Voyage dans la Guyane française/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 310-320).
Troisième livraison


Pénitenciers et concessions sur le Maroni. — Les grands bois, leur exploitation et leurs dangers.

Depuis les Hattes jusqu’à Saint-Laurent, c’est-à-dire pendant une vingtaine de milles, il n’y a aucun établissement sur la rive française du fleuve. On passe successivement devant la Crique Lamentin, la Crique à la Vache, seul passage un peu dangereux, et enfin la Crique Maïpouri. Maïpouri est un mot indien qui veut dire grand. Le tapir est appelé maïpouri, parce que c’est le plus grand des animaux de la Guyanne ; l’ananas maïpouri pèse jusqu’à dix kilogrammes.

Cependant l’Alecton a annoncé son arrivée par un coup de canon que répercutent les échos. Un quart d’heure après, il jette l’ancre devant Saint-Laurent, à deux cents mètres d’un pont qui sera prolongé et pourra servir au déchargement direct des navires de moyen tonnage.

Saint-Laurent, le pénitencier agricole, la capitale, le chef-lieu futur de la Guyane de la transportation, le berceau d’une société régénérée par le travail, se présente à l’œil sous un jour des plus avantageux. On sent qu’il y a là tous les éléments d’une grande ville. De 1857 à 1863, c’est-à-dire en six années, un grand résultat a été obtenu. Le temps a été bien employé et l’on arrive à la période heureuse où l’idée, sortie des difficultés de la conception et des langes de l’enfance, se développe sans contrainte et marche d’une allure plus décidée dans une voie rectifiée par l’expérience.

On avait fait du provisoire, maintenant on confirme ; on avait fait des cabanes, on les convertit en édifices durables. Il y avait eu de l’hésitation sur la conduite à tenir vis-à-vis des concessionnaires de diverses catégories ; ces hésitations ont disparu devant un système uniforme basé sur une étude plus approfondie de la question. Le choix des cultures les mieux appropriées au sol et les plus avantageuses aux colons, amenait certaines dissidences ; aujourd’hui l’opinion paraît également fixée sur ce sujet. En un mot, tous les problèmes proposés semblent marcher vers leur solution.

Il y a à Saint-Laurent deux classes distinctes de transportés, les transportés concessionnaires et les transportés employés aux travaux publics ; c’est parmi les seconds qu’on choisit les premiers ; c’est un stage pendant lequel les bons sujets obtiennent de l’avancement en récompense de leur sage conduite. Les transportés dont le travail est dû à l’État sont occupés aux corvées intérieures du pénitencier et à l’exploitation des bois pour le compte du gouvernement. En dehors de ce service auquel ils sont astreints, il leur est accordé des heures de liberté, et le produit du travail accompli pendant ce laps de temps leur est attribué en entier. Le Maroni est tellement riche en bois de constructions à portée des cours d’eau, que l’on peut facilement, avec les moyens actuels, en fournir annuellement à la marine pour plus de cinq cent mille francs.

Les transportés concessionnaires s’occupent également de l’exploitation des bois ; mais alors ce sont de vrais fournisseurs dont les produits sont tarifés. L’État se fait acquéreur, mais n’entrave aucunement l’essor des transactions commerciales.

Il y a deux sortes de concessions : la concession urbaine et la concession suburbaine ; les terrains de la première serviront d’assise à la ville avenir, ceux de la seconde formeront le territoire de la banlieue. La ville sera le foyer industriel où se réuniront en corps de population compacte les gens de métier et tous ceux qui vivront des états manuels. La banlieue demeurera le champ de travail des cultivateurs, de ceux qui s’adonneront exclusivement à l’agriculture.

Le même système a présidé à la formation de toutes les concessions ; c’est une théorie empruntée, sous certains points de vue, au phalanstère ; c’est la théorie de la formation des groupes équilibrés et disposés pour recueillir les bénéfices de l’association.

On compose un groupe de vingt transportés, à la disposition desquels on met gratuitement : instruments aratoires, outils, bêtes de trait, tombereaux, brouettes, semences, etc. Les alignements et les devis des constructions sont tracés par les soins de l’autorité supérieure qui marque également la place que doit occuper chaque maison. Chaque propriété rurale doit avoir cent mètres de large sur deux cents mètres de profondeur. Les maisons font face à la route qui coupe en deux la concession du groupe ; elles sont disposées de façon à ne jamais se faire vis-à-vis.

La concession faite à un groupe de vingt transportés représente donc un kilomètre de route, mesurant de chaque côté une superficie de deux cents mètres de profondeur en culture, et garni de vingt maisons, dix de chaque bord, qui se trouvent espacées de façon qu’il y en ait une tous les cinquante mètres, soit à droite, soit à gauche.

Le travail commence d’abord en commun. La première opération qu’ont à faire les transportés menés dans la forêt qu’ils doivent convertir en centre agricole, est de se bâtir à faux frais un logement provisoire pour s’abriter. Après quoi ils bâtissent les vingt cases et les relient par une route qui doit joindre également la concession nouvelle à la concession la plus voisine, si ces deux concessions ne sont pas contiguës. Ils exécutent encore une partie de l’abatis et des défrichements, qui sont les opérations préalables nécessaires à l’ensemencement et à la mise en terre des plantes potagères dont la culture s’appelle la production des vivres.

Alors le travail en commun cesse et l’individualité se dessine. L’association a vaincu les obstacles que l’homme seul n’aurait pu surmonter, elle a maintenant terminé sa tâche et laisse chacun de ses membres livré à sa propre intelligence et à ses aptitudes particulières. Quoique les vingt cases soient bâties sur le même modèle, comme il peut y avoir des concessions dont l’exposition ou le sol entraîne certains avantages, les vingt lots sont tirés au sort et chaque transporté dirige sa culture à sa guise, en se conformant cependant aux conseils de l’administration supérieure qui, tout en conservant la haute main, laisse encore une latitude convenable aux inspirations particulières.

L’autorité suit quelque temps des yeux la conduite et le travail du transporté, et si elle est satisfaite de son examen, elle lui accorde définitivement la concession de son lot. Le voilà désormais propriétaire d’un immeuble et investi de tous les droits attachés à ce titre. Il peut acheter et vendre, il peut s’associer et mener de front plusieurs concessions. S’il a des capitaux en France, il peut les utiliser ; s’il a une famille, maintenant qu’il peut la loger et la nourrir, il obtient de la faire venir et l’État se charge des frais de voyage des émigrants.

S’il n’a pas de famille et s’il éprouve le besoin de s’adjoindre une compagne ; s’il désire peupler sa solitude, si l’idée de la paternité sourit à ses sentiments affectueux, il demande une femme, et l’État se constitue également pour lui en agence matrimoniale.

Les femmes envoyées à la Guyane pour unir leur sort à celui des transportés, sont prises dans le même milieu qu’eux. Ce sont des femmes sortant des maisons centrales, entachées de condamnations plus ou moins graves. Mais il n’est pas défendu au transporté de choisir une compagne ailleurs, s’il peut en trouver une de bonne volonté.

Jusqu’au jour solennel, où elles sont conduites à la mairie et à l’église, les filles et les femmes destinées à peupler la Guyane de la transportation, sont confiées à la garde et à la discipline sévère des dames de Saint-Joseph-de-Chartres. Ces religieuses sont également chargées de l’éducation des enfants des condamnés.

Comme les futures épouses doivent être spécialement occupées aux rudes travaux agricoles, qu’elles sont appelées à aider leurs maris dans leurs défrichements et leurs cultures, on les a choisies, autant que possible, parmi les filles de campagne, de constitution robuste. J’en ai trouvé peu de jolies, parmi celles que j’ai eu occasion de voir ; cependant, en dépit de leur misérable costume, quelques-unes peuvent plaire encore.

Chose étrange ! le plus grand nombre a subi sa condamnation pour crime d’infanticide. Il y a là une étude intéressante a faire ; mais n’est-ce point attaquer avec trop de hardiesse une grande question humanitaire ? La honte et le besoin de cacher les suites d’une faute, est-ce là le seul mobile qui les a poussées au crime ? Deviendront-elles de bonnes mères de famille plus tard ? Ce sentiment de la maternité qu’elles ont étouffé d’une façon si terrible, va-t-il renaître plus ardent, plus vivace pour les nouveaux fruits de leurs entrailles ?

Tout transporté qui désire entrer dans les liens du mariage doit faire venir ses papiers de famille ; les femmes sont déjà munies des leurs. Il faut faire les choses régulièrement pour ne pas créer de grandes difficultés à l’avenir, et surtout pour prévenir les cas de bigamie, l’erreur la plus dangereuse en l’espèce. Les fondateurs des sociétés nouvelles sont bien tenus de serrer le code et la légalité au plus près.

Cette formalité entraîne souvent de longs délais. L’état civil de beaucoup de condamnés n’est pas toujours facile à constater. Si quelques-uns ont eu un nom et une position dans le monde, beaucoup se trouvent être des vagabonds sans aveu, sans feu ni lieu ; il en est qui ont porté plusieurs noms, dont aucun n’est inscrit au registre de la mairie. D’autres sont des enfants du grand chemin, que leurs parents ont jetés avec un sobriquet ou un prénom dans ces troupes nomades de


Carbets d’Indiens Galibis, sur le Maroni. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Bouyer.


bohêmes et de saltimbanques, qui ont pour patrie la place publique, et pour domicile une voiture, errant de foire en foire.

Quand les obstacles sont levés, quand des relations habilement ménagées ont mis les futurs époux en présence, s’ils se conviennent réciproquement, les bans sont publiés, le mariage civil et le mariage religieux s’accomplissent suivant les us habituels, et l’épouse suit l’époux au domicile conjugal.

Il y a un couple assez singulier au pénitencier de Saint-Laurent. Le mari a tué sa première femme ; la femme a assassiné son premier mari. Est-ce le hasard ou cette conformité d’antécédents qui les a rapprochés ? Qui se ressemble s’assemble, dit le proverbe. Ils n’ont, du reste, rien à se reprocher l’un à l’autre, et vivent, à ce qu’il paraît, en fort bonne intelligence. Peut-être se redoutent-ils, ou s’estiment-ils mutuellement, ayant fait tous les deux leurs preuves.

Qu’adviendra-t-il de ces appariages ? feront-ils souche d’honnêtes gens ? ou devra-t-on perpétuellement appliquer aux enfants, nés de parents criminels et dégradés, le vers de Racine adressé aux héritiers des Atrides ?

Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux
Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux.

J’ai plus de foi, pour ma part, dans la puissance du Eglíse de 1’1let de la Mère. - Dessín de Riou d’après une photographie de M. Masson. bon principe, et je pense qu’il en doit être de la beauté morale comme de la beauté physique. Or, ne voit-on pas tous les jours de ravissantes têtes d’enfants faire contraste avec la laideur des parents ? et les mathématiciens ne nous prouvent-ils pas que moins multiplié par moins donne plus au produit ? et les fumiers les plus immondes, ne sont-ils pas en possession de nourrir et d’amener à bien les plus délicates des fleurs et les plus savoureux des fruits ?

Parmi les soixante ménages, établis actuellement aux environs de Saint-Laurent, il y a eu déjà un premier produit. Quelques-uns en sont même à la seconde édition. Ces enfants ne laissent rien à désirer sous le rapport de la constitution physique ; espérons que leur moral n’aura pas trop à souffrir de l’influence du péché originel.

La ration de vivres journaliers est accordée aux concessionnaires et à leur famille pendant deux ans. On sera peut-être obligé de prolonger cette faveur une année en plus ; mais à partir de cette époque, ils doivent se suffire à eux-mêmes.

La ration accordée aux enfants varie suivant l’âge de ces petites créatures. Cette demi-mesure n’était pas admise volontiers par une mère qui, douée d’un vigoureux appétit, comptait bien le satisfaire sur la part de son nouveau-né. Sa réclamation auprès du commissaire fut acerbe.

« Nous remplissons nos devoirs, dit cette femme en colère, et le gouvernement ne remplit pas les siens. On nous envoie ici pour peupler, nous peuplons, et on ne donne pas la ration à nos petits. Eh bien ! nous ne peuplerons plus. »

La terrible menace de cette mère exaspérée ne s’est pas accomplie. On continue à peupler et dans de belles proportions. L’arrivée de tous ces enfants est saluée avec joie, plusieurs officiers ont accepté de les tenir sur les fonts baptismaux, et remplissent avec conscience leur rôle de parrains.

Quelques-uns de ces petits innocents ont eu, comme Cendrillon, le bonheur d’avoir une bonne fée pour marraine. La générosité et la voix d’un excellent cœur sont aussi des baguettes magiques. Celles-là font également des miracles.

Donnez afin que Dieu qui dote les familles
Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles.

Grande pensée de notre grand poëte Victor Hugo ! J’ai souvent servi d’intermédiaire dans la distribution de ces bienfaits. J’ai vu les larmes de la reconnaissance couler des yeux de la mère quand j’étalais le joli trousseau dont la fée dotait sa filleule. Puissent-elles, suivant le vœu du poëte, appeler sur la jeune marraine de la petite Marguerite, les bénédictions d’en haut !

Parmi les femmes déportées au Maroni, il en est une qui n’a point voulu se marier, et qui, malgré son célibat, rend service à la colonie. Elle, porte un grand nom, et ses compagnes d’infortune l’appellent la Comtesse : Je ne la désignerai que par son prénom de Clémentine, pour ne pas réveiller la douleur endormie d’une famille malheureuse.

Aujourd’hui la comtesse vient de terminer sa peine. Condamnée sous l’ancienne loi, elle a droit de retourner en France, le fera-t-elle ? Restera-t-elle près de celles qu’elle nomme ses sœurs ? Donnera-t-elle le reste de sa vie à l’œuvre moralisatrice, voudra-t-elle terminer sa mission ? Ce serait pour moi la meilleure preuve de la sincérité de son repentir.

Les maisons des transportés concessionnaires sont uniformément bâties. Elles n’ont qu’un seul étage élevé au-dessus du sol d’un mètre et demi environ, et reposant sur des massifs en maçonnerie. Cette façon de rez-de-chaussée, ouverte à tous les vents, sert de magasin, et met l’étage supérieur à l’abri de l’humidité du sol détrempé par les pluies de l’hivernage.

Le logement est séparé en deux par une cloison en galettes. Dans la cour se trouve la cuisine, indépendante du corps de logis.

J’accompagnais un jour le gouverneur et M. Mélinon dans la visite faite à un de ces ménages. C’était un des plus anciens de la colonie, et par conséquent celui qui pouvait avoir le plus de bien-être.

Le mari était à l’abatis, la femme était seule. Une grande propreté régnait dans la maison. Sur un buffet en acajou, auquel il ne manquait que le vernis pour en faire un meuble de luxe, s’étalaient des assiettes en porcelaine anglaise, aux couleurs voyantes. Une table et quelques chaises formaient le reste du mobilier de cette pièce. Tout cela était l’ouvrage du mari, excellent ouvrier.

La chambre à coucher était garnie d’un lit et d’une armoire, en bois de couleur, et d’un berceau où dormait un bel enfant d’un an, qu’une moustiquaire de gaze mettait à l’abri des insectes.

Un christ avec un rameau bénit, un petit tableau de sainteté, naïvement enluminé, pendaient au mur. Tout respirait le bonheur et l’aisance. La femme avait cet air de satisfaction que donnent le contentement de soi-même et l’absence de soucis de l’avenir. On eût dit que la probité et la vertu étaient les hôtes du logis.

Le jardin était bien entretenu ; le maïs montrait ses longues feuilles et ses grains dorés, le bananier balançait son régime prêt à être cueilli, les giromons couraient sur le sol, les barbadines grimpaient aux treilles, le manioc avait sa place au potager, ainsi que les patates douces, les choux et la salade.

Une truie grognait à l’étable, un essaim de poulets et canards picoraient des grains dans la cour, et fouillaient la terre humide pour y chercher des insectes. C’était un vrai tableau champêtre, une idylle vivante et douce à contempler.

« Avez-vous quelques réclamations à faire ? dit le gouverneur à la femme.

— Non, monsieur le gouverneur.

— C’est bien ; l’on est content de vous. Continuez à vous conduire ainsi et vous rachèterez le passé. Soignez bien votre enfant. Il va bien ?

— Oui, grâce à Dieu, le pauvre chérubin. »

En ce moment l’enfant se réveilla et se mit à pleurer. La mère le prit et le couvrit de baisers. Une sorte de triste souvenir passa sur son front comme un remords ; elle ne put retenir ses larmes. Le gouverneur lui donna quelque argent, et nous sortîmes.

Le mari était condamné comme recéleur, la femme pour infanticide.

Il est des gens qui voient tout en noir, d’autres qui se prennent follement à toutes les illusions. Je ne suis ni des premiers ni des seconds. Je crois que dans sa concession, un transporté laborieux et intelligent pourra trouver sa subsistance et celle de sa famille. Il aura le nécessaire, mais non le superflu. Il vivra, mais ne s’enrichira pas. Tel n’est pas, du reste, le but du législateur. Les enfants des transportés seront dans de meilleures conditions ; peut-être trouveront-ils les germes d’une fortune dans l’héritage paternel.

Buttes de concessionnaires libérés. — Dessin de Riou, d’après une photographie de M. Farcy, lieutenant de vaisseau.


La culture, à laquelle on s’est généralement arrêté, est celle du café. Aujourd’hui 75 000 pieds de caféiers, plantés su les concessions, commencent à entrer en rapport. 80 000 pieds en pépinière sont tenus par le gouverneur à la disposition des planteurs. Il faut près de quatre ans au caféier pour produire, c’est donc dans quelques années seulement que l’exportation de cette denrée coloniale sera d’une certaine importance commerciale.

Le coton n’a pas réussi dans les nombreux essais que l’on a tentés avec une persévérance digne d’un meilleur sort. Les espèces qu’on a voulu acclimater sont-elles mauvaises ? Les lieux où les essais ont été entrepris sont-ils trop éloignés de la mer ? Toujours est-il que les plants, renouvelés à plusieurs reprises, sont morts ou sont demeurés chétifs et improductifs.

On a également renoncé aux cannes à sucre comme grande culture. On en a réservé seulement quelques-unes employées à composer une boisson rafraîchissante, assez agréable au goût et un peu semblable à la piquette de Normandie. Quelques cultures secondaires ont été adjointes à celle du café : le tabac, le riz, le manioc, les patates douces et quelques plantes potagères pour la consommation et pour la vente.

À chaque ménage, on donne une vache et une truie. L’administration a des étalons à leur service et le premier


Pénitencier de Saint-Laurent. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.


produit revient de droit à l’État, qui peut ainsi, à bon marché, au moyen d’une première avance, perpétuer ses générosités, qui deviennent des prêts remboursables.

Il y a en ce moment vingt groupes de concessionnaires, près de 400 colons, tant à la ville qu’à la campagne. Près de 30 kilomètres de routes relient ces concessions entre elles et avec le chef-lieu. Le projet paraît être de marcher sur Mana par trois routes différentes.

Le développement considérable que promettait le Maroni fit immédiatement connaître que Saint-Laurent était insuffisant. Dès le 18 septembre 1859, on créa le pénitencier de Saint-Louis. Situé à quatre kilomètres


Pénitencier de Saint-Louis. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.


de Saint-Laurent, ce nouvel établissement est indépendant du premier, Il s’occupe exclusivement de l’exploitation des bois pour le compte du gouvernement. Il est commandé par un capitaine d’infanterie de marine, et réunit un millier d’hommes, transportés et personnel libre compris. Saint-Laurent en a plus du double.

Une route carrossable mène de l’un à l’autre, et offre une charmante promenade dès que les rayons du soleil ne sont pas trop perpendiculaires. De grands arbres la bordent de chaque côté. Sans être fréquentée comme une route européenne on y rencontre quelque mouvement. Ce sont des transportés qui vont à l’abatis ou qui en reviennent la cognée sur l’épaule. Un long attelage de bœufs conduit avec peine, suspendu à un diable, un madrier énorme qui atteint jusqu’à vingt mètres de longueur sur un mètre d’équarrissage. Sur le seuil de sa porte, une concessionnaire berce un petit enfant avec un refrain de la patrie. À droite de Saint-Laurent, à mi-chemin environ des deux centres, est la scierie mécanique, où l’on débite en planches les madriers ayant quelques défauts. Là se trouve aussi l’usine à sucre à laquelle on a aujourd’hui renoncé, et la briqueterie qui permet d’utiliser une terre abondante donnant sur place des matériaux commodes pour les constructions.

Outre les centres principaux, on a dû établir des chantiers secondaires, les lieux d’exploitation étant trop éloignés des pénitenciers. On a ainsi fondé Saint-Pierre et Sainte-Anne.

L’exploitation des grands bois présente de plus sérieuses


Route entre les pénitenciers. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Rodolphe.


difficultés qu’on ne l’avait cru d’abord. Cette puissante végétation guyanaise ressemble parfois à ces gens qui parlent beaucoup et qui ne disent rien ; au milieu de ce flux de paroles, il y a bien des mots inutiles. Les arbres ne croissent pas par familles dans la forêt ; toutes les essences s’y confondent, et il faut démêler le bon grain de l’ivraie. Pour un bon arbre à abattre, il faut quelquefois en renverser cinquante, il faut jeter à terre bien des victimes vulgaires pour se frayer un passage jusqu’aux rois de la forêt. Dépense de temps, dépense de bras, toutes choses de la plus grande importance.

De plus, rien ici ne guidait l’expérience. La tradition n’existait pas. On sait de quel soin est entourée, en Europe, l’exploitation forestière. L’arbre n’est coupé qu’à une certaine phase de la lune, à un certain âge, à un certain travail de la séve que l’habitude fait connaître pour chaque espèce. Le changement que l’hiver et l’été apportent dans la physionomie de la nature est un guide certain pour la routine. Mais dans ces espèces d’arbres inconnus, dans cette végétation toujours éveillée, toujours verte, toujours vivante, où chercher les lois de la coupe, et réglementer l’exploitation ? Les indigènes ne savent rien, et que leur importe de chercher le moment précis de mettre la hache au bois.

Ici comme ailleurs, on dut faire des écoles, et ce n’est que par tâtonnements que l’on arrivera à opérer sur des règles invariables. On a eu plus d’une fois la peine d’amener, à grands frais sur la plage, des pièces de bois superbes qui n’avaient d’autres défauts que d’être fendues au cœur, et de ne pouvoir plus être utilisées et débitées qu’en planches. Elles avaient été coupées en temps inopportun.

On divise les bois de la Guyane en deux classes distinctes : les bois durs et les bois mous. Les premiers sont produits par les terres hautes ; les seconds par les terres basses. Les deux classes renferment environ cent huit essences qu’on peut faire servir aux constructions de terre et de mer, à la menuiserie, à la charpente, au charronnage, à l’ébénisterie et à la teinture. Ils ont un grand avantage, reconnu par les observations des ingénieurs de la marine, celui d’être éminemment incorruptibles, qualité essentielle dans les constructions navales.

Je ne fais pas entrer dans cette nomenclature les arbres à gomme, à résine, à baume, et les végétaux pouvant fournir des substances aromatiques ou médicinales, dont cependant l’exploitation peut marcher de front avec une plus vaste entreprise.

Depuis quelques années, on a enregistré dans ces forêts un ennemi de plus pour l’homme. C’est une petite mouche sans dard ni venin, inoffensive en apparence et


Scorpion géant de Cayenne. — Dessin de Delahaye d’après nature.


cependant plus redoutable que le tigre et que le serpent. Les naturalistes l’ont baptisée Lucilia homini-vore, et cette épithète justifiée par une fatale expérience dépeint ce terrible fléau. La mouche anthropophage, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’a ni l’aiguillon de la guêpe ni le bourdonnement du frelon, elle ressemble fort à la mouche vulgaire de la viande, rien ne la signale ni ne la dénonce aux victimes qu’elle va frapper (voy. p. 311).

Elle s’introduit dans le nez ou dans les oreilles de l’homme endormi, et dépose ses œufs dans ces cavités qu’elle se hâte d’abandonner. Les sinus du nez et le tympan deviennent des ruches où se consomment toutes les métamorphoses de l’insecte et d’où l’essaim prendra son vol, Les désordres occasionnés par la présence de ces milliers de larves aux abords du cerveau amènent une méningo-céphalite qui emporte le malade au bout de quelques jours avec des souffrances intolérables.

La plupart des transportés attaqués par la lucilia homini-vore ont succombé malgré les secours de la science. Les cures que l’on a obtenues sont des exceptions. Sur une douzaine de morts constatées, on cite trois ou quatre guérisons.

La térébenthine pure et le chloroforme ont été quelquefois des agents efficaces, mais ont le plus souvent échoué. Du reste, l’action de la térébenthine sur la larve n’est pas mortelle ; elle la fait se contracter et tomber.

Plusieurs larves ont été plongées dans un bain de chloroforme, dans une solution concentrée de bichlorure de mercure, qui ont cependant la propriété de détruire tous les animaux inférieurs, et elles ont résisté à la vertu corrosive de ces agents chimiques, prouvant encore leur existence par un reste de sensibilité.

Jamais pays ne fut plus peuplé d’insectes que la Guyane, jamais l’entomologiste ne trouvera mine plus féconde. Formes étranges, couleurs brillantes, tout est réuni pour séduire les regards et captiver l’attention. Le Maroni est une terre promise pour le collectionneur le plus insatiable. Le fulgore porte-croix, le fulgore porte-lanterne, le charançon bleu pointé de noir, l’arlequin dont le nom indique l’habit, la mouche éléphant, l’actéon, toutes les raretés, toutes les variétés de cette immense famille des coléoptères, des dyptères, des hémiptères, etc., s’y rencontrent. Les papillons les plus splendides, dont quelques-uns sont inédits encore, soit diurnes, soit nocturnes, surprennent par la bizarrerie de leurs dessins et la perfection de leurs organes, et les mouches à feu emplissent l’air de gerbes d’étincelles.

La plupart de ces insectes sont inoffensifs ; mais quelques-uns sont de vrais démons cachés sous une enveloppe microscopique, et les plus petits sont trop souvent les pires.

Les moustiques sont une véritable calamité publique qui rend inhabitables certaines localités. Si pauvre que soit un ménage, la moustiquaire en est le meuble le plus indispensable, car c’est la sauvegarde du sommeil et la garantie du repos. On entend bien toujours à travers la gaze protectrice, l’éclat de la trompette que


Scolopendre. — Dessin de Delahaye d’après nature.


sonne l’ennemi, mais on est à l’abri de ses piqûres. Les planteurs d’autrefois avaient imaginé en faveur de leurs esclaves un châtiment atroce qui consistait à exposer les coupables aux piqûres des moustiques, le corps enduit de miel et les mains enchaînées. La plupart des patients devenaient fous de rage, quelques-uns en mouraient.

Il y a des moustiques de plusieurs espèces. Il en est de quasi-imperceptibles qui ne trahissent leur présence que par la douleur qu’ils vous causent. On les nomme maringouins. Cette espèce est plus particulièrement endémique aux vases des rivières, aux heures de la basse mer. Il y en a aussi de plus grande taille et qui vous font jaillir le sang des veines à chaque piqûre de leur lancette. On les appelle maques.

J’ai suivi une fois, pas à pas, sur la route de Saint-Laurent à Saint-Louis, la marche d’une armée de fourmis noires, dites fourmis de feu à cause de la brûlure que cause leur venin. La colonne, formée de rangs épais, ondulait suivant les terrains, fuyant les obstacles qu’elle ne pouvait franchir, grimpant ou descendant


Yule de la Guyane. — Dessin de Delahaye d’après nature.


suivant l’exigence des cas. Elle semblait obéir à un ordre donné et à une discipline sévère. Ce corps expéditionnaire dessinait un ruban d’une cinquantaine de mètres et l’avant-garde se perdait au loin dans le fourré. Était-ce une armée d’émigrants, une colonne rentrant de maraude ? Mon savoir entomologique ne va pas jusqu’à pouvoir préciser l’un ou l’autre fait.

Les dégâts que ces insectes font subir aux plantations sont terribles. On est obligé de compter avec ces petites bêtes que leur nombre rend redoutables. Quelquefois on est obligé de fuir devant elles et de capituler, et c’est ainsi qu’on a dû leur abandonner en toute propriété certains quartiers qu’elles auraient ravagés quand même, en dépit de toute précaution et de toute défense. L’eau ne devenait plus un isolant et un préservatif contre leurs agressions, et elles profitaient adroitement de tout pont improvisé pour envahir la place.

Voici un ennemi dont le contact est plus repoussant et la dent plus venimeuse ; c’est l’araignée-crabe, le géant de l’espèce. La création n’offre rien de plus hideux et de plus repoussant que cette horrible bête qui ne se contente pas de faire la guerre aux insectes, et s’attaque même aux petits oiseaux à qui elle suce le sang après les avoir engourdis de son venin. L’oiseau-mouche et le oolibri comptent parmi ses victimes. Son corps est composé de deux parties distinctes, également couvertes de poils, d’où partent cinq paires de pattes à quatre articulations.

Le tout est velu, noirâtre, semblable à une réunion de chenilles. Chaque jambe est armée d’une griffe jaune et crochue. De la tête sortent deux pinces recourbées en dedans comme celles d’un crabe et qui lui servent à déchirer sa proie. La toile que tend cette monstrueuse araignée est étroite, mais forte ; elle peut y prendre les plus gros insectes. En dehors de la douleur locale, sa morsure cause la fièvre et amène une partie des accidents produits par la dent des reptiles. Le seul contact de ses poils occasionne à la peau une brûlure pareille à celle de l’ortie. J’ai vu une araignée-crabe qui, les pattes étendues, mesurait près de huit pouces de diamètre.

Le scorpion de la Guyane ressemble à celui d’Europe et à celui d’Afrique ; sa morsure cause rarement la mort, mais elle entraîne de graves désordres. En avançant qu’il se tue lui-même et se perce de son aiguillon quand il se voit entouré d’un cercle de feu, on a dit une vérité dont plusieurs voyageurs ont été témoins. Le scorpion est peut-être le seul animal qui ait recours au suicide et choisisse son genre de mort. La colonie renferme deux variétés de cet insecte, la plus grande, représentée page 318, a presque la taille d’une forte écrevisse.


Araignée-crabe. — Dessin de Mesnel d’après nature.


L’ignoble insecte semble avoir la conscience de sa laideur et de l’horreur qu’il inspire. Il se retire dans les lieux humides, se cache dans les troncs d’arbres morts et s’enterre sous les ruines. Il fuit le soleil et l’éclat du jour. Il s’introduit souvent à bord, dans les paquets de bardeaux et dans le bois à brûler ; il serait prudent de passer tout cela au feu avant l’embarquement, mais on a rarement le temps d’employer toutes ces précautions ; et c’est ainsi qu’on admet dans les navires tous les animaux malfaisants qui nichent et pullulent au fond des cales : fourmis, cancrelats, araignées, scorpions, scolopendres, serpents et le reste. Les termites, qui ont mangé la préfecture de la Rochelle, sont d’importation américaine.

Le scolopendre, vulgairement connu sous le nom de cent-pieds ou bête à mille-pattes, est extrêmement commun. Il est bien rare qu’au bout d’un séjour de quelques années aux colonies on n’ait pas eu quelque fâcheux rapport avec lui. Sa piqûre est peu dangereuse du reste et n’occasionne qu’une douleur passagère, qui peut se guérir par une simple lotion ammoniacale. L’ammoniaque, ou alcali volatil, est un spécifique souverain contre la piqûre de la plupart des insectes, mais elle est impuissante contre la morsure des serpents. À côté du scolopendre vit un myriade non moins répulsif à la vue, le Yule de Cayenne. Je ne puis dire s’il est également vénimeux.

Frédéric Bouyer.

(La suite à la prochaine livraison.).