment, dans le canton d’alentour, on savoit mon nom. Quoique je ne connoisse pas encore la voix sourde qui, à la montée par où l’on arrive au château, a prononcé mon nom très-distinctement par trois fois, et a ajouté d’un ton très-haut que j’étois le bien venu, je conçois à présent que cela doit venir de vous, et j’ai honte de la frayeur que j’en ai ressentie. »

« Je lui assurai qu’avant qu’on l’annonçât, j’ignorois absolument son arrivée, et qu’aucun de mes gens ne le connoissoit, parce que le valet-de-chambre qui m’avoit suivi en Italie, n’étoit pas cette fois-ci venu avec moi. « Au reste, » ajoutai-je, « par l’obscurité qui règne en ce moment, il seroit très-difficile de reconnoître l’équipage même le plus connu. »

« En ce cas-là je m’y perds, » s’écria le duc un peu interdit. L’incrédule comte répartit très-poliment que la voix qui avoit crié au duc qu’il étoit le bien venu, avoit au moins les sentimens de toute sa famille.

« Marino, avant d’avoir dit un mot du motif de sa visite, me demanda un eniretien secret, et me confia qu’il étoit venu pour obtenir la main de la belle Libussa, et que, s’il pouvoit obtenir son agrément, il la demanderoit à son père.

« La comtesse Apollonia, votre fiancée, a donc cessé de vivre ? » lui demandai-je.

« Nous parlerons de cela une autre fois, » me répondit-il.

« Au profond soupir qui accompagna ces paroles, je conclus qu’Apollonia s’étoit rendue coupable, envers le duc, d’infidélité ou de quelqu’offense grave, et je crus que je devois m’abstenir de continuer des questions qui déchiroient son cœur blessé si sensiblement.

« Cependant, comme il me pria d’être son médiateur auprès du comte, pour que çelui-ci lui accordàt l’objet de ses vœux, je lui représentai vivement le danger d’une alliance qu’il n’avoit dessein de contracter que pour effacer le souvenir amer d’une personne aimée auparavant, et sans doute bien plus tendrement. Mais il me répondit qu’il étoit très-éloigné de ne penser à la belle Libussa que par un motif aussi blâmable, et qu’il se trouveroit le plus heureux des hommes si elle n’étoit pas contraire à ses vœux.

« Son ton pénétré et expressif, en me parlant ainsi, apaisa l’inquiétude que je commençois à éprouver, et je lui promis de préparer le comte Globoda à l’écouter, et de lui donner les renseignemens nécessaires sur la famille et la fortune de Marino. Mais je lui déclarai, en même temps, que je ne hâterois nullement, par mes avis, la conclusion de l’affaire, parce que je n’étois pas habitué à me charger de l’issue incertaine d’un mariage.

« Le duc me témoigna sa satisfaction, et me fit donner, ce qui ne me parut alors d’aucune conséquence, la promesse de ne pas faire mention du mariage qu’il avoit été sur le point de contracter auparavant, parce que cela entraîneroit des explications désagréables.

« Les vues du comte réussirent avec une promptitude qui passa ses espérances. Sa taille riche et bien prise, ses yeux étincelans, applanirent la voie à l’amour pour s’introduire dans le cœur de Libussa, L’agrément de sa conversation promettoit à la mère un gendre très-aimable, et les connoissances en économie rurale, qu’il déployoit à l’occasion, faisoient espérer au comte un appui utile dans ses occupations habituelles ; car il avoit été arrêté, dès les premiers jours, que le duc quitteroit sa patrie.

« Marino poussa ses avantages avec beaucoup d’ardeur, et un soir je fus surpris par la nouvelle de ses fiançailles, que je ne croyois pas si proches. A table, on vint à parler de ces fiançailles, dont j’avois fait mention immédiatement avant l’arrivée du duc dans le château. La comtesse me demanda si le jeune Marino étoit proche parent de celui qui avoit été fiancé ce jour même à sa fille ?

« Assez proche, » répondis-je en me rappelant ma promesse. Marino me regardoit d’un air embarrassé. « Mais, mon cher duc, » continuai-je, « dites-moi quelle est la personne qui a fixé votre attention sur l’aimable Libussa, et si un portrait ou une cause quelconque vous a engagé à supposer ou à chercher dans ce château éloigné une beauté dont le choix fait tant d’honneur à votre goût ; car, si je ne me trompe pas, vous avez dit hier que vous aviez dessein de courir encore le monde pendant six mois, lorsque tout-à-coup, je crois que c’étoit à Paris, vous avez changé de plan, et projeté votre voyage spécialement et uniquement pour voir la charmante Libussa. »

« Oui, c’étoit à Paris », répondit le duc, « vous avez très-bien entendu. J’allois admirer les trésors de la superbe galerie des tableaux du Muséum ; mais à peine étois-je entré, que mes yeux se détournèrent des beautés inanimées et se fixèrent sur une dame dont les attraits incomparables étoient, en quelque sorte, rehaussés par un air de mélancolie. Je ne me hasardai qu’avec crainte à m’approcher d’elle, et à la suivre de près, sans oser lui adresser la parole. Je la suivis encore lorsqu’elle quitta la galerie, et je pris son domestique à part pour m’informer du nom de sa maîtresse. Il me le dit ; mais ayant alors exprimé le désir de faire connoissance avec le père de cette beauté, il ajouta que cela pourroit difficilement avoir lieu à Paris, parce que la famille étoit dans l’intention de quitter cette ville, et même la France.

« Il se présentera pourtant une occasion, me dis-je aussitôt, et je cherchai des yeux la dame ; mais persuadée probablement que son domestique la suivoit de près, elle avoit continué à marcher, et se trouvoit entièrement hors de ma vue. Pendant que je cherchois à suivre partout ses traces, le domestique avoit aussi échappé à mes regards. »

« Quelle étoit cette belle dame ? » demanda Libussa d’un ton d’étonnement.

« Quoi, vous ne m’avez donc réellement pas aperçu alors dans sa galerie ? »

« Moi ?..... Ma fille ?..... » s’écrièrent en même temps Libussa et ses parens.

« Oui, vous-même, mademoiselle. Le domestique, que pour mon bonheur vous aviez laissé à Paris, et que le soir je rencontrai inopinément comme mon bon ange, m’a instruit du reste, de sorte qu’après un court séjour chez moi, j’ai pu arriver ici directement. »

« Quelle fable ! » dit le comte à sa fille, qui restoit muette de surprise. « Libussa, » ajouta-t-il en se tournant vers moi, « n’est pas encore sortie de sa patrie, et moi-même je ne suis pas allé à Paris depuis dix-sept ans. »

Le duc regarda le comte et sa fille avec des yeux où se peignoit le même étonnement que dans les leurs. La conversation seroit entièrement tombée, si je n’avois pris soin de la relever en parlant d’autre chose ; mais j’en fis presque seul les frais.

Après le repas, le comte mena le duc dans l’embrâsure d’une fenêtre ; et quoique j’en fusse assez éloigné, et que je parusse fixer uniquement mon attention sur un lustre nouveau, j’entendis toute leur conversation.

« Quel motif, » demanda le comte d’un ton sérieux et mécontent, « peut vous avoir engagé à inventer la scène singulière de la galerie du muséum de Paris ? car, selon moi, elle n’étoit bonne à vous conduire à rien. Puisque vous vouliez taire la cause qui vous avoit porté à venir demander ma fille en mariage, il falloit le dire tout simplement ; et quand même vous auriez eu de la répugnance à faire une déclaration semblable, il y avoit mille tournures à donner à votre réponse, sans qu’il fût nécessaire de blesser ainsi la vraisemblance. »

« M. le comte, » repartit le duc très-piqué, « à table, je me suis tu, parce que je devois croire que vous aviez vos raisons pour tenir secret le voyage de votre fille à Paris. Je me suis tu simplement par discrétion ; mais la singularité de vos reproches me force de m’en tenir à ce que j’ai dit, et, malgré votre répugnance à croire la chose, de soutenir devant tout le monde que la capitale de la France est le lieu où j’ai vu, pour la première fois, votre fille Libussa. »

« Mais, si je vous prouve non-seulement par le témoignage de nos gens, mais aussi par celui de tous mes vassaux, que ma fille n’a jamais quitté son pays ? »

« Je m’en tiendrai toujours au témoignage de mes yeux et de mes oreilles, qui n’ont pas moins d’autorité pour moi. »

« Ce que vous dites est réellement énigmatique, » reprit le comte d’un ton un peu plus posé ; « votre air sérieux me persuade que vous avez été dupe d’une illusion, et que vous avez vu une autre personne que vous avez prise pour ma fille. Excusez-moi donc d’avoir pris la chose un peu chaudement. »

« Une autre personne ! J’ai donc non-seulement pris une autre personne pour votre fille ; mais aussi le domestique dont je vous ai déjà parlé, et qui me fit une description si précise de ce château, est, à ce que je vois, une autre personne ! »

« Mon cher Marino, ce domestique étoit un fourbe qui connoissoit le château, et qui, Dieu sait par quel motif, vous aura parlé, comme de ma fille, d’une dame qui lui ressembloit. »

« Je ne prends certainement pas plaisir à vous contredire ; mais ce sont les traits de Libussa que, depuis la rencontre à Paris, mon imagination a conservés avec la fidélité la plus scrupuleuse. »

Le comte secoua la tête, et Marino continua : « Bien plus ; mais pardonnez-moi, si je me trouve dans la nécessité de mentionner une particularité qui, sans cela, ne seroit jamais sortie de ma bouche. Lorsque dans la galerie je me tenois derrière la dame, le fichu qui couvroit son cou se dérangea un peu, et j’aperçus distinctement un signe de la forme d’une petite fraise.

« Voici bien autre chose, » s’écria le duc en pâlissant, « il semble que vous voulez m’accoutumer à croire des récits bien étranges. »

« Je n’ai qu’une réponse à faire : ce signe se trouve-t-il au cou de Libussa ? »

« Non, monsieur, » répondit le comte en regardant fixément Marino.

« Non ? » s’écria celui-ci, frappé de la plus vive surprise.

Non, vous dis-je ; mais la sœur jumelle de Libussa, qui lui ressembloit singuliérement, avoit le signe dont vous parlez, et l’a, depuis plus d’un an, emporté avec elle dans le tombeau.

« Et ce n’est pourtant que depuis quelques mois que j’ai vu cette personne à Paris. »

En ce moment, la comtesse et Libussa, qui se tenoient à l’écart, en proie à l’inquiétude, et qui ne savoient ce qu’elles devoient penser de la conversation, dont le sujet paroissoit important, s’approchèrent. Mais le comte, d’un air impérieux, les fit aussitôt retirer ; puis il mena le duc entièrement dans l’encognure de la fenêtre, et poursuivit l’entretien à voix si basse, que je n’en pus rien entendre.

On fut extrêmement surpris lorsque, la nuit même, le comte donna ordre d’ouvrir en sa présence le cercueil d’Hildegarde. Mais auparavant, il me communiqua succinctement ce que je viens de rapporter, et me proposa d’assister avec le duc et lui à l’ouverture du cercueil. Le duc s’en dispensa, en disant que la seule pensée le faisoit frissonner d’effroi, parce qu’il ne pouvoit surmonter, surtout pendant la nuit, son horreur pour les cadavres.

Le comte le pria de ne parler à personne de la scène de la galerie, et surtout d’épargner à l’extrême sensibilité de la fiancée, le récit de la conversation secrète qu’ils avoient eue ensemble, quand même elle le presseroit de l’en instruire.

Sur ces entrefaites, le sacristain arriva avec sa lanterne. Le comte et moi nous le suivîmes. « Il n’est guères possible, » me dit le comte pendant que nous marchions, « qu’une supercherie ait eu lieu lors de la mort de ma fille. Les circonstances m’en sont trop bien connues. Vous pouvez, d’ailleurs, aisément penser que notre affection pour notre pauvre fille nous a empêchés de l’exposer à être enterrée trop précipitamment ; mais supposons même que cela ait eu lieu, et qu’une main avide ait ouvert le cercueil, et y ait, à sa frayeur extrême, trouvé une personne qui revenoit à la vie, on ne peut pourtant pas croire que ma fille ne fût pas rentrée chez des parens qui la chérissoient, plutôt que de fuir dans des pays lointains. Cette dernière circonstance ne se peut pas supposer, quand même on admettroit comme vrai qu’elle a été forcée de s’éloigner de ce canton, puisqu’il lui restoit toujours mille moyens de revenir. Mes yeux vont me convaincre que les restes sacrés de mon Hildegarde reposent réellement dant le cercueil ; me convaincre ! » s’écria-t-il encore d’une voix plaintive et si forte, que le sacristain tourna la tête.

Le comte, que ce mouvement rendit plus circonspect, continua ainsi à voix basse : « Comment puis-je penser qu’il existe encore la moindre trace des traits de ma fille, et que la destruction ait épargné sa beauté ? Retournons, marquis ; car, qui pourra me dire, lors même que je verrai réellement son squelette, que ce n’est pas celui d’une étrangère que l’on a mis dans ce cercueil pour y tenir sa place ? »

Il vouloit même donner ordre de ne pas ouvrir la porte de l’église, où nous venions d’arriver : alors je lui représentai que dans sa position, je me serois difficilement déterminé à une semblable démarche ; mais que le premier pas étant fait, il falloit aller jusqu’au bout, et voir s’il ne manquoit pas au corps d’Hildegarde, quelques-uns des joyaux que l’on avoit enterrés avec elle. J’ajoutai qu’à en juger d’après un grand nombre de faits, la destruction ne produit pas un effet également prompt sur tous les corps.

Mes représentations réussirent ; le comte me serra la main, et nous suivîmes le sacristain qui, par sa pâleur et par le tremblement de ses membres, faisoit connoître qu’il n’étoit pas habitué à des excursions nocturnes de ce genre.

Je ne sais pas si quelque personne de la compagnie s’est jamais trouvée à minuit dans une église, devant la porte de fer d’un caveau, pour examiner la suite des coffres de plomb qui renferment les dépouilles mortelles d’une maison illustre. Il est certain que dans ces momens, le bruit des verroux et des serrures produit une impression marquée, que l’on redoute d’entendre gronder les portes sur leurs gonds, et que quand le caveau est ouvert, on hésite un instant à avancer le pied pour entrer.

Le comte fut très-vivement saisi de ces mouvemens de terreur, ce que je reconnus à un soupir étouffé ; mais il se fit violence : je remarquai cependant que ses regards n’osèrent se porter sur aucun autre cercueil que sur celui de sa fille ; il l’ouvrit lui-même.

« Ne l’ai-je pas dit ? » m’écriai-je, en voyant que les traits du cadavre avoient encore une parfaite ressemblance avec ceux de Libussa. Je fus obligé d’empêcher le comte, saisi d’étonnement, d’imprimer un baiser sur le front de ce corps inanimé.

« Ne troublez pas la paix de celle qui repose, » ajoutai-je ; et j’employai tous mes efforts pour retirer au plutôt le comte de ce triste séjour de la mort.

A notre retour au château, nous trouvâmes les personnes qui y étoient restées, dans une attente désagréable. Les deux dames avoient beaucoup questionné le duc sur ce qui s’étoit passé, et n’admettoient pas, comme une excuse valable, la promesse qu’il avoit faite, de garder le silence : elles nous prièrent aussi, mais en vain, de satisfaire leur curiosité.

Elles réussirent mieux le lendemain avec le sacristain, qu’elles firent venir secrètement, et qui dit tout ce qu’il savoit ; mais il ne fit qu’exciter plus vivement leur vif désir de connoître la conversation qui avoit occasionné cette visite nocturne au caveau sépulchral.

Quant à moi, je rêvai tout le reste de la nuit à l’apparition que Marino avoit vue à Paris ; je fis des conjectures que je me gardai de communiquer au comte, parce qu’il révoquoit absolument en doute les relations d’un monde supérieur avec le nôtre. Dans ces conjonctures, je vis avec plaisir que si cette singulière circonstance n’étoit pas entièrement oubliée, au moins on n’en parloit que rarement et très-légèrement.

Mais une autre cause commença à m’inspirer de vives sollicitudes : le duc persistoit constamment à refuser de s’expliquer en tête à tête avec moi, sur les fiançailles qu’il avoit contractées précédemment ; et l’embarras dont il ne pouvoit se défendre, aussitôt que je parlois des bonnes qualités que j’avois cru reconnoître dans sa prétendue, ainsi que de quelques autres particularités, me firent conclure que la fidélité de Marino pour Apollonia, avoit commencé à chanceler dans la galerie des tableaux, à la vue de la belle inconnue ; qu’Apollonia avoit été abandonnée, parce qu’il avoit cédé à la tentation, et que sans doute on ne pouvoit nullement la croire coupable de la rupture d’une alliance solennellement commencée.

Prévoyant dès-lors que la charmante Libussa ne pouvoit pas espérer de trouver le bonheur dans son union avec Marino, et sachant que le jour du mariage étoit proche, je résolus d’arracher au plutôt le masque au perfide, et de le faire repentir de son infidélité.

Un jour il se présenta une occasion excellente à mon gré pour en venir à mes fins. Le soupé fini, nous étions restés à table ; l’on vint à dire que l’iniquité trouve fréquemment sa punition dans le monde : j’observai que j’avois vu des exemples frappans de cette vérité ; alors Libussa et sa mère me pressèrent de citer un de ces exemples.

« En ce cas, Mesdames, » répondis-je, « permettez-moi de vous raconter une histoire, qui, à mon avis, vous intéresse directement.

« Nous ? » répartirent-elles : je jetai en même temps les yeux sur le duc, qui, depuis plusieurs jours, me témoignoit de la méfiance ; et je vis que sa mauvaise conscience le faisoit pâlir.

« C’est du moins ce que je pense, » répliquai-je ; « mais, mon cher comte, m’excuserez-vous si le surnaturel s’entremèle quelquefois dans ma narration ? »

« Très-volontiers, » répondit-il en riant ; « et je vous exprime mon étonnement de ce qu’il vous est arrivé tant de choses de ce genre, tandis que je n’en ai encore éprouvé aucune. »

Je m’aperçus bien que le duc lui faisoit des signes pour approuver ce qu’il disoit ; mais je n’y fis pas attention, et je répondis au comte : « Tout le monde n’a peut-être pas des yeux pour voir. »

« Cela peut être, » répartit-il en riant encore.

« Mais, » lui dis-je tout bas d’un ton expressif, « ce corps intact dans le cercueil, est-ce donc un phénomène ordinaire ? »

Il parut ébranlé, et je continuai ainsi encore à voix basse : « Cela peut au reste très-bien s’expliquer d’une manière naturelle, et il seroit inutile de contester là-dessus avec vous. »

« Nous nous éloignons de notre affaire, » dit la comtesse avec un petit mouvement d’humeur, et elle me fit signe.

Alors je commençai ainsi : « La scène de mon anecdote est à Venise. »

« Je pourrois donc bien en savoir quelque chose, » s’écria le duc qui concevoit des soupçons.

« Peut-être, » repris-je ; « mais l’on a eu des motifs de tenir l’événement secret ; il est arrivé, il y a environ dix-huit mois, à l’époque où vous veniez de commencer vos voyages. »

« Le fils d’un noble très-riche, que je désignerai par le nom de Filippo, attiré à Livourne par les affaires d’une succession, avoit gagné le cœur d’une demoiselle aimable et jolie, nommée Clara ; il lui promit, ainsi qu’à ses parens, avant de retourner à Venise, de revenir au plutôt l’épouser : l’instant du départ fut précédé de cérémonies, qui finirent par devenir terribles. Après que les deux amans eurent épuisé toutes les protestations d’une affection réciproque, Filippo invoqua le secours du génie de la vengeance, dans le cas d’infidélité. Celui des deux amans qui n’auroit pas été coupable, ne devoit pas même reposer tranquillement dans la tombe ; il devoit poursuivre le parjure, pour le forcer à venir chez les morts, partager des sentimens qu’il avoit oubliés. Les parens, assis à table, se souvenoient de leurs jeunes ans, et laissoient un libre cours aux idées romanesques d’une jeunesse exaltée. Les amans finirent par se piquer le bras, et faire couler leur sang dans des verres remplis de vin de champagne blanc. Nos âmes seront aussi inséparables que nos sangs ! s’écria Filippo ; il but la moitié du verre, et donna le reste à Clara. »

En ce moment, le duc éprouva une agitation frappante ; de temps en temps aussi il me lançoit des regards menaçans ; de sorte que je dus conclure que dans son aventure, il s’étoit passé une scène semblable. Je puis cependant affirmer que je racontois les détails relatifs au départ de Filippo, tels qu’ils se trouvoient dans une lettre écrite par la mère de Clara.

« Qui auroit pu, » continuai-je, « après tant de témoignages d’une aussi violente passion, s’attendre au dénoûment ? Le retour de Filippo à Venise, coïncida précisément avec l’époque où parut, dans le grand monde, une jeune beauté élevée jusqu’alors dans un couvent éloigné : elle se montra tout-à-coup comme un ange qu’une nuée a tenu caché, et excita l’admiration de la ville. Les parens de Filippo avoient bien entendu parler de Clara, et de l’alliance projetée entre elle et leur fils ; mais ils pensèrent qu’il en étoit de cette alliance comme de beaucoup d’autres, conclues aujourd’hui, on ne sait pourquoi, et rompues demain sans qu’on le sache davantage. Ils présentèrent leur fils aux parens de Camilla, c’est ainsi que s’appeloit la jeune beauté ; sa famille tenoit le rang le plus distingué. On fit considérer à Filippo le crédit immense auquel il pourroit atteindre par son alliance avec elle ; l’époque du carnaval, qui favorisa ses rapports avec Camilla, achevale reste ; de sorte que le souvenir de Livourne conserva bien peu de place dans son esprit. Ses lettres devenoient de jour en jour plus froides. Clara lui ayant exprimé combien ce changement lui étoit sensible, il cessa absolument de lui écrire, et fit tout ce qu’il put pour hâter son union avec Camilla, incomparablement plus belle et plus riche. Les angoisses de Clara, manifestées par les traits mal assurés de sa lettre, et par les larmes dont on reconnoissoit les empreintes, eurent aussi peu de pouvoir que les prières de cette infortunée, sur le cœur du volage Filippo. La menace même de venir, conformément à leur accord, le poursuivre du fond du tombeau, où la douleur alloit la précipiter, pour l’y entraîner avec elle, ne fit que peu d’impression sur son esprit, uniquement occupé de la pensée de goûter le bonheur dans les bras de Camilla. »

« Le père de cette jeune personne, mon ami intime, m’invita d’avance à la noce. Quoique des affaires nombreuses le tinssent cet été à la ville, de sorte qu’il ne pouvoit jouir, aussi commodément qu’à l’ordinaire, des plaisirs de la campagne, nous allâmes pourtant quelquefois à sa maison de plaisance, située sur les bords de la Brenta ; c’est là que devoit se célébrer le mariage de sa fille, avec toute la pompe imaginable. »

« Une circonstance particulière fit différer la cérémonie de quelques semaines ; les parens de Camilla ayant goûté le bonheur dans leur union, désirèrent que leur fille reçût la bénédiction nuptiale, du même prêtre qui la leur avoit donnée. Ce dernier, qui, malgré son grand âge, avoit l’apparence d’une santé vigoureuse, fut saisi d’une fièvre lente, qui ne lui permit pas de quitter le lit ; cependant elle se calma, il alla de mieux en mieux, et le jour du mariage fut enfin fixé.

« Mais, comme si un pouvoir secret eût voulu empêcher cette union, le bon ecclésiastique fut pris, le jour même destiné au mariage, d’un frisson si violent, qu’il n’osa pas sortir, et fit conseiller aux jeunes gens de choisir un autre prêtre pour les marier.

« Les parens persistèrent dans leur dessein de ne faire bénir l’union de leurs enfans que par le respectable vieillard qu’ils avoient désigné. Ils se seroient certainement épargnés beaucoup de chagrin, s’il ne se fussent pas départis de cette idée.

« On avoit cependant fait des préparatifs pour la fête ; et comme on ne pouvoit pas la remettre davantage, il fut décidé qu’elle seroit considérée comme une cérémonie de fiançaille solennelle. Dès le grand matin, les gondoliers, parés de leurs beaux habits, attendoient la compagnie au bord du canal ; bientôt leurs chants joyeux se firent entendre, en conduisant, à la maison de plaisance ornée de fleurs, les nombreuses gondoles qui renfermoient la société la mieux choisie.

« Pendant le dîner, qui se prolongea jusqu’au soir, les prétendus échangèrent leurs anneaux. A l’instant même, un cri perçant se fit entendre ; il frappa de terreur tous les convives, et glaça d’effroi Filippo. On courut aux fenêtres : quoiqu’il commençât à faire obscur, on distinguoit encore très-bien les objets ; on ne découvrit rien. »

« Arrêtez un instant, » me dit, avec un sourire hagard, le duc, dont le visage, qui avoit fréquemment changé de couleur, décéloit le tourment d’une mauvaise conscience. « Je connois aussi ce cri entendu en plein air ; il est emprunté des Mémoires de Mlle Clairon : un amant décédé la tourmenta de cette manière tout-à-fait originale. Le cri fut suivi d’un claquement de mains ; j’espère, M. le marquis, que vous n’oublierez pas cette particularité dans votre conte. »

« Et pourquoi, » répliquai-je, « croyez-vous qu’il n’a pu arriver qu’à cette actrice quelque chose de semblable ? votre incrédulité me semble d’autant plus extraordinaire, qu’elle cherche à s’appuyer sur des faits qui peuvent réclamer la croyance. » La comtesse me fit signe de continuer ; je poursuivis ainsi : « Un peu après que l’on eut entendu ce cri inexplicable, je priai Camilla, en face de qui j’étois assis, de vouloir bien me laisser voir encore une fois son anneau, dont on avoit déja admiré le travail précieux. Il n’est plus à son doigt : on cherche ; pas la moindre trace de l’anneau. On se lève pour chercher plus exactement : tout est inutile.

« Cependant l’instant des divertissemens de la soirée approche ; un feu d’artifice tiré sur la Brenta doit précéder le bal ; on se masque et on entre dans les gondoles ; mais rien de plus frappant que le silence qui règne durant cette fête ; personne n’ouvre la bouche : à peine un cri de bravo est-il articulé de la manière la plus froide, en voyant le feu d’artifice.

« Le bal fut un des plus brillans que j’aie vu : les pierreries dont les dames de la société étoient couvertes, réfléchissoient la lumière des lustres, et la renvoyoient avec un nouvel éclat. La personne la plus richement parée étoit Camilla. Son père, qui aimoit le faste, se réjouissoit, en pensant que dans l’assemblée personne n’égaloit sa fille en éclat comme en beauté.

« Probablement, pour s’en mieux assurer, il fait le tour de la salle, et revient en exprimant hautement sa surprise, d’avoir aperçu sur une autre dame les mêmes pierreries dont Camilla est parée. Il eut même la foiblesse d’en ressentir un léger chagrin. Il se consola cependant, parce qu’un bouquet de diamans, destiné à Camilla, pour le souper, devoit effacer le prix de tout ce qu’elle portoit.

« Mais lorsque l’on fut prêt à se mettre à table, et que le père promena encore ses regards autour de lui, la même dame avoit aussi un bouquet au moins aussi précieux que celui de Camilla.

« La curiosité de mon ami ne peut se contenir plus long-temps ; il s’approche en disant : Est-ce être trop indiscret, beau masque, de m’informer tout bas de votre nom ? Mais à son grand étonnement, la dame secoue la tête en se détournant de lui.

« Le maître d’hôtel entre, au même moment, et demande si la société est devenue plus nombreuse depuis le dîner, attendu que les couverts ne peuvent plus suffire. Le père lui répond que non, d’un air assez mécontent, et accuse ses domestiques de négligence ; mais le maître d’hôtel persiste dans ce qu’il a dit.

« On met un couvert de plus, le père les compte lui-même, et trouve qu’il y en a un au-delà du nombre de personnes qu’il a invitées. Comme il avoit eu récemment, au sujet de quelques paroles inconsidérées, des démélés avec le gouvernement, il craignit que quelque sbirre ne se fût glissé dans la société ; mais comme il n’étoit pas à craindre que ce jour-là l’on dît rien qui pût être suspect, il résolut, afin d’obtenir satisfaction pour un procédé aussi indiscret au milieu d’une fête de famille, de prier tous ceux qui étoient à sa fête de vouloir bien se démasquer ; cependant, pour éviter le dérangement qui en résulteroit, il se promit de n’en venir là qu’à la fin de la fête.

« Chacun témoigna sa surprise du luxe et de la recherche du repas. Il surpassoit de beaucoup ce que l’on avoit coutume de voir dans le pays, surtout pour les vins. Cependant, le père de Camilla n’étoit pas satisfait, et se plaignoit hautement de ce qu’un accident survenu à son excellent vin de Champagne rouge l’empêcheroit d’en offrir un seul verre à ses convives.

« La société sembla vouloir se livrer à la gaité, que l’on n’avoit pas goûtée de tout le jour ; mais on ne partageoit pas ces dispositions auprès de la place où j’étois assis. La curiosité seule occupoit tous les esprits. Je me trouvois peu éloigné de la dame si richement parée, et je remarquai qu’elle ne but ni ne mangea rien, qu’elle n’adressa ni ne répondit un seul mot à ses voisins, et qu’elle sembloit avoir les yeux constamment fixés sur les deux fiancés.

« Le bruit de cette singularité se répandit graduellement dans toute la salle, et troubla de nouveau la joie qui se manifestoit. On se communiquoit, tout bas, une foule de conjectures sur la personne mystérieuse. L’avis le plus général, fut qu’une passion malheureuse pour Filippo pouvoit être la cause de cette conduite extraordinaire. Les personnes qui se trouvoient auprès de l’inconnue se levèrent de table les premiers, afin de chercher un voisinage plus gai. Leurs places furent occupées par d’autres qui espéroient trouver dans la dame silencieuse une personne de leur connoissance, et obtenir d’elle un accueil plus gracieux : ce fut inutilement.

« Dans l’instant même où l’on versoit à la ronde le vin de Champagne, Filippo vint aussi prendre une chaise auprès de l’inconnue.

« Elle parut alors un peu plus animée ; elle se tourna vers Filippo, ce qu’elle n’avoit pas fait pour les autres, et elle lui présenta son verre, comme pour l’engager à y boire.

« Un tremblement violent saisit Filippo, lorsqu’elle le regarda fixément.

« Le vin est rouge, s’écria-t-il en montrant le verre ; je croyois qu’il n’y avoit pas de vin de Champagne rouge.

« Rouge ? répartit, d’un air très étonné, le père de Camilla, qui s’étoit approché par curiosité.

« Regardez le verre de la dame, répliqua Filippo.

« Le vin y est aussi blanc que dans les autres verres, répondit le père de Camilla. Il en appela au témoignage de tous les convives, qui déclarèrent unanimement que le vin étoit blanc.

« Filippo ne but pas, et quitta sa chaise. Un second regard de sa voisine lui avoit occasionné une agitation affreuse.

« Il prit le père de Camilla à part, et lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci revint vers la compagnie, à qui il adressa ces mots : Mesdames et messieurs, je vous prie, pour des raisons que je vous ferai ensuite connoître, de vouloir bien vous démasquer pour un instant.

« Comme en faisant cette invitation il exprimoit, en quelque sorte, le vœu général, tant étoit vif le desir de voir sans masque la dame silencieuse, tous les visages furent découverts dans un clin-d’œil, à l’exception de celui de cette dame, sur qui tous les regards se fixèrent.

« Vous avez seule conservé votre masque, lui dit le père de Camilla, après un moment de silence, puis-je espérer que voudrez bien aussi l’ôter ?

« Elle persista obstinément à refuser de se faire reconnoître.

« Cette conduite fut d’autant plus sensible au père de Camilla, qu’il reconnut dans les autres personnes celles qu’il avoit invitées à la fête, et que, sans doute, la dame silencieuse étoit celle qui se trouvoit au-delà de ce nombre. Il ne voulut pourtant pas essayer de la forcer à se démasquer, parce que la richesse extraordinaire de sa parure ne lui permit pas de conserver le soupçon que la personne qui avoit accru le nombre de ses convives, fût un espion, et aussi parce que la regardant comme une personne de distinction, il ne vouloit pas lui manquer. Peut-être étoit-elle une amie de sa famille, qui ne demeuroit pas à Venise, et qui, à son arrivée dans cette ville, instruite de la fête qu’il donnoit, avoit imaginé cette plaisanterie bien innocente.

« On trouva pourtant à propos de prendre, à tout hasard, quelques éclaircissemens parmi les domestiques ; mais aucun ne connoissoit cette dame, aucun ne lui appartenoit ; ceux du père de Camilla ne se souvinrent même pas d’en avoir vu qui eussent l’air d’être à elle.

« Cela sembla d’autant plus étrange que cette dame, ainsi que je l’ai déjà dit, n’avoit mis le magnifique bouquet qu’un instant avant le souper.

« Le chuchotement, qui avoit généralement succédé à toute espèce de conversation, prenoit à chaque instant une nouvelle force, lorsque soudain la dame masquée se leva, fit signe à Filippo de la suivre, et marcha vers la porte ; mais Camilla empêcha Filippo d’obéir au signal. Elle avoit, depuis long-temps, observé avec quelle attention la personne mystérieuse regardoit son prétendu ; elle avoit aussi remarqué qu’il avoit quitté cette dame dans une agitation affreuse, et elle craignoit qu’il n’y eût dans tout cela une folie causée par l’amour. Le maître de la maison, sourd à toutes les représentations de sa fille, en proie aux plus vives alarmes, suivit l’inconnue, de loin à la vérité, mais il doubla le pas lorsqu’il la vit hors de la salle. Dans ce moment, le cri que l’on avoit entendu à midi se répéta, mais plus fortement à cause du silence de la nuit, et répandit de nouveau l’épouvante dans l’assemblée. Lorsque le père de Camilla se fut remis de son premier mouvement de terreur, on n’aperçut plus la moindre trace de la dame inconnue.

« Les personnes qui se trouvoient en dehors de la maison n’avoient nulle connoissance de la dame masquée. Les environs étoient remplis d’une foule nombreuse, le rivage se trouvoit garni de gondoliers ; aucun de tous ces individus n’avoit aperçu cette dame mystérieuse.

« Toutes ces circonstances avoient causé une si vive inquiétude à la société, que chacun desiroit ardemment retourner chez soi, et que le maître de la maison fut obligé de laisser partir les gondoles beaucoup plus tôt qu’il n’eût voulu.

« Le retour, comme on devoit s’y attendre, fut encore bien triste.

« Le lendemain, les deux fiancés étoient pourtant assez calmes. Filippo avoit même adopté le sentiment de Clara, qui pensoit que l’inconnue étoit une personne dont l’amour avoit égaré la raison. Quant au cri effrayant répété deux fois, on crut pouvoir l’attribuer à des gens qui se divertissoient, et on décida que le défaut d’attention des domestiques étoit seul cause que l’inconnue eût disparu sans que l’on s’en fût aperçu ; enfin, on supposa que la disparition subite de l’anneau, que l’on n’avoit pas encore retrouvé, étoit due à la malice de quelque domestique qui l’avoit escamoté.

« En un mot, on écarta tout ce qui pouvoit affoiblir ces explications, et l’on n’éprouva qu’un seul embarras. Le vieux prêtre, qui devoit donner la bénédiction, venoit de rendre le dernier soupir ; et l’amitié, qui l’avoit uni si intimement aux parens de Camilla, ne permettoit pas décemment de songer au mariage et aux divertissemens, dans la semaine qui suivoit sa mort.

« Le jour où l’on enterra ce vénérable ecclésiastique, la légèreté de Filippo fut fortement troublée. Il apprit, par une lettre de la mère de Clara, la mort de cette jeune personne. Succombant au chagrin que lui avoit causé l’infidélité de l’homme qu’elle n’avoit pas cessé d’aimer, elle étoit morte ; mais, à sa dernière heure, elle avoit déclaré qu’elle ne reposeroit pas dans le tombeau, jusqu’à ce que le parjure eût rempli la promesse qu’il avoit faite.

« Cette circonstance produisit sur lui une impression plus vive que toutes les imprécations de la malheureuse mère. Il se souvint que le premier cri, dont on n’avoit pu deviner la cause, s’étoit fait entendre à l’instant précis où Clara avoit cessé de vivre ; alors, il fut fermement persuadé que le masque inconnu n’avoit pu être que l’esprit de Clara.

« Cette pensée le privoit, par intervalle, de l’usage de sa raison.

« Il portoit constamment cette lettre sur lui, et, d’un air égaré, la tiroit quelquefois hors de sa poche, pour la considérer fixement. La présence de Camilla ne l’en empêchoit pas. Comme elle supposoit que cette lettre contenoit la cause du changement extraordinaire de Filippo, elle la ramassa un jour qu’absorbé dans une réfléxion profonde, il la laissa tomber, et elle en fit lecture.

« Filippo, frappé de la pâleur et de l’abattement de Camilla, en lui remettant la lettre, reconnut avec effroi qu’elle l’avoit lue ; désolé, il se jeta à ses pieds, et la conjura de lui dire ce qu’il avoit à faire.

« M’aimer avec plus de fidélité que celle qui n’est plus, répondit tristement Camilla.

« Il le lui promit avec transport.

« Mais son agitation augmentoit sans cesse, et s’accrut même avec une violence extraordinaire, le matin du jour du mariage. En allant, lorsqu’il faisoit encore obscur, à la maison du père de Camilla, où il devoit prendre sa prétendue, pour la mener avant le jour, à l’église, suivant l’usage du pays, il crut voir constamment l’ombre de Clara marcher à ses côtés.

« Jamais on n’a vu deux personnes aller recevoir la bénédiction nuptiale avec un air aussi morne. J’accompagnois les parens de Camilla qui m’avoient prié d’être témoin. Nous nous sommes par la suite rappelés plusieurs fois cette matinée lugubre.

« Nous allions silencieusement à l’église della Salute ; Filippo me répétoit fréquemment, durant notre marche, d’éloigner l’étrangère d’auprès de Camilla, parce qu’il lui supposoit quelque mauvais dessein contre elle.

« Quelle étrangère ? lui demandai-je ? »

« Au nom de Dieu, ne parlez pas si haut, reprit-il ; vous voyez bien pourtant comme elle cherche à se placer par force entre Camilla et moi.

« Chimères, mon ami, il n’y a que vous et Camilla. »

» Plût au ciel que mes yeux ne me trompassent point ! Pourvu qu’elle ne vienne pas dans l’église, ajouta-t il, lorsque nous arrivions à la porte.

» Elle n’y entrera sûrement pas, lui répondis-je ; et à la grande surprise des parens de Camilla, je fis comme si je voulois chasser quelqu’un.

« Nous trouvâmes dans l’église le père de Filippo. Dès que celui-ci l’aperçut, il prit congé de lui comme s’il alloit mourir. Camilla sanglotoit ; Filippo s’écria : Voilà l’étrangère ; elle est donc entrée ? Les parens de Camilla ne savoient si, dans de telles conjonctures, il convenoit de commencer la cérémonie religieuse.

« Mais Camilla, toute entière à son amour, s’écria : Ce sont précisément ces idées chimériques qui lui rendent mes soins plus nécessaires.

« On s’approcha de l’autel ; au même instant un coup de vent éteignit les cierges. Le prêtre paroissoit mécontent de ce que l’on n’avoit pas mieux fermé les fenêtres ; mais Filippo s’écria : Les fenêtres ? Mais ne voyez-vous donc pas qu’il y a ici quelqu’un qui a exprès soufflé les cierges ?

« Chacun se regardoit avec étonnement. Filippo s’écria, en dégageant à la hâte sa main de celle de Camilla : Ne voyez-vous pas aussi que l’on m’arrache d’auprès de ma prétendue ?

« Camilla tomba évanouie dans les bras de ses parens ; alors le prêtre déclara que, dans une circonstance aussi critique, il étoit impossible de procéder à la cérémonie.

« Les parens des deux prétendus attribuèrent l’état de Filippo à une aliénation mentale. On supposa même qu’il étoit victime d’un empoisonnement, lorsqu’un moment après l’infortuné expira au milieu des convulsions les plus violentes. Les chirurgiens qui ouvrirent son corps, ne découvrirent rien qui vint à l’appui de ce soupçon.

« Les parens qui dans la suite furent, ainsi que moi, instruits par Camilla du sujet des prétendues chimères de Filippo, firent tout ce qu’ils purent pour étouffer cette aventure ; cependant en rapprochant toutes les circonstances, on ne put jamais expliquer convenablement l’apparition du masque mystérieux lors des fiançailles. Ce qui parut encore assez surprenant, c’est que l’anneau égaré à la maison de campagne, se trouva parmi les autres joyaux de Camilla, à l’instant où l’on sortit de l’église. »

« Voilà ce que j’appelle une histoire merveilleuse ! » dit le comte ; sa femme poussa un profond soupir, et Libussa s’écria : « J’en ai réellement eu le frisson. »

« C’est ce qui doit arriver à toutes les fiancées qui écoutent de tels récits » répondis-je, en regardant fixément le duc, qui, pendant que je parlois, s’étoit levé et assis plusieurs fois, et qui, par son regard mal assuré, faisoit assez connoître qu’il craignoit que je ne voulusse contrarier ses désirs.

« Un mot ! » me dit-il à l’oreille, lorsque nous allâmes nous coucher, et il m’accampagna jusqu’à ma chambre.

« Je pénètre vos vues généreuses ; cette histoire forgée à plaisir.... »

« Arrêtez ! » lui répondis-je d’un ton courroucé ; « j’ai été témoin de ce que vous avez entendu. Comment pouvez-vous, sans redouter son ressentiment, accuser de mensonge un homme d’honneur ?

« Nous parlerons de ceci ensuite, » repartit-il d’un air railleur. « Mais dites-moi actuellement d’où avez-vous tiré l’anecdote du sang mêlé au vin ? Je connois la personne de la vie de laquelle vous avez emprunté ce trait. »

« Je puis vous assurer que je ne l’ai emprunté que de la vie de Filippo ; au reste, il en pourroit être de cette particularité comme du cri. Cette manière singulière de s’unir à jamais, peut s’être présentée à l’imagination de deux autres fiancés. »

« A la bonne heure ! cependant on pourroit encore indiquer dans votre narration beaucoup de traits de ressemblance avec une autre aventure. »

« Cela est possible ; toutes les affaires d’amour viennent au fond d’une même famille, et ne peuvent nier la parenté. »

« N’importe ! » reprit Marino ; « mais je désire d’abord que dorénavant vous ne vous permettiez aucune allusion à ma vie passée ; que moins encore vous ne racontiez certaines anecdotes au comte ; à ces conditions, et seulement à ces conditions je vous pardonne votre précédente et très-ingénieuse fiction. »

« Des conditions ?... me pardonner ?.... et c’est vous qui me parlez ainsi ?... C’en est trop. Voici ma réponse : Demain matin le comte apprendra que vous avez déjà été fiancé, et ce que vous exigez en ce moment. »

« Marquis, si vous l’osez..... »

« Ah ! ah !... oui, je l’oserai ; je le dois à un vieil ami. L’imposteur qui ose m’accuser de mensonge, ne portera plus dans cette maison son masque trompeur. »

La colère m’avoit, malgré moi, emporté si loin, qu’un duel devenoit à-peu-près inévitable. Le duc me défia. Nous convînmes, en nous séparant, de nous trouver le lendemain matin dans un bois voisin, avec des pistolets.

En effet, avant le jour, nous prîmes chacun notre domestique, et nous allâmes dans la forêt. Marino ayant remarqué que je n’avois songé à aucune disposition dans le cas où je serois tué, s’en chargea, et proscrivit à mon domestique ce qu’il falloit faire de mon corps comme si tout étoit déjà décidé ; il m’adressa encore la parole avant que nous en vinssions aux mains, « parce que, » disoit-il, « le combat entre nous ne pourroit qu’être très-inégal. Je suis jeune, » ajouta-t-il, « déjà dans plusieurs affaires on a éprouvé que ma main est sûre ; je n’ai à la vérité mis personne à mort ; mais toujours j’ai frappé mon adversaire au point que j’avois désigné. Ici, il faut pour la première fois que le combat soit à mort, c’est le seul moyen de vous empêcher de me nuire ; cependant, si vous me donnez ici même votre parole d’honneur de ne pas découvrir au comte ce qui concerne ma vie passée, je consens à regarder l’affaire comme terminée.

Je devois naturellement rejeter sa proposition ; je le fis.

« En ce cas, recommandez votre âme à Dieu, » reprit-il. Nous nous préparâmes. « C’est à vous à tirer, » me dit-il.

« Je vous cède le premier coup, » lui répondis-je.

Il s’y refusa ; alors je tirai, et je lui fis sauter le pistolet de la main : il resta surpris ; mais son étonnement fut au comble, lorsqu’ayant pris une autre arme, son coup m’eût manqué. Il prétendoit même m’avoir visé au cœur ; il ne pouvoit dissimuler au reste que de ma part aucun mouvement de frayeur ne l’avoit empêché de m’atteindre.

Sur son invitation, je tirai une seconde fois ; je visai encore son pistolet, qu’il tenoit de la main gauche, et à son grand étonnement je le fis aussi sauter ; mais le coup avoit porté si près de la main, qu’il en devoit nécessairement résulter une contusion.

Son second coup ayant passé près de moi, je lui dis que je ne tirerois plus ; mais que comme on pouvoit attribuer à l’agitation violente de son sang l’accident qui lui étoit arrivé de me manquer deux fois, je lui proposois de m’ajuster encore. Avant qu’il put refuser mon offre, le comte, qui avoit conçu des soupçons, étoit entre nous avec sa fille ; il se plaignit beaucoup de la conduite de ses hôtes ; il demanda des éclaircissemens sur la cause de notre altercation : alors je lui dévoilai toute l’affaire en présence de Marino. L’embarras de ce dernier convainquit le comte et Libussa de la réalité des reproches que sa conscience lui faisoit.

Mais bientôt le duc sut profiter de l’amour de Libussa, pour opérer un changement total dans l’esprit du comte ; et le soir même, celui-ci me dit : « Vous avez raison, je devrois user de rigueur, et renvoyer le duc de ma maison ; mais qu’y gagneroit cette Apollonia qu’il a abandonnée, et qu’il ne reverra plus ? Ajoutez à cela qu’il est le seul homme pour qui ma fille ait témoigné une inclination véritable. Laissons ces jeunes gens suivre leur penchant ; la comtesse partage ma façon de penser, et avoue qu’elle seroit très-chagrine de voir notre maison perdre le beau Vénitien. Combien ne se commet-il pas dans le monde d’infidélités que les circonstances font excuser ? »

« Mais il me semble que ces circonstances manquent dans l’occurence actuelle, » répondis-je. Je m’arrêtai pourtant quand je remarquai que le comte tenoit fermement à son opinion.

Le mariage cut lieu sans aucun empêchement ; cependant il régna peu de gaîté à cette fête, d’ailleurs bruyante et splendide. Le bal de la soirée fut passablement triste ; Marino seul dansoit avec un emportement extraordinaire.

« Par bonheur, M. le marquis, » me dit il en quittant la danse pour un moment, et en riant bien haut à mon oreille, « il n’y a pas encore ici de revenant comme à votre noce de Venise. »

« Mais, » lui répondis-je en levant le doigt, « ne vous réjouissez pas trop tôt, le malheur marche à pas lents ; souvent on ne l’aperçoit que lorsqu’on l’a sur les talons. »

Contre mon attente, ce discours le rendit entièrement muet ; et ce qui me convainquit encore plus de l’impression qu’il avoit produit, fut l’emportement redoublé avec lequel le duc recommença à danser.

La comtesse le pria en vain de ménager un peu plus sa santé : les supplications de Libussa parvinrent seules à l’engager à s’asseoir pour reprendre haleine ; car il n’en pouvoit plus.

Un peu après, je vis Libussa qui versoit des pleurs ; ils ne sembloient nullement être occasionnés par la joie ; puis elle sortit de la salle. Je me tenois aussi près de la porte que je le suis de vous en ce moment ; de sorte que je ne pus douter que c’étoit bien Libussa ; aussi me sembla-t-il étrange de la voir rentrer quelques minutes après, avec le visage le plus serein. Je la suivis, et je remarquai qu’elle engagea le duc à danser ; et que bien loin de modérer son emportement, elle le partagea, et l’accrut même par son propre exemple. Je remarquai aussi que, cette danse finie, le duc prit congé des parens de Libussa, et s’échappa avec elle par une petite porte, par où l’on alloit à la chambre nuptiale.

Pendant que je tâchois de m’expliquer comment il étoit possible que Libussa eût aussi promptement changé de sentiment, une conversation à voix basse s’engageoit à la porte de la salle, entre le comte et son valet de chambre. On s’apercevoit que le sujet en étoit important, aux regards courroucés que le comte lança au jardinier, qui confirmoit, à ce qu’il sembloit, ce que le valet de chambre avoit dit.

Je m’approchai du groupe, et j’entendis que, comme à telle époque citée, l’orgue de l’église venoit de jouer, et que tout l’édifice avoit été illuminé, dans l’intérieur, jusqu’à minuit qui venoit de sonner.

Le comte se fàcha beaucoup de ce qu’on l’étourdissoit d’une fable aussi niaise, et demanda pourquoi on ne l’avoit pas averti plutôt : on lui répondit que chacun avoit voulu attendre comment cela se termineroit. Le jardinier ajouta que le vieux chapelain s’étoit montré de nouveau. Les paysans qui demeuroient près de la forêt, prétendirent même qu’ils avoient vu le sommet de la montagne, qui la dominoit entièrement, illuminé, et les esprits danser en rond.

« Fort bien ! » s’écria le comte d’un air sombre ; « voilà toutes les vieilles billevesées qui reprennent : la fiancée morte va aussi, je l’espère, jouer son rôle. »

Le valet de chambre ayant poussé le jardinier pour qu’il n’enflammât pas davantage la colère du comte, je pris la parole : « On pourroit au moins écouter, » dis-je au comte, « ce que vos gens prétendent avoir vu. De quoi s’agit-il au sujet de la fiancée morte ? » demandai-je au jardinier.

Celui-ci leva les épaules.

« N’avois-je pas raison ? » s’écria le comte ; « nous y voici donc, elle va être en scène ; tout cela s’arrange dans la mémoire de ces gens-là, et cela se fraye ensuite un chemin à leurs yeux... Peut-on savoir sous quelle forme ? »

« Je demande excuse, » répondit le jardinier ; « mais elle ressembloit à défunte Mlle Hildegard ; elle a passé dans le jardin tout près de moi, et est entrée dans le château. »

« Ah ça, » lui dit le comte, « sois à l’avenir un peu plus circonspect dans tes idées chimériques, et laisse ma fille en paix dans sa tombe... C’est bon. » Il fit signe en même temps à ses gens, et ils sortirent.

« Eh bien ! mon cher marquis ! » me dit-il ensuite.

« Eh bien ? »

« Votre croyance aux contes iroit-elle jusqu’à ne pas révoquer en doute l’apparition de mon Hildegarde ? »

« Au moins n’est-elle pas apparue au jardinier seul... Souvenez-vous de l’aventure dans le Muséum à Paris. »

« Vous avez raison, c’étoit encore une jolie invention, que jusqu’à ce moment je n’ai pu approfondir. Croyez que j’aurois plutôt refusé ma fille au duc, pour avoir pu inventer un mensonge aussi grossier, que pour avoir abandonné sa première amante. »

« Je vois bien que nous ne nous accorderons pas aisément sur ce point ; car de même que ma croyance vous semble étrange, vos doutes me paroissent incompréhensibles. »

L’assemblée qui s’étoit réunie au château, se retira peu à peu. J’étois resté seul avec le comte et sa femme, lorsque Libussa, vêtue de ses habits de bal, se montra à la porte de la salle, et eut l’air étonné de ne plus voir la société.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda la comtesse. Son mari ne trouva pas assez d’expression pour peindre son étonnement.

« Où est Marino ? » s’écria Libussa.

« Tu nous le demandes ? » répartit sa mère ; « ne t’avons nous pas vue sortir avec lui par cette petite porte ? »

« Cela ne se peut pas ; vous êtes dans l’erreur. »

« Mais, non ; non, ma chère enfant ! Il n’y a qu’un instant, tu as dansé avec un emportement singulier ; ensuite vous êtes sortis tous deux. »

« Moi, ma mère ? »

« Oui, ma chère Libussa ; comment as-tu pu oublier tout cela ? »

« Je n’ai rien oublié, je vous l’assure. »

« Où as-tu donc resté si long-temps ? »

« Dans la chambre de ma sœur, » dit Libussa. Je remarquai qu’à ces mots le comte pâlit un peu ; son regard craintif cherchoit le mien ; il garda pourtant le silence. La comtesse craignant que sa fille ne se trompât, lui dit d’un ton affligé : « Comment as-tu eu une aussi singulière idée, dans un jour comme celui-ci ? »

« Je ne pourrois en dire la raison ; je sais seulement que je me suis sentie tout-à-coup un très-grand serrement de cœur, et il m’a semblé qu’il ne me manquoit qu’Hildegarde. J’avois en même temps la ferme espérance de la trouver dans sa chambre occupée à jouer de la guitare ; voilà pourquoi je m’y suis glissée tout doucement. »

« L’y as-tu trouvée ? »

« Hélas ! non ; mais le vif désir que je ressentois de la voir, joint à la fatigue de la danse, m’avoient tellement épuisée, que je me suis assise sur une chaise, où je me suis profondément endormie. »

« Depuis combien de temps as-tu quitté la salle ? »

« L’horloge de la tour sonnoit onze heures trois quarts, lorsque je suis entrée dans la chambre de ma sœur. »

« Qu’est-ce que tout cela ? » dit tout bas la comtesse à son mari ; « elle parle d’une manière suivie ; cependant je sais bien que lorsque l’horloge a sonné onze heures trois quarts, j’exhortois, à cette même place, Libussa à danser avec un peu plus de modération. »

« Et Marino ? » demanda le comte.

« Je croyois, comme je l’ai déjà dit, le trouver ici. »

« Bon Dieu ! » s’écria la mère, « elle extravague ; mais lui, où est-il donc ? »

« Quoi donc, ma bonne mère ? » dit Libussa d’un air inquiet, en s’appuyant sur la comtesse. Cependant le comte prit un flambeau, et me fit signe de le suivre.

Un spectacle affreux nous attendoit dans la chambre nuptiale, où il me conduisit. Nous trouvâmes le duc étendu à terre. Il ne restoit pas en lui le plus léger signe de vie ; ses traits étoient défigurés d’une manière effrayante.

Jugez de la douleur amère de Libussa, lorsqu’on lui fit ce récit, et que tous les efforts des gens de l’art pour rappeler le duc à la vie, furent sans succès.

La famille du comte tomba dans une consternation contre laquelle tous les motifs de consolation vinrent échouer. Peu après, une affaire pressante me fit quitter ce séjour, dont je desirois m’éloigner.

Mais auparavant, je ne manquai pas de recueillir dans le village des renseignemens précis sur la morte fiancée. L’anecdote, en passant de bouche en bouche, avoit malheureusement éprouvé des altérations. Il me paroît que cette morte fiancée avoit vécu dans ce canton, vers le quatorzième ou le quinzième siècle. C’étoit une demoiselle noble. Elle s’étoit conduite, envers son amant, avec tant d’ingratitude et de perfidie, qu’il en étoit mort de chagrin ; mais ensuite, lorsqu’elle voulut se marier, il lui apparut dans la nuit de ses noces, et elle en mourut. On racontoit que depuis lors, l’esprit de cette malheureuse erroit sur terre et prenoit toutes sortes de figures, particulièrement celle de jolies personnes, pour rendre les amans infidèles. Comme il ne lui étoit pas permis de se revêtir de l’apparence d’une personne vivante, il choisissoit parmi les personnes décédées, celles qui leur ressembloient le plus. C’est par cette raison qu’il fréquentoit volontiers les galeries où se trouvoient les portraits de famille. On soutenoit même qu’on l’avoit vu dans les collections ouvertes au public. Enfin, on disoit qu’en punition de sa perfidie, il seroit errant jusqu’à ce qu’il eût trouvé un homme qu’il chercheroit vainement à faire manquer à ses engagemens ; et il paroît, ajoutoit-on, que cela n’étoit pas encore arrivé.

Ayant demandé quels rapports subsistoient entre cet esprit et le vieux chapelain, dont j’avois aussi entendu parler, on me dit que le sort de ce dernier dépendoit de celui de la demoiselle, parce qu’il l’avoit aidée dans ses actions criminelles. Mais personne ne put me donner d’éclaircissement satisfaisant sur la voix qui avoit appelé le duc par son nom, ni sur ce que signifioit l’église qui avoit été éclairée la nuit, et où l’on avoit chanté la grand’messe. Personne ne savoit, non plus, comment expliquer la danse sur la montagne dans la forêt.

Au reste, ajouta le marquis, vous avouerez que ces traditions s’adaptent merveilleusement à mon histoire, et peuvent, jusqu’à un certain point, en remplir les lacunes ; mais je ne suis pas en état de donner une solution plus satisfaisante. Je réserve pour une autre fois une seconde histoire de cette même morte fiancée ; je ne l’ai apprise que depuis quelques semaines ; elle me semble intéressante ; aujourd’hui il est trop tard, et je crains d’avoir, en parlant, pris un peu trop sur les momens de loisir de la société.

Il venoit de finir ces mots, et quelquesuns de ses auditeurs, tout en le remerciant de la peine qu’il avoit prise, témoignoient peu de dispositions à ajouter foi à son histoire, lorsqu’une personne de sa connoissance entra, d’un air empressé, et lui dit quelques mots à l’oreille. Rien de plus frappant que le contraste offert par l’air affairé et inquiet de ce nouveau venu, en parlant au marquis, et le calme de celui-ci en l’écoutant.

« Hâtez-vous, » dit enfin le premier, que ce sang-froid impatientoit ; « dans quelques minutes, vous vous repentirez de ce délai. »

« Je vous suis obligé de votre sollicitude affectueuse, » répondit le marquis ; mais il eut l’air de prendre son chapeau, plutôt faire comme tous les autres, qui se préparoient à retourner chez eux, que pour vouloir se dépêcher de sortir.

« Vous êtes perdu, » dit l’autre en voyant entrer, à la tête d’un détachement, un officier qui demanda le marquis. Celui-ci se fit aussitôt connoître.

« Vous êtes mon prisonnier, » dit l’officier. Le marquis le suivit, après avoir dit adieu, d’un air riant, à la compagnie, et avoir prié que l’on fût sans inquiétude sur son compte.

« Sans inquiétude ? » reprit celui dont il avoit dédaigné l’avis. « Sachez que le marquis, à ce que l’on a découvert, entretient des liaisons avec des gens très-suspects ; son arrêt de mort est à-peu-près prononcé. Je venois, par pitié, l’en avertir ; car, peut-être, étoit-il encore temps ; mais, d’après sa conduite, j’ai peine à croire qu’il soit dans son bon sens. »

L’assemblée, que cet évènement avoit singulièrement troublée, se livroit à toutes sortes de conjectures, lorsque l’officier rentra, et demanda encore une fois le marquis.

« Il vient de sortir avec vous, » lui répondit quelqu’un.

« Mais il est rentré. »

« Nous n’avons vu personne. »

« Il a donc disparu, » reprit l’officier en souriant ; puis il fit chercher dans tous les coins.

Mais ce fut inutilement. On bouleversa vainement toute la maison ; et le lendemain, l’officier quitta les bains avec ses soldats, sans son prisonnier, et très-mécontent.




L’HEURE FATALE.


L’HEURE FATALE.




UNE pluie affreuse empêchoit les trois amies de faire la promenade du matin qu’elles avoient concertée ; cependant Amélie et ne manquèrent pas de se trouver au logis de Florentine à l’heure indiquée. Celle-ci étoit, depuis quelque temps, silencieuse, pensive, aisée à émouvoir, et l’active amitié ne pouvoit que s’inquiéter de l’impression qu’avoit produite sur elle cette nuit affreuse signalée par la tempête la plus violente.

Florentine vint au devant de ses amies, extrêmement émue, et les embrassa plus tendrement qu’à l’ordinaire.

« Beau temps pour la promenade ! » s’écria Amélie : « comment as-tu passé cette nuit épouvantable ? »

« Pas très-bien ; vous pouvez aisément le croire. Ma demeure est dans une position beaucoup trop isolée. »

« Heureusement, » reprit Marie en riant, « elle ne sera pas long temps la tienne. »

« Cela est vrai, » répondit Florentine en soupirant profondément. « Le comte revient demain de ses voyages, dans l’espérance de me conduire bientôt de l’autel dans sa maison. »

« Seulement dans l’espérance ? » répliqua Marie. « L’accent mystérieux que tu as mis à ces mots me donne presque lieu de craindre que tu ne songes à rendre cette espérance vaine. »

« Moi ?.... Mais combien de fois dans cette vie l’espérance n’est-elle pas comme une fleur stérile ? »

« Ma chère Florentine, » lui dit Marie en la serrant contre son cœur, « depuis long-temps nous nous sommes souvent demandées, ma sœur et moi, mais toujours en vain, ce qu’est devenue la gaîté de notre amie ? Depuis long-temps nous sommes tourmentées par la pensée que peut-être des raisons de famille ont arrangé, contre ta volonté, ce mariage qui doit bientôt avoir lieu. »

« Des raisons de famille ? Ne suis-je donc pas la dernière personne de ma maison, la seule que la sépulture de mes ancêtres n’ait pas encore renfermée dans son obscurité ? N’ai-je pas pour mon Erneste cet amour ardent, attribut de notre âge ? Croyez-vous qu’une feinte honteuse m’ait inspirée, lorsqu’assez récemment je vous peignois, avec les couleurs les plus vives, l’homme que mon cœur desire ? »

« Que croire donc ? » répartit Marie. « N’est-ce pas un contraste étrange qu’une jeune personne, belle et spirituelle, riche et d’un rang élevé, et qui, indépendamment de ces avantages, ne sera pas, en se mariant, enlevée à sa famille, ne s’approche pourtant qu’en tremblant de l’autel ? »

Florentine tendit la main aux deux sœurs. « Que vous êtes bonnes, » leur dit-elle ; « je dois réellement être honteuse de n’avoir pas encore fait à votre amitié la confidence entière d’une chose que je ne puis comprendre. Dans ce moment je n’en ai pas la force ; mais j’espère la trouver aujourd’hui. Parlons cependant d’objets qui m’intéressent moins. »

L’agitation violente que l’esprit de Florentine éprouvoit en ce moment, étoit si visible, que les deux sœurs obéirent aussitôt à ses desirs. Comme elles pensoient que le temps offroit le sujet de conversation le plus indifférent, elles cherchèrent à plaisanter sur la tourmente de la nuit précédente ; cependant Marie finit par dire, d’un air un peu sérieux : « Je dois avouer que j’ai, plus d’une fois, été disposée à croire que tout ne se passoit pas comme à l’ordinaire. D’abord, il m’a semblé que l’on ouvroit et fermoit la fenêtre de notre chambre à coucher, et ensuite que quelqu’un s’approchoit de mon lit ; j’entendois les pas bien distinctement ; un frisson glacial m’a saisie, et je me suis mis la couverture par-dessus la tête. »

« Hélas ! » repartit Amélie, « je n’oserois dire combien de fois j’ai déjà entendu un bruit semblable. Mais rien ne s’est encore présenté à mes yeux. »

« Je desire de tout mon cœur, » reprit Florentine d’un ton solennel, « qu’aucune de vous ne subisse dans sa vie une épreuve de ce genre. »

Le profond soupir qui accompagna ces paroles, et le regard inquiet qu’elle jeta sur les deux sœurs, leur causa un trouble visible.

« Cela t’est peut-être arrivé ? » répliqua Amélie.

« Pas précisément à moi, mais.... suspendez votre curiosité. Ce soir..... si je suis encore en vie.... Je voulois dire que ce soir je serois plus en état de vous communiquer tout cela. »

Marie fit un signe à Amélie, qui comprit à l’instant l’idée de sa sœur. Il paroissoit que Florentine vouloit être seule ; et quoique son état semblât inquiétant, rester pour ainsi dire malgré elle, eût difficilement produit une distraction avantageuse. Son livre de prières, ouvert sur une table, que Marie aperçut en ce moment pour la première fois, confirma l’idée que celle-ci avoit conçue. En cherchant son shawl, elle dérangea un mouchoir qui couvroit ce livre, et vit que la lecture qui probablement occupoit Florentine, avant leur arrivée, étoit le cantique sur la mort. Les trois amies se séparèrent émues et presque éplorées, comme si elles ne devoient plus se revoir.

Amélie et Marie n’en atiendirent qu’avec plus d’impatience l’heure de retourner chez Florentine. Elles l’embrassèrent avec un redoublement de satisfaction ; car leur amie leur sembla plus gaie qu’à l’ordinaire.

« Mes chers enfans, » leur dit-elle, « pardonnez-moi ma maussaderie de ce matin. Abattue par la mauvaise nuit que j’avois passée, je me croyois sur le bord de ma tombe ; j’ai pensé que je devois m’occuper de mes intérêts dans ce monde et dans l’autre. J’ai fait mon testament, et je l’ai déposé entre les mains du magistrat. Cependant, depuis que j’ai pris un peu de repos à midi, je me trouve si forte et de si bonne humeur, que je crois avoir échappé au danger qui me menaçoit. »

« Mais, ma chère, » répondit Marie avec un ton de reproche doux et affectueux, « comment une nuit que l’on passe sans dormir, peut-elle remplir l’esprit d’idées aussi sombres ? »

« J’en conviens, et si j’ai eu des pensées sinistres, cette mauvaise nuit n’en a pas été la seule cause. Elle m’a trouvée tellement disposée que son influence étoit peu nécessaire. Mais plus de mystère inutile ! Je veux acquitter ma promesse, et vous donner des éclaircissemens sur beaucoup de points inexplicables dans ma manière d’être et ma conduite. Préparez-vous aux évènemens les plus étranges et les plus surprenans. Mais l’air humide et froid de la soirée ayant pénétré dans cet appartement, il convient de faire allumer du feu, afin que le frisson que mon récit pourroit produire ne soit pas accru par une cause extérieure. »

Pendant que l’on allumoit le feu, Marie et sa sœur exprimèrent beaucoup de joie de voir un si heureux changement dans les dispositions de Florentine, et celle-ci ne put leur peindre assez vivement combien elle étoit satisfaite d’avoir pris la résolution de leur dévoiler le secret qu’elle leur avoit caché si long-temps.

Les trois amies étant restées seules, Florentine commença en ces termes : « Vous avez assez bien connu ma sœur Séraphine, que j’ai perdue ; mais je puis me vanter d’avoir eu seule sa confiance ; c’est ce qui m’oblige à parler préalablement de beaucoup de choses qui lui sont relatives, avant d’en venir à l’histoire que je vous ai promise, et dont au reste elle est le personnage principal.

« Dès son enfance, Séraphine se faisoit remarquer par beaucoup de singularités. Elle avoit un an de moins que moi ; mais tandis qu’assise à côté d’elle je m’amusois avec des jouets de notre âge, elle avoit souvent une demi-heure les yeux fixes, comme absorbée dans ses réflexions. Elle prenoit, en général, bien peu de part à tous les divertissemens de l’enfance. Cette disposition chagrinoit nos parens. Ils attribuoient l’indifférence de Séraphine à sa stupidité ; ce défaut devoit nécessairement mettre obstacle à l’éducation qu’exigeoit le rang distingué que nous tenions, mon père étant, après le prince, le premier du pays. On songeoit donc déjà à lui procurer une prébende dans un chapitre noble, lorsque les choses prirent une tournure entièrement différente.

« Son instituteur, homme âgé, auquel on l’avoit confiée de bonne heure, assuroit que de ses jours il n’avoit rencontré une intelligence aussi étonnante que celle de Séraphine. Mon père voulut révoquer cette assertion en doute ; mais l’examen qu’il fit faire en sa présence, ne tarda pas à le convaincre qu’elle étoit fondée.

« Alors on se disposa à ne rien négliger pour faire de Séraphine une personne accomplie. Les maîtres de langue, de musique, de danse, remplissoient tous les jours la maison.

« Mais mon père ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’étoit encore une fois mépris. Séraphine faisoit si peu de progrès dans l’étude des langues étrangères, que ses maîtres levoient les épaules, et le maître de danse prétendoit qu’elle avoit deux pieds dont on ne pourroit jamais tirer parti, quoiqu’ils fussent très-jolis, parce que sa tête prenoit trop rarement la peine de s’en occuper.

« En revanche, elle fit de si grands progrès dans la musique, que la science de ses maîtres fut bientôt épuisée. Elle l’emportoit pour le chant sur les plus habiles actrices de l’Opéra.

« Mon père reconnut que ses plans pour l’éducation de cet enfant extraordinaire étoient les uns trop vastes, les autres trop bornés, et qu’il falloit ne pas lui serrer les rênes, mais la laisser aller suivant que son impulsion la guideroit. Ce nouveau système fournit à Séraphine l’occasion de s’adonner particulièrement à une science dont on n’auroit certainement pas fait pour elle un objet d’étude, à l’astronomie. Vous vous feriez, mes amies, très-difficilement une idée de l’avidité avec laquelle, si je puis m’exprimer ainsi, elle dévora tous les livres qui traitent des corps célestes, et quel ravissement lui causèrent les lunettes et les télescopes dont mon père lui fit cadeau, lorsqu’elle eut treize ans, pour célébrer le jour de sa naissance.

« Mais les progrès que cette science a faits de nos jours ne purent bientôt suffire à la curiosité de Séraphine ; au grand chagrin de mon père, elle s’entêta des rêveries de l’astrologie, et plus d’une fois on la trouva le matin occupée à méditer sur des ouvrages qui traitoient de l’influence des astres, et dont elle avoit commencé la lecture la veille au soir.

« Ma mère étant au lit de la mort, vouloit, je crois, adresser à Séraphine quelque représentation sur ce travers ; mais sa dernière heure arriva trop précipitamment. Mon père pensa qu’à l’âge d’adolescence ce penchant bizarre de Séraphine se perdroit de lui-même ; cependant cette époque arrivée, il vit qu’elle resta fidelle à l’étude qu’elle avoit chérie dans son enfance.

« Vous n’avez pas oublié la sensation générale que sa beauté produisit à la cour ; combien de fois les poëtes chantèrent la richesse de sa taille et ses beaux cheveux blonds ; combien de fois ils échouèrent, lorsqu’ils voulurent peindre le caractère particulier et indéfinissable qui distinguoit ses grands yeux bleus ? Je puis le dire, j’ai souvent embrassé ma sœur, que je chérissois avec l’affection la plus vive, uniquement pour avoir le plaisir de m’approcher le plus possible de ces yeux d’une douceur angélique, et dont le visage pâle de Séraphine empruntoit presque toute sa sublimité.

« Elle reçut des propositions de mariage extrêmement avantageuses, mais aucune ne fut acceptée. Vous savez qu’elle n’aimoit que la solitude, et qu’elle n’en sortoit que pour être avec moi. Elle ne put jamais trouver de goût à la parure ; elle évitoit même les occasions qui exigeoient une mise plus riche qu’à l’ordinaire.

« Quiconque aussi ne connoissoit pas la singularité de son caractère, auroit pu la taxer d’affectation.

« Mais une particularité extraordinaire que le hasard me fit découvrir en elle, lorsqu’elle venoit d’atteindre sa quinzième année, me causa une impression de frayeur que je n’oublierai de ma vie. Je venois de faire une visite ; je trouvai Séraphine, les yeux fixes et immobiles, debout dans le cabinet de mon père, assez près de la fenêtre. Accoutumée, depuis son enfance, à la voir dans cette position, sans qu’elle m’aperçut, je la pressai contre mon sein, sans produire sur elle la moindre sensation de ma présence. Dans ce moment, mes regards tombent sur le jardin, et j’y vois mon père se promener avec cette même Séraphine que je tiens dans mes bras.

« Au nom de Dieu, ma sœur ! m’écriai-je, aussi glacée que la statue que j’avois devant moi ; alors elle commença à se ranimer. En même temps mon œil se reporte involontairement vers le jardin où je l’avois vue ; j’y aperçois mon père seul, et cherchant avec inquiétude, à ce qu’il me sembloit, celle qui, un instant auparavant, y étoit avec lui.

« Je m’efforçai de cacher cet évènement à ma sœur ; mais du ton le plus affectueux, elle m’accabla de questions pour connoître la cause du trouble qui m’agitoit. Je les éludai le mieux qu’il me fut possible, et je lui demandai depuis combien de temps elle se trouvoit dans le cabinet. Elle me répondit, en souriant, que je devois bien le savoir ; qu’elle n’y étoit venue que depuis mon arrivée, et que, si elle ne se trompoit pas, elle s’étoit auparavant promenée dans le jardin avec notre père.

« Cette conscience imparfaite de la position où elle s’étoit trouvée l’instant précédent, ne me surprit nullement de la part de ma sœur ; car elle m’avoit fourni des preuves fréquentes de cette absence d’esprit.

« Mon père entra au même instant, en s’écriant : Dis-moi, ma chère Séraphine, comment t’es-tu échappée si soudainement de mes côtés pour venir ici ? Nous causions, comme tu le sais, et à peine as-tu eu fermé la bouche, qu’en regardant autour de moi je me suis trouvé seul. Je devois naturellement croire que tu t’étois éclipsée dans le bosquet voisin ; mais je ne t’y ai pas aperçue, et tu étois dans cet appartement avant que j’y entrasse.

« C’est réellement étrange, répondit Séraphine ; je ne sais pas moi-même comment cela a eu lieu. »

« Depuis ce moment, je m’expliquai ce que j’avois entendu dire à plusieurs personnes, et combattre par mon père ; c’est que tandis que Séraphine étoit à la maison, on l’avoit vue ailleurs. Je réfléchis aussi en secret sur ce que ma sœur m’avoit répété plusieurs fois, que dans son enfance elle ignoroit si c’étoit dans le sommeil ou dans l’état de veille, elle avoit été ravie au ciel, où elle avoit joué avec les anges ; incident auquel elle attribuoit le peu de goût qu’elle prenoit aux jeux de notre enfance.

« Mon père combattit cette idée avec non moins de force que l’évènement extraordinaire dont j’avois été témoin, et qui expliquoit sa disparition subite du jardin.

« Ne me fatigue pas davantage, me dit-il, de tous ces phénomènes qui se renouvellent complaisamment chaque jour pour nourrir ton imagination avide. Il est vrai que la personne et le caractère de ta sœur offrent beaucoup de singularités ; mais tout ton verbiage ne me persuadera jamais qu’elle entretienne un commerce immédiat avec le monde spirituel.

« Mon père ne savoit pas alors que lorsqu’il est question de l’avenir, la foible intelligence de l’homme ne doit point laisser proférer par sa bouche le mot de jamais.

« Environ un an et demi après, il arriva un évènement qui auroit pu ébranler, jusques dans les fondemens, l’ancienne façon de penser de mon père. C’étoit un dimanche : nous voulions enfin, Séraphine et moi, rendre une visite que nous avions différée depuis bien long-temps : cependant, quoique ma sœur aimât beaucoup à être avec moi, elle évitoit ma société, lorsqu’elle n’en pouvoit jouir qu’au milieu d’une assemblée brillante dont la contrainte en faisoit disparoître le charme. Se parer pour aller dans un cercle, étoit pour elle un tourment anticipé ; car elle ne se soumettoit, disoit-elle, à cette gêne que pour se réunir à des gens dont le caractère frivole et dissipé lui déplaisoit souverainement. Dans des occurences semblables, elle rencontroit quelquefois des personnes à qui elle ne pouvoit adresser la parole sans frissonner, et dont l’approche la rendoit malade pour plusieurs jours.

« L’heure de l’assemblée avançant, elle vouloit me laisser aller seule ; mon père, s’en douta, il vint dans notre appartement, et l’engagea à changer de projets. On ne peut, lui dit-il, s’affranchir de tous les devoirs. Il la pria de s’habiller au plus vite, et de m’accompagner.

« La femme-de-chambre venoit de sortir pour une commission que je lui avois donnée. Ma sœur prit une lumière pour aller chercher ses vêtemens, dans une armoire de l’étage supérieur. Elle resta beaucoup plus long-temps que ne l’exigeoit cette recherche.

« Enfin, elle rentra sans lumière ; je jetai un cri d’effroi. Mon père lui demanda, avec émotion, ce qui lui étoit arrivé. En effet, depuis un quart d’heure à peine qu’elle étoit absente, son visage avoit subi une altération complète ; sa pâleur habituelle avoit pris la teinte affreuse de la mort ; ses lèvres, couleur de rose, étoient devenues bleues.

« Mes bras s’ouvrirent involontairement pour embrasser cette sœur que j’idolâtrois. Mon œil affligé la questionnoit, car ma bouche ne pouvoit tirer aucune réponse de la sienne ; mais elle resta long-temps muette et inanimée, appuyée contre mon cœur. Le regard, rempli d’une douceur infinie, qu’elle jetoit sur mon père et sur moi, faisoit seul connoître que son existence dans cette extase incompréhensible, appartenoit encore au monde matériel, ou plutôt, comme elle n’en faisoit jamais complètement partie, ne lui étoit pas totalement enlevée.

« J’ai été saisie d’une indisposition subite, nous dit-elle enfin à voix basse ; mais à présent, je me trouve mieux. »

« Elle demanda à mon père s’il desiroit encore qu’elle allât en société. Il jugea, qu’après un accident de ce genre, une sortie pourroit être dangereuse ; mais il ne me dispensa pas de la visite, quoique je cherchasse à lui faire entendre que mes soins pourroient être très-nécessaires à Séraphine. Je la quittai le cœur navré.

« J’avois recommandé que la voiture me vînt chercher de très-bonne heure : l’inquiétude extrême dont j’étois dévorée ne me permit pas d’attendre qu’elle arrivât, et je retournai à pied à la maison. Le domestique qui m’accompagnoit avoit peine à me suivre, tant je me hâtois pour franchir l’espace qui me séparoit de Séraphine.

« A mon arrivée dans sa chambre, mon impatience se trouva bien loin d’être satisfaite.

« Où est-elle ? » demandai-je avec vivacité.

« Qui, mademoiselle ? »

« Mais, Séraphine ? »

« Mademoiselle Séraphine est dans le cabinet de M. votre père. »

« Seule ? »

« Non, avec son excellence. »

« Je courus au cabinet, la porte en étoit fermée. Elle s’ouvrit à l’instant. Mon père et Séraphine en sortirent. Elle versoit des larmes. Je remarquai que mon père avoit un air chagrin et interdit, que je n’avois jamais aperçu sur son visage éprouvé par les orages de sa vie publique.

« A un signe de tête plein de bonté qu’il nous fit, Séraphine me suivit dans un autre appartement ; mais elle promit auparavant à mon père de se souvenir de la promesse qu’il avoit exigée, et que je ne connoissois pas encore.

« Séraphine me parut si tourmentée par les combats qui se livroient dans son intérieur, que plusieurs fois j’essayai, mais en vain, de lui manifester mon desir d’apprendre l’évènement mytérieux qui l’avoit mise, un peu auparavant, dans un état si alarmant. Enfin, je surmontai mon embarras ; elle me répondit en ces mots : Ton desir sera satisfait, en partie. Je te dévoilerai quelque chose de ce mystère ; mais à une condition irrévocable.

« Je la priai instamment de me dicter cette condition ; elle continua ainsi :

« Jure-moi de te contenter de ce que je vais te découvrir, et de ne pas me presser, de ne pas user du pouvoir que tu as sur mon cœur pour obtenir la connoissance de ce que je suis obligée de te cacher.

« Je le lui jurai.

« A présent, ma chère Florentine, pardonne-moi, si pour la première fois de ma vie je te cèle quelque chose, et si, pour la promesse que j’ai exigée de toi, je ne me suis pas contentée de ta seule parole. Notre père, à qui j’ai tout confié, m’a imposé ces deux obligations, et ses dernières paroles y avoient quelques rapports. »

« Je la priai de venir au fait.

« Je ne puis te décrire de quel poids j’ai senti mon ame oppressée, lorsque je suis allée chercher mes vêtemens. Dès que j’eus fermé la porte de l’appartement où tu étois restée avec notre père, il me sembla que je venois de me séparer de la vie, qui faisoit mon bonheur, et que j’avois beaucoup de nuits affreuses à essuyer avant d’arriver à un meilleur séjour. L’air que je respirai dans l’escalier n’étoit pas le même que celui qui circule ordinairement autour de nous. Il me gênoit la respiration, et me faisoit tomber du front de grosses gouttes d’une sueur glacée. Je ne me trouvois pas seule sur l’escalier, cela étoit bien certain ; mais je n’osai pourtant, de long-temps, regarder autour de moi.

« Tu sais, ma chère Florentine, avec quelle ardeur, après la mort de notre bonne mère, je desirai, et je demandai, mais vainement, qu’elle pût m’apparoître, seulement une fois. Je crus, dans l’escalier, entendre derrière moi l’esprit de ma mère. Je craignis qu’il ne fût venu que pour me punir des vœux que j’avois formés jadis. Pensée vraiment étrange ! Comment pouvois-je, en effet, imaginer que notre mère, qui étoit la bonté même, se fût trouvée offensée par les vœux naïfs d’une fille chérie, et les lui ait imputés à curiosité indiscrète ? Il n’étoit pas moins étrange de croire que, renfermée depuis long-temps dans le tombeau, elle se fût occupée de m’infliger un châtiment dont j’avois presque oublié le motif. Je ne tardai pas à être tellement persuadée de la bizarrerie de mes idées, que je pris courage, et je tournai la tête.

« Quoique mon regard mal assuré n’eût rien découvert, cependant, en continuant à monter, j’entendis encore plus distinctement qu’auparavant que l’on marchoit derrière moi. A la porte de la chambre où j’entrois, je sentis que ma robe étoit retenue ; épouvantée, je ne pus avancer, et je tombai sur le seuil.

« Je ne tardai pourtant pas à me reprocher ma terreur panique, lorsque je reconnus qu’il n’y avoit eu rien de surnaturel dans cet accident. Ma robe s’étoit accrochée à la poignée d’un vieux meuble, que l’on avoit placé sur le passage pour l’emporter le lendemain hors de la maison.

« Cette découverte m’inspira de nouveau du courage. Je m’approchai de l’armoire. Mais juge de ma frayeur mortelle, lorsque me préparant à l’ouvrir, les deux battans se déploient sans faire le moindre bruit ; la lumière que je tenois à la main s’éteint ; et comme si je me trouvois devant un miroir, mon image fidelle sort de l’armoire : l’éclat qu’elle répand éclaire une grande partie de l’appartement. Alors j’entends ces paroles :

« Pourquoi trembler en voyant ton être propre s’avancer vers toi, pour te donner la connoissance de ta mort prochaine, et pour te révéler la destinée de ta maison ?

« Le fantôme m’instruisit de ce qui doit arriver ; mais lorsqu’après avoir profondément médité sur ses paroles prophétiques, je lui adressai une question relative à toi, la chambre est redevenue obscure, et tout le surnaturel a disparu. Voilà, ma chère, tout ce que je puis te dire.

« Ta mort prochaine, m’écriai-je ! Cette pensée avoit dans ce moment écarté toutes les autres.

« Elle me fit, en souriant, un signe d’affirmation ; et me donna à entendre en même temps que je ne devois pas la presser sur ce point. Notre père, ajouta-t-elle, a promis de t’instruire, dans le temps convenable, de tout ce que tu devois savoir.

« Dans le temps convenable ? répétai-je d’une voix plaintive ; car il me sembloit que puisque j’en avois tant appris, il étoit grand temps que l’on me mît au fait du reste.

« Le soir même, j’en dis quelque chose à mon père ; mais il fut inexorable. Il pensoit que peut-être tout ce qui étoit arrivé à Séraphine pouvoit provenir du trouble de son imagination exaltée.

« Cependant, trois jours après, ma sœur s’étant trouvée assez malade pour garder le lit, les doutes de mon père commencèrent à s’affoiblir. Quoique l’on ne m’eût pas indiqué avec précision le jour de la mort de Séraphine, je remarquai pourtant à sa pâleur, et à l’affection avec laquelle elle nous embrassoit mon père et moi, que l’instant de la séparation éternelle n’étoit pas éloigné.

« La pendule sonnera-t-elle bientôt neuf heures ? nous demanda Séraphine dans la soirée, pendant que nous étions assis auprès de son lit.

« Oui, bientôt, répondit mon père.

« Eh bien ! songez à moi, objets chéris ; nous nous reverrons. Elle nous serra la main ; et lorsque l’heure sonna, elle tomba sur son lit, et ne se releva plus.

« Mon père m’a raconté toutes ces particularités dans la suite ; car dans le moment j’étois tellement troublée, que j’avois perdu l’usage de mes sens.

« Lorsque Séraphine eut fermé les yeux, je revins à une vie qui alors me paroissoit insupportable. Je craignois que l’état de stupeur où m’avoit jetée l’idée de la perte qui me menaçoit, n’eût semblé à ma sœur un manque d’attachement. Depuis lors, je n’ai jamais pensé à cette scène accablante sans éprouver un violent frisson.

« Tu conçois, me dit mon père (ce fut à l’heure actuelle, et devant cette même cheminée où nous sommes placés en ce moment) ; tu conçois que la prétendue vision doit encore être tenue très secrète.

« Je partageai son opinion ; mais je ne pus m’empêcher d’ajouter : « Quoi ! encore, mon père ? quoiqu’une partie de la prédiction ait été accomplie d’une manière aussi affligeante, vous continuez à dire la prétendue vision ? »

« Oui, ma fille ; tu ne sais pas quel ennemi dangereux est pour l’homme sa propre imagination. Séraphine ne sera pas la dernière victime qu’elle aura assassinée. »

« Nous étions assis, je le répète, à-peu-près comme nous voici à présent ; et j’allois adresser à mon père une objection que j’ai oubliée, lorsque je m’aperçus que son regard inquiet étoit fixé sur la porte. Je n’en savois pas le motif, et je ne pus découvrir à cette porte rien d’extraordinaire ; cependant un instant après, elle s’ouvrit tout-à-coup d’elle-même.

« Florentine s’arrêta en cet endroit, comme subjuguée de nouveau par le souvenir de sa frayeur : au même moment, Amélie se leva en poussant un grand cri.

« Sa sœur et son amie lui demandèrent ce qui lui étoit arrivé. Elle resta long-temps sans faire de réponse, et ne voulut pas absolument se remettre sur sa chaise, dont le dos étoit tourné vers la porte. Enfin, elle avoua, en jetant des regards inquiets autour d’elle, qu’une main froide comme la glace lui avoit touché le cou.

« Voilà bien l’effet de l’imagination, dit Marie en se remettant. C’étoit ma main. Depuis long-temps mon bras étoit appuyé sur ta chaise, et lorsqu’il a été question de la porte qui s’est ouverte, je me suis senti le besoin de m’appuyer sur quelque chose de vivant...... Mais à propos, et la porte ?

« Chose étrange ! Je frissonnai d’effroi, je m’appuyai sur mon père, et je lui demandai s’il ne voyoit pas une espèce de lueur, d’éclat, quelque chose de brillant pénétrer dans l’appartement.

« Eh bien ! me répondit-il d’une voix émue et tout bas, quand je la verrois ! Nous avons perdu un être que nous chérissions ; nos ames se trouvent, par conséquent, en quelque sorte disposées à l’exaltation, et nos imaginations peuvent aisément être dupes de la même illusion. Il est, d’ailleurs, très-naturel qu’une porte s’ouvre d’elle-même.

« On devroit bien la refermer, repris-je sans avoir le courage de le faire.

« Nous pouvons bien la fermer, dit mon père. Mais il se leva avec un tremblement visible, fit quelques pas, puis revint en ajoutant : Cette porte peut rester ouverte ; car il fait trop chaud dans l’appartement.

« Il m’est impossible de vous dépeindre, même par comparaison, la clarté singulière que j’avois aperçue ; et je vous assure que si, au lieu de cette lueur, j’eusse vu entrer l’ombre de ma sœur, je l’eusse reçue à bras ouvert ; car ce fut simplement le mystérieux et le vague de cette vision étrange qui m’inspira de la frayeur.

« Un instant après, les domestiques entrèrent, apportant le souper, et il ne se passa plus rien de nouveau.

« Le temps n’effaça pas le souvenir de Séraphine ; mais il nous fit oublier cette dernière apparition. Mon commerce habituel avec vous, mes amies, fut pour moi, depuis la perte de Séraphine, une distraction précieuse, et devint insensiblement une habitude indispensable ; je ne pensois plus que légèrement à ce que le fantôme de ma sœur pouvoit avoir prédit à notre maison, et, dans les bras de l’amitié, je me livrai entièrement à la gaîté innocente de la jeunesse.

« La beauté du printemps contribuoit à faire renaître la sérénité dans mon ame. Un soir que vous veniez de me quitter, j’étois restée à me promener dans le jardin, comme enivrée de la vapeur délicieuse des fleurs et du spectacle magnifique que m’offroit la pureté du ciel.

« Entièrement absorbée par la jouissance de mon existence, je ne m’apercevois pas que l’heure de rentrer étoit arrivée. Je ne sais pas non plus si ce jour là l’on ne s’occupoit pas de moi ; mais mon père, dont la sollicitude pour ce qui me concernoit avoit redoublé depuis la mort de ma sœur, et qui savoit bien que j’étois au jardin, ne m’avoit pas, suivant sa coutume, envoyé quelque vêtement pour me garantir de la fraîcheur de la soirée.

« Tandis que je faisois ces réflexions, je fus prise d’un véritable frisson de fièvre dont je ne pus nullement imputer la cause à la température de l’air. Mes yeux se portèrent, par hasard, sur les arbres en fleurs ; et la clarté singulière que j’avois vue pénétrer par la porte de l’appartement le jour de l’enterrement de Séraphine, me sembla reposer sur ces arbres, et lancer ses rayons vers moi. L’allée où je me trouvois, étoit la promenade favorite de Séraphine.

« Cette pensée m’inspira le courage de m’approcher, parce que j’espérois rencontrer sous ces arbres l’ombre de ma sœur. Mais mon espérance ayant été deçue, je rentrai dans la maison d’un pas tremblant.

« J’y trouvai beaucoup de choses extraordinaires. Personne ne songeoit au souper, que je croyois à moitié achevé. Les gens de la maison couroient en désordre, et se hâtoient d’emballer des habits et des meubles.

« Qu’est-ce qui va partir ? demandai-je.

« Eh quoi ! mademoiselle, s’écria l’intendant, ne savez-vous donc rien ? Mais son excellence, vous, nous tous.

« Pourquoi donc ?

« Cette nuit même, nous partons pour la terre de son excellence.

« Pourquoi cela ?

« On levoit les épaules ; je courus au cabinet de mon père. Il étoit assis, les yeux fixés devant lui.

« La seconde prophétie de Séraphine, me dit-il, est aussi accomplie, et précisément la plus invraisemblable. Je suis en disgrâce.

« Quoi, elle l’avoit prédit !

« Oui, ma fille ; mais je te l’avois caché. Je me résigne à mon sort. Qu’un autre cherche à se mieux maintenir dans ce poste scabreux. Je vais dans mes terres y vivre pour toi, et pour faire le bonheur de mes vassaux.

« Malgré l’impression violente causée par l’infortune de mon père, et par l’idée de m’arracher à toutes les relations que j’aimois, sa tranquillité produisit un effet salutaire sur mon esprit.

« A minuit, nous partîmes. Mon père sut si bien prendre son parti sur son changement d’état, qu’il arriva à sa terre calme et serein.

« Il trouva beaucoup de choses à arranger, à améliorer ; aussi son goût pour la vie active ne tarda pas à se créer un cercle d’occupations qui lui plaisoient.

« Il en fut pourtant tiré, peu de temps après, par une indisposition que les médecins regardèrent comme très-sérieuse. Mon père se conforma à ce qu’ils lui prescrivirent. Il cessa toute occupation ; mais il n’espéroit pas qu’il en résultât pour lui aucun bien. Séraphine, me dit-il, entièrement revenu de son ancienne opinion, Séraphine a dit deux fois la vérité. Elle la dira une troisième fois. Ce discours me causa une émotion violente ; car je compris que mon père croyoit mourir bientôt.

« En effet, il dépérit visiblement, et fut enfin forcé de garder le lit. Un soir il me fit appeler ; et après avoir écarté tout le monde, il me parla ainsi, d’une voix foible, et en s’arrêtant fréquemment :

« L’expérience m’a guéri de mon incrédulité. Quand neuf heures sonneront, mon dernier moment, suivant la prédiction de Séraphine, sera arrivé. Voilà, ma chère fille, ce qui m’engage à t’adresser ce peu de mots essentiels pour toi. Reste, s’il est possible, dans ta position actuelle ; ne te marie pas. Le destin semble avoir conjuré l’extinction de notre race. Mais il n’est pas temps de parler de ce sujet. Au reste, si tu songeois jamais sérieusement à te marier, n’oublie pas de lire ce papier. Mais ma volonté expresse est que tu ne l’ouvres pas auparavant, parce qu’autrement son contenu t’occasionneroit des inquiétudes sans motif.

« A ces mots, que j’écoutois en sanglotant, il tira de dessous son chevet un papier cacheté qu’il me donna. L’instant n’étoit pas convenable pour réfléchir combien la condition qu’il m’imposoit étoit importante. Le son de l’heure fatale où mon père, appuyé sur mon épaule, rendit le dernier soupir, me priva de l’usage de mes sens.

« Le jour de son enterrement fut aussi marqué par la lueur éclatante et extraordinaire dont j’ai déjà parlé.

« Vous savez que peu de temps après cette perte cruelle, je revins à la capitale pour chercher de la consolation dans votre société chérie. Vous savez aussi que la force de la jeunesse seconda vos efforts pour me rendre l’existence agréable, et comment je repris par degré du goût pour la vie. Vous n’ignorez pas non plus qu’il s’établit par la suite, entre le comte Ernest et moi, des rapports qui rendirent vaines les exhortations de mon père. Le comte m’aimoit ; je le payois de retour. Il ne m’en fallut pas davantage pour me persuader que je ne devois pas vivre dans le célibat. Mon père ne m’avoit, d’ailleurs, fait cette demande que conditionnellement.

« Mon mariage étoit presque assuré ; je n’hésitai pas à ouvrir l’écrit mystérieux. Le voici ; je vais vous le lire :

« Séraphine t’a sûrement déjà dit que lorsqu’elle voulut questionner le fantôme sur ton sort, soudain il avoit disparu. L’être incompréhensible vu par ta sœur avoit fait mention de toi, et son arrêt désolant que, trois jours avant celui qui seroit fixé pour ton mariage, tu mourrois à cette même neuvième heure, qui nous est si fatale, avoit engagé ta sœur, un peu remise de son premier trouble, à lui demander si ta vie ne pouvoit pas être à l’abri de cette atteinte funeste, dans le cas où tu ne te marierois pas.

« Séraphine n’a malheureusement pas reçu de réponse. Mais je suis persuadé qu’en allant à l’autel, tu ne trouveras que la mort. Voilà pourquoi je t’engage à ne pas te marier ; j’ajoute cependant : si cela est conforme à ton inclination ; car je ne sais pas si ce prétexte mettra tes jours en sûreté.

« C’est, ma chère fille, pour t’épargner des angoisses prématurées, que je n’ai pas voulu te révéler tout ceci avant l’instant du péril. Réfléchis donc à ce que tu dois faire.

« Mon ombre, lorsque tu liras ces lignes, planera autour de toi et te bénira, quelque parti que tu prennes.

« Florentine replia le papier en silence ; et, après une pause qui déplut beaucoup à ses deux amies, elle ajouta :

« Voilà peut-être, mes chères amies, la cause du changement dont vous m’avez quelquefois fait des reproches. Mais, dites-le moi, ne seroit-on pas, à ma place, troublée et comme anéantie par cette prédiction qui annonce la mort à la veille de goûter le bonheur ?

« Me voilà à la fin de mon récit. Demain le comte revient de son voyage ; l’ardeur de ses désirs lui a fait fixer l’époque de notre mariage au troisième jour après son retour.

« Ainsi, c’est aujourd’hui ! » s’écrièrent au même moment Amélie et Marie, pâles et l’inquiétude peinte dans tous leurs traits ; elles jetèrent les yeux sur une pendule prête à sonner neuf heures.

« Qui, aujourd’hui est le jour décisif, » reprit Florentine d’un air plus posé, et même serein. « La matinée a été affreuse pour moi ; mais actuellement je me trouve bien remise, et ma santé, encore excellente en ce moment, me donne l’assurance que la mort m’atteindroit difficilement aujourd’hui. Bien plus, un pressentiment secret, mais bien vif, me dit que ce soir même le vœu que je forme depuis si long-temps sera rempli. Ma sœur bien aimée m’apparoîtra, et détruira l’erreur de sa prédiction pour ce qui me concerne. Chère Séraphine, tu m’as été enlevée si soudainement, si cruellement ! Où es-tu, que je te rende enfin, avec usure, l’amour que je n’ai pu te témoigner ? »

Les deux sœurs immobiles, interdites, avoient les yeux fixés sur la pendule, qui sonna l’heure fatale.

« Sois la bien-venue ! » s’écria Florentine, en voyant le feu de la cheminée, que l’on n’avoit pas entretenu, s’éteindre tout-à-coup. Puis elle se leva de dessus sa chaise ; les bras ouverts, elle marchoit vers la porte que Marie et Amélie regardèrent en gémissant profondément, et par où venoit d’entrer l’image de Séraphine éclairée des rayons de la lune. Florentine serra sa sœur dans ses bras.

« A toi, pour jamais ! » Ces mots, prononcés d’un son de voix doux et mélancolique, frappèrent l’oreille d’Amélie et de Marie ; mais elles ne surent pas s’ils avoient été proférés par Florentine, par le fantôme, ou par les deux sœurs ensemble.

Presqu’au même instant, les domestiques entrèrent, l’air effaré, pour savoir ce qui étoit arrivé. Ils avoient entendu un bruit comme si tous les verres et toutes les porcelaines alloient se briser. Ils trouvèrent leur maîtresse étendue à la porte. Il ne restoit plus la moindre trace de l’apparition.

Tous les moyens que l’on employa pour rappeler Florentine à la vie, furent vains. Les médecins attribuèrent sa mort à un coup de sang. Marie et Amélie conserveront jusqu’au tombeau le souvenir de cette scène déchirante.

LE REVENANT.


LE REVENANT.




La terre considérable et les trois belles maisons de M. Soller attiroient à Julie, sa fille unique, deux fois plus d’adorateurs que sa belle taille et la grâce particulière qui distinguoit sa jolie figure. Aussi, arrivée à l’âge de dix-sept ans, avoit-elle eu déjà occasion d’éluder, par ses réponses ambiguës, quelques propositions de mariage, et d’en rejeter ouvertement plusicurs autres.

Son père, à qui elle confioit les motifs de ses refus, se réjouissoit d’avoir une fille aussi intelligente. « Vous ne connoissez pas Julie, » répondit-il avec assurance à ceux qui vouloient fixer son attention sur l’intimité de sa fille avec le docteur Heiss. Il s’imaginoit que les espérances de Julie ne s’étoient pas encore portées au-délà du cercle de la maison paternelle, où elle menoit une vie si douce et si commode. Content, à son âge, des plaisirs tranquilles que l’état passable de sa santé lui permettoit de goûter, il oublioit qu’il en est tout autrement dans la jeunesse, et que plus elle est comblée de soins et libre d’inquiétudes, plus elle aspire, avec ardeur, à l’accomplissement de ce qu’elle souhaite.

Aussi M. Soller éprouva-t-il une surprise bien grande, un jour, qu’en l’absence de sa fille, un messager, un peu niais, lui remit une lettre destinée à Julie. Il reconnut, à l’adresse, la main d’un homme, et attendit impatiemment le retour de sa fille.

Elle eut l’air si interdite, quand il voulut lui donner la lettre, qu’il l’ouvrit à l’instant, et vit que Gustave Heiss y parloit de la constance de leur amour mutuel. Un interrogatoire rigoureux suivit l’ordre positif de ne plus voir Gustave. Julie fut obligée de tout promettre à l’instant, pour gagner un peu de tranquillité.

La cessation de cette correspondance, dont Julie ne put indiquer la cause à son amant, qu’en se montrant un moment à la fenêtre, les yeux en larmes, engagea le bouillant docteur à avoir un entretien avec M. Soller. Il demanda formellement la main de Julie, et le père ne la lui refusa pas moins formellement. Cela parut d’autant plus inexplicable au docteur, qu’il possédoit une fortune indépendante et assez considérable, qu’il jouissoit d’une bonne réputation, que sa personne étoit agréable. Une petite cicatrice à la joue, suite d’un duel qu’il avoit eu lors de son séjour à l’université, ne lui attiroit aucun reproche des gens les plus scrupuleux. On savoit généralement qu’il n’avoit pas été l’agresseur.

Julie se flatta en vain que son père, en général assez peu attaché à ses opinions, ne persisteroit pas éternellement dans son refus. Tous ses efforts, tous ceux de Gustave pour engager M. Soller à consentir à une union si ardemment desirée, furent absolument inutiles.

Julie pensa, enfin, que l’opiniâtreté invincible de son père étoit due à un motif secret ; elle ne se trompa point, et vit avec déplaisir qu’elle n’obtiendroit pas l’objet de ses vœux tant que son père vivroit. Depuis la maladie qui avoit forcé M. Soller de renoncer au commerce, il avoit, pour son malheur, la manie de croire aux esprits. Il s’étoit même bâti un système de monde spirituel. Entre autres opinions, il soutenoit que les personnes qui, durant leur vie, apparoissoient à quelqu’un pendant le sommeil, devoient avoir un caractère très-suspect.

Julie craignit que l’esprit de son amant n’eût apparu à son père ; elle ne se donna pas de repos qu’elle n’eût, à force de ruses, appris que sa conjecture étoit fondée. Précisément dans la nuit qui avoit suivi le jour où la lettre du docteur avoit été surprise, celui-ci, vêtu comme à l’ordinaire, avoit passé devant le lit de M. Soller.

Julie ne put imaginer qu’un moyen efficace pour combattre la chimère de son père. Sa modestie s’y opposoit ; mais son amour ne lui laissa de relâche qu’elle ne l’eût employé. Elle fit à son père un aveu contraire à la vérité ; elle lui dit que, désespérée par le courroux qu’il avoit laissé éclater, et égarée par son amour, elle avoit cette nuit-là ouvert la porte au docteur, et que, par conséquent, c’étoit bien lui, et non son ombre, qu’il avoit vu. Elle raconta, dans un si grand détail et avec tant de vraisemblance, comment elle s’étoit emparée de la clé de la maison et de celle du vestibule, que son père ne conserva pas le moindre doute sur la vérité de son discours.

La suite fit voir que Julie avoit eu recours à un bon expédient. Elle essuya, il est vrai, des reproches très-vifs ; mais l’aversion de son père pour le docteur diminua insensiblement. Julie trouva le moyen d’en instruire son amant. Celui-ci réitéra la demande. M. Soller trouvant qu’il y avoit quelque risque à garder une fille qui, dans un cas de nécessité, ouvroit, pendant la nuit, sa chambre à son amant, écouta favorablement le docteur.

Malheureusement, huit jours avant celui que l’on avoit fixé pour le mariage, le fantôme de Gustave apparut encore à M. Soller. Celui-ci avoit cette fois si bien pris toutes ses précautions relativement aux portes, que Julie ne put recourir à son ancien subterfuge. Son père lui déclara que le mariage devoit être rompu : il prédit aussi à sa fille, d’une manière si précise, les malheurs qui accompagneroient cette union, qu’il produisit sur elle une forte impression ; mais Gustave sut bientôt faire disparoître ces idées fâcheuses. Les fiançailles avoient eu lieu avec toutes les formalités requises ; les deux amans sommèrent le père de tenir la parole qu’il avoit donnée : celui-ci, craignant que si l’on apprenoit la cause de la rupture du mariage, on ne le traitât d’homme à chimères, et n’en pouvant trouver une autre plus plausible, il donna son consentement, mais il refusa obstinément d’assister à la cérémonie.

Lorsque les deux époux eurent été unis, il se montra néanmoins disposé à faire revivre les rapports qui doivent exister naturellement entre un père et ses enfans ; il leur rendit les visites qu’ils lui firent, leur témoigna beaucoup d’affection, et avoua même un jour à sa fille que les craintes que son mari lui avoit causées, n’étoient pas fondées.

Le docteur Heiss renonça à la pratique de la médecine, et se borna à donner ses soins à quelques amis, qu’il visitoit par pure bienveillance. Les jeunes époux n’en eurent que plus de loisir pour se livrer à toutes les fantaisies que leur inspiroient leur âge et leur amour. Ils saisissoient avidement toutes les illusions qui prolongeoient un avenir sans bornes, la félicité qu’ils goûtoient. Comme les visions de M. Soller firent aussi, à cette occasion, le sujet de la conversation, nos deux époux se dirent combien ils souhaitoient qu’il fût possible d’apparoître après la mort. Ils n’étoient pas très-éloignés de croire à la réalité des esprits qui visitoient de temps en temps M. Soller, quoiqu’ils rejetassent les conséquences qu’il en déduisoit. Gustave savoit l’histoire de deux amans qui s’étoient promis de rester constans après la mort. Celui qui avoit le premier quitté la vie, fidèle à sa parole, étoit revenu visiter l’autre. Gustave racontoit le fait avec les moindres détails qui pouvoient lui donner de la probabilité. Le vœu de pouvoir jouir de cet avantage fut exprimé par Julie, et répété par Gustave avec enthousiasme : ils recueillirent et lurent les ouvrages les plus extraordinaires qui traitent du monde spirituel ; quelques manuscrits du même genre complétèrent l’effet des premières lectures. Gustave et Julie avoient commencé par supposer la possibilité des apparitions ; ils finirent par croire à leur certitude ; et à l’aide de diverses hypothèses, ils en vinrent, à l’exemple de M. Soller, à se créer une théorie particulière. Dans leur système, deux personnes qui s’aimoient sincèrement, n’étoient nullement séparées par la mort ; au contraire, celle qui mouroit la première, avoit, jusqu’à leur réunion finale, la prérogative de planer autour de celle qui restoit, pour lui servir de génie tutélaire.

Le temps et les dissipations firent insensiblement évanouir ces idées extravagantes. Les foiblesses inhérentes à l’humanité, que chacun des époux découvrit chez l’autre, détruisirent tellement l’idée de perfection qu’ils s’étoient réciproquement inspirée, qu’après la première couche de Julie, le projet de revenir du royaume des ombres pour se réunir, étoit entièrement mis en oubli. Cet amour, dont la constance devoit défier toutes les épreuves, diminuoit chaque mois ; et quoique l’enfant, pour qui elle sembloit uniquement exister, eût terminé promptement sa carrière, cet événement ne sembla pas ramener Gustave vers la mère.

Ces deux moitiés unies pour former un tout heureux, commencèrent à vouloir chacune soutenir leur indépendance. Aucune ne pouvoit formellement accuser l’autre d’infidélité, mais soupçonnoit beaucoup ses intentions. Le désir de donner un démenti aux prédictions de M. Soller, et la crainte d’apprêter à rire aux amis qui avoient été témoins, lors de leur mariage, de leur amour extrême, les empêchoient de laisser paroître au-dehors le mécontentement qui éclatoit assez fréquemment dans leur vie intérieure : cependant trois ans n’étoient pas écoulés, les observateurs apercevoient sans peine un changement marqué dans les procédés réciproques des deux époux.

Le docteur Heiss, qui ainsi que nous l’avons dit, par goût pour une vie tranquille, n’exerçoit plus la médecine, avoit, les deux premières années de son mariage, passé l’été avec Julie à des eaux très-fameuses. Il avoit formé le projet d’y aller une troisième fois ; mais Julie refusa de l’y accompagner, alléguant une indisposition qui lui étoit restée à la suite d’une fausse couche.

Son sourire prouvoit qu’il lui étoit indifférent que son mari reconnût la frivolité de cette excuse. Peu après qu’il l’eut quittée, elle se souvint que Gustave se plaignoit depuis quelques mois d’une incommodité qu’elle regardoit comme un prétexte pour cacher sa mauvaise humeur ; « Si cependant son mal étoit réel ! » se dit-elle. « S’il alloit tomber malade au milieu d’étrangers ! » Peu s’en fallut que cette idée ne lui fit demander des chevaux de poste.

Les dissipations de la société ne tardèrent pas à débarrasser sa jeune tête de ces nuages. « Je suis bien folle, disoit-elle, d’avoir éprouvé tant de sollicitude pour un homme qui se préparoit, sans doute, à faire disparoître au milieu des plaisirs l’ennui que la compagnie de sa femme lui causoit. »

Sa solitude actuelle n’étoit pas tout-à-fait sans charmes ; elle pouvoit se débarrasser d’une foule de ménagemens qu’elle étoit obligée de garder devant son mari ; elle se trouvoit uniquement soumise aux lois de la bienséance, et ne songeoit pas, sans un chagrin intérieur, au changement que sa position alloit bientôt subir, lorsque Gustave, dans une lettre, lui apprit que son retour étoit différé de trois semaines.

Quoique cette nouvelle fût loin de la contrarier, elle se sentit piquée de ce que Gustave ne prenoit pas même la peine de lui alléguer le motif qui le portoit à prolonger son absence.

Huit jours après, elle reçut une lettre du frère de son mari ; il lui apprenoit que du pays éloigné qu’il habitoit, et où il occupoit une place importante, venu aux eaux pour embrasser un frère unique qu’il chérissoit, et qu’il n’avoit pas vu depuis long-temps, il avoit la douleur, en écrivant pour la première fois à sa belle-sœur, de lui annoncer que son mari étoit très-dangereusement malade. Cette nouvelle causa un trouble extrême à Julie, qui se préparoit à aller rejoindre Gustave. Une seconde lettre lui fit connoître que la première n’avoit été écrite que pour la préparer à la perte de son époux, enlevé subitement par une attaque d’apoplexie.

Le caractère aimable de Gustave lui ayant fait beaucoup d’amis parmi les personnes qui se trouvoient aux eaux, ses funérailles avoient été solennelles et touchantes. Le beau-frère de Julie, en lui mandant ces particularités, ajoutoit qu’il avoit eu l’intention d’aller en personne les lui communiquer ; mais que les devoirs de son état l’avoient forcé de partir à l’improviste ; il lui disoit encore que peu de jours avant son décès, son frère lui avoit confié, dans la conversation, que la dot qu’elle lui avoit apportée ne se montoit pas, à beaucoup près, au tiers de la fortune qu’il laissoit après lui ; et qu’en conséquence il avoit pris les mesures nécessaires pour que ce tiers lui fût remis en contrats bien assurés, et en argent comptant.

Julie se sentoit si froissée par la mort de son mari, qu’elle n’apprécia pas, dans ce premier moment de douleur, cette marque de sollicitude conjugale pour ses intérêts pécuniaires ; elle conçut, même involontairement, une aversion décidée contre l’auteur de la lettre, pour avoir fait mention de cette particularité, en lui annonçant l’événement fatal.

Les reproches qu’elle s’étoit faits, après le départ de son mari, se représentèrent avec une force nouvelle. Chaque moment du temps heureux de ses amours se représenta de nouveau à sa mémoire, et surtout cette scène solennelle où elle avoit fait, conjointement avec Gustave, la promesse que celui des deux qui mourroit le premier, apparoîtroit à l’autre.

Ce ne fut pas sans éprouver un certain frisson, que le soir elle revint seule de chez son père.

Après qu’elle fut déshabillée, sa femme de chambre alloit la quitter ; elle la rappela ; mais elle rejeta presqu’aussitôt l’idée de garder quelqu’un auprès d’elle, et renvoya cette fille qui ne concevoit pas pourquoi sa maîtresse l’avoit fait revenir. Julie ne vouloit pas que l’esprit de son mari fût gêné par aucun témoin ; cependant, elle étoit si tremblante qu’elle eut de la peine à arriver à son lit. Elle ne désiroit d’autre protecteur que le sommeil.

Cependant quoiqu’elle eût fermé les yeux, et qu’elle eût tiré les rideaux de son lit, qui ordinairement restoient ouverts, elle ne put s’endormir ; elle entendit même comme un bruit extraordinaire dans cette chambre où elle étoit seule ; il la remplit de crainte ; mais enfin, résignée à tout, elle se retourna, ouvrit les rideaux et regarda autour d’elle. En ce moment, sa lampe répandoit une lueur si singulière et si inégale, et formoit sur le côté opposé de l’appartement, une ombre si noire et si mystérieuse, que la tremblante Julie n’avoit jamais rien aperçu de semblable.

Cet endroit plus sombre commença à lui inspirer de la défiance ; plus elle le considéroit, plus l’ombre lui sembloit acquérir de mobilité. La flamme de la lampe pétilloit même, comme si elle éprouvoit l’action d’un objet extérieur.

Julie eut pourtant assez de courage pour se mettre sur son séant, et contempler fixement l’objet de sa terreur, lorsque la pendule, placée près de son lit, vint à sonner minuit. Le bruit de la détente qui se leva lui parut déjà la voix d’un esprit, et la fit retomber sur son lit les yeux fermés. Un instant après, il lui sembla que les coups prolongés de la pendule en sonnant l’heure, ouvroient ses yeux par force, pour qu’elle pût voir la figure blême de son mari s’élever du milieu de l’ombre redoutable, et s’avancer vers son lit d’un pas silencieux.

Elle perdit connoissance. Le lendemain matin, elle étoit attaquée d’une fièvre violente ; elle ne fut complètement rétablie qu’au bout de plusieurs mois. Son père manifesta alors la plus grande curiosité, pour savoir quelque chose sur l’esprit dont souvent, dans le transport de la fièvre, elle avoit mentionné l’apparition. Mais Julie ne se souvenoit plus de ce qu’elle avoit dit dans ces momens, et elle évita, à dessein, de parler de la nuit qui avoit occasionné sa maladie.

Sa première pensée, lors de sa guérison, fut d’aller visiter le tombeau de son mari, comme on fait un pélerinage par esprit de dévotion. Une de ses amies, que les médecins envoyoient aux eaux, fut pour elle une compagnie agréable dans son affliction.

Julie ressentit une grande satisfaction, en voyant que la mémoire de son mari étoit chérie dans l’endroit où il avoit fini ses jours. Elle contempla, avec un sentiment mêlé d’émotion et de reconnoissance, la pierre que ses amis avoient fait placer sur sa tombe. Elle apprit, pour la première fois, que son mari étoit mort, en quelque sorte, dans l’exercice de son ancienne profession. Ayant recueilli chez lui, par compassion, un malade dénué de secours, il en avoit pris la maladie, qui l’avoit précipité dans le tombeau. On lui cacha d’abord une circonstance qui avoit probablement accéléré la fin de son mari ; il avoit fait une chute à bas de son lit ; mais trop de gens en avoient entendu parler, pour que cette circonstance ne fût pas long-temps un mystère pour elle.

Le séjour des eaux ne lui offrant d’autre sujet d’intérêt que le tombeau de Gustave, elle fut très-contente lorsque son amie, à qui ces eaux ne convenoient pas, lui proposa de partir.

Julie, de retour dans ses foyers, trouva des distractions, mais aucune qui convint à sa position. Son père, infirme depuis quelque temps, ne quittoit plus le lit, et les médecins ne cachèrent pas que son mal étoit sans remède. Elle n’en fut que plus assidue à remplir ses devoirs auprès de lui. La certitude de perdre bientôt une personne que l’on chérit, donne à notre affection une énergie nouvelle. Julie ne sortoit pas de la chambre de son père. Ceux qui la vouloient voir, étoient obligés de rendre leur visite au malade ; aussi le moribond fut-il constamment entouré de jeunes gens ; tous se flattoient de l’espoir d’engager Julie à ne pas rester dans l’état de viduité, qui leur sembloit peu convenable à son âge.

La conduite de Julie envers son père ne pouvoit manquer d’accroître l’intérêt puissant que ses charmes inspiroient. Quelle épouse excellente ne devoit-on pas trouver dans celle qui, appelée à jouir de tous les plaisirs qui font les délices de la jeunesse, s’y dérobe entièrement pour s’exposer, pendant des mois entiers, aux caprices, quelquefois très-sensibles, d’un malade sans espoir ! Malgré les déclarations assez claires que firent quelques-uns de ces jeunes gens, quoique plusieurs d’entre eux fussent des partis très-avantageux, et qu’elle n’eût qu’à choisir, elle ne voulut prendre aucune résolution, même après la mort de son père, qui expira après avoir souffert pendant près de dix mois.

Elle fréquenta quelques maisons après ce triste événement ; mais ce ne fut nullement pour chercher à contracter de nouveaux nœuds. Le souvenir des premiers temps de son mariage se présentoit à elle sous les couleurs les plus aimables et les plus vives. L’amour mutuel qui avoit embelli cette époque, s’étoit montré avec trop d’énergie, pour qu’elle pût espérer que l’avenir lui réservât quelque chose de semblable. Elle ne vouloit pas non plus essayer de faire revivre cette ombre de son bonheur passé, parce qu’elle pensoit qu’elle l’acheteroit trop cher par la perte de son indépendance.

Elle en fit franchement l’aveu à plusieurs de ceux qui la recherchoient ; de sorte que sa ferme résolution de rester veuve occasionna, de leur part, beaucoup d’épigrammes.

Les charmes de Julie avoient bien éprouvé quelqu’altération, par ses veilles et ses fatigues durant la maladie de son père ; mais le repos la rendit aussi belle qu’auparavant, et son esprit reprit insensiblement ses grâces et sa gaîté.

Elle étoit tourmentée quelquefois par le reproche que lui adressoit sa conscience, d’avoir laissé son mari aller seul aux eaux, et pourtant son esprit ne lui étoit pas apparu de nouveau. Quelquefois elle révoquoit en doute la réalité de l’apparition, et attribuoit tout ce qu’elle avoit cru voir, à son imagination troublée par ses remords et par le germe de la maladie : la crainte lui paroissoit au reste très-condamnable dans tous les cas ; car, se disoit-elle, en supposant que j’aie vu l’esprit de mon mari, je dois croire qu’il est revenu pour remplir sa promesse, plutôt que pour m’effrayer.

Julie menoit une vie très-retirée, lorsque le mariage de sa femme de chambre, la plus attentive et la plus fidèle de ses domestiques, fit perdre à sa maison une partie de l’agrément qu’elle y trouvoit. Cette fille avoit été élevée avec elle, et avoit reçu en partie la même éducation. Son éloignement laissa Julie dans un isolement complet ; mais plus celle-ci se sentit seule, plus son imagination se plaisoit à se représenter le temps heureux de ses amours.

Cela alla si loin, qu’elle souhaita quelquefois que l’esprit de son mari revînt pour qu’il vît quelle joie elle puisoit dans ses lettres brûlantes d’amour ; avec quelle ivresse elle pressoit contre son cœur son portrait, ou tout autre objet qui lui appartenoit ; avec quelle constance enfin elle vivoit, non pour elle, mais uniquement pour s’occuper du passé.

Elle s’endormit un soir au milieu de ces pensées, malgré le roulement des voitures qui alloient au bal masqué, où elle-même avoit été vivement pressée de se rendre.

Elle avoit peut-être dormi plusieurs heures, lorsqu’en ouvrant les yeux elle aperçut, au fond de la chambre voisine, une figure qui s’approchoit lentement de son lit : c’étoit l’ombre qu’elle avoit souhaité si ardemment de revoir ; elle ne put la méconnoître.

Le reproche que Julie se fit en ce moment, d’avoir, par un souhait indiscret, troublé le repos de son mari, la priva du plaisir qu’elle auroit goûté en voyant cette apparition ; elle ne songeoit plus à ce qu’elle s’étoit proposé de lui dire ; le saisissement même lui coupa la respiration et lui ferma les yeux, lorsque l’ombre n’étoit encore que dans la chambre voisine.

Un instant après, la crainte souleva insensiblement sa paupière à plusieurs reprises ; Julie aperçut le fantôme debout près de son lit : elle resta long-temps dans une attente inquiète ; enfin le fantôme s’éloigna.

Cependant un quart d’heure après, elle surmonta ses frayeurs, au point de tirer sa sonnette : elle sonna trois fois, et la dernière fois très-fort, sans que sa femme de chambre parût.

Deux heures venoient de sonner. Julie s’habilla pour aller chercher cette fille ; elle ne la trouva pas dans son lit ; le domestique et la cuisinière couchoient dans l’étage supérieur, où ils ne pouvoient pas entendre le bruit des sonnettes. Julie sachant que la conduite de sa femme de chambre n’étoit pas très-régulière, se douta qu’elle s’étoit échappée pour aller au bal masqué, dans l’espoir que l’on ne s’en apercevroit pas ; la porte extérieure étoit fermée.

Les yeux battus de la femme de chambre confirmèrent le matin les soupçons de Julie. Celle-ci lui fit avouer la vérité, la renvoya sur-le-champ, et eut le bonheur, le jour même, d’en trouver une qui lui convint parfaitement.

Toutes les nuits suivantes, la jeune veuve ressentit de violens accès de fièvre ; le moindre soufle, le plus petit froissement la faisoient tressaillir. Son œil se refusoit à reconnoître la figure de son mari, mais son oreille entendoit ses mouvemens. Elle abjura les doutes qu’elle avoit conçus autrefois sur la vérité des apparitions, dont son père étoit persuadé. Elle ne cachoit sa vision à personne, et étoit prête à se fàcher contre quiconque révoquoit en doute la réalité du fantôme qui s’étoit montré devant son lit. Non, disoit-elle, personne ne me fera croire à la débilité de mes yeux et de mes oreilles. Elle raconta à ce sujet la première apparition qui avoit eu lieu aussitôt après la mort de son mari, et dont elle n’avoit pas parlé alors, parce qu’elle l’avoit regardée comme un effet de sa disposition à la fièvre ; elle demanda si depuis lors on avoit remarqué en elle quelque symptôme d’affoiblissement d’esprit. Les explications naturelles que l’on essayoit fréquemment de lui donner, la mettoient au supplice. On disoit, par exemple, que le galant de sa suivante, un peu inconséquente dans sa conduite, avoit pu se tromper de chambre ; et que cette supposition étoit d’autant plus vraisemblable, que l’esprit prétendu avoit apparu vêtu comme tout le monde, ce qui n’étoit pas l’habitude des esprits.

Julie répondoit à la première explication, que les amans de sa femme de chambre, assez familiers avec elle pour en obtenir de doubles clefs, ne pouvoient se tromper sur l’appartement de leur belle, situé dans un côté opposé de la maison ; qu’au reste elle avoit trouvé les portes de dehors fermées, et que personne ne pourroit lui contester ce point.

Quant à l’objection touchant le costume, elle répliquoit qu’un être dépourvu de corps, qui veut se faire connoître dans le monde matériel, est bien obligé de prendre une figure reconnoissable. Elle demandoit, avec un peu d’humeur, si elle ne méritoit pas quelque croyance, lorsqu’elle se montroit prête à affirmer avec serment qu’il n’avoit existé d’autre différence entre le fantôme et son mari, que celle d’un être spirituel à un être corporel, et que son œil perçant avoit même distingué nettement la cicatrice qu’il avoit à la joue.

Julie parloit en général de cet événement avec tant de suite, et d’une manière si convaincante, qu’elle trouva un grand nombre de partisans. L’esprit qu’elle avoit vu faisoit si fréquemment le sujet de la conversation, qu’il auroit été surprenant qu’une singularité de ce genre eût échappé à la presse, qui aujourd’hui s’empare de tout, surtout en Allemagne.

Quoique le pamphlet, qu’un anonyme publia à ce sujet, fourmillât d’inexactitudes, le nom de l’héroïne n’étant pas mentionné, et l’écrit ne contenant rien d’offensant pour elle, Julie ne fut pas forcée d’en venir à un désaveu public. Sa ferme croyance ne fut pas non plus ébranlée par les railleries que se permirent quelques incrédules : elle étoit satisfaite de ce que la présence de sa femme de chambre, qu’elle faisoit coucher auprès d’elle, la délivroit de toute inquiétude relative à l’intérieur de sa maison : enfin son courage reprit si bien le dessus, avec les nuits peu prolongées de l’été, qu’elle dormit de nouveau seule dans sa chambre.

Vers la fin de l’été, elle rencontra inopinément, chez une de ses connoissances, un M. de Rosen, dont son mari faisoit un cas particulier, mais qu’elle n’avoit pas vu depuis long-temps ; elle eut beaucoup de joie à le revoir ; il étoit fort aimable : on ne lui reprochoit autre chose que de se plaire dans une vie dissipée, et de ne pas vouloir entendre parler de mariage.

L’entrée de Julie priva la société du plaisir d’entendre davantage M. de Rosen, qui la charmoit par ses récits pleins de gaîté et d’intérêt. Il entama, avec la veuve de son ami, un entretien qui ne fut que rarement interrompu par la conversation générale ; il se soutint avec la même vivacité jusqu’à l’instant du départ, et fut continué le lendemain matin au logis de Julie.

Les visions en avoient fait le sujet : M. de Rosen s’en étoit depuis long-temps déclaré l’antagoniste le plus opiniâtre, et avoit, même avant la mort du docteur, expliqué, d’une manière très-naturelle, plusieurs histoires d’apparition ; il combattit celle de l’esprit de son ami. La dispute entre Julie et lui fut si vive, qu’ils auroient difficilement fini par s’entendre.

M. de Rosen, après avoir long-temps soutenu que Julie avoit été dupe de l’illusion de ses sens, ou de la présence réelle d’un autre individu vivant, s’écria : « Mais si tout cela s’éclaircissoit d’une autre manière ? »

« D’une autre manière, cela se peut, mais qu’elle soit meilleure..... »

« Qui sait ! vous ne m’avez pas encore raconté les détails de la mort de votre mari. »

« Il mourut aux eaux subitement. »

« Vous étiez absente. »

« Vous remuez la tête comme si vous aviez des doutes ; ne voudriez-vous pas me persuader qu’il n’est pas mort ? »

« Je veux simplement essayer une explication ; vous la rejetterez, si elle ne vous convient pas. »

« Et moi, » reprit Julie avec sensibilité, « je veux vous prier de vous dispenser d’un essai de ce genre, quand il s’agit de la personne qui m’a été la plus chère. »

M. de Rosen répliqua très-sérieusement qu’en qualité d’ami intime du docteur, il avoit quelques droits aux détails de sa mort. Julie persistant à ne pas s’expliquer, il se leva d’un air mécontent, comme pour aller prendre son chapeau.

« Il est vrai, » dit Julie, « que vous avez ce droit, j’en conviens ; mais j’ai aussi celui de vous prier de n’en pas abuser. »

Alors elle raconta, en sanglotant, la mort de son mari, avec toutes les circonstances qui l’avoient accompagnée ; et voyant, après l’avoir terminée, que son auditeur ne changeoit pas de visage, elle ajouta : « Que direz-vous à présent ? »

« Rien, pour ne pas vous déplaire. »

« Vos gestes, qui annoncent le doute, m’offensent, monsieur. Je crois qu’après tant de témoignages incontestables de la mort de mon mari, on ne peut pas même se permettre une autre explication. »

« Vous me défendez, par conséquent, de chercher à ébranler votre croyance. »

« Monsieur, » répartit Julie, d’un ton solennel, voyant qu’il vouloit s’en aller, « je veux, je dois vous entendre à l’instant même. »

« Permettez-moi donc de faire mention d’une circonstance antérieure. »

« Faites mention de tout ce que vous voudrez. »

« Eh bien ! j’ai appris, de votre bouche même, que peu de temps avant la mort de mon ami, l’harmonie qui régnoit auparavant entre vous étoit singulièrement altérée. Je puis même soupçonner que vous n’avez pas été tous deux en secret, très-éloignés de vous séparer. Depuis long-temps votre mari désiroit beaucoup faire un voyage lointain. Cette envie s’affoiblit naturellement lorsqu’il vous fit la cour, et qu’il eut le bonheur d’obtenir votre main. Je suppose que ce qui se passa ensuite entre vous réveilla son ancienne idée. Il se présentoit deux manières de l’effectuer, voyager avec vous ou sans vous. Mais c’eût peut-être été trop exiger de vous, que d’espérer vous faire partager avec lui les désagrémens inséparables d’un voyage dans une autre partie du monde, à une époque où, pour parler avec franchise, vous ne trouviez pas toujours du plaisir dans la compagnie de votre mari. Voyager sans vous, eût été vous livrer à l’ennui ou à la crainte continuelle d’être, par son retour, troublée dans vos plaisirs. Il ne pouvoit choisir aucun de ces deux moyens. Deux autres se présentoient pour opérer une guérison radicale. L’un étoit le divorce ; mais le mot seul faisoit frémir mon ami. Vous eussiez été exposés tous deux aux propos amers de ceux qui, si peu de temps auparavant, s’étoient scandalisés de votre affection singulière. Les reproches de votre père, d’abord si opposé à cette union, auroient indubitablement empoisonné tous vos momens. Ce moyen fut donc aussi rejeté. Enfin, le dernier, qui se devine aisément, avoit, il est vrai, quelque chose d’étrange et de romanesque ; mais faisoit entrevoir à mon ami une liberté entière, et pour vous, après un court veuvage, un second mari qui vous conviendroit mieux. »

« Vous en usez comme l’avocat d’une mauvaise affaire. Vous la faites traîner en longueur, pour lasser la partie adverse. Je ne dirois plus rien, si vous vous absteniez de rappeler, sans ménagement, les endroits de ma vie qui me causent le plus de repentir. »

« Je me suis déjà reproché de mentionner les particularités qui vous déplaisent ; mais je ne dois pourtant pas passer cette époque sous silence, parce qu’elle sert de base nécessaire à l’édifice qui est déjà à moitié achevé. »

« Mais à quoi bon un château de carte, que l’extrait mortuaire de mon mari renversera à l’instant ? »

« L’extrait mortuaire ? Seroit-ce le premier qui fût erroné ? Mais comme je suis déjà venu à bout des points les plus difficiles, permettez-moi de poursuivre ma supposition. Votre mari va aux eaux, il y rencontre son frère, lui découvre ses chagrins domestiques, et ajoute qu’il sacrifieroit volontiers le tiers de sa fortune pour racheter sa liberté. Votre mari avoit, par charité, donné ses soins à plusieurs malades, qui, abandonnés par d’autres médecins, à cause de leur indigence, ne pouvoient guère échapper à la mort. Cette circonstance lui suggère le moyen de recouvrer sa liberté. L’habitation incommode d’un de ces malades, fournit le prétexte de lui donner une chambre dans la maison où demeurent votre mari et son frère. Malgré les soins les plus assidus, le malade meurt, comme on s’y attendoit. Votre mari part dans la nuit, afin que son frère se charge du reste. Trouvez-vous actuellement mon hypothèse plus naturelle ? »

« Nullement. Je vous prie d’en expliquer vous-même ce reste, dont le frère s’est chargé. »

« Très-volontiers, si cela ne vous fatigue pas. Votre mari qui, conformément à son plan, faisoit le malade depuis quelques semaines, laisse, en partant, ses vêtemens accoutumés dont on revêt le mort. On disoit, depuis quelques jours, que celui-ci, comme vous le devinez sans peine, alloit mieux, et qu’il étoit parti pour son pays. Son cadavre passe et est enterré pour celui de votre mari. Il me semble que, de cette manière, l’énigme est assez bien débrouillée. »

« A l’exception d’une bagatelle, que vous laissez de côté, quoiqu’elle mérite bien d’être prise en considération. Un secret important doit, sur toutes choses, n’être communiqué qu’à peu de personnes ; vous en conviendrez. A combien de personnes n’a-t-il pas fallu confier celui-ci ? »

« On ne l’a confié qu’au vieux domestique de votre beau-frère, dont la fidélité rare a, plusieurs fois, reçu des éloges dans cet appartement même. »

« Il faut bien que je vous fasse des objections pour me débarrasser, une bonne fois, de vos explications malheureusement trop invraisemblables. Vous oubliez encore bien des choses. Un homme comme mon mari, qui connoissoit tant de monde aux eaux, a dû nécessairement recevoir beaucoup de visites après sa mort. On se plaît souvent à voir le corps inanimé d’une personne chère ; comment donc les amis de mon mari n’auroient-ils pas reconnu que le corps, qu’ils avoient sous les yeux, n’étoit pas le sien ? »

« Oui, je suis persuadé que votre beau-frère a reçu bien du monde, et qu’il a dû raconter à beaucoup de personnes le triste accident qui lui enlevoit un frère. Un grand nombre a certainement vu le corps de votre mari, à l’exception du visage. On l’avoit couvert d’un voile, parce que, disoit votre beau-frère, la chute l’avoit horriblement défiguré. »

« Et la femme qui l’a enseveli ? ne s’en trouve-t-il pas aux eaux ? ou bien ne sont-elles pas tenues d’examiner si la cause de la mort leur paroît naturelle ? »

« Tout cela est très-exact. Mais cet examen se fait-il avec un soin minutieux pour chaque trait du visage ? D’ailleurs, il seroit très-possible que le pauvre défunt fût réellement tombé en bas de son lit. »

« Eh bien, monsieur, à quoi avez-vous voulu en venir avec cette explication, aussi longue qu’ingénieuse, ou plutôt avec cette interprétation forcée ? »

« Mais à vous faire naître l’idée que, peut-être, votre mari vit encore. »

« La certitude seule pourroit me consoler ; mais vos singuliers commentaires sont loin d’avoir produit cet effet. Vous poussez encore la chose plus loin, et vous tirez la conséquence que ce n’est pas le fantôme, mais la personne réelle de mon mari que j’ai vue dans ma chambre ? »

« Sans doute, si je ne suppose pas que votre imagination étoit exaltée ou malade, ou qu’il y a eu quelque supercherie. »

« A quoi vous conduit, cette fois, votre propension à paroître pénétrant ? L’homme qui, suivant votre explication, s’est débarrassé de moi par le sacrifice du tiers de sa fortune, ce même homme se seroit glissé dans ma demeure, pour s’exposer au danger d’être reconnu ? Je vous avoue que ma foible pénétration ne suffit pas pour expliquer la connexion de deux choses aussi disparates. »

« Elle est cependant facile à concevoir. Supposons d’abord, ce qui n’est pas invraisemblable, que votre mari cédant au désir irrésistible de vivre dans une autre partie du monde, ne se soit, dans les premiers temps, occupé d’aucun autre objet ; admettons même qu’il ne se soit repenti que lorsqu’il a eu satisfait ses vœux ; mais ce repentir devoit tourmenter un homme bon et sensible. Il considère donc qu’il a des torts graves envers vous, et qu’il est difficile de calculer les suites que le bruit de sa mort peut produire sur vous, à cause du peu d’harmonie qui régnoit auparavant entre vous deux. Au milieu de ces réflexions, votre image se réveille dans son cœur, le désir ardent de vous voir le ramène. Il arrive ; son besoin le plus pressant est de se convaincre que votre santé ne doit pas l’inquiéter. Il trouve moyen de pénétrer dans votre demeure, et vous le prenez pour un fantôme. »

« Plût à Dieu que vous disiez la vérité ; mais cette explication est malheureusement encore plus invraisemblable que celle de sa mort. Supposons pourtant que tout est vrai, jusqu’à son retour ; pourquoi a-t-il eu recours à un moyen si extraordinaire que celui de cette visite nocturne ? »

« Pourquoi...... ? Parce qu’il ne connoissoit nullement vos intentions ; et que dans une ville où tout le monde le connoît et le croit mort, il ne vouloit paroître devant personne pendant le jour. »

« Mais comment a-t-il pu entrer et sortir, quoique la porte de dehors fût fermée ?

« Rien de plus aisé à concevoir. Ne m’avez-vous pas dit que votre femme de chambre avoit passé cette nuit-là au bal ? Votre mari ne peut-il pas être arrivé le soir même, et être allé au bal, dans l’espoir de vous y voir, ou bien d’obtenir, sous son déguisement, des renseignemens sur votre compte ? Le hasard l’aura fait rencontrer avec votre femme de chambre ; tout en causant avec elle, par suite de la liberté du bal, il aura appris tout ce qui concernoit sa jolie compagne ; il n’aura eu alors besoin que de lui servir quelques verres de liqueur, pour la mettre dans un état où il lui aura été facile de lui enlever les clefs dont il a ensuite fait usage. Comme il connoissoit tous les coins de cette maison, il n’a pas eu grand’peine à venir dans l’obscurité jusqu’à votre lit. »

« Monsieur, » reprit Julie, d’un ton très-piqué, « ne vous êtes-vous donc tant creusé la tête, que pour finir par une plaisanterie aussi peu convenable ? Mon mari, j’en suis sûre, a toujours eu trop de fierté, pour chercher et pour suivre une aventure du genre de celle dont vous parlez. Je dois donc me trouver blessée, d’entendre parler de lui de cette manière, après sa mort. »

« Mais, madame, vous prenez la chose du mauvais côté ; je n’ai supposé ce cas que pour vous faire connoître un des mille moyens qui auront pu lui faire trouver cette clef, à laquelle vous attachez une si grande importance. Je vois que, dans la précipitation, j’ai maladroitement supposé une chose indigne du caractère de votre mari ; il est plus vraisemblable qu’il aura eu pour compagnon, au bal, un ami intime à qui ces sortes d’aventures répugnent moins. Pendant que votre mari vous cherche par-tout, ou tâche d’obtenir des renseignemens sur votre compte, il est possible que son ami ait découvert que cette jeune fille étoit votre femme de chambre ; il en aura fait part à votre mari, lui aura donné les clefs, et après qu’elles auront été mises en usage, on les aura remises à la femme de chambre, un peu étourdie par le bal et la liqueur, sans qu’elle se soit aperçue de la moindre chose. »

« Finissons, monsieur ; vainement vous avez, en rappelant le temps qui a précédé la mort de mon époux, exposé à mes yeux la légèreté de ma conduite ; vainement vous avez entassé un grand nombre de suppositions, pour me donner une preuve nouvelle de votre habileté à expliquer les apparitions des esprits ; car je dois penser que telle a été votre intention ; autrement, vos efforts n’auroient absolument abouti à rien. Au reste, quoique la figure dont il est question ait eu la ressemblance la plus parfaite avec mon mari, personne ne me persuadera que je l’ai vu lui-même ; sa démarche, et un je ne sais quoi d’aérien qui l’entouroit, et qui m’a causé un certain trouble, m’ont prouvé positivement que cette figure appartenoit à un monde plus élevé. »

« Votre frayeur seule, madame, a sans doute revêtu cette figure de ce qu’elle avoit d’aérien. »

Julie contredit fortement cette objection et persista à soutenir que les contours du fantôme n’avoient pas ce caractère fixe, attribut de l’homme vivant.

« Eh bien ! » reprit Rosen, « on vous a très probablement joué un tour. »

« Ne parlons plus de cela ; au reste, on auroit bien pu, par supercherie, approcher de la couleur de la vérité ; mais il auroit été impossible de l’imiter complétement. »

« Vous n’êtes pas assez au fait de ces sortes d’artifices ; mais moi, je sais faire apparoître de prétendus fantômes. »

Julie refusa vivement l’essai qu’il se proposa de faire. Il eut alors l’air de vouloir la contraindre à abandonner sa croyance aux apparitions surnaturelles ; et chaque jour il devint plus pressant. Julie, pour s’en débarrasser, consentit enfin à sa proposition, sous la condition expresse que, par la suite, il ne se permettroit plus aucune tentative pour la dissuader de croire aux esprits.

Il fallut, malgré sa répugnance, qu’elle lui cédât, huit jours à l’avance, une chambre qui avoit une entrée séparée, afin qu’il fît les préparatifs nécessaires, et qu’elle lui permît de mettre des cadenats aux portes.

Les reproches secrets qu’elle s’adressoit à ce sujet, étoient adoucis par la pensée qu’elle s’étoit prêtée à ce que demandoit Rosen, non par une curiosité indiscrète, mais par le désir ardent d’éloigner d’elle, autant qu’elle le pourroit, toute idée de ce genre.

Cependant, la robe noire et l’air solennel de Rosen, en entrant chez Julie, au jour fixé, agitèrent si visiblement la jeune veuve, qu’il en fut frappé ; il lui dit : « Vous savez qu’aujourd’hui vous ne verrez qu’une pure illusion, et pourtant vous ne pouvez vous défendre d’un trouble extraordinaire. L’esprit qui va bientôt paroître auroit peut-être cette enveloppe aérienne que votre œil a prêtée au dernier fantôme, si je ne détruisois pas d’avance une partie de l’impression qu’il pourroit produire sur vous, et ne déposois ma gravité, en vous assurant encore une fois que vous n’aurez à faire qu’à une magie bien naturelle. Je vous montrerai même d’avance le costume sous lequel le fantôme s’approchera de vous. »

Julie tressaillit, lorsque Rosen lui présenta un portrait en miniature de son mari, couvert du même manteau qu’il avoit lorsqu’il s’étoit approché de son lit ; particularité qu’elle n’avoit confiée à personne.

« Mais que diriez-vous, madame, si, au lieu de la vision que je vous ai promise, votre mari lui-même sortoit de cette chambre, et si toutes les suppositions, que j’ai présentées selon vous si inutilement, n’étoient, à l’exception de l’aventure du bal masqué qui a si fort excité votre déplaisir, que la relation véridique de ce qui s’est passé ? »

Tandis que l’étonnement de Julie, grâces au ton assuré de Rosen, faisoit place au ravissement, celui-ci alla lentement vers la porte, l’ouvrit, et lui fit voir la preuve convaincante de ce qu’il avoit avancé.

Les deux époux tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Rosen avoit été le confident de Gustave au bal masqué, et s’étoit ensuite chargé de sonder les dispositions de la prétendue veuve. Gustave n’auroit pas osé risquer cette épreuve, s’il n’eût pas lu le pamphlet auquel la vision de Julie donna sujet. Quoique le fait y fût raconté peu exactement, on y parloit de sa femme de manière à ce qu’il ne pût la méconnoître, et son attachement pour le mari qu’elle croyoit avoir perdu, y étoit peint sous les couleurs les plus vives.

Par des raisons faciles à deviner, on ne voulut pas divulguer cette aventure dans la ville où elle se passa. Julie vendit ses biens, et partit. Personne ne sut où elle étoit allée.

Nous dirons au lecteur que le ciel riant de l’Italie, où le frère de Gustave espéroit trouver la guérison, fut celui que choisirent les deux époux ; ils y vivent sous le nom que le docteur avoit pris depuis sa mort prétendue. Quiconque, en voyant ce ménage heureux, saura son histoire, souhaitera que ceux qui, après avoir trop présumé du bonheur de leur union, voyent la discorde prête à naître, aient recours, pour le faire revenir, à quelque recette du même genre.




LA CHAMBRE GRISE.


LA CHAMBRE GRISE,


HISTOIRE VÉRITABLE.




extrait du journal intitulé : LE SINCÈRE.


Lundi 9 avril 1810.




Le jeune Blendau étoit parti pour l’Italie, à la suite d’une princesse allemande, auprès de laquelle il remplissoit les fonctions de secrétaire. Arrivé dans une ville du nord de l’Allemagne, où la princesse comptoit rester quelques jours, il obtint la permission d’aller rendre visite à M. Rebmann, régisseur d’un domaine royal. M. Rebmann demeuroit à six milles de distance ; Blendau avoit été élevé chez lui, et ne l’avoit quitté qu’à l’âge de quatorze ans. Comme depuis cette époque, c’est-à-dire depuis à-peu-près sept ans, il ne l’avoit pas revu, il se faisoit un plaisir de surprendre, par son arrivée inattendue, cet ami et sa famille.

Connoissant parfaitement le pays, il prit un cheval de louage, et se mit seul en route ; on étoit au milieu de l’hiver. Durant la matinée le temps fut très-beau, mais l’après-midi le ciel se couvrit, et le soir il commença à neiger abondamment ; Les flocons de neige frappoient le visage de Blendau ; obligé de fermer fréquemment les yeux, il s’égara. Il avoit calculé qu’il seroit chez M. Rebmann vers cinq heures du soir ; mais il marcha encore long-temps, et ce ne fut qu’à neuf heures qu’il arriva enfin transi et harassé de fatigue chez son ami, après avoir fait depuis le matin au moins neuf milles.

M. Rebmann eut peine à reconnoître Blendau, qui avoit beaucoup grandi depuis qu’ils s’étoient quittés. Dès qu’il l’eut embrassé, il voulut envoyer chercher sa femme et ses enfans qui étoient allés à la ville voisine ; mais Blendau le pria de n’en rien faire, lui disant que leur surprise seroit d’autant plus grande, lorsqu’à leur arrivée ils l’apercevroient. Alors M. Rebmann fit apporter ce qui se trouva à la cuisine et à l’office. Le bon vin vieux de Nierenstein rendit à Blendau ses forces épuisées ; il en vida trois bouteilles avec son vieil ami ; tout en buvant ils se racontèrent les événemens de leur vie depuis sept ans. La lassitude de Blendau le força à rompre le premier l’entretien, et à demander la permission de s’aller coucher.

« J’en suis fâché, mon cher ami, répondit M. Rebmann ; mais, malgré ton envie de dormir, il faut que tu attendes le retour de ma femme, pour qu’elle te fasse donner des draps. »

« Monsieur, » reprit alors la servante Brigitte, « il y a un lit fait dans la chambre grise ; M. Blendau pourra y coucher, si cela lui convient. »

« Non, » repartit M. Rebmann, « mon ami Blendau n’y voudra pas passer la nuit. »

— « Pourquoi donc ? »

— « Quoi, dans la chambre grise ? as-tu déjà oublié la demoiselle Chatelaine ? »

— « Bah ! il y a long-temps que je n’y pense plus ; ah, ah, ah ! l’idée est excellente, vraiment : allez, laissez-moi coucher dans cette fameuse chambre : actuellement les esprits ne me font plus peur, et quand même cette belle enfant me tiendroit compagnie, je suis si las que je ne pourrois m’empêcher de dormir. »

— « Oh ! oh ! mon ami, tu as donc singulièrement changé ; il y a sept ans tu n’aurois pour rien au monde consenti à rester dans la chambre grise, quand même on t’auroit donné deux personnes pour te garder. Ah ça, tu en as réellement le courage aujourd’hui ? »

— « Certainement, aujourd’hui et en tout autre temps ; depuis cinq ans j’ai vécu dans la capitale, on y acquiert des connoissances, des lumières. »

— « Allons, mon ami, je n’ai plus d’objections à t’opposer ; que le ciel veille sur ton repos. Brigitte, prends de la lumière, et conduis M. Blendau dans la chambre grise. »

Blendau dit adieu à son vieil ami, le pria encore une fois de ne pas parler de son arrivée à sa femme et à ses enfans, ajoutant qu’il vouloit les surprendre le lendemain à déjeuner ; ensuite il monta avec Brigitte à la fameuse chambre grise, située au second étage, à l’extrémité d’une des ailes du château.

Brigitte posa ses deux flambleaux sur une table au-dessous d’un miroir de forme ovale, et entouré d’une bordure antique. La jeune fille sembloit mal à son aise dans cette vaste chambre ; elle fit une légère révérence à Blendau, et sortit.

Le jeune voyageur se mit à considérer l’appartement ; tout s’y trouvoit encore dans le même état que lorsqu’il l’avoit vu pour la dernière fois ; l’énorme poële de fer portant la date de 1616 ; un peu plus loin une porte vitrée à petits carreaux arrondis, enchâssés dans du plomb ; elle donnoit sur un long passage sombre qui menoit à la tour des cachots ; l’ameublement étoit composé de six chaises vermoulues, de deux tables à dessus en ardoises, et à pieds de biche bien cambrés, et d’un grand lit à baldaquin et à rideaux de soie épais, brochés en or : tout cela n’avoit peut-être pas changé de place depuis plus de cent ans ; car la régie du domaine étoit de temps immémorial confiée à la famille Rebmann.

Mais la demoiselle Chatelaine avoit une bien plus haute antiquité.

Gertrude, ainsi s’appeloit l’infortunée qui ne jouissoit pas du repos dans la tombe, avoit, suivant la tradition, promis de consacrer à Dieu sa virginité ; elle étoit prête à ensevelir sa beauté dans un monastère, lorsque le comte Hugues-le-Noir conçut pour elle des désirs coupables ; il lui ravit l’honneur dans cette chambre grise. Gertrude jura sur le crucifix qu’elle avoit appelé du secours ; mais dans ce lieu si éloigné des autres appartemens du château, qui eût pu entendre les cris d’angoisse de l’innocence ? Le forfait de Hugues n’entraîna aucune suite qui pût le révéler ; mais la malheureuse Gertrude l’avoua à son confesseur ; celui-ci lui ferma la porte du sanctuaire des vierges du Seigneur ; et comme elle avoit voulu tenter Dieu en prenant le voile, il lui annonça qu’en expiation de sa faute, elle souffriroit pendant trois cents ans les tourmens du purgatoire. Gertrude, livrée au désespoir, s’empoisonna, et expira dans la chambre grise à l’âge de dix-neuf ans. Sa pénitence rigoureuse, qui dure depuis cette époque, ne sera terminée que dans quarante ans, c’est-à-dire en 1850 : jusqu’à l’expiration du terme fatal, Gertrude continuera à apparoître tous les jours dans la chambre grise.

Blendau avoit fréquemment entendu ce récit ; plusieurs personnes étoient même, suivant leur déclaration, prêtes à attester parserment qu’elles avoient vu la demoiselle chatelaine revenir dans la chambre. Tous les récits s’accordoient à dire que le fantôme avoit un poignard dans une main, probablement pour percer le cœur du perfide-comte, et un crucifix dans l’autre, destiné sans doute à réconcilier le coupable avec le ciel, en lui offrant l’image du Sauveur, mort pour expier les forfaits des hommes. L’apparition ne s’étoit montrée que dans la chambre grise ; voilà pourquoi cet appartement n’avoit pas été habité dans les temps reculés ; mais depuis que M. Rebmann régissoit le domaine royal, on en avoit fait une chambre d’ami ; cependant, par une circonstance singulière, aucun étranger n’y avoit volontiers passé la nuit, aucun n’y avoit dormi bien paisiblement.

Blendau regarda encore une fois autour de lui, et quoiqu’il se vantât de ne plus croire aux esprits, il n’étoit pas trop à son aise ; il ferma aux verroux la porte par laquelle il étoit entré, et la porte vitrée qui donnoit sur le long passage obscur ; il éteignit une des bougies, plaça l’autre auprès du lit, se coucha, recommanda son âme à Dieu, souffla l’autre bougie, porta la tête sur l’oreiller, s’étendit tout de son long, et ne tarda pas à dormir profondément.

Mais environ deux heures après il s’éveille, et il entend l’horloge de la tour voisine sonner minuit ; il ouvre les yeux, il voit la chambre éclairée ; il se lève sur son séant ; la frayeur le tient éveillé ; les rideaux du pied du lit sont entr’ouverts ; ses regards tombent sur le miroir qui est en face de lui.

Il aperçoit le spectre de Gertrude vêtu d’un linceul, un crucifix dans la main gauche, un poignard dans la main droite.

Blendau étoit complétement éveillé, il voyoit tout très-distinctement.

Son sang se glace dans ses veines ; ce qu’il a devant les yeux n’est point un songe, une apparence vaine, c’est une réalité effrayante ; ce n’est pas un squelette, une ombre, c’est Gertrude elle-même, mais le visage décoloré par la teinte livide de la mort. Une couronne de romarin et de clinquant est entrelacée dans ses cheveux ; Blendau entend le cliquetis du clinquant, le froissement du linceul : il voit dans le miroir, à la clarté des deux bougies, l’éclat fixe des yeux de Gertrude, la pâleur de ses lèvres ; il veut sortir du lit, et courir à la petite porte par laquelle il est entré ; mais il ne peut remuer, l’effroi l’a paralysé.

Gertrude baise le crucifix ; elle prie à voix basse : Blendau distingue le mouvement de ses lèvres qui portent encore l’empreinte des effets du poison ; il voit les yeux de l’infortunée se tourner vers le ciel ; elle lève son poignard et s’avance vers le lit : son regard est terrible.

Blendau est prêt à perdre le sentiment ; Gertrude ouvre les rideaux du lit ; l’horreur se peint dans son œil fixe et inanimé, en apercevant un homme dans le lit. Elle applique le poignard sur la poitrine de celui qu’elle prend pour Hugues. Dans ce moment, sa main laisse tomber, sur le visage de Blendau, une goutte de poison.

Blendau jette un cri perçant ; il recueille toutes ses forces, saute hors du lit, et court à la fenêtre pour appeler du secours.

Mais Gertrude le prévient. Elle pose une main sur la fenêtre, pour qu’il ne puisse pas l’ouvrir ; de l’autre, elle embrasse Blendau. Il pousse encore un cri perçant ; car il vient de sentir, le long de son dos que Gertrude a touché, l’impression glaciale de la sueur froide de la mort. Gertrude n’a plus ni crucifix ni poignard ; elle semble ne plus chercher à attenter à la vie du malheureux Blendau ; mais, ce qui est plus horrible, elle a l’air de vouloir lui prodiguer et lui demander des témoignages d’amour. Le spectre glacé le serre dans ses bras ; Blendau s’en arrache en frissonnant.

Il se précipite vers la petite porte ; un squelette, celui du comte Hugues, qui probablement venoit d’entrer, tient la serrure de la main gauche, et sa tête décharnée fait une grimace épouvantable ; il pousse la porte derrière lui ; un craquement affreux se fait entendre dans tout le bâtiment ; le squelette se précipite sur Blendau ; Gertrude tombe à terre, les lumières s’éteignent, Blendau se réfugie dans son lit, se met la couverture par-dessus la tête, et ne remue pas.

La plus grande tranquillité règne dans la chambre. Blendau éprouve les ardeurs de la fièvre ; la sueur lui sort de tous les pores ; mais pour tout au monde, il n’oseroit mettre la tête hors de la couverture ; enfin, la nature l’emporte sur sa frayeur, il se rendort.

Quand il s’éveilla, le jour commençoit à paroître ; il étoit en nage, ses draps étoient trempés, il se hasarda à avancer la tête hors du lit. Sa première pensée fut d’imaginer qu’il avoit fait un rêve effrayant dans cette affreuse nuit ; plus il réfléchit, plus il trouva cette idée plausible. Mais il y renonça, en apercevant sur la table, au-dessous du miroir, la bougie qu’il avoit placée auprès de son lit pour l’éteindre, en remarquant que les deux bougies étoient consumées à plus de moitié, quoiqu’elles n’eussent pas beaucoup brûlé la veille, parce qu’il les avoit éteintes très-peu de temps après qu’elles avoient été allumées ; et enfin, que les deux portes étoient encore fermées au verrou. Ce qu’il avoit vu se représenta à son souvenir, comme une réalité épouvantable.

Il ne voulut rien dire de l’évènement aux habitans du château ; toute la famille, qui révoquoit en doute la vérité de l’histoire de la demoiselle Chatelaine, et qui, lorsque Blendau étoit plus jeune, l’avoit raillé de ses frayeurs, l’auroit de nouveau tourmenté par des plaisanteries. D’un autre côté, en supposant que par la sincérité de ses protestations il eût pu persuader ses hôtes de la vérité de ce qu’il avoit vu, il eût détruit le bonheur de cette famille ; car qui eût osé habiter le château où le spectre de Gertrude et le hideux squelette du comte se donnoient des rendez-vous ? S’il ne disoit rien de son aventure, il prévoyoit qu’on l’enverroit tout naturellement passer encore la nuit dans la fatale chambre grise ; il sentoit qu’il n’en auroit pas la force.

En conséquence, il s’habilla à la hâte, courut à l’écurie, monta à cheval sans prendre congé de la famille de M. Rebmann, et arriva le soir auprès de la princesse.

Blendau, homme d’une probité intacte et généralement reconnue, jouissant d’ailleurs de toutes ses facultés, atteste, au nom de l’honneur, et au péril de sa vie, la vérité de toutes les particularités de cette histoire.




LA CHAMBRE NOIRE.


LA CHAMBRE NOIRE.




Notre club littéraire étoit composé de trois personnes : M. Wermuth, le greffier, fournissoit les feuilles savantes ; M. Bærmann, médecin de la ville, les feuilles amusantes ; et moi, ce qui n’étoit ni l’un ni l’autre, ou ce qui réunissoit ces deux genres. Nous avions, malgré notre petit nombre, nos assemblées et nos galas tout comme les autres clubs de la même sorte. Nous l’emportions même sur eux dans ces deux choses, car nous tenions tous les jours assemblée et gala ; dès que le greffier avoit dépêché ses criminels, et le médecin ses malades, ils venoient chez moi, où, en fumant la pipe et buvant un pot de bière, nous lisions les nouvelles littéraires, et nous faisions nos observations.

Un jour, le greffier tarda plus long-temps que de coutume. Nous grondâmes pendant un petit quart-d’heure ; après quoi, nous prîmes le parti de commencer notre lecture sans lui. L’Indicateur universel et le Sincère[5] venoient d’arriver. Nous n’avions, par conséquent, pas de temps à perdre. Je pris l’Indicateur, qui faisoit partie de mes attributions, et je le lus.

La première page contenoit des remontrances adressées au Sincère sur la Chambre grise. Je les parcourus avec une joie secrète, parce que je m’étois déjà disputé avec le médecin sur cette chambre grise, et j’espérai qu’avec ce nouvel allié en main, je renverserois de fond en comble le docteur et sa croyance aux revenans.

« Depuis long-temps, » mécriai-je, « le Sincère excite ma surprise. Le rédacteur est un homme sensé ; il peut, d’ailleurs, demeurant à Berlin, obtenir les lumières à leur source. Comment donc recueille-t-il des choses de ce genre, et fait-il de sa feuille une propagande de l’obscurantisme ? Je suis curieux de voir comment il se justifiera ».

« Comment ?..... Par le silence, seule réponse que méritent de tels adversaires ; » en disant ces mots, le médecin s’enfonça dans son fauteuil et aspira si fortement l’air, que sa pipe et sa bouche représentoient deux volcans fumans.

« Mais, dites-moi, je vous prie, qui est-ce qui peut croire des contes tels que ceux d’un squelette qui marche, et du fantôme de Gertrude qui est palpable, et qui allume les chandelles, tout comme feroit une servante pleine de vie ? »

« Mais, je vous en prie, » répartit-il d’un ton un peu échauffé, « qui est-ce qui croira que vous autres gens éclairés, vous possédez seuls toute la sagesse, et que vous pouvez voir ce que la nature est ou n’est pas en état de produire ? Vous ne faites que bavarder ; et moins vous comprenez une chose, plus vous en parlez. »

Là-dessus, il enfonça son doigt dans sa pipe avec tant de vivacité, qu’il en rompit la tête, et que les cendres fumantes tombèrent sur sa chaise.

« Excusez-moi, » continua-t-il, en secouant sa chaise ; « ne vous fâchez pas ; mais vous prenez toujours les choses par leur mauvais côté. Je voulois vous dire, mon cher ami, que vous autres régens de collége, vous n’avez pas eu occasion, comme nous autres médecins, de bien connoître la nature et toute sa puissance. Croyez-m’en ; nous ne savons guères plus ce que peut ou ne peut pas la nature, ni comment elle effectue une chose que..... que..... »

« Que l’on ne comprend comment vous guérissez un rhume. »

« Pourquoi, donc croire que nous le pouvons ? » répliqua-t-il vivement. Pourquoi nous envoyer chercher à plusieurs lieues de distance, nous consulter, et nous ouvrir vos consciences et vos bourses ? Vous y voilà. Vous croyez ce que vous souhaitez, et ce qui vous oblige le moins à vous donner de la peine. C’est ainsi que vous en usez en morale, en politique, en tout. N’avez-vous pas déjà fait arrêter des gens, parce qu’ils annonçoient que l’ennemi avoit gagné une bataille ? C’est cependant pour cela qu’il est venu dans votre pays ; et c’est ainsi que les esprits viennent dans vos maisons, quoique vous criiez haro sur les Obscurans, ainsi que vous les appelez. »

« Mais je serois disposé à croire, » lui répondis-je en secouant la tête, « que vous avez quelquefois vu des esprits. »

« Eh bien, quoique je ne veuille pas me donner pour un homme qui voit les esprits, j’ai éprouvé quelque chose de semblable à l’aventure de la chambre grise ; et ce qui est assez singulier, la chambre où je passois la nuit, s’appeloit la chambre noire. »

Alors, je pressai tant le médecin, qu’après quelques façons, il fallut qu’il me racontât son aventure de la chambre noire. Il remplit une nouvelle pipe, me pria de bien me garder de rire, et commença ainsi :

« Après avoir terminé mon cours d’étude à l’université, avide de me faire connoître, je pratiquai la médecine pendant quelques années, sous le docteur Wendeborn, qui avoit alors le plus d’occupation. Comme je passois pour bon cavalier, il me céda le soin de voir ses malades qui demeuroient à la campagne ; ce qui lui fut fort commode sur ses vieux jours. Une fois entre autres, il m’envoya à un château voisin, possédé par le lieutenant-colonel Silberstein, dont la fille étoit attaquée d’une violente fièvre nervale. Quoiqu’il n’y eût plus grands secours à lui procurer, j’ordonnai la diète et des médicamens suivant que les symptômes l’indiqueroient, et je voulus repartir à l’instant ; mais les parens ne voulurent pas absolument me laisser aller, quoique je leur offrisse de laisser mon ordonnance par écrit, afin qu’on ne commît pas de méprise dans le traitement de la malade. Il fallut donc rester. La maîtresse de la maison me fit promptement préparer une chambre, et comme la malade étoit plus tranquille, je pris de bonne heure congé de la famille. »

« Tout le château avoit une apparence assez lugubre, et ma chambre n’en étoit pas la pièce la plus gaie ; une peinture noire en couvroit les portes antiques et massives, ainsi que le plafond en bois, et le lambris qui régnoit à hauteur d’appui ; en un mot, je n’y trouvai rien qui me plût, à l’exception du lit couvert en blanc, placé le long du mur, et entouré d’un épais rideau de soie verte. »

« Je rédigeai pour le docteur Wendeborn un rapport détaillé sur l’état de la malade, et je bâillai à chaque phrase. On frappa à ma porte. J’éprouvai un petit mouvement de crainte ; mais je me remis bientôt, et je criai aussi fort qu’il me fut possible : Entrez. C’étoit tout bonnement le chasseur du lieutenant-colonel, qui venoit me demander si je n’avois pas quelques ordres à donner. Je raconte à dessein la moindre particularité, parce que dans ces sortes de choses, on doit être exact jusqu’à la minutie, comme dans un procès-verbal. Ce chasseur étoit un jeune gaillard rempli d’intelligence. Nous causâmes ; il me demanda si je ne me trouvois pas trop seul dans cette chambre, et s’offrit de rester auprès de moi. Je me moquai de lui ; car il me paroissoit mal à son aise dans cet appartement lugubre, et au moindre bruit, jettoit des regards inquiets dans tous les coins. Enfin, il me raconta que mon appartement s’appeloit la Chambre-Noire, et que l’on en faisoit toutes sortes de récits étranges, qui ne devoient cependant pas être rapportés aux maîtres de la maison, afin de ne pas les dégoûter du séjour de ce château ; il m’entretint ensuite de contes de revenans, et s’offrit encore instamment de rester auprès de moi, ou de partager avec moi sa chambre qui étoit beaucoup plus gaie. Je refusai toute proposition qui eût pu compromettre mon courage. Ce jeune homme voyant que j’étois inébranlable, s’en alla. Il me répéta encore, étant à la porte, ses remontrances sur une incrédulité qui avoit déjà conduit tant de gens à leur perte. »

« Me voilà donc seul dans cette chambre noire si mal famée. A cette époque, où je pensois des esprits aussi légèrement et à-peu-près comme.... certaines personnes éclairées, je crus avoir trouvé une occasion excellente de signaler mon héroïsme, et d’acquérir une gloire immortelle, en arrachant le masque au fantôme. Je me réjouissois de ce que minuit s’approchoit ; mais préalablement, j’examinai ma chambre dans le plus grand détail ; je fermai les deux portes, et je tirai soigneusement les verroux ; j’en fis autant aux fenêtres ; je fouillai aussi par excès de précaution, avec mon sabre, sous le lit, sous les tables et sous les meubles. Lorsqu’enfin je me fus convaincu de l’impossibilité qu’un homme ou un animal pût me faire une visite, je me déshabillai, je mis la lumière sous le poële, de sorte que ma chambre étoit d’une obscurité complète ; car la lumière, au lieu de me délivrer de la crainte, me l’inspire. »

« Ces préparatifs terminés, je me couchai, et par un effet de mes fatigues multipliées, je m’endormis plutôt que je ne l’aurois espéré. J’étois dans mon premier sommeil, lorsqu’il me sembla que j’entendois prononcer mon nom tout bas ; je fus saisi et j’écoutai : j’entendis encore appeler très-distinctement Auguste. La voix paroissoit venir du grand rideau du lit. J’ouvris les yeux ; mais autour de moi régnoit une obscurité profonde ; cependant le bruit léger qui s’étoit fait entendre, m’avoit occasionné un frisson. Je fermai les yeux et je recommençai à sommeiller. Soudain je suis réveillé par un bruit que fait le grand rideau, et mon nom est articulé encore plus distinctement. J’ouvre les yeux à demi, ma chambre a subi une métamorphose complète ; elle est éclairée par une lumière extraordinaire. Une main froide vient me toucher, et je vois à côté de moi, dans mon lit, une figure pâle comme la mort, et revêtue d’un drap mortuaire, qui étend vers moi ses bras glacés. Dans le premier mouvement de terreur, je poussai un grand cri, et je fis un saut en arrière ; à l’instant j’entendis frapper un coup violent. L’image disparut, et je me retrouvai dans l’obscurité. Je tirai la couverture par-dessus ma tête ; l’horloge sonna ; j’écoutai attentivement, c’étoit minuit. »

« Alors je repris courage, et sans délai je sautai hors du lit, afin de me convaincre que je n’avois pas été dupe d’un songe. J’allumai deux bougies, et je me mis de nouveau à examiner la chambre ; tout y étoit dans le même état où je l’avois laissé avant de me coucher ; aucun des verroux n’étoit retiré, aucun volet dérangé. J’étois disposé, malgré la conscience que j’avois d’avoir vu quelque chose, à regarder ma vision comme un rêve, et à l’attribuer à mon imagination exaltée par les récits du chasseur ; lorsque, pour ne laisser rien qui n’eût été visité, je m’avançai avec une lumière vers mon lit ; j’y découvris une boucle de cheveux d’une couleur brune, posée sur mon oreiller : elle ne pouvoit pas y être venue par un rêve ni par une illusion ; je la pris, et j’allois mettre par écrit l’aventure qui venoit de se passer : tout-à-coup un bruit lointain fixe mon attention ; je ne tarde pas à m’apercevoir que l’on court à pas précipités, et que l’on ferme des portes ; enfin on s’approche de ma chambre, et l’on frappe à coups redoublés à ma porte. Qui va là ? m’écriai-je. Levez-vous vite, M. Bærmann, me répond-on du dehors, Mademoiselle se meurt. Je m’habille à la hâte, et je vole à la chambre de la malade ; j’arrive trop tard, je la trouve sans vie : on me dit qu’un peu avant minuit elle s’étoit réveillée, et qu’après avoir, à plusieurs reprises, respiré fortement, elle avoit rendu le dernier soupir. Les parens étoient inconsolables ; ils avoient alors besoin des secours de mon art, surtout la mère, qui ne vouloit pas se séparer du corps inanimé de sa fille. On fut obligé d’employer la force pour l’en arracher ; enfin elle céda, mais il fallut lui permettre de prendre une boucle de cheveux, comme un souvenir et un reste précieux de cette fille qu’elle venoit de perdre. Jugez de la terreur que j’éprouvai, lorsque dans les longs cheveux bruns qui flottoient sur les épaules du cadavre, je vis qu’il manquoit une boucle, celle précisément que j’avois reçue pendant la nuit. Le lendemain je fus atteint d’une maladie dangereuse, qui, remarquez bien cette circonstance, fut la même que celle dont la jeune personne étoit morte. Eh bien ! que dites-vous de ce fait, dont je puis affirmer la certitude par tous les sermens possibles ? »

« Cela est réellement très-singulier, » répondis-je, « si vous ne parliez pas sérieusement, et si vous ne m’aviez pas assuré que vous aviez examiné toute la chambre avec la plus grande exactitude, je pourrois conserver quelques doutes. »

« Je vous l’ai déjà dit, l’illusion étoit absolument impossible ; j’ai vu et entendu avec mes sens bien éveillés, et d’ailleurs la boucle de cheveux met la chose entièrement hors de doute. »

« Cette boucle, je dois vous l’avouer, est justement ce qui m’arrête : si votre vision n’étoit pas une illusion, elle devoit dériver de l’action des esprits ou d’autres agens immatériels ; nommez-les comme vous voudrez ; mais la présence de la boucle rend la vision un peu douteuse ; un esprit qui laisse après lui des choses matérielles, m’est très-suspect, et fait sur moi une impression aussi désagréable qu’un acteur qui sort de son caractère. »

Le médecin remua sa chaise avec un mouvement d’impatience. « Dieu ! comme vous raisonnez, » s’écria-t-il ; « d’abord vous ne croyez pas du tout aux esprits, et vous en rejetez l’idée bien loin de vous ; ensuite vous me présentez une théorie de la nature des revenans, et puis vous critiquez les apparitions. »

En ce moment, le greffier entra en s’essuyant le front. « Vous venez sans doute du théâtre, » lui dîmes-nous, en lui présentant la boîte où l’on déposoit les amendes décernées contre ceux qui arrivoient trop tard.

« Vous en parlez à votre aise, » répondit-il, « mais je voudrois vous voir tous deux assis, occupés à interroger depuis le matin des voleurs, des vagabonds, et autres canailles de cette espèce. Hier on en a encore amené un couple, qui aujourd’hui m’a fait bien exercer mes poumons. »

« Au nom de Dieu, » s’écria le médecin, « laissez-là pour aujourd’hui vos histoires de voleurs et de vagabonds ! Nous nous sommes, en vous attendant, disputés pendant une heure sur la Chambre grise ; et l’Indicateur ainsi que le Sincère, ne sont pas encore lus. »

« Eh bien ! aujourd’hui vous aurez le pendant de votre chambre grise, » reprit le greffier ; « vous pouvez, quand vous voudrez, l’envoyer au Sincère, sous le titre de la Chambre noire. »

« La chambre noire ! » nous écriâmes-nous tous deux à la fois, le médecin et moi, mais chacun d’un ton différent.

« Oui, oui, » répartit le greffier ; « écoutez une bien belle histoire de voleur et de revenant. »

« Je suis vraiment curieux de l’entendre, » dit le médecin en grondant entre ses dents, et en jouant des doigts sur la table.

« Vous connoissez l’avocat Tippel, » répliqua le greffier, « ce petit freluquet qui tourne toujours autour des dames.... mais vous devez le connoître ? »

« Eh oui, » répondîmes-nous ; « au fait, au fait ! »

« Eh bien, ce Tippel, » reprit le greffier, « étoit allé récemment à Rabenau pour la session de la justice seigneuriale de Silberstein. Je ne sais si l’affaire qui l’y conduisoit un peu traîna en longueur ; bref, la nuit vint avant que Tippel eût terminé. Vous savez qu’il n’est pas de sa nature le plus brave des hommes ; et aujourd’hui toutes les histoires de voleurs de grands chemins et d’assassins, de la bande de Schinderhannes et consorts, l’ont rendu si peureux, que pour toutes les promesses du monde, personne ne pourroit le faire mettre en voyage pendant la nuit. M. de Silberstein est un brave homme ; voyant les inquiétudes de Tippel, il lui propose de passer la nuit dans le château. Tippel accepte avec reconnoissance, et prie à l’avance, qu’on veuille bien l’excuser, s’il fait le lendemain de trop bonne heure du bruit dans le château, disant qu’il est obligé de partir au point du jour ; mais le lendemain matin pas la moindre révélation de Tippel. Les heures se passent ; on frappe à sa porte, on l’appelle, on fait du bruit, pas de réponse ; enfin on conçoit de l’inquiétude, et l’on enfonce la porte : on trouve le pauvre Tippel pâle comme la mort, sans connoissance, encore étendu dans le lit ; il a l’air d’être prêt à rendre le dernier soupir. Après bien des efforts on le fait revenir à lui ; alors il raconte les choses terribles qui sont arrivées durant la nuit. Il s’étoit couché de très-bonne heure, afin de pouvoir, suivant son projet, partir de très-grand matin. Au milieu de son premier sommeil, il est éveillé par un coup que l’on frappe à la porte. Tippel qui a la tête remplie d’histoires effrayantes, se blottit tant qu’il peut contre le mur, et cache sa tête sous la couverture ; mais il commence à peine à se rendormir, qu’un bruit sourd près de son lit l’éveille de nouveau ; il soulève la couverture, et découvre une grande figure blanche devant une armoire qu’il n’avoit pas auparavant aperçue dans sa chambre ; l’armoire est toute resplendissante d’or, d’argent et de pierres précieuses. Le fantôme passe en revue ses richesses, fait sonner son argent, ferme l’armoire et s’avance vers le lit. Tippel voit une petite figure de mort bien blême, coëffée d’un bonnet à la mode antique pardessus ses cheveux noirs : un air froid comme la glace se fait sentir, et le fantôme se prépare à se débarrasser de son linceul en lambeaux, et à partager le lit de Tippel : celui-ci, saisi d’une angoisse mortelle, se retourne, ferme les yeux, et se rapproche du mur le plus qu’il peut. Au même moment un grand cri se fait entendre ; il est suivi de quelque chose qui tombe avec force tout près de Tippel, et qui le prive absolument de l’usage de ses sens. Tippel est ainsi resté couché jusqu’au moment où, comme je vous l’ai déjà dit, on l’a trouvé à demi-mort.

« Vous pouvez juger que son récit produisit un grand effet dans la maison. La famille Silberstein, la tête toujours remplie de visions, se mit à parler d’une vieille tante qui avoit apparu auparavant : elle ajouta que des trésors étoient cachés dans le mur, et qu’un devin les avoit indiqués au précédent propriétaire du bien. Tippel affirmoit cependant la vérité de chaque mot de son récit, et s’engageoit hautement à le confirmer par tous les sermens possibles. Il en fit en effet une déposition en justice ; mais le juge, qui est du nombre des incrédules, voulut procéder à un examen détaillé de la chambre où Tippel avoit passé la nuit. Le vieux Silberstein s’y opposa vivement, en disant qu’il n’étoit pas d’humeur à s’attirer des querelles avec les esprits ; qu’il pouvoit se passer de la chambre noire, et qu’il seroit satisfait si l’esprit vouloit s’en contenter pour y faire son sabat ; mais le juge, en homme résolu, persista dans son projet, et fit prévaloir son opinion sur celle du seigneur. On ouvrit donc la chambre noire ; Tippel n’étoit guères en état de dire où se trouvoit l’armoire qu’il avoit vue ; car ses fenêtres se trouvoient en face du lit, et l’on n’apercevoit pas d’endroit où une armoire visible ou cachée eût pu trouver place. On examina, avec une attention extrême, la chambre qui n’est pas très-grande, et l’on ne découvrit pas la moindre trace de quelque chose de secret ou de suspect. Les prud’hommes et tous les spectateurs déclarèrent alors très-positivement, que ce qui s’étoit passé n’avoit pu avoir lieu suivant le cours ordinaire des choses. Tippel demanda une copie authentique du procès-verbal, et de sa déposition, afin de pouvoir s’annoncer dans les journaux, comme ayant réellement et effectivement vu des esprits, ce dont il étoit en état de produire une attestation en forme ; mais le juge, avant d’en venir là, eut l’idée d’examiner aussi le lit où Tippel avoit couché ; il tâte, il secoue, il pousse, il visite dans l’intérieur et autour du lit : tout d’un coup le lambris derrière le lit s’enlève en l’air comme une coulisse qui coule dans sa rainure, et l’on découvre une communication avec un second lit de l’autre côté du mur ; on lève le rideau, et l’on aperçoit une très-jolie petite chambre. »

« Au diable ! » s’écria le médecin, avec un mouvement de colère tout à fait plaisant, et en se frappant le front. Le greffier ne comprit pas la signification précise de son exclamation, et continua en ces mots :

« Tippel fit la même exclamation, lorsque cette communication inattendue s’offrit à ses regards. Tous les assistans passèrent par-dessus les deux lits et entrèrent dans la chambre voisine. Tippel reconnut l’armoire de son fantôme ; les maîtres de la maison virent qu’ils se trouvoient dans l’appartement de la femme-de-chambre. On ouvrit l’armoire ; elle n’étoit pas, comme Tippel prétendoit l’avoir aperçue, resplendissante d’or, d’argent et de pierreries ; mais elle renfermoit de jolies pièces d’argenterie, des rouleaux d’argent, des parures, des bonnets brodés en or. La jolie habitante de cette chambre fut mandée pour donner des renseignemens plus précis sur ce trésor, et sur les apparitions nocturnes ; mais elle avoit disparu avec le chasseur. »

« Avec le chasseur ? » répéta le médecin.

« Oui, avec le chasseur Auguste Leisegang, » répliqua le greffier.

« Quoi ! le coquin s’appelle Auguste ? » reprit vivement le médecin ; « en êtes-vous bien sûr ? »

« Comment ne le saurois-je pas ? » répartit le greffier un peu piqué ; « je viens de l’interroger, ainsi que sa belle. Pourquoi donc ce nom vous étonne-t-il ? »

« Mais, c’est aussi mon nom, » dit le médecin, en arrangeant sa cravatte pour cacher son embarras. « Allons, continuez. »

« Vous pouvez deviner le reste, » poursuivit le greffier ; « ce lambris mobile, probablement jadis utile aux possesseurs du château, avoit été oublié. Nos deux amans le découvrirent, et en profitèrent. Tippel avoit, en dormant, pressé le ressort et fait monter le lambris, voilà le bruit qui l’avoit éveillé. La femme-de-chambre voyant dans son lit un étranger, au lieu du chasseur, avoit poussé un cri et fait retomber la coulisse. Voilà ce que Tippel avoit entendu tomber. Tout s’expliquoit ainsi très-naturellement. On expédia aussitôt des mandats d’arrêt contre les deux fuyards, et hier ils ont été amenés par nos archers. Leur interrogatoire m’a occupé depuis le matin. Mais voici le plaisant de l’histoire. Tippel, obligé de comparoître comme témoin, a été sur le point de se chagriner tout de bon, quand il a vu le joli petit minois rose et blanc aux cheveux noirs, qu’il avoit, dans sa fameuse nuit, si bien pris pour la figure blême d’un mort, qu’il en avoit fermé les yeux. Cela ne m’arrivera plus, disoit-il, et il vouloit dérober un baiser à compte sur ceux qu’il avoit, dans l’occasion, négligé de prendre ; mais la petite friponne s’est détournée si prestement, que les lèvres de Tippel ont rencontré le nez rubicond de l’huissier-audiencier. Prenez garde, a-t-elle dit, le premier d’avril revient tous les ans, et ne perd jamais ses droits. »

« Ah ! la chienne, » dit, en murmurant tout bas, le pauvre médecin, qui fut obligé de raconter encore une fois son aventure.

« Ah ça, » dit-il en terminant, après que nous eûmes ri de tout notre cœur, si je vous abandonne la chambre noire, vous ne me disputerez pas, au moins, la chambre grise. Mais procédons à notre lecture. »

Il prit le Sincère. « La Chambre grise ! » s’écria-t-il. « C’est donc un ancien numéro ? » Nous examinâmes la date ; elle ne pouvoit être plus récente, car c’étoit la feuille du 3 mai. Le médecin lut ce qui suit :
LE SINCÈRE,
 
Journal destiné à l’amusement des lecteurs instruits et sans prévention.
 
Berlin, jeudi 3 mai 1810.
 
LA CHAMBRE GRISE.
 

Blendau, en continuant son voyage pour aller en Italie, traversa la ville que j’habite. Comme nous étions d’anciennes connoissances, il vint me voir. Nous causâmes toute la soirée, en buvant un bowl de punch. Il me raconta les événemens de l’affreuse nuit qu’il avoit passée dans la chambre grise. Je commençai par rire de son récit. J’avois jadis entendu parler de la demoiselle Chatelaine, et je n’avois pas ajouté foi à ce que l’on en disoit : cependant Blendau affirmoit, en prenant à témoin notre ancienne amitié, qu’il n’avoit pas inventé un seul mot dans sa narration ; alors je devins un peu plus sérieux, je résolus, intérieurement, de faire connoissance avec la demoiselle Chatelaine. Cela m’étoit d’autant plus facile, que je connoissois assez particulièrement M. Rebmann, et que j’avois dans son voisinage des affaires qui, depuis long-temps, exigeoient ma présence.

J’effectuai mon projet le printemps dernier ; M. Rebmann me fit l’accueil le plus affectueux. Il se souvenoit parfaitement de moi. Ayant appris que des affaires m’appeloient dans le canton, toute sa famille se réunit pour me prier de rester dans le château, où je pourrois m’occuper de l’objet de mon voyage. J’acceptai la proposition avec reconnoissance. J’étois arrivé dans la matinée ; on vint, dans l’après-midi, annoncer qu’une digue s’étoit rompue, et que le fleuve voisin avoit inondé les prairies du domaine. M. Rebmann et ses fils montèrent à cheval, pour juger par eux-mêmes des moyens de réparer cet accident. Je restai avec Mme Rebmann et sa fille Charlotte ; nous allâmes au second étage du château, afin de mieux examiner l’inondation. Charlotte ouvrit la porte d’un vaste appartement. C’étoit la chambre grise ; elle me rappela, avec la plus parfaite exactitude, la description que Blendau m’en avoit faite, et même les deux bougies qui avoient brûlé à moitié, durant la terrible nuit, se trouvoient encore sur la table au-dessous du miroir.

Si un sentiment de honte intérieure ne m’avoit pas retenu, j’aurois volontiers renoncé au projet de passer la nuit dans cette pièce. En plein jour, cette immense chambre grise avoit quelque chose de sinistre ; combien cela ne devoit-il pas être pire pendant la nuit ? Dieu sait à quoi elle avoit pu jadis être destinée ! Pourquoi ce grand appartement voûté au second étage ? Mais j’étois venu dans l’intention de tenir tête à la blême Gertrude. Je fis tomber la conversation sur l’histoire de la chambre.

— « C’est sûrement la chambre d’ami ? » dis-je en jetant un coup-d’œil sur le lit.

— « Elle ne nous sert que quand il nous vient trop de personnes pour qu’elles puissent toutes loger dans les étages inférieurs, » répartit Mad. Rebmann.

— « Permettez-moi, je vous prie, de passer la nuit ici. J’aime les grands appartemens, on a de quoi s’y retourner. »

— « Mais vous ne vous plairez pas ici, » reprit Charlotte, en lançant à sa mère un coup-d’œil significatif.

— « Pourquoi donc, mademoiselle ? on y jouit d’une vue magnifique. De bon matin, je me mettrai à la fenêtre pour fumer ma pipe. Je m’en fais par avance un vrai plaisir. »

— « Ma fille, » répartit mad. Rebmann, en regardant Charlotte d’un air sévère, « veut dire simplement que vous ne vous plairez pas dans cette chambre, parce qu’elle est difficile à échauffer, et que dans les grands vents elle fume quelquefois. La vue y est réellement superbe ; par un temps serein, on découvre à quatre milles de distance ; si vous le désirez, j’y ferai porter vos effets. »

Je la priai, avec instance, de vouloir bien donner ses ordres à ce sujet. Mais les signes que s’étoient faits la mère et la fille par leurs regards, me sembloient cacher quelque mystère. Je commençai à concevoir des craintes pour la nuit prochaine, et je me dis que peut-être Blendau n’avoit pas rêvé.

La rupture de la digue fut ensuite l’objet de notre entretien. Le fleuve, en se débordant, avoit formé une espèce de lac, large au moins d’un mille carré. Les rayons du soleil couchant se réfléchissoient sur la surface des eaux qui étoient devenues assez tranquilles.

M. Rebmann étant de retour avec ses enfans, nous prîmes du café ; on causa, on joua : l’heure du souper arriva ; je bus à dessein quelques verres de vin, pour me réchauffer, parce que j’éprouvois un léger frisson intérieur ; mais cela ne me servit à rien ; je continuai à avoir froid ; il me fut impossible de me défendre de cette impression désagréable.

Lecteur, si vous êtes tenté de rire de moi, allez seul dans cette chambre grise voûtée, éloignée des autres appartemens. Vous conviendrez que vous dormirez plus tranquillement dans une chambre d’un aspect plus gai, et plus rapprochée du lieu où reposent d’autres hommes, que dans cette vaste pièce, située dans une tour du second étage, où abandonné de Dieu et de l’univers entier, vous vous trouvez dans un immense lit glacial, qui peut-être a été témoin des dernières convulsions de Gertrude, lorsqu’elle expira par le poison.

Une heure après le souper, la société se sépara. M. Rebmann et ses fils répétèrent, d’un air étonné, une exclamation de surprise, lorsque mad. Rebmann leur dit que j’avois désiré de passer la nuit dans la chambre grise. Cette exclamation fatale, sortie de la bouche d’un homme dont les ans avoient mûri la prudence, et de celle de deux jeunes gens dans la force de l’âge, faillit à me faire perdre la respiration. J’étois sur le point de demander l’explication de cette expression de surprise, et de raconter à la famille de M. Rebmann la scène nocturne qui avoit rempli d’épouvante l’âme de Blendau ; mais les mêmes motifs qui lui avoient fait garder le silence, m’engagèrent à imiter sa discrétion.

Je n’avois d’ailleurs encore rien vu ni entendu par moi-même. Si la famille de M. Rebmann doutoit de la vérité du récit de Blendau, je manquois de moyens pour attester qu’il étoit sincère et véridique ; je ne réussissois qu’à jeter du ridicule sur mon ami. Si au contraire on ajoutoit foi au récit, je confirmois la famille entière dans la crainte qu’elle avoit de Gertrude, et je pouvois faire déserter ce château funeste par ces braves gens qui sembloient y vivre avec assez de sécurité. En conséquence, je me tus ; je n’avois d’ailleurs fait exprès aucune mention de Blendau. Qu’aurois-je répondu, en effet, si lorsque j’aurois dit que je lui avois parlé depuis peu, on m’avoit demandé pourquoi, lors de sa visite, il étoit parti sans dire adieu à personne ?

Brigitte prit une lumière pour m’éclairer ; en souhaitant la bonne nuit à la famille, je remarquai qu’ils se regardoient tous d’un air significatif ; la mère seule leur lança un coup d’œil à la dérobée, comme pour les réprimander.

Lorsque je fus entré dans la chambre grise, Brigitte alluma les deux bougies qui avoient déjà servi à Blendau ; j’engageai, en plaisantant, la jeune fille à me tenir compagnie, lui représentant que je serois bien seul dans cette grande pièce, au haut du château. « Quoi ! dans la chambre grise ? » répartit-elle. « Oh pour cela non ; vous me donneriez mille écus, que je ne coucherois pas ici. »

« Mais que fait à cela cette chambre ? elle est tout comme une autre. »

« Si vous désirez de la compagnie ; vous pourrez bientôt en avoir ; peut-être en viendra-t-il que vous n’attendez pas. Bonne nuit, monsieur. Elle sortit : je vis bien qu’elle n’étoit pas exempte de craintes.

Je me trouvois seul dans cette maudite chambre grise ; j’étois encore assez maître de moi ; d’ailleurs, mon sabre nouvellement affilé, et mes deux pistolets bien chargés, m’inspiroient une certaine confiance ; je les amorçai de nouveau, et je posai toute mon artillerie sur une chaise à côté de mon lit ; ensuite, je remplis une pipe ; mais je ne trouvai pas de goût au tabac. Le bruissement lointain des vagues du fleuve débordé, et le bruit monotone et continuel causé par le mouvement du balancier de l’horloge de la tour voisine, me causèrent un certain trouble.

Ayant pris la lumière et un pistolet, je visitai la chambre ; je cherchai à découvrir s’il n’existoit pas de portes secrètes, de trapes dans le lambris ; la table au-dessous du miroir étoit entourée d’une tenture, je la soulevai ; je tâtai partout pour voir s’il n’y avoit pas un ressort caché, une serrure, un mécanisme quelconque ; je ne trouvai rien de suspect : je fermai soigneusement les fenêtres et les portes ; je commençai par mettre les verroux à la petite porte par laquelle j’étois entré, ensuite j’allai à la grande porte vitrée. Malheureusement, je regardai à travers les earreaux, le long passage qui mène à la tour des cachots. Grand Dieu ! le hideux squelette du comte Hugues frappa mes yeux, sa main décharnée tenoit un glaive, son attitude étoit menaçante.

Les cheveux me dressoient à la tête ; mais je me remis promptement, j’ouvris la porte, je m’élançai dans le passage, et je m’écriai comme un possédé : « Comte Hugues ; allons, il faut en finir avec moi. »

J’armai mon pistolet, je tirai, le coup ne partit point ; le squelette leva son glaive, sa tête épouvantable grinça des dents, je quittai la partie.

Je jetai mon pistolet, je rentrai dans la chambre grise, je fermai la porte au verrou, et je m’enfonçai dans le lit.

J’étois donc dans cette même couche, où, suivant le récit de Blendau, Gertrude avoit rendu le dernier soupir au milieu des convulsions affreuses que lui causoit le poison ; dans cette même couche où aucun mortel ne pouvoit dormir paisiblement, et où mon ami Blendau avoit éprouvé la sueur et les effets de la mort.

J’avois laissé les bougies allumées. Mon second pistolet étoit encore chargé sur une chaise auprès de mon lit.

Je restai couché assez long-temps ; ensuite, je fus agité d’abord par un frisson involontaire de fièvre, et ensuite, par un je ne sais quoi qui ressembloit à l’impression produite sur l’ouïe, par le mouvement d’un pied humain qui se traîne lentement sur le sable. J’écoutai avec attention ; je ecueillis encore une fois mes esprits, je saisis mon sabre, car je ne pouvois plus me fier à mes pistolets. Levé sur mon séant, je tenois mon arme à deux mains, décidé à attendre tout ce qui pourroit arriver.

Un rire infernal de moquerie retentit dans le passage. Je distinguai la voix d’un homme et celle d’une femme ; c’étoient celles du comte Hugues et de Gertrude.

Alors, j’imitai Blendau, je me mis la couverture pardessus la tête, je plaçat mon sabre à côté de moi, et je recommandai mon âme au Tout-Puissant. Je ne pus m’endormir qu’au bout de deux heures.

Je m’éveillai d’assez bonne heure ; les ; bougies étoient entièrement consumées quoique j’eusse passablement dormi, je me promis bien de ne jamais remettre le pied dans cette funeste chambre.

Je me dépêchai de m’habiller, et je courus à l’appartement de Mad. Rebmann, où la famille s’étoit réunie pour déjeuner.

Je voulois avoir une solution ; je voulois savoir si les habitans du château avoient quelques notions exactes sur les deux amans des temps anciens qui venoient troubler le repos des vivans. Je racontai l’histoire de Blendau et la mienne. On éclata de rire.

La jeune et maligne Charlotte, avoit inventé cette espiéglerie. Il est vrai que ce n’avoit été qu’en l’honneur du pauvre Blendau. Onne m’avoit impliqué dans une aventure du même genre, que parce que l’on étoit instruit de ma liaison avec lui.

Blendau avoit, dans sa jeunesse, été l’objet des risées de toute la famille. Les enfans de M. Rebmann lui jouoient des tours de toutes sortes. La chambre grise lui causa dès-lors une terreur extrême. On lui auroit offert un million, qu’il ne seroit pas allé dans cet appartement sinistre. De retour au château, après sept ans d’absence, il parla avec une certaine présomption de la maturité que son jugement avoit acquise, des progrès qu’il avoit faits dans la haute philosophie. M. Rebmann conta tout cela à sa famille, le soir même, en assurant que Blendau étoit un tout autre homme. Charlotte conçut l’idée folle de mettre Blendau à l’épreuve.

Il fallut que les deux frères de la nouvelle Gertrude lui aidassent à jouer son rôle. Les parens, comme on le pense bien, ne savoient rien de ce qui se tramoit ; on comptoit surtout, pour les succès de la scène, sur la propension bien connue de Blendau, à dormir profondément ; car en supposant qu’il n’eût pris dans la journée qu’un exercice modéré, on auroit pu tirer à ses oreilles le canon d’alarme, sans qu’il s’éveillât. Or ce jour là, il avoit fait un voyage long et pénible ; aussi devoit-il dormir plus profondément encore que de coutume. Les jeunes gens s’approchèrent de la porte vitrée ; Blendau ronfloit comme une pédale d’orgue. Charlotte passa la main par un carreau cassé, et tira les verroux : les frères et la sœur ôtèrent leurs souliers et entrèrent dans la chambre ; ils ouvrirent ensuite la petite porte, apportèrent un squelette humain, dont leur gouverneur s’étoit servi pour leur donner des leçons d’anatomie, et le posèrent auprès de la petite porte. Ils allumèrent les deux bougies avec une lanterne sourde qu’ils avoient apportée, et se placèrent chacun à leur poste Frédéric en dehors de la petite porte, Charles dessous la table entourée d’une tenture ; Charlotte en face du miroir, revêtue d’un drap qui figuroit un linceul ; elle avoit entrelacé une couronne funéraire dans ses cheveux, et s’étoit poudré le visage et la poitrine ; elle tenoit un crucifix dans la main gauche, et dans la main droite un long morceau de glace taillé en poignard. Minuit étant près de sonner, on fit du bruit : Blendau s’éveilla.

La goutte de poison que la main de Gertrude laissa tomber sur le visage de Blendau, étoit de l’eau très-pure produite par la glace, que la chaleur de la main de Charlotte faisoit fondre.

La froideur glaciale de la mort que Blendau éprouva le long de son dos, quand Charlotte le serra dans ses bras, provenoit d’une cause très-naturelle. La main de Charlotte avoit contracté une humidité glacée, en tenant le morceau de glace qu’elle avoit cachée sous le chevet du lit.

Le squelette ne ferma pas la porte derrière lui : Frédéric la poussa avec violence ; ce qui occasionna le craquement terrible dans toute la chambre, et la chute du squelette sur Blendau, qui se tenoit tout près de la porte.

Charlotte, après s’être jetée à terre, éteignit la bougie qu’elle venoit de prendre ; et au même moment Charles, qui étoit sorti de dessous la table, pendant que Blendau couroit à la porte, souffla l’autre bougie.

Blendau rentra dans son lit ; les trois espiègles ne remuèrent qu’une heure après ; lorsqu’ils l’eurent de nouveau entendu ronfler, ils emportèrent tout doucement le squelette, remirent chaque chose à sa place, fermèrent la petite porte au verrou, et la porte vitrée, par le même moyen qu’ils avoient pris pour l’ouvrir. Les trois bouteilles de vin de Nierenstein, dont on se souvient que Blendau avoit bu sa part, contribuèrent peut-être au succès de la manœuvre.

Blendau avoit dit dans la conversation à M. Rebmann, qu’il me feroit une visite en passant. Comme on connoissoit son caractère bavard, on supposa qu’il m’avoit conté les aventures terribles de sa fameuse nuit. En conséquence, lorsque j’arrivai, et que sans avoir dit un mot de Blendau, je témoignai le désir de passer la nuit dans la chambre grise, on se douta du motif de ma demande. Charlotte avoit bien bonne envie de me jouer aussi un tour ; mais quand elle vit apporter dans ma chambre mon sabre et mes pistolets, la petite friponne changea d’avis. Cependant avant d’avoir aperçu l’appareil dont je comptois me servir pour conjurer les esprits, elle avoit déjà fait apporter dans le passage le maudit squelette, afin de l’avoir tout prêt pour la scène de la nuit.

Brigitte entra dans le complot ; mon pistolet ne fit point feu, parce que Charles avoit versé de l’eau sur le bassinet ; tous nièrent que le squelette eût levé sa main armée du glaive ; cette circonstance fut sans doute une illusion de mon imagination ébranlée.

Les frères et la sœur s’avancèrent vers la porte vitrée en traînant leurs pas sur le sable. Lorsqu’ils me virent assis sur mon séant, tenant mon sabre à deux mains, ils éclatèrent de rire, Ils ne voulurent pas pousser la plaisanterie plus loin, parce que leurs parens les avoient déjà vivement tancés pour avoir tourmenté le pauvre Blendau.

Je me vengeai de Charlotte en l’embrassant ; je ne la laissai en paix que lorsqu’elle eut promis hautement, et de la manière la plus solennelle, qu’elle n’iroit plus lutiner personne dans la chambre grise.

M. et Mad. Rebmann ne voulurent cependant plus me laisser passer la nuit dans cette pièce si mal famée ; car les rats et les souris qui en ont fait le théâtre de leurs ébats, empêchent les étrangers ; que le hasard y fait coucher, d’y goûter les douceurs du sommeil, quand ils ne jouissent pas, comme Blendau, de la faveur particulière de Morphée.




Le docteur, avant d’arriver à la fin de l’histoire, avoit jeté, de mauvaise humeur, la feuille sur la table, en voyant qu’elle ne contenoit que l’explication très-claire des prodiges de la chambre grise ; sur lesquels on avoit tant écrit pour et contre.

« Allez, » dit-il, « nous vivons dans un siècle pervers et détestable. Tout ce qui est ancien s’anéantit. Un pauvre revenant ne peut plus loyalement se maintenir ; que l’on ne me parle plus d’histoires de revenans ! »

« Le ciel nous en préserve ! » repartîmes-nous à l’instant ; « c’est justement à l’époque l’on ne croit plus aux revenans, que les histoires qui en parlent doivent avoir le plus de vogue. Toute histoire n’est, vous le savez, que le récit des faits. Heureux celui qui y trouve la vérité ! »


fin.


TABLE


DU SECOND VOLUME.



pag.
La Morte Fiancée,
1
L’Heure Fatale,
105
Le Revenant,
163
La Chambre Grise,
227
La Chambre Noire,
247


fin de la table.
  1. Dissertation sur les apparitions et sur les revenans, par don Augustin Calmet. 3.e édition. Paris, 1751, 2 vol. in-12.

    Traité historique et dogmatique sur les apparitions, les visions et les révélations particulières, avec des remarques sur la dissertation du R. P. don Calmet, par l’abbé Lenglet-Dufresnoy. Avignon ou Paris, 1751, 2 vol. in-12.

    Recueil de dissertations anciennes et nouvelles sur les apparitions, les visions et les songes, avec une préface historique, par l’abbé Lenglet-Dufresnoy. Avignon ou Paris, 1751, 4 vol. in-12.

  2. Die Gespenster, kurze Erzæhlungen aus dem Reiche der Wahrheit. Berlin, 1797 et suiv., in-8º.
  3. Theorie der Geister-Kunde. Nurnberg, 1808, in-8º. Ce livre a été défendu par plusieurs consistoires protestons.
  4. Pour donner au lecteur une idée du style emphatique que les Allemands prennent quelquefois pour le sublime, voici le reste de la phrase, traduit littéralement.

    « .... dans ces momens rares où elle paroît vouloir vaincre l’art qui s’efforce de s’élever au monde idéal, et où elle cherche, en produisant des images visibles des beautés éternelles, à apaiser le génie désolé de l’anéantissement de ce qu’il a imaginé. »

  5. Titre de deux journaux de Berlin généralement recherchés.