Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/03

La bibliothèque libre.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE, À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,

PAR M. PAUL MARCOY[1]
1848-1850. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS


PÉROU.


PREMIÈRE ÉTAPE.

D’ISLAY À AREQUIPA


Les joies du carnaval. — Un capital de huit cent mille francs représenté par des coquilles d’œufs. — Variantes du mardi gras. — Memento homo quia pulvis es. — Où l’auteur se rappelle fort à propos qu’il a peu de temps à lui et beaucoup de chemin à faire.

Au delà de la place Mayor et des rues artérielles qui s’y rattachent, commencent les faubourgs et leurs ruelles dépavées, habitées par la caste métisse et la petite bourgeoisie désignée par l’impertinent sobriquet de gens de demi-poil. — Là fleurit le petit commerce, représenté par des épiciers-liquoristes (pulperos), des frituriers et des cabaretiers. Au Pérou, les cabarets à chicha sont toujours tenus par deux ou trois femmes, parentes ou amies.

Nous avons décrit plus haut les cabarets de campagne, il nous reste à parler de ceux d’Arequipa. Ces établissements, fréquentés seulement par les Indiens et les cholos des deux sexes, sont des antres sombres et fuligineux, ne recevant d’air et de jour que par la porte, encombrés de jarres et de pots de formats divers, jonchés de paille brisée, d’épluchures de légumes, d’os et de déjections d’animaux qui recouvrent le sol d’une épaisse litière ; des poules, des poussins et des cochons d’Inde gloussent, piaulent, grognent et circulent à travers ce fouillis. Comme ces cabarets ne possèdent ni chaises, ni bancs, ni escabeaux, il s’ensuit que les consommateurs sont assis par terre, tenant d’une main l’assiette de piment moulu qui leur sert d’éperon à boire et de l’autre main le pot de chicha, cette bière de maïs importée au Pérou en 1043 par l’impératrice Mama Ocllo Huacco (la mère couveuse), sœur et épouse du premier Inca, Manco-Capac. Pendant que ce public babille et rit, mange et s’abreuve à petits coups, une chicha nouvelle bout et cuit sous ses yeux dans un angle du cabaret. Les procédés de préparation et de fabrication de cette liqueur indigène sont simples et peu dispendieux : on vide dans une fosse de six pieds carrés et d’un pied de profondeur une certaine quantité de maïs égrené, qu’on arrose légèrement et qu’on recouvre de planches sur lesquelles on place quelques lourds pavés ; au bout de huit jours, la chaleur et l’humidité combinées ont déterminé la germination du grain, qui prend alors le nom de guñapo. Ce guñapo est retiré de la fosse, exposé au soleil pour y sécher, puis, une fois sec, envoyé au moulin, où des meules grossières le concassent sans le broyer. Du moulin, il revient ensuite à la chicheria, où des femmes le jettent dans de grandes jarres pleines d’eau et le font bouillir pendant un jour entier. Le soir venu, les distillatrices coulent l’épais liquide à travers un torchon qu’elles tordent par les deux bouts et le laissent refroidir jusqu’au lendemain, où il est livré à la consommation. Le marc de la liqueur, appelé afrecho, sert à engraisser les porcs et la volaille. Quant à la liqueur elle-même, nous ne savons qu’en dire, mais sa teinte locale est celle de l’eau de la Seine après une fonte de neiges ou quinze jours de pluie.

Cabaret urbain. — Distillation et consommation de la chicha.

Cette bière locale n’est pas seulement en usage chez le menu peuple ; l’aristocratie du pays, tout en la répudiant ostensiblement comme une boisson vile, en fait en secret ses délices. Ainsi nos créoles blanches des Antilles qualifient dédaigneusement de manger de nègres la morue grillée ou le calalou de gombauds et de pois d’Angole, ce qui ne les empêche pas de s’en régaler à huis clos. La bourgeoisie péruvienne, plus franche en ceci que l’aristocratie, avoue hautement son goût décidé pour la chicha, qu’elle désigne par le diminutif gracieux de chichita. À l’entendre, les plus belles heures de sa vie et les mieux employées sont celles qu’elle passe sous la tonnelle de citrouilles d’un cabaret rural, entre une friture de cochons d’Inde saupoudrée de piment et une amphore de chicha brassée de la veille.

Arequipa, que les voyageurs modernes continuent, par amour du ponsif, de présenter au public européen comme une ville florissante, animée par le commerce et l’industrie, les plaisirs de tout genre, l’esprit et la gaieté de ses habitants, n’est plus, sous ce rapport, il faut bien l’avouer, que l’ombre d’elle-même. Les révolutions politiques et les banqueroutes commerciales, en la dépouillant peu à peu de ses richesses, ont singulièrement refroidi cette verve et cet enjouement qu’on veut bien lui prêter. La ville qui rivalisa longtemps de faste et d’éclat avec Lima, la cité des Rois, n’est plus à cette heure qu’une chrysalide enfermée dans sa coque obscure, attendant la transformation que lui prépare l’avenir. Ses bals, ses raouts, ses cavalcades tant vantées, ses folles orgies au val des Poiriers, n’existent qu’à l’état de tradition. Autrefois tout était pour elle prétexte à divertissement et à dépense ; aujourd’hui il ne faut rien moins qu’un événement majeur, une grande solennité, pour la décider à dénouer les cordons de sa bourse. L’économie lui est venue avec la pauvreté. Il nous serait facile de prouver par des chiffres ce que nous avançons, mais ce serait empiéter sur les droits de la statistique. Bornons-nous donc à constater en passant l’état de décadence d’Arequipa, astre couchant que des voyageurs optimistes ou mal renseignés ont pris pour un astre au zénith.

Puis, pour effacer l’impression fâcheuse que nos révélations au sujet de la position commerciale, industrielle et financière de cette ville auraient pu laisser dans l’esprit de ceux qui nous lisent, nous allons décrire une des solennités annuelles où Arequipa, rompant avec ses habitudes de calcul et d’économie, reprend pour quelques heures son ancien masque de folie, et, comme au temps de sa splendeur, jette l’or à poignées, sauf à le regretter le lendemain.

Types quechuas (Arequipa).

Cette solennité est celle du mardi gras, où l’œuf de poule joue un si grand rôle que nous sommes forcé de lui consacrer une parenthèse. Des mathématiciens du pays, qui passent leur temps à relever les A, les B, les C répétés dans l’Ancien et le Nouveau Testament, ont calculé que dans la journée du mardi gras il se dépensait à Arequipa pour plus de huit cent mille francs d’œufs, chiffre d’autant plus élevé, que le jaune et l’albumine de ces œufs ont disparu depuis longtemps, et qu’il ne reste que les coquilles. Or, c’est de ces coquilles que les communautés de femmes et la plupart des ménagères tirent si bon parti. Pour ce faire, elles ont soin pendant toute l’année de casser légèrement par un bout les œufs dont la cuisine hispano-américaine fait une consommation prodigieuse. Ces œufs, ainsi vidés, sont mis en tas. La semaine qui précède Carnestolendas est employée à les préparer. Trois personnes se réunissent : une d’elles délaye, dans un baquet plein d’eau, de la gomme-gutte, de l’indigo ou du carmin, l’autre emplit les coquilles d’œufs de cette teinture, la troisième enfin ferme leur ouverture au moyen de petits carrés de toile, englués d’une cire liquéfiée qui se fige aussitôt. Ainsi préparées, ces coquilles sont mises en vente à raison d’un cuartillo et même d’un demi-réal la pièce. Des éventaires dressés au coin de chaque rue permettent aux amateurs d’en faire provision.

À peine l’aurore du mardi gras a-t-elle entr’ouvert les portes du ciel, que les deux sexes s’habillent de blanc de la tête aux pieds, puis les premiers levés courent au chevet de ceux qui dorment encore leur donner l’accolade matutinale, laquelle consiste, ce jour-là, en l’application de trois ou quatre œufs de couleurs variées, écrasés sur le visage du dormeur, qu’on saupoudre immédiatement de farine. Celui-ci se débarrasse comme il peut de son masque de pâte, revêt à son tour la blanche armure du combat, et, muni d’œufs et de farine, venge sur tout ce qui l’entoure l’affront qu’il a reçu. La matinée est employée à ces escarmouches. Les maîtres au salon, les serviteurs à la cuisine, se bombardent et s’enfarinent à qui mieux mieux. La vieillesse et l’enfance ne sont pas exceptées de ces saturnales. Bœuf du mardi gras, comme le fer de Jean Racine, ne connaît ni le sexe ni l’âge. L’illustrissime évêque lui-même, cet autocrate des villes espagnoles, est, du matin au soir de Carnestolendas, roulé dans la farine.

Le mardi gras à Arequipa.

Ce jour mémorable est presque le seul de l’année où s’ouvrent les balcons des maisons. À partir de midi, une batterie de tubes à injection est établie sur chacun d’eux, et les habitants de ces logis s’inondent mutuellement, au sifflement des œufs et des cornets de poudre d’amidon, qui décrivent dans l’air de blanches trajectoires. Les heures se succèdent, et pendant que l’aristocratie continue à combattre du haut de ses demeures, la bourgeoisie, à l’étroit dans les siennes, se répand au dehors comme un torrent qui rompt ses digues. Les sexes, assortis par couples et munis de parapluies pour se garantir des douches des balcons, parcourent la ville au son des guitares et, surexcités par de copieuses libations, accompagnent leurs cris et leurs refrains des grimaces et des contorsions les plus extravagantes. Cette foule, qu’on croirait atteinte d’épilepsie, hurle et se démène comme un seul homme. Vers trois heures de l’après-midi, Arequipa n’est plus qu’une bouche immense d’où s’échappe un rugissement continu.

À ce moment, des troupes de chevaux caducs, borgnes, fourbus, enflés, étiques, sont amenés de la Pampilla, un désert situé au nord de la ville, et mis en vente sur la plaza Mayor. Là les va prendre qui veut. Le prix de ces coursiers du mardi gras varie de cinq à douze fr., selon leur degré de vitalité. En un clin d’œil des détachements de cavalerie sont organisés pour aller assiéger ceux des balcons dont l’artillerie liquide a causé le plus de ravages parmi la foule. Chaque cavalier, après avoir enfourché sa haridelle, prend à son bras un panier d’œufs, que d’agiles gamins ont mission de remplir quand il est vidé ; puis le détachement vient se porter devant le balcon signalé, que défendent habituellement des personnes du beau sexe. Celles-ci, armées de pompes, d’arrosoirs, de seringues, soutiennent fièrement l’assaut ; aux œufs de l’ennemi, elles ripostent par des torrents d’eau plus ou moins limpide. Souvent le combat dure plus d’une heure sans que la victoire se soit déclarée pour l’un des partis. Les hommes, trempés comme des tritons, les femmes, échevelées comme des bacchantes, rivalisent de bravoure et d’acharnement en se prodiguant des épithètes dans le goût homérique. Au plus fort de l’engagement, un cri strident, parti du balcon assiégé, retentit comme la note du fifre dans un charivari ; ce cri, que les hommes accueillent par un éclat de rire collectif, est poussé par quelque Marphise dont un œuf rose ou bleu, lancé par une main vigoureuse, vient de pocher un œil ou de meurtrir le sein, et qui se laisse choir tout éplorée dans les bras de ses compagnes. Cette victime du mardi gras est entraînée loin du champ de bataille, puis l’action, un instant suspendue, s’engage de nouveau. Mais, comme cette fois nos amazones ont à déplorer la défaite d’une sœur et son œil à venger, ce n’est plus par des douches courtoises qu’elles ripostent à l’ennemi, mais par des pots à fleurs, des tessons de cruche ou d’assiette, et tout ce qui leur tombe sous la main. Sous cette pluie de grêlons, qui meurtrit tout ce qu’elle touche et fait des chevaux borgnes autant d’aveugles, les guerriers éperdus se débandent et vont assiéger un autre balcon.

Dans les villages qui avoisinent Arequipa, le carnaval a d’autres allures. À Pancarpata, à Tingo, à Sabandia, des bandes d’hommes et de femmes, dont l’ivresse est montée au ton de la fureur, parcourent la campagne échevelés et écumants, hurlant Carnavo en manière d’Evohé, et poussant devant eux l’âne le plus maigre qu’ils ont pu se procurer ; tout individu qu’ils rencontrent, quels que soient son âge ou son sexe, est appréhendé au corps, dépouillé de ses vêtements, juché sur l’échine tranchante de l’aliboron et promené à travers champs pendant une heure. Quelques potées d’eau vidées de temps en temps sur les épaules du sujet, joignent pour lui la volupté du bain au plaisir de la promenade.

Les naturels de Sachaca et de Tiabaya célèbrent le mardi gras d’une façon moins drolatique peut-être, mais, en revanche, plus belliqueuse. Après avoir dépouillé les pommiers et les cognassiers de leurs fruits verts, ils mettent ceux-ci dans des paniers qu’ils passent à leur bras, et se répandent dans les sentiers en quête d’aventures. Le premier visage venu est une cible à laquelle ils adressent ces projectiles. Ces jours-là, les personnes timides qui s’effrayent à l’idée d’une meurtrissure se tiennent coites dans leurs demeures. Celles que la curiosité pousse à franchir leur seuil pour voir ce qui se passe au dehors reçoivent dans un œil, et cela au moment où elles y songent le moins, quelque fruit vert de la grosseur du poing. Le lendemain, la plupart des habitants de ces localités ont la tête enveloppée de bandages. Lorsqu’on les interroge à ce sujet, ils répondent que tout en s’assommant un peu ils se sont si bien divertis, que la douleur qu’ils ressentent à cette heure n’est rien, comparée au plaisir qu’ils ont éprouvé.

À la ville comme au village, le premier coup de cloche de l’Angelus du soir met fin à la bacchanale des rues. Tous les comparses du mardi gras se réfugient alors dans l’intérieur des maisons, où, les cheveux épars et les habits souillés par les luttes de la journée, ils continuent de boire, de hurler et de batailler jusqu’à l’aube du mercredi expiatoire. À cette heure, chacun dépouillant à la hâte son accoutrement de pierrot, se lave le visage et les mains, se donne un coup de peigne et court s’agenouiller aux pieds d’un moine, son partenaire de la veille, lequel, après l’avoir marqué au front d’une croix grise, en lui rappelant qu’il n’est que poussière, le renvoie dûment absous de ses folies.

Le chapitre des Mystères dArequipa, si nous consentions à l’écrire, offrirait des détails piquants et pleins d’intérêt, même à côté des Mystères de Paris et de Londres. Mais pour une partie du public parisien qui pourrait nous savoir gré de soulever le voile qui cache les plaies et les turpitudes d’une société sur laquelle pèsent de tout leur poids l’exemple et la corruption du passé, la population des deux sexes d’Arequipa se lèverait en masse pour nous jeter la pierre, ce que Dieu ne permette pas. Nous bornerons donc là cette notice ethnographique, qui complète tant bien que mal les renseignements fournis jusqu’à ce jour par les géographes, les voyageurs et les touristes, sur la cité de Pedro Anzurez de Campo Redondo ; puis, comme nos malles faites à l’avance viennent d’être placées sur le dos des mules de charge, que l’arriero dont nous avons fait choix s’impatiente et demande à partir, nous fermerons la porte de notre logis ; après en avoir remis la clef à l’hôtesse, nous enfourcherons notre monture, et, prenant par la Cordillère, nous continuerons notre promenade à travers le continent américain.

  1. Suite. — Voy. p. 81 et la note 2, et 97.