Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/37

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Une Égaritea du Haut-Amazone (voy. p. 91).


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD.


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS[2] INÉDITS.




PÉROU.


ONZIÈME ÉTAPE.

DE NAUTA À TABATINGA.


L’auteur se voit adopté par une famille inconnue. — Portraits à la plume, d’un père, d’une mère et d’un fils. — Un gouverneur hideux, facétieux et compromettant. — Étude plastique, ethnologique et statistique du village de Nauta et de ses habitants. — Pêche et dissection d’un dauphin d’eau douce. — Le voyageur perd en une nuit le fruit de son travail. — Une Egaritea. — Dissertation sur les Indiens Cocamas. — Traité de linguistique et de musique à l’usage d’iceux. — Le village d’Omaguas et ses habitants. — Iquitos et sa population.

Tandis que j’accomplissais cette formalité, Julio roulait ma moustiquaire, la plaçait sous son bras comme un parapluie, ordonnait à ses hommes de décharger l’embarcation et, les laissant à la besogne, m’invitait à le suivre. Je gravis, derrière lui, la berge à pente douce qui conduit au village. Nous nous arrêtâmes devant une chaumière d’extérieur assez confortable ; un long auvent, soutenu par des pieux, abritait sa façade ; un homme, vêtu de blanc et fumant une pipe, se promenait à l’ombre de cette colonnade. Julio l’aborda familièrement, s’enquit de sa santé et de celle de sa famille, et, retirant d’un sachet de peau, pendu à son cou comme un scapulaire, une lettre un peu crassie par la sueur, il la remit à cet individu qui s’empressa de la décacheter. Pendant qu’il la lisait, je pus l’examiner tout à mon aise. C’était un homme d’environ cinquante ans, de petite taille, de complexion sèche et de tempérament bilieux. Il avait le teint olivâtre ; la face barbue, les cheveux crépus, le front bas et étroit, le crâne fuyant, les mâchoires proéminentes et les dents longues ; en somme, il me parut fort laid.

Sa lecture achevée, cet inconnu fit un pas vers moi, ôta sa pipe de sa bouche et, m’ayant souhaité la bienvenue dans l’idiome de Camoëns, me pria de disposer librement de son logis, de sa personne et de son temps. Comme un pareil accueil m’étonnait assez pour que je regardasse niaisement l’individu, au lieu de le remercier de ses offres, il se hâta de m’apprendre qu’il était le consignataire du Révérend Plaza et l’expéditeur au Para des produits que celui-ci lui envoyait de Sarayacu deux fois par année. La lettre apportée par Julio était une recommandation amicale du chef de la Mission centrale à son factotum de Nauta, de me recevoir de son mieux, de me donner sur le pays les renseignements qui pourraient m’être nécessaires, et, quand l’heure en serait venue, de me procurer une embarcation pour continuer mon voyage. Je remerciai du fond du cœur l’évêque de Cuenca de ses bontés présentes et passées, et, tendant cordialement la main au représentant de ses intérêts commerciaux, je l’assurai de ma parfaite estime et le suivis dans sa demeure.

Son premier soin fut de me présenter à son épouse, que je trouvai accroupie sur une natte, en compagnie de deux esclaves noires, et filant avec elles du coton destiné au tissage d’un hamac. Bien que déjà sur le retour, cette dame était encore d’une beauté hors ligne ; la noblesse sculpturale de son profil, l’opulence de ses cheveux et de ses formes, je ne sais quoi de formidable dans les attaches des bras et d’enfantin dans les extrémités, me reportèrent brusquement du village de Nauta sur la scène de l’Odéon, à l’époque déjà lointaine ou la sandale et le cothurne avaient le monopole de ses planches. Je crus voir Mlle George, dépouillée de ses voiles tragiques et filant au fuseau comme une des reines classiques qu’elle personnifiait alors.

Cette noble et fière matrone me sourit d’un air bienveillant, ordonna à une de ses suivantes d’apporter du café, et, pendant que j’en dégustais une tasse, s’enquit avec intérêt du pays qui m’avait vu naître et des motifs qui m’amenaient à Nauta. Je satisfis de mon mieux à ses questions. Nous causâmes ainsi durant un quart d’heure. La conversation de cette reine du logis était simple et dénuée d’artifice : au lieu des alexandrins redondants que je m’attendais à voir tomber un à un de sa bouche de Melpomène, il n’en sortit que de paisibles confidences sur les travaux de son ménage et les soins de sa basse-cour.

Le soir venu, je me sentis aussi à l’aise au milieu de ces honnêtes bourgeois que si j’eusse passé avec eux une partie de ma vie. Jusque-là, je n’avais vu que le père, la mère et leurs serviteurs ; pour compléter ce tableau d’intérieur, le fils de la maison arriva de la pêche et me fut présenté par l’auteur de ses jours ; ce charmant éphèbe, âgé de dix-sept ans, était le portrait vivant de sa mère. Homère l’eût comparé à la tendre hyacinthe et Virgile à un lis suave, honneur des jardins. Au dire de son père, qui lui servait d’instituteur, l’Antinoüs lisait déjà très-couramment et commençait à tracer à la plume des jambages et des rondeurs ; on le destinait au commerce ; en attendant qu’il eût l’âge de s’établir et de travailler pour son compte, il vaguait, nu-pieds, dans les forêts et sur les plages, vêtu d’un pantalon de toile bleue et d’une chemise à carreaux.

Une dame de Nauta.

Le souper nous réunit autour d’une natte étendue à terre. Pendant que nous prenions en commun ce repas du soir, le gouverneur de la localité, instruit de l’arrivée d’un étranger, se montra dans l’encadrement de la porte et, après avoir demandé l’autorisation d’entrer, vint me présenter ses devoirs. C’était un homme de quatre pieds et demi de hauteur, couleur de pain d’épice, avec une tête d’enfant sur de larges épaules ; on ne distinguait de sa face que deux yeux ronds et un long nez crochu sortant d’entre deux pommettes bouffies. À l’instar des Indiens du nord, il avait le crâne rasé et portait la mèche du scalp, un bouquet de crins roux épanoui comme l’aigrette d’une demoiselle de Numidie : on eût dit une création falotte d’Hoffmann, un de ces Homunculi mi-partis de réel et de fantastique, que le conteur allemand tirait, dans le silence de la nuit, de la fumée de sa pipe et d’un pot de bière.

Ce Caliban local était d’une loquacité étourdissante. Il parlait comme l’eau coule d’une fontaine dont on ouvre le robinet ; avant que j’eusse pu placer un mot, il avait trouvé le temps de m’apprendre qu’il était né à Panama, de parents pauvres mais honnêtes ; qu’à vingt ans, il avait quitté son pays pour venir s’établir dans la province de Maynas, où ses lumières naturelles, restées longtemps sous le boisseau, avaient fini par être appréciées. Un pronunciamiento, dans lequel il s’était montré,

avait mis en relief ses vertus civiques et ses capacités
Traversée de l’Amérique du Sud par Paul Marcoy. — Carte no 11.
administratives. Faute de mieux, on lui avait donné le

gouvernement de Nauta et de quatre villages s’y rattachant. À ses fonctions de gouverneur, il joignait celles de maître d’école, de sacristain, de chantre, de cuisinier et de factotum du curé. Une querelle qu’il avait eue avec ce dernier les avait momentanément désunis. La pomme de discorde était un nouveau tribut imposé à la population indigène et que chacun d’eux revendiquait comme sa légitime. Dans le feu de la discussion, le curé avait traité son adversaire de mestison (gros métis), insulte que celui-ci n’avait pu encore digérer. Depuis huit jours que leur querelle avait eu lieu, il s’était abstenu de paraître à l’église et laissait le curé faire sa besogne lui-même.

Ce monstrueux bonhomme s’en alla comme il était venu, verbeux, souriant et plein de confiance en lui-même. Durant mon séjour à Nauta, j’évitai les occasions de le revoir. Mais le curé sut qu’il m’avait rendu visite, et s’empressa de me tourner le dos chaque fois que le hasard nous mit en présence.

Le lendemain, à l’endroit du rivage où j’avais débarqué la veille, je reçus les adieux de Julio et de ses compagnons. Je les vis descendre, poussés par le courant du Marañon, vers l’embouchure de l’Ucayali qu’ils atteignirent sans encombre. Mon ex-rapin devenu mon pilote et mon interprète, emportait, avec mes et mes vœux sans nombre pour les religieux de Sarayacu, une carotte de tabac qu’il avait désiré fumer en souvenir de nos relations amicales.

Un gouverneur de cinq villages.

Nauta, dont il est temps de nous occuper, était, avant de devenir chef-lieu de canton, une mission que les jésuites de Quito avaient fondée au commencement du dix-huitième siècle et qui s’éteignit sans laisser de traces. Un petit village fut édifié sur son emplacement. Pour le peupler, on recourut aux tribus Cocama et Cocamilla déjà catéchisées, lesquelles vivaient à l’embouchure du Huallaga et dans le voisinage de la Grande Lagune. Une partie de ces indigènes vint se fixer à Nauta. Ceux qui restèrent dans leurs établissements du Huallaga ayant eu, plus tard, des démêlés avec les soldats espagnols que le gouvernement d’alors plaçait dans les missions pour prévenir les rébellions des néophytes en même temps que pour les protéger contre les invasions des Indiens sauvages, ces Cocamas vinrent se joindre à leurs compagnons et augmenter d’autant la population de Nauta. Or, les premiers arrivants, usant de leur droit, avaient choisi les meilleures expositions pour y bâtir leurs cases et ensemencé les terrains qui s’y rattachaient. Ceux qui vinrent après eux, ne trouvant plus rien à leur convenance, se refusèrent par paresse à construire et à défricher dans les environs. Mais comme il fallait vivre et se vêtir, les uns se firent rameurs, les autres péons ou pêcheurs et louèrent leurs services aux commerçants de la localité. De là cette population d’un type unique et de même famille qu’on remarque à Nauta et dont une partie est sédentaire et l’autre flottante.

Le village actuel, un peu revu et corrigé, mais non embelli et encore moins augmenté, compte quarante ans d’existence. Il est assis sur le dos d’une de ces lomas ou collines basses qui profilent la rive gauche du Marañon jusqu’au delà de Tabatinga. Ses maisons, d’une architecture et d’un style pareils à celles de Sarayacu, sont au nombre de quarante-neuf, et sur les sept cent cinquante habitants qu’on y compte, il faut distraire deux cent cinquante individus appartenant à la population flottante.

Ce village de l’Amazone, le premier que nous eussions vu jusqu’alors, ne nous donna pas des autres une haute idée. Ces huttes terreuses, orientées au hasard, enfouies dans les halliers et paraissant jouer à cache-cache, cette colline nue, découpant sur le ciel sa lourde silhouette, cette absence d’arbres autour des demeures, cet ensemble pâle, maigre et chétif avaient si bien refroidi notre enthousiasme de voyageur artiste, qu’au moment d’en faire un croquis, nous nous y prîmes à deux fois pour tailler nos crayons.

Comme correctif à la laideur d’aspect que nous lui reprochions, Nauta a l’avantage d’être le port d’eau douce où font échelle les trafiquants de poisson salé, de salsepareille, de chapeaux de paille et de cotons tissés (lonas et tocuyos), qui vont du Pérou à la Barra do Rio Negro

et se hasardent même jusqu’au Para. Nauta est en outre
Le village de Nauta.
le chef-lieu d’un canton, long de vingt-huit lieues, sur

nue largeur encore inappréciée, lequel commence à Parinari, s’achève devant l’embouchure de la rivière Napo et comprend dans sa juridiction cinq villages échelonnés sur la rive gauche du fleuve. De ces villages, les deux premiers sont situés en amont de Nauta et les trois autres en aval ; le gouverneur et le curé de Nauta en ont la direction temporelle et spirituelle. Tous les trois mois, le curé visite son diocèse et séjourne vingt-quatre heures dans chacun des lieux précités. L’embarcation presbytérale attend devant la rive que le pasteur ait dit sa messe et béni ses ouailles pour le transporter sur un autre point. Dans cette partie du Pérou que sillonnent déjà des bateaux à vapeur, mais où la civilisation et le confort n’ont pas encore pénétré, la pirogue indigène tient lieu de voiture particulière ou de remise à l’heure.

Curés, vicaires et missionnaires du Haut-Amazone, car le Pérou a trois missions de ce côté de ses frontières, Pevas, San José de los Yahuas et Caballo Cocha, relèvent d’une juridiction ecclésiastique dont le siége était autrefois à Moyobamba, mais a été transféré à Chachapoyas. L’illustrissime évêque de cette capitale du département des Amazones, d’après la division actuelle du Pérou, est le pasteur de ce troupeau sacerdotal, et conduit à son gré ces brebis plus ou moins dociles. Il les place ou les déplace, les maintient ou les révoque, sauf approbation ou désapprobation ultérieure de l’archevêque de Lima.

En général, les ecclésiastiques de cette partie du Pérou, — ne craignons pas de le dire tout haut, leurs plaintes et leurs clameurs qu’ils ne cachent pas, nous y autorisant en quelque sorte, — ces ecclésiastiques crient à abomination de la désolation, et prodiguent au gouvernement présidentiel les épithètes caractéristiques, mais peu parlementaires, que les sectaires de Calvin appliquaient autrefois à la cour de Rome. On concevra peut-être l’indignation de ces desservants de pauvres villages, quand nous aurons dit qu’ils recevaient autrefois de l’État un traitement annuel de douze cent cinquante francs, et qu’ils n’en reçoivent rien aujourd’hui, — ils le disent du moins ; — aussi, pour se tirer d’affaire, en sont-ils réduits, comme les missionnaires de la plaine du Sacrement, à trafiquer de poisson salé, de salsepareille, de cotonnades, de harpons et de dards à tortue. Le samedi soir, après avoir apuré leurs comptes de la semaine et suspendu à un clou la vare et les balances, ils cessent de s’occuper des choses de la terre, sanctifient le jour du dimanche par le repos, la messe et la prière, et jusqu’au lundi matin ne songent qu’aux choses du ciel.

À côté du pouvoir religieux en butte aux tribulations et toujours militant, le pouvoir séculier, représenté dans ces contrées par les sous-préfets, les corrégidors, les gouverneurs et les alcades, triomphe et s’épanouit orgueilleusement. Gouverneurs et alcades du Haut-Amazone relèvent d’un corrégidor central établi à Balsapuerto, sur la rivière Huallaga, lequel commande à cinq districts comprenant chacun cinq villages. Ce fonctionnaire rend compte de ses actes au sous-préfet de Moyobamba. Disons en passant que les sous-préfets d’en deçà des Andes rappellent un peu, sinon par la noblesse et la valeur, du moins par leur superbe et leur despotisme, ces grands vassaux de la couronne qui prêtaient au roi de France serment d’obéissance et d’hommage-lige, tout en lui tenant tête à l’occasion et restant seigneurs et maîtres chez eux. Tyranniques hobereaux, ces sous-préfets oppriment et pressurent à qui mieux mieux les malheureuses populations de ces provinces. Le gouvernement péruvien avait dispensé du tribut, pendant vingt années, l’étranger quel qu’il fût, Indien, Cholo, Métis, qui viendrait s’établir dans un des villages cis-andéens ; mais les sous-préfets, désapprouvant cette mesure qui ne versait rien dans leur caisse particulière, ont imposé aux arrivants un tribut annuel de deux livres de poisson salé et d’une livre de cire, lourde charge eu égard à la misère profonde de ces individus. De telles exactions ont beau soulever dans les masses un chœur d’imprécations, le bruit n’en parvient pas jusqu’à Lima, intercepté qu’il est dans le trajet par la grande muraille des Andes.

En descendant du sommet de l’échelle à l’échelon d’en bas, du sous-préfet de la Province au corrégidor et aux gouverneurs des villages de l’Amazone, nous retrouvons chez ces derniers le même système d’oppression appliqué aux Indiens de leur juridiction. Certain arrêté du gouvernement relatif aux relais de poste établis sur le Haut-Amazone, obligeait corrégidor et gouverneurs à fournir de dix lieues en dix lieues au voyageur qui les demandait — en échange d’espèces — une pirogue et des rameurs ; mais ces fonctionnaires trouvant du bénéfice à brûler les relais, contraignaient leurs administrés à pousser jusqu’à San Pablo, Ega ou la Barra do Rio Negro, c’est-à-dire à deux cent cinquante ou trois cents lieues plus loin que le relai fixé par les règlements. Les rameurs n’étaient payés qu’au taux du relai ordinaire et les relais supplémentaires étaient empochés par nos gouverneurs. Le service des pyroscaphes, établi sur l’Amazone, a forcément interrompu les opérations financières de ces spéculateurs de bas étage.

Le mode de répression employé par ces fonctionnaires à l’égard des Indiens, est tel qu’on peut l’attendre de leur sollicitude paternelle. La prison, les entraves, le fouet, le fouet surtout, administré sur le dos nu du délinquant avec un nerf de lamantin, forment la série des châtiments habituels. Avant que Nauta passât de l’état de mission à celui de village, les néophytes coupables d’un délit étaient fustigés dans l’église en souvenir de la flagellation du Christ. Or, comme à cette époque, le fouet leur était donné pour la moindre faute, nombre d’entre eux ennuyés de la chose, s’enfuirent un beau jour avec leurs épouses et allèrent fonder à cent cinquante lieues de Nauta, le hameau de Jurupari-Tapera où nous retrouverons leur descendance.

Pour peu qu’un voyageur qui s’arrête en passant dans un de ces villages de l’Amazone, ait le goût des cancans

et des commérages, il est bientôt instruit de
L’I garapé Preto ou rivière Noire de Nauta.
leurs moindres secrets ; le curé lui conte ses peines,

le gobernador ses ennuis ; il arrive parfois que les parties adverses, car en général, ces deux pouvoirs, le spirituel et le temporel, sont toujours en lutte, se rencontrent à la même minute devant le seuil du voyageur, attirés qu’ils y sont par un égal besoin d’épanchement. Le premier arrivé, use alors de son droit et prend le pas sur l’autre qui attend à l’écart que son tour soit venu d’entamer le chapitre des griefs toujours interminable. À la suite de ces confidences le voyageur est libre d’opter pour le curé ou le gobernador ou de les adopter tous deux si bon lui semble, à moins que, comme nous, il n’aime mieux renvoyer dos à dos les plaignants et ne songer qu’à ses propres affaires.

Dissection d’un dauphin souffleur.

Nauta, nous l’avons dit en commençant, laisse beaucoup à désirer sous le rapport du pittoresque, mais une surprise agréable qu’il ménage au curieux bien doué, dédommage un peu celui-ci de la perte de ses illusions artistiques. Au revers de la Loma, à cinq cents pas des maisons qui couronnent son sommet, coule une petite rivière d’eau noire, née dans l’intérieur des forêts et dont le courant est presque insensible. Cette rivière que les indigènes de la plaine du Sacrement appelleraient Ghenê et les néophytes des Missions de l’Ucayali Mayu, porte ici le nom d’I-garapé. L’influence du Brésil se fait déjà sentir sur ce sol péruvien ; I-garapé dans l’ancien idiome des Tupinambas devenu la lengoa geral du

Brésil, est synonyme de petite rivière[3].
Vue du village-mission d’Omaguas (rive gauche de l’Amazone).

Cet I-garapé que nous avons remonté en pirogue, l’espace d’une lieue, est bordé de massifs d’arbustes et de lianes pendantes, formant comme une lisière à la grande forêt dont l’ombre opaque s’entrevoit à travers leurs feuillages. Des talus ouatés d’herbe drue, de mousses et de capillaires se déroulent des deux côtés de la rivière où d’invisibles sources laissent tomber sans bruit leurs larmes de diamant liquide. L’enchevêtrement des branchages au-dessus de son lit, intercepte en partie la vue du ciel, brise au passage les rayons du soleil, et de l’aveuglante lumière du dehors fait une clarté blonde et veloutée où se fondent harmonieusement les contours des objets. Quel dommage que ce site mystérieux et charmant propre à la rêverie et favorable à la natation, soit hanté par des caïmans de la grande espèce !

Quelques lectures d’alphabet et des exercices calligraphiques que j’avais fait faire au fils de la maison pendant deux jours de pluie qui me retinrent au logis, m’attirèrent les bénédictions de ses parents et me valurent de la part du jeune homme un dévouement sans bornes. J’en profitai pour l’envoyer pêcher au bord du fleuve, le faire grimper sur des arbres ou se glisser au travers des buissons dont les épines eussent pu compromettre mes vêtements. L’adolescent se prêtait à mes fantaisies, avec l’abandon d’une âme ingénue où le calcul n’est pas encore entré. Plus d’une fois au retour de nos courses aventureuses, entreprises dans le seul but d’être utile à la science, la chemise en lambeaux de mon compagnon ou ses pantalons déchirés aux rotules, le firent chapitrer par l’auteur de ses jours et réprimander par sa mère ; mais je le consolais de ces mécomptes par le don d’un bonhomme fait à la plume ou au crayon, croquis informe qu’il collait à cru sur le mur et devant lequel il avait des moments d’extase.

Indien Cocama.

Grâce au dévouement de ce Télémaque indigène dont je m’étais constitué le Mentor, j’eus en ma possession un dauphin souffleur que je convoitais depuis longtemps et que les Indiens n’avaient jamais voulu me procurer par suite de leurs déplorables superstitions à l’endroit de ce cétacé auquel ils prêtent un langage et une domination absolue sur toutes les espèces de poissons d’eau douce. Mon élève, accompagné de deux Cocamas, était allé harponner ce dauphin près de l’embouchure de

l’Ucayali et me l’offrit avec beaucoup de grâce. Je suspendis aussitôt l’animal à une branche d’arbre, et l’ayant incisé de la gorge à l’anus, je commençai à le dépouiller de son cuir. Cette opération terminée, j’allais m’occuper de la préparation de son squelette, lorsque le jour finit et me força de remettre cette besogne au lendemain. Dans la nuit, une crue des eaux haussa de six pieds le niveau du fleuve. Les caïmans profitèrent de l’incident pour s’emparer de mon dauphin, dont au réveil je ne retrouvai plus de traces.

Je ne crus pas devoir attendre la réalisation de l’offre que me fit mon élève de m’approvisionner d’un autre cétacé. Le surlendemain je pris congé de lui par un discours propre à l’affermir dans la voie du bien, et quand j’eus remercié ses parents de l’hospitalité qu’ils m’avaient donnée, je m’embarquai sur une egaritea à eux appartenant, laquelle devait me conduire jusqu’à Loreto, dernier village de la frontière péruvienne.

À peine installé sous le rouffle de cette embarcation, j’aperçus au milieu de provisions de toutes sortes qu’y avait fait apporter mon hôtesse, un canard rissolé dont le fumet me fit venir l’eau à la bouche en même temps qu’il éveillait ma gratitude pour sa donatrice. Tout en jurant d’être toujours fidèle au souvenir de la noble matrone qui m’avait si bien accueilli, je me promis de souper ce soir-là du palmipède cuit à point par sa main généreuse.

Indien Omagua.

Deux heures après notre sortie de Nauta, nous passions devant l’embouchure de l’Ucayali. Mon cœur s’émut à l’aspect de ce vieil ami, témoin impassible et muet de mes douleurs et de mes joies passées. Pour honorer son confluent et lui adresser un adieu final, je versai dans une calebasse dix gouttes de tafia, je bus à sa santé et lançai ma coupe dans le courant où elle tournoya, s’emplit et disparut, au grand étonnement des Indiens Cocamas qui me regardaient faire.

Ce devoir rempli, je relevai la courbe que le grand fleuve[4] décrivait devant nous, je constatai sa direction visible, et quand ce fut fait, ne sachant trop à quoi employer le temps, je m’étendis sous le rouffle qui me servait d’abri et où quatre individus de ma corpulence eussent tenu à l’aise. L’embarcation qu’il dominait comme un château de poupe était de construction brésilienne et d’une forme arrondie et vulgaire. Un marin français se fût égayé sur son compte et l’eût qualifiée de sabot. Son équipage se composait de six rameurs Cocamas et d’un pilote. Ces braves gens ramèrent peu pendant la matinée, mais en revanche burent beaucoup de caysuma[5]. Deux ou trois fois il leur arriva de débarquer sur les plages et de s’y promener le nez au vent, mus par ce seul instinct de vagabondage qui caractérise les gens de leur nation et dont j’ai parlé quelque part. Je profitai de ces temps d’arrêt pour recueillir quelques échantillons de végétaux. La rive gauche de l’Amazone que nos gens avaient adoptée pour y faire leurs haltes intempestives, abondait en Ficus. Sur une étendue de trois lieues, j’en comptai onze variétés. Les Gyneriums et les Cecropias continuaient de profiler la rive droite.

Vers quatre heures, les Cocamas, sur l’ordre du pilote, commencèrent à jouer de la rame. J’admirai l’entente et la régularité de leurs mouvements. Leurs larges pelles spatules pareilles à des queues de lamantins, se levaient et s’abaissaient à temps égaux, et traçaient de chaque côté de l’embarcation un sillon d’écume. Le pilote sifflait pour les encourager. Quand il fut las de cet exercice, les rameurs suppléèrent à son sifflement par un chœur à six voix chanté en canon. Cet air local, d’un caractère éminemment lugubre, consistait en une suite de notes gutturales, auxquelles des hooouh indéfiniment répétés tenaient lieu de paroles. Les Cocamas le chantèrent tant de fois qu’il me fut facile de l’apprendre. J’en donne ici la reproduction exacte. Quant à la manière de filer le son, de ganter la note, comme disent les Italiens, et de la conduire pianissimo du grave à l’aigu, comme nos Cocamas, le mélomane, désireux de l’apprendre, pourra traverser l’Atlantique, remonter l’Amazone et aller demander aux descendants des transfuges de la Grande Lagune le secret de leur méthode naturelle.

Nous avons dit que tous les individus de race cocama, depuis longtemps baptisés et à peu près chrétiens, avaient changé de costume en même temps que de croyances, et portaient la chemise et le pantalon européens. Ajoutons qu’il ne reste absolument rien des anciennes coutumes de cette nation, et que ses représentants actuels en ont si bien perdu le souvenir, qu’il nous est impossible d’en donner une idée. L’idiome de leurs pères est la seule attestation du passé que les Cocamas aient conservée, et, comme cet idiome déjà fort altéré par leurs relations journalières avec les Brésiliens de l’Est et les Péruviens de l’Ouest, menace de disparaître comme a disparu tout le reste, hâtons-nous, pendant qu’il est temps encore, d’en donner un échantillon.


IDIOME COCAMA.
Dieu (le créateur) Yara. manioc, yahuiri.
diable, mahi. banane, panara.
ciel, soleil, jour, cuarachi. coton, hamaniou.
nuit, hipuitza. palme, tzua.
lune, yasi. fleur, sisa.
étoile, tupa. cire, mapa.
matin, camutuni. poisson, ipira.
hier, icuachi. oiseau, huira.
froid, tsiriahi. sanglier (pécari), tahuatzu.
chaleur, saco. tigre, yahuara.
pluie, ttupa. caïman, yacaré.
feu, tata. Couleuvre, mui.
eau, uné. papillon, héna.
terre, chueirata. mouche, huama.
pierre, itaqué. moustique, yatiou.
sable, itini. noir, soni.
rivière, parana. blanc, tini.
île, hipua. rouge, ppuetani.
forêt, tapuëta. vert, iquira.
arbre, bois, ehueira. bleu, sinipuca.
homme, yapisara. voleur, muna.
femme, huayna. voler, munasuri.
enfant, tagra. ouvrir, ipicatura.
vieux, tupa. attacher, ttequita.
jeune, curumitua. rôtir, michira.
mort, humanu. courir, yapana.
maison, huca. arriver, yahuachima.
pirogue, egara. sortir, husema.
rame, apocuyta. dormir, ocquera.
pagne, ceinture, saichimi. réveiller, hopaca.
corbeille, huarata. manger, mahun.
arc, canuto. un, huipi.
sarbacane, puna. deux, mucuyca.
lance, patuihua. trois, musaperica.
poison, huirari. quatre, iruaca[6].

À six heures du soir, le chant des Cocamas et le jeu de leurs rames aidant, nous abordions à Omaguas, un des cinq villages compris dans la juridiction civile et ecclésiastique de Nauta. Si la physionomie de ce dernier ne m’avait enthousiasmé que médiocrement, celle d’Omaguas m’inspira une répulsion véritable. De hauts


Vue du village d’Iquitos (rive gauche de l’Amazone).
talus d’ocre et de glaise striés de teintes jaune de Naples

et rouge-brun ; çà et là quelques touffes d’herbe ; des baraques édifiées sur une colline et formant deux groupes distincts ; entre ces groupes une grande cabane à toiture de ruche à miel surmontée d’une croix ; puis au fond la ligne des forêts, fermant le tout d’une haute et sombre barrière, tel fut le décor qui se produisit devant nous au moment où nous accostâmes.

L’heure et la lumière atténuaient un peu, il est vrai, la maussaderie du paysage. De jolis panaches de fumée montaient perpendiculairement au-dessus des cases, puis arrivés à une certaine hauteur, se courbaient avec grâce et fuyaient doucement vers le nord, tandis que les derniers rayons du soleil couchant prenant en écharpe une moitié de la colline, laissaient l’autre moitié plongée dans une teinte froide, mais transparente, de gris lilas.

Le village-mission d’Omaguas, fondé en 1697 par les Jésuites équatoriens, sous l’invocation de saint Joachim, s’élevait à cette époque sur la rive droite du Haut-Amazone, à une lieue en amont du site actuel. Une épidémie s’étant déclarée parmi les Indiens Omaguas qui le peuplaient, ceux-ci attribuant l’invasion du fléau à l’insalubrité du lieu où leur village était édifié, l’abandonnèrent en toute hâte. Une partie d’entre eux allèrent s’établir dans le voisinage de la petite rivière d’Ambiacu, à quarante lieues en aval de l’endroit où nous sommes. Les autres remontèrent le cours du fleuve, entrèrent dans la rivière Huallaga, se fixèrent dans les villages chrétiens des Cocamas et plus tard émigrèrent avec ceux-ci dans la plaine du Sacrement, où quelques individus de leur descendance habitent encore, comme on l’a vu, la Mission de Sarayacu.

Tandis que ces Omaguas s’établissaient dans la partie ouest du bassin de l’Amazone, ceux de leur nation qui s’étaient fixés près de la rivière Ambiacu, étaient décimés par une petite vérole des plus malignes. Le village fondé en cet endroit, était abandonné et on en édifiait un autre, celui où nous abordons aujourd’hui ; seulement comme la nation Omagua, fort amoindrie par les épidémies et les migrations, ne pouvait plus suffire à le peupler, on lui adjoignit des Indiens Cocamas, tout en conservant au nouveau village son ancien nom de Saint-Joachim d’Omaguas.

Le rapprochement des deux castes et leur croisement dénaturèrent bien vite le type primitif des Omaguas. Depuis environ quatre-vingts ans, il n’existe au Pérou aucun individu pur sang de cette nation. Nous insistons particulièrement sur ce fait anthropologique, afin que le voyageur, bien intentionné d’ailleurs, qui descendra le fleuve après nous et comme nous s’arrêtera à Omaguas, ne soit pas tenté de prendre pour de vrais Omaguas, les Métis qui peuplent le village actuel.

De leur fusion d’autrefois avec la race Cocama, les Omaguas ont laissé certain produit facile à reconnaître à la grosseur de la tête, à l’arrondissement singulier de la face d’où les angles et les méplats semblent bannis, à des traits mous et chiffonnés et à une expression bonnasse et souriante qui fait le fonds de leur physionomie.

Comme nous allons retrouver au Brésil sous le nom d’Umaüas, les Omaguas du Pérou et que nous aurons une occasion de revenir sur le passé de ces indigènes, nous bornons pour le moment à ces quelques lignes la notice historique qui les concerne.

Durant les deux jours que je passai à Omaguas, installé dans une grande cage à claire-voie, espèce de caravansérail où les trafiquants de passage trouvent une hospitalité gratuite, j’eus le temps d’inventorier pièce à pièce le mobilier des huttes de la localité et d’être saigné à blanc par les moustiques, pour qui ce morne village paraît être un séjour de prédilection. Le matin du troisième jour, exaspéré jusqu’à la rage par leurs piqûres incessantes, j’allai comme la vache Io fuyant le taon mythologique, me précipiter dans le fleuve. Un peu calmé par ce bain froid, je rentrai dans l’égaritea et fis mettre le cap au large. Au moment où la pointe d’une île allait me cacher pour toujours l’odieux village des Omaguas-Cocamas, je me rappelai qu’il était peuplé de cent quinze individus, logés dans vingt-neuf cahutes.

Chemin faisant j’eus constamment les yeux fixés sur la rive droite de l’Amazone, pour tâcher d’y découvrir un de ces Indiens Mayorunas dont le territoire occupe en longueur trente lieues sur l’Ucayali et soixante-quinze sur l’Amazone. Mais je n’aperçus que des plages plus ou moins nues, une végétation plus ou moins luxuriante, des îles et des îlots plus ou moins rapprochés. Vers le soir, comme nous ralliions la rive gauche, les tintements d’une cloche fêlée qui sonnait l’Angelus, nous annoncèrent la Mission d’Iquitos.

Ce village d’Iquitos est la paraphrase des bâtons flottants de La Fontaine. De loin, c’est un mur vertical tendu de courtines de verdure, enguirlandé de lianes et de sarmenteuses de la plus capricieuse espèce et où toute la gamme des verts, depuis le véronèse jusqu’au bronze fauve, éclate et resplendit. Quelques têtes de bananiers aux feuilles lacérées par la brise, trouent çà et là l’épaisseur des massifs et font flotter leurs lanières dans l’air comme des banderoles. Des arums au godet d’albâtre, des canacorus aux faisceaux de fleurs variées, des héliconias au pendule jaune de chrôme et rouge vif, des strelitzias aux spathes orangé et bleu, bordent d’un tapis bariolé le pied de la muraille, au sommet de laquelle, comme des plumes sur le cimier d’un casque, tremblent et s’agitent au moindre vent, les stypes fuselés de quelques palmiers Oreodoxas.

Un sentier abrupt taillé en escalier dans l’argile de la muraille et dont chaque marche est formée par un tronc d’arbre non équarri, conduit du bord de l’eau à une plate-forme élevée de soixante pieds. Sur cette esplanade est assis le village dont on n’aperçoit que la façade des premières maisons. Tel est le croquis d’Iquitos vu à distance.

Iquitos vu de près, est un ramassis de huttes dont les toits crevassés laissent échapper leur chaume par places, comme un vieux matelas sa bourre. Ces huttes au nombre de trente-deux, forment deux groupes séparés que les gens de l’endroit appellent Barios ou faubourgs. Quatre-vingt-cinq individus des deux sexes y vivent et y multiplient sous l’œil soupçonneux d’un alcade, que, par flatterie autant que par frayeur, ils qualifient de corrégidor.

De 1791 à 1817, ce village-mission qui n’est aujourd’hui qu’un maigre comptoir, exista dans l’intérieur des terres. Sa population tout entière se composait d’individus de la nation Iquito. Une commotion des volcans de Pasto ayant tari les sources qui fournissaient aux néophytes l’eau nécessaire à leur consommation, ceux-ci menacés de mourir de soif, abandonnèrent leur village et vinrent s’établir au bord de l’Amazone. Là leur rapprochement des castes riveraines et le contact qui s’ensuivit, altérèrent bientôt la pureté de race que jusqu’alors ils avaient conservée. Depuis 1817 que la chose a eu lieu, les Iquitos ont si bien fusionné avec les Omaguas-Cocamas leurs voisins de droite et les Ticunas, leurs voisins de gauche, qu’on peut dire sans exagération des habitants du village actuel, qu’ils résument en eux quatre castes distinctes.

Indien Iquito.

Sur les trente-deux huttes que compte le village et qui y forment, comme nous l’avons dit, deux quartiers distincts, dix-neuf sont affectées à la population indigène. Les treize autres sont habitées par de pauvres métis d’Indiens et d’Espagnols que les Huambisis de la rivière Pastaza chassèrent il y a quelques années des villages de Borja et de La Barranca, après avoir pillé et brûlé leurs demeures.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



Indiens Iquitos. — Dessin de Émile Bayard d’après une aquarelle de l’auteur.
  1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 251, 213 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 213, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209. 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193 et 209.
  2. Les dessins qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutés d’après ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. Pour le philologue scrupuleux comme pour l’amateur de versions exactes, nous aurions dû traduire les mots I-garapé par ruisseau encaissé (de I, eau, et garapé, gorge, ravin), car ces messieurs peuvent nous objecter, et avec raison, que l’idiome Tuli emploie les expressions Parana-huasu et Parana-miri, pour désigner une grande rivière et une petite. Tout en convenant de la chose, nous répondrons que l’I-garapé de Nauta, long de quelques lieues, large en plusieurs endroits de 25 à 30 mètres et d’une profondeur qui varie de 2 brasses à 5, nous a paru comme beaucoup de cours d’eau du même genre que nous allons trouver sur notre route, dépasser les limites d’un simple ruisseau et atteindre presque à celles d’une petite rivière.
  4. Ce fleuve, dont les Indiens Tupinambas du Brésil ne connaissaient que le cours inférieur (Bas-Amazone), était appelé par eux Parana-Huasu (la grande rivière). — Les frères Pinçoës, lors de la découverte qu’ils firent de son embouchure, lui donnèrent le nom de Mar dulce, que le capitaine Francisco Orellena remplaça par celui de Mar Orellana. Le nom d’Amazone lui fut donné plus tard, en souvenir des femmes guerrières que l’Espagnol Orellana ses compagnons avaient eu à combattre à l’entrée du Rio Nhamundaz.

    Dans la partie supérieure de son cours (Haut-Amazone), le même fleuve avait reçu des Péruviens le nom de Tunguragua. Les conquérants espagnols l’appelèrent Marañon, du nom d’un fruit comestible, — l’Anacardium occidentale, qui croît abondamment sur ses rives, entre Jaën de Bracamoras et San Regis. Le nom de Solimoës qui lui fut donné par Pedro Teixeira et ses compagnons au retour de leur expédition de Quito, ce nom adultéré, était celui d’une nation puissante, les Sorimaos, qui à l’époque de la conquête du Brésil, occupaient environ cent cinquante lieues de littoral.

    Afin d’éviter toute confusion dans le cours de ce récit, des sept noms qu’a portés et que porte encore le roi des fleuves, nous ne conservons que le nom d’Amazone, par lequel nous le désignerons.

  5. C’est la chicha du Pérou et le mazato de l’Ucayali ; avec cette différence que la chicha des Métis Péruviens, l’Acca des Quechuas est fabriquée avec du maïs et le Mazato des indigènes de l’Ucayali avec des bananes. Mais leur procédé de fabrication est le même. C’est toujours le grain ou le fruit bouilli, pressuré, fermenté, fort peu distillé et servant d’aliment en même temps que de boisson. Le Caysuma du Haut-Amazone est fabriqué avec la racine du manioc doux. À partir de la Barra do Rio Negro, jusqu’au Para, cette même boisson est appelée Macachêra.
  6. Au delà de quatre, ils comptent en quechua : cinq piccha, six zocta, etc., etc.