Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre XI

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XI.

DERNIERS TRAVAUX DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE, ET DISCUSSION ACADÉMIQUE DE 1830.
I. Caractère et but des travaux de Geoffroy Saint-Hilaire depuis la fin de 1828. — Défense de sa doctrine. — II. Discussion académique de 1830 entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ; son origine ; sa nécessité ; ses résultats. — III. Événements de juillet 1830 : l’Archevêque de Paris réfugié chez Geoffroy Saint-Hilaire. — IV. Reprise de la discussion sous une autre forme. — Dernière leçon et mort de Cuvier. — Dernier écrit et mort de Gœthe. — V. Nouveau débat scientifique, et derniers travaux d’observation.
(1828 — 1840).

I.

Trente-cinq années de travaux avaient conduit Geoffroy Saint-Hilaire au but qu’il s’était proposé. Créateur de la Théorie des analogues, fondateur de la tératologie, il venait encore de se faire le réformateur de la zoologie, et son œuvre était complète, dans son esprit du moins, à la fin de 1828.

Le verrons-nous maintenant diriger ses recherches vers des questions plus grandes encore ? Mais quelles plus grandes questions étaient alors accessibles ? Lesquelles même le seraient aujourd’hui ? Quand on arrive au bout de la carrière, il faut bien renoncer à porter au delà sa course.

Va-t-il donc s’arrêter, et, comme l’athlète après la lutte, se reposer dans sa victoire ? Il en avait le droit, sans doute : mais du repos ! en est-il pour les inventeurs ? À peine Geoffroy Saint-Hilaire a-t-il touché le but, qu’il revient sur ses pas : il a créé ses théories ; il va les revoir, les compléter, les défendre. De là une nouvelle série de travaux, qui commence au moment même où s’achève l’autre : la fin de l’année 1828 est le point de partage entre toutes deux.

Et ici, bien que la pensée qui l’inspire soit au fond la même (car achever de prouver, c’est achever de découvrir), nous allons voir Geoffroy Saint-Hilaire procéder tout autrement. Nous l’avons montré jusqu’à ce jour, depuis 1817 surtout, s’attachant, avec une persévérance que lui-même qualifie d’opiniâtre, à la même question, et ne la quittant, après de longues méditations, que pour passer à une autre, unie avec elle par les connexions les plus intimes. Maintenant les sujets les plus divers vont l’occuper à de courts intervalles. Il se montrera tour à tour anatomiste, zoologiste, tératologue, physiologiste, naturaliste, philosophe, historien de la science. Les ouvrages, en apparence les plus étrangers les uns aux autres, se succéderont, sans qu’au premier aspect, on aperçoive entre eux d’autre rapprochement possible que celui de leurs dates. Après les Principes de philosophie zoologique, résumé de la célèbre discussion académique de 1830, viendront, en 1831, les Recherches sur les grands Sauriens fossiles, elles-mêmes suivies, en 1834, des Fragments sur les glandes mammaires des Cétacés, et, en 1835, des Études progressives, recueil de mémoires sur la philosophie naturelle, la paléontologie, l’anatomie et la physiologie comparées. Enfin deux livres, bien différents entre eux, viendront clore, en 1838, la longue liste des ouvrages de Geoffroy Saint-Hilaire[1], les Notions de philosophie naturelle, et les Fragments biographiques ; l’un, tendant à élever au plus haut degré d’universalité, et à placer au nombre des lois de la physique générale le Principe de l’affinité ou de l’attraction de soi pour soi[2], si incontestablement vrai et si important en physiologie ; l’autre, à la fois historique et philosophique, où des articles biographiques sur Lacépède, Lamarck, Cuvier, Latreille, font suite à des notices étendues et pleines d’intérêt, sur la vie et les doctrines de Buffon et de Daubenton[3]. Il était digne de celui qui avait commencé sa carrière par se dévouer pour ses maîtres, de la finir en honorant leur mémoire.

Où est le lien logique de tous ces travaux ? Ou plutôt, un lien logique peut-il exister entre eux ? Ne semble-t-il pas que le même savant que nous avions vu, durant tant d’années, s’avancer invariablement vers le même but ; que celui qui se plaisait à se comparer à l’homo unius libri de Saint-Augustin, parcoure maintenant au hasard le champ tout entier de la science ? La réponse est implicitement contenue dans ce qui précède, et il est facile de voir que Geoffroy Saint-Hilaire, ici encore, est parfaitement conséquent avec lui-même. L’unité, la fixité de direction était indispensable tant qu’il s’agissait de créer ; l’auteur a donc pu, il a dû ne suivre que sa propre pensée, délaissant les difficultés secondaires pour les difficultés fondamentales, n’écoutant les objections que pour s’en éclairer, et non pour y répondre. Mais, le but une fois atteint, il faut bien dévier de cette ligne droite, jusqu’alors constamment suivie ; il faut se porter partout où il y a des lacunes à remplir, des obstacles à vaincre, des explications à donner, des objections à lever, des rectifications à faire. Voilà l’œuvre, secondaire sans doute, mais indispensable, que Geoffroy Saint-Hilaire va poursuivre à partir de 1828, et ici la variété des recherches ne devient pas moins nécessaire que l’avait été d’abord l’unité de direction.

Et non-seulement nous nous expliquons ainsi le caractère si différent des recherches de Geoffroy Saint-Hilaire, avant et après 1828 ; mais, si de l’analyse scientifique nous revenons à la biographie, nous devons nous attendre à trouver entre la période qui vient de se terminer et celle qui commence, une différence corrélative à celle des travaux exécutés dans le cours de l’une et de l’autre. Elle existe en effet, et elle est même des plus marquées. Depuis le moment où, la restauration accomplie, Geoffroy Saint-Hilaire rentre dans son cabinet, où le citoyen fait place au naturaliste, ses jours s’écoulent aussi calmes qu’ils étaient naguère agités ; il ne connaît d’autres luttes[4] que celles de sa pensée contre les difficultés de la découverte ; il ne sort de sa retraite que pour porter devant l’Académie et dans sa chaire le fruit de ses pacifiques conquêtes. Quel changement après 1828 ! À une vie presque contemplative, il fait succéder une vie toute d’action et de mouvement. Il semble qu’un reflet de ses jeunes années s’étende sur cette époque déjà si voisine de la vieillesse : même dévouement, quand il a, en 1830, pour la seizième fois, le bonheur de sauver un de ses semblables ; même ardeur, lorsque, de 1830 à 1837, il explore, dans cinq voyages successifs, les richesses paléontologiques de diverses parties de la France[5] ; et, surtout, même énergie, lorsqu’il défend, seul d’abord contre tous, sa théorie naissante devant un public qui, de longtemps, ne peut même le comprendre. Félicitons le savant, mais plaignons l’homme d’oser, en 1828 et 1830, relever le gant que lui jetait, dès 1825, un illustre adversaire ! Combien de fois il comptera les années par les souffrances nouvelles qu’elles lui apporteront ! Car, dans ces discussions ardentes qu’il va soutenir contre d’anciens amis, contre des collègues, si son intelligence doit briller d’un nouvel éclat, son cœur sera souvent déchiré. Et quand le triomphe de ses doctrines sera assuré, quand il en aura la douce conviction, les blessures de son âme lui arracheront encore ce cri : « La couronne du novateur a toujours été, comme celle du Christ, une couronne d’épines[6] !  »

II.

Cette lutte qui agita si douloureusement sa vieillesse, et peut-être abrégea sa vie, Geoffroy Saint-Hilaire ne regretta jamais de s’y être engagé : car elle était nécessaire.

Pourquoi la Métamorphose des plantes, composée en 1790, dut-elle attendre des lecteurs jusqu’en 1815 ? Pourquoi cet essai plein de génie d’un grand poëte qui fut aussi un grand naturaliste, exerça-t-il une si faible influence sur la marche de la science ? Pourquoi les botanistes ne surent-ils comprendre Gœthe, que lorsqu’ils l’eurent rejoint pas à pas sur les hauteurs où il s’était élancé de plein saut ? C’est qu’il avait laissé à d’autres le soin de développer et de défendre ses vues nouvelles : et qui pouvait le faire, si ce n’était lui-même ? Celui qui avait écrit Gœtz et Werther, écrivit Hermann et Faust, et la Métamorphose resta oubliée.

Pourquoi, au contraire, la Théorie des analogues a-t-elle pris si promptement sa place dans la science ? C’est que Geoffroy Saint-Hilaire eut un avantage, et nous ne saurions nous servir d’un autre terme, dont Gœthe avait été privé : celui de voir ses vues, à peine publiées, attaquées avec force par le plus illustre naturaliste de son époque.

On n’émet pas des idées vraiment neuves, on ne reprend pas les questions fondamentales d’une science pour les résoudre contrairement aux opinions régnantes, sans soulever contre soi une vive opposition. Tant que la médiocrité s’était seule adressée à lui, Geoffroy Saint-Hilaire avait continué sa marche, laissant le champ libre à ses adversaires, ou, tout au plus, leur jetant en passant quelques paroles de réplique ; car, selon sa propre expression, il se devait à d’autres soins[7]. Aux objections contre le fond même de sa doctrine, il n’avait donc répondu qu’en lui donnant chaque jour plus d’extension ; aux objections prétendues philosophiques et théologiques de quelques écrivains qui ne comprenaient pas même la question[8], en les renvoyant à des livres dont eux surtout ne pouvaient récuser l’autorité[9]. Et quand on en était venu, selon l’invariable logique des ennemis du progrès dans tous les temps[10], à lui dire : Si votre théorie est vraie, du moins, elle n’est pas nouvelle ; elle est grecque ; ou si elle n’est pas grecque, elle est allemande ! il s’était borné à rappeler en peu de mots le vrai caractère et la date de ses travaux ; et il avait passé outre.

Mais, quand en 1825, puis en 1828 et en 1830, il voit toutes ces mêmes objections qu’il avait laissées à terre, se dresser devant lui, fortes cette fois du nom de Cuvier[11], il sent que le moment est venu où une discussion approfondie va décider de l’avenir de sa doctrine et de ses travaux. Il s’y prépare, et à peine a-t-il complété sa doctrine dans sa pensée[12], qu’il en entreprend la défense. En 1828, il fait à Cuvier une première réponse dans le Discours préliminaire de son Cours sur les Mammifères, quelques mois après, une seconde dans son Fragment sur la nature. Ainsi s’ouvrent ces solennels débats qui devaient avoir, en 1830, l’Europe savante tout entière pour spectatrice, et Gœthe pour historien[13].

Sans prétendre les suivre dans toutes leurs phases, nous, pour qui raconter et non juger est un devoir impérieux, quand ce n’était chez Gœthe qu’une réserve pleine de modestie et de bon goût ; sans entrer surtout dans des détails rendus superflus par tout ce qui précède, essayons du moins de retracer dans leurs traits généraux ces mémorables débats, d’une si grande portée, dit l’illustre auteur de la Métamorphose, et tels que l’histoire des sciences n’en présentera peut-être jamais un second exemple.

Nous l’avons dit ailleurs : quand ils éclatèrent, en 1830, il y avait vingt-sept ans que les opinions nouvelles de Geoffroy Saint-Hilaire sur les classifications l’avaient séparé de Cuvier sur un point ; vingt-quatre qu’un autre élément de division, et celui-ci beaucoup plus grave, était intervenu entre ces deux collègues, ces deux amis, ces deux collaborateurs, qui, durant huit années, n’avaient eu qu’un cœur et qu’une pensée. Du jour où, en 1806, Geoffroy Saint-Hilaire entreprit de démontrer l’Unité de composition par sa méthode propre, par l’alliance de l’observation et du raisonnement ; du jour où il donna place à la synthèse à côté, disons mieux, au-dessus de l’analyse, le germe de tous les dissentiments futurs entre Cuvier et lui fut jeté dans la science ; mais, comme la jeune plante à son origine, il allait se développer obscurément, à l’insu de tous. Les deux collègues se croyaient encore en parfaite conformité de vues, que déjà leur scission était devenue inévitable dans l’avenir, et pour ainsi dire commençait virtuellement. L’un d’eux se faisant novateur, il fallait que l’autre se fît ou son disciple ou son adversaire. Disciple, Cuvier ne pouvait l’être de personne, et, par les tendances propres de son esprit, moins de Geoffroy Saint-Hilaire que de tout autre : il devint donc adversaire. Mais combien de temps s’écoula, avant que leur mésintelligence scientifique fût par eux nettement perçue ? Combien encore entre l’instant où elle le fut, et celui où une désunion, qu’ils eussent voulu d’abord ne pas s’avouer à eux-mêmes, fut portée devant le public ? Et dans la lutte de Cuvier contre ces nouvelles doctrines à la création desquelles il avait assisté et d’abord vivement applaudi, que de degrés successifs de l’assentiment incomplet au doute, du doute à la négation partielle, de celle-ci au rejet de l’ensemble de la Théorie des analogues, et de ce rejet absolu à une doctrine plus extrême encore : l’adoption exclusive de la méthode analytique, la condamnation des théories en général, et cette déclaration solennelle que la sagesse consiste pour le naturaliste à s’en tenir à l’exposé des faits[14]. On voit que, comparable au flot qui monte et ne s’arrête qu’après avoir touché le rivage, l’opposition de Cuvier aux vues de Geoffroy Saint-Hilaire ne s’arrêta que lorsqu’il ne fut plus possible d’aller plus loin.

Et il devait en être ainsi. Il fallait qu’ils en vinssent à résoudre en sens inverse les six grands problèmes de l’histoire naturelle ; d’une part, la préexistence des germes et l’Unité de composition organique ; de l’autre, la valeur des classifications, la fixité des espèces, les causes finales et la succession des êtres organisés à la surface du globe. Il le fallait ; car leur divergence remontait jusqu’au point de départ de la science, jusqu’aux premiers principes, jusqu’à la méthode. Et si eux-mêmes se fussent arrêtés en chemin, ils eussent légué à leurs disciples le devoir de rouvrir après eux le débat, et de le poursuivre jusqu’à ce que la scission des deux écoles fût devenue complète. Ce n’était donc ni par l’entraînement de la lutte, comme quelques-uns l’ont supposé, ni sous l’empire de circonstances qui ne furent jamais que des occasions ; c’était par des causes plus hautes et plus dignes, par les impérieuses nécessités de la logique, qu’une ancienne amitié se transformait en une opposition plus complète, plus irréconciliable d’année en année. Ce n’était pas un duel entre deux personnes, mais un conflit entre deux doctrines embrassant l’universalité des faits d’une science, et avant tout, entre deux méthodes radicalement différentes : le même, sous une autre forme et dans un autre ordre d’idées, qui a divisé, dans l’antiquité aussi bien que dans les temps modernes, tant d’esprits éminents, grandis par la lutte même de leurs doctrines.

Comment se fit-il que des dissentiments sur des questions si élevées et si belles assurément, mais, avant tout, si abstraites et si ardues, aient excité un si vif intérêt, non-seulement dans l’Académie et chez les savants, mais parmi tous les hommes éclairés ? On a signalé souvent cet admirable sentiment du public français, qui en fait si souvent le juste appréciateur de l’importance future d’un événement qui commence ou se prépare : jamais ce sentiment ne se montra d’une manière plus remarquable qu’au moment de la discussion de 1830[15]. C’est le 22 février qu’elle éclata devant l’Académie[16], et dans le Mémoire de Cuvier comme dans la réplique de Geoffroy Saint-Hilaire, l’Unité de composition organique fut seule attaquée et seule défendue. Eh bien ! dès les premiers jours de mars, quand les deux adversaires se tenaient encore renfermés dans le cercle, immense, il est vrai, de cette première question, le public l’avait franchi, et ce qu’ils allaient dire, il le disait déjà. Recherchez les journaux du temps, et dans ceux même qui jusqu’alors avaient le moins songé à entretenir leurs lecteurs des travaux de l’Académie, vous trouverez, sur cette mémorable discussion, non le jugement (qui pouvait alors se permettre de juger ?), mais les vives impressions de la foule qui en suivait avec une ardente curiosité les diverses péripéties. Tout ce que Gœthe devait écrire six mois plus tard, vous le lirez à l’avance, dans des articles improvisés le lendemain des séances de l’Académie, et qui, favorables les uns à Cuvier, d’autres à Geoffroy Saint-Hilaire, d’autres encore gardant entre eux la neutralité, s’accordent à voir, dans leur débat, la lutte elle-même de la synthèse contre l’analyse, celle de l’innovation contre la conservation lentement progressive de l’ordre établi : lutte, ajoute l’un des rédacteurs[17], où il s’agit au fond, et par delà tous les progrès d’une science particulière, d’une de ces révolutions qui comptent dans l’histoire de l’esprit humain.

Voilà les opinions qui se faisaient jour de toute part au mois de mars, et la sensation produite fut aussi profonde qu’elle avait été vive ; à tel point, selon une remarque de Gœthe, qu’à la veille même des événements qui allaient renverser un trône et changer la face de la France, on se préoccupait encore de cette pacifique révolution qui se préparait dans la région pure des idées.

Et cependant il y avait alors près de quatre mois que la discussion avait été close devant l’Académie. Elle l’avait été, non par la conciliation des adversaires, mais par une trêve reconnue nécessaire par tous deux. Le débat, dont la direction était surtout dans les mains de Cuvier (car il fallait bien que Geoffroy Saint-Hilaire se défendît où on l’attaquait), était bientôt devenu trop spécial pour être suivi plus longtemps avec intérêt par l’Académie, et assez animé pour qu’il y eût convenance, dans l’intérêt de la dignité de ce corps illustre, à ne pas le pousser plus loin. Geoffroy Saint-Hilaire le sentit le premier. Je serai grave, jamais habile, avait-il dit ; et après la troisième argumentation de Cuvier, il crut devoir répondre, non par une plaidoirie, mais par un livre. Ce livre est ce résumé des Principes de philosophie zoologique, qui, après avoir été si admirablement commenté par Gœthe en septembre 1830, eut l’insigne honneur d’occuper encore les derniers instants de la vie de ce grand homme[18].

Ainsi se termina, pour renaître bientôt sous une autre forme, la célèbre discussion de 1830 : elle avait duré six semaines, et que de résultats obtenus dans ce court espace de temps ! De là datent véritablement la promulgation, l’avénement, la propagation rapide de ces vues nouvelles que Geoffroy Saint-Hilaire avait cru si longtemps, qu’il croyait encore, en 1818, ne devoir être comprises qu’après lui. On sait que Kepler aussi, écrivant son Harmonique du monde, s’adressait surtout à des lecteurs posthumes. Erreur naturelle d’un inventeur qui, en se souvenant combien la vérité a été lente à se révéler à lui, oublie qu’une fois trouvée, un instant peut suffire pour déchirer le voile qui la couvre à tous les yeux. Voilà ce qui se passa en 1830 pour Geoffroy Saint-Hilaire. Bien des années lui avaient été nécessaires pour se démontrer à lui-même l’Unité de composition : ce fut assez de quelques semaines pour mettre en lumière les preuves qu’il avait rassemblées depuis un quart de siècle. Et c’est ainsi qu’une théorie, jusqu’alors délaissée par une partie des naturalistes eux-mêmes, se fit soudainement jour dans les esprits, et prit droit de cité dans la science.

Tel fut, pour Geoffroy Saint-Hilaire, l’immense résultat de la lutte de 1830. Qu’il ait confirmé, développé sur quelques points sa Théorie des analogues, ce n’est qu’un fait secondaire, et qui s’efface devant celui-ci : il l’a fait comprendre, et l’on s’est mis à l’étudier. Dans ce progrès, tous les autres étaient contenus, et le mouvement ne devait plus s’arrêter, même aux limites des sciences zoologiques. Mouvement si rapide, que peu d’années après, l’influence des vues de Geoffroy Saint-Hilaire devenait déjà sensible sur la médecine et sur la philosophie elle-même, et que dès 1844, l’illustre doyen de la Faculté des sciences de Paris pouvait prononcer[19], avec l’assentiment public, ces belles paroles, d’une si grande autorité dans sa bouche : « Cette Unité de composition, cette Unité de type, qui sert de base pour classer tous les faits de l’anatomie comparée, la science des végétaux s’en est emparée, et a su l’entourer des démonstrations les plus convaincantes. Elle pénètre maintenant dans les sciences chimiques, et y prépare peut-être une révolution dans les idées. »

Nous n’hésiterons donc pas à le dire : la discussion de 1830 n’est pas un de ces événements dont le souvenir s’efface avec la génération qui en a été le témoin : elle a sa place marquée dans les annales de l’esprit humain ; et la postérité en eût recueilli l’histoire, ne fût-elle pas signée du grand nom de Gœthe[20].

III.

Les Principes de philosophie zoologique ne furent achevés qu’en mai 1830 ; et en octobre, nous verrons déjà Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, en présence l’un de l’autre, plus profondément divisés que jamais. Ainsi quatre mois seulement de trêve au milieu de tels débats ! Encore fallut-il, pour qu’on ne les vît pas plus tôt se rallumer, le concours de circonstances que nous ne saurions omettre ; car nous n’écrivons pas l’histoire abstraite de la science, mais la biographie d’un savant.

Et avant tout, nous devons, par une courte explication, prévenir une fausse interprétation de quelques-unes de nos paroles. L’effet trop ordinaire d’un débat public et animé est de convertir peu à peu de simples dissidences d’opinion en irréconciliables inimitiés. Parfois aussi, mais bien rarement (nous en citerions toutefois plusieurs exemples) la conciliation naît du débat lui-même où le vaincu a su honorer sa défaite en la proclamant lui-même. La discussion académique de 1830 n’eut ni l’un ni l’autre de ces dénouements : Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire restèrent après elle, comme nous l’avons dit, adversaires scientifiques, chacun d’eux conservant et se tenant prêt à défendre de nouveau ses convictions ; mais aussi ils restèrent personnellement amis. Non plus, sans doute, comme dans ces jours de leur jeunesse, où tout leur était commun ; non plus liés de cette affection ardente, intime, fraternelle, qui veut la parfaite intelligence des esprits aussi bien que des cœurs, et dont un seul nuage détruit à jamais la pureté première ; mais de ce sérieux et solide attachement qui, ayant ses profondes racines à la fois dans l’estime réciproque et dans le culte des vieux souvenirs, survit à tous les dissentiments d’opinion, eussent-ils un moment dégénéré en lutte véhémente et passionnée.

Tels furent, l’un pour l’autre, les deux naturalistes à l’issue même de leur ardent débat ; et ils ne devaient avoir que trop tôt l’occasion de le prouver.

Cuvier le fit le premier, et dès ce même mois de mai où parut la Philosophie zoologique. Époque pleine, pour le savant, des plus vives satisfactions de l’esprit, mais d’affliction et d’amertume pour l’homme, pour le père ! Comme Cuvier deux ans auparavant, Geoffroy Saint-Hilaire se vit atteint dans ses plus chères affections ; lui aussi perdit une fille de vingt ans ! Nous ne dirons pas la douleur dont son âme aimante fut déchirée : mais combien il fut touché de voir accourir près de lui, l’un des premiers, son ancien ami, la veille encore son adversaire ! son ancien ami qui ne pouvait s’associer à un tel deuil sans rouvrir les blessures de son propre cœur, et envers lequel Geoffroy Saint-Hilaire crut, ce jour-là, contracter une dette, qui fut plus tard pieusement acquittée !

Heureux, Geoffroy Saint-Hilaire avait doublé son bonheur par le charme de l’étude : en elle, aussi, quand il ne le fut plus, il trouva ses premières consolations. Il en goûta d’autres bientôt, et non moins douces qu’inattendues, non moins dignes de celui qui a dit : Une bonne action vaut encore mieux qu’une découverte.

Ce fut quand éclata la Révolution de juillet. L’ancien membre de la Chambre des représentants ne pouvait qu’y applaudir : il vit en elle, ce sont ses propres expressions[21], le rétablissement de notre indépendance au dehors et de l’action jusque-là interrompue de nos libertés nationales. Mais plus il était sympathique à la révolution de 1830[22], plus il la voulait pure de tout excès, et surtout, lui dont on a dit qu’il brûlait du saint enthousiasme de l’humanité[23], plus il la voulait pure de tout excès sanglant. Voilà le double mobile qui, le 29 juillet, l’entraîna, lui inconnu à l’archevêque de Paris, à s’associer aux généreux efforts qui tentaient de le soustraire à la colère du peuple. Sauvé une première fois à Conflans, par le dévouement de son médecin, M. Gaillard, et maintenant caché à l’hôpital de la Pitié chez M. Serres, le prélat dont les traces avaient été suivies, se trouvait de nouveau en danger. Geoffroy Saint-Hilaire vint offrir, ou de le conduire déguisé chez un de ses amis d’Étampes, ou de le recevoir dans sa maison. « Comptez sur moi », disait-il à M. Serres, en des termes que leur simplicité toute familière ne rend que plus dignes d’être cités ; « passez-le moi, vous savez que je suis coutumier du fait. » Le 30, M. de Quélen hésitait encore ; mais, le 31, l’imminence du danger le décida : sous ses fenêtres mêmes, un groupe hostile s’était formé, et les paroles les plus menaçantes avaient été proférées. On ne pouvait plus songer à sortir de Paris ; mais, à la chute du jour, l’archevêque déguisé gagna la rue par une porte de derrière, parvint heureusement jusqu’à la demeure de Geoffroy Saint-Hilaire, et y pénétra, avec la presque-certitude de n’avoir pas été reconnu. Rien, en effet, ne le troubla dans cet asile, où, jusqu’au complet rétablissement de l’ordre, il vécut calme, résigné, et se plaisant dans cette consolante pensée, que, si l’infortune enlève des amis, elle en donne aussi quelquefois.

L’archevêque de Paris quitta le Jardin des plantes le 14 août. Date déjà mémorable pour Geoffroy Saint-Hilaire : c’est le 14 août qu’il courait, trente-huit ans auparavant, à la prison de l’abbé Haüy, porteur de l’ordre de délivrance. Heureux ceux dans la vie desquels on trouve à citer de telles éphémérides !

IV.

Au milieu de ces événements, Geoffroy Saint-Hilaire avait su trouver assez de temps et de calme d’esprit, pour qu’une époque qui devait laisser tant de traces dans ses souvenirs, en ait laissé quelques-unes aussi dans la science. Durant les jours eux-mêmes où s’accomplissait la révolution, un animal fort rare étant mort à la Ménagerie, il en fit aussitôt la dissection, et découvrit l’un des faits généraux, sur lesquels repose aujourd’hui l’explication des hermaphrodismes[24]. D’autres mémoires, tous tératologiques, avaient précédé ou suivirent de près celui-ci ; mais tous offrent le même caractère : ils sont peu étendus, et ce sont comme autant de rapides excursions dans le champ des anciens travaux de l’auteur. On sent que sa pensée a un autre but, et, pour ainsi dire, que sa vie est ailleurs. La science n’a en ce moment que les loisirs de Geoffroy Saint-Hilaire.

Mais, à peine libre de ses pieux devoirs, il lui revient tout entier ; et, après avoir été sur les lieux étudier les restes fossiles des Téléosaures et des Sténéosaures[25], il lit à l’Académie, le 4 et le 11 octobre, deux importants Mémoires sur ces antiques habitants de notre sol.

Par le seul fait de la publication de ces Mémoires, à la fois zoologiques, zootomiques et paléontologiques, la discussion non-seulement se trouvait rouverte, mais le cercle en était considérablement agrandi. À côté de la question des analogies des êtres venait se poser celle de leur variabilité et de leur apparition successive à la surface du globe.

Inévitable conséquence de cette diversité radicale de doctrines, qu’un premier débat venait de mettre en lumières : quelle question, vraiment grande, Geoffroy Saint-Hilaire pouvait-il maintenant aborder sans trouver dans Cuvier un adversaire secret ou avoué ? Ni l’auteur des Mémoires, ni l’Académie, ni le public, ne furent donc étonnés, lorsqu’ils entendirent annoncer une réplique que Cuvier se hâta, en effet, de rédiger, mais qui ne vit jamais le jour. L’empressement même qu’on avait mis à venir l’entendre, en priva l’Académie. En voyant une foule où les curieux se mêlaient en grand nombre aux auditeurs habituels des séances, Cuvier jugea convenable d’ajourner sa lecture.

Et non-seulement l’ajournement fut indéfini : mais depuis, la même prudence présida à tous les actes de Cuvier. Dans cet esprit de réserve qui en fit, à l’origine, l’un des adversaires de la publicité des séances de l’Académie[26], il crut devoir ne plus rouvrir le débat devant elle[27], et c’est dans sa chaire du Collége de France qu’il poursuivit désormais la réfutation des vues de Geoffroy Saint-Hilaire. On put remarquer que sur ce nouveau théâtre, son opposition, pour n’avoir plus de contradicteur possible, ne fut ni moins prononcée ni moins vive. Tous ceux qui ont eu le bonheur d’entendre Cuvier de 1830 à 1832 ; tous ceux aussi qui ont lu ses leçons, bientôt reproduites par la presse, savent combien l’illustre professeur se complaisait dans ses attaques, si habilement dirigées, non-seulement contre l’Unité de composition organique, mais contre toute conception générale ea histoire naturelle ; combien il aimait à rappeler cette multitude d’hypothèses et de systèmes, passant pour ainsi dire à la surface de la science, y jetant parfois un éclat passager, mais bientôt n’y laissant que des ruines, auxquelles chaque siècle vient ajouter les siennes.

Tandis que la discussion était portée par Cuvier sur un autre théâtre, elle l’était par Geoffroy Saint-Hilaire sur un autre terrain scientifique. Aucune objection vraiment nouvelle n’était produite contre la Théorie des analogues : était-il nécessaire de faire de nouvelles réponses ? Geoffroy Saint-Hilaire jugea plus utile de s’attacher à cette partie de sa doctrine qui, conçue la dernière, n’avait encore été ni développée, ni démontrée, ni même complétement exposée ; et c’est ainsi que de plus en plus, et par ce motif seul, il parut délaisser l’anatomie philosophique pour la zoologie générale et la paléontologie. De là, la direction nouvelle de ses travaux, et ces recherches sur les ossements fossiles, qui, de 1830 à 1837, le conduisent trois fois en Normandie, et deux fois dans l’Auvergne et le Bourbonnais.

Ainsi, après 1830, le fond et la forme de la discussion se sont également modifiés : les convictions sont les mêmes, mais, questions et arguments, moyens et but, tout a changé. Et même, est-ce à bon droit que nous nous servons du mot de discussion ? Y a-t-il combat, quand les adversaires se tiennent hors de portée ? Chose singulière : Cuvier attaque encore Geoffroy Saint-Hilaire où il ne se défend plus, et Geoffroy Saint-Hilaire reste sans adversaire sur le terrain même des premiers et des plus beaux triomphes de Cuvier !

Une nouvelle collision fût-elle enfin sortie de cette opposition si profondément sentie, si vivement exprimée ? Et un débat public sur la variabilité des êtres, devait-il un jour éclairer la question fondamentale de la zoologie, comme, en 1830, la question fondamentale de l’anatomie comparée, de cette lumière soudaine qui naît parfois du choc des opinions ! On pouvait le prévoir, on pouvait l’espérer ; et Gœthe ne semble reprendre la plume, en 1832, que pour l’annoncer au monde savant.

Cette collision, ce débat ne devait pourtant jamais avoir lieu. Le 8 mai 1832, Cuvier, dans sa chaire du Collége de France, venait d’exposer avec éclat ses vues sur l’ensemble de la science, et l’Unité de composition, sujet de la dernière partie de sa leçon, avait eu l’honneur de ses plus vives attaques. Ce fut là son testament scientifique. Cinq jours après, il avait cessé de vivre !

Comment ne pas faire ce rapprochement ! Il est trois hommes dont la discussion de 1830 a associé le nom dans le souvenir de tous les naturalistes : la même année, presque le même mois, enlève Gœthe et Cuvier, et l’Unité de composition, admise par l’un, niée par l’autre, a la dernière pensée de tous deux ! Les dernières paroles de Cuvier répondent aux dernières pages de Gœthe.

Et comment ne pas le remarquer aussi ! Celui qui, en 1794, prédisait à Cuvier le premier rang parmi les naturalistes de son époque, se retrouve, en 1832, proclamant sur sa tombe qu’il fut le maître à tous ; et celui qui avait osé, seul en Europe, lui résister et le combattre dans sa grandeur souveraine, devient le promoteur des honneurs rendus à sa mémoire[28].

V.

Novateur hardi, et l’un de ces hommes que n’arrêtent, quand il s’agit de penser, ni leur siècle, ni leurs habitudes, ni leurs relations[29], Geoffroy Saint-Hilaire devait lutter, et il devait souffrir. Il l’avait appris déjà ; il allait le savoir mieux encore ; entre Cuvier et lui, les souvenirs de leurs jeunes années, planant pour ainsi dire sur le débat, l’avaient contenu dans de justes limites, ou l’y avaient bientôt ramené. Sa grandeur même tendait aussi à en tempérer la vivacité, et d’ailleurs y eût-il reçu quelques blessures, Geoffroy Saint-Hilaire eût pu les trouver glorieuses dans une telle œuvre et de la main d’un tel adversaire.

Jusqu’ici sa vie avait donc été bien plutôt agitée qu’attristée par l’opposition de Cuvier à ses doctrines : à sa vieillesse étaient réservées l’amertume et la douleur.

Au moment où Cuvier avait été si soudainement enlevé à l’admiration publique, un fait, encore sans exemple peut-être, s’était produit, et ce fait était le plus magnifique hommage que pût recevoir la mémoire de notre immortel zoologiste : le mouvement de la science s’était ralenti tout à coup ; il avait presque paru, en France du moins, s’arrêter un instant. C’est que les naturalistes de toutes les écoles s’étaient sentis également atteints, les uns perdant le chef sous lequel ils étaient depuis si longtemps habitués à marcher, les autres, un adversaire dont l’opposition même, si utile autrefois au développement des théories nouvelles, était nécessaire encore à leur libre défense.

Pour Geoffroy Saint-Hilaire, en particulier, et à part même tous les regrets nés d’une ancienne amitié, il y avait, dans le deuil de la science et du pays, un malheur personnel dont les douloureuses conséquences devaient se dérouler pour lui dans l’avenir. Sur la tombe récemment fermée de Cuvier, il ne pouvait avoir, il n’eut qu’une pensée, celle d’honorer sa mémoire ; et c’est avec indignation qu’il repoussa, lorsqu’elle lui fut offerte, l’occasion de répondre aux vives attaques, contenues dans la leçon du 8 mai. Dans le même sentiment on le vit, au milieu de 1832, changer tout à coup de direction, renoncer à ses travaux d’anatomie philosophique qu’il venait de reprendre en 1831, et ajourner à une autre époque ces recherches paléontologiques, auxquelles, depuis 1830, il se livrait avec tant de prédilection et d’activité.

C’était s’interdire à la fois toutes les questions fondamentales de la science : à ce prix seulement, il pouvait éviter le terrain brûlant de la discussion de 1830. Il en revint alors à l’étude anatomique et physiologique des phénomènes de la reproduction et de la lactation chez les Marsupiaux, puis chez les Monotrèmes et même chez les Cétacés. Mais là un autre débat l’attendait ; débat qui même se renouvela à plusieurs reprises, et où il eut pour adversaire l’illustre successeur de Cuvier dans la chaire d’anatomie comparée du Muséum. Geoffroy Saint-Hilaire avait cru devoir reprendre la question dans ses racines mêmes, et il s’était demandé : Est-il certain que les glandes mammaires des Cétacés fournissent un véritable lait ? Est-il vrai que les jeunes de ces animaux puissent téter dans l’eau, eux que nous voyons si évidemment dépourvus des dispositions, à l’aide desquelles s’opère la succion du lait chez les autres Mammifères ? M. de Blainville n’eut point de peine à prouver que les Cétacés sont vraiment lactifères ; mais Geoffroy Saint-Hilaire montra que, chez eux, la mère peut projeter son lait dans la bouche du petit, impuissant à l’extraire lui-même ; et il mit ainsi dans tout son jour l’une des plus curieuses harmonies physiologiques que l’on ait découvertes dans ces dernières années.

La publication des Études progressives marque à la fois, en 1835, la fin de cette série de travaux et le commencement d’une autre, pleine à la fois de difficultés et de périls. Dans ce besoin d’unité, dans cette invincible tendance à la synthèse qui l’inspirait et presque l’entraînait, Geoffroy Saint-Hilaire avait, dès sa jeunesse, conçu la pensée de rattacher entre elles, par des liens intimes, ce qu’il appelait les deux espèces de physique, la physique générale et la physiologie. Cette pensée l’avait dirigé dans quelques expériences entreprises en Égypte ; on en retrouve la trace dans le premier volume de la Philosophie anatomique ; c’est elle encore qui, en 1835, le conduisit à rechercher dans le principe de l’Attraction de soi pour soi ou de l’Affinité des éléments similaires, l’une des lois, non plus seulement de l’organisation des êtres vivants, mais de la matière en général. Ainsi, après l’avoir autrefois heureusement importé de la tératologie[30] dans la physiologie, il tentait de l’étendre encore à la physique elle-même ; mais il le tentait dans sa vieillesse, quand sa vue, déjà fatiguée, lui rendait l’expérimentation impossible, et quand le temps allait lui manquer pour développer sa pensée. Il éprouva alors cette douleur intime, si bien peinte par Gœthe, de l’homme qui, ayant émis des idées qu’il croit utiles, les voit rester stériles pour la science, parce qu’elles restent incomprises. Douleur que presque tous les novateurs ont connue ; qu’il avait ressentie lui-même une première fois au début de ses recherches d’anatomie philosophique : mais alors, du moins, il avait devant lui un long avenir !

Et tandis qu’il éprouvait le regret de laisser incomplets et incompris ses derniers travaux, il voyait les anciens chaque jour attaqués par quelques amis et disciples de Cuvier. Animés d’un zèle dont ce grand naturaliste eût été le premier à réprimer l’excès, les uns reproduisaient avec moins de force sans doute, mais avec plus de vivacité, les objections tant de fois déjà discutées ; d’autres en ajoutaient de nouvelles, et parfois de bien inattendues. Ce que Geoffroy Saint-Hilaire put lire, s’il prit la peine d’y regarder, dans telles productions obscures et éphémères, nous ne descendrons pas à le rapporter ici, encore moins à le réfuter. Mais, pour choisir un exemple dans les hautes régions de la science, comment ne pas exprimer notre étonnement en voyant le disciple le plus éminent de Cuvier, se laisser entraîner lui-même jusqu’à dire de Geoffroy Saint-Hilaire, à deux années de distance, d’une part, que ses découvertes, si importantes qu’on doive les reconnaître, sont comparables à celles que faisaient les premiers chimistes, en cherchant la pierre philosophale ; de l’autre, que ce principe de l’Unité de plan, par lui énoncé dès 1795, et démontré de 1806 à 1831, que ce principe, combattu avec tant de persévérance par Cuvier à la face de l’Europe entière, appartient essentiellement, à qui ? à Cuvier lui-même, auquel reviendrait le triple honneur de l’avoir introduit dans la science, établi sur des bases solides et, de plus, sagement limité ! En vérité, quand Cuvier a été si souvent et si justement comparé à Aristote, de telles exagérations d’un culte si juste et si louable en lui-même, ne doivent-elles pas nous rappeler cet enthousiasme exclusif des disciples du philosophe de Stagyre, s’écriant au moyen âge : Tout est vérité dans ses livres, et il n’est point de vérité qui ne s’y trouve !

Que répondit Geoffroy Saint-Hilaire à ces objections anciennes et nouvelles qui se produisaient sous tant de formes diverses contre ses travaux en anatomie philosophique ? Rien. Il pensa peut-être qu’il avait assez fait pour cette branche de la science, et qu’il était superflu de rouvrir un débat qui ne pouvait que reproduire celui de 1830, moins la grandeur.

Mais, sur la question paléontologique, la dernière qu’il eût abordée, il ne crut pas pouvoir abandonner à elles-mêmes ses idées à peine encore développées. Il jugea qu’il n’était pas seulement de son intérêt, mais qu’il était de son devoir, d’en poursuivre l’exposition et la démonstration. Il reprit donc, à partir de l’automne de 1833, ses voyages d’exploration et ses communications à l’Académie, décrivant les animaux d’espèces et parfois de genres inconnus dont il venait de trouver les restes fossiles, et par leur étude s’affermissant de plus en plus dans ses idées sur la variabilité des êtres et sur leur succession à la surface du globe. Travaux d’abord pleins de charme, et où toutes les circonstances semblèrent se réunir pour le favoriser ! Sur tous les points où il avait été, en Normandie, dans le Bourbonnais, en Auvergne, il avait vu ses efforts récompensés, presque dès le premier instant, par la découverte d’objets d’un très-grand intérêt. Et partout aussi, il avait laissé sur les lieux d’actifs correspondants, les uns depuis longtemps connus dans la science, d’autres pleins d’un zèle que sa présence même venait de susciter, et tous également empressés à lui envoyer les fruits de leurs recherches. Combien il fut surtout redevable à M. Eudes Deslongchamps, son infatigable collaborateur dans ses recherches sur les grands Sauriens fossiles de la Normandie !

Heureux, du moins, d’en abandonner la suite à un tel savant, lorsqu’au moment même où une découverte, depuis sept ans attendue, lui permettait enfin de les compléter, il se vit moralement contraint d’y renoncer ! Ce fut quand, de l’attaque de ses travaux, on osa passer, en 1837, devant l’Académie des sciences, à une attaque contre ses intentions ; quand il entendit sortir d’une bouche, autrefois amie, et maintenant pleine de paroles acerbes, l’accusation d’avoir attenté à la gloire de Cuvier ! Cette fois enfin, il répondit : on l’entendit protester énergiquement et contre l’interprétation qu’on avait faite de l’une de ses phrases, et contre cette tyrannie qui prétendait, cinq ans et demi après la mort de Cuvier, lui interdire le développement de ces mêmes idées qu’il avait librement discutées devant et contre lui.

Et ce droit qu’il venait de maintenir, il en usa, dès la séance suivante, pour mieux le constater. Mais ce fut pour la dernière fois. De telles épreuves étaient maintenant, il le sentait, au-dessus de ses forces ; et renonçant, selon son expression, à marcher plus longtemps sur des charbons ardents, il dit à la paléontologie un adieu, sur lequel il ne revint jamais. « Le mieux, je le sens, écrivait-il au sujet de ce triste débat, ce serait d’avoir le courage ou la sagesse de ne tenir aucun compte de ces obstacles. Oui, peut-être. Mais il s’agissait ici d’une gloire française, du premier zoologiste de notre âge ! » Et il ajoutait : « C’est à la postérité, si elle daigne s’occuper des luttes de cet âge, de faire leur part à mes adversaires et à moi ; j’ai le corps inclinant vers la tombe : je n’attendrai point longtemps ! »

Trouva-t-il, du moins, hors de l’Académie, ce repos auquel il semblait aspirer, pour la première fois, après un demi-siècle de travaux et dix années de luttes ? Tous ceux qui ont lu ses derniers ouvrages ont déjà répondu ; car ils n’ont pu oublier ces pages, si pleines, ici d’irritation et d’amertume, là de résignation, partout d’une si profonde tristesse, qu’il écrivit, lorsqu’au commencement de 1838, la direction de la Ménagerie du Muséum, de cette Ménagerie qu’il avait créée en 1793 et 1794, lui fut enlevée ! et lui fut enlevée en faveur de celui-même qu’il avait choisi pour aide, heureux alors de lui ouvrir l’accès de la carrière où l’exemple fraternel était pour lui une illustre espérance ! Que ne nous a-t-il été permis de retrancher de l’histoire de la vie de Geoffroy Saint-Hilaire une si douloureuse page ! Hâtons-nous, du moins, d’ajouter que six mois à peine écoulés, après la mort de M. Frédéric Cuvier, l’administration du Muséum s’empressa de revenir sur sa décision, et de régler un nouveau partage d’attributions. Geoffroy Saint-Hilaire fut réintégré dans la plénitude des droits dont il avait joui de 1794 à 1838.

C’était le moment même où Geoffroy Saint-Hilaire revenait d’un voyage en Belgique et dans l’Allemagne rhénane ; voyage, non de recherches et d’étude, dans son intention du moins, mais de repos et de santé. Mais, dans ces contrées qu’il visitait pour la première fois, que d’amis inconnus ses ouvrages lui avaient faits ! Partout les plus vives sympathies l’accueillirent, et quand de la Belgique il passa dans la patrie de Gœthe, lui qui n’était venu chercher que le repos, il se vit l’objet d’un tel empressement, que, malade encore, il dut s’y dérober. Il se décida à éviter plusieurs des villes savantes qu’il s’était fait à l’avance un bonheur de visiter, et à abréger son voyage. Il revint après quelques semaines, faible encore ; mais du moins les blessures de son cœur étaient guéries.

Il reprit bientôt ses travaux : mais le moment approchait où ils allaient être pour jamais interrompus. En juillet 1840, il s’aperçut un jour qu’il ne pouvait plus lire : il était atteint du plus grand des malheurs qui puisse frapper un naturaliste : il était aveugle !

Séparateur

  1. Des ouvrages, mais non des mémoires publiés dans divers recueils. Nous parlerons ailleurs des derniers travaux de Geoffroy Saint-Hilaire.
  2. Voyez le Chapitre IX, p. 301 et suiv.
  3. Il avait aussi commencé une notice sur Haüy. Le temps ne lui a pas permis de l’achever.
  4. Du moins à bien peu d’exceptions près. En 1820, ses travaux si hardis sur les Insectes devinrent l’occasion de débats assez vifs, mais très-promptement terminés.
  5. Geoffroy Saint-Hilaire s’est aussi rendu en Angleterre en 1856. Il se proposait pour but, dans ce voyage, l’étude des fossiles du riche Musée d’Oxford ; mais il tomba malade, et dut revenir après un court séjour à Londres.
  6. Extrait d’une note écrite en 1838.
  7. Discours préliminaire du Cours sur les Mammifères. — « Inventeur d’idées nouvelles, dit-il aussi dans une note restée manuscrite, je ne puis éviter qu’elles soient travesties, et d’autant plus qu’on aura fait moins d’efforts pour les comprendre. »
  8. Quand Newton avait entrevu, en 1704, l’Unité de composition (voyez le Chapitre V, p. 143), il s’y était attaché, non-seulement comme à une idée grande et philosophique, mais aussi et surtout comme à une preuve nouvelle et éclatante de la sagesse et de l’intelligence de l’être toujours vivant.

    Par quelle aberration de l’esprit quelques écrivains, prétendus philosophes, voulurent-ils, quand parut la Philosophie anatomique, repousser cette même doctrine de l’Unité de composition, comme apportant des entraves à la liberté et à la puissance du Créateur ? Objection qui ne tendrait à rien moins qu’à faire rejeter comme irréligieuse toute loi astronomique, physique, chimique, toute loi de la nature, en un mot, aussi bien que l’Unité de composition. Voilà par quels absurdes arguments, par quelles accusations extra-scientifiques on n’a pas craint de troubler plusieurs fois, sous la restauration, le repos de Geoffroy Saint-Hilaire !

  9. Entre autres, à ceux de M. de Trevern, alors évêque d’Aire, et depuis évêque de Strasbourg. Ce respectable et savant prélat a lui-même résumé ainsi les vues exposées dans ses ouvrages, d’après Geoffroy Saint-Hilaire : « Plus on étendra les recherches sur les œuvres du Créateur, plus on y remarquera le trait caractéristique de toute beauté, l’unité de dessein et d’exécution : « omnis pulchritudinis forma unitas (Saint-Augustin). »
  10. « Il est dans la nature des choses qu’une découverte, avant d’être irrévocablement acquise à son auteur, subisse deux épreuves successives. On commence par nier formellement que cette découverte soit réelle ; puis est-elle avérée, on trouve, agissant ostensiblement ou par insinuation, à l’attribuer à un ancien. » Geoffroy Saint-Hilaire, Considérations générales sur la vertèbre.
  11. Même les objections théologiques.

    Voy. l’article Nature du Dictionnaire des sciences naturelles, 1825, et l’Histoire naturelle des Poissons. t. Ier, 1828. De ces écrits date véritablement l’opposition avouée de Cuvier aux vues de Geoffroy Saint-Hilaire.

    On voit, il est vrai, qu’en 1820 il y avait eu entre eux un premier et très-vif dissentiment. « Que M. Cuvier veuille s’expliquer, dit Geoffroy Saint-Hilaire dans son troisième Mémoire sur les Insectes ; qu’il attaque ma doctrine, qu’il l’attaque tout aussi vivement que le lui prescrira sa conviction, mais que, du moins, ce soit publiquement. » Mais le débat ne s’ouvrit pas, et un an après, Cuvier s’exprimait sur l’Unité de composition en des termes tels que Geoffroy Saint-Hilaire, après avoir cité un passage très-remarquable de Cuvier (nous en avons nous-même reproduit une partie, p. 243), s’écriait dans la Philosophie anatomique (t. II, discours préliminaire) : « Nous ne différons que par l’expression plus heureuse, plus ferme et plus élevée chez mon savant confrère ! »

  12. Dans sa pensée, disons-nous ; car ses vues sur la variabilité de l’espèce et la paléontologie, seulement indiquées en 1825 et énoncées en 1828, n’ont été développées que de 1829 à 1838.
  13. Dans les deux articles composés par ce grand poëte en 1830 et 1832, à l’occasion de la Philosophie zoologique de Geoffroy Saint-Hilaire. Voy. l’excellente traduction des Œuvres d’histoire naturelle de Gœthe, par M. Martins, p. 150 à 159, et 160 à 182. Le second de ces articles est le dernier écrit qui soit sorti de plume de Gœthe.
  14. Voyez plus haut, p. 127.
  15. M. Dumas a déjà fait cette remarque. Dans son Discours, déjà cité, de juin 1844, il montre la victoire, contre la doctrine naissante de Geoffroy Saint-Hilaire, assurée en apparence au génie tant de fois éprouvé de Cuvier et à son admirable talent d’exposition ; puis il ajoute : « Dans la forme, tout était donc contre Geoffroy Saint-Hilaire, et pourtant le public, avec son admirable instinct du vrai, ne s’y trompa pas. Dès le premier jour du débat, chacun se prit à souhaiter que les vues de Geoffroy Saint-Hilaire fussent confirmées ; chacun comprit que l’esprit humain allait faire un grand pas. »
  16. À l’occasion d’un Rapport lu le 15 février par Geoffroy Saint-Hilaire, au nom d’une commission de l’Académie. Il avait pour sujet un mémoire de MM. Laurencet et Meyranx, sur l’organisation des Mollusques céphalopodes. Ce mémoire n’a jamais reçu les développements et les rectifications qu’avait en vue M. Meyranx, enlevé bientôt après à ses travaux par une mort prématurée.

    Les deux lignes suivantes d’une lettre de M. Meyranx montreront tout ce qu’il y avait dans ce jeune savant de modestie et d’amour vrai de la science : « Je regrette vivement, écrivait-il le 17 février à Geoffroy Saint-Hilaire, que des noms obscurs comme les nôtres soient mêlés au vôtre et à celui de M. Cuvier… Notre travail n’est qu’un grain de poussière… »

  17. National du 22 mars.

    Nous lisons dans ce même article, l’un des plus remarquables qui aient été publiés : « Toutes les sciences sont par contrecoup mises en cause (par ces débats), et ont un intérêt majeur à leur résultat. » La même pensée est exprimée par la Revue encyclopédique, juin 1830, dans un article que Gœthe cite avec approbation, et qu’il résume ainsi : « La question en litige est européenne et d’une portée qui dépasse le cercle de l’histoire naturelle. » Nos lecteurs rapprocheront avec intérêt ces deux passages, publiés en mars et juin 1830, de quelques lignes écrites en 1844 par M. Dumas, et que l’on trouvera citées plus bas, p. 385.

  18. Le second article de Gœthe sur la Philosophie zoologique porte la date de mars 1832. On sait que l’auteur de Faust a cessé de vivre le 22 de ce même mois de mars.

    De ces articles de Gœthe, que nous voudrions pouvoir reproduire presque en entier, nous citerons du moins un passage qui les résume et en donne l’esprit général :

    « La crainte des répétitions ne saurait nous empêcher de continuer des réflexions sur ces quatre hommes (Buffon, Daubenton, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire); dont les noms reviennent sans cesse dans l’histoire des sciences naturelles. De l’aveu de tous, ils sont les fondateurs et les soutiens de l’histoire naturelle française, le foyer éclatant qui a répandu tant de lumières. L’établissement important qu’ils dirigent, s’est accru par leurs soins ; ils en ont utilisé les trésors, et représentent dignement la science qu’ils ont fait avancer, les uns par l’analyse, les autres par la synthèse. Buffon prend le monde extérieur comme il est, comme un tout infiniment diversifié, dont les diverses parties se conviennent et s’influencent réciproquement. Daubenton, en sa qualité d’anatomiste, sépare et isole constamment, mais il se garde bien de comparer les faits isolés qu’il a découverts ; il range au contraire chaque chose, l’une à côté de l’autre, pour la mesurer et la décrire en elle-même. Cuvier travaille dans le même sens avec plus d’intelligence et moins de minutie ; il sait mettre à leur place, combiner et classer les innombrables individualités qu’il a observées ; mais il nourrit contre une méthode plus large cette appréhension secrète qui ne l’a pas empêché d’en faire quelquefois usage à son insu. Geoffroy rappelle Buffon sous quelques points de vue. Celui-ci reconnaît la grande synthèse du monde empirique, mais il utilise et fait connaître toutes les différences qui distinguent les êtres. Celui-là se rapproche de la grande unité, abstraction que Buffon n’avait fait qu’entrevoir ; loin de reculer devant elle, il s’en empare, la domine, et sait en faire jaillir les conséquences qu’elle recèle. » (Voyez Œuvres d’histoire naturelle de Gœthe, trad. de M. Martins, p. 163 et 164.)

  19. Discours déjà cité.
  20. Ce qui se passa en 1830 dans beaucoup d’esprits, l’un de nos plus célèbres zootomistes, Dugès, nous l’a appris, en retraçant ses propres impressions dans un passage de son bel ouvrage sur la Conformité organique. Ce passage est trop remarquable, et il complétera trop utilement ce qui précède, pour que nous hésitions à le citer malgré son étendue ; seulement nous l’abrégerons un peu :

    « Imbu de ses principes (ceux de Cuvier), pouvais-je mettre quelque chose au-dessus de l’observation rigoureuse des faits avec leur explication la plus simple ? Toute conjecture me semblait pour ainsi dire condamnable, et ce ne fut pas sans prévention que j’entrepris la lecture de la Philosophie anatomique, et de quelques autres ouvrages conçus et rédigés dans le même esprit, comme l’Anatomie comparée du cerveau et l’Ostéogénie de M. Serres. Cette prévention s’accrut même pendant un certain temps, et ne me permit guère d’apercevoir que les points contestables, les parties douteuses ou hasardées de ces doctrines nouvelles. Chaque fait contradictoire à l’un de leurs dogmes venait renforcer mon incrédulité, et la chaleureuse argumentation par laquelle le professeur Geoffroy Saint-Hilaire soutenait des opinions où l’imagination semble souvent jouer un trop grand rôle, n’avait point vaincu cette réserve, j’ai presque dit cette antipathie scientifique. Mais, à la longue, une méditation soutenue sur les faits de Monstruosité que je n’avais d’abord envisagés que sous un point de vue médical, une étude approfondie des sciences zoologiques dont jusque-là je ne possédais qu’une teinture superficielle, changèrent ces dispositions hostiles en de plus favorables. Je reconnus que la Monstruosité… peut fournir à l’organisation, à la zoologie même, d’excellentes données. D’autre part, des comparaisons minutieuses entre les os du crâne de tous les Vertébrés… me conduisirent, presque malgré moi, à la vérification d’un certain nombre de résultats publiés par les deux académiciens nommés ci-dessus. Ainsi vaincu par l’évidence dans les détails, j’admis d’abord les lois qui me parurent rationnellement établies ; puis, remontant jusqu’à la loi fondamentale de cette doctrine en préparant les matériaux d’un cours de zoologie, je conçus avec une clarté qui m’étonna moi-même, l’analogie de structure dans la série des êtres animés, et je crus pouvoir, en adoptant de nouvelles bases, pousser plus loin encore que l’auteur de la Philosophie anatomique, la démonstration de cet important problème. Si j’ai réussi dans ce projet, c’est principalement à lui que je le dois ; c’est lui qui m’a inspiré, comme à tant d’autres, le goût de ces méditations générales qui planent sur les observations spéciales comme les opérations de l’esprit sur celles des sens. »

  21. Extraites d’une lettre imprimée, adressée en juin 1831 aux électeurs d’Étampes, devant lesquels il avait eu un instant la pensée de se présenter. Voyez Chapitre VII, p. 200.
  22. Geoffroy Saint-Hilaire pouvait l’être, sans manquer à la reconnaissance envers la branche aînée. Il avait perdu, au moment même de la Restauration, les avantages attachés au titre de membre de la Commission d’Égypte. Et depuis, le Gouvernement ne s’était occupé de lui qu’une seule fois : lors de la création de l’Académie royale de médecine, il fut nommé académicien libre. C’est seulement en 1838 qu’il fut nommé officier de la Légion d’honneur : il était membre de l’ordre depuis 1803.
  23. Pariset, Discours déjà cité.
  24. Voyez notre Histoire générale des anomalies, t. II. p. 48.
  25. Genres créés par lui dès 1825.
  26. Sur ce point encore, Geoffroy Saint-Hilaire ne partageait point les vues de son collègue. Les lignes suivantes résument son opinion, développée par lui-même dans la Philosophie zoologique (p. 75) : « Je demeure persuadé que les avantages de la publicité l’emportent de beaucoup sur les inconvénients : ce qui est, doit être et sera maintenu. »
  27. Une fois seulement, en janvier 1832, il s’écarta de cette règle de conduite ; encore le Mémoire qu’il lut alors sur le sternum des Oiseaux, était-il dirigé contre les résultats de travaux embryogéniques de M. Serres, bien plus que contre l’Unité de composition. Geoffroy Saint-Hilaire fit néanmoins une réponse qu’il déposa, sans la lire, sur le bureau de l’Académie. Elle a paru dans les Nouvelles Annales du Muséum, t. II.
  28. Les funérailles de Cuvier étaient à peine célébrées, que déjà Geoffroy Saint-Hilaire avait conçu et proposé un projet auquel ne pouvaient manquer les plus vives sympathies du public : l’érection d’une statue dans le Muséum d’histoire naturelle, en face de celle de Buffon. « Buffon et Cuvier, disait Geoffroy Saint-Hilaire, sont venus l’un après l’autre faire d’un point de la capitale un lieu privilégié, le remplir de leur esprit philosophique, l’orner de toutes les productions du globe… Que les statues de nos deux grands naturalistes ornent l’entrée du temple que leur génie a édifié pour l’instruction de nos neveux et la gloire de la France. »

    Geoffroy Saint-Hilaire s’empressa de communiquer son projet à plusieurs savants et littérateurs illustres, et de les inviter à concourir avec lui à sa réalisation. Dès les premiers jours de juin il avait reçu plusieurs réponses telles que celles-ci :

    « Je m’associe de toute mon âme aux sentiments que vous avez exprimés, et aux vues que vous avez proposées pour honorer la mémoire de notre illustre Cuvier… Je vous prie d’avoir la bonté de permettre que je m’adjoigne à vous, et que je dépose ma souscription dans vos mains.

    « De Gérando. »

    « Disposés de moi comme vous le trouverés bon et utile pour l’exécution de la mesure que vous avés proposée, et qui a pour objet d’élever un monument à votre illustre Cuvier.

    « Jouy. »
  29. Expression de Madame de Staël, parlant de Gœthe.
  30. Voyez le Chapitre IX, p. 297 et suiv.