Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/38

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Embouchure de la rivière Nanay.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD.


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.


ONZIÈME ÉTAPE.



La rivière Nanay et ses indigènes. — Oran-Pucallpa. — Où il est question de M. de La Condamine et de ses mesures de la rivière Napo. — L’Îlot d’Ambiacu. — La Mission de Pevas. — Les frères lais. — Historique de la Mission. — L’Enfant géophage. — Les Orejones d’Ambiacu. — Départ du voyageur pour la Mission de San José de los Yahuas.

La plus grande circonspection préside aux rapports que les habitants du faubourg no 13 ont avec ceux du faubourg no 19. En leur qualité de descendants d’Espagnols, les premiers se donnent entre eux les titres de don et de doña, se considèrent comme de race blanche, bien que la couleur de leur teint varie entre la feuille morte et la brique cuite, et croiraient déroger en frayant avec des Peaux-Rouges. Ces représentants de l’aristocratie d’Iquitos, portent la chemise courte et le pantalon de cotonnade bleue, se coiffent de chapeaux de paille qu’ils fabriquent eux-mêmes et vont habituellement nu-pieds faute de chaussure. Tous cultivent, pour vivre, un petit coin de terre.

Les Iquitos, croisés d’Omaguas-Cocamas et de Ticunas qui peuplent le village, ne sont pas les seuls représentants de leur race. À deux lieues de là, sur les bords de la rivière Nanay, affluent de gauche de l’Amazone, il est des Iquitos pur sang que le baptême n’a pas encore purifiés de leur souillure originelle. Les riverains de la contrée, enclins à l’exagération et à l’hyperbole, accusent ces païens de manger leurs défunts et même de mordre un peu à leurs vivants. Mais comme à l’appui de leur dire ils ne donnent aucune preuve, jusqu’à ce que le fait ait été certifié, nous engageons le lecteur à prendre comme nous cette médisance pour de la calomnie.

La réputation d’anthropophagie que les gens de l’endroit ont faite aux Iquitos infidèles, n’empêche pas les Iquitos chrétiens d’entretenir avec eux des relations de commerce et d’amitié, de les admettre à leur table et de boire avec eux à la même coupe. Il ne se passe guère de semaine qu’un de ces prétendus mangeurs de chair humaine n’apparaisse dans le village en compagnie de sa moitié. Une poignée de salsepareille ou un hamac tissé qu’il désire échanger contre des engins de pêche ou des verroteries, sert de prétexte à ces visites hebdomadaires. Si le sauvage visiteur a pu, grâce à son industrie, se procurer une chemise et un pantalon, il s’en revêt aux portes du village et fait une entrée triomphale chez ses congénères civilisés ; mais le plus souvent il apparaît au milieu d’eux vêtu à la mode de sa tribu, c’est-à-dire dans une nudité complète. Pour corriger ce que ce costume pourrait avoir de trop succinct, il enduit son corps de rocou… et ceint son front d’un bandeau d’écorce, orné d’une longue crinière. Cet accoutrement est complété par une lance en bois de palmier dont la pointe est empoisonnée et qu’il tient à la main comme un suisse d’église sa hallebarde.

La compagne de l’indigène, tout aussi peu vêtue que lui, le suit portant leur dernier-né dans une écharpe de coton suspendue à son cou. Tout en marchant, elle façonne à l’aide de quatre épines de mimosa qui lui servent d’aiguilles, un de ces charmants hamacs bariolés que les commerçants riverains recherchent avec empressement pour les vendre aux amateurs du Para. Ces hamacs, dont le fil est tiré des folioles du palmier chambira et teint de couleurs vives, sont échangés par les femmes Iquitos contre des perles de jais et de porcelaine (chaquiras), monnaie courante des Missions. Avec ces perles, dans lesquelles elles passent un fil, elles façonnent d’élégants tabliers de la grandeur d’une feuille de vigne. Depuis quelques années, elles ont ajouté à cette unique pièce de leur costume des épaulettes et des pompons de plumes de toucan, dont l’idée leur a été suggérée par le voisinage des femmes Ticunas. Espérons que l’amélioration introduite par ces dames dans leur costume national ne se bornera pas à si peu de chose et qu’elles en viendront, la civilisation et les bateaux à vapeur aidant, à mettre sur leur corps une chemise et une jupe.

Intérieur de la rivière Nanay.

À deux lieues d’Iquitos notre égaritea passe devant l’embouchure de cette rivière Nanay dont nous avons parlé précédemment. Ses plages et le sol à l’entour sont revêtus d’une graminée rousse qui rappelle l’herbe d’une prairie grillée par le soleil de la canicule. Un îlot de joncs s’arrondit à l’entrée de cet affluent qui mesure deux cent seize pieds d’une rive à l’autre et sort à cinquante lieues de là, d’entre les dernières collines que les Andes équatoriales forment en s’affaissant. Deux ruisseaux, le Péquê et l’Itayo, grossissent de leurs ondes le lit primitif du Nanay.

Sept petites lieues que nous fîmes sans y songer, séparent Iquitos de Pucallpa. Ce dernier village, situé comme son voisin sur la rive gauche de l’Amazone, existait, il y a trente-huit ans, sous le nom d’Oran, à quinze lieues en aval de l’emplacement actuel. Des malheurs secrets — les villages en ont comme les hommes — le forcèrent à remonter le cours du fleuve et à cacher son ancien nom d’Oran sous le nom moderne et quechua de Pucallpa[2]. Bien que les érudits de la contrée aient cru devoir qualifier de Nouvel-Oran ce second village, les descendants des Omaguas, eu égard à la couleur sanguinolente de ses berges, l’ont surnommé[3] Tuyucapuëtani (terre rouge), dénomination moins noble peut-être que la première, mais en revanche plus pittoresque.

Deux tribus longtemps ennemies, mais que le
Vue du village de Pucallpa o Nuevo Oran (rive gauche de l’Amazone).
christianisme a rapprochées[4], habitent ce village qui compte

dix-huit maisons. Ces tribus sont celles des Mayorunas de la rive droite de l’Amazone et des Orejones de la rivière Napo. Dix maisons en torchis et couvertes en chaume, dans le genre de celles que nous laissons derrière nous, sont affectées aux Mayorunas ; les huit autres sont habitées par des Orejones.

Une grande chaumière destinée à servir d’église, n’était pas encore achevée bien qu’on y travaillât depuis cinq ans. Les soliveaux et les perches qui devaient soutenir sa toiture, gisaient sur le sol à demi recouverts par la végétation. Cette incurie des habitants du lieu à l’égard des choses du culte, nous donna de leurs sentiments religieux une triste opinion. Au reste le moment était mal choisi pour visiter Pucallpa. Il était trois heures de l’après-midi, et sa population vaguait dans les bois. Deux hommes sans chemise, mais vêtus de culottes de toile, s’étaient constitués les gardiens du village et s’occupaient à radouber une pirogue. Ces individus, qui n’étaient ni Orejones ni Mayorunas, dirent à mes rameurs que s’ils avaient quelque affaire à traiter avec les habitants de Pucallpa, ils les trouveraient infailliblement chez eux, soit ce même jour après le coucher du soleil, soit le lendemain avant le lever de cet astre. Mes gens éclatèrent de rire au nez de ces individus.

Avant de prendre le large, je grimpai sur le rouffle de l’égaritea d’où je fis un dessin de Pucallpa. Ce village élevé de douze pieds au dessus du niveau du fleuve et caractérisé par des massifs de verdure et de grands palmiers, lisières qui semblaient le rattacher à la forêt vierge, avec laquelle il n’avait pas encore rompu, ce village avait vraiment bon air. Tout en reproduisant sa physionomie, je me disais que le cachet abrupt et pittoresque que j’admirais en elle, lui serait ravi tôt ou tard et qu’un défrichement bien nu, bien plat, bien monotone, remplacerait sa beauté naturelle. Deux heures après notre sortie de Pucallpa, nous nous arrêtions devant l’embouchure de la rivière Napo.

Embouchure de la rivière Napo.

Soit que M. de La Condamine ait évalué à simple vue la largeur des affluents de l’Amazone, soit qu’il l’ait mesurée à l’heure d’une crue, le total de nos chiffres est toujours au-dessous du sien. Aux trois hamacs de fil d’écorce que nous avions dévidés sur l’Ucayali, et qui nous avaient fourni un assez long bout de ficelle, destiné à suppléer à l’absence d’un graphomètre, nous en avions ajouté deux autres en sortant de Nauta, afin d’atteindre aux mesures que l’illustre académicien a données des tributaires du grand fleuve et en vérifier la justesse. Or l’embouchure du Napo que d’après sa relation nous croyions large de douze cents mètres, n’en a réellement que huit cent deux. Il est vrai qu’après un laps de temps de cent vingt années, et eu égard à la quantité d’eau que la pauvre rivière a dû fournir à l’Amazone, pendant cette période, on ne pourrait, sans être injuste à son égard, lui reprocher publiquement ce rétrécissement de trois cent quatre-vingt dix-huit mètres de son lit primitif. Aussi ne notons-nous le fait que pour mémoire et sans le faire suivre d’aucune réflexion.

Si l’origine du Napo n’était connue du moindre élève en géographie, nous dirions qu’il sort des pentes orientales du volcan de Cotopaxi dans la république de l’Équateur ; que dans le trajet qu’il parcourt avant d’atteindre l’Amazone, il reçoit les eaux de nombreux tributaires dont les principaux sont : l’Azuela ou Aguarico, le Coca et le Curaray ; que la plupart de ces affluents sont aurifères, etc. — Mais le tracé du Napo est ici superflu et nous n’avons à relever que sa seule embouchure.

Un pâté de verdure appelé Mango-isla, divise cette
Indiens Orejones (tribu des Ccotos)
embouchure en deux bras inégaux. Un de ces bras mesure

six cent quarante-trois mètres et l’autre cent cinquante-neuf. L’eau du Napo à cet endroit est d’une teinte d’opale verte ou d’absinthe ; son courant paraît assez faible.

Quelques souvenirs historiques se rattachent à cette paisible rivière.

En 1539 l’Espagnol Francisco Orellana la descendit sous le prétexte utilitaire d’explorer la province de la Canelle, mais en réalité pour chercher la région de l’or, représentée à cette époque par la cité de Manoa, l’El-Dorado, le lac de la Parima et les royaumes d’Enim et de Païtiti.

En 1637 le Portugais Pedro Teixeira, chargé de déterminer les possessions Lusitano-Brésiliennes, remonta le cours du Napo, poussa jusqu’à Quito, et en revenant fixa pour limites au Brésil la rive droite de l’Aguarico. Mais les Espagnols, qui de leur côté reculaient les possessions du Pérou jusqu’au lac d’Ega, ne tinrent aucun compte de ces mesures et jetèrent à l’eau les poteaux de démarcation plantés par le lieutenant portugais. En 1744 La Condamine, à son retour de Quito, où le gouvernement français l’avait envoyé en compagnie de Godin et Bouguer pour mesurer quelques degrés du méridien, La Condamine, entré dans l’Amazone par Jaën de Bracamoras, passa devant l’embouchure du Napo, calcula géométriquement sa largeur ou l’évalua à simple vue, et poursuivit son voyage jusqu’au Para où il s’embarqua pour l’Europe.

La relation de ce voyage, qu’il publia deux ans après son arrivée, serait une maigre pâture pour le lecteur de notre époque, devenu difficile en matière de voyages et de voyageurs, par suite des Tours du monde qu’on lui fait faire chaque année, sans l’obliger à quitter son fauteuil. Mais si les renseignements ethnologiques fournis par La Condamine ne furent pas toujours puisés à bonne source, si ses appréciations géographiques sont souvent hasardées, enfin si ses opinions personnelles ont un peu vieilli, le ton de franchise et d’honnêteté qui règne dans son œuvre en rend la lecture attachante. Le tribut de reconnaissance qu’il a payé publiquement aux personnes qui l’hébergèrent, est digne d’un homme de bien. Quel cœur ne serait doucement ému devant l’aimable portrait qu’il a tracé de la famille Davalo dont l’aînée des demoiselles, — chef-d’œuvre de grâce et de modestie, peignait des tableaux de sainteté avec trois couleurs, jouait de la flute traversière et n’aspirait qu’au bonheur de se faire carmélite !

En relisant les pages où La Condamine a mis à nu les sentiments de sa belle âme, nous ne pouvons que nous excuser à l’avance, d’être obligé de relever çà et là les erreurs qu’il a pu commettre dans la relation de son voyage du Pérou au Para. Ceci dit une fois pour toutes, revenons à la rivière Napo dont l’embouchure est là qui bâille devant nous.

Les indigènes, cantonnés sur ses rives, appartiennent à la nation Orejona qui se divise en trois tribus. Les Orejones proprement dits, les Ccotos et les Anguteros. Depuis une quarantaine d’années, les Orejones ont rallié les villages de l’Amazone et en qualité d’indiens mansos ou apprivoisés, portent la chemise et le pantalon en honneur chez les néophytes. Les Ccotos occupent, dans l’intérieur, la rive droite du Napo et les Anguteros habitent les forêts de sa rive gauche. Au dire des riverains de l’Amazone, Ccotos et Anguteros sont voleurs, assassins et anthropophages. Les Ccotos que nous avons vus et sur lesquels nous reviendrons plus tard, nous ont paru fort laids.

Ces deux castes ne hantent guère, durant le jour, les plages du Napo, par frayeur des trafiquants de salsepareille qui remontent ou descendent cette rivière et ne manquent jamais, en les apercevant, de leur envoyer une balle. Mais ils se dédommagent de cette contrainte en y venant la nuit, et malheur à l’imprudent voyageur qu’ils trouvent endormi sous sa moustiquaire ; ils s’en approchent sans bruit, soulèvent les plis de la toile et percent le dormeur de leur lance emmanchée d’un bambou tranchant et effilé, large de six pouces[5]. Le mangent-ils ensuite ? — tout le monde l’assure ; mais nous n’osons pas l’affirmer.

Pour qui les voit seulement en passant, Ccotos et Anguteros se ressemblent si fort qu’il est difficile de ne pas les confondre ; les premiers sont ainsi nommés de l’artifice qu’ils emploient pour attirer le chasseur dans les bois en imitant le cri du Ccoto, ce singe hurleur de l’Ucayali. Nous n’avons rien appris sur le compte des Anguteros.

Tous les Indiens de race Orejona sont de haute stature ; leur taille est bien prise et leur souplesse ajoute un cachet d’élégance à la puissante beauté de leurs formes ; ils ont le visage carré, les yeux un peu obliques, petits et bridés par les coins. Leur nez, large de base, est très-épaté et leur bouche lippue fait littéralement le tour de leur visage ; ils portent la chevelure longue et flottante et passent, dans la cloison de leurs narines, une baguette en bois de palmier de la grosseur d’un tuyau de plume, aux extrémités de laquelle ils suspendent un coquillage… ; le trait distinctif de leur physionomie gît dans leurs oreilles, dont le lobe allongé pend jusqu’à l’épaule et fait l’effet d’un morceau de viande informe. Les Ccotos et les Anguteros percent ce lobe, agrandissent l’ouverture et y enchâssent des rondelles en bois de cécropia d’un volume phénoménal. Les Orejones allongent aussi leurs oreilles, mais se contentent de les porter ballantes et sans aucun ornement, particularité qui sert à les distinguer de leurs congénères.

Remarquons, en passant, que les premiers Incas péruviens, depuis Manco-Capac jusqu’à Mayta-Capac, s’allongèrent ainsi les oreilles, coutume étrange qu’ils tenaient de leurs ancêtres inconnus. À partir de Mayta-Capac, quatrième Inca, cette mode abandonnée par les

Indiens Orejones (tribu de Ccotes).
Empereurs fut adoptée par les Curacas ou caciques, qui

servaient aux Fils du Soleil de garde d’élite ; de là l’épithète d’Orejones ou Oreillards, que donnèrent à ces derniers les conquérants espagnols à leur arrivée au Pérou.

Quoique séparés par toute la largeur du Napo, Ccotos et Anguteros entretiennent des relations de voisinage et d’amitié. Pour passer d’une rive à l’autre, ils façonnent des radeaux avec le bois poreux du cécropia. Ils ont également des pirogues empruntées au stype ventru du palmier Tarapote (acrocomia), qu’ils fendent longitudinalement, débarrassent de ses fibres médullaires et dont ils n’ont plus qu’à fermer les extrémités. Certaines de ces pirogues peuvent contenir jusqu’à douze individus. Ce genre d’embarcation leur est commun avec les Iquitos du Nanay.

Les armes de ces indigènes sont la sarbacane, la massue et cette terrible lance à pointe de bambou qui fait des blessures si larges, que l’âme du blessé peut s’échapper sans peine de son corps par l’ouverture de la plaie.

Les femmes des deux nations étalent, comme leurs pères et leurs époux, des oreilles démesurément allongées. Malgré leur cou rentré dans les épaules, ce qui les fait paraître un peu bossues, elles sont moins laides au physique que les représentants du sexe fort. Ces beautés du désert ont pour tout vêtement une valve de moule retenue autour de leur corps par deux liens d”écorce.

À quelques jets de flèche de cette rivière Napo, habitée par des anthropophages ou soi-disant tels et d’où les moustiques se sont bannis d’eux-mêmes[6], on trouve, sur des terrains bas et argileux, un défrichement du nom de Bellavista (belle vue). Cinq maisonnettes treillissées comme des volières et couvertes en feuilles de palmier y sont groupées au milieu de bananiers d’un vert éclatant ; çà et là, de gros arbres épargnés par la hache, capirunas feuillus et courts de tronc, s’épanouissent comme de monstrueux choux-fleurs et projettent sur la pelouse de grands pans d’ombre ; des lianes sont montées à l’assaut de ces arbres, ont enlacé leur tête d’un inextricable réseau de feuilles et de fleurs et, retombant ensuite sur le sol où leurs griffes et leurs vrilles se sont transformées en racines, tiraillent en tout sens la chevelure verte des colosses qui semblent hurler de douleur.

Oreille d’Orejon Ccoto.

Bellavista me charma si fort à première vue, que je résolus d’y passer quarante-huit heures ; j’avais d’ailleurs à revoir à loisir mon tracé du fleuve et à traduire en français quelconque les hiéroglyphes au crayon, à l’aide desquels je fixais mes pensées, lorsqu’un accès de paresse intellectuelle m’empêchait de les développer. Cette détermination de ma part, qui mit les rameurs Cocamas d’assez mauvaise humeur, fut une véritable inspiration du ciel ; dans la matinée du second jour, cinq Orejones-Ccotos de la rivière Napo, dont trois hommes et deux femmes, vinrent à Bellavista échanger, avec les naturels du lieu, des hamacs en fil de palmier grossièrement tissés, contre des couteaux et des dards à tortue (puyas). Avec quelques babioles, j’amusai ces sauvages et, pendant une demi-journée, je jouis à mon aise de leur monstrueuse laideur ; l’un d’eux, que les dimensions de sa bouche rangeaient dans la catégorie des ogres de Perrault et qui n’eût fait qu’une bouchée du petit Poucet et de ses six frères, avait eu le lobe de ses oreilles déchiré dans quelque bataille ; de ce lobe, ainsi partagé, il était resté deux lanières de chair, courroies vivantes qui menaçaient de balloter incessamment sur le visage de leur propriétaire, si l’ingénieux sauvage ne se fût avisé d’y faire une rosette ; ce nœud de cravate, fait par un homme à ses oreilles, me parut le tour de force le plus fort que j’eusse encore vu.

Au sortir de Bellavista que nous quittâmes le lendemain d’assez bonne heure, les points que je relevai successivement firent rétrograder ma pensée vers Pucallpa, ce nouvel Oran servant d’antithèse à l’ancien ; d’abord ce fut la lagune d’Oran dont la bouche noire échancrait largement la rive droite de l’Amazone, puis les îles d’Oran que nous côtoyâmes et enfin l’emplacement du premier village d’Oran devant lequel je méditai un moment sur l’instabilité des lieux, des hommes et des choses. Durant cette journée qui me sembla mortellement ennuyeuse, bien que pour me distraire j’eusse fait traverser deux fois à mes gens le lit de l’Amazone, je n’aperçus sur l’une ou l’autre rive que des profils de miritis et d’acrocomias, d’interminables lisières de gyneriums ou de balisiers à demi submergés et, de loin en loin, sur un soubassement d’ocre ou d’argile, quelque gros copahu avec son allure de pin-parasol.

Le soleil disparaissait derrière un rideau de ficus, comme nous rangions à l’honneur l’emplacement qu’occupait

autrefois le village de Saint-Joachim d’Omaguas ;
Village de Bellavista (rive gauche de l’Amazone).
l’égaritea s’arrêta, par mon ordre, devant ce campos ubi Troja fuit que je contemplai avec le mélancolique

respect que j’ai pour les choses du bon vieux temps. Rien ne restait de la Mission défunte ; la forêt primitive avait reconquis son domaine et, sur l’aire du village fondé par les Jésuites, s’élevait le tronc blanc, lisse et droit d’un bombax, qui me fit l’effet d’une stèle funéraire destinée à rappeler aux passants qu’ici-bas l’homme et son œuvre ne sont que poussière et fumée.

À une courte distance de cet Omaguas à jamais disparu, s’évase la bouche de l’Ambiacu auquel notre carte a donné, par faiblesse ou par condescendance pour le poncif adopté par les cartographes, la configuration d’une rivière, bien que dans notre opinion cet affluent ne soit qu’un canal alimenté par l’eau du Napo et venant se dégorger dans l’Amazone. Quelques familles d’Indiens Orejones baptisés et catéchisés vivent à l’entrée de cette pseudo-rivière qui communique directement avec le Napo et reçoit, à l’endroit appelé Masan, deux affluents sans importance. Au milieu de l’embouchure de l’Ambiacu, à égale distance de ses deux rives, se dresse un îlot de glaise bleuâtre, si bien durcie par le soleil, si bien effritée par les pluies, qu’à cinquante pas on croirait voir un bloc de pierre ; d’épaisses végétations couvrent son sommet et donnent un cachet pittoresque à sa physionomie.

Les haltes que nous venions de faire devant l’ancien Omaguas et le rio d’Ambiacu, si courtes qu’elles eussent été, avaient donné au soleil le temps de disparaître ; le jour baissait rapidement et une lieue espagnole, équivalant à six kilomètres de France, nous séparait encore de la Mission de Pevas où je comptais trouver le vivre et le couvert. Un moment je crus qu’il me faudrait renoncer à l’atteindre ; mes hommes, las du travail de la journée, parlaient déjà de s’arrêter sur une plage pour y passer la nuit ; un doigt de tafia que j’eus l’idée d’offrir à chacun d’eux, changea leur détermination et parut leur prêter de nouvelles forces. Après avoir bu et s’être encouragés de la voix et du geste, ils enfoncèrent résolûment dans l’eau leurs rames spatulées, et bientôt l’égaritea fila rapidement le long des plages où des engoulevents, oiseaux crépusculaires, volaient par soubresauts comme des sauterelles qui bondissent.

Quebrada et îlot d’Ambiacu

Au milieu de l’obscurité qui ne tarda pas à nous envelopper, le pilote allait tâtonnant et cherchant sa route. Tout à coup un point lumineux, clarté de feu follet ou de ver luisant, brilla devant nous dans la perspective ; les marins poussèrent un hourra joyeux. L’embarcation, lourde phalène, attirée par cette lumière, précipita sa marche et vint enfin aborder au pied d’une colline, dans les flancs de laquelle un escalier était taillé à coups de bêche. Cet escalier rustique conduisait à la mission de Pevas ; je commençai à le gravir au pas de course ; mais l’humidité du soir, en détrempant l’argile de ses marches, les avait rendues si glissantes, qu’avant d’atteindre la dernière, j’avais déjà fait cinq ou six culbutes.

C’est couvert de boue de la tête aux pieds que j’allai frapper à la porte du couvent de Pevas. Après les questions d’usage faites à travers l’huis, un Indien l’ouvrit et me livra passage ; d’abord, au sortir des ténèbres, l’éblouissement que me causa la clarté d’une lampe à trois becs m’empêcha de rien distinguer ; j’entrevis confusément comme une caverne spacieuse encombrée d’armes et de butin, au centre de laquelle se tenaient immobiles deux hommes en chemise et coiffés de rouge, qui me firent l’effet de contrebandiers catalans. Mais cette hallucination dura peu ; mes yeux s’accoutumèrent au rayonnement de la lampe ; ce que j’avais pris pour une caverne ne fut qu’une grande boutique, pourvue de rayons et de marchandises et dans les contrebandiers catalans je reconnus deux frères lais, en train de faire leur toilette nocturne et souriant de mon air ahuri.

Fondée en 1685, par les Jésuites de Quito, sous l’invocation de saint Ignace de Loyola et au profit des indiens Pehuas qui habitaient à cette époque dans l’intérieur du pays les rives de quelques affluents du Napo et de l’Iça, la Mission des Pehuas que, par corruption, on écrit Pevas, exista d’abord entre l’embouchure du rio d’Ambiacu que nous laissons en arrière et l’endroit où nous venons d’aborder. Sa durée en ce lieu fut de cent trois ans. En 1788, les néophytes, ayant assassiné le chef de la mission, se retirèrent dans les bois, abandonnant le village chrétien qui ne tarda pas à tomber en ruines.

Un second village de même nom fut édifié, peu d’années après, à une lieue E. du premier. Aux Pehuas assassins qui vinrent l’habiter de nouveau, les missionnaires adjoignirent quelques individus des nations Catahuichi, Orejona, Yahua, Ticuna et Yuri ; ce village dura vingt-trois ans et fut abandonné par les néophytes, mais sans qu’un meurtre eût motivé cet abandon.

Une troisième fois, Saint-Ignace des Pehuas, pareil au phénix des anciens, renaquit de ses cendres ; des missionnaires franciscains, dont le nom nous échappe, le fondèrent à l’endroit actuel. Pour peupler ce troisième village qu’on n’appela plus San Ignacio de los Pehuas, mais seulement Pevas, on recourut aux indigènes déjà catéchisés dont nous avons donné la liste ; quelques-uns accoururent à la voix des missionnaires, mais le plus grand nombre manquèrent à l’appel. Une épidémie avait enlevé les Pehuas ; les Catahuichis étaient allés planter leur tente sur les rives du Jurua et les Yuris se refusèrent à sortir de chez eux. La nouvelle population se composa de descendants abâtardis des Pehuas, des Orejones, des Yahuas et des Ticunas.

La mission actuelle compte, à l’heure où nous écrivons, un demi-siècle d’existence ; elle possède vingt-trois maisons affectées à quarante-cinq matrimonios ou ménages dont la moyenne est de six individus, ce qui donne un total de population de deux cent soixante-dix individus, y compris les vieillards et les enfants à la mamelle. L’aire qu’occupent le village, l’église et le couvent, fort illogiquement groupés d’ailleurs, est formée par la juxta-position de collines basses dont les ondulations, très-apparentes, vont se rattacher aux versants orientaux de la chaîne des Andes ; leurs terrains, composés de zones d’ocre et d’argile alternant avec des couches de sable, de menus galets et de pierres ponces, ont été sillonnés jadis du N. O. au S. E. par des courants de lave et d’eau dont la trace est encore visible. Au reste, toute la partie du pays comprise entre Nauta et l’embouchure de la rivière Iça, est de même formation et présente les mêmes stries longitudinales. Le voisinage des Andes équatoriales où, sur une étendue d’à peine trois degrés, dix-huit volcans font flamber leurs cratères, explique suffisamment la nature et la disposition de ces terrains.

L’enfant géophage.

Une heure de causerie intime avec les frères lais de Pevas m’avait suffi pour apprécier convenablement leur mérite. L’humeur enjouée de ces jeunes gens, — le plus âgé avait vingt-sept ans, — leur esprit naturel et la vivacité de leurs saillies eussent déridé le front le plus soucieux. Ils me firent les honneurs du couvent avec une franchise qui me toucha ; leur magasin apostolique regorgeait de salsepareille, d’huile de lamantin, de salaisons, d’étoffes, de haches, de couteaux, de sabres d’abattis, d’articles de quincaillerie et de bimbeloterie destinés aux villages du Haut et du Bas-Amazone avec lesquels ils étaient en relations d’affaires. Dans cette collection d’objets commerciaux, je vis jusqu’à des sarbacanes et des pots de poison destinés à la chasse. La façon dont mes cicéroni m’expliquèrent la nature et la provenance de chaque chose, les bénéfices probables qu’elle offrait à la spéculation et son débouché plus ou moins certain, me donnèrent de leur aptitude, comme négociants, une très-haute idée. En retrouvant chez ces deux religieux la pratique de ses profondes théories, le Père Grandet de Balzac eût senti tressaillir la loupe violacée qu’il avait sur le nez et dans laquelle étaient renfermés son intelligence et son cœur.

Chargés par intérim du gouvernement spirituel et temporel de la Mission dont le titulaire passait sa vie au fond des bois au milieu d’un troupeau d’indiens Yahuas, les frères lais, tyrannisés par les exigences de leur commerce, ne pouvaient s’occuper des néophytes comme ils l’auraient voulu. C’est à peine, me dirent-ils, s’ils avaient le temps de prendre leurs repas, de faire un bout de sieste et de fumer des cigarettes. Sur ce temps qui leur était si parcimonieusement mesuré, ils voulurent bien, par égard pour moi, distraire une demi-journée qui fut employée à visiter, dans leurs demeures, les néophytes des deux sexes avec lesquels mes conducteurs échangèrent force lazzis. Sous le rapport de l’aménité et du savoir-vivre, ces indigènes me parurent fort au-dessous de la gent de Sarayacu ; leur type, mélangé de Pehua, d’Orejon, de Yahua et de Ticuna, était indéchiffrable.

Durant cette promenade à travers leur mission, les religieux me montrèrent, dans une case attenant au couvent, une créature humaine que la science eût rangée dans la catégorie des phénomènes et dont un spéculateur de l’espèce Bohême, Bobèche ou Bobino, eût tiré parti en l’exhibant devant le public d’une foire.

Cette monstruosité, née de parents quelconques, était une petite fille âgée de cinq ans, qu’un goût dépravé pour le terreau, la glaise et les tessons de poteries, menait lentement au tombeau. Pour enrayer sa funeste manie de gratter le sol et de manger la terre à poignées, les frères lais qui s’étaient constitués ses gardiens, avaient imaginé de lui lier les mains derrière le dos et de la placer sur une table où, tant qu’on l’observait, elle restait immobile et agenouillée. Mais pour peu qu’on la laissât seule un instant, elle rampait sur les genoux jusqu’au bord de la table, se laissait choir en bas au risque de se briser la tête et léchait avidement cette terre qui devait bientôt s’ouvrir pour la recevoir.

Je ne saurais exprimer le sentiment de pitié mêlée de dégoût que m’inspira cette pauvre créature, que sa peau jaune et parcheminée, sa tête oblongue, ses extrémités filiformes et son ventre proéminent, faisaient ressembler à une idole indoue ou japonaise douée de mouvement.

Vue de la Mission de Pevas.

Le surlendemain de mon arrivée, les jeunes lais, pour se distraire des soucis du commerce et aussi pour m’être agréables, me proposèrent d’aller visiter avec eux les familles d’Orejones établies dans l’intérieur de la rivière d’Ambiacu ; j’offris mon égaritea pour ce voyage. Les rameurs Cocamas, qu’une ration copieuse de tafia délivrée par les religieux, avaient mis d’une humeur charmante, ramèrent avec enthousiasme de Pevas à Ambiacu et nous régalèrent, tout le long du chemin, de la symphonie en canon que j’ai reproduite.

Le village Orejon, situé sur la rive droite de l’Ambiacu, à deux portées de fusil de l’Amazone, se composait de neuf ajoupas de forme circulaire ; leur toit conique en feuilles de palmiers, était supporté par un cercle de pieux assez espacés pour que le vent et la pluie entrassent librement dans le logis et en sortissent de même. Ce mode de construction, malgré son originalité, me parut laisser à désirer sous le rapport du confortable.

Les habitants de la localité étaient allés battre les bois en quête de salsepareille. Nous ne trouvâmes qu’une famille composée du père, de la mère et de deux enfants. En nous voyant entrer chez eux, l’homme et la femme allèrent s’asseoir sur un tronc d’arbre qui leur tenait lieu de divan et répondirent par de simples monosyllabes aux questions que nous leur adressâmes. Bien qu’au dire des religieux le baptême les eût faits enfants de Dieu et de l’Église et qu’ils parlassent l’idiome quechua, naturalisé par les Missionnaires, ils s’obstinèrent à répondre dans la langue de leur nation que nos introducteurs étaient loin de parler couramment. À part le haillon de toile qui leur servait de pagne, ces prétendus chrétiens étaient tout aussi nus que leurs amis et connaissances de la rivière Napo. Les regards obliques qu’ils jetaient sur nous à la dérobée, me rappelèrent ceux des bêtes féroces emprisonnées derrière les barreaux d’une cage et montrant les dents au curieux qui les approche de trop près. Au reste, le type de ces Orejones avait déjà subi des modifications sensibles ; leurs oreilles atteignaient à peine à une longueur de dix pouces et me parurent très-mesquines à côté des oreilles des Ccotos que j’avais vues précédemment à Bellavista et comparées à celles de jeunes éléphants.

Nous reprîmes la direction de Pevas en discourant sur le passé des Orejones que nous venions de voir. Les exigences du négoce n’avaient pas permis aux frères lais de la mission de remonter bien haut dans l’histoire de ces indigènes et les notices qu’ils me donnèrent sur leur compte se bornèrent a quelques mots. Ainsi j’appris qu’ils comptaient jusqu’à quatre : nayhay, un ; — nénacomé, deux ; — féninichacomé, trois ; — ononocoméré, quatre ; puis, ce chiffre dépassé, qu’ils se servaient du mode de numération employé par les Quechuas. Leurs congénères du Napo comptaient par duplication, comme la plupart des nations américaines.

Bien que ces malheureux m’eussent paru assez voisins des brutes auxquelles les assimilait leur épouvantable physionomie, ils n’étaient pas si bêtes qu’ils le paraissaient et avaient leur petit système, ni meilleur ni pire que beaucoup de systèmes, à l’égard de l’âme, cette souveraine maîtresse du corps. Dans leur système, l’âme n’était pas immortelle ; elle mourait avec l’individu, mais jouissait du privilége de ressusciter quelque temps après, sous la forme d’un urubu blanc à caroncules jaunes et violettes, l’Urubu-tinga des riverains de l’Amazone, le Vultur papa des savants.

Les frères lais de Pevas.

Leurs idées, sur une Trinité symbolique, se bornaient à reconnaître, mais sans leur rendre aucun culte, un Dieu créateur qu’ils appelaient Omasoronga, un Dieu conservateur qu’ils nommaient Iqueyde-ma, un esprit d’amour et d’intelligence auquel ils donnaient le nom de Puynayama.

La tradition d’un déluge existait parmi eux, seulement l’arche ou l’esquif qu’on voit dans les cosmogonies des peuples flotter à la surface des grandes eaux, était remplacé chez les Orejones par une grande caisse sans couvercle et enduite d’un brai local, que leurs ancêtres avaient profondément enfouie en retournant sa cavité du côté du sol, et sous laquelle, munis de provisions solides et liquides, ils étaient restés près d’un mois, pendant que le déluge couvrait la terre.

Ces idées, que j’attribuai chez les Orejones à leur affiliation dans le passé avec les nations de l’autre hémisphère, étaient, me dirent ingénument les frères lais de Pevas, tout ce qui restait à ces pauvres Indiens de l’instruction religieuse qu’en des temps reculés leur avait donnée un disciple de Saint François. Pour empêcher l’homme de Dieu de propager chez les castes voisines les principes de sa doctrine et en réserver le monopole à leur seule tribu, les Orejones l’avaient tue, s’étaient régalés de sa chair et avaient fait des flûtes avec ses fémurs, une façon à eux d’honorer sa mémoire et de perpétuer son souvenir.

Quatre jours me suffirent pour visiter en détail la mission de Pevas, reconnaître qu’il ne s’y trouvait rien d’intéressant ou de curieux et constater en même temps que mes aimables compagnons, les frères lais, qui s’étaient dits accablés de besogne, employaient la journée à jouer au volant, à se bercer dans un hamac et à fumer un nombre indéfini de cigarettes. Suffisamment édifié sur l’emploi de leurs heures et d’ailleurs ayant épuisé la série des questions que j’avais à leur faire, je résolus d’aller présenter mes civilités au régulateur en chef de la Mission, que ses goûts agrestes et sa sollicitude pour les naturels, retenaient au fond des bois.

Un matin, au lever du soleil, je me mis en route avec un néophyte de Pevas, d’origine Yahua, qui devait me servir de guide. D’après cet homme, dont le dire était confirmé par mes hôtes, la Mission de San-José ou nous nous rendions, était à une si courte distance de Pevas, qu’il était inutile de se pourvoir de vivres. Je ne pris qu’une boussole de poche, un album des crayons, des couleurs que je mis dans un havresac, et chargeant l’objet sur mon dos, j’emboîtai bravement le pas derrière mon guide. À cent pas du village nous entrâmes dans la forêt dont le sombre couvert nous déroba bientôt la vue du ciel. L’aiguille de la boussole marquait le Nord.

Chrétiens Orejones de la Quebrada d’Ambiacu.

Vers le milieu du jour, et comme nous avions passé à gué onze ruisseaux-rivières, tantôt avec de l’eau jusqu”aux mollets, tantôt mouillés jusqu’aux aisselles, rebuté de la chose et ne voyant pas encore le village chrétien où je tendais de tous mes vœux, je le demandai au Yahua.

« Un peu plus loin, » fit-il en avalant une poignée de feuilles d’Ipadu, cette coca des Quechuas de la Sierra[7]. J’étouffai un soupir, serrai d’un cran la boucle de mon pantalon pour imposer silence aux borborismes que la faim faisait courir dans mes entrailles, et je continuai de suivre mon guide, dont le pas gymnastique ne s’était pas encore ralenti.

Au coucher du soleil, exténué de faiblesse, ruisselant de ma sueur propre et de l’eau de dix-neuf rivières traversées en chemin, je m’assis sur un tronc d’arbre renversé

et promenai autour de moi un regard défaillant.
Passage à gué. — Route de Pevas à San José.
Le site empourpré par les reflets de l’astre à son déclin,

était admirable sans doute, mais la vacuité de mon estomac ne me permit pas d’en jouir convenablement. En ce moment j’eusse donné pour une grillade quelconque tous les paysages de la terre. Cependant il me fallut prendre un parti. Je bus dans le creux de ma main quelques gouttes d’eau, je demandai au Yahua quelques feuilles de sa coca, que je mâchonnai pour me donner du cœur, puis invoquant la Providence et la priant d’abréger une épreuve au-dessus de mes forces, je me remis en route.

Le soleil disparut. Un crépuscule blême envahit la forêt ; les oiseaux gazouillèrent en commun leur prière au grand esprit universel, puis la nuit descendit, effaçant les distances et brouillant les objets. Mon guide avait quitté l’amble pour prendre le trot. Craignant de perdre sa trace, je le rappelai vivement. Alors, pour concilier mon désir de le voir rester près de moi, avec son envie d’allonger le pas pour arriver plus vite, il coupa une liane, l’attacha autour de son corps et m’en remit l’extrémité. Aveugle affamé, je suivis le caniche humain qui me remorquait ainsi au milieu des ténèbres.

De Pevas à San José ; à travers bois.

À mesure que la nuit s’épaississait, laissant tomber sur nos épaules comme un manteau de glace, des bruits étranges se dégageaient des profondeurs des bois. Des corps d’un douillet révoltant frôlaient les troncs des arbres ; des ailes de chauves-souris passaient et repassaient, éventant nos fronts comme une brise humide. Dans les taillis, des bûchettes craquaient sous des pas inconnus. Un ronflement sourd, intermittent, produit par la respiration de quelque tigre endormi[8], s’entendait au fond des fourrés. Ce bruit peu rassurant cessait à notre approche et recommençait quand nous étions passés.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 251, 213 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 213, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209. 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81 et la note 2.
  2. De Puca, rouge, et Ualpa, terre.
  3. De ce vocable appartenant à la langue Omagua, les riverains de l’Amazone qui se servent de l’idiome Tupi ou Lengoa geral du Brésil, ont fait sans y songer peut-être, le mot Tijuco, par lequel ils désignent la boue argileuse de leur sol détrempé par la pluie ; boue si visqueuse, qu’elle les oblige durant la saison d’hivernage à user de sabots-patins de six pouces de haut. Si nous hasardons en passant cette réflexion philologique au sujet du mot Tuyuca, c’est que ce mot n’existe pas dans l’idiome des Tupinambas où la terre est appelée Éuê et la terre rouge Éuê-Piranga.
  4. Il s’agit ici, comme on le pense bien, d’une fraction infime de ces tribus. Les Orejones et les Mayorunas qui vivent séparés par le lit du fleuve et à une assez grande distance, se voient à peine et n’ont entre eux aucunes relations.
  5. Cette arme, dont nous avons sous les yeux un spécimen, est ornée à la base du fer de lance dont le bambou tient lieu, de deux grosses houppes ou pompons en plumes de toucan.
  6. Ces diptères buveurs de sang sont inconnus sur les plages du Napo. Faut-il attribuer leur absence à la chaîne minérale qui sous le nom de Sierra del Napo, longe cette rivière de l’O. N. O. à l’E. S. E, attire les nuages et entretient en ces lieux une certaine fraîcheur peu favorable à l’éclosion des larves de moustiques ? — Nous ne savons.
  7. Les Yahuas cultivent la coca sur une très-petite échelle et en mâchent les feuilles comme les Quechuas des plateaux andéens, mais sans y ajouter comme eux une pincée de cendres caustiques.
  8. Ce bruit étrange qu’on entend dans les bois à l’heure où tout repose, fait tressaillir d’effroi l’Européen, mais ne cause aucune émotion à l’indigène, qui, lorsqu’on l’interroge à ce sujet, répond tranquillement : Ce n’est rien ; c’est le Puma qui ronfle.