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Voyage dans la Guyane française/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 305-320).
Troisième livraison

L’entrée de la rivière Maroni vue du large. — Dessin de Riou d’après M. Bouyer.


VOYAGE DANS LA GUYANE FRANÇAISE,


PAR M. FRÉDÉRIC BOUYER, CAPITAINE DE FRÉGATE[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Le Maroni. — Ses rives. — Leurs productions et leurs habitants. — Indiens galibis.

L’arrivée du courrier, sur les pénitenciers, est toujours un événement. C’est un mouvement, une agitation générale qui se reproduit deux fois le mois. Après le départ du navire, qui ne reste d’habitude que quelques heures, tout rentre dans le calme d’une vie d’ennui pour les fonctionnaires isolés de toute distraction.

À huit heures du soir l’Alecton quitte les Îles du Salut, et fait route vers le Maroni. Le lendemain, au lever du jour, nous sommes à l’entrée de cette rivière, limite de la Guyane française et de la Guyane hollandaise.

L’entrée du Maroni est par 5° 56′ de latitude nord et par 56° 50′ de longitude ouest.

La création de la colonie pénitentiaire remonte seulement au mois d’août 1857. Voyons, sans suivre pas à pas ses développements successifs, où elle en est arrivée aujourd’hui.

À partir de son embouchure, le Maroni offre plusieurs criques qui semblent profondes ; mais ces criques ne sont à vrai dire que le fleuve lui-même. Elles enserrent des îles de palétuviers noyées à la haute mer. Ce n’est qu’à une vingtaine de milles de l’embouchure que le sol se raffermit et permet la culture sans nécessiter un travail de drainage et de dessèchement. Le palétuvier vient encore baigner ses racines à la mer, et envahit le rivage ; mais la plage est sablonneuse, et derrière ce rideau d’arbres peu profond, on trouve la terre-haute dont la fertilité n’est pas invariablement la même, mais qui laisse le choix des cultures.

À la pointe Bonaparte, lieu choisi pour le berceau de la ville future, il n’y avait qu’un carbet d’Indien ; au lieu où se trouve actuellement l’usine, il y avait quelques familles indiennes. Mais à part l’étroit défrichement fait par ces indigènes, qui vivent un jour là et le lendemain ailleurs, sans autre guide que leur caprice, à part cet abattis insignifiant, la forêt étendait partout son niveau de verdure. Tout était à faire ; mais dans ces bois eux-mêmes, qui nous disputaient le sol, se trouvait l’élément de nos constructions, la carrière d’où devaient sortir nos édifices, et la source future d’un puissant commerce.

Comme abord, comme navigation, le Maroni est d’un accès plus facile que l’Oyapock. Il reçoit des navires d’un tonnage beaucoup plus fort. Son cours, plus uniforme, ne présente ni les mêmes sinuosités ni les mêmes dangers, et les roches peu nombreuses qu’on y rencontre peuvent être facilement évitées. Il est vrai de dire que sa vue ne séduit pas comme celle de l’Oyapock. Point de ces collines, de ces gorges baignées d’ombre et de lumière, où le carbet sauvage se présente à l’œil d’une façon si pittoresque, avec son abri de palmiers et de bambous ; mais il faut se défier de ces mises en scène de la nature qui souvent nous abusent par un pompeux étalage.

Le Maroni admet des bâtiments de 5 mètres de tirant d’eau. Ils n’ont point de grandes manœuvres à faire, attendu que le chenal longe toujours la rive française, et que la brise de terre ou la brise du large leur est alternativement favorable pour l’entrée ou pour la sortie. Puis, dès que le commerce arrivera à de certaines proportions, un service de remorqueurs sera établi.

Au premier abord, toutes les rivières des Guyanes se ressemblent jusqu’au moment où, remontant leur cours, on arrive au sous-sol rocheux et au grand-bois. C’est en allant vers le sud que cette transformation devient sensible ; c’est en approchant des sauts, ou cataractes, ou rapides, que la végétation des marécages fait place à ces arbres séculaires, dont le tissu ligneux, incorruptible, possède la dureté et la résistance des métaux.

Jusque-là c’est une bordure uniforme de palétuviers envahissant les eaux dans un chaos de branches, de feuilles et de racines. Pour un observateur attentif, il existe cependant encore quelques nuances dans cette végétation désordonnée. Les palétuviers appartiennent à deux espèces bien distinctes, qui sont les indices infaillibles de la nature des terrains.

Ainsi, le palétuvier rouge, risophora mangle, poussant ces racines ambitieuses qui étendent indéfiniment leurs arceaux, qui sortent du tronc, qui descendent des branches et se font arbre elles-mêmes, voilà l’indice de terres sulfureuses de médiocre qualité.

La seconde espèce de palétuviers, le palétuvier blanc, avicenia, n’a pas les racines adventives du palétuvier rouge ; il pousse de petites radicelles verticales, formant sur ces terres noyées un tapis de haute laine. Cette espèce indique les bonnes bases, les terres propres à la culture ; commune dans les cours d’eau de la Guyane hollandaise, elle ne domine pas à l’embouchure du Maroni.

Ainsi que je l’ai dit, le chenal de la rivière est vers la rive française. La profondeur de l’eau permet aux navires de passer si près de terre que l’on frôle parfois le feuillage des arbres. Ce défilé rapide est des plus curieux.

Devant le bâtiment, fuient des bandes d’aigrettes blanches et bleues, qui donnent un coup d’aile pour se reposer un peu plus loin. L’oreille est assourdie par les cris des perroquets et des aras, au plumage éclatant, qui volent par couples à de grandes hauteurs, et vont se perdre dans les profondeurs du feuillage.

Quelquefois une biche qui faisait sa sieste au bord de l’eau, troublée dans son sommeil ou dans sa méditation par le bruit des roues du steamer, rentre tout effrayée dans le bois.

Des incidents de moindre importance sont encore pour moi matière à distractions. Un singe qui grimace à la fourche d’une maîtresse branche, un écureuil qui saute d’arbre en arbre, aussi rapide dans sa fuite que s’il avait pris les ailes de l’oiseau, un ramier qui roucoule à la cime d’un palétuvier, un pagani[2] qui plane en méditant un meurtre, un papillon à la robe de velours et d’azur, tout ce qui anime et peuple cette splendide verdure m’intéresse et captive mon attention.

De l’extrémité des branches de plusieurs arbres, se balancent, suspendus par un léger lien, des nids semblables pour la forme à d’énormes poires oblongues. À la partie supérieure se trouve l’entrée de ce berceau de famille, et la main qui pénètre par l’ouverture en atteint difficilement le fond. C’est une colonie aérienne d’oiseaux nommés Cassiques, de la grosseur d’un merle, et dont le plumage noir tranché de jaune est du plus bel effet. Leurs œufs sont blancs, tâchetés de noir. Le Cassique s’apprivoise facilement ; il a du reste cela de commun avec la plupart des bipèdes et quadrupèdes de cette partie de l’Amérique, où toutes les bêtes se familiarisent vite et viennent manger dans la main de l’homme pour peu que ce roi de la nature les autorise à ce laisser-aller plein d’abandon. Le Cassique siffle et parle comme le perroquet.


Nids de cassiques. — Dessin de M. Rapine d’après une aquarelle de M. Bouyer.

Un arbre tout couvert des nids de ces oiseaux se trouvait isolé de la grande terre et tout entouré d’eau, mettant ainsi une barrière liquide entre la petite colonie et les nombreuses espèces de rongeurs et de carnassiers, famille des renards et des chats, toujours friands des œufs et des petits des oiseaux. Cet arbre était du reste peu élevé, et l’on pouvait en un moment faire une ample récolte.

Dans les grandes circonstances, il y a toujours quelque écrou à serrer dans la machine d’un bâtiment à vapeur, je profitai donc de l’occasion pour stopper. On amena le petit youyou, trois hommes s’y embarquèrent et se dirigèrent vers les nids convoités.

Nous suivions de l’œil la manœuvre de nos hommes, dont les exploits étaient révélés par les cris des pères et mères, qui troublaient l’air de leurs gémissements à la façon de la plaintive Philomèle, quand, tout à coup, nous vîmes nos dénicheurs de merles porter vivement les mains à leur visage, se livrer à de singulières contorsions, puis finalement faire un plongeon dans la rivière à l’instar des grenouilles, rentrer dans le canot tout ruisselant d’eau et revenir précipitamment à bord.

Le mystère nous fut expliqué.

Les Cassiques n’habitaient pas seuls le palétuvier. Il servait également d’abri à un essaim de guêpes terribles, nommées mouches sans raison. Ces abeilles sauvages sont de plusieurs sortes. Leurs nids sont également suspendus aux branches. Ils sont aussi grands qu’une vessie de vache gonflée, ils en ont la forme et la couleur, mais sont d’un ovale moins parfait. Leur composition ressemble à du carton, d’où l’on a donné à ces mouches le nom de Cartonnières. Cependant l’essence de l’enveloppe du nid est plutôt à base argileuse qu’à base ligneuse. L’entrée de la ruche est au centre de la partie inférieure, les cellules sont disposées par couches horizontales.

On appelle ces mouches « sans raison » et voici pourquoi : c’est que sans provocation aucune elles attaquent l’homme, c’est que leur susceptibilité est extrême et qu’elles se croient toujours en droit de défense. Lorsque par inadvertance quelque passant franchit à pied ou à cheval les frontières qu’elles ont assignées arbitrairement à leur empire, elles sortent avec fureur de leur ruche et poursuivent leur ennemi à outrance, l’attaquant par instinct aux endroits les plus sensibles, aux yeux, aux lèvres, entrant dans la barbe, dans la chevelure et causant de cuisantes douleurs.

Les nègres en ont une peur extrême, et la manière légère dont ils sont vêtus explique du reste cette terreur.

Tout insociables que semblent ces mouches, on dit cependant qu’elles sont susceptibles de reconnaissance. Quand elles ont fait élection de domicile auprès d’une maison, elles semblent vouloir payer l’hospitalité par leur respect pour les habitants qu’elles savent reconnaître et qui peuvent circuler impunément autour de leur ruche, mais elles ne sont pas aussi aimables pour les étrangers.

Ce fait, certifié par divers voyageurs, a été exploité par les romanciers avec un plein succès ; mais s’il peut être mis en doute, on ne peut révoquer le commerce d’amitié qui se fait entre ces mouches et les Cassiques.

Essaim de mouches et compagnie d’oiseaux logent donc souvent au même arbre. Une sorte d’accord mutuel et de pacte de famille s’établit entre les deux sociétés. Les ennemis de l’une sont les ennemis de l’autre, et les deux petites républiques vivent en bonne intelligence et se sauvegardent mutuellement.

Cet incident avait fort égayé l’équipage ; quant aux héros de cette malencontreuse expédition, ils revenaient tout honteux, les yeux et les lèvres rouges et gonflées, mais prenant mal leur mésaventure et les rires qui les accueillirent à leur arrivée à bord, pour venger leur honneur compromis par des mouches, ils offrirent une partie de coups de poing contre le premier tenant.

Le premier établissement qu’on aperçoit, surmonté du drapeau tricolore, est celui des Hattes, situé à l’embouchure du fleuve. Il y a là une centaine de têtes de bétail qui paissent des savanes qu’on s’occupe à drainer aujourd’hui. Deux à trois cents repris de justice sont employés à ce travail. On compte aussi quelques concessionnaires qui exploitent les bois et débitent en bardeaux l’arbre nommé ouapa. On appelle bardeaux ces lames de bois qui remplacent les ardoises pour la couverture des maisons.

Le séjour des Hattes n’est pas très-sain. Ces lieux marécageux exhalent des miasmes fiévreux et donnent naissance à des nuées de moustiques qui tourmentent les transportés de nuit et de jour. De plus, cette plage sablonneuse, qui s’étend devant le pénitencier, dégage un calorique énorme et une réverbération funeste. On trouve en abondance, à mer basse, ces cailloux roulés nommés diamants de Sinnamary, et qui, taillés et montés, forment d’assez jolies parures. C’est du quartz hyalin incolore, médiocrement doué de la double réfraction.

On y rencontre aussi beaucoup d’oiseaux de marais. Le quinquin, sorte de vanneau dont le nom est l’harmonie imitative de son cri habituel, les râles d’eau, les canards les fréquentent en bandes nombreuses. On y voit aussi le kamitchi, sorte de grand héron, dont les ailes sont armées d’un fort éperon.

Dans les flaques d’eau et dans les ruisseaux se trouve ce singulier poisson qu’on nomme atipa, qui est revêtu d’une cuirasse à mailles mobiles, tout comme un chevalier du moyen âge. Cette armure défensive lui a été donnée, sans nul doute, pour repousser la dent des caïmans qui fréquentent les mêmes parages. La chance de rencontrer un de ces sauriens importuns est un des dangers de la pêche de l’atipa dont la chair est fort estimée des gourmets. Il n’est pas rare, en fouillant les trous boueux où se réfugie ce poisson revêtu de plaques comme un monitor, de mettre la main sur un caïman qui, quoique petit de taille, n’en a pas moins la mâchoire garnie d’une formidable défense.

Les tortues sont extrêmement communes dans le Maroni et forment une grande ressource pour les tables. Elles sont de taille moyenne et de diverses espèces.

La plus curieuse des tortues de la Guyane habite les environs du Ouanary et de la montagne d’Argent. Les noirs la nomment tortue mata-mata. Sa couleur est terreuse ; son dos est surmonté d’une double bosse longitudinale ; son cou, qui ne peut se loger dans la carapace, est démesurément long, aplati, couvert d’excroissances et se termine par une tête petite au nez pointu comme celui de la fouine ; mais, sous ce nez, s’ouvre une bouche énorme, fendue par delà les oreilles ; c’est un hideux animal dont le caractère, assure-t-on, n’est guère moins laid que la figure. Tapie dans la vase dont elle a la couleur sale, elle guette sa proie et mord indistinctement tout le monde. Li mauvais passé serpent, passé caïman, disent les nègres. C’est-à-dire que sa méchanceté dépasse celle du serpent et celle du caïman[3].

De tous les mots de la langue française, le mot tortue est peut-être celui que le nègre éprouve le plus de peine à prononcer. On connaît son aversion pour certaines consonnes, voire pour certaines voyelles. Mais ici les difficultés semblent insurmontables.

J’ai souvent essayé de faire épeler ce mot terrible à des nègres d’âge et de sexe différent, et je suis invariablement arrivé au même résultat. Ils nommaient victorieusement chaque lettre, chaque syllabe ; mais, pour eux, t, o, r, tor, t, u, e, tue, fait toujours toti ; et tortue de mer ou tortue de terre ne se prononceront jamais autrement que toti la mé, toti la té.

Ceci me rappelle l’histoire d’un brave matelot auquel on apprenait à lire.

Pour parler également à ses yeux et à son esprit, l’alphabet était illustré de dessins grossièrement enluminés. Au-dessus d’un navire à deux mâts, à une seule rangée de canons, était écrit le mot vaisseau.

Le marin épelait bien les huit lettres du mot vaisseau, mais la réunion de ces huit éléments se traduisait toujours par le mot brick, prononcé à haute et intelligible voix. En effet, un navire à deux mâts et à une seule batterie ne pouvait être un vaisseau.

Non loin des Hattes est un village de quelques huttes d’Indiens, habité par trois à quatre familles. Ils chassent, pêchent, cultivent un peu de manioc et font quelques poteries grossières, cuites au soleil et enluminées au moyen de sucs végétaux.

Le manioc est le blé de la Guyane. Cet arbuste, de la famille des euphorbiacées, se termine par une racine tuberculeuse qui a la singulière propriété de fournir en même temps un violent poison et une excellente substance alimentaire. Il faut séparer l’une de l’autre. L’opération est simple et permet de faire entrer dans la consommation cette farine qui, sous les noms divers de couac, de sagou et de tapioca, est de si grand usage dans le monde des trois continents. Voici sommairement le procédé employé pour opérer l’élimination du principe vénéneux.

La racine est dépouillée de sa peau, puis frottée sur une râpe. L’espèce de bouillie qui en résulte est mise dans une sorte de couleuvre en tissu de latanier, susceptible de grande extension. Un fort poids aide à la compression de la substance dont la partie liquide s’écoule par les pores de la couleuvre. Lorsqu’elle a égoutté suffisamment, on prend cette pâte et on l’étend sur des plaques de fonte exposées à un feu ardent. L’évaporation fait justice des derniers sucs malfaisants.


Entrée de la rivière du Maroni. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Rodolphe.

Comme on le voit, la manutention du manioc est des plus primitives. Cette culture forme à peu près toute l’agriculture des Indiens. Le peu de soins qu’exige la plante jusqu’à la récolte convient au caractère indépendant de ces nomades enfants des forêts. Ils ne savent se plier à aucun de ses assujettissements, à aucune de ces entraves qui semblent compromettre la liberté de l’homme.

La-dessus leur susceptibilité s’effarouche facilement ; ils ne s’inquiètent ni de l’avenir ni du but, ils ne voient que le présent. Le fleuve renferme du poisson, les bois cachent du gibier ; poisson et gibier sont à qui sait les prendre ; pourquoi nourrir des animaux domestiques ?

Un administrateur de Cayenne voulut faire accepter à un Indien une vache et un taureau, en cherchant à lui faire comprendre l’avantage qu’il pourrait en retirer, mais en lui expliquant aussi les soins qu’exige le bétail.

Le sauvage refusa le présent avec obstination.

« Tu veux, répondit-il, que moi, qui suis un homme libre, je me fasse l’esclave d’un bœuf, que je lui donne à boire, à manger, que je marche derrière lui ? Jamais ! pas la peine encore ! » Si l’Indien se croit gêné dans l’exercice de cette liberté chérie, il déménage. Femmes, enfants et bagages sont embarqués dans la pirogue, et il va construire un carbet dans un autre lieu. Il exécute souvent la même manœuvre, sans raison apparente, sans autre motif que cet impérieux besoin de changement qui le domine exclusivement. Une fois qu’il a planté le manioc, il abandonne souvent le champ à la garde de Dieu et ne reparaît que pour la récolte. Les bêtes sauvages en ont grignoté un morceau, mais il faut que tout le monde vive.

C’est la dernière expression de la vie matérielle. Si l’homme peut étouffer ses autres aspirations, si c’est là le seul rôle que la Providence lui ait assigné sur la terre, l’Indien est heureux : nul souci ne trouble l’horizon de sa vie. Il a un canot, un hamac, une chaudière ; son arc et ses flèches pourvoient à sa subsistance ; tous ses besoins sont satisfaits.

Sa religion est le manichéisme, c’est-à-dire la lutte des deux principes, du bon et du mauvais esprit. Il cherche à apaiser l’un et à se rendre l’autre favorable ; mais il y a chez lui beaucoup du fatalisme des orientaux. Sa philosophie est la résignation.

Les Indiens des Hattes semblent s’y être établis à poste fixe. L’aspect de la civilisation n’y fait pas trop contraste avec leur manière de vivre. Ils sont de la tribu des Galibis.

Ils ont la taille petite, la tête grosse, le visage aplati, les cheveux longs et roides. Ils portent pour tout costume un morceau d’étoffe qu’ils roulent autour des reins et passent entre les jambes, et qu’on nomme calimbé. L’habillement des femmes est tout aussi primitif : il consiste en un simple petit tablier. En revanche, elles ont des colliers, des bracelets et des jarretières ; toute la coquetterie de leur costume est là. Les jarretières mises au-dessous du genou sont de larges bandes d’étoffe qui leur serrent fortement la jambe et interceptent la circulation du sang. Elles en portent également au-dessus de la cheville. Ce luxe d’appareils comprimants donne à leur démarche quelque chose de gêné qui rappelle les allures de certains palmipèdes fourvoyés hors de l’élément liquide, et cette compression des membres inférieurs fait acquérir aux autres parties charnues du corps un développement excessif. Du reste, elles sont fort laides, ces dames sauvages. Si la nature embellit la beauté, il faut convenir qu’elle remplit quelquefois ses attributions d’une façon bien étrange. Il est vrai que je raisonne toujours sur la beauté d’après nos idées et nos habitudes européennes, et que j’oublie qu’on a soutenu que le beau comme le laid est affaire de convention.


Carbets d’Indiens Galibis, sur le Maroni. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Bouyer.

Les femmes indiennes, ces pauvres esclaves de l’homme, sont exclusivement chargées d’extraire des pieds du mari les parasites incommodes. Pour ce faire, il faut toujours qu’elles soient munies d’épingles ou d’aiguilles ; mais où piquer ces aiguilles et ces épingles quand on porte, à peu de chose près, le costume de la déesse Vérité ? Leur embarras est le même que celui où se trouvait l’empereur Soulouque pour attacher l’étoile de l’honneur sur la poitrine de ses soldats.

Or, elles ont inventé un ingénieux moyen de résoudre la difficulté. Elles se percent la lèvre inférieure et logent, dans cet étui d’un nouveau genre, tout un paquet d’aiguilles, la pointe tournée vers le dehors.

À elles toutes les fatigues, à l’homme le repos. L’homme, c’est le maître, c’est le roi. La femme, ou plutôt les femmes, car la polygamie est une loi du monde sauvage, les femmes sont les servantes et les humbles esclaves, et elles acceptent cette condition inférieure avec abnégation. Certes, nos ménagères de France, celles qui portent le sceptre peu constitutionnel dans ce petit royaume dont le foyer domestique est la capitale, frémiraient d’une noble indignation devant le sort que la loi indienne fait à leurs sœurs déshéritées de cette partie de l’Amérique.

En ce moment suprême où le titre de mère donne à l’épouse des droits sacrés au respect et aux soins du mari, il se joue dans les ménages indiens une singulière comédie.

Quand la femme accouche, c’est le mari qui se fait soigner et plaindre, c’est lui qui est le plus malade. Aussitôt après sa délivrance en laquelle elle n’a reçu les bons offices de personne, la femme va baigner son nouveau-né dans le fleuve et s’y plonge elle-même ; puis elle revient près du mari qui s’est couché dans le hamac où il geint et paresse pendant une dizaine de jours.

« Qu’avez-vous donc, compère ?

— Tu ne vois pas ? Je suis malade, j’ai eu un enfant. »

Ce serait risible, si ce n’était odieux.


Pénitenciers et concessions sur le Maroni. — Les grands bois, leur exploitation et leurs dangers.

Depuis les Hattes jusqu’à Saint-Laurent, c’est-à-dire pendant une vingtaine de milles, il n’y a aucun établissement sur la rive française du fleuve. On passe successivement devant la Crique Lamentin, la Crique à la Vache, seul passage un peu dangereux, et enfin la Crique Maïpouri. Maïpouri est un mot indien qui veut dire grand. Le tapir est appelé maïpouri, parce que c’est le plus grand des animaux de la Guyanne ; l’ananas maïpouri pèse jusqu’à dix kilogrammes.

Cependant l’Alecton a annoncé son arrivée par un coup de canon que répercutent les échos. Un quart d’heure après, il jette l’ancre devant Saint-Laurent, à deux cents mètres d’un pont qui sera prolongé et pourra servir au déchargement direct des navires de moyen tonnage.

Saint-Laurent, le pénitencier agricole, la capitale, le chef-lieu futur de la Guyane de la transportation, le berceau d’une société régénérée par le travail, se présente à l’œil sous un jour des plus avantageux. On sent qu’il y a là tous les éléments d’une grande ville. De 1857 à 1863, c’est-à-dire en six années, un grand résultat a été obtenu. Le temps a été bien employé et l’on arrive à la période heureuse où l’idée, sortie des difficultés de la conception et des langes de l’enfance, se développe sans contrainte et marche d’une allure plus décidée dans une voie rectifiée par l’expérience.

On avait fait du provisoire, maintenant on confirme ; on avait fait des cabanes, on les convertit en édifices durables. Il y avait eu de l’hésitation sur la conduite à tenir vis-à-vis des concessionnaires de diverses catégories ; ces hésitations ont disparu devant un système uniforme basé sur une étude plus approfondie de la question. Le choix des cultures les mieux appropriées au sol et les plus avantageuses aux colons, amenait certaines dissidences ; aujourd’hui l’opinion paraît également fixée sur ce sujet. En un mot, tous les problèmes proposés semblent marcher vers leur solution.

Il y a à Saint-Laurent deux classes distinctes de transportés, les transportés concessionnaires et les transportés employés aux travaux publics ; c’est parmi les seconds qu’on choisit les premiers ; c’est un stage pendant lequel les bons sujets obtiennent de l’avancement en récompense de leur sage conduite. Les transportés dont le travail est dû à l’État sont occupés aux corvées intérieures du pénitencier et à l’exploitation des bois pour le compte du gouvernement. En dehors de ce service auquel ils sont astreints, il leur est accordé des heures de liberté, et le produit du travail accompli pendant ce laps de temps leur est attribué en entier. Le Maroni est tellement riche en bois de constructions à portée des cours d’eau, que l’on peut facilement, avec les moyens actuels, en fournir annuellement à la marine pour plus de cinq cent mille francs.

Les transportés concessionnaires s’occupent également de l’exploitation des bois ; mais alors ce sont de vrais fournisseurs dont les produits sont tarifés. L’État se fait acquéreur, mais n’entrave aucunement l’essor des transactions commerciales.

Il y a deux sortes de concessions : la concession urbaine et la concession suburbaine ; les terrains de la première serviront d’assise à la ville avenir, ceux de la seconde formeront le territoire de la banlieue. La ville sera le foyer industriel où se réuniront en corps de population compacte les gens de métier et tous ceux qui vivront des états manuels. La banlieue demeurera le champ de travail des cultivateurs, de ceux qui s’adonneront exclusivement à l’agriculture.

Le même système a présidé à la formation de toutes les concessions ; c’est une théorie empruntée, sous certains points de vue, au phalanstère ; c’est la théorie de la formation des groupes équilibrés et disposés pour recueillir les bénéfices de l’association.

On compose un groupe de vingt transportés, à la disposition desquels on met gratuitement : instruments aratoires, outils, bêtes de trait, tombereaux, brouettes, semences, etc. Les alignements et les devis des constructions sont tracés par les soins de l’autorité supérieure qui marque également la place que doit occuper chaque maison. Chaque propriété rurale doit avoir cent mètres de large sur deux cents mètres de profondeur. Les maisons font face à la route qui coupe en deux la concession du groupe ; elles sont disposées de façon à ne jamais se faire vis-à-vis.

La concession faite à un groupe de vingt transportés représente donc un kilomètre de route, mesurant de chaque côté une superficie de deux cents mètres de profondeur en culture, et garni de vingt maisons, dix de chaque bord, qui se trouvent espacées de façon qu’il y en ait une tous les cinquante mètres, soit à droite, soit à gauche.

Le travail commence d’abord en commun. La première opération qu’ont à faire les transportés menés dans la forêt qu’ils doivent convertir en centre agricole, est de se bâtir à faux frais un logement provisoire pour s’abriter. Après quoi ils bâtissent les vingt cases et les relient par une route qui doit joindre également la concession nouvelle à la concession la plus voisine, si ces deux concessions ne sont pas contiguës. Ils exécutent encore une partie de l’abatis et des défrichements, qui sont les opérations préalables nécessaires à l’ensemencement et à la mise en terre des plantes potagères dont la culture s’appelle la production des vivres.

Alors le travail en commun cesse et l’individualité se dessine. L’association a vaincu les obstacles que l’homme seul n’aurait pu surmonter, elle a maintenant terminé sa tâche et laisse chacun de ses membres livré à sa propre intelligence et à ses aptitudes particulières. Quoique les vingt cases soient bâties sur le même modèle, comme il peut y avoir des concessions dont l’exposition ou le sol entraîne certains avantages, les vingt lots sont tirés au sort et chaque transporté dirige sa culture à sa guise, en se conformant cependant aux conseils de l’administration supérieure qui, tout en conservant la haute main, laisse encore une latitude convenable aux inspirations particulières.

L’autorité suit quelque temps des yeux la conduite et le travail du transporté, et si elle est satisfaite de son examen, elle lui accorde définitivement la concession de son lot. Le voilà désormais propriétaire d’un immeuble et investi de tous les droits attachés à ce titre. Il peut acheter et vendre, il peut s’associer et mener de front plusieurs concessions. S’il a des capitaux en France, il peut les utiliser ; s’il a une famille, maintenant qu’il peut la loger et la nourrir, il obtient de la faire venir et l’État se charge des frais de voyage des émigrants.

S’il n’a pas de famille et s’il éprouve le besoin de s’adjoindre une compagne ; s’il désire peupler sa solitude, si l’idée de la paternité sourit à ses sentiments affectueux, il demande une femme, et l’État se constitue également pour lui en agence matrimoniale.

Les femmes envoyées à la Guyane pour unir leur sort à celui des transportés, sont prises dans le même milieu qu’eux. Ce sont des femmes sortant des maisons centrales, entachées de condamnations plus ou moins graves. Mais il n’est pas défendu au transporté de choisir une compagne ailleurs, s’il peut en trouver une de bonne volonté.

Jusqu’au jour solennel, où elles sont conduites à la mairie et à l’église, les filles et les femmes destinées à peupler la Guyane de la transportation, sont confiées à la garde et à la discipline sévère des dames de Saint-Joseph-de-Chartres. Ces religieuses sont également chargées de l’éducation des enfants des condamnés.


Église de l’Îlet de la Mère. — Dessin de Riou d’après une photographie de M. Masson.

Comme les futures épouses doivent être spécialement occupées aux rudes travaux agricoles, qu’elles sont appelées à aider leurs maris dans leurs défrichements et leurs cultures, on les a choisies, autant que possible, parmi les filles de campagne, de constitution robuste. J’en ai trouvé peu de jolies, parmi celles que j’ai eu occasion de voir ; cependant, en dépit de leur misérable costume, quelques-unes peuvent plaire encore.

Chose étrange ! le plus grand nombre a subi sa condamnation pour crime d’infanticide. Il y a là une étude intéressante a faire ; mais n’est-ce point attaquer avec trop de hardiesse une grande question humanitaire ? La honte et le besoin de cacher les suites d’une faute, est-ce là le seul mobile qui les a poussées au crime ? Deviendront-elles de bonnes mères de famille plus tard ? Ce sentiment de la maternité qu’elles ont étouffé d’une façon si terrible, va-t-il renaître plus ardent, plus vivace pour les nouveaux fruits de leurs entrailles ?

Tout transporté qui désire entrer dans les liens du mariage doit faire venir ses papiers de famille ; les femmes sont déjà munies des leurs. Il faut faire les choses régulièrement pour ne pas créer de grandes difficultés à l’avenir, et surtout pour prévenir les cas de bigamie, l’erreur la plus dangereuse en l’espèce. Les fondateurs des sociétés nouvelles sont bien tenus de serrer le code et la légalité au plus près.

Cette formalité entraîne souvent de longs délais. L’état civil de beaucoup de condamnés n’est pas toujours facile à constater. Si quelques-uns ont eu un nom et une position dans le monde, beaucoup se trouvent être des vagabonds sans aveu, sans feu ni lieu ; il en est qui ont porté plusieurs noms, dont aucun n’est inscrit au registre de la mairie. D’autres sont des enfants du grand chemin, que leurs parents ont jetés avec un sobriquet ou un prénom dans ces troupes nomades de bohêmes et de saltimbanques, qui ont pour patrie la place publique, et pour domicile une voiture, errant de foire en foire. bon principe, et je pense qu’il en doit être de la beauté morale comme de la beauté physique. Or, ne voit-on pas tous les jours de ravissantes têtes d’enfants faire contraste avec la laideur des parents ? et les mathématiciens ne nous prouvent-ils pas que moins multiplié par moins donne plus au produit ? et les fumiers les plus immondes, ne sont-ils pas en possession de nourrir et d’amener à bien les plus délicates des fleurs et les plus savoureux des fruits ?

Parmi les soixante ménages, établis actuellement aux environs de Saint-Laurent, il y a eu déjà un premier produit. Quelques-uns en sont même à la seconde édition. Ces enfants ne laissent rien à désirer sous le rapport de la constitution physique ; espérons que leur moral n’aura pas trop à souffrir de l’influence du péché originel.

La ration de vivres journaliers est accordée aux concessionnaires et à leur famille pendant deux ans. On sera peut-être obligé de prolonger cette faveur une année en plus ; mais à partir de cette époque, ils doivent se suffire à eux-mêmes.

La ration accordée aux enfants varie suivant l’âge de ces petites créatures. Cette demi-mesure n’était pas admise volontiers par une mère qui, douée d’un vigoureux appétit, comptait bien le satisfaire sur la part de son nouveau-né. Sa réclamation auprès du commissaire fut acerbe.

« Nous remplissons nos devoirs, dit cette femme en colère, et le gouvernement ne remplit pas les siens. On nous envoie ici pour peupler, nous peuplons, et on ne donne pas la ration à nos petits. Eh bien ! nous ne peuplerons plus. »

La terrible menace de cette mère exaspérée ne s’est pas accomplie. On continue à peupler et dans de belles proportions. L’arrivée de tous ces enfants est saluée avec joie, plusieurs officiers ont accepté de les tenir sur les fonts baptismaux, et remplissent avec conscience leur rôle de parrains.

Quelques-uns de ces petits innocents ont eu, comme Cendrillon, le bonheur d’avoir une bonne fée pour marraine. La générosité et la voix d’un excellent cœur sont aussi des baguettes magiques. Celles-là font également des miracles.


Donnez afin que Dieu qui dote les familles
Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles.


Grande pensée de notre grand poëte Victor Hugo ! J’ai souvent servi d’intermédiaire dans la distribution de ces bienfaits. J’ai vu les larmes de la reconnaissance couler des yeux de la mère quand j’étalais le joli trousseau dont la fée dotait sa filleule. Puissent-elles, suivant le vœu du poëte, appeler sur la jeune marraine de la petite Marguerite, les bénédictions d’en haut !

Parmi les femmes déportées au Maroni, il en est une qui n’a point voulu se marier, et qui, malgré son célibat, rend service à la colonie. Elle porte un grand nom, et ses compagnes d’infortune l’appellent la Comtesse : Je ne la désignerai que par son prénom de Clémentine, pour ne pas réveiller la douleur endormie d’une famille malheureuse.

Aujourd’hui la comtesse vient de terminer sa peine. Condamnée sous l’ancienne loi, elle a droit de retourner en France, le fera-t-elle ? Restera-t-elle près de celles qu’elle nomme ses sœurs ? Donnera-t-elle le reste de sa vie à l’œuvre moralisatrice, voudra-t-elle terminer sa mission ? Ce serait pour moi la meilleure preuve de la sincérité de son repentir.

Les maisons des transportés concessionnaires sont uniformément bâties. Elles n’ont qu’un seul étage élevé au-dessus du sol d’un mètre et demi environ, et reposant sur des massifs en maçonnerie. Cette façon de rez-de-chaussée, ouverte à tous les vents, sert de magasin, et met l’étage supérieur à l’abri de l’humidité du sol détrempé par les pluies de l’hivernage.

Le logement est séparé en deux par une cloison en galettes. Dans la cour se trouve la cuisine, indépendante du corps de logis.

J’accompagnais un jour le gouverneur et M. Mélinon dans la visite faite à un de ces ménages. C’était un des plus anciens de la colonie, et par conséquent celui qui pouvait avoir le plus de bien-être.

Le mari était à l’abatis, la femme était seule. Une grande propreté régnait dans la maison. Sur un buffet en acajou, auquel il ne manquait que le vernis pour en faire un meuble de luxe, s’étalaient des assiettes en porcelaine anglaise, aux couleurs voyantes. Une table et quelques chaises formaient le reste du mobilier de cette pièce. Tout cela était l’ouvrage du mari, excellent ouvrier.

La chambre à coucher était garnie d’un lit et d’une armoire, en bois de couleur, et d’un berceau où dormait un bel enfant d’un an, qu’une moustiquaire de gaze mettait à l’abri des insectes.

Un christ avec un rameau bénit, un petit tableau de sainteté, naïvement enluminé, pendaient au mur. Tout respirait le bonheur et l’aisance. La femme avait cet air de satisfaction que donnent le contentement de soi-même et l’absence de soucis de l’avenir. On eût dit que la probité et la vertu étaient les hôtes du logis.

Le jardin était bien entretenu ; le maïs montrait ses longues feuilles et ses grains dorés, le bananier balançait son régime prêt à être cueilli, les giromons couraient sur le sol, les barbadines grimpaient aux treilles, le manioc avait sa place au potager, ainsi que les patates douces, les choux et la salade.

Une truie grognait à l’étable, un essaim de poulets et canards picoraient des grains dans la cour, et fouillaient la terre humide pour y chercher des insectes. C’était un vrai tableau champêtre, une idylle vivante et douce à contempler.

« Avez-vous quelques réclamations à faire ? dit le gouverneur à la femme.

— Non, monsieur le gouverneur.

— C’est bien ; l’on est content de vous. Continuez à vous conduire ainsi et vous rachèterez le passé. Soignez bien votre enfant. Il va bien ?

— Oui, grâce à Dieu, le pauvre chérubin. »

En ce moment l’enfant se réveilla et se mit à pleurer. La mère le prit et le couvrit de baisers. Une sorte de triste souvenir passa sur son front comme un remords ; elle ne put retenir ses larmes. Le gouverneur lui donna quelque argent, et nous sortîmes.

Le mari était condamné comme recéleur, la femme pour infanticide.

Il est des gens qui voient tout en noir, d’autres qui se prennent follement à toutes les illusions. Je ne suis ni des premiers ni des seconds. Je crois que dans sa concession, un transporté laborieux et intelligent pourra trouver sa subsistance et celle de sa famille. Il aura le nécessaire, mais non le superflu. Il vivra, mais ne s’enrichira pas. Tel n’est pas, du reste, le but du législateur. Les enfants des transportés seront dans de meilleures conditions ; peut-être trouveront-ils les germes d’une fortune dans l’héritage paternel.


Huttes de concessionnaires libérés. — Dessin de Riou, d’après une photographie de M. Farcy, lieutenant de vaisseau.

La culture, à laquelle on s’est généralement arrêté, est celle du café. Aujourd’hui 75 000 pieds de caféiers, plantés sur les concessions, commencent à entrer en rapport. 80 000 pieds en pépinière sont tenus par le gouverneur à la disposition des planteurs. Il faut près de quatre ans au caféier pour produire, c’est donc dans quelques années seulement que l’exportation de cette denrée coloniale sera d’une certaine importance commerciale.

Le coton n’a pas réussi dans les nombreux essais que l’on a tentés avec une persévérance digne d’un meilleur sort. Les espèces qu’on a voulu acclimater sont-elles mauvaises ? Les lieux où les essais ont été entrepris sont-ils trop éloignés de la mer ? Toujours est-il que les plants, renouvelés à plusieurs reprises, sont morts ou sont demeurés chétifs et improductifs.

On a également renoncé aux cannes à sucre comme grande culture. On en a réservé seulement quelques-unes employées à composer une boisson rafraîchissante, assez agréable au goût et un peu semblable à la piquette de Normandie. Quelques cultures secondaires ont été adjointes à celle du café : le tabac, le riz, le manioc, les patates douces et quelques plantes potagères pour la consommation et pour la vente.

À chaque ménage, on donne une vache et une truie. L’administration a des étalons à leur service et le premier produit revient de droit à l’État, qui peut ainsi, à bon marché, au moyen d’une première avance, perpétuer ses générosités, qui deviennent des prêts remboursables.

Il y a en ce moment vingt groupes de concessionnaires, près de 400 colons, tant à la ville qu’à la campagne. Près de 30 kilomètres de routes relient ces concessions entre elles et avec le chef-lieu. Le projet paraît être de marcher sur Mana par trois routes différentes.

Le développement considérable que promettait le Maroni fit immédiatement connaître que Saint-Laurent était insuffisant. Dès le 18 septembre 1859, on créa le pénitencier de Saint-Louis. Situé à quatre kilomètres de Saint-Laurent, ce nouvel établissement est indépendant du premier. Il s’occupe exclusivement de l’exploitation des bois pour le compte du gouvernement. Il est commandé par un capitaine d’infanterie de marine, et réunit un millier d’hommes, transportés et personnel libre compris. Saint-Laurent en a plus du double.


Pénitencier de Saint-Louis. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.

Une route carrossable mène de l’un à l’autre, et offre une charmante promenade dès que les rayons du soleil ne sont pas trop perpendiculaires. De grands arbres la bordent de chaque côté. Sans être fréquentée comme une route européenne on y rencontre quelque mouvement. Ce sont des transportés qui vont à l’abatis ou qui en reviennent la cognée sur l’épaule. Un long attelage de bœufs conduit avec peine, suspendu à un diable, un madrier énorme qui atteint jusqu’à vingt mètres de longueur sur un mètre d’équarrissage. Sur le seuil de sa porte, une concessionnaire berce un petit enfant avec un refrain de la patrie. À droite de Saint-Laurent, à mi-chemin environ des deux centres, est la scierie mécanique, où l’on débite en planches les madriers ayant quelques défauts. Là se trouve aussi l’usine à sucre à laquelle on a aujourd’hui renoncé, et la briqueterie qui permet d’utiliser une terre abondante donnant sur place des matériaux commodes pour les constructions.

Outre les centres principaux, on a dû établir des chantiers secondaires, les lieux d’exploitation étant trop éloignés des pénitenciers. On a ainsi fondé Saint-Pierre et Sainte-Anne.


Route entre les pénitenciers. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Rodolphe.

L’exploitation des grands bois présente de plus sérieuses difficultés qu’on ne l’avait cru d’abord. Cette puissante végétation guyanaise ressemble parfois à ces gens qui parlent beaucoup et qui ne disent rien ; au milieu de ce flux de paroles, il y a bien des mots inutiles. Les arbres ne croissent pas par familles dans la forêt ; toutes les essences s’y confondent, et il faut démêler le bon grain de l’ivraie. Pour un bon arbre à abattre, il faut quelquefois en renverser cinquante, il faut jeter à terre bien des victimes vulgaires pour se frayer un passage jusqu’aux rois de la forêt. Dépense de temps, dépense de bras, toutes choses de la plus grande importance.

De plus, rien ici ne guidait l’expérience. La tradition n’existait pas. On sait de quel soin est entourée, en Europe, l’exploitation forestière. L’arbre n’est coupé qu’à une certaine phase de la lune, à un certain âge, à un certain travail de la séve que l’habitude fait connaître pour chaque espèce. Le changement que l’hiver et l’été apportent dans la physionomie de la nature est un guide certain pour la routine. Mais dans ces espèces d’arbres inconnus, dans cette végétation toujours éveillée, toujours verte, toujours vivante, où chercher les lois de la coupe, et réglementer l’exploitation ? Les indigènes ne savent rien, et que leur importe de chercher le moment précis de mettre la hache au bois.

Ici comme ailleurs, on dut faire des écoles, et ce n’est que par tâtonnements que l’on arrivera à opérer sur des règles invariables. On a eu plus d’une fois la peine d’amener, à grands frais sur la plage, des pièces de bois superbes qui n’avaient d’autres défauts que d’être fendues au cœur, et de ne pouvoir plus être utilisées et débitées qu’en planches. Elles avaient été coupées en temps inopportun.

On divise les bois de la Guyane en deux classes distinctes : les bois durs et les bois mous. Les premiers sont produits par les terres hautes ; les seconds par les terres basses. Les deux classes renferment environ cent huit essences qu’on peut faire servir aux constructions de terre et de mer, à la menuiserie, à la charpente, au charronnage, à l’ébénisterie et à la teinture. Ils ont un grand avantage, reconnu par les observations des ingénieurs de la marine, celui d’être éminemment incorruptibles, qualité essentielle dans les constructions navales.

Je ne fais pas entrer dans cette nomenclature les arbres à gomme, à résine, à baume, et les végétaux pouvant fournir des substances aromatiques ou médicinales, dont cependant l’exploitation peut marcher de front avec une plus vaste entreprise.

Depuis quelques années, on a enregistré dans ces forêts un ennemi de plus pour l’homme. C’est une petite mouche sans dard ni venin, inoffensive en apparence et cependant plus redoutable que le tigre et que le serpent. Les naturalistes l’ont baptisée Lucilia homini-vore, et cette épithète justifiée par une fatale expérience dépeint ce terrible fléau. La mouche anthropophage, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’a ni l’aiguillon de la guêpe ni le bourdonnement du frelon, elle ressemble fort à la mouche vulgaire de la viande, rien ne la signale ni ne la dénonce aux victimes qu’elle va frapper.


Mouches cartonnières. — Nids des mouches cartonnières. — Mouches homini-vores).

Elle s’introduit dans le nez ou dans les oreilles de l’homme endormi, et dépose ses œufs dans ces cavités qu’elle se hâte d’abandonner. Les sinus du nez et le tympan deviennent des ruches où se consomment toutes les métamorphoses de l’insecte et d’où l’essaim prendra son vol, Les désordres occasionnés par la présence de ces milliers de larves aux abords du cerveau amènent une méningo-céphalite qui emporte le malade au bout de quelques jours avec des souffrances intolérables.

La plupart des transportés attaqués par la lucilia homini-vore ont succombé malgré les secours de la science. Les cures que l’on a obtenues sont des exceptions. Sur une douzaine de morts constatées, on cite trois ou quatre guérisons.

La térébenthine pure et le chloroforme ont été quelquefois des agents efficaces, mais ont le plus souvent échoué. Du reste, l’action de la térébenthine sur la larve n’est pas mortelle ; elle la fait se contracter et tomber.

Plusieurs larves ont été plongées dans un bain de chloroforme, dans une solution concentrée de bichlorure de mercure, qui ont cependant la propriété de détruire tous les animaux inférieurs, et elles ont résisté à la vertu corrosive de ces agents chimiques, prouvant encore leur existence par un reste de sensibilité.

Jamais pays ne fut plus peuplé d’insectes que la Guyane, jamais l’entomologiste ne trouvera mine plus féconde. Formes étranges, couleurs brillantes, tout est réuni pour séduire les regards et captiver l’attention. Le Maroni est une terre promise pour le collectionneur le plus insatiable. Le fulgore porte-croix, le fulgore porte-lanterne, le charançon bleu pointé de noir, l’arlequin dont le nom indique l’habit, la mouche éléphant, l’actéon, toutes les raretés, toutes les variétés de cette immense famille des coléoptères, des dyptères, des hémiptères, etc., s’y rencontrent. Les papillons les plus splendides, dont quelques-uns sont inédits encore, soit diurnes, soit nocturnes, surprennent par la bizarrerie de leurs dessins et la perfection de leurs organes, et les mouches à feu emplissent l’air de gerbes d’étincelles.

La plupart de ces insectes sont inoffensifs ; mais quelques-uns sont de vrais démons cachés sous une enveloppe microscopique, et les plus petits sont trop souvent les pires.

Les moustiques sont une véritable calamité publique qui rend inhabitables certaines localités. Si pauvre que soit un ménage, la moustiquaire en est le meuble le plus indispensable, car c’est la sauvegarde du sommeil et la garantie du repos. On entend bien toujours à travers la gaze protectrice, l’éclat de la trompette que sonne l’ennemi, mais on est à l’abri de ses piqûres. Les planteurs d’autrefois avaient imaginé en faveur de leurs esclaves un châtiment atroce qui consistait à exposer les coupables aux piqûres des moustiques, le corps enduit de miel et les mains enchaînées. La plupart des patients devenaient fous de rage, quelques-uns en mouraient.

Il y a des moustiques de plusieurs espèces. Il en est de quasi-imperceptibles qui ne trahissent leur présence que par la douleur qu’ils vous causent. On les nomme maringouins. Cette espèce est plus particulièrement endémique aux vases des rivières, aux heures de la basse mer. Il y en a aussi de plus grande taille et qui vous font jaillir le sang des veines à chaque piqûre de leur lancette. On les appelle maques.

J’ai suivi une fois, pas à pas, sur la route de Saint-Laurent à Saint-Louis, la marche d’une armée de fourmis noires, dites fourmis de feu à cause de la brûlure que cause leur venin. La colonne, formée de rangs épais, ondulait suivant les terrains, fuyant les obstacles qu’elle ne pouvait franchir, grimpant ou descendant suivant l’exigence des cas. Elle semblait obéir à un ordre donné et à une discipline sévère. Ce corps expéditionnaire dessinait un ruban d’une cinquantaine de mètres et l’avant-garde se perdait au loin dans le fourré. Était-ce une armée d’émigrants, une colonne rentrant de maraude ? Mon savoir entomologique ne va pas jusqu’à pouvoir préciser l’un ou l’autre fait.

Les dégâts que ces insectes font subir aux plantations sont terribles. On est obligé de compter avec ces petites bêtes que leur nombre rend redoutables. Quelquefois on est obligé de fuir devant elles et de capituler, et c’est ainsi qu’on a dû leur abandonner en toute propriété certains quartiers qu’elles auraient ravagés quand même, en dépit de toute précaution et de toute défense. L’eau ne devenait plus un isolant et un préservatif contre leurs agressions, et elles profitaient adroitement de tout pont improvisé pour envahir la place.

Voici un ennemi dont le contact est plus repoussant et la dent plus venimeuse ; c’est l’araignée-crabe, le géant de l’espèce. La création n’offre rien de plus hideux et de plus repoussant que cette horrible bête qui ne se contente pas de faire la guerre aux insectes, et s’attaque même aux petits oiseaux à qui elle suce le sang après les avoir engourdis de son venin. L’oiseau-mouche et le oolibri comptent parmi ses victimes. Son corps est composé de deux parties distinctes, également couvertes de poils, d’où partent cinq paires de pattes à quatre articulations.


Araignée-crabe. — Dessin de Mesnel d’après nature.

Le tout est velu, noirâtre, semblable à une réunion de chenilles. Chaque jambe est armée d’une griffe jaune et crochue. De la tête sortent deux pinces recourbées en dedans comme celles d’un crabe et qui lui servent à déchirer sa proie. La toile que tend cette monstrueuse araignée est étroite, mais forte ; elle peut y prendre les plus gros insectes. En dehors de la douleur locale, sa morsure cause la fièvre et amène une partie des accidents produits par la dent des reptiles. Le seul contact de ses poils occasionne à la peau une brûlure pareille à celle de l’ortie. J’ai vu une araignée-crabe qui, les pattes étendues, mesurait près de huit pouces de diamètre.

Le scorpion de la Guyane ressemble à celui d’Europe et à celui d’Afrique ; sa morsure cause rarement la mort, mais elle entraîne de graves désordres. En avançant qu’il se tue lui-même et se perce de son aiguillon quand il se voit entouré d’un cercle de feu, on a dit une vérité dont plusieurs voyageurs ont été témoins. Le scorpion est peut-être le seul animal qui ait recours au suicide et choisisse son genre de mort. La colonie renferme deux variétés de cet insecte, la plus grande, représentée ici, a presque la taille d’une forte écrevisse.


Scorpion géant de Cayenne. — Dessin de Delahaye d’après nature.

L’ignoble insecte semble avoir la conscience de sa laideur et de l’horreur qu’il inspire. Il se retire dans les lieux humides, se cache dans les troncs d’arbres morts et s’enterre sous les ruines. Il fuit le soleil et l’éclat du jour. Il s’introduit souvent à bord, dans les paquets de bardeaux et dans le bois à brûler ; il serait prudent de passer tout cela au feu avant l’embarquement, mais on a rarement le temps d’employer toutes ces précautions ; et c’est ainsi qu’on admet dans les navires tous les animaux malfaisants qui nichent et pullulent au fond des cales : fourmis, cancrelats, araignées, scorpions, scolopendres, serpents et le reste. Les termites, qui ont mangé la préfecture de la Rochelle, sont d’importation américaine.


Scolopendre. — Dessin de Delahaye d’après nature.

Le scolopendre, vulgairement connu sous le nom de cent-pieds ou bête à mille-pattes, est extrêmement commun. Il est bien rare qu’au bout d’un séjour de quelques années aux colonies on n’ait pas eu quelque fâcheux rapport avec lui. Sa piqûre est peu dangereuse du reste et n’occasionne qu’une douleur passagère, qui peut se guérir par une simple lotion ammoniacale. L’ammoniaque, ou alcali volatil, est un spécifique souverain contre la piqûre de la plupart des insectes, mais elle est impuissante contre la morsure des serpents. À côté du scolopendre vit un myriade non moins répulsif à la vue, le Yule de Cayenne. Je ne puis dire s’il est également vénimeux.


Yule de la Guyane. — Dessin de Delahaye d’après nature.


Frédéric Bouyer.

(La suite à la prochaine livraison.).



  1. Suite. — Voy. pages 273 et 289.
  2. Espèce d’épervier. Il y en a de deux sortes : le pagani brun et le noir.
  3. Le Tour du monde, tom. XI, p. 216, a donné, d’après M. Paul Marcoy, une figure détaillée de cette chélyde.