Voyage dans la Guyane française/02

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Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 289-310).
Deuxième livraison


Hôtel du gouverneur, à Cayenne. — Dessin de Riou d’après une photographie de M. Masson.



VOYAGE DANS LA GUYANE FRANÇAISE,


PAR M. FRÉDÉRIC BOUYER, CAPITAINE DE FRÉGATE[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Cayenne. — Population et productions. — Indien de la Guyane.

Quand on descend à terre l’impression est encore plus complète. Maisons et population sont à l’avenant. Les vitres sont inconnues et les appartements sont défendus contre le soleil et la pluie par des galeries extérieures fermées de nattes vertes et de jalousies mobiles qui laissent largement circuler l’air. C’est mieux compris qu’aux Antilles où l’on imite trop les constructions européennes.

Les monuments n’abondent pas, le style architectural ne frappe pas les regards, mais les édifices publics sont suffisamment grandioses, eu égard à l’importance de la colonie. L’hôtel du gouverneur, la caserne, la gendarmerie, l’hôpital, le palais de justice, l’église, se présentent sous une apparence assez respectable. Il ne faut pas se montrer trop exigeant et demander à la Guyane les splendeurs de Paris et de Londres.

Les rues larges et médiocrement pavées sont couvertes en été d’une poussière rouge, ferrugineuse, qui délayée par les pluies de l’hiver forme une boue désastreuse pour les vêtements. L’herbe pousse volontiers dans les rues ; cependant depuis que l’administration des ponts et chaussées a des escouades de transportés à sa disposition, il y a une grande amélioration dans l’entretien de la voirie.

Toutefois dans ce pays de mœurs patriarcales et de grandes libertés, l’esprit d’indépendance descend jusqu’aux oiseaux de basse-cour et aux animaux domestiques qui prennent leurs ébats sur la voie publique avec un laisser-aller charmant, en dépit des procès-verbaux que dressent les gendarmes-cabris, agents de la police coloniale, dont le sobriquet indique la principale occupation.

La propreté des rues est exclusivement entretenue par des bandes de gros corbeaux, nommés urubus, sorte de vautours noirs d’un aspect répugnant. Ce sont les récureurs patentés qui nettoient la voie publique des immondices de toute espèce qu’on y jette. Omnivores et peu délicats dans le choix de leurs aliments, ces immondes volatiles respectent tout ce qui est animé, tout ce qui est vivant, mais s’attaquent à tout ce qui est mort. Leur odeur est fétide, leur démarche lourde, leurs allures inquiètes. Quand ils sont repus de leurs abjectes réfections, ils se perchent sur le toit des maisons. Là, ils supportent philosophiquement le soleil et les pluies du ciel. Quand revient le beau temps, ils ouvrent leurs ailes mouillées, comme un navire qui met ses voiles au sec et tournent au vent comme de vraies girouettes.

Leur existence est sauvegardée pour cause d’utilité publique, la protection municipale les couvre de son égide sacrée, ce sont des fonctionnaires inviolables ; défense d’y toucher sous peine de grosse amende. Du reste quoique doués des mêmes goûts que certains quadrupèdes que je ne nommerai pas, ils en diffèrent essentiellement en ce qu’ils ne valent quelque chose que pendant leur vie, tandis que les autres ne sont bons qu’après leur mort.

D’après les nègres, la reproduction de cet oiseau est surnaturelle. On dit qu’on n’a jamais trouvé de nids, ni d’œufs, ni de petits de corbeaux urubus ; ce sont des êtres mystérieux qui viennent on ne sait d’où et disparaissent comme ils sont venus. Quand ils sont bien vieux, bien vieux, quand leurs plumes noires ont des reflets grisâtres, ils cherchent un lieu isolé, bien écarté, bien désert et s’y installent pour mourir. Mais la mort n’est chez eux qu’une transformation, car du corps de ce vieillard naît un autre urubu, adulte, vigoureux, en tout semblable à son père rajeuni. C’est le phénix qui renaît de ses cendres. Les siècles se succèdent déplaçant l’ignorance sans la supprimer.

La façade de l’hôtel du gouverneur est des plus gracieuses. Elle s’abrite derrière un parterre où la flore guyanaise étale ses plus jolis échantillons. Vis-à-vis s’élève la caserne d’artillerie, devant laquelle s’étend une allée de manguiers au feuillage touffu, plus loin c’est la place des Palmistes.

Rien de plus original que ces alignements de palmistes dont les tiges droites, régulières, faites au tour, semblent des colonnes antiques. À la même hauteur du tronc de ces géants du règne végétal, se développent leurs panaches de feuilles qui simulent les chapiteaux d’un temple colossal.

La chute de ces feuilles n’est pas indifférente et le jeune malade qui se promène à pas lents dans ces allées exotiques doit éviter soigneusement la feuille qui tombe au lieu de lui adresser les vers élégiaques de Millevoye. Car s’il ne meurt pas de la poitrine, comme le chant plaintif du poëte le fait tristement présumer, il pourrait être prosaïquement écrasé par une feuille qui représente cinquante kilogrammes de verdure.

On dirait vraiment que la divine Providence a été imprévoyante ici. Si elle agit sagement en Europe, mettant la citrouille sur le sol et le gland sur le chêne, elle se livre sous le ciel américain aux écarts de la fantaisie. Ici, le gland du cocotier, le fruit du calebassier, du manguier et de l’abricotier sont des façons de boulets de gros calibre que le vent balance sur vos têtes, suspendus par un fil comme l’épée de Damoclès.

Un autre inconvénient vous menace sur cette place des Palmistes : le même que celui qui causa au vieux Tobie l’ophthalmie que put seul guérir le fiel du poisson pêché dans l’Euphrate. Encore cet accident était-il le fait d’un tout petit oiseau, d’une mignonne hirondelle. Mais, sur cette terre américaine, tout acquiert de larges proportions, et le feuillage des palmistes sert de dortoir et de belvédère à MM. les corbeaux urubus, qui sont fort irrespectueux pour les promeneurs.

Donc il y a une fort belle promenade à Cayenne, mais il faut se garder d’y passer.

La ville est très-étendue par rapport à sa population. Les maisons sont souvent fort espacées, et les intervalles sont remplis par des jardinets assez mal entretenus pour la plupart et qu’on a grand peine à défendre contre l’envahissaient d’une végétation improductive et nuisible qui étouffe les arbres fruitiers et les plantes potagères.

Aux recensements de 1862, la population de la Guyane française présentait un effectif de 25 395 personnes, sans y comprendre les transportés. En voici le détail :

Habitants 19559
Indiens aborigènes (chiffre approximatif) 1500
Réfugiés brésiliens 270
Militaires et employés européens 1245
Immigrants africains 1214
Coolies indiens 95
Chinois 95
Transportés (hors pénitenciers) 365
Total 25395

Sur cet effectif, l’île de la Guyane entre pour environ la moitié, et la ville pour le tiers.

En faisant des études comparatives entre les divers recensements, on est amené à une triste conclusion : c’est que le chiffre de la population tend plutôt à baisser qu’à augmenter.

En effet ; l’année 1790 donne un effectif de 14 520 personnes. L’année 1820, 15 890. L’année 1830, 22 666. L’année 1802 n’en a que 19 559.

Il y a donc, entre 1830 et 1862, une diminution de 3 107 dans le chiffre de la population.

La production et les cultures ont marché dans la même progression décroissante. Il est triste d’avouer l’état actuel de l’agriculture. Sur une étendue de pays de plus de 16 000 lieues carrées, la statistique de 1861 ne représente que 5 213 hectares cultivés, parmi lesquels 2 822 hectares sont employés à la culture des denrées alimentaires, consommées dans le pays ; il ne reste donc que 2 391 hectares en cannes à sucre, café, cacao, coton, girofle et rocou, c’est-à-dire, en produits d’exportation.

Et encore sur les 1 031 hectares de rocou, beaucoup restent inutiles, attendu le grand abaissement de la valeur de cette teinture végétale, qui fait que la récolte est parfois négligée.

Aujourd’hui la Guyane, et principalement Cayenne, vivent sur la transportation. C’est le nombreux personnel libre qu’elle entraîne après elle, c’est l’argent que ce personnel dépense dans la ville, ce sont les fournitures considérables, nécessaires au service pénitentiaire et à la marine coloniale, qui font aller le commerce et donnent au pays un peu de bien-être et de mouvement.

Que l’on enlève la transportation de la Guyane pour la placer ailleurs, ce sera l’arrêt de mort de la colonie. Au bout de quelques années, la forêt reprendrait possession d’un domaine qu’une occupation de trois siècles a entamé à peine.

Voilà donc où en est arrivée une colonie qui, à un certain moment de son existence, semblait destinée à un si brillant avenir. Cette ère florissante fut inaugurée par les travaux de l’ingénieur hollandais Guizan, qui, avec l’approbation de son gouvernement, s’engagea au service de la France. Toutes les améliorations du pays datent de l’influence et de la direction de cet homme éminent par son mérite et ses vertus privées. Son nom est encore vénéré et entouré du respect de tous. Canaux, défrichements, assainissements, dessèchements de marais, c’est-à-dire la santé, la prospérité, la vie de la colonie, sont dues à ce génie modeste, dont le nom ne dépassa cependant pas l’enceinte où rayonnèrent son talent et ses travaux. Généreux envers sa mémoire, le gouvernement a donné le nom de Guizan à un bourg de l’Approuague.

C’est pendant cette période que le café fut planté à la Guyane. C’est un lieutenant de vaisseau qui fit ce cadeau à la colonie française, en 1772. Le café était déjà cultivé avec succès à la Guyane hollandaise ; mais désirant conserver ce monopole, les Hollandais avaient décrété la peine de mort contre ceux qui délivreraient des graines de café avant de les avoir passées au feu, afin d’en détruire le germe reproducteur.

Ce lieutenant de vaisseau, nommé M. de la Motte-Aigron, se rendit à Surinam, et là, s’aboucha avec un Français nommé Mourgues, et lui promit une belle récompense, ainsi que le pardon de certains délits qui l’avait fait bannir de Cayenne, à condition de l’aider dans son projet.

À force de ruse et d’adresse, les deux complices parvinrent à se procurer une livre de café en cosse, propre à semer, et furent assez habiles pour partir de Surinam en dérobant leur larcin aux investigations de la police, qui visitait scrupuleusement les bagages et les voyageurs.

On sait que le café, originaire d’Arabie, avait été transporté à Constantinople en 1554, et qu’on en faisait déjà usage à Paris en 1643. Ce fut en 1798 que sir Nicolas Laws en planta la première graine à la Jamaïque.

Le café réussit parfaitement à la Guyane française, et celui de la Montagne-d’Argent a eu de tout temps une juste réputation.

En 1781, une corvette, arrivant de l’Île-de-France, apporta quatre plans de giroflier que l’intendant, M. Poivre, expédiait à Cayenne, sous la direction de M. d’Allemand, commissaire, qui les avait enlevés aux Moluques. Ces quatre plans furent concédés à divers propriétaires. Plus tard, le gouvernement s’adjugea le monopole de la culture des épices ; mais ce privilége dura peu, et l’exploitation du girofle et des autres épices devint une des branches les plus lucratives de l’exportation coloniale.

Le cotonnier est un arbre indigène : les Indiens l’ont de tout temps utilisé. Les plaines voisines de la mer, et imprégnées de senteurs salines, sont des plus favorables à cette culture, et le coton de la Guyane a été renommé sur les marchés européens.

La canne à sucre poussait volontiers dans ces plaines marécageuses, et les nombreux cours d’eau, soumis aux marées de l’océan, faisaient facilement mouvoir les grandes roues des anciennes machines qui, à une époque où la vapeur était inconnue, étaient l’unique mise en train des cylindres broyant les cannes. De là s’écoulait ce jus précieux qui, sous la forme de sucre, de tafia et de rhum, entrait de plein pied dans les nécessités de l’alimentation publique.

Ces richesses principales exploitées alors, manquent-elles aujourd’hui ? non. L’industrie moderne et la marche progressive de la science ont trouvé d’autres filons encore dans cette inépuisable mine.

La noix de coco donne de l’huile en abondance, les matières textiles sont communes dans la forêt, plusieurs fruits produisent de la cire ; avec les larges feuilles du mocoumoucou on peut faire du papier à bon marché, la riche flore guyanaise offre à la médecine et à la chimie des produits variés, et la diversité des bois de teinture, d’ébénisterie et de construction est infinie.

Que faut-il ? Des bras, des travailleurs, des capitaux !

À Cayenne, il n’y a pas de bourgeoisie et de peuple ; il y a des blancs et des noirs. La fusion ne s’est pas complétement faite entre les races. Le préjugé de couleur existe, moins fort peut-être qu’aux Antilles, mais il existe néanmoins. On tient à l’aristocratie de la peau, et c’est une noblesse qui peut se prouver plus facilement que toute autre, car les greffes étrangère s’altèrent singulièrement les rejetons de l’arbre généalogique. Mais sur ce fossé profond, que le préjugé semble avoir placé entre les deux races, il a été jeté bien des passerelles, et bien des endroits se franchissent à gué. Somme toute, blancs, gens de couleur et nègres vivent en bonne intelligence.

Tout cela se touche par la base ; les blancs ont leurs nourrices, leurs sœurs et frères de lait, leurs parents de la main gauche dans la race de couleur. Parrains et filleuls se mêlent dans des liens fort embrouillés.

Les riches donnent à ceux qui n’ont rien ; les négrillons attrapent les miettes de la table et les reliefs du festin ; les mulâtresses et les négresses se parent des robes rebutées par madame et mademoiselle.

Quand les salons du gouverneur étincellent de lumières, quand l’orchestre met en mouvement polkeurs et valseurs, chaque famille créole qui arrive au bal, est escortée par une suite nombreuse de femmes de couleur qui ont assisté à la toilette des jeunes filles, et qui viennent jouir de leur beauté et de leurs triomphes. Les maîtres dansent au salon, les anciens esclaves encombrent le couloir et regardent par toutes les portes. Si on


Mulâtresse de Cayenne. — Dessin de Riou d’après une photographie.


les renvoyait de là on se ferait de grosses affaires, et personne n’y songe. La langue créole, si douce dans la bouche des femmes, a conservé les anciens mots de maître et de maîtresse. Ce n’est plus le droit, c’est l’habitude. Nous ne dirons rien de plus des femmes de couleur ; elles sont les mêmes à Cayenne que dans toutes les colonies.

La toilette habillée des dames créoles, c’est la toilette d’été des élégantes de France. Leurs chapeaux sont de la bonne faiseuse, de Bordeaux et de Nantes. Elles ont les toques à plumes, Tudors, canotiers et Marie-Stuart, et leurs crinolines sont d’une envergure suffisante. Leur toilette de maison et de négligé est appropriée au climat. C’est une robe d’indienne montante, sans ceinture, Indigènes de Cayenne. — Dessin de Riou d’après des aquarelles de M. Bouyer. appelée gaule. Sur leurs cheveux bruns se noue, en forme de turban, un mouchoir de soie qui donne à leur beauté un cachet oriental et biblique.

La gaule est commune à toutes les classes de la société. Les mulâtresses la portent également. Chez les négresses elle est moins ample, moins longue, et se complète par une pièce d’étoffe nommée camiza, qui entoure les reins et descend à terre, en accusant franchement les beautés plastiques. Enfin, sur toutes les têtes, noires ou bistrées, brunes ou nuancées, s’élève le madras national.

Le madras est varié dans sa couleur ; il subit aussi les caprices de la mode, mais ce sont toujours des tons crûs et voyants. Le jaune y domine, le jaune, fard des brunes, le jaune, couleur de l’or, couleur du soleil. Ce fond éclatant est quadrillé par des bandes noires, rouges et vertes, dont l’engencement presque classique maintient l’artiste dans une fantaisie limitée. Pour donner plus de brillant à ces couleurs, on les recouvre parfois d’une couche de peinture à l’huile, ce qui alourdit singulièrement ces sortes de coiffures. Cela s’appelle des mouchoirs calendés.

À première vue, on dirait que tous ces madras sont mis de la même façon ; mais il y a là bien des nuances qu’une étude approfondie fait connaître. Le conscrit ne met pas son bonnet de police de la même manière que le vieux soldat. Le madras est tout un poëme, le madras décèle le caractère, annonce l’état du cœur, le madras est un indiscret volontaire. Suivant que la pointe est inclinée à droite ou à gauche, qu’elle s’élève droite et fière vers le ciel, ou se penche tristement à terre, il y a là une série d’allégories parlantes.

On dit que, lorsque le pouvoir de leurs charmes est insuffisant, les filles de la Guyane, pour ramener l’infidèle, pour se venger du perfide, pour fixer l’inconstant, pour ranimer une flamme éteinte ou mourante, savent trouver de mystérieux auxiliaires dans les plantes de la savane et les arbres de la forêt. Elles sont très-habiles en botanique ces négresses ignorantes, ces jeunes filles sans éducation. Elles en remontreraient à bien des savants médecins, sur la vertu des simples et sur les ressources de la flore tropicale. Telle plante éteint la pensée, abat la volonté, celle-ci énerve, celle-là tue ; tout cela leur est connu.

Quand leur propre science est en défaut, quand les moyens naturels leur manquent, elles s’adressent alors aux sorciers indigènes qui leur vendent au poids de l’or des talismans ou pïayes, dans lesquels elles ont la plus grande confiance.

Le mot pïaye, nom que l’on donne actuellement à la Guyane à tous les remèdes de commère, désignait jadis les médecins, prêtres, jongleurs des Indiens. Des débitants, le nom a passé à la marchandise. Ces philtres ne sont pas toujours innocents. Composés, pour la plupart du temps, de stimulants énergiques ou vénéneux, ils exaltent le système nerveux, et peuvent amener de graves désordres.

Le sorcier.indien appartient à la grande famille des charlatans, qui exploitent la crédulité et la bêtise humaine chez tous les peuples. Il débite sa drogue avec un air convaincu, et ne se donne même pas la peine d’accompagner sa vente du boniment traditionnel dans la profession. Ses clients ont une foi si robuste qu’il n’a pas besoin de dorer la pilule, et les prescriptions sont religieusement suivies, quelque puériles et repoussantes qu’elles paraissent.

Le pïaye joue un grand rôle dans la vie créole. Il sert à tout, il explique tout. C’est le mauvais œil, c’est le sort jeté par la vieille négresse, au regard oblique ; c’est un fétiche, une amulette, un gri-gri ; c’est un préservatif, c’est un bouclier, c’est une arme ; c’est la mauvaise fortune, c’est le bonheur.

Le pïaye n’est pas exclusif ; il emprunte ses mystères à tous les rites. Il fait le bien comme le mal. Il ne borne pas sa puissance au département des amours. Son empire est plus vaste et plus absolu. Il s’occupe de tout et même d’autre chose. S’il a des recettes infaillibles à l’usage des amants, il s’intéresse également à la santé publique, et guérit les maux passés, présents et futurs.

Exemple : Un de mes amis souffrait d’une insolation. La fièvre était ardente, la tête brûlait, la congestion était imminente. On allait mettre en pratique la médication du docteur Sangrado, tirer du sang dans un pays ou l’on en a rarement trop pour sa consommation, quand la propriétaire de mon ami, une vieille mulâtresse qui lui portait intérêt, demanda à traiter le malade à sa façon. Voici le remède avec la manière de s’en servir :

Prenez une bouteille de litre ; remplissez-la d’eau aux trois quarts ; mettez-y trois grains de maïs, ni plus, ni moins ; trois grains, entendez-vous ? Ajoutez-y une alliance d’argent, alliance de mariage, bénite ; si l’alliance est en or, n’allez pas plus loin, la réussite est manquée ; il faut une alliance en argent. À midi, temps moyen ou temps vrai, au choix, le malade est assis dans une chaise, ou dans un fauteuil, à l’ombre d’un manguier ou de tout autre arbre qui donne de l’ombre. On met sur le front de ce malade un linge mouillé, et l’on y appuie fortement le goulot de la bouteille.

Peu à peu, le linge s’échauffe, la chaleur du cerveau se communique à l’eau de la bouteille ; de petites globules montent du fond à sa surface, le liquide bouillonne ; le tour est joué. Retournez rapidement le récipient, bouchez vite ; le soleil est en bouteille et le malade est guéri.

Mon ami s’est parfaitement trouvé du traitement. Là, le pïaye se trouve dans les trois grains de maïs et dans l’alliance en argent. Ne riez pas et usez à l’occasion du spécifique. Du reste, je le donne gratuitement, et sans garantie du gouvernement. En tout cas, s’il ne fait pas de bien, il ne peut faire de mal, et n’enrichira pas les pharmaciens.

Tant que les Indiens ne s’adressent qu’aux propriétés inoffensives du règne végétal, on peut rire de la naïveté de leurs superstitions, sans songer que peut-être nous ou avons de tout aussi ridicules dans notre pays. Malheureusement ils ne se bornent pas là ; leur science en toxicologie est effrayante, et met entre leurs mains de redoutables secrets. La Voisin et la Brinvilliers trouveraient de dangereux professeurs dans la connaissance des poisons, parmi ces enfants de la nature qui n’ont pas besoin, pour leurs préparations mortelles, du laboratoire et des alambics du chimiste.

Pour empoisonner une arme, lance ou flèche, on en trempe la pointe dans un toxique, le curare par exemple, de façon à ce qu’elle s’en imprègne, surtout aux angles et aux encoches. Si le curare est trop sec, on le ramollit à la fumée ou de tout autre façon, ce qui est facile, attendu qu’il est soluble dans tout liquide.

La plus petite quantité de ce poison introduite dans les vaisseaux sanguins d’un animal de petite taille, le fait périr en moins d’une minute, sans douleur apparente, sauf quelques légères convulsions au moment de la mort.

L’homme et les gros animaux résistent davantage à l’action du poison, et la blessure peut ne pas être mortelle, suivant la quantité absorbée, la force du toxique, et la partie du corps qui est frappée.

Il est démontré que l’effet se manifeste sur le système circulatoire ; cependant, contrairement à l’opinion de la Condamine et de plusieurs savants américains, le physicien Fontana soutient que, pris intérieurement à certaine dose, ce poison est également mortel.

Mis sur la langue, il a une saveur extrêmement amère ; quant aux vapeurs de la fumée du curare, elles sont inoffensives, soit qu’on les flaire ou qu’on les respire.

M. de la Condamine s’était procuré des flèches empoisonnées. Il les garda trois ans avant de s’en servir, et le temps et la rouille avaient dû adoucir la puissance vénéneuse. Cependant l’expérience fut concluante. Une poule légèrement piquée mourut au bout de sept minutes. Une autre poule, piquée à l’aile avec une flèche nouvellement trempée dans le venin, s’assoupit au bout d’une minute ; les convulsions suivirent, et malgré le sucre qu’on lui fit avaler, elle expira. Enfin, une troisième poule, ayant été secourue par le même antidote, aussitôt après la piqûre, ne parut éprouver aucune incommodité.

Le sucre et le sel sont les contre-poisons indiqués, mais leur efficacité est fortement contestée.

Stedman raconte qu’une négresse de Berbice ayant été blessée légèrement par une de ces flèches, mourut à l’instant ; et que l’enfant qu’elle avait à la mamelle mourut aussi pour avoir pris le sein de sa mère, un moment après qu’elle eut été frappée : l’histoire peut être mise en doute.

Armée d’une aussi terrible puissance, la flèche n’a pas besoin de faire une profonde blessure. Pour tuer, il suffit qu’elle fasse couler le sang. Il suffit qu’elle se mette en contact avec le réseau véneux et artériel qui emporte rapidement le virus dans le torrent circulatoire, et il serait possible qu’une hémorragie abondante expulsât le principe avant son action malfaisante. La flèche la plus en usage n’a que quelques pouces de long. Elle se lance au moyen d’une sarbacane de six à sept pieds de longueur. L’extrémité de la flèche opposée à la pointe, est garnie d’une touffe de coton ou de soie végétale qui remplit exactement le tube. L’arme se charge par la culasse tout comme un fusil Lefaucheux, et les Indiens expulsent le projectile au moyen de leur haleine à une vingtaine de pas, avec assez de force et d’adresse.

Une chose remarquable, c’est que lorsqu’un singe est blessé par une arme ordinaire, il se cramponne souvent aux branches et y reste quelquefois même après la mort ; quand il est frappé par une flèche empoisonnée il se laisse tomber immédiatement à terre et ne cherche pas à fuir. En tous cas, le gibier abattu au moyen d’une arme empoisonnée peut être mangé impunément, et il n’est pas d’exemple que sa chair ait été malfaisante.

Lorsque les Indiens se servent de flèches ordinaires, qui ne sont munies d’aucune préparation vénéneuse, ils lancent leur projectile au moyen de l’arc. Les flèches ont alors trois à quatre pieds de longueur, et sont armées d’une pointe d’acier ou d’un os de poisson. Cette pointe est toujours barbelée, de façon à adhérer à la blessure, même quand le bois se casse, et à embarrasser le gibier dans sa fuite, si le coup n’est pas mortel. Les flèches sont garnies de plumes à leur autre extrémité.

Celles qui sont destinées au poisson sont munies d’une ficelle d’une certaine longueur, qui se termine par une bouée ou flotteur. Cela sert à reconnaître l’endroit où le poisson est allé mourir, et à le retirer hors de l’eau. Quelques flèches, au lieu de se terminer en pointe, ont une tête arrondie de la grosseur d’une châtaigne ; c’est pour étourdir, sans les blesser grièvement, les perroquets, les aras, les petits singes et autres petits animaux que l’on désire prendre vivants.

Aujourd’hui que les armes à feu sont plus répandues, l’usage des flèches, empoisonnées ou non, est moins général. Mais c’est encore le meilleur procédé pour la pêche de l’aïmara, qui est un superbe poisson d’eau courante, dont la chair participe de celles du saumon et du brochet. Perchés en sentinelles vigilantes sur les rochers des sauts ou cataractes, entre lesquels l’eau se précipite en bouillonnant, immobiles comme des statues de bronze, les Indiens guettent ces poissons à leur rapide passage, et les atteignent presque infailliblement.

Quelquefois l’Indien ne se donne pas le peine d’employer les armes de jet ; il répand dans les ruisseaux peu-profonds de l’écorce de bois de nekou, dont le poisson est très-friand, et qui a des propriétés narcotiques très-exaltées. Le poisson ivre mort flotte à la surface de l’eau, et il est facile de le prendre à la main.

Il ne faut pas croire, sur la foi de quelques voyageurs enthousiastes, que l’on trouvera des Guillaume-Tell dans tous les Indiens qui portent l’arc et la flèche. Le moyen âge a offert des archers beaucoup plus habiles, et les Indiens que j’ai vus à l’œuvre n’auraient remporté ni prix ni accessit dans les joutes des francs tireurs suisses, écossais, génois et autres. Quant au fusil, ils s’en servent médiocrement. Jamais un Indien ne compromet son coup ; la poudre coûte cher, et la balle ne se retrouve pas comme la flèche. L’Indien ne tire ni au vol ni à la course. L’élément de ses succès cynégétiques, c’est la patience. En fait d’adresse, l’Européen est encore le maître du sauvage.


Un émigrant dangereux dans l’île de Cayenne.

Le 8 janvier 1862, un mouvement inusité agitait toute la ville de Cayenne. Il n’était que six heures du matin, et la population, si paresseuse d’habitude, encombrait la place du marché. Il s’agissait d’une exécution capitale ; l’instrument de mort élevait sa funèbre charpente au milieu de la place, et, en dehors de la curiosité cruelle que ce spectacle excite en tout lieu, cette expression fatale de la justice humaine était ici saluée comme une délivrance, tant le redoutable bandit, que le glaive de la loi allait frapper, avait inspiré de terreur, tant ses crimes avaient provoqué des cris de vengeance.

Ce misérable, qui allait expier par sa mort une vie de forfaits, était un immigrant africain nommé D’chimbo, plus généralement connu sous le nom de Rongou.

Les Rongous sont une tribu de nègres de la côte occidentale d’Afrique dans le voisinage du Gabon.


Rue de Berry à Cayenne. — Dessin de Riou d’après un croquis de M. Touboulic, capitaine de frégate.


Pendant dix-sept mois, D’chimbo a tenu en échec la police de la colonie. Vivant dans les bois circonscrits par les limites restreintes de l’île de Cayenne, à quelques centaines de mètres d’une ville de huit mille âmes, invulnérable et insaisissable, échappant à toutes les embûches, invisible pendant quelque temps, puis signalant sa présence par le meurtre et le vol, ce bandit a défié, soldats, gendarmes et habitants acharnés à sa poursuite.

Le bonheur avec lequel D’chimbo se dérobait aux agents de la force publique, sa présence presque simultanée sur plusieurs points de la colonie, ajoutaient quelque chose de surnaturel et de mystérieux à l’effroi bien justifié qu’il inspirait déjà. Les habitants ne se hasardaient qu’en tremblant sur les chemins : les femmes surtout, qui étaient le plus en butte à ses attentats, croyaient voir partout le terrible Rongou. On ne sortait plus qu’en nombre, et encore n’était-on pas toujours à l’abri de ses agressions ; aussi les relations de la ville et de la campagne souffraient de cet état de choses, et le marché menaçait de ne plus être approvisionné par les cultivateurs effrayés.

Pour bien expliquer l’impunité dont sembla jouir si longtemps le bandit, il suffit de se représenter ce que c’est que l’île de Cayenne. Quoi qu’étant de beaucoup le point le plus peuplé et le mieux cultivé de toute la Guyane, l’île de Cayenne a encore bien des terrains Place des Palmistes à Cayenne. — Dessin de Riou d’après une photographie. perdus. Or, qui dit terrain perdu, dit terrain boisé, formant un fouillis d’autant plus épais que ce n’est pas le grand bois. Dans le grand bois, les arbres de haute futaie interceptent le soleil ; la végétation inférieure est gênée dans son développement ; on peut circuler entre ces troncs séculaires, sinon facilement, du moins en brisant quelques obstacles, en élaguant quelques branches, en abattant quelques lianes parasites. Dans le taillis, au contraire, les plantes s’enchevêtrent au milieu des arbres à croissance rapide des terres basses et forment autour de leur tige d’inextricables réseaux.

Les habitations sont éparses çà et là. Le taillis les enserre, le taillis les borde, le taillis les limite. Pour communiquer de l’une à l’autre, on a pratiqué dans ce labyrinthe des sentiers étroits où l’on marche à la file indienne et qui serpentent entre deux murs de feuillage. Quelques grandes routes principales étendent leurs poudreux rubans, allant du chef-lieu à Bourda, à Baduel, à Montjoly, à Montabo ; mais le long de ces routes il y a peu de cases et d’habitations ; de grands espaces restent isolés, déserts, sans passages de piétons et de cavaliers, et de chaque côté se trouve le bois qui ouvre à la fuite d’impénétrables retraites.

De plus, l’usage des armes à feu est peu répandu dans les campagnes. Quoique le gibier à poil soit très-abondant, la chasse n’est ni une occupation, ni une industrie. C’est grâce à ce détail que le Rongou a pu échapper si longtemps à la vengeance des victimes de ses déprédations, alors que sa force herculéenne le faisait sortir vainqueur des luttes corps à corps.

Donc, servi par le décor du théâtre où il joue ses tragédies sanglantes, mon brigand est devenu un être légendaire, une sorte de bête du Gévaudan, unissant la férocité de l’animal à l’astuce de l’homme, déployant dans la perpétration de ses crimes une adresse étrange, une audace persistante et une cruauté inexorable.

On le voit, ce n’est pas un bandit à l’eau de rose, un bandit d’opéra comique. Il ne porte pas le chapeau enrubanné de fra Diovolo, sa ceinture ne se hérisse pas du classique arsenal de messieurs les gentilshommes de grande route, et vous ne trouverez en lui ni les délicatesses ni les contrastes qui se rencontrent parfois dans l’histoire des coquins célèbres : c’est un criminel tout d’une pièce.

Il est nu jusqu’à la ceinture. Son torse noir et athlétique exhibe de nombreuses cicatrices et d’étranges tatouages. Les épines de la forêt et les balles ont déchiqueté ce sombre épiderme. Il est de petite taille, son buste et ses bras sont démesurément longs, ses jambes courtes. Sa tête petite s’appuie sur un cou de taureau. Ses dents de devant limées, d’après la coutume de sa race, donnent à sa physionomie un cachet de férocité inouïe. Il ressemble au Djina, à ce gorille colossal, dont il est le compatriote, et dont il a en partage la force redoutable et les appétits sensuels. Sa main droite est armée d’un sabre d’abattis, à lame forte, large, pesante, emmanchée dans un grossier morceau de bois. Quelquefois ce sabre est passé sans fourreau à sa ceinture, et le bandit porte sur l’épaule une énorme barre de fer, et manie comme une simple baguette cette pesante massue.

Chose étrange ! les bras musculeux de cet hercule africain se terminent par des mains d’enfant. Ses jambes, pareilles à des piliers, reposent sur des pieds qui feraient l’envie d’une jeune fille. Ces mains s’attachent par des poignets, ces pieds par des chevilles d’une finesse extrême.

En présence de cette espèce de minotaure, en face de cet emblème de la force brutale, l’homme le plus brave se sent un secret effroi, l’on comprend l’empire des muscles et du bisseps aux époques barbares, et l’on conçoit la terreur qui doit planer sur un pays, quand, doué de pareils avantages physiques, un semblable monstre déclare la guerre à la société, et se livre sans frein à sa nature farouche, cynique et implacable.

Ce fut un bien malheureux enrôlement que fit, dans la personne de D’chimbo, le recrutement opéré à la côte occidentale d’Afrique, en juillet 1858. Il est clair que si l’on eût consulté le chapitre des renseignements, on eût été édifié sur le compte de l’émigrant. De semblables natures se trahissent dès l’enfance, et leurs premiers pas dans la vie font pressentir l’avenir.

Arrivé à la Guyane le 26 septembre 1858, il fut employé à l’exploitation aurifère de l’Appronague, où il ne tarda pas à signaler son caractère malfaisant. Les moyens disciplinaires ayant été épuisés sans qu’on parvînt à dompter cette nature rebelle, on dut faire intervenir l’action plus sévère de la justice. Traduit devant la cour impériale, chambre correctionnelle, il fut condamné, par arrêt du 10 décembre 1859, à trois mois d’emprisonnement et à cinq ans de surveillance de la haute police, pour voies de fait, vol et vagabondage.

C’est pendant la durée de cette peine que D’chimbo, s’étant évadé, se réfugia dans l’île de Cayenne, et, jetant le gant à la civilisation qui l’avait puni, commença une vie de meurtres, et de brigandage.

Du jour où le bandit eut renoncé à la vie sociale et au travail, le vol devint sa ressource unique et forcée. Les fruits sauvages sont une médiocre nourriture, et le temps que D’chimbo avait passé chez les civilisés l’avait initié à des recherches gastronomiques plus délicates. Aussi, afin d’approvisionner son garde-manger de volailles et autres comestibles, pour exercer plus facilement sa coupable industrie, il s’était construit dans les bois des carbets qu’il habitait successivement, les établissant de préférence dans des endroits de difficile accès, mais à proximité des chemins fréquentés et sous le vent de ces mêmes chemins, afin de mieux épier les passants, afin de les voir et de les entendre sans en être vu ni entendu lui-même. C’était généralement dans un rayon peu distant de cases et d’habitations isolées, bien pourvues de vivres et de provisions ; et il était fort commode pour le malfaiteur d’aller y faire des visites diurnes ou nocturnes, et de dévaliser ces demeures écartées, tout à fait à la portée de ses coups de main.

À partir de cette époque le Rongou, serré de près, passe sa vie à fuir et parvient longtemps encore à braver la société, la justice et les lois. Certes, une impunité aussi prolongée ne fait pas honneur à l’habileté et à la vigueur de la police coloniale, pas plus qu’au talent des Indiens chercheurs de piste mis à sa poursuite. Un Rastreador des rives de la Plata eut promptement mené les agents de la justice jusqu’au gîte du criminel, et ce fut un hasard qui amena seul la capture du redoutable bandit et débarrassa la colonie du fléau qui la désolait.

Le 6 juin 1861, à deux heures et demie du matin, deux noirs, Tranquille et Anguilay, tous deux employés sur l’habitation La Folie, surprirent un homme s’introduisant dans la cuisine où il cherchait à s’emparer d’un tison ardent.

Se voyant découvert, cet homme chercha à s’enfuir ; le nègre Tranquille, pensant qu’il avait affaire à un malfaiteur, peut-être au Rongou lui-même, lui tira un coup de fusil à plomb qui, sans le renverser, l’arrêta cependant dans sa course. D’chimbo fait volte-face et, le sabre à la main s’avance vers Tranquille dans la résolution de le tuer. Anguilay vient au secours de son camarade, et D’chimbo, frappé d’un coup de crosse à la tête, d’un coup de sabre au bras, saisi au corps par deux hommes robustes et résolus, malgré sa force peu commune, malgré sa résistance désespérée, se vit enfin renversé et chargé de liens.

Alors il chercha à séduire ses vainqueurs en leur promettant de leur faire partager un trésor enfoui dans le bois et composé de pépites d’or qu’il avait dérobées aux mines de l’Approuague. Les deux noirs demeurèrent insensibles à cette rançon plus ou moins réelle qu’offrait le prisonnier, et le conduisirent devant le commissaire du quartier. En présence de ce magistrat, le bandit se nomma avec un farouche orgueil et déclara qu’il était le Rongou.

La nouvelle de cette importante capture circula avec la rapidité de l’éclair et répandit partout l’allégresse. C’était à qui féliciterait les deux braves dont l’énergie rendait au pays la confiance et le repos. Tranquille et Anguilay avaient bien mérité de la colonie, et les remercîments publics qui leur furent décernés, ainsi que la gratification de mille francs donnée à chacun d’eux, furent une juste récompense du service important qu’ils avaient rendu à la société.

Une foule immense assistait à l’entrée du Rongou en ville ; on voulait voir le célèbre malfaiteur, on voulait s’assurer que c’était bien le Rongou, cet égorgeur de femmes et d’enfants, cet ogre altéré de sang, ce démon caché sous une forme humaine. On craignait que le peuple ne se fît justice lui-même, n’arrachât le prisonnier des mains des gendarmes et ne le mît en pièces.

Il n’en fut rien. Sauf quelques cris, quelques imprécations, quelques injures, la foule, respectueuse envers la loi, confiante dans la justice, contint l’explosion de la colère que l’on sentait bouillonner en elle.

Le procès du Rongou fut mené avec toute l’activité possible. Le nombre des témoins était considérable, les chefs d’accusation nombreux, l’instruction criminelle fut des plus longues. Enfin la cause parut devant les assises de Cayenne.

D’chimbo, impassible et dédaigneux, ne nia aucun des crimes qui lui étaient imputés, et ne démentit les témoins que dans des détails insignifiants. Sa confrontation avec quelques témoins, entr’autres avec Julienne Cabassou, une de ses victimes, fut émouvante. À la vue du misérable, un frisson d’horreur sembla passer dans le corps de la jeune femme, et cette sensation gagna l’auditoire tout entier. Mais la déposition de Julienne fut faite avec dignité, sans récrimination et sans haine.

Interrogé sur le triple assassinat commis sur une autre femme nommée Marceline et sur ses enfants, D’chimbo dit qu’il a voulu l’entraîner dans le bois pour lui prendre quelques comestibles qu’elle portait dans son mouchoir ; que la mère et la petite fille s’obstinant à crier, il les a frappées pour les faire taire, et qu’il a fini par les tuer, la mère à coups de sabre, la petite fille en lui cognant la tête sur une roche. Quant à l’enfant à la mamelle, il n’a été frappé que des coups portés à la mère.

La défense d’un pareil scélérat était difficile. L’avocat dut se retrancher habilement derrière la nature sauvage du Rongou, ses instincts de brute que la civilisation n’avait pas épurés, la loi naturelle à laquelle il obéissait sans se rendre un compte exact du crime et de la vertu, de la propriété et du vol. Une simple question du président fit tomber cette adroite argumentation.

« Dans votre tribu, dit-il à l’accusé, l’homme qui tue, l’homme qui vole, que lui fait-on ?

— On le tue, » répondit franchement D’chimbo.

Il prononçait là sa propre condamnation.

Effectivement le Rongou fut condamné à mort, son pourvoi fut rejeté, le conseil privé déclara qu’il n’y avait pas lieu de recourir à la clémence de l’Empereur, et le coupable dut se préparer à mourir.

Le digne prêtre qui le visitait dans sa prison prétend qu’un rayon de repentir illumina ce cœur farouche. J’en doute. Quoiqu’il en soit, venu à pied au lieu du supplice, le Rongou a monté d’un pas ferme les degrés de l’échafaud, et a montré la plus suprême indifférence devant les apprêts de l’exécution. Peut-être s’attendait-il à mourir par la hache ou le glaive, et la vue de cette machine étrange ne disait rien à son esprit. Il regardait avec étonnement

…Ce créneau sanglant, étrange, redouté
Par où l’âme se penche et voit l’éternité.

Enfin un signal se fit entendre et la justice des hommes fut satisfaite.

En face de l’échafaud on avait fait mettre en rang toute la tribu des immigrants rongous. C’était une faute, car les crimes de D’chimbo lui étaient propres, ce n’étaient pas les crimes d’une race, et le nègre Anguilay, qui arrêta le bandit au risque de sa vie, était lui-même un Rongou.

Quant à la foule, elle fut muette et calme et ne troubla la solennité terrible de cet acte de justice par aucun cri, par aucune manifestation scandaleuse.

Le nom du Rongou restera toujours à la Guyane comme un sinistre épouvantail. Amplifiée par l’imagination populaire, son histoire sera le sujet de terribles récits, et plus d’une femme attardée dans les bois qui furent le théâtre de ses crimes, hâtera instinctivement sa marche de peur de voir apparaître à ses yeux le sinistre fantôme.


Excursion aux pénitenciers.

L’effectif actuel de la transportation à la Guyane, en y comprenant les repris de justice et les libérés astreints à la résidence, est de sept à huit mille. Les envois annuels de France ne font guère que remplacer les vides que les évasions, les libérations et la mortalité opèrent dans les rangs des condamnés. C’est un mouvement de cinq à six cents individus par an.

En dehors de tous ces établissements disséminés, il fallait faire choix d’un lieu susceptible d’extension indéfinie, afin d’y fonder la colonie pénitentiaire agricole, but principal de l’œuvre et dont les autres points devaient fournir les éléments.

Il paraissait facile d’après la nature des lieux et le faible chiffre de la population de diviser la Guyane en deux parties distinctes : la terre des gens libres et la


Pénitencier flottant. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.


terre de la transportation. Mais l’embarras était de savoir quel était le point le plus convenable à l’établissement de la transportation, car il y avait à choisir entre le pays que l’île de Cayenne laissait au Nord ou celui qu’elle laissait au Sud.

Chacune des deux régions avait également son cours d’eau, son grand fleuve, le Maroni et l’Oyapock. Toute la question était de savoir s’il valait mieux se rapprocher du Brésil que se fixer près de la Guyane hollandaise, si les rives de l’Oyapock présentaient plus de chance de succès que celles du Maroni. La question ayant été résolue en sens contraire, il y avait encore à choisir entre deux systèmes. On pouvait marcher de Cayenne sur le Maroni ou bien du Maroni sur Cayenne ; prendre Kourou pour point de départ, ou placer dans le Maroni même le berceau de la société future. Cette préférence semble dès aujourd’hui justifiée. C’est donc sur les bords du Maroni que vont se traiter désormais les deux grandes questions de la résurrection de l’agriculture coloniale, au moyen de travailleurs blancs, et de la moralisation des transportés par le travail. Tout l’avenir de la Guyane est là.

Je ne veux pas écrire l’histoire successive et détaillée des divers établissements pénitentiaires de la colonie ; je me bornerai simplement à dire le nom et la spécialité de chacun d’eux.

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Maisons des Pères jésuites’et. des religieuses de 1’llet la Mère. 4 Dessin de Riou d’après une çihbtographie de M. Masson.

Et d’abord, mentionnons les trois Îles du Salut, dont j’ai déjà parlé, les Îles du Salut qui sont le lieu d’arrivée des convois, et servent en même temps de dépôt principal, d’où les transportés sont, suivant leurs aptitudes, dirigés vers les autres points de la colonie. L’Île du Diable, réservée aux déportés politiques, est actuellement sans emploi. Les trois îles sont réunies sous l’autorité d’un capitaine d’infanterie de marine, qui a également sous sa direction le pénitencier établi dans la rivière de Kourou, dont les hommes sont employés à des essais agricoles. Quelques transportés sont également détachés pour la surveillance des ménageries[2] de Passoura, d’Iracoubo et d’Organabo.

À Cayenne sont établis trois pénitenciers flottants, la Chimère, le Grondeur et la Proserpine, vieux navires de guerre, hors de service, dont le personnel est employé aux corvées du port et de la rade, au chargement et au déchargement des navires frêtés pour l’État, au nettoyage et à l’entretien des rues et des routes, aux ateliers du génie et des ponts et chaussées. Tous les condamnés vont à l’ouvrage à terre chaque matin, reviennent dîner à bord à midi, retournent au travail après ce repas, et reviennent coucher à bord de leurs pontons respectifs.

L’Îlet la Mère sert de résidence aux vieillards, aux infirmes et aux convalescents de toute catégorie.

Montjoly et Bourda, dans l’île de Cayenne, sont les deux habitations spéciales et les deux champs de travail des libérés.

La Montagne d’Argent est le séjour consacré aux repris de justice. On les y emploie à la culture du café et à celle du tabac.

Saint-Georges, dans l’Oyapock, possède une usine à tafia, une scierie mécanique, des champs de cannes à sucre et quelques cotonniers ; mais l’insalubrité avérée de cette résidence est telle, qu’on a reconnu en principe la nécessité de l’évacuer complétement. On a déjà dû en rappeler tous les transportés de la race blanche.

Mentionnons enfin, pour mémoire, le pénitencier de Sainte-Marie, dans la rivière de la Comté, établissement fondé en 1854 et abandonné en 1859. Il est resté là quelques hommes chargés de garder les bâtiments et le matériel.

À part Saint-Georges et Montjoly, confiés à des administrateurs civil, tous les pénitenciers sont commandés par des officiers d’infanterie de marine. Tous sont soumis au même régime, régime essentiellement militaire, et dépendent d’un directeur général des pénitenciers, qui n’est lui-même que le fondé de pouvoir du gouverneur, chef supérieur de la transportation qui assume la responsabilité des ordres qui sont toujours supposés donnés en son nom et à titre de délégation permanente.

On comprend que pour relier ces établissements entre eux et avec le chef-lieu, pour les approvisionner et pour satisfaire à toutes les exigences de ce service, la marine coloniale doit déployer une immense activité ; sur cette côte surtout que des ras de marée fréquents rendent très-mauvaise pendant l’hiver, et qui, de Saint-Georges de l’Oyapock, jusqu’à Saint-Laurent du Maroni, offre un développement de plus de quatre-vingts lieues.

Six bâtiments à vapeur et six goëlettes à voiles suffisent à peine à ce mouvement constant. Il est huit heures du matin, l’Alecton chauffe. Depuis deux jours, des corvées de transportés chargent les chalans à terre et viennent en vider le contenu à bord. Ce sont des vivres et du matériel pour les Îles du Salut, et pour le Maroni : vin, légumes secs, farine, chaux, outils, objets confectionnés, matières premières. Dès le matin on a embarqué cinquante bœufs, la plupart destinés à la boucherie, quelques-uns devant servir de bêtes de trait.

En ce moment, les passagers arrivent, par babord, par tribord, à droite, à gauche, par devant, par derrière. Le pont offre un fouillis étrange où domine ce beau désordre qui est un effet de l’art. Des malles, des paquets, des pagaras, des caisses, des paniers, des meubles, chaises, fauteuils, lits, tables, armoires, matelas, volailles, moutons, chiens, chats, perroquets, femmes, enfants, bagage de toute catégorie, embarras de toute provenance.

Ce sont des soldats qui vont relever les garnisons partielles, des gendarmes et des surveillants changeant de résidence, voyageant avec famille et mobilier, portant tout avec eux comme le philosophe Bias ; mais dont la fortune se présente sous un plus grand volume. Puis vient tout le service de santé, pharmaciens et médecins, et des officiers de toute arme, et des agents de tout grade. Des religieuses de Saint-Paul de Cluny, de Saint-Joseph de Chartres, des Révérends Pères de la Société de Jésus, accompagnés de l’indispensable frère servant, des cantinières revenant du chef-lieu avec des provisions solides et liquides ; tout cela se complète par une soixantaine de transportés dirigés d’un point sur un autre, et par quelques passagers civils, noirs ou blancs.

L’officier en second et l’officier de quart, chargés de faire arrimer colis, bêtes et gens, de veiller à l’emménagement des uns et d’écouter les réclamations des autres, tiraillés en tous sens, ne savent parfois où donner de la tête. Si Jupiter et son fidèle Mercure voyageaient encore sur la terre, afin de d’édifier sur la façon dont on pratique l’hospitalité chez les simples mortels, je ne leur conseillerais pas d’aller chercher cette vertu à bord des navires de guerre condamnés aux passagers. Pour ne pas recevoir un accueil un peu brusque, ils feraient bien de renoncer à leur séduisant incognito, et d’exhiber préalablement leur feuille de route de dieux de première classe.

Comme prix du passage, on pourrait profiter de l’occasion pour demander au maître du ciel de laisser à bord ce qu’on ne trouva pas au fond de la boîte de Pandore : la patience. Ces charmants compagnons, ces amis de la veille, avec lesquels on a de si bonnes relations à terre, dès qu’ils mettent le pied à bord, investis du titre officiel de passagers, deviennent un épouvantail. Alors l’officier de marine se compose un visage de circonstance, ce qu’on nomme la figure à vent debout, il oublie ses formes polies et gracieuses ; il se fait épineux comme un buisson et se hérisse comme un porc-épic.

« Lieutenant, les marins auront soin de ma malle, n’est-ce pas ? il y a des objets fragiles dedans.

— Vous avez la clef ?

— Parbleu ! Avec la société mêlée que je vois là-bas…

— Alors soyez tranquille, vous retrouverez les morceaux.

— Lieutenant, mes poules sont en sûreté ?

— Oui, madame, le tigre du commandant ne mange que des pigeons.

— Ah ! mon Dieu ! le commandant a un tigre, et mes enfants !…

— Ne craignez rien madame, le monstre a déjeuné.

— Lieutenant, mes matelas ne seront pas mouillés ?

— Non, s’il ne pleut pas.

— Où donc a-t-on mis mes pantoufles jaunes ?

— Pourvu que mon perroquet ne soit pas trop près des chaudières. »

Le lieutenant ne répond plus, il jure. Mais cette rudesse et cette mauvaise humeur ne sont que dans la forme, c’est un nuage sur un beau ciel. Sous cette écorce rugueuse dont l’infortuné lieutenant croit devoir se couvrir comme d’un bouclier, il y a de la bonhomie et de la complaisance.

Quelquefois un bœuf mal attaché fait invasion sur l’arrière dans une course désordonnée, et vient compliquer la situation. Devant l’animal cornu, tout fuit, sans s’armer d’un courage inutile, et chacun cherche un abri jusqu’à ce que les matelots, ravis de l’incident, aient rattrapé le fugitif. Si le pauvre ruminant se blesse dans sa tentative d’évasion, l’allégresse est complète. Alors on espère que le conseil d’administration du bord décidera que l’animal, ne pouvant supporter les fatigues de la traversée, doit être sacrifié sur l’heure. C’est un supplément de viande fraîche, une dîme prélevée avec toute légalité sur le chargement.

Enfin le commandant arrive avec ses instructions et ses dépêches. Le sac des lettres, la correspondance des pénitenciers, les fonds destinés au payement des employés, tout est embarqué. On hisse les derniers canots, les coups de sifflet-vapeur annoncent le départ par leur bruit strident, l’ancre est levée, le navire met en marche. Alors tout s’accore petit à petit contre le roulis qui commence à secouer l’Alecton. Chaque objet, chaque personne trouve sa place. Force est de rester sur le pont, colis et voyageurs, sous l’abri des tentes. Quand il ne pleut pas il n’y a que demi-mal. Chacun se couche comme il peut ; qui sur un fauteuil, qui sur un matelas, beaucoup même sur le pont. Le mal de mer arrive avec son cortége de nausées. C’est la lance d’or de l’héroïne de l’Arioste qui renverse les plus fiers champions. Le pont ressemble à un vrai champ de bataille où l’on entend des plaintes et des gémissements. Mais voici que l’ancre tombe sur rade de l’Île-Royale ; la chaîne déroule avec fracas ses anneaux de fer. Ce bruit a la vertu de la trompette qui sonnera la fanfare du réveil dans la vallée de Josaphat. Morts et mourants se relèvent. Les uns sont arrivés au terme de leur voyage, les autres vont à terre pour prendre des forces, afin de recommencer le soir.

Dès que le navire est rendu au mouillage, des chaloupes et des chalans, dont les transportés forment l’équipage, viennent prendre le personnel et le matériel à destination des îles.

Les épaules souvent. nues de ces condamnés, leurs bras et leur torse exhibent parfois d’étranges tatouages, signes indélébiles, qui, constatés avec soin dans leur signalement, viennent au secours de la justice pour établir certaines individualités douteuses. Hiéroglyphes indéchiffrables, peintures naïves, dessins honteux, sentences, imprécations, serments d’amour et de haine ; il y a de tout dans ce singulier musée.

La surcharge d’ornements semble être en raison directe de la criminalité. Ce sont les chevrons du bagne imprimés sur la peau. J’ai vu des épidermes qui disparaissaient sous les dessins, croisés comme certaines écritures économes qui ménagent le papier.

Ce n’est plus un homme, c’est un manuscrit illustré où l’on a utilisé le recto comme le verso de la page.

Frédéric Bouyer.

(La suite à la prochaine livraison.)



L’entrée de la rivière Maroni vue du large. — Dessin de Riou d’après M. Bouyer.


VOYAGE DANS LA GUYANE FRANÇAISE,


PAR M. FRÉDÉRIC BOUYER, CAPITAINE DE FRÉGATE[3].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Le Maroni. — Ses rives. — Leurs productions et leurs habitants. — Indiens galibis.

L’arrivée du courrier, sur les pénitenciers, est toujours un événement. C’est un mouvement, une agitation générale qui se reproduit deux fois le mois. Après le départ du navire, qui ne reste d’habitude que quelques heures, tout rentre dans le calme d’une vie d’ennui pour les fonctionnaires isolés de toute distraction.

À huit heures du soir l’Alecton quitte les Îles du Salut, et fait route vers le Maroni. Le lendemain, au lever du jour, nous sommes à l’entrée de cette rivière, limite de la Guyane française et de la Guyane hollandaise.

L’entrée du Maroni est par 5° 56’ de latitude nord et par 56° 50’ de longitude ouest.

La création de la colonie pénitentiaire remonte seulement au mois d’août 1857. Voyons, sans suivre pas à pas ses développements successifs, où elle en est arrivée aujourd’hui.

À partir de son embouchure, le Maroni offre plusieurs criques qui semblent profondes ; mais ces criques ne sont à vrai dire que le fleuve lui-même. Elles enserrent des îles de palétuviers noyées à la haute mer. Ce n’est qu’à une vingtaine de milles de l’embouchure que le sol se raffermit et permet la culture sans nécessiter un travail de drainage et de dessèchement. Le palétuvier vient encore baigner ses racines à la mer, et envahit le rivage ; mais la plage est sablonneuse, et derrière ce rideau d’arbres peu profond, on trouve la terre-haute dont la fertilité n’est pas invariablement la même, mais qui laisse le choix des cultures.

À la pointe Bonaparte, lieu choisi pour le berceau de la ville future, il n’y avait qu’un carbet d’Indien ; au lieu où se trouve actuellement l’usine, il y avait quelques familles indiennes. Mais à part l’étroit défrichement fait par ces indigènes, qui vivent un jour là et le lendemain ailleurs, sans autre guide que leur caprice, à part cet abattis insignifiant, la forêt étendait partout son niveau de verdure. Tout était à faire ; mais dans ces bois eux-mêmes, qui nous disputaient le sol, se trouvait l’élément de nos constructions, la carrière d’où devaient sortir nos édifices, et la source future d’un puissant commerce.

Comme abord, comme navigation, le Maroni est d’un accès plus facile que l’Oyapock. Il reçoit des navires d’un tonnage beaucoup plus fort. Son cours, plus uniforme, ne présente ni les mêmes sinuosités ni les mêmes dangers, et les roches peu nombreuses qu’on y rencontre peuvent être facilement évitées. Il est vrai de dire que sa vue ne séduit pas comme celle de l’Oyapock. Point de ces collines, de ces gorges baignées d’ombre et de lumière, où le carbet sauvage se présente à l’œil d’une façon si pittoresque, avec son abri de palmiers et de bambous ; mais il faut se défier de ces mises en scène de la nature qui souvent nous abusent par un pompeux étalage.

Le Maroni admet des bâtiments de 5 mètres de tirant d’eau. Ils n’ont point de grandes manœuvres à faire, attendu que le chenal longe toujours la rive française, et que la brise de terre ou la brise du large leur est alternativement favorable pour l’entrée ou pour la sortie. Puis, dès que le commerce arrivera à de certaines proportions, un service de remorqueurs sera établi.

Au premier abord, toutes les rivières des Guyanes se ressemblent jusqu’au moment où, remontant leur cours, on arrive au sous-sol rocheux et au grand-bois. C’est en allant vers le sud que cette transformation devient sensible ; c’est en approchant des sauts, ou cataractes, ou rapides, que la végétation des marécages fait place à ces arbres séculaires, dont le tissu ligneux, incorruptible, possède la dureté et la résistance des métaux.

Jusque-là c’est une bordure uniforme de palétuviers envahissant les eaux dans un chaos de branches, de feuilles et de racines. Pour un observateur attentif, il existe cependant encore quelques nuances dans cette végétation désordonnée. Les palétuviers appartiennent à deux espèces bien distinctes, qui sont les indices infaillibles de la nature des terrains.

Ainsi, le palétuvier rouge, risophora mangle, poussant ces racines ambitieuses qui étendent indéfiniment leurs arceaux, qui sortent du tronc, qui descendent des branches et se font arbre elles-mêmes, voilà l’indice de terres sulfureuses de médiocre qualité.

La seconde espèce de palétuviers, le palétuvier blanc, avicenia, n’a pas les racines adventives du palétuvier rouge ; il pousse de petites radicelles verticales, formant sur ces terres noyées un tapis de haute laine. Cette espèce indique les bonnes bases, les terres propres à la culture ; commune dans les cours d’eau de la Guyane hollandaise, elle ne domine pas à l’embouchure du Maroni.

Ainsi que je l’ai dit, le chenal de la rivière est vers la rive française. La profondeur de l’eau permet aux navires de passer si près de terre que l’on frôle parfois le feuillage des arbres. Ce défilé rapide est des plus curieux.

Devant le bâtiment, fuient des bandes d’aigrettes blanches et bleues, qui donnent un coup d’aile pour se reposer un peu plus loin. L’oreille est assourdie par les cris des perroquets et des aras, au plumage éclatant, qui volent par couples à de grandes hauteurs, et vont se perdre dans les profondeurs du feuillage.

Quelquefois une biche qui faisait sa sieste au bord de l’eau, troublée dans son sommeil ou dans sa méditation par le bruit des roues du steamer, rentre tout effrayée dans le bois.

Des incidents de moindre importance sont encore pour moi matière à distractions. Un singe qui grimace à la fourche d’une maîtresse branche, un écureuil qui saute d’arbre en arbre, aussi rapide dans sa fuite que s’il avait pris les ailes de l’oiseau, un ramier qui roucoule à la cime d’un palétuvier, un pagani[4] qui plane en méditant un meurtre, un papillon à la robe de velours et d’azur, tout ce qui anime et peuple cette splendide verdure m’intéresse et captive mon attention.

De l’extrémité des branches de plusieurs arbres, se balancent, suspendus par un léger lien, des nids semblables pour la forme à d’énormes poires oblongues. À la partie supérieure se trouve l’entrée de ce berceau de famille, et la main qui pénètre par l’ouverture en atteint difficilement le fond. C’est une colonie aérienne d’oiseaux nommés Cassiques, de la grosseur d’un merle, et dont le plumage noir tranché de jaune est du plus bel effet. Leurs œufs sont blancs, tâchetés de noir. Le Cassique s’apprivoise facilement ; il a du reste cela de commun avec la plupart des bipèdes et quadrupèdes de cette partie de l’Amérique, où toutes les bêtes se familiarisent vite et viennent manger dans la main de l’homme pour peu que ce roi de la nature les autorise à ce laisser-aller plein d’abandon. Le Cassique siffle et parle comme le perroquet.

Un arbre tout couvert des nids de ces oiseaux se trouvait isolé de la grande terre et tout entouré d’eau, mettant ainsi une barrière liquide entre la petite colonie et les nombreuses espèces de rongeurs et de carnassiers, famille des renards et des chats, toujours friands des œufs et des petits des oiseaux. Cet arbre était du reste peu élevé, et l’on pouvait en un moment faire une ample récolte.

Dans les grandes circonstances, il y a toujours quelque écrou à serrer dans la machine d’un bâtiment à vapeur, je profitai donc de l’occasion pour stopper. On amena le petit youyou, trois hommes s’y embarquèrent et se dirigèrent vers les nids convoités.

Nous suivions de l’œil la manœuvre de nos hommes, dont les exploits étaient révélés par les cris des pères et mères, qui troublaient l’air de leurs gémissements à la façon de la plaintive Philomèle, quand, tout à coup, nous vîmes nos dénicheurs de merles porter vivement les mains à leur visage, se livrer à de singulières contorsions, puis finalement faire un plongeon dans la rivière à l’instar des grenouilles, rentrer dans le canot tout ruisselant d’eau et revenir précipitamment à bord.

Le mystère nous fut expliqué.

Les Cassiques n’habitaient pas seuls le palétuvier. Il servait également d’abri à un essaim de guêpes terribles, nommées mouches sans raison. Ces abeilles sauvages sont de plusieurs sortes. Leurs nids sont également suspendus aux branches. Ils sont aussi grands qu’une vessie de vache gonflée, ils en ont la forme et la couleur, mais sont d’un ovale moins parfait. Leur composition ressemble à du carton, d’où l’on a donné à ces mouches le nom de Cartonnières. Cependant l’essence de l’enveloppe du nid est plutôt à base argileuse qu’à base ligneuse. L’entrée de la ruche est au centre de la partie inférieure, les cellules sont disposées par couches horizontales.

On appelle ces mouches « sans raison » et voici pourquoi : c’est que sans provocation aucune elles attaquent l’homme, c’est que leur susceptibilité est extrême et qu’elles se croient toujours en droit de défense. Lorsque par inadvertance quelque passant franchit à pied ou à cheval les frontières qu’elles ont assignées arbitrairement à leur empire, elles sortent avec fureur de leur ruche et poursuivent leur ennemi à outrance, l’attaquant par instinct aux endroits les plus sensibles, aux yeux, aux lèvres, entrant dans la barbe, dans la chevelure et causant de cuisantes douleurs.

Les nègres en ont une peur extrême, et la manière légère dont ils sont vêtus explique du reste cette terreur.

Tout insociables que semblent ces mouches, on dit cependant qu’elles sont susceptibles de reconnaissance. Quand elles ont fait élection de domicile auprès d’une maison, elles semblent vouloir payer l’hospitalité par leur respect pour les habitants qu’elles savent reconnaître et qui peuvent circuler impunément autour de leur ruche, mais elles ne sont pas aussi aimables pour les étrangers.

Ce fait, certifié par divers voyageurs, a été exploité par les romanciers avec un plein succès ; mais s’il peut être mis en doute, on ne peut révoquer le commerce d’amitié qui se fait entre ces mouches et les Cassiques.

Essaim de mouches et compagnie d’oiseaux logent donc souvent au même arbre. Une sorte d’accord mutuel et de pacte de famille s’établit entre les deux sociétés. Les ennemis de l’une sont les ennemis de l’autre, et les deux petites républiques vivent en bonne intelligence et se sauvegardent mutuellement.

Cet incident avait fort égayé l’équipage ; quant aux héros de cette malencontreuse expédition, ils revenaient tout honteux, les yeux et les lèvres rouges et gonflées, mais prenant mal leur mésaventure et les rires qui les accueillirent à leur arrivée à bord, pour venger leur honneur compromis par des mouches, ils offrirent une partie de coups de poing contre le premier tenant.

Le premier établissement qu’on aperçoit, surmonté du drapeau tricolore, est celui des Hattes, situé à l’embouchure du fleuve. Il y a là une centaine de têtes de bétail qui paissent des savanes qu’on s’occupe à drainer aujourd’hui. Deux à trois cents repris de justice sont employés à ce travail. On compte aussi quelques concessionnaires qui exploitent les bois et débitent en bardeaux l’arbre nommé ouapa. On appelle bardeaux ces lames de bois qui remplacent les ardoises pour la couverture des maisons.

Le séjour des Hattes n’est pas très-sain. Ces lieux marécageux exhalent des miasmes fiévreux et donnent naissance à des nuées de moustiques qui tourmentent les transportés de nuit et de jour. De plus, cette plage sablonneuse, qui s’étend devant le pénitencier, dégage un calorique énorme et une réverbération funeste. On trouve en abondance, à mer basse, ces cailloux roulés nommés diamants de Sinnamary, et qui, taillés et montés, forment d’assez jolies parures. C’est du quartz hyalin incolore, médiocrement doué de la double réfraction.

On y rencontre aussi beaucoup d’oiseaux de marais. Le quinquin, sorte de vanneau dont le nom est l’harmonie imitative de son cri habituel, les râles d’eau, les canards les fréquentent en bandes nombreuses. On y voit aussi le kamitchi, sorte de grand héron, dont les ailes sont armées d’un fort éperon.

Dans les flaques d’eau et dans les ruisseaux se trouve ce singulier poisson qu’on nomme atipa, qui est revêtu d’une cuirasse à mailles mobiles, tout comme un chevalier du moyen âge. Cette armure défensive lui a été donnée, sans nul doute, pour repousser la dent des caïmans qui fréquentent les mêmes parages. La chance de rencontrer un de ces sauriens importuns est un des dangers de la pêche de l’atipa dont la chair est fort estimée des gourmets. Il n’est pas rare, en fouillant les trous boueux où se réfugie ce poisson revêtu de plaques comme un monitor, de mettre la main sur un caïman qui, quoique petit de taille, n’en a pas moins la mâchoire garnie d’une formidable défense.

Les tortues sont extrêmement communes dans le Maroni et forment une grande ressource pour les tables. Elles sont de taille moyenne et de diverses espèces.

La plus curieuse des tortues de la Guyane habite les environs du Ouanary et de la montagne d’Argent. Les noirs la nomment tortue mata-mata. Sa couleur est terreuse ; son dos est surmonté d’une double bosse longitudinale ; son cou, qui ne peut se loger dans la carapace, est démesurément long, aplati, couvert d’excroissances et se termine par une tête petite au nez pointu comme celui de la fouine ; mais, sous ce nez, s’ouvre une bouche énorme, fendue par delà les oreilles ; c’est un hideux animal dont le caractère, assure-t-on, n’est guère moins laid que la figure. Tapie dans la vase dont elle a la couleur sale, elle guette sa proie et mord indistinctement tout le monde. Li mauvais passé serpent, passé caïman, disent les nègres. C’est-à-dire que sa méchanceté dépasse celle du serpent et celle du caïman[5].

De tous les mots de la langue française, le mot tortue est peut-être celui que le nègre éprouve le plus de peine à prononcer. On connaît son aversion pour certaines consonnes, voire pour certaines voyelles. Mais ici les difficultés semblent insurmontables.

J’ai souvent essayé de faire épeler ce mot terrible à des nègres d’âge et de sexe différent, et je suis invariablement arrivé au même résultat. Ils nommaient victorieusement chaque lettre, chaque syllabe ; mais, pour eux, t, o, r, tor, t, u, e, tue, fait toujours toti ; et tortue de mer ou tortue de terre ne se prononceront jamais autrement que toti la mé, toti la té.

Ceci me rappelle l’histoire d’un brave matelot auquel on apprenait à lire.

Pour parler également à ses yeux et à son esprit, l’alphabet était illustré de dessins grossièrement enluminés. Au-dessus d’un navire à deux mâts, à une seule rangée de canons, était écrit le mot vaisseau.

Le marin épelait bien les huit lettres du mot vaisseau, mais la réunion de ces huit éléments se traduisait toujours par le mot brick, prononcé à haute et intelligible voix. En effet, un navire à deux mâts et à une seule batterie ne pouvait être un vaisseau.

Non loin des Hattes est un village de quelques huttes d’Indiens, habité par trois à quatre familles. Ils chassent, pêchent, cultivent un peu de manioc et font quelques poteries grossières, cuites au soleil et enluminées au moyen de sucs végétaux.

Le manioc est le blé de la Guyane. Cet arbuste, de la famille des euphorbiacées, se termine par une racine tuberculeuse qui a la singulière propriété de fournir en même temps un violent poison et une excellente substance alimentaire. Il faut séparer l’une de l’autre. L’opération est simple et permet de faire entrer dans la consommation cette farine qui, sous les noms divers de couac, de sagou et de tapioca, est de si grand usage dans le monde des trois continents. Voici sommairement le procédé employé pour opérer l’élimination du principe vénéneux.

La racine est dépouillée de sa peau, puis frottée sur une râpe. L’espèce de bouillie qui en résulte est mise dans une sorte de couleuvre en tissu de latanier, susceptible de grande extension. Un fort poids aide à la compression de la substance dont la partie liquide s’écoule par les pores de la couleuvre. Lorsqu’elle a égoutté suffisamment, on prend cette pâte et on l’étend sur des plaques de fonte exposées à un feu ardent. L’évaporation fait justice des derniers sucs malfaisants.

Comme on le voit, la manutention du manioc est des


entrée de la rivière du Maroni. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Rodolphe.


plus primitives. Cette culture forme à peu près toute l’agriculture des Indiens. Le peu de soins qu’exige la plante jusqu’à la récolte convient au caractère indépendant de ces nomades enfants des forêts. Ils ne savent se plier à aucun de ses assujettissements, à aucune de ces entraves qui semblent compromettre la liberté de l’homme.

La-dessus leur susceptibilité s’effarouche facilement ; ils ne s’inquiètent ni de l’avenir ni du but, ils ne voient que le présent. Le fleuve renferme du poisson, les bois cachent du gibier ; poisson et gibier sont à qui sait les prendre ; pourquoi nourrir des animaux domestiques ?

Un administrateur de Cayenne voulut faire accepter à un Indien une vache et un taureau, en cherchant à lui faire comprendre l’avantage qu’il pourrait en retirer, mais en lui expliquant aussi les soins qu’exige le bétail.

Le sauvage refusa le présent avec obstination.

« Tu veux, répondit-il, que moi, qui suis un homme libre, je me fasse l’esclave d’un bœuf, que je lui donne à boire, à manger, que je marche derrière lui ? Jamais ! pas la peine encore ! » Si l’Indien se croit gêné dans l’exercice de cette liberté chérie, il déménage. Femmes, enfants et bagages sont embarqués dans la pirogue, et il va construire un carbet dans un autre lieu. Il exécute souvent la même manœuvre, sans raison apparente, sans autre motif que cet impérieux besoin de changement qui le domine exclusivement. Une fois qu’il a planté le manioc, il abandonne souvent le champ à la garde de Dieu et ne reparaît que pour la récolte. Les bêtes sauvages en ont grignoté un morceau, mais il faut que tout le monde vive.

C’est la dernière expression de la vie matérielle. Si l’homme peut étouffer ses autres aspirations, si c’est là le seul rôle que la Providence lui ait assigné sur la terre, l’Indien est heureux : nul souci ne trouble l’horizon de sa vie. Il a un canot, un hamac, une chaudière ; son arc et ses flèches pourvoient à sa subsistance ; tous ses besoins sont satisfaits.

Sa religion est le manichéisme, c’est-à-dire la lutte des deux principes, du bon et du mauvais esprit. Il cherche à apaiser l’un et à se rendre l’autre favorable ; mais il y a chez lui beaucoup du fatalisme des orientaux. Sa philosophie est la résignation.

Les Indiens des Hattes semblent s’y être établis à poste


Nids de classiques. Dessin de M. Rapine d’après une aquarelle de M. Bouyer.


fixe. L’aspect de la civilisation n’y fait pas trop contraste avec leur manière de vivre. Ils sont de la tribu des Galibis.

Ils ont la taille petite, la tête grosse, le visage aplati, les cheveux longs et roides. Ils portent pour tout costume un morceau d’étoffe qu’ils roulent autour des reins et passent entre les jambes, et qu’on nomme calimbé. L’habillement des femmes est tout aussi primitif : il consiste en un simple petit tablier. En revanche, elles ont des colliers, des bracelets et des jarretières ; toute la coquetterie de leur costume est là. Les jarretières mises au-dessous du genoux sont de larges bandes d’étoffe qui leur serrent fortement la jambe et interceptent la circulation du sang. Elles en portent également au-dessus de la cheville. Ce luxe d’appareils comprimants donne à leur démarche quelque chose de gêné qui rappelle les allures de certains palmipèdes fourvoyés hors de l’élément liquide, et cette compression des membres inférieurs fait acquérir aux autres parties charnues du corps un développement excessif. Du reste, elles sont fort laides, ces dames sauvages. Si la nature embellit la beauté, il faut convenir qu’elle remplit quelquefois ses attributions d’une façon bien étrange. Il est vrai que je raisonne toujours sur la beauté d’après nos idées et nos habitudes européennes, et que j’oublie qu’on a soutenu que le beau comme le laid est affaire de convention.

Les femmes indiennes, ces pauvres esclaves de l’homme, sont exclusivement chargées d’extraire des pieds du mari les parasites incommodes. Pour ce faire, il faut toujours qu’elles soient munies d’épingles ou d’aiguilles ; mais où piquer ces aiguilles et ces épingles quand on porte, à peu de chose près, le costume de la déesse Vérité ? Leur embarras est le même que celui où se trouvait l’empereur Soulouque pour attacher l’étoile de l’honneur sur la poitrine de ses soldats.

Or, elles ont inventé un ingénieux moyen de résoudre la difficulté. Elles se percent la lèvre inférieure et logent, dans cet étui d’un nouveau genre, tout un paquet d’aiguilles, la pointe tournée vers le dehors.

À elles toutes les fatigues, à l’homme le repos. L’homme, c’est le maître, c’est le roi. La femme, ou plutôt les femmes, car la polygamie est une loi du monde sauvage, les femmes sont les servantes et les humbles esclaves, et elles acceptent cette condition inférieure avec abnégation. Certes, nos ménagères de France, celles qui portent le sceptre peu constitutionnel dans ce petit royaume dont le foyer domestique est la capitale, frémiraient d’une noble indignation devant le sort que la loi indienne fait à leurs sœurs déshéritées de cette partie de l’Amérique.

En ce moment suprême où le titre de mère donne à l’épouse des droits sacrés au respect et aux soins du mari, il se joue dans les ménages indiens une singulière comédie.

Quand la femme accouche, c’est le mari qui se fait soigner et plaindre, c’est lui qui est le plus malade. Aussitôt après sa délivrance en laquelle elle n’a reçu les bons offices de personne, la femme va baigner son nouveau-né dans le fleuve et s’y plonge elle-même ; puis elle revient près du mari qui s’est couché dans le hamac où il geint et paresse pendant une dizaine de jours.

« Qu’avez-vous donc, compère ?

— Tu ne vois pas ? Je suis malade, j’ai eu un enfant. »

Ce serait risible, si ce n’était odieux.

  1. Suite. — Voy. page 273.
  2. On appelle hattes ou ménageries les établissements consacrés à l’élève des bestiaux.
  3. Suite. — Voy. pages 273 et 289.
  4. Espèce d’épervier. Il y en a de deux sortes : le pagani brun et le noir.
  5. Le Tour du monde, tom. XI, p. 316, a donné, d’après M. Paul Marcoy, une figure détaillée de cette chélyde.