Veillées de l’Ukraine/Une nuit de mai
UNE NUIT DE MAI
CHAPITRE PREMIER
HANNA
Un bruit de chansons roulait comme un fleuve sonore à travers les rues du village de ***. C’était l’heure où, fatigués des travaux, des soucis du jour, jeunes gens et jeunes filles se réunissent en rondes bruyantes, dans l’éclat d’un soir limpide, traduisant leurs joies en sons toujours empreints de mélancolie ; et le soir mystérieux enveloppait de mélancolie le ciel bleu, noyant toutes choses dans son vague lointain.
C’était déjà le crépuscule, et les chansons n’avaient pas cessé. La bandoura à la main, se glissait loin des chanteurs le jeune Cosaque Levko, fils du bailli[1] du village.
Sur le Cosaque, un bonnet d’Astrakan. Le
Cosaque s’avança de la rue, faisant résonner
sous ses doigts les cordes de son instrument
et battant la mesure avec tout son corps. Voilà
qu’il s’arrête doucement devant la porte d’une
khata[2] entourée de cerisiers nains. À qui
cette khata ? À qui cette porte ? Après un
court silence, il se mit à jouer et chanta :
Le soleil est bas et le soir est proche,
Viens auprès de moi, mon petit cœur.
— Mais sans doute ma belle aux yeux clairs s’est profondément endormie, dit le Cosaque, sa chanson finie en s’approchant de la fenêtre. — Haliou ![3] Haliou ! Dors-tu ou ne veux-tu pas venir vers moi ? Tu crains peut-être que quelqu’un ne nous aperçoive, ou peut-être ne veux-tu pas exposer au froid ton petit visage blanc. Ne crains rien ; il n’y a personne. La soirée est chaude ; et si même quelqu’un survenait, je te couvrirais de ma svitka[4], je t’envelopperais de ma ceinture, je te ferais un écran de mes mains et personne ne nous verrait. Si même le froid se faisait sentir, viens encore : je te presserai plus fort sur mon cœur, je te réchaufferai de mes baisers, j’étendrai mon bonnet sur tes pieds blancs. Ô mon âme ! mon petit poisson ! mon collier ! Montre-toi, ne fût-ce qu’un instant. À travers ta petite fenêtre, passe au moins ta petite main blanche. — Mais tu ne dors pas, fille orgueilleuse, reprit-il, en élevant la voix et d’un ton qui trahissait la honte d’être ainsi éconduit. Il te plaît de te moquer de moi, adieu !
Ce disant, il tourna le dos, enfonça son bonnet sur l’oreille et s’éloigna fièrement en promenant doucement ses doigts sur les cordes de la bandoura.
Le loquet en bois de la porte tourna en ce moment, la porte s’ouvrit en grinçant, et une jeune fille à son dix-septième printemps franchit le seuil, enveloppée par le crépuscule et regardant timidement autour d’elle. Dans la demi-obscurité rayonnaient sympathiquement comme de petites étoiles ses yeux clairs, son collier de corail rouge étincelait, et, aux yeux d’aigle du jeune homme, ne pût échapper même la rougeur qui s’alluma pudiquement sur ses joues.
— Que tu es impatient ! lui disait-elle à demi-voix. Te voilà déjà fâché. Pourquoi avoir choisi une pareille heure ? La rue est pleine de monde qui va et vient. Je tremble toute…
— Oh ! Ne tremble pas, ma sensitive. Serre-toi plus fort contre moi, dit le jeune homme en l’entourant de ses bras, après avoir rejeté en arrière sa bandoura suspendue à une courroie, et en s’asseyant avec elle à la porte de la khata. Tu sais bien comme il m’est douloureux de rester une heure sans te voir.
— Sais-tu ce que je pense, interrompit la jeune fille, en fixant sur lui ses yeux songeurs ; — quelque chose me murmure à l’oreille qu’à l’avenir nous ne pourrons plus nous voir aussi souvent. Ils sont mauvais les gens d’ici ; toutes les jeunes filles vous regardent avec jalousie et les jeunes gens… Je remarque même que ma mère, depuis quelque temps, me surveille de plus près. J’avoue que je me sentais plus gaie chez les étrangers.
Une expression douloureuse passa sur son visage à ces derniers mots.
— Depuis deux mois à peine dans ton pays natal, et déjà tu t’ennuies ! Peut-être que moi aussi, je t’importune ?
— Oh non ! toi, tu ne m’importunes pas, — dit-elle avec un sourire. — Je t’aime, Cosaque aux noirs sourcils. Je t’aime pour tes yeux fauves, et, quand tu les fixes sur moi, il me semble que quelque chose sourit dans mon âme. Que tu marches dans la rue, que tu chantes ou que tu joues de la bandoura, j’aime à t’écouter.
— Oh ! Ma Halia[5], s’écria le jeune homme en l’embrassant et en la pressant plus fort contre sa poitrine.
— Voyons, assez Levko, dis plutôt si tu as déjà parlé à ton père.
— Quoi ? fit-il comme sortant d’un rêve, que je veux me marier et toi m’épouser ? je l’ai dit.
Mais ce « je l’ai dit » résonna tristement dans sa bouche.
— Hé bien ?
— Que puis-je y faire ? Le vieux raifort a fait le sourd comme toujours. Il n’entend rien et il me gronde par-dessus le marché, me reprochant de courir je ne sais où avec je ne sais qui. Mais ne te chagrine pas, ma Halia, je te donne ma parole de Cosaque, que je saurai en avoir raison.
— Mais tu n’as qu’un mot à dire, Levko, et il sera fait selon ta volonté. Je le sais par moi-même ; parfois je voudrais bien ne pas te céder, mais, à ta première parole, je fais malgré moi tout ce que tu veux. Regarde, regarde, continua-t-elle en posant sa tête sur l’épaule du jeune homme et en élevant ses yeux vers le ciel bleu et chaud de l’Ukraine voilé en bas par les branches frisées des cerisiers qui les entouraient, regarde comme loin, bien loin, apparaissent de petites étoiles : une, deux, trois, quatre, cinq…… n’est-ce pas que ce sont les anges de Dieu qui ont ouvert les petites fenêtres de leurs lumineuses demeures et qui nous observent, n’est-ce pas, Levko ? N’est-ce pas que ce sont eux qui contemplent notre terre ? Ah ! si les hommes avaient des ailes comme les oiseaux, c’est là qu’il faudrait voler, plus haut, toujours plus haut… C’est effrayant, pas un chêne de chez nous ne saurait atteindre le ciel ! On dit cependant qu’il y a quelque part, dans je ne sais quel lointain pays, un de ces arbres qui fait sa cime dans le ciel même, et c’est par là que Dieu descend sur la terre la nuit qui précède Pâques.
— Non, Halia, Dieu a une longue échelle qui va du ciel jusqu’à la terre. Dans la nuit du samedi saint, les archanges la dressent, et, dès que Dieu a mis le pied sur le premier échelon, tous les mauvais esprits s’enfuient précipitamment et tombent en masse dans l’enfer. Voilà pourquoi, à Pâques, il ne se rencontre plus un seul mauvais esprit sur la terre.
— Comme l’eau s’agite doucement ! on dirait un enfant qu’on berce, reprit Hanna en désignant l’étang entouré d’un noir fourré d’érables et de saules pleureurs baignant dans l’eau leurs branches plaintives.
Semblable à un vieillard débile, il tenait dans sa froide étreinte le sombre ciel lointain, couvrant de baisers les étoiles brûlantes qui répandaient leur pâle lumière dans l’air sombre de la nuit comme si elles pressentaient la prochaine venue du roi éclatant de la nuit. Près de la forêt, sur la montagne, sommeillait avec ses contrevents fermés une vieille maison en bois ; la mousse et l’herbe sauvage couvraient le toit. Les pommiers s’étageaient devant les fenêtres ; la forêt l’enveloppant de son ombre, donnait à cette maison un aspect morne et farouche ; un petit bois de noyers s’élevait au pied de la colline et descendait jusqu’à l’étang.
— Je me rappelle comme à travers un rêve, dit Hanna, qu’il y a longtemps, longtemps, quand j’étais encore toute petite et que je vivais chez ma mère, on me racontait sur cette maison quelque chose de terrible ; tu dois connaître cette histoire, Levko, raconte-la-moi.
— Laissons cela, ma belle, que d’histoires ne racontent pas les babas et les sots ! Ce serait de l’inquiétude inutile ; tu prendrais peur et tu ne t’endormirais pas tranquille.
— Raconte, raconte, mon chéri, mon parobok aux noirs sourcils, — disait-elle en appuyant son visage sur la joue du jeune homme et en l’entourant de ses bras, — sinon, c’est que tu en aimes une autre. Je n’aurai pas peur, je m’endormirai tranquillement. C’est si tu ne me dis rien que je ne pourrai pas m’endormir ; je m’agiterai avec cette idée en tête. Raconte, Levko.
— On a bien raison de dire qu’il y a du diable chez les jeunes filles, qui les pousse à vouloir tout connaître. Eh bien, soit ! écoute :
— Il y a longtemps, mon petit cœur, vivait dans cette maison un sotnik[6]. Ce sotnik avait une fille, une belle enfant blanche comme la neige, comme ton petit visage. Ce sotnik pensa à se remarier. — Me dorloteras-tu comme avant, père, quand tu auras pris une autre femme ? — Oui, ma fille, je te presserai plus fort encore contre mon cœur, — oui, ma fille, je te donnerai des boucles d’oreilles et des colliers plus éclatants encore. Et le sotnik amena dans la maison sa jeune femme.
Elle était belle, cette jeune femme ; rose et blanche était cette jeune femme.
Mais elle jeta sur la jeune fille un regard si effrayant que celle-ci poussa un cri ; et, de toute la journée, la sévère marâtre ne lui adressa pas la parole. Le sotnik gagna avec sa femme la chambre à coucher. Dans sa chambre, également, s’enferma la blanche demoiselle ; elle se sentait accablée et se mit à pleurer. Elle lève les yeux : un horrible chat noir s’est glissé furtivement jusqu’à elle ; ses poils flamboient, ses griffes de fer résonnent sur le plancher. Épouvantée, elle saute sur un banc, le chat monte après elle. Elle saute sur le poêle et le chat la suit encore ; et soudain, il se jette à son cou et cherche à l’étrangler. Elle l’arrache avec un cri et le jette par terre ; de nouveau le terrible chat s’approche d’elle. La colère la prend ; un sabre était accroché au mur, elle le saisit et frappe. Sous le coup, une patte est restée armée de ses griffes de fer. Et le chat, en hurlant, disparaît dans l’obscurité.
De toute la journée, la jeune femme ne sortit pas de sa chambre. Elle sortit le troisième jour, mais la main bandée. La pauvre demoiselle comprit que sa marâtre était une sorcière et qu’elle lui avait coupé la main.
Le quatrième jour, le sotnik ordonna à sa fille d’aller à l’eau, de balayer la khata comme une simple moujitchka[7] et de ne plus paraître dans la chambre de maître. C’était dur pour la pauvrette ; mais que faire ? elle se résigna aux ordres de son père. Le cinquième jour, le sotnik chassa sa fille les pieds nus et ne lui donna pas même un morceau de pain pour la route. Alors, seulement, la jeune fille éclata en sanglots, en couvrant de ses mains son blanc visage. — « Tu m’as perdue, ô père ! moi, ta propre fille ! la sorcière perdra ton âme pécheresse. Que Dieu te pardonne ! Pour moi, infortunée, je n’ai plus rien à faire ici-bas… »
— Et là-bas, vois-tu bien ?… Ici Levko se retourna vers Hanna, en montrant du doigt une maison. — Regarde de ce côté, là-bas, un peu au-delà de la maison, la berge la plus élevée de l’étang, c’est de cette berge que la jeune fille se précipita dans l’eau, et, depuis, elle n’est plus de ce monde.
— Et la sorcière ? interrompit anxieusement Hanna, en fixant sur le jeune homme ses yeux pleins de larmes.
— La sorcière ? Les vieilles femmes prétendent que depuis lors, toutes les noyées sortent de l’étang par les nuits claires et viennent dans le jardin du sotnik se chauffer aux rayons de la lune. Et la jeune fille mène le funèbre cortège. Une nuit, elle aperçut sa marâtre auprès de l’étang ; elle tomba sur elle et l’entraîna avec des cris dans l’eau ; mais la sorcière lui joua un dernier tour. Elle se transforma sous l’eau en une des noyées et elle put ainsi échapper à la volée des roseaux verts que les noyées voulaient lui administrer. Les babas en content encore bien d’autres !
« Elles rapportent, par exemple, que la jeune fille réunit chaque nuit les noyées qu’elle passe en revue, les dévisageant l’une après l’autre et s’efforçant de reconnaître celle qui cache la sorcière. Mais jusqu’à présent, ses efforts ont été vains ; et si elle rencontre quelque vivant, elle l’oblige à l’aider dans ses recherches, le menaçant, en cas de refus, de le noyer à son tour. — Voilà, ma Halia, ce que racontent les vieilles gens. Le maître actuel de la maison a l’intention de la transformer en distillerie ; il a, à cet effet, envoyé ici un distillateur… Mais j’entends des voix, ce sont les nôtres qui reviennent de la danse. Adieu, Halia ! Dors en paix et ne pense pas à toutes ces inventions des babas. »
Cela dit, il l’étreignit plus étroitement, l’embrassa et partit.
— Adieu, Levko, fit Hanna, sans détacher ses yeux songeurs de la forêt sombre.
L’immense lune en feu surgissait en ce moment majestueuse de l’horizon ; une moitié était encore sous la terre et déjà le monde entier était inondé d’une lumière sereine. L’étang éclata en étincelles ; l’ombre des arbres commençait à se dessiner nettement sur la sombre verdure.
— Adieu Hanna ! — et ce mot qui retentit derrière elle fut accompagné d’un baiser.
— Le voilà de retour, dit-elle en se retournant ; mais en apercevant devant elle un inconnu, elle se rejeta en arrière.
— Adieu Hanna ! — Ce mot retentit de nouveau, et de nouveau quelqu’un déposa un baiser sur sa joue.
— Voilà que le diable en a envoyé un autre, dit-elle avec colère.
— Adieu chère Hanna ! Et des baisers tombaient sur elle de tous côtés.
— Mais il y en a ici toute une légion ! — exclama Hanna en s’arrachant à la foule des jeunes gens qui l’embrassaient à l’envi. Comment, n’est-ce pas assez de ces embrassades sans fin ? Bientôt, pardieu, on ne pourra plus se montrer dans la rue !
Sur ces paroles, la porte se referma et l’on n’entendit plus que le grincement de la barre que l’on poussait.
CHAPITRE II
LE BAILLI
Connaissez-vous la nuit de l’Ukraine ? oh ! vous ne connaissez pas la nuit de l’Ukraine. Contemplez-la. Au milieu du ciel, la lune regarde ; la voûte incommensurable s’étend et paraît plus incommensurable encore ; elle s’embrase et respire. Toute la terre est dans une lumière d’argent ; l’air admirablement pur est frais, et, pourtant, il suffoque, chargé de langueur et devient un océan de parfums. Nuit divine ! Nuit enchanteresse ! Inertes et pensives, les forêts reposent pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Silencieux et immobiles sont les étangs ; la froideur et l’obscurité sont mornement emprisonnées dans les murailles vert sombre des jardins. Le fourré vierge de merisiers et de cerisiers étend pensivement ses racines dans le froid de l’eau ; par instants ses feuilles murmurent comme dans un frisson de colère, quand le vent libertin de la nuit se glisse et leur surprend un baiser. Toute l’étendue dort. Au-dessus, là-haut, tout respire ; tout est splendide et triomphal, et, dans l’âme, s’ouvrent des espaces sans fin ; une foule de visions argentées se lèvent harmonieusement dans ses profondeurs. Nuit divine ! Nuit enchanteresse ! Soudain, tout s’anime : et les forêts, et les étangs et les steppes. Le grondement majestueux du rossignol de l’Ukraine éclate et il semble que la lune s’arrête au milieu du ciel pour écouter…… Sur la colline, le village sommeille comme enchanté. D’un éclat plus vif brillent aux rayons de la lune les lignes des chaumières ; plus éclatantes, surgissent de l’ombre leurs murailles basses. Les chants se sont tus ; tout est silencieux. Les honnêtes gens sont déjà endormis. Çà et là, cependant, sautille quelque étroite fenêtre. Sur le seuil d’une rare cabane, une famille attardée achève de souper.
« Mais le Hopak[8] ne se danse pas ainsi. Non, non ; ce n’est pas cela. Que me disait donc mon confrère ?… Allons ! hop, tra la la, hop, tra la, hop, hop, hop. »
Ainsi se parlait à lui-même un moujik d’âge mûr quelque peu éméché, en traversant la rue.
— Pardieu ! ce n’est pas ainsi que se danse le Hopak. Pourquoi me mentir ? Pardieu, non ce n’est pas cela. Allons hop, hop, tra la, hop tra la, hop, hop, hop.
— Est-ce qu’il perd la tête celui-là ? Passe encore pour un jeune homme, mais un vieux sanglier comme lui, danser ainsi dans la rue pour la risée des enfants ! — s’écria une vieille femme qui passait portant une brassée de paille. — Rentre donc chez toi ; il est largement temps de dormir.
— On y va, dit en s’arrêtant le moujik ; on y va. Ce n’est pas le bailli qui m’en empêchera. Pour qui me prend-il ? Parce qu’il fait verser de l’eau froide sur des gens déjà gelés, il s’avise de lever le nez. Bailli ! Bailli ! mais je suis moi-même mon bailli. Et que le diable m’emporte ! Que m’emporte le diable ! je suis moi-même mon bailli. C’est entendu, bien entendu, — continua-t-il, en s’approchant de la première Khata venue, à la fenêtre de laquelle il s’arrêta, tâtant du doigt les vitres et cherchant à saisir le loquet en bois.
— Baba, ouvre ! baba, vite ! On te dit : Ouvre ! Il est temps de dormir, pour le Cosaque.
— Où vas-tu, Kalenik ? Te trompes-tu de porte ? — criaient au milieu des rues, derrière lui, des jeunes filles rentrant de la danse. — Faut-il te montrer ta Khata.
— Montrez, mes chères petites.
— Ses chères petites ! — entendez-vous ? exclama l’une d’elles. — Comme il est aimable ce Kalenik ! Il mérite qu’on lui indique sa Khata… mais non, danse d’abord.
— Danser !… Et vous, coquines, — fit d’une voix traînante Kalenik en les menaçant du doigt ; et riant et flageolant sur ses jambes il reprit : Vous laisserez-vous embrasser ? Je vous embrasserai toutes, toutes…
Et titubant, il se mit à leur poursuite.
Les jeunes filles se mirent à crier et à courir en se précipitant les unes sur les autres ; mais bientôt elles reprirent courage en s’apercevant qu’il n’était pas solide sur ses jambes, et elles passèrent de l’autre côté de la rue.
— La voilà ta Khata, lui crièrent-elles en s’éloignant et en lui désignant une maison un peu plus grande que les autres et qui appartenait au bailli du village.
Kalenik suivit docilement la direction indiquée en se mettant de nouveau à injurier le bailli.
Mais qui donc est ce bailli qui a pu provoquer des paroles aussi peu flatteuses à son adresse ? Oh ! ce bailli est un important personnage. Avant que Kalenik n’arrive à la fin de son voyage, nous aurons sans doute le temps de vous le faire connaître.
Tout le village en l’apercevant lui tire son bonnet, et les plus jeunes filles lui adressent leur plus gracieux bonjour. Qui parmi les hommes, ne voudrait pas être bailli ? Pour lui, l’entrée est libre dans toutes les habitations, et le plus hardi moujik reste humblement tête nue tout le temps où il plaît au bailli de fourrer ses gros doigts dans son tabac. À l’assemblée du mir[9], bien que son pouvoir soit limité par la majorité, le bailli prend toujours le dessus, et presque à sa guise.
Grave et renfrogné, le bailli est avare de ses paroles.
Il y a longtemps, bien longtemps, lorsque la grande Czarine Catherine — de bienheureuse mémoire — faisait son voyage de Crimée, il fut choisi pour l’escorter. Deux jours entiers, il remplit cette fonction, et il eut même l’insigne honneur de s’asseoir sur le siège du cocher impérial. Depuis ce temps le bailli a appris à baisser la tête d’un air important et absorbé, caressant ses longues moustaches et jetant, en dessous, un regard de faucon. Depuis ce temps, quel que fût le sujet de la conversation, il trouvait moyen de rappeler comment il avait conduit la Czarine et comment il s’était assis sur le siège de la voiture impériale.
Le bailli aime parfois à faire le sourd, surtout quand il entend ce qu’il ne voudrait pas entendre. Le bailli ne peut pas souffrir une mise recherchée ; il porte invariablement une svitka en drap noir tissé à la maison, sur laquelle est passée une ceinture en laine de couleur ; et personne ne l’a jamais vu dans un autre accoutrement, sauf le temps du voyage de la Czarine en Crimée, lorsqu’il avait revêtu un cafetan bleu de Cosaque. Il est d’ailleurs peu probable que oncques, dans le village, se souvienne de ce temps. Quant au cafetan, il le tient toujours enfermé à clef dans une malle.
Le bailli est veuf, mais il a une parente avec lui qui lui fait la cuisine, lave les bancs, blanchit à la chaux la Khata, lui tisse de la toile pour chemises et dirige toute la maison. On prétend dans le village qu’elle n’est pas sa parente ; mais nous avons déjà vu que le bailli a beaucoup d’ennemis très heureux de répandre des calomnies sur son compte. D’ailleurs, ce qui pourrait donner prétexte à ces on dit, c’est que la parente en question ne cacherait pas son mécontentement chaque fois que le bailli entrerait dans un champ où se trouveraient des moissonneuses ou chez quelque Cosaque possédant une jeune fille.
Le bailli est borgne ; mais en revanche son unique œil est un luron, il voit de loin une jolie villageoise ; il ne le fixe cependant pas sur un joli minois sans s’être bien assuré que sa parente ne l’épie pas de quelque part.
Nous avons déjà presque tout dit au sujet du bailli, et l’ivrogne Kalenik n’est pas encore arrivé à moitié chemin ; et longtemps encore il continuera à déverser sur le bailli toutes les épithètes choisies qui ne pouvaient naître que sous sa langue épaisse et lourde.
CHAPITRE III
UN RIVAL INATTENDU — LE COMPLOT
— Non, amis, non, je ne veux pas. Assez de folies ! Tout doit avoir une fin. On ne nous traite que déjà trop de cerveaux brûlés ! Allons nous coucher !…
Ainsi parlait Levko à ses compagnons de noces qui voulaient l’entraîner à de nouvelles escapades.
— Adieu, frères. Bonne nuit. — Et il s’éloigna à grands pas.
« Ma Hanna dort-elle ? » pensait-il en s’approchant de la Khata aux cerisiers nains que nous connaissons.
Le silence fut soudain interrompu par des paroles échangées à voix basse.
Levko écouta. Le blanc d’une chemise[10] s’apercevait à travers les arbres.
« Qu’est-ce que cela signifie ? » pensa-t-il. Et se glissant en avant, il se cacha derrière le tronc d’un arbre.
À la clarté de la lune, éclatait un visage de jeune fille… C’est Hanna ! « Mais quel est donc cet homme de grande taille dont je ne vois que le dos ? » En vain écarquillait-il les yeux, l’ombre lui cachait l’inconnu des pieds à la tête. La poitrine seule était un peu éclairée ; et le moindre pas en avant de Levko l’eût exposé à se faire surprendre.
S’appuyant sans bruit contre l’arbre, il résolut de rester immobile.
La jeune fille prononça distinctement son nom.
— Levko ?… Levko est encore un blanc-bec — disait d’une voix basse et enrouée l’homme de haute taille. — Si je le rencontre jamais chez toi, je lui tirerai les oreilles…
— Je voudrais bien connaître le coquin qui se vante de me tirer les oreilles — se dit Levko, et il avança la tête de façon à ne pas perdre un seul mot ; mais l’inconnu continuait à parler si bas, qu’il était impossible de rien entendre.
— Tu n’as donc pas honte ! fit Hanna, après que son interlocuteur se fut tu, — tu mens, tu me trompes, tu ne m’aimes pas ; je ne croirai jamais que tu m’aies aimée !
— Je sais, reprenait l’homme de haute taille, Levko t’a conté un tas de bêtises et il t’a fait tourner la tête.
Cette fois il parut au jeune homme que la voix de l’inconnu ne lui était plus aussi inconnue, qu’il l’avait déjà entendue quelque part.
— Je me charge de ton Levko, continuait toujours l’inconnu. Il s’imagine que je ne vois pas toutes ses polissonneries. Je lui apprendrai, à ce fils de chien, la couleur de mes poings.
À ces paroles, Levko ne put retenir sa colère. Se précipitant vers l’inconnu, il leva son bras sur lui pour lui administrer une volée sous laquelle, tout robuste qu’il fût, l’inconnu n’aurait pu tenir, mais, au même moment, la lune éclaira son visage, et Levko resta comme pétrifié, il avait devant lui son père.
Seuls un hochement de sa tête et un léger sifflement exprimèrent sa stupéfaction.
On entendit un frôlement. Hanna disparut dans sa Khata en poussant derrière elle la porte.
— Adieu Hanna ! s’écria alors un des jeunes gens survenant tout à coup et ouvrant ses bras pour la suivre ; mais, ô terreur ! il se rejeta en arrière, stupéfait de s’être heurté aux raides moustaches du bailli.
— Adieu, adieu, Hanna, continuèrent plusieurs jeunes gens en se suspendant à son cou.
— Allez au diable, polissons maudits, hurlait le bailli en se débattant et en frappant rageusement la terre du pied. — Pour quelle Hanna me prenez-vous ? Allez donc prendre à la potence la place de vos pères, fils de Satan ! Vous êtes comme autant de mouches après le miel. Je vous en donnerai des Hanna !…
— Le bailli ! le bailli ! c’est le bailli ! s’écrièrent les jeunes gens en se dispersant de tous côtés.
— Voyez-vous ce père ! fit Levko revenu de sa stupeur et suivant des yeux le bailli qui s’éloignait en jurant — quel polisson cela fait ! c’est joli ! Et moi qui m’étonnais et qui ne comprenais rien à cette énigme de la sourde oreille qu’il me fait lorsque je lui parle de mes amours. Attends un peu, vieux raifort ; je t’apprendrai à courir la fiancée d’autrui.
— Hé ! hé ! vous autres. Ici, ici, criait Levko en faisant de la main signe à ses amis qui, de nouveau, s’étaient rassemblés. — Venez vite. Je vous ai tout à l’heure engagés à aller vous coucher, mais maintenant j’ai réfléchi, me voilà prêt à nocer avec vous toute la nuit s’il faut.
— À la bonne heure, reprit l’un d’eux large d’épaules et bien bâti et qui passait pour le premier noceur et le plus grand polisson de la bande. — Je ne suis pas dans mon assiette lorsque je n’ai pas assez nocé. Il me semble qu’il me manque quelque chose, comme si j’avais perdu mon bonnet ou ma pipe. En un mot, je ne suis plus un Cosaque, c’est tout dire.
— Êtes-vous décidés à bien faire endiabler le bailli ?
— Le bailli ?
— Oui, le bailli. Qu’est-ce qu’il s’est fiché dans la tête ? Il fait ici son hetmann. Il ne lui suffit pas de nous traiter en esclaves, il s’acharne encore après nos filles. Il n’est peut-être pas dans tout le village une seule fille à peu près jolie qu’il n’ait relancée.
— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écrièrent-ils tous d’une seule voix.
— Eh ! quoi donc, enfants ; nous prendrait-on pour la vile race de Cham ? Nous ne sommes pas du même sang que lui. Grâce à Dieu, nous sommes de libres Cosaques. Prouvons-lui, camarades, que nous sommes de libres Cosaques !
— Nous le prouverons ! exclamèrent les jeunes gens, et si nous règlons nos comptes avec le bailli, il ne faudra pas oublier le scribe.
— Le scribe ne sera pas oublié. J’ai précisément pour la circonstance une chanson toute prête contre le bailli. En route, je vais vous l’apprendre, ajouta Levko en pinçant les cordes de sa bandoura. Que chacun se travestisse comme bon lui semblera.
— Arrière, toi, tête de Cosaque, dit notre robuste polisson en frappant pied contre pied et en faisant claquer ses mains. Quelle fête ! quelle liberté ! quand tu te mets à délirer, il te revient comme une bouffée des anciens temps. C’est bon à ton cœur libre et ton âme est comme dans le paradis. Hé compagnons ! Hé ! amusez-vous !…
La foule s’élança bruyamment à travers les rues ; et les honnêtes vieilles femmes, réveillées par les cris, soulevaient leurs fenêtres, et en se signant de leurs mains endormies, elles murmuraient : « Allons, les parobki s’amusent aujourd’hui. »
CHAPITRE IV
LES PAROBKI S’AMUSENT
Une seule khata est encore éclairée à l’extrémité de la rue. C’est la demeure du bailli. Le bailli a depuis longtemps fini de souper et depuis longtemps déjà, il serait endormi, sans doute, s’il n’avait chez lui un convive, le distillateur envoyé pour installer la distillerie par le Pomiestchik[11] qui prendrait un petit lopin de terre au milieu des Cosaques libres.
Juste sous les ikônes, à la place d’honneur, était assis le convive, un petit homme tout rond, aux petits yeux toujours riants où reluisait le plaisir de fumer sa courte pipe en crachant à tout instant et en tassant de son doigt la cendre de tabac qui débordait. Le nuage de fumée qui s’épanouissait au-dessus de sa tête, l’enveloppait d’une brume grisâtre. On eût dit un large tuyau de cheminée de distillerie qui, s’ennuyant de monter la garde sur son toit, se serait avisé de s’échapper et d’aller confortablement s’asseoir à la table du bailli. Sous son nez se dressaient de courtes et épaisses moustaches, mais elles ne s’entrevoyaient que par instants et si indistinctement, à travers l’atmosphère du tabac, qu’elles semblaient une souris que le distillateur aurait happée et tiendrait dans sa bouche au détriment du monopole du chat de la grange.
Le bailli, comme maître de maison, était assis simplement vêtu d’une chemise et d’un pantalon de toile. Son œil d’aigle, comme un soleil couchant, commençait peu à peu à cligner et à s’éteindre. Au bout de la table, fumait sa pipe un des dizainiers du village qui composaient la garde du bailli. Par déférence pour le maître, il portait sa svitka.
— Pensez-vous bientôt installer votre distillerie ? dit le bailli en s’adressant au distillateur et en faisant un signe de croix sur sa bouche ouverte pour un bâillement.
— Dieu aidant, il se peut que nous distillions dès cet automne. À la Pokrov[12] je gage que monsieur le bailli zigzaguera (textuellement : écrira de ses pieds des croissants allemands) dans la rue.
Sur ces mots, les yeux du distillateur disparurent et firent place à des plis allant jusqu’aux oreilles ; tout son corps fut secoué d’un fou rire et ses lèvres joyeuses quittèrent pour un moment la pipe fumante.
— Plaise à Dieu ! fit le bailli dont le visage exprima quelque chose qui voulait être un sourire. Aujourd’hui encore, il ne se monte que peu de distilleries, mais, dans l’ancien temps, alors que j’accompagnais la Czarine sur la route de Pereïaslav, défunt Bezborodko…
— À quelle époque tu nous ramènes, compère ! Alors, de Krementchoug jusqu’à Romen même, à peine si on pouvait compter deux distilleries, tandis qu’aujourd’hui… As-tu ouï dire ce que les maudits Allemands ont inventé ? Bientôt, paraît-il, on ne distillera plus au bois comme tous les honnêtes chrétiens, mais avec quelque vapeur de diable…
En prononçant ces paroles, le distillateur fixait ses regards vers la table sur ses mains qu’il y avait appuyées.
— Comment fera-t-on avec la vapeur ? C’est ce que, pardieu, je ne m’explique pas !
— Quels imbéciles que ces Allemands — fit le bailli. — Il faudrait les fustiger, ces fils de chien ! A-t-on jamais eu l’idée de faire bouillir quelque chose avec la vapeur. On ne pourra plus porter une cuillerée de borstch (soupe) à sa bouche sans se brûler les lèvres comme un cochon de lait…
— Et toi, compère, interrompit la parente assise sur le poêle les jambes repliées, est-ce que tu vas vivre ici tout le temps sans ta femme ?
— Eh ! qu’en ai-je besoin ? Ce serait autre chose si elle en valait la peine.
— Elle n’est donc pas jolie ? demanda le bailli en fixant sur lui son œil unique.
— Jolie ? vieille comme le diable. Tout son museau n’est qu’un amas de rides ; on dirait une bourse vidée.
Et la basse charpente du distillateur s’ébranla de nouveau d’un rire énorme.
À ce moment un frôlement s’entendit derrière la porte ; la porte s’ouvrit et un moujik, sans ôter son bonnet, franchit le seuil et s’arrêta au milieu de la khata, comme absorbé dans ses réflexions, la bouche ouverte et examinant le plafond. C’était notre connaissance Kalenik.
— Me voici arrivé chez moi, dit-il, en s’asseyant sur un banc près de la porte, et sans faire la moindre attention aux personnes présentes. — Ce fils du malin, a-t-il allongé la route. On marche, on marche, et pas de fin, on dirait que quelqu’un m’a brisé les jambes. Cherche-moi, baba, mon touloupe[13] pour l’étendre sous moi. Je n’irai pas auprès de toi sur le poêle ; ma parole ! je n’irai pas. Les jambes me font trop mal. Donne-le !… il est là, auprès des ikônes. Prends garde seulement de renverser le pot au tabac ; ou plutôt non, n’y touche pas ! n’y touche pas ! Tu es peutêtre ivre aujourd’hui : laisse, je vais le chercher moi-même.
Kalenik fit un effort pour se soulever, mais une force irrésistible le cloua sur le banc.
— Pas gêné ! dit le bailli. Il est dans la Khata des autres ; il y donne des ordres comme chez lui ; qu’on le mette dehors et vite !…
— Laisse-le, compère, répondit le distillateur en le retenant par la main. C’est un homme précieux ; plus il y en aura de son espèce, plus marchera notre distillerie…
Ce n’était cependant pas par bonté d’âme qu’il s’exprimait ainsi ; le distillateur était superstitieux ; il croyait que chasser un homme à peine entré, portait malheur.
— Et que sera-ce quand viendra la vieillesse ? grognait Kalenik en s’étendant sur le banc. — Passe encore si j’étais ivre ! mais, moi ! Je ne suis pas ivre, non, je ne le suis pas. Pourquoi mentirais-je ? Je suis prêt à le soutenir devant le bailli lui-même. Que m’importe le bailli ! qu’il crève, ce fils de chien ! Je crache sur lui. Qu’une charrue passe sur ce borgnon du diable ! Parce qu’il verse de l’eau glacée sur des gens qui gèlent…
— Hé ! Hé ! Laissez entrer le cochon dans la maison, et, immédiatement, il met ses pattes sur la table, dit le bailli en se levant tout en colère. Mais, au même instant, une grosse pierre faisant voler la fenêtre en éclats, vint tomber à ses pieds. Le bailli s’arrêta… — Si je savais, reprit-il, en ramassant la pierre, quel est l’échappé de potence qui l’a lancée, je lui apprendrais à tirer. Quelle coquinerie ! — continua-t-il en examinant le projectile d’un regard désespéré. Puisse cette pierre l’étouffer.
— Halte-là ! Halte-là ! que Dieu t’en préserve, compère, interrompit vivement le distillateur en pâlissant, que Dieu te préserve dans ce monde et dans l’autre de gratifier personne d’un pareil souhait !…
— Ne vas-tu pas encore prendre sa défense ? qu’il crève !…
— Loin de toi une pareille pensée, compère. Tu ne sais probablement pas ce qui est arrivé à ma défunte belle-mère. Oui ! à ma belle-mère. Un soir, peut-être un peu plus tôt qu’il n’est à présent, on soupait : Défunte belle-mère, défunt beaupère, un valet de ferme et une servante et une demi-douzaine d’enfants. La belle-mère avait versé des galouchki de l’énorme marmite dans un plat pour qu’elles ne fussent pas aussi chaudes. Ce travail terminé, tous avaient grand faim et ne voulaient pas attendre qu’elles se refroidissent. En les piquant avec de longues aiguilles de bois, ils se mirent à manger. Soudain, survint on ne sait d’où, un homme (Dieu sait qui il était), demandant à ce qu’on lui fit place. Comment ne pas donner à manger à un homme affamé ! On lui donne aussi une aiguille ; mais l’hôte engloutissait les galouchki comme une vache le foin. Avant que les autres aient avalé une galouchka et ne soient mis en mesure d’en prendre une seconde, le fond du plat était aussi net qu’une dalle d’église. La belle-mère le remplit de nouveau. Elle pensait qu’ayant déjà apaisé sa faim, l’inconnu procéderait moins vite. Pas du tout, il n’en dévora que plus fort et il vida le second plat. « Puisses-tu étouffer de ces galouchki ! pensa la belle-mère affamée. Lorsque tout à coup, il avala de travers ; il tomba. On s’empressa autour de lui. La vie n’y était plus ! il était étouffé.
— Il ne l’avait pas volé ! le maudit goulu !… exclama le bailli.
— Volé ou non ! depuis ce soir, ma belle-mère n’eut plus de repos. Aussitôt la nuit, le mort se dressait ; il s’asseyait à cheval sur la cheminée, le maudit, et tenait la galouchka entre ses dents. Pendant le jour tout allait bien ; aucune trace de lui ; mais aussitôt qu’il faisait sombre… regardez le toit ; il enfourche déjà le tuyau, ce fils de chien !…
— Et la galouchka entre ses dents ?
— La galouchka entre ses dents.
— Étrange ! compère ; j’ai entendu quelque chose d’approchant, moi aussi, à propos de la défunte…
Mais le bailli s’arrêta, on entendait vers la fenêtre du bruit et un piétinement de danseurs. D’abord, les légers sons de la bandoura auxquels vint s’ajouter une voix. La bandoura résonna plus fort ; plusieurs voix l’accompagnaient et la chanson éclata comme un
ouragan :
Amis, avez-vous entendu ?
Vos têtes ne sont donc pas solides !…
Chez le borgne bailli
Les douves de la tête se sont disjointes.
Tonnelier, ressoude lui la tête
Avec des cercles en acier.
Remets-lui, tonnelier, la tête,
À coups de fouet, à coup de fouet.
Notre bailli est grisonnant et borgne,
Vieux comme le diable et imbécile,
Despote et débauché.
Il se frotte aux filles, l’imbécile.
Et ça se mêle aux parobki !
Il faudrait te mettre dans la bière ;
T’arracher les moustaches et te bourrer de coups
Te tirer les cheveux, te tirer les cheveux.
— Une jolie chanson ! compère, dit le distillateur en inclinant la tête de côté et en se tournant vers le bailli pétrifié de tant d’audace, — très jolie ! le dommage est qu’elle parle du bailli dans des termes pas tout à fait convenables.
Et il apposa de nouveau ses mains sur la table, les yeux pleins d’un doux attendrissement en se disposant à écouter encore, car, sous la fenêtre, retentissaient des rires et les cris : Bis ! bis !
Cependant un œil attentif aurait découvert que ce n’était pas la stupeur qui retenait si longtemps le bailli sur place.
C’est ainsi qu’un vieux matou expérimenté laisse parfois courir autour de sa queue une souris sans expérience, tout en échafaudant un plan pour lui couper la retraite.
L’œil solitaire du bailli était encore fixé sur la fenêtre que déjà sa main, après avoir fait signe au dizainier, s’était emparée du loquet en bois de la porte… et, soudain, dans la rue, une rumeur s’éleva…
Le distillateur qui, à une foule d’autres qualités, joignait la curiosité, bourrant rapidement sa pipe, se précipita à son tour dehors, mais les espiègles étaient déjà dispersés.
— Non ! tu ne m’échapperas pas ! criait le bailli, en traînant par la main un individu enveloppé dans un touloupe noir retourné[14].
Profitant de la circonstance, le distillateur accourut regarder le visage de ce trouble-fête, mais il recula effrayé en apercevant une longue barbe et un museau entièrement peint.
— Non ! tu ne m’échapperas pas, criait le bailli en continuant à traîner dans le vestibule son prisonnier lequel, sans opposer la moindre résistance, le suivait docilement comme s’il entrait dans sa propre khata.
— Karpo, ouvre le cachot, dit le bailli au dizainier. Nous allons l’enfermer dans le cachot noir, puis nous réveillerons le scribe ; nous réunirons les dizainiers ; nous ferons une rafle de tous ses complices et, aujourd’hui même, nous règlerons leur compte.
Le dizainier fit résonner un petit cadenas et ouvrit le cachot.
À ce moment, le prisonnier, profitant de l’obscurité du vestibule, se dégagea de ses mains avec une force extraordinaire.
— Halte là ! exclama le bailli en le saisissant plus fortement au collet.
— Laisse donc ! c’est moi, fit entendre une voix aigrelette.
— Inutile ! inutile ! frère, tu auras beau piauler, non seulement comme un diable mais comme une baba, tu ne me donneras pas le change, — et il le poussa avec une telle violence dans le cachot sombre que le pauvre prisonnier gémit et roula par terre.
Le bailli, accompagné du dizainier, sortit de la maison et se rendit chez le scribe ; et derrière lui, suivait en fumant comme un bateau à vapeur le distillateur. Ils marchaient ainsi tous trois absorbés dans leurs pensées, la tête basse, lorsque tout à coup, au détour d’une ruelle obscure, ils poussèrent un cri unanime sous un coup violent qui venait de les atteindre au front. Un cri semblable leur répondit. Le bailli, en clignant de l’œil, aperçut avec stupeur devant lui le scribe et deux dizainiers.
— J’allais justement chez toi, maître scribe.
— Et moi, je me rendrais chez Ton Honneur, maître bailli.
— Quelles choses étranges il se passe, maître scribe !
— D’étranges choses ! maître bailli !
— Eh ! quoi donc !…
— La jeunesse est déchaînée ; elle court la rue en bande, mettant tout sens dessus dessous ; et elle célèbre Ton Honneur avec de telles paroles… qu’on a honte de les répéter : Un Moscovite même hésiterait à les prononcer de sa langue impure !
Tout cela fut dit par le scribe, efflanqué en pantalon à carreaux et en gilet couleur lie de vin, dont le cou s’allongeait et rentrait tout à tour.
— J’avais déjà fait un petit somme lorsqu’ils m’ont arraché de mon lit avec leur impudente chanson et leur tapage ; mon idée était de les corriger ; mais, avant de le faire, j’ai voulu passer pantalon et gilet, et ils avaient décampé. Le principal, cependant, ne m’a pas échappé. Il chante maintenant dans la cabane où l’on enferme les malfaiteurs. Je grillais de reconnaître l’oiseau, mais son museau est barbouillé de suie et noir comme celui d’un diable occupé à forger des clous pour les damnés.
— Et comment est-il vêtu ? maître scribe.
— D’un touloupe noir retourné, ce fils de chien, maître bailli.
— Ne mentirais-tu pas, maître scribe ? celui que tu prétends avoir arrêté est, en ce moment, enfermé chez moi au cachot.
— Non, maître bailli, c’est toi-même, cela soit dit sans te fâcher, qui te trompes.
Tout en parlant, les deux troupes réunies se dirigeaient vers la maison du bailli.
— Qu’on apporte de là lumière, nous allons voir.
La lumière fut apportée. On ouvrit la porte et le bailli poussa un « Ha ! » de stupeur en apercevant devant lui sa parente.
— Dis-moi un peu, fit-elle, n’as-tu pas perdu ce qui te reste d’esprit ? Avais-tu dans ta caboche à l’œil unique un brin de cervelle, lorsque tu m’as poussée dans le cachot ? Heureusement encore que je ne me suis pas heurtée la tête contre le banc de fer. Ne t’ai-je pas crié : « C’est moi ! » ce qui ne t’a pas empêché, maudit ours, de me saisir dans tes pattes de fer et de me pousser. Que les diables te poussent ainsi dans l’autre monde !…
Elle prononça les derniers mots de derrière la porte dans la rue où elle était appelée par quelque affaire particulière.
— Oui, je vois bien que c’est toi, dit le bailli en revenant à lui.
— Qu’en dis-tu, maître scribe, n’est-ce pas une canaille que ce maudit coquin ?
— Une vraie canaille, maître bailli !
— N’est-il pas temps de donner une leçon à tous ces vauriens et de leur apprendre à ne se mêler que de ce qui les regarde ?
— Il y a beau temps, maître bailli.
— Ces imbéciles qui se sont mis… que diable ! il me semble entendre dans la rue les cris de ma parente… Ces imbéciles qui se sont mis dans la tête que je suis leur égal ; ils me prennent pour un autre, un simple Cosaque !
Une petite toux et un regard jeté en dessous autour de lui, donnaient à croire, que le bailli allait dire quelque chose d’important.
— En mille… (ces maudites dates, on aurait beau me tuer, impossible de me les rappeler) enfin, peu importe l’année, on donna l’ordre au commissaire d’alors, Ledatchy, de choisir parmi les Cosaques celui qui serait plus intelligent que les autres. Oh ! (ce oh ! le bailli le prononça en élevant le doigt), le plus intelligent pour accompagner la Czarine. Moi alors…
— Cela va sans dire ; tout le monde sait déjà, maître bailli, comment tu as mérité les faveurs de la Czarine. Avoue maintenant que c’est moi qui étais dans le vrai ; tu as menti quelque peu (littéralement, tu as pris un petit péché sur ton âme), en disant que tu avais arrêté le coquin en touloupe retourné.
— Quant à ce diable en touloupe retourné, il faut le charger de chaînes et le châtier exemplairement. Il faut qu’on sache ce que c’est que l’autorité. De qui donc le bailli tient-il son pouvoir, si ce n’est du Czar lui-même ? Nous nous occuperons après des autres… Je n’ai pas oublié comment ces satanés vauriens ont introduit dans mon potager toute une bande de cochons qui ont dévoré mes choux et mes concombres. Je n’ai pas oublié comment ces fils du diable ont refusé de battre mon blé ; je n’ai pas oublié… mais qu’ils aillent se faire pendre ! avant tout, il me faut absolument apprendre quelle est cette canaille en touloupe retourné. Nous n’avons plus maintenant qu’à aller reconnaître ton prisonnier… Et de nouveau la petite bande sortit de la maison.
— C’est certainement une fine mouche, dit le distillateur dont les joues au cours de toute cette conversation se chargeaient sans cesse de fumée comme un cœur de siège et dont les lèvres, abandonnant la courte pipe, jetèrent comme un torrent de feu ; — il ne serait pas mal de tenir un pareil homme, à tout hasard, à portée de la distillerie : ou encore de l’accrocher au sommet d’un chêne en guise d’encensoir.
Cette saillie ne sembla pas trop bête au distillateur qui, sans attendre l’approbation des autres, se décida aussitôt à se récompenser par un rire enroué.
On approchait en ce moment d’une petite maison presque tombée en ruines. La curiosité de notre petite troupe augmenta. Ils se pressèrent tous contre la porte. Le scribe prit la clef et la heurta contre la serrure ; mais c’était la clef de sa malle. L’impatience redoublait. Plongeant la main dans sa poche, le scribe se mit de nouveau à chercher et à jurer sans pouvoir rien trouver.
— Voilà ! voilà la clef ! dit-il enfin en se baissant et en tirant la vraie clef des profondeurs de sa large poche dont était muni son pantalon à carreaux.
À ces mots, les cœurs de nos héros semblaient se confondre en un seul, et cet énorme cœur se mit à battre si fortement que ses battements inégaux n’étaient pas même recouverts par le bruit du cadenas. La porte s’ouvrit… et le bailli devint pâle comme un linge, le distillateur ressentit un froid et ses cheveux semblaient vouloir s’envoler au ciel. La terreur se peignit sur le visage du scribe. Les dizainiers restaient cloués sur place et n’étaient pas en mesure de fermer leurs bouches ouvertes par une commune épouvante : ils avaient devant eux la Parente !
Non moins stupéfaite, elle revint cependant quelque peu à elle et fit un mouvement pour s’approcher d’eux.
— Halte ! hurla d’une voix sauvage le bailli et il referma la porte sur elle ; mes amis, c’est Satan ! continua-t-il, du feu ! vite, du feu ! Peu importe que ce soit un bâtiment du trésor ! Flambez-le ! Flambez-le !
La parente, entendant la terrible sentence, criait terrifiée derrière la porte.
— Que faites-vous ! frères, dit le distillateur. Eh quoi ! vos cheveux sont déjà presque couleur de neige et vous avez encore assez peu d’esprit pour ignorer que les sorciers ne peuvent être brûlés par le simple feu ? Ce n’est que le feu de la pipe qui peut rôtir le malin. Attendez, je vais y mettre ordre tout de suite. »
Cela dit, il versa la cendre allumée de sa pipe sur de la paille et souffla dessus pour activer la flamme. Le désespoir donna alors du courage à la pauvre parente ; elle mit toute sa voix à les supplier et à les convaincre :
— Attendez, frères : pourquoi vous charger inutilement d’un péché !
— Peut-être, n’est-ce pas Satan, dit le scribe. Si elle, — c’est-à-dire ce qui est enfermé là-dedans — consent à faire un signe de croix, ce sera une preuve certaine que ce n’est pas le Malin.
L’idée fut approuvée.
— Arrière, Satan ![15] continua le scribe en appliquant sa bouche à la fente de la porte, — si tu ne bouges pas de place nous ouvrirons la porte.
La porte s’ouvrit.
— Fais un signe de croix, dit le bailli en regardant autour de lui comme s’il cherchait un refuge en cas de danger.
La parente se signa.
— Que Diable ! c’est bien la parente !
— Quelle puissance infernale t’a traînée, commère, dans cette prison ?
Et la parente en sanglotant, raconta comment les jeunes gens l’avaient saisie dans la rue, et, malgré sa résistance, l’avaient fait passer à travers la large fenêtre de la cabane en refermant sur elle le contrevent.
Le scribe examina la fenêtre et constata, en effet, que les gonds étaient arrachés et que le contrevent avait été refermé de dehors à l’aide d’une barre de bois.
— C’est bon ! borgne du diable ! s’écria-t-elle, en marchant sur le bailli qui se rejeta en arrière en continuant à l’observer de l’œil qui lui restait, je connais le fond de ta pensée ; tu étais bien aise de profiter de l’occasion pour te débarrasser de moi, de façon à être plus libre pour courir les filles et n’avoir plus personne qui puisse voir un grand-père aux cheveux gris, faire bêtement le galant ! Je sais tout, va ! ce n’est pas à moi qu’on donne le change, surtout une caboche comme la tienne. Je peux supporter longtemps, mais gare la fin !…
Et ce disant, elle lui montra le poing et s’éloigna rapidement en laissant le bailli comme pétrifié !
« Non vraiment ! c’est bien le diable qui est là-dessous ! » pensa-t-il en se grattant rageusement la nuque.
— Nous le tenons ! s’écrièrent les dizainiers qui entrèrent en ce moment.
— Qui tenez-vous ? demanda le bailli.
— Le diable en touloupe retourné.
— Amenez-le, s’écria le bailli, en saisissant le prisonnier par la main. — Êtes-vous fous ? mais c’est l’ivrogne Kalenik !
— Pas possible ! c’est nous-mêmes qui l’avons empoigné, maître bailli, répondirent les dizainiers. Les satanés gars nous ont entourés dans la ruelle ; ils se sont mis à danser en s’accrochant à nos vêtements, à nous tirer la langue et à nous arracher les mains !… Que le diable les emporte !… Et comment, au lieu et place de l’un d’eux, a-t-on substitué ce corbeau ?… Dieu le sait…
— En mon nom et au nom de tout le mir que je représente, ordre est donné, dit le bailli, de saisir immédiatement le brigand et, de la même façon, tous ceux qui seront trouvés dans la rue. Et qu’on me les amène pour le châtiment.
— Par grâce ! maître bailli, s’écrièrent quelques-uns en s’inclinant jusqu’à terre, si tu voyais ces museaux ! Que Dieu nous tue, si depuis notre naissance, et depuis que nous avons été baptisés, nous avons jamais rencontré des masques aussi épouvantables ! Un accident est vite arrivé, maître bailli ! On peut s’effrayer quelquefois à tel point qu’aucun honnête homme ni aucune honnête femme en puissent guérir.
— Je vous guérirai de ces frayeurs ! Eh quoi ! vous refusez d’obéir ? Vous êtes peut-être d’accord avec eux ? vous vous mutineriez ? qu’est-ce donc ? mais qu’est-ce donc ?… Vous encouragez le désordre ?… vous… Je ferai mon rapport au commissaire, vite, entendez-vous,… plus vite… courage… volez comme une flèche. Pour que vous me…
Tous s’enfuirent.
CHAPITRE V
LA NOYÉE
Sans s’inquiéter de rien, sans plus de souci de ceux qui étaient envoyés à sa poursuite, l’auteur responsable de tout ce tapage s’acheminait lentement vers la vieille maison de l’étang. Inutile, n’est-ce pas, de dire que c’était Levko. Son touloupe noir était déboutonné, il tenait à la main son bonnet ; la sueur ruisselait de son front.
Majestueuse et morne, la forêt d’érables présentait à la lune ses masses noires. Immobile, l’étang soufflait sa fraîcheur sur le passant fatigué et l’obligeait à s’asseoir sur le bord. Tout était calme, dans le profond fourré on n’entendait que les roulades du rossignol. Un sommeil irrésistible ne tarda pas à fermer ses paupières. Ses membres fatigués se laissaient aller à l’assoupissement, sa tête s’inclinait.
— Non ! je serais capable de m’endormir, dit-il, en se redressant sur ses jambes et en se frottant les yeux.
Il regarda autour de lui. La nuit lui semblait encore plus féerique. Une lueur étrange et délicieuse s’ajoutait à l’éclat de la lune. Jamais il n’avait assisté à pareil spectacle. Une brume argentée descendait partout autour de lui. Le parfum des pommiers fleuris et des fleurs nocturnes inondait la terre. Stupéfait, il contemplait les eaux immobiles de l’étang. La vieille maison seigneuriale renversée dans ce miroir mouvant y apparaissait sereine et dans une éclatante majesté. Au lieu des volets sombres, étaient ouvertes comme des yeux les vitres joyeuses des fenêtres et des portes ; à travers leur limpidité s’entrevoyait la dorure.
Et voilà qu’il lui semble voir s’ouvrir une fenêtre.
En retenant son souffle, mais sans trembler et sans quitter des yeux l’étang, il se sent transporté dans sa profondeur et voit :
Un bras blanc apparaît d’abord à la fenêtre, bientôt suivi d’une charmante petite tête aux yeux clairs luisant doucement à travers des flots de cheveux d’un blond sombre.
Elle s’accoude ; et il voit… elle secoue légèrement la tête, elle agite ses mains ; elle sourit… son cœur tressaille soudain… l’eau tremble et la fenêtre se referme.
Il s’éloigna doucement de l’étang et observa la maison : les volets mornes étaient ouverts ; les vitres étincelaient aux rayons de la lune.
« Voilà comment il faut ajouter foi aux racontars des gens, pensa-t-il. La maison est toute neuve : les couleurs sont aussi vives que si elle était peinte d’hier. Elle est habitée. »
Et, silencieux, il se rapprocha.
Mais, dans la maison, tout était calme.
Les chants éclatants des rossignols se répondaient avec force et sonorité ; et, quand ils semblaient expirer dans la langueur et l’abandon, on entendait le frôlement et le crépitement des grillons ou le gloussement de l’oiseau des marais frappant de son bec poli le large miroir des eaux. Une paix douce et une joie débordante s’emparèrent du cœur de Levko.
Il accorda sa bandoura et chanta en s’accompagnant :
Ô lune, petite lune !
Et toi, aube blanche !
Projetez votre lumière là
Où est la belle fille.
La fenêtre s’ouvrit et la même tête mignonne, dont il avait vu l’image dans l’étang, regarda en écoutant attentivement la chanson. De longs cils voilaient à demi le regard ; elle était toute pâle comme un linge, comme la lueur de la lune. Mais qu’elle était merveilleuse ! qu’elle était belle !
Elle se mit à rire.
Levko tressaillit.
— Chante-moi quelque chose, jeune Cosaque ! — dit-elle en penchant la tête de côté et en baissant complètement ses longs cils.
— Quelle chanson faut-il te chanter ? ma radieuse enfant.
Des larmes coulèrent doucement sur le visage de la jeune fille.
— Parobok, dit-elle, — et quelque chose d’un touchant inexprimable résonnait dans ses paroles, — Parobok, trouve-moi ma marâtre, Je ne te refuserai rien ; je te récompenserai ; je te récompenserai largement et richement. J’ai des manchettes de soie brodées ; j’ai du corail, des colliers. Je te ferai cadeau d’une ceinture ornée de brillants. J’ai de l’or… Parobok, trouve-moi ma marâtre. C’est une terrible sorcière ; je n’ai pas eu de repos sur la terre à cause d’elle. Elle me torturait ; elle me forçait à travailler comme une simple moujitchka. Regarde mon visage ! elle a terni la couleur de mes joues par ses sorcelleries impures. Regarde mon cou blanc, les bleus qu’y ont faits ses griffes de fer ne s’effacent plus, ne s’effaceront jamais. Regarde mes pieds blancs ; ils ont beaucoup marché, mais pas sur des tapis, sur le sable brûlant, sur la terre humide, sur les pierres, ils ont marché ! Et mes yeux ! regarde mes yeux : ils sont éteints sous les larmes. Trouve-la, Parobok, trouve la marâtre !
Sa voix, qui tout à coup s’était élevée, se tut. Des torrents de larmes coulèrent sur son visage pâle. Un sentiment pénible, plein de pitié et de tristesse, oppressa la poitrine du jeune homme.
— Je suis prêt à tout pour toi, ma belle, dit-il avec émotion, mais comment ? où la trouver ?
— Regarde, regarde, fit-elle vivement, elle est ici ; elle passe sur la rive mêlée à mes jeunes filles ; elle se chauffe aux rayons de la lune ; mais elle est malicieuse et rusée. Elle s’est transformée en noyée ; mais je sais, je sens qu’elle est ici. Elle m’oppresse, elle m’étouffe. Je ne puis pas, à cause d’elle, nager librement et légèrement comme un oiseau. Je plonge et je tombe au fond comme une pierre. Trouve-la, Parobok.
Levko regarda vers la rive. Dans le brouillard argenté flottaient les jeunes filles, légères comme des ombres, en blanches chemises, comme une prairie semée de muguets. Des colliers de pièces d’or étincelaient à leur cou ; mais elles étaient pâles ; leurs corps étaient formés de nuages diaphanes et étaient comme traversés par les rayons d’argent de la lune. Leur ronde, en jouant, se rapprochait de lui ; il entendait leurs voix.
— Allons jouer au corbeau ! Jouons au corbeau ! — bruissent-elles comme les roseaux de la rive touchés à l’heure calme du crépuscule par les lèvres aériennes du vent.
— Et qui sera le corbeau ?
On tira au sort et une jeune fille sortit de la foule. Levko se mit à l’examiner. Son visage, ses vêtements ne la distinguaient pas des autres. On remarquait seulement qu’elle remplissait malgré elle ce rôle. La foule s’est dispersée pour échapper aux atteintes de l’ennemi rapace.
— Non ! je ne veux pas être le corbeau, dit la jeune fille épuisée, il me répugne d’enlever les poussins à leurs pauvres mères.
— Tu n’es pas la sorcière ! pensa Levko.
— Qui sera donc le corbeau ?
Les jeunes filles se réunirent de nouveau pour tirer au sort.
— C’est moi qui serai le corbeau ! fit l’une d’elles en s’avançant.
Levko se mit à l’examiner attentivement. Rapide et ardente, elle poursuivait la bande des jeunes filles et se jetait à droite et à gauche pour saisir sa victime. Levko, alors remarqua que son corps n’était pas aussi transparent que les autres. Il s’y voyait à l’intérieur quelque chose de noir. Tout à coup, un cri retentit : le corbeau se précipite sur une des noyées, la saisit et Levko croit apercevoir des griffes, tandis que sur son visage éclatait une joie méchante.
— La sorcière ! cria-t-il, en la désignant brusquement du doigt et en se tournant vers la maison.
La jeune fille eut un rire joyeux et les noyées entraînèrent au milieu des cris celle qui représentait le corbeau.
— Comment te récompenser, Parobok ? — Je sais que ce n’est pas de l’or qu’il te faut. Tu aimes Hanna ; mais ton bourru de père t’empêche de l’épouser. Désormais il ne t’en empêchera pas. Prends ce billet et remets-le lui.
La petite main blanche s’allongea ; le visage s’éclaira et brilla d’un merveilleux éclat. Avec un frémissement indéfinissable et un battement de son cœur anxieux, Levko saisit le billet et…… se réveilla.
CHAPITRE VI
LE RÉVEIL
— Dormai-je donc ? se dit Levko en se levant. Tout était pourtant si réel, si vivant !… c’est étrange ! étrange ! répéta-t-il en regardant autour de lui.
La lune, qui était rayonnante au-dessus de sa tête, indiquait minuit. Partout le silence. Un froid montait de l’étang, aux bords duquel se dressait tristement la vieille maison aux volets clos. La mousse et l’herbe sauvage témoignaient de son long abandon. Il détendit alors sa main qui s’était crispée pendant son sommeil et jeta un cri de surprise en y découvrant le billet.
— Oh ! si je savais lire ! pensa-t-il en le tournant en tous sens. À ce moment, il entendit du bruit derrière lui.
— Courage ! empoignez-le ! Pourquoi craindre ? nous sommes dix, et c’est un homme et non un diable !
Ainsi criait le bailli à ses compagnons.
Et Levko se sentit appréhendé par plusieurs mains dont quelques-unes tremblaient de peur.
— Ôte donc, ami, ton masque effrayant ; c’est assez se moquer du monde, dit le bailli en le prenant au collet, et s’arrêtant stupéfait après avoir fixé sur lui son œil unique. « Levko ! mon fils ! » continua-t-il en se rejetant en arrière d’étonnement et en laissant tomber ses bras. — C’est toi, fils de chien ! — voyez-vous cette satanée engeance ! moi qui me disais : Quelle est donc cette canaille, ce diable de touloupe retourné qui fait toutes ces farces ? Et il se trouve que c’est toi ! — puisse ton père, en avaler sa soupe de travers. Toi qui t’avises de mettre la rue sens dessus dessous et de fabriquer des chansons !… Hé ! hé ! hé ! Levko ! qu’est-ce qui t’a pris ? Il paraît que le dos te démangeait. Liez-le !
— Attends, père ; on m’a ordonné de te remettre ce billet, fit Levko.
— Il n’y a pas de billet qui tienne, mon pigeon. Liez-le.
— Arrête, maître bailli, interrompit le scribe, en dépliant le papier, c’est l’écriture du commissaire !
— Du commissaire ?
— Du commissaire ? répétaient machinalement les dizainiers.
« Du commissaire ! c’est étrange ! c’est à n’y plus rien comprendre du tout », pensa Levko.
— Lis ! lis ! dit le bailli, que peut-il bien écrire, le commissaire ?
— Écoutons ce qu’écrit le commissaire, fit le distillateur en tenant sa pipe entre les dents et en battant le briquet.
Le scribe toussota et lut :
« Ordre au bailli Yevtoukh Makogonenko.
» Il est arrivé à notre connaissance que toi, vieil imbécile, au lieu de faire rentrer les impôts arriérés et de veiller à l’ordre dans le village, tu perds la tête et commets toute espèce de sottises. »
— Mais pardon ! je n’entends rien.
Le scribe recommença :
« Ordre au bailli Yevtoukh Makogonenko.
» Il est arrivé à notre connaissance que toi, vieil imbé…
— Assez, assez ! — c’est inutile ! — s’écria le bailli. Quoi que je n’aie rien entendu, je sais cependant que tout cela n’est qu’un préambule. Lis plus loin.
« En conséquence, je t’ordonne de marier tout de suite ton fils Levko avec la Cosaque de votre village Hanna Petrytchenko et, aussi, de faire réparer les ponts sur la grand’route et de ne pas livrer les chevaux de réquisition, sans m’en avoir référé, à ces messieurs de la justice, même s’ils venaient directement du palais. Et, si à mon arrivée, je ne trouve pas cet ordre exécuté, c’est à toi seul que je m’en prendrai. — Signé : le commissaire, lieutenant en retraite, Kozma Derkatch-Drichpanovski. »
— Voilà, dit le bailli, la bouche grande ouverte ; entendez-vous ! entendez-vous ! Toutes ces mesures, c’est le bailli qui en répondra. Donc, qu’on m’obéisse ! qu’on m’obéisse sans mot dire ! sinon, gare… Quant à toi, continua-t-il en s’adressant à Levko, quoiqu’il me paraisse étrange que la chose soit arrivée jusqu’à lui, — je te marie. Seulement, tu goûteras tout d’abord du knout ; tu sais, celui qui est suspendu chez moi au mur près des ikônes. Tu l’étrenneras demain. Où as-tu pris ce billet ?
Levko, malgré la stupeur qu’il éprouvait de la tournure prise par son affaire, eut le bon sens de rouler dans sa tête une autre réponse et de cacher la véritable origine du billet.
— J’étais sorti hier soir, je m’étais rendu en ville et j’ai rencontré le commissaire qui descendait de voiture. En apprenant que je suis de ce village, il me remit ce billet et m’ordonna de t’apprendre de vive voix, père, qu’à son retour, il viendra dîner chez nous.
— Il te l’a dit ?
— Il me l’a dit.
— Entendez-vous ? dit le bailli avec importance en s’adressant à ses compagnons. Le commissaire, en personne, viendra chez nous, c’est-à-dire, chez moi, dîner ! Oh !… et le bailli éleva son index et inclina la tête comme quelqu’un qui écoute le commissaire ! — Entendez-vous, le commissaire viendra chez moi ! Qu’en penses-tu, maître scribe ? et toi, compère ? Ce n’est pas un petit honneur, n’est-ce pas ?
— Autant que je me souviens, surenchérit le scribe, jamais bailli ne reçut à dîner un commissaire.
— Il y a bailli et bailli — fit le bailli en se rengorgeant ; sa bouche se contracta et quelque chose comme un rire pénible et enroué, ressemblant plutôt à un grondement lointain de tonnerre, retentit sur ses lèvres. — Qu’en penses-tu ? maître scribe, il faudrait pour un pareil hôte donner ordre que, de chaque khata, on apporte au moins un jeune poulet, et puis de la toile et quelque chose encore… Hein !…
— Il faudrait, il faudrait, maître bailli.
— Et à quand la noce, père ? demanda Levko.
— La noce ! Je t’en donnerai de la noce… Mais, en l’honneur d’un hôte de cette importance, demain le pope vous mariera. Allez au diable !… que le commissaire voie ce que c’est que l’exactitude ! Et maintenant, enfants, allons dormir… rentrez chez vous, l’événement de cette nuit me rappelle le temps où je…
À ces mots, le bailli lança le regard en dessous que l’on sait, important et significatif.
— Allons ! maintenant le bailli va raconter comment il a escorté la Czarine, dit Levko, et, à pas rapides, tout joyeux, il se hâta vers la khata aux cerisiers nains que nous connaissons.
— Que Dieu te donne le royaume des Cieux ! bonne et belle demoiselle, pensait-il. Que tout te sourie éternellement dans l’autre monde parmi les saints anges ! Je ne rapporterai à personne l’intervention miraculeuse qui s’est produite cette nuit. À toi seule, Halia ! je le dirai. Toi seule tu y ajouteras foi et tu prieras pour le repos de l’âme de la malheureuse noyée.
Il s’approcha de la khata. La fenêtre était ouverte. Les rayons de la lune l’inondaient et éclairaient Hanna endormie. Sa tête était appuyée sur sa main ; ses joues étaient animées d’une douce rougeur ; ses lèvres s’agitaient en murmurant le nom de Levko.
— Dors, ma toute belle ! rêve à ce qu’il y a de meilleur dans le monde ; tout cela ne vaudra pas notre réveil !
Et, après avoir tracé dans l’air un signe de croix, il ferma la fenêtre et s’éloigna sans bruit.
Quelques instants plus tard, tout était endormi dans le village. Seule la lune flottait aussi éclatante et aussi merveilleuse dans le désert immense du splendide ciel d’Ukraine. La même solennité planait sur les hauteurs et la nuit, la nuit divine, s’éteignait majestueusement. La terre n’était pas moins belle dans la splendeur de la lumière argentée ; mais personne pour admirer ! Tout était plongé dans le sommeil. À de rares intervalles, seulement, le silence était rompu par l’aboiement des chiens et, longtemps encore, l’ivrogne Kalenik erra par les rues en cherchant sa khata.
- ↑ Littéralement la tête.
- ↑ L’izba russe, la chaumière.
- ↑ Diminutif de Hanna.
- ↑ Cafetan.
- ↑ Autre diminutif de Hanna.
- ↑ Commandant une sotnia, une compagnie de cent cosaques.
- ↑ Femme de moujik.
- ↑ Danse nationale de l’Ukraine.
- ↑ Assemblée des chefs de famille de la commune.
- ↑ Les Ukraniens portent des chemises comme des blouses en guise de vêtement.
- ↑ Seigneur, propriétaire rural.
- ↑ Fête de l’Église russe. Intercession de la Vierge qui a lieu le premier octobre, et est devenue pour les moujiks une date courante comme la Saint-Jean, la Toussaint, etc.
- ↑ Pelisse en peau de mouton.
- ↑ Pelisse de peau de mouton dont la laine se trouve à l’intérieur.
- ↑ Le vade rétro, formule de l’exorcisme.