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Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, éd. Hachette)/11

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CHAPITRE XI.


Edmonton. — Les ours gris. — La mission catholique romaine à Saint-Alban. — Croisade prêchée contre les ours gris. — Histoire de M. Pembrun. — Les chercheurs d’or. — Perry le mineur. — Histoire de M. Hardisty. — On entraîne un Crie. — Course pour sauver sa vie. — Chasse aux ours. — Vie dans un fort de la baie de Hudson. — Courage des Indiens. — M. O’B. se présente lui-même à nous. — Ses connaissances étendues. — Histoire de sa vie. — Il désire nous accompagner. — Terreur que lui inspirent les loups et les ours. — Il se met entre les mains du Docteur. — Il nous félicite sur l’avantage que nous retirerons de sa société. — Les employés de la Compagnie de la Baie de Hudson nous conseillent de ne pas persévérer à passer par le col Leather. — La contrée est inconnue à l’ouest des montagnes. — Les émigrants. — Les autres cols et passages. — Explorations faites par M. Ross et par le docteur Hector. — Nos projets. — M. O’B. s’oppose à la compagnie de L’Assiniboine. — Protestation de L’Assiniboine. — Notre troupe et nos préparatifs.


L’établissement d’Edmonton est le plus important du district de la Saskatchaouane ; il y réside un facteur en chef qui a la direction de tous les postes inférieurs. Edmonton possède un moulin à vent, une forge et un atelier de charpentiers. On y construit et on y répare les bateaux qui font annuellement le voyage de la factorerie d’York, dans la baie de Hudson[1] ; on y fabrique les charrettes, les traîneaux et les harnais, ainsi que tous les objets quelconques dont le besoin se fait sentir pour le trafic de la Compagnie entre ses différents postes. Le blé y est magnifique, les pommes de terre et les autres racines y poussent aussi merveilleusement bien que dans toute la vallée de la Saskatchaouane. Le fort est habité par une trentaine de familles dont les membres sont engagés au service de la Compagnie, et un corps considérable de chasseurs est perpétuellement employé à fournir de la viande à l’établissement.

Près du lac Saint-Alban, à neuf milles environ au nord d’Edmonton, se trouve une colonie d’hommes libres, c’est-à-dire de métis qui ont quitté le service de la Compagnie. Elle est dirigée par un prêtre catholique. Puis, à une quarantaine de milles plus loin, dans l’ouest, est une colonie plus ancienne encore, celle du lac Sainte-Anne, ayant les mêmes caractères, mais des habitants plus nombreux.

Dès notre arrivée, M. Hardisty nous apprit que cinq ours gris avaient attaqué une bande de chevaux appartenant au prêtre qui réside à Saint-Alban, et avaient poursuivi deux cavaliers, dont l’un, fort mal monté, n’avait échappé au danger qu’en jetant derrière lui son bonnet et ses vêtements que l’animal s’était amusé à déchirer en morceaux. Le prêtre avait résolu d’organiser une grande chasse pour le lendemain. Nous résolûmes d’être de la partie. En conséquence, après avoir mis en bon ordre nos fusils et nos revolvers, nous montâmes à cheval au point du jour du lendemain, et nous partîmes avec Baptiste pour Saint-Alban. Cette petite colonie consiste en une vingtaine de maisons bâties sur le penchant d’un coteau que baignent un petit lac et une rivière[2]. On passe celle-ci sur un bon pont de bois qui est le seul monument de son genre que nous ayons vu dans le territoire de la baie de Hudson. La maison du prêtre est un joli édifice blanc, entouré d’un jardin qui touche à la chapelle, à l’école et au couvent des nonnes. Le bon père, M. Lacome, se tenait debout en avant de sa demeure quand nous arrivâmes ; nous lui fûmes immédiatement présentés et nous lui demandâmes où en était la chasse à l’ours projetée. Il nous reçut avec une politesse cordiale, nous dit que le jour de la chasse n’était pas encore fixé ; mais que son intention était de prêcher, le dimanche suivant, une croisade contre les maraudeurs ; on arrêterait alors le jour où les métis se réuniraient pour cette expédition.

Le P. Lacome était un homme extrêmement intelligent, et dont la société nous parut fort agréable. Bien que Canadien français de naissance, il parlait l’anglais avec beaucoup de facilité, et les métis admettaient qu’il savait mieux qu’eux le langage des Cries. Il nous invita à descendre chez lui et à y dîner, ce que nous acceptâmes avec plaisir. Nous le suivîmes donc dans sa maison, qui ne se composait que d’une chambre de réception au rez-de-chaussée avec une chambre à coucher au-dessus. L’ameublement consistait en une petite table, avec une paire de chaises grossières. Les murs étaient ornés de quelques gravures coloriées, parmi lesquelles se trouvaient les portraits de Sa Sainteté le Pape et de l’évêque de la Rivière Rouge ; plus un tableau, ou des anges à l’air matériel et stupide arrachaient de fort jolies saintes aux flammes du purgatoire. Après un excellent dîner, composé de soupe, de poissons, de viande sèche et de légumes délicieux, notre hôte nous mena visiter l’établissement. Il nous fit voir plusieurs fermes très-présentables, ayant de fertiles champs de blé, de grands troupeaux de chevaux et de gras bétail. S’étant voué à l’œuvre d’améliorer l’état de ses ouailles, il avait fait venir, à grands frais pour lui, des charrues et d’autres instruments d’agriculture à leur usage, et maintenant il s’occupait à achever un moulin à blé qui serait mis en mouvement par des chevaux. Il avait bâti une chapelle et établi des écoles pour les enfants des métis. Le beau pont que nous avions traversé était dû à son esprit d’entreprise. En somme, cette petite colonie était l’établissement le plus florissant que nous eussions rencontré depuis notre départ de la Rivière Rouge. Il faut donc reconnaître que les prêtres catholiques l’emportent beaucoup sur leurs frères protestants par l’influence qu’ils exercent et par l’élan qu’ils donnent à leurs missions. Sans aucune crainte du danger ni des privations, ils ont fondé des établissements à La Crosse, à Saint-Alban, à Sainte-Anne, et à d’autres endroits isolés au fond des forêts. Ils y ont réuni près d’eux les métis et les Indiens, et leur ont enseigné, avec un incontestable succès, les éléments de la religion et de la civilisation. Les missionnaires protestants, au contraire, demeurent inactifs, se réconfortant dans les faciles jouissances de |’établissement de la Rivière Rouge, et croyant avoir comblé la mesure de leurs devoirs lorsqu’ils ont fait par hasard une visite à l’un des postes les plus voisins.

Le soir nous retournâmes à Edmonton. M. Pembrun, du lac La Biche[3], venait d’y arriver pour prendre le commandement de la brigade des bateaux que la Compagnie envoie porter à Norway-House[4] les fourrures recueillies durant la saison écoulée. Nous y trouvâmes aussi M. Macaulay de Jasper-House[5], qui venait chercher ses provisions d’hiver.

M. Pembrun avait, les années précédentes, plusieurs fois traversé les Montagnes Rocheuses, par Jasper-House et par le col de l’Athabasca, et même une fois en plein hiver. Il nous conta plusieurs détails de ses voyages, et entre autres une aventure qui ressemble fort à une de celles qui ont rendu célèbre le baron Munchausen. Mais quiconque est familiarisé avec la localité qui en a été le théâtre, se trouvera disposé à y ajouter foi.

Dans les vallées de cette région, la neige s’accumule jusqu’à prendre des profondeurs effrayantes. La première fois que M. Pembrun campa dans les montagnes, il voulut balayer la neige avec une des chaussures qu’on nomme raquettes, comme on le fait ordinairement, quand, en hiver, on met son bivouac dans la plaine. Après avoir déjà pratiqué un trou à s’y fourrer tout entier, et ne trouvant pas le fond, il sonda avec une longue perche sans rien trouver davantage ; changeant alors de dessein, il se bâtit une plate-forme avec des troncs verts, et y installa son feu et sa literie. Par la suite, en été, comme il passait dans le même endroit, il reconnut aux grands troncs des arbres qu’il avait coupés, son ancien lieu de repos, et fut bien étonné de le voir perché à une trentaine de pieds au-dessus du sol. C’était l’élévation de la neige lors de sa première visite.

Il vint aussi à Edmonton une compagnie des mineurs qui avaient lavé de l’or au ruisseau de la Boue Blanche (White Mud Creek[6]), situé à une cinquantaine de milles vers le haut de la Saskatchaouane. Leur chef était un Kentuckien nommé Love. Il rapportait un petit sac de belle poudre d’or, et nous assura que chaque homme avait déjà, depuis le commencement de l’été, recueilli quatre-vingt-dix livres sterling (2250 fr.). Néanmoins, d’après les informations que nous obtînmes d’ailleurs par la suite, nous sommes restés persuadés que le rapport du Kentuckien était entaché d’exagération. Love, après avoir traversé la Californie et la Colombie Britannique, était parvenu sur la Saskatchaouane en remontant en bateau le cours du Fraser, et en passant les montagnes à pied par le col Leather[7] jusqu’à Jasper-House. Il ne doutait pas qu’il n’y eût de riches gisements sur le versant oriental des montagnes, et déjà trois de ses compagnons étaient partis pour pousser leur exploration jusqu’aux sources de la Saskatchaouane septentrionale. Il y avait deux mois de cela, et on n’en avait encore eu aucune nouvelle.

M. Pembrun nous dit aussi qu’il avait trouvé de l’or dans un ruisseau près de Jasper-House. Sa découverte avait été confirmée par le témoignage du mineur Perry, une des célébrités des régions occidentales de l’or, et dont il nous raconta l’histoire. Perry était un Yankee du fond de l’est. Quand la fièvre de l’or en Californie avait commencé, Perry avait franchi tout seul le prairies et les Montagnes Rocheuses. N’ayant pas de quoi acheter des chevaux, il avait mis ses effets dans une brouette qu’il avait poussée devant lui pendant deux mille milles jusqu’à son arrivée à Sacramento. Plus tard, dégoûté de la Californie, il était retourné dans les États orientaux, lorsque le bruit de la découverte de l’or dans la vallée du Fraser l’avait décidé à tenter de nouveau la vie de mineur. Il ne possédait plus, en arrivant à Breckenridge[8] sur la Rivière Rouge, qu’un fusil, un peu de munitions et les habits qui étaient sur son dos. Il emprunta une hache, se creusa dans un tronc d’arbre un grossier canot qui lui servit à descendre la rivière durant six cents milles jusqu’au fort Garry. De là il gagna à pied Carlton, cinq cents milles plus loin, en se soutenant avec le produit de sa chasse. À Edmonton. il se mit dans une bande de mineurs qui se proposait de passer les montagnes, et arriva enfin dans la Colombie Britannique, après avoir parcouru à peu près une distance égale à celle qu’il avait traversée auparavant en poussant sa brouette.

Cette histoire en rappela une autre à M. Hardisty. C’était un épisode de la vie de la frontière, au fort Benton, poste de commerce établi par la Compagnie américaine des fourrures sur le Missouri, dans le pays des Pieds-Noirs. Un jour, un Crie aventureux et solitaire était arrivé à pied à Benton. Peu après lui, apparut une troupe de Pieds-Noirs à cheval. Ayant découvert la présence d’un de leurs ennemis, ceux-ci exigèrent hautement qu’on le leur livrât pour le torturer et pour le scalper. Le commerçant qui commandait le fort voulait sauver la vie du Crie, mais il avait peur de refuser de le rendre, car les Pieds-Noirs étaient nombreux, bien armés, et avaient été admis dans l’intérieur de la palissade. Après avoir longtemps discuté, il réussit à faire admettre la convention suivante : l’homme blanc s’engageait à garder près de lui le Crie durant un mois, au bout duquel les Pieds-Noirs viendraient le réclamer au fort ; on lâcherait alors le prisonnier en lui donnant cent mètres d’avance sur ses ennemis, qui promettaient de ne le poursuivre qu’à la course et sans autres armes que leurs couteaux.

Les Pieds-Noirs étant partis, le Crie fut immédiatement soumis à un système d’entraînement. Pour augmenter ses forces, on le nourrissait de fraîche viande de bœuf, autant qu’il en voulait ; pour accroître sa vitesse, on lui faisait deux heures chaque jour parcourir à toutes jambes l’enclos du fort.

Quand le mois fut expiré, les Pieds-Noirs, fidèles à la convention, reparurent à Benton. On serra leurs chevaux à l’intérieur, ainsi que toutes leurs armes, excepté les couteaux. Puis la victime désignée, sous l’escorte de tout l’état-major de la place qui était monté à cheval pour faire respecter les conditions acceptées, fut conduite à la distance voulue. Le Crie fut mis à cent mètres de ses sanguinaires ennemis, qui ressemblaient des loups attendant une proie. Au signal donné, l’Indien partit ; les Pieds-Noirs prirent la chasse avec d’effroyables hurlements. D’abord leur meute gagnait rapidement. La terreur semblait avoir paralysé les membres du malheureux Crie, et son salut devenait désespéré. Cependant, comme, ses ennemis n’étaient plus qu’à quelques mètres de lui, sa présence d’esprit lui revint. Il se secoua. Le bon état de ses muscles et l’exercice auquel ils avaient été régulièrement soumis commencèrent à produire leur effet. Au grand étonnement et au désespoir des Pieds-Noirs, il les gagnait à chaque pas. Un mille plus loin, il avait pris tant d’avance, que, s’arrêtant un instant, il leur montra triomphalement le poing, et, peu après, il finit par se dérober à leurs yeux. On apprit plus tard qu’il avait réussi à rejoindre en sûreté le reste de sa tribu.

Au bout de quelques jours, nous retournâmes à Saint-Alban pour avoir des nouvelles des ours. M. Lacome nous donna quatre métis pour guides, mais nous perdîmes toute notre journée dans une recherche sans résultat. Nous trouvâmes, il est vrai, beaucoup d’endroits où ces animaux avaient fouillé le terrain pour arracher des racines, mais toutes ces traces étaient assez anciennes.

Le lendemain nous recommençâmes avec l’aide d’une meute de chiens ; mais nous n’y gagnâmes que la certitude que les ours avaient quitté le voisinage, et nous revînmes à Edmonton très-désappointés.

Nous fûmes obligés de rester un peu plus longtemps à ce fort. parce que la route que nous nous proposions de prendre à travers la forêt n’offrait que peu de pâturages. Il fallait donc attendre que nos chevaux se fussent complétement refaits et reposés avant d’entreprendre un pareil voyage. Cependant le temps était bien long ; car la vie dans un fort de la baie de Hudson est aussi monotone qu’ennuyeuse. Nous errions de fenêtre en fenêtre ; nous faisions le tour du bâtiment, nous épiions l’arrivée de quelque Indien ou la vue d’un objet qui fat digne d’intérêt ou d’attention. À la tombée de la nuit, des vingtaines de chiens de traîneau commençaient leurs lugubres hurlements, dont ils nous troublaient encore au point du jour en nous tirant d’un sommeil que nous aurions voulu prolonger autant que possible afin de diminuer la durée de la journée. Cette coutume de hurler en chœur, au coucher et au lever du soleil, est un des points qui rapprochent les chiens indiens des loups, avec lesquels ils ont déjà tant de ressemblances extérieures. Un de la bande ouvre le chœur par de courts grognements, peu à peu les autres se joignent à lui, et bientôt tous ensemble hurlent de toutes leurs forces pendant cinq minutes. Puis ils se taisent les uns après les autres comme ils ont commencé, et tout rentre dans le silence.

Les visites que nous faisions aux tentes des Indiens et des métis, campés auprès du fort Edmonton, nous procuraient quelque distraction. Il y avait même une petite fille Crie qui était une des clientes de Cheadle, et nous inspirait un véritable intérêt. Elle avait suivi sa famille dans les plaines. À la conclusion d’une paix entre les Cries et les Pieds-Noirs, un parti de ces derniers étant venu rendre visite au camp des Cries, l’un d’eux, comme il prenait congé, avait, en jouant avec l’enfant, fait partir son fusil. Deux balles étaient entrées dans la cuisse de la pauvre fillette et l’avaient fracassée. Quand nous la vîmes, elle était blafarde et semblable à une mourante, mais elle supportait, avec un admirable courage, les douleurs du traitement et des opérations. Quant à ses parents, ils se montraient fort désappointés, car la réputation du docteur leur avait fait espérer qu’il pourrait non-seulement retirer l’os brisé, mais même le remplacer d’une façon efficace et restaurer au membre son premier état.

C’est alors que nous fîmes la connaissance d’un monsieur O’B…, homme très-versé dans la connaissance des études classiques. Il se rendait dans la Colombie Britannique, mais il n’y allait pas vite, car il était parti de la Rivière Rouge depuis douze mois. M. O’B… était un Irlandais, de quarante à cinquante ans, d’une taille moyenne et d’une constitution robuste. Il avait la figure longue et les traits larges ; une bouche en retraite et presque sans dents augmentait la valeur de son nez un peu long. Il portait un long vêtement d’alpaga, de forme ecclésiastique, et un chapeau wideawake noir, qui ne s’accordait guère avec la barbe longue d’une semaine qui recouvrait son menton, ni avec ses culottes de futaine et ses bottines attachées avec de la paille. Il tenait à la main un énorme bâton. Bref, toute sa personne annonçait un singulier mélange de l’homme d’église et du paysan. L’accent de son île natale se faisait vivement sentir dans sa prononciation, et de nombreuses citations d’auteurs grecs et latins émaillaient son discours. Il se présenta à nous en nous faisant un petit speech flatteur à la fois pour lui-même et pour nous, où il nous apprenait qu’il était petit-fils du célèbre évêque O’B…, et qu’il avait pris ses grades à l’université de Cambridge. Nous devions aisément comprendre combien un homme de sa naissance et de son éducation éprouvait de plaisir à faire la rencontre de deux membres de sa chère université aussi distingués que nous. Il nous donnait ensuite l’avis qu’il était homme d’habitudes paisibles et studieuses, et qu’il avait horreur de cette existence vagabonde et dangereuse à laquelle il était maintenant condamné. Puis il nous surprit en nous disant sur nous, nos parents, amis et connaissances, presque autant que nous en savions nous-mêmes. Il n’ignorait ni leur personne, bi leur demeure, ni leur fortune ; familles, espérances, goûts, particularités : rien ne lui échappait, et il nous apprenait ce qu’il en pensait. Tout ce qu’il avançait était exact, et nous avions beau l’interroger le plus adroitement que nous pouvions, nous ne réussissions pas à le prendre en défaut. Enfin il se mit à nous raconter histoire de sa vie aventureuse.

Lorsqu’il était sorti de l’université, il s’était destiné au berceau et s’était mis à écrire dans les journaux. Ensuite il était parti pour l’Inde, et avait publié un journal à Lahore. Un an ou deux après, il était revenu en Angleterre. Trouvant difficile de s’y faire une position, il avait suivi le conseil d’un de ses vieux amis de collége qui s’était établi dans la Louisianne, et y était allé chercher fortune. Bientôt il y avait obtenu la place de secrétaire chez un riche planteur, et y avait quelque temps mené une vie pleine d’aisance et d’espoir. Mais les vicissitudes de sa carrière n’étaient qu’à leur début. La guerre civile entre les États du Nord et du Sud ayant éclaté, le paisible M. O’B… avait été tiré de ses rêves de repos et de sécurité par le bruit et la confusion des préparatifs militaires. Déjà fort alarmé par cette perspective des hostilités, il ne cessait pas d’espérer qu’on le considérerait comme exempté du service. Mais un jour son ami le planteur était venu à lui, plein de joie et d’émotion, et, lui donnant une cordiale poignée de main, lui avait tenu ce langage : « Mon cher M. O’B…, permettez-moi de vous offrir mes félicitations de tout mon cœur sur l’honneur qu’on vient de vous faire ; vous avez, à l’unanimité, été élu capitaine de la garde nationale. »

Le nouveau capitaine s’était senti frappé d’horreur. Son imagination n’apercevait plus que les baïonnettes effilées dirigées contre son abdomen, et que le coupant des sabres jetant des éclairs en descendant sur son crâne ; ses oreilles effrayées entendaient déjà le sifflement des balles et les explosions des canons et des fusils ; il n’avait plus sous les yeux que les blessures, les spasmes de l’agonie et la mort. Balbutiant quelques remercîments qui parurent au méridional assez froids pour la circonstance, il échappa à son ami désappointé et fit secrètement des préparatifs d’évasion. La nuit même il prit le peu d’argent qu’il avait sous la main, et abandonnant tout ce qu’il possédait d’ailleurs, il se mit à fuir l’honneur qu’on lui destinait. Il réussit à passer les frontières, et parvenu dans les États du Nord, il y obtint une place de professeur classique dans un collége. Mais c’était une institution qui n’avait d’autres fonds que les souscriptions volontaires. Elle tomba sous la pression de la guerre ; on en réduisit le nombre des professeurs, et la position de M. O’B… s’en alla à yau-l’eau. Il jeta l’ancre quelque temps près de Saint-Paul, dans le Minnesota, puis il se rendit au fort Garry, avec l’intention de fonder une école dans |’établissement de la Rivière Rouge. Mais les métis se souciaient médiocrement du grec et du latin, et ils n’apprécièrent pas, comme ils méritaient de l’être, les talents de M. O’B… Il avait vu échouer son projet académique, et après être demeuré quelque temps dans la vallée de la Rivière Rouge sans occupation, il avait pu, grâce à la bonté du vétéran des missionnaires de cette région, de l’archidiacre Cockran, se procurer les moyens de tenter un voyage à travers les montagnes, et à la recherche, sur la côte du Pacifique, d’une société plus convenable à sa vocation.

Il était parti avec la bande des émigrants canadiens dont nous avons déjà parlé ; mais ceux-ci avaient apparemment reconnu qu’il était aussi exigeant qu’inutile, et l’avaient abandonné à Carlton. De là il avait été transporté par les bateaux de la Compagnie qui remontaient à Edmonton. Mais ses nouveaux hôtes l’avaient pris en grippe et avaient refusé d’aller avec lui plus loin que le fort Pitt. Abandonné à cette place, il avait été plus tard conduit à Edmonton avec un convoi de charrettes. Déjà il y était depuis près d’une année quand nous l’avons rencontré. Il ne pouvait ni avancer ni reculer, et se trouvait dans un dénûment complet. Cependant les officiers du fort lui avaient témoigné toute espèce de bonté et l’avaient entretenu de vivres et de tabac.

Lorsqu’il eut achevé son histoire, il exposa l’objet réel de sa visite. Il nous priait de lui permettre de nous accompagner jusque dans la Colombie Britannique. Son incapacité ne nous aurait pas fait hésiter à l’admettre en notre société, si ce voyage n’avait pas été extraordinaire ou si nous avions eu à notre disposition tous les moyens de nous procurer un nombre suffisant d’hommes et de chevaux avec des provisions en conséquence. Mais la situation rendait fort peu désirable une pareille addition à notre troupe, et nous demandâmes la permission de réfléchir quelque temps. M. O’B… avait passé l’hiver chez quelques mineurs qui s’étaient bâti une cabane à un quart de mille d’Edmonton. Leur départ au printemps l’ayant laissé dans l’isolement, il avait eu une vie pleine d’anxiétés, toujours redoutant les loups qui venaient chaque soir hurler dans son voisinage, et les ours gris qu’on savait n’être pas éloignés. Il nous assura que le soin de sa sécurité s’opposait à ce qu’il restât plus longtemps à cette cabane qu’on avait construite près de quelques saules, fréquentés, disait-on, par ces dangereux animaux, et il établit son domicile sous une de nos charrettes.

Alors il se prétendit attaqué d’une foule de maladies qui réclamaient chaque jour l’attention du docteur et qui lui servaient à renouveler quotidiennement sa proposition. Au bout de quelques journées, pendant lesquelles il avait subi toutes les conséquences d’une active médication, il finit par avouer que sa maladie était imaginaire, et qu’il l’avait inventée seulement pour avoir un prétexte d’entrevues particulières. Cheadle eut la malice de se venger en refusant de le croire ; et, lui affirmant qu’il était sérieusement atteint, il l’obligea d’absorber une terrible dose de rhubarbe et de magnésie.

Après quelques jours de résistance, nous fûmes vaincus par ses importunités et nous l’acceptâmes dans notre société, malgré les remontrances presque insurgées de Baptiste et de L’Assiniboine. M. O’B. nous remercia, mais nous assura que nous avions au fait agi dans notre propre intérêt ; il nous félicita sur la sagesse de notre détermination, car il nous serait d’une grande utilité et ne nous coûterait aucun gage.

Cependant M. Hardisty et les autres officiers d’Edmonton s’efforçaient de nous faire renoncer au dessein de prendre le col Leather, affirmant que la saison n’était pas encore assez avancée et que les rivières, enflées par la fonte des neiges des montagnes, couleraient à pleins bords. Ils nous disaient que la plupart des cours d’eau étaient des torrents écumeux remplis de roches, très-dangereux à franchir, excepté à l’automne quand les eaux sont basses ; que la région à l’ouest des Montagnes Rocheuses était, autant qu’on le pouvait savoir, inhospitalière, hérissée de rochers, couverte partout de forêts impénétrables ; que même, si nous descendions le Fraser au lieu d’essayer de gagner le Caribou, nous trouverions cette rivière pleine de rapides et de tourbillons, qui souvent avaient été mortels aux canotiers les plus experts. Ce passage, connu sous les noms divers de col Leather, ou de col de Jasper-House, du lac Cowdung, de la Tête-Jaune[9], avait été jadis employé par les voyageurs de la Compagnie de la baie de Hudson comme un portage[10] de l’Athabasca au Fraser ; mais il se trouvait aujourd’hui abandonné depuis longtemps, à cause des difficultés insurmontables que présentait la navigation du dernier fleuve.

Il nous fut impossible d’apprendre grand’chose du pays situé à l’ouest des montagnes, ni d’obtenir aucune observation positive sur la route que les émigrants canadiens se proposaient de prendre.

Le métis français, André Cardinal, qui leur avait servi de guide, nous informa qu’en arrivant à La Cache de la Tête-Jaune sur le Fraser, au versant occidental de la grande chaîne, la compagnie s’était divisée ; les uns avaient descendu le Fraser sur de grands radeaux, les autres avaient tourné au sud, en quête de la rivière Thompson. Cardinal les avait suivis jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la branche principale de la Thompson du nord, où les avait conduits un Indien chouchouap de La Cache ; puis i] ajouta que, comme les Israélites dans l’antiquité, ils avaient, du haut d’une éminence, aperçu la terre promise, les hauteurs du Caribou qui se dessinaient à l’horizon. Dans un nouvel interrogatoire, cependant, il ne nous fit que des réponses embarrassées et contradictoires. Il avoua, par exemple, que l’Indien ne connaissait que par ouï-dire l’existence du pays de l’or, et qu’il n’avait pas visité la région désignée pour celle que cherchaient les émigrants. Enfin, il n’etait pas sûr que ceux-ci eussent l’intention d’essayer d’arriver au Caribou en ligne directe, ou de s’y diriger par le fort Kamloups[11] sur la Thompson. Cependant il nous remit un tracé de la route jusqu’au point où il l’avait quittée, qui était assez exact, excepté pour les distances respectives.

Outre la grande bande qu’André Cardinal avait guidée à travers les montagnes, un autre parti de cinq aventuriers avait quitté Edmonton à la fin de l’automne de la même année 1862, avec l’intention de se procurer des canots à La Cache de la Tête-Jaune, et de descendre le Fraser jusqu’au fort George[12].

Personne ne savait alors ce qu’ils étaient devenus. Il n’y avait, en effet, d’autre communication régulière entre les deux versants que celle qu’établit la brigade de la Compagnie qui va tous les étés du fort Dunvegan sur le Grand Lac de l’Esclave, par le col de la Rivière de la Paix, au fort Mac Leod[13]. Or les nouvelles apportées par ces hommes, à leur retour, ne devaient parvenir à Edmonton que l’année suivante.

À l’exception du col de la Rivière de la Paix, qui est fort loin vers le nord, toutes les autres routes à travers les Montagnes Rocheuses, du moins celles qu’on connaît jusqu’à ce jour, sont au sud du col Leather ou de La Cache de la Tête-Jaune, et communiquent avec la vallée supérieure de Colombia et avec celle de son affluent la Koutanie. Les cols du Cheval qui rue (kicking horse), Howse, du Vermillon, Kananaski et celui de la Koutanie, tous explorés par l’expédition du capitaine Palliser, ont été reconnus praticables ; mais tous ils conduisent fort au sud des régions de l’or arrosées par le Fraser. Le col de l’Athabasca, dont se servait à l’occasion la Compagnie de la baie de Hudson, mène à Colombia, vers l’endroit où elle reçoit la Rivière du Canot (Canoe river), dont la source est, dit-on, dans le Caribou ; mais on n’avait encore exploré ni cette rivière ni les cours d’eau qui tombent dans la partie supérieure de la Thompson septentrionale[14].

Il est vrai que M. Ross a vu la Rivière du Canot dans une de ses expéditions aventureuses, mais il est revenu immédiatement sur ses pas, car il a trouvé le pays tout couvert des plus épaisses forêts. Le docteur Hector, qui paraît avoir été le plus hardi des membres de l’expédition du capitaine Palliser, a essayé d’atteindre, en partant des sources de la Saskatchaouane du nord, le haut bassin de la Thompson septentrionale, mais sans y réussir. Il a trouvé sa route obstruée par une forêt si épaisse, si encombrée d’arbres tombés, qu’il n’a eu « ni le temps, ni les hommes, ni les provisions nécessaires pour surmonter de tels obstacles, et qu’il a été presque surpris par les neiges de l’hiver. » Comme il était sur le point d’être obligé d’abandonner ses chevaux, il s’est estimé heureux d’échapper à ces dangers en tournant au sud vers la région plus ouverte de la vallée de la Colombia.

Nous résolûmes donc de nous en tenir à notre premier projet d’essayer de passer par le col Leather, de suivre autant que possible la route des émigrants, et ensuite de nous fier à nos cartes, tout imparfaites qu’elles étaient, et à la sagacité de nos gens, pour gagner soit le Caribou ou le fort Kamloups, à la fourche ou au confluent des deux Thompsons, suivant les circonstances.

L’espoir d’être retiré des déserts de la Saskatchaouane, si contraires aux études classiques et aux habitudes paisibles, et celui d’être transporté au milieu des hommes plus civilisés qui habitaient la Colombie Britannique, rendaient M. O’B. parfaitement insensible aux craintes que devaient inspirer les difficultés de ce long voyage. Cependant, si les périls que pouvait présenter un pays inconnu ne lui causaient aucune frayeur, malgré le défaut d’une route et l’absence d’un guide, il sentait la paix de son esprit troublée par l’idée qu’au nombre de ses compagnons se trouverait un sauvage comme L’Assiniboine, Il vint donc un jour, le visage allongé et l’air fort sérieux, nous demander une entrevue particulière sur des sujets de première importance. Nous nous retirâmes à l’écart, et il commença en ces termes : « Mylord et docteur Cheadle, j’ose croire que vous me saurez gré de vous faire une communication de nature à vous permettre d’éviter le plus grand danger. J’ai été informé, par des personnes dignes de foi, que cet Assiniboine, que vous avez pris à votre service, est un assassin, un scélérat de la pire espèce ; son curé l’a excommunié, et il est mis à l’écart par les plus braves des métis. » Pour le rassurer, nous lui apprîmes que nous savions déjà toutes les circonstances de l’événement auquel il faisait allusion ; que ç’avait été un acte de colère commis sous l’effet de provocations insupportables, et que rien ne nous avait semblé là de nature à nous obliger à nous priver des services d’un homme si éminemment propre à l’entreprise que nous projetions.

« Quoi ! s’écria M. O’B., vous ne voulez pas dire sans doute que vous entendez vous mettre à la discrétion d’un pareil bandit ? » Nous lui affirmâmes que c’était là notre intention, « Alors, poursuivit-il, c’est au nom de vos familles que je veux protester solennellement contre la folie de pareils procédés ; » et il nous déclara que, tout en continuant de rester en notre société, il avait la ferme conviction que nous péririons tous victimes de ce féroce Assiniboine.

De son côté, L’Assiniboine éprouvait la plus forte répulsion à l’égard de M. O’B., car il avait appris, des hommes avec lesquels celui-ci avait voyagé depuis le fort Pitt, qu’il était aussi embarrassant qu’inutile. Il protesta donc, à son tour, longuement contre la permission que nous donnions à l’autre de se joindre à notre expédition. Nous n’y fîmes aucune attention et nous continuâmes nos préparatifs qui, au commencement de juin, se trouvèrent achevés. Notre bande, assez mélangée, se composait de sept personnes : nous deux, M. O’B., Baptiste Supernat, L’Assiniboine, sa femme (ordinairement appelée Mme Assiniboine) et le jeune garçon. Nous avions douze chevaux, dont six portaient nos bagages. Nos approvisionnements consistaient en deux sacs de farine, pesant chacun cent livres ; quatre sacs de pemmican, de quatre-vingt-dix livres chacun ; du thé, du sel et du tabac. Nous ne nous permettions pas d’autres friandises, car, réfléchissant que nous ne pouvions nous procurer ni provisions ni assistance avant d’être arrivés à quelque poste de la Colombie Britannique, c’est-à-dire avant d’avoir parcouru sept à huit cents milles, nous avions préféré à tout la farine et le pemmican. La contrée qu’il nous fallait traverser ne devait, suivant toute apparence, nous fournir que peu de nourriture, et nous ne savions pas combien de temps durerait notre voyage. Nous l’avions estimé à une cinquantaine de jours au plus ; on verra plus tard combien nous nous étions trompés[15].

Ce ne fut pas sans quelque difficulté que nous réussîmes à réunir ce dont nous avions besoin, car nous n’étions pas riches ; cependant, en trafiquant avec adresse, nous surmontâmes les difficultés ; mais il faut avouer que, quand il fut question d’acquitter la note de nos dépenses, nous dûmes emprunter trois shillings et quatre deniers (4 fr. 15) qui dépassaient nos ressources ! Par bonté de cœur, les habitants du fort fournirent à M. O’B. un cheval, une selle, cinquante livres de pemmican, avec un peu de thé et de tabac.

Les chevaux se trouvaient alors en excellent état ; nous prîmes donc la résolution de partir tout de suite, afin d’avoir assez de temps devant nous pour les délais imprévus, et même au risque de trouver les rivières débordées et les marais trop couverts d’eau.

  1. Voir p. 47. (Trad.)
  2. Le lac Saint-Alban et la rivière de l’Esturgeon, entre lesquels est située la mission catholique. Cette rivière est un affluent de gauche de la Saskatchaouane septentrionale. (Trad.)
  3. Le lac La Biche est au nord-nord-est d’Edmonton ; il en sort un ruisseau qui va tomber dans l’Athabasca. (Trad.)
  4. Voir p. 136. (Trad.)
  5. Sur la gauche de l’Athabasca supérieure. Ce fort et l’Athabasca donnent leurs noms, l’un au col de La Cache de la Tête Jaune, qui conduit au Fraser (p. 194) ; l’autre, à un col qui mène à la Columbia (p. 196). (Trad.)
  6. N’est-ce pas dans les environs du vieux fort de la Terre Blanche ? (Trad.)
  7. C’est aussi le col de La Cache de la Tête Jaune ; v. p. 194. (Trad.)
  8. Voir p. 19. (Trad.)
  9. Voir la description du col de La Cache de la Tête-Jaune dans le chap. xiii. (Trad.)
  10. On appelle portage, l’endroit où, d’un golfe à l’autre, d’une rivière à l’autre, on porte les embarcations et les bagages, comme !’ont fait sur la terre gallo-française, probablement les Phéniciens et certainement les Normands. Voir le Tour du Monde, 1862, II, p. 137 ; mais surtout 1860, I, p. 278 et 281, où sont décrits ceux qu’il faut franchir pour passer du bassin de l’Océan Atlantique dans celui des mers Polaires, entre le lac Supérieur et le lac de la Pluie. (Trad.)
  11. Au confluent des deux Thompsons, près du lac Kamloups ; est appelé fort Thompson dans la carte de la page 276 du Tour du Monde, 1860, I. (Trad.)
  12. Au confluent de la rivière Stuart et du Fraser. (Trad.)
  13. Le fort Dunvegan n’est pas marqué sur le Grand lac de l’Esclave, mais sur la Rivière de la Paix qui communique avec ce lac ; quant au fort Mac Leod, je ne le connais pas. (Trad.)
  14. Tous les cols nommés ci-dessus, sauf celui de la Rivière de la Paix, sont indiqués sur la seconde carte. Il en sera question plus loin, surtout au chapitre xvii. Plusieurs sont décrits à la page 287 du Tour du monde (1860, I), où l’on verra aussi que les instructions du capitaine Palliser ne lui permettaient pas alors d’entrer dans le versant de l’Océan Pacifique. (Trad.)
  15. Partis d’Edmonton le 3 juin, les voyageurs sont arrivés en vue de Kamloups le 18 août, après quatre-vingt-six jours de marche. (Trad.)