Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/41

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La flagellation (scène de mœurs ticunas).


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD.


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.


ONZIÈME ÉTAPE.

DE NAUTA À TABATINGA.


Coutumes et idiome des Indiens Ticunas. — Un indien scalpé par un tigre. — Une descendante des Amazones. — Où il est question des moustiques et de la façon dont les animaux se préservent des piqûres de ces insectes. — Paysage, arc-en-ciel et tempête. — Qui traite des possessions du Brésil et de l’île de la Ronde, que beaucoup de gens appellent l’île Ronde. — Arrivée à Tabatinga.

Les conjoints descendaient la rivière pendant que nous la remontions, et nous fûmes bientôt assez près d’eux pour pouvoir les examiner à notre aise.

La couleur de ces indigènes rappelait celle du vieil acajou. Une épaisse et rude crinière ombrageait leurs épaules. L’homme avait sur chaque joue des tatouages tracés en bleu sombre avec le jus du Pseudo-Añil indigofera, lesquels ressemblaient assez aux lettres chinoises d’une boîte à thé. Il portait au cou, monté sur une carcasse d’osier, un collier à triple rang fait de dents de singe ; un brassard en coton tissé, orné d’un pompon de plumes jaunes et surmonté d’une longue aigrette de plumes d’ara, comprimait chacun de ses bras au-dessous de l’épaule ; des bracelets pareils, mais sans pompons ni plumes, cerclaient ses jambes au-dessus des chevilles ; une lance en bois de palmier à pointe dentelée était placée à portée de sa main. La femme n’avait ni hiéroglyphes sur la face, ni bracelets à plumes autour des bras : elle portait au cou un collier de perles de verre rouge, produit de quelque échange fait par son mari avec les Brésiliens ; un ruban de coton tissé entourait le bas de ses jambes et une bande de coton, plus étroite qu’il n’eût fallu, ceignait ses reins.

Ce petit groupe vaguement entrevu dans le demi-jour de la quebrada, et se détachant sur un riche fond de feuillage où l’azur du ciel apparaissait par places, offrait un motif plein de finesse dont j’essayai de tirer parti. J’arrêtai la pirogue au passage, et pendant que mon compagnon amusait les deux Ticunas, je me mettais en devoir de les peindre. Intrigués par la nature de mon travail, autant que par les regards que je jetais sur eux, les conjoints échangeaient des observations dans un idiome qui m’était inconnu et qu’ils semblaient parler avec le gosier plutôt qu’avec la langue. Les gutturales de l’hébreu, les doubles consonnes du quechua, les G, les Jotas et les X du castillan, sont des syllabes veloutées, en comparaison du gargarisme vocal de ces Ticunas, dont plus tard je notai musicalement quelques mots, désespérant de pouvoir les écrire.

Comme la plupart des tribus riveraines, ces Ticunas comprenaient l’idiome Tupi et le parlaient un peu. Aux questions de nos gens sur leur rencontre inopinée à pareille heure, ils répondirent qu’ils venaient de récolter dans leur plantation des bananes et du manioc qu’ils rapportaient chez eux. Cet approvisionnement, en assurant leur subsistance pour huit jours, devait leur procurer le précieux avantage de passer tout ce temps à se bercer dans un hamac sans faire œuvre de leurs dix doigts. En les quittant, nous donnâmes, à l’homme des hameçons, à la femme une paire de ciseaux ébréchés par un long usage. Cette libéralité nous valut des conjoints force remerciements du fond de la gorge, et une patte des bananes qu’ils avaient récoltées.

Nous relâchâmes successivement dans plusieurs huttes Ticunas où, sans autre payement qu’une bagatelle offerte avec grâce à leurs propriétaires, nous mangeâmes, nous bûmes, nous dormîmes, et nous collectionnâmes des flûtes, des tambours, des colliers, des bracelets, des couronnes, des pompons, des aigrettes et autres babioles du crû qu’un bourgeois parisien nous eût enviées, pour en orner les murs de sa villa d’Asnières ou de Pantin.

Les renseignements que nous obtînmes en chemin sur les us et coutumes des Ticunas se bornent aux détails que nous donnons plus bas. Si nous ne les faisons précéder d’aucune notice sur les antécédents de ces indigènes, c’est que le fil qui relie leur présent au passé, nous semble trop fragile pour soutenir une dissertation.

La nation Ticuna, dont il est déjà fait mention dans les relations du XVIIe siècle, occupait sur la rive gauche de l’Amazone, à l’époque où Pedro Teixeira remonta ce fleuve, l’espace compris entre les rivières d’Ambiacu et d’Atacoari. Les Indiens Pehuas et Yahuas bornaient au Nord son territoire. À l’Est elle confinait avec les Yuris de la rivière Iça ; à l’Ouest avec les Orejones de la rivière Napo. Ces limites territoriales sont bien encore les mêmes ; seulement les forces numériques des Ticunas ne sont plus en rapport avec l’étendue du pays que ces Indiens occupaient autrefois. Pris, repris et catéchisés tour à tour par les Carmes portugais et les Jésuites espagnols, qui, en raison des prétentions de leur gouvernement, considéraient la nation Ticuna comme leur propriété légitime et s’en disputaient la possession à main armée, ces indigènes, déjà fort affaiblis par l’action de deux forces contraires agissant sur eux depuis un demi siècle, furent décimés à plusieurs reprises par la petite vérole, ce choléra-morbus des Peaux-Rouges qui vint compléter l’œuvre de Propaganda fide. Ce qui reste aujourd’hui de la nation Ticuna, peut former un total de population de cent cinquante individus ; tous vivent sur les bords de l’Atacoari et de ses deux affluents[2].

Parmi les coutumes des Ticunas, il en est une assez bizarre : c’est leur façon d’accueillir les individus d’une autre nation que la leur. À peine un de ces visiteurs paraît-il au seuil de leur hutte, que tous les Ticunas qui s’y trouvent prennent leurs lances, en présentent la pointe à l’individu et feignent de s’opposer à son entrée. Celui-ci, qui sait que ces démonstrations hostiles sont pure affaire d’étiquette, écarte de la main les armes dirigées contre lui, entre dans la hutte et s’assied sans façon dans le premier hamac venu. La plupart des huttes des Ticunas sont pourvues, comme les salons brésiliens de la province du Para, de trois ou quatre hamacs se faisant vis-à-vis. Lorsque chaque hamac est mis en branle par l’individu qui l’occupe, et cela pour éloigner les moustiques ou se procurer un peu de fraîcheur, et que ces hamacs, comme autant d’escarpolettes, passent, repassent, vont et viennent sans se heurter, on croirait voir les bobines d’un métier de passementerie, exécuter, sans jamais s’atteindre, leur interminable chassé croisé.

Le maître de la hutte s’adresse alors à l’étranger et de cette voix de ventriloque propre au Ticuna : « Qui es-tu ? — d’où viens-tu ? — es-tu ami ou ennemi ? — quelle affaire t’amène ici ? — L’étranger satisfait tour à tour à ces questions ; mais le plus souvent, sa visite n’ayant qu’un but commercial, il se contente d’y répondre en exhibant les objets qu’il apporte et qu’il désire échanger contre des produits de l’industrie des Ticunas. Alors on met bas les armes pour discuter la valeur des objets offerts et celle des articles demandés ; il va sans dire que la discussion est entremêlée de nombreuses coupes de caysuma. Les articles de l’industrie Ticuna consistent en farine de manioc, en sarbacanes, hamacs, poison de chasse et toiles de coton grossières.

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Au temps ou les Ticunas formaient une nation coin mandée par des chefs, au lieu d’être, comme aujourd’hui, de simples familles éparses ne relevant que d’elles mêmes, ils adoraient, sous le nom de Tupana[3] un Dieu créateur ; reconnaissaient, tout en l’abominant, un esprit du mal appelé Mhohoh et croyaient que l’âme, après la mort de l’individu, passait, selon les œuvres de celui-ci, dans le corps d’un être intelligent ou dans celui d’un animal immonde. Dans leurs idées, le ciel était divisé en deux sphères, l’une supérieure, l’autre inférieure, séparées par une voûte transparente ; dans la première, était retranché Tupana, l’esprit créateur ; les étoiles, que nous voyons d’en bas, étaient les rayons lumineux émanés de sa face, lesquels s’affaiblissaient en traversant la voûte intermédiaire et la sphère inférieure. Leurs astronomes admettaient la révolution de la terre autour du soleil et voyaient dans cet astre le frère et l’époux de la lune. D’après eux, les rivières étaient les artères du globe terraqué, les ruisseaux ses veines, et leurs courants respectifs étaient dus à la gravitation ou mouvement simple de la planète autour de l’astre pivotal.

Danse chez les Ticunas.

De leurs systèmes théogonique et cosmogonique, les Ticunas n’ont gardé qu’une indifférence profonde pour Tupana et une peur effroyable de Mhohoh qui, du rang d’esprit du mal qu’il occupa longtemps chez eux, est descendu aujourd’hui à la condition vulgaire de mauvais œil. La ferveur et l’intelligence de ces indigènes nous ont paru tournées vers le libre échange, les articles de quincaillerie, de bimbeloterie et les mouchoirs de cotonnade aux couleurs voyantes.

Tout ce que nous avons pu noter plutôt qu’écrire de leur idiome, sourd, guttural et presque inabordable pour des glottes européennes, est renfermé dans le tableau ci-joint.


IDIOME TICUNA.
Dieu Tupana. froid, deyoun.
diable, mhohoh. chaud, ayaqué.
ciel, mahné. terre, guahin.
soleil, ehajeh. pierre, sheké.
lune, tahuemajeh. sable, nanekeh.
étoile ehtta. banane, ppohbi.
jour, hunehi. coton, tech.
nuit, suitan. palme, houmieh.
matin, pamah. fleur, nachacou.
hier, ineh. cire, eïsah.
aujourd’hui, heinhua. sanglier (pécari), nounhoun.
eau, dechieh. tigre, haï.
feu, ejheh. caïman ccoya.
pluie poké.

oiseau, hueri. mort, tayouh.
papillon, dlori. maison, ih.
mouche, cauhta. pirogue, oùheh.
moustique, ah. rame, cuemuih.
blanc, ccori. corbeille, pechi.
noir, huahué. ceinture, maïchincharé.
rouge, dahouh. arc, huerah.
vert, deheh. sarbacane, nihieh.
bleu, yauh. lance, nané.
voleur, mhuinta. poison, goré.
rivière, natejh. poisson, sshoni.
forêt, naïnejé. manioc, ticha.
arbre, naïné. voler, mcuhuina.
bois, naï. ouvrir, ddtnnaea.
homme, iyaté. attacher, queyauay.
femme, ihié. rôtir, nahuaï.
enfant, boah. courir, inah.
vieux, yagua. arriver, hintahua.
vieille, yaqué. sortir, reïnhouhou.
jeune, yaté. dormir, peh.
réveiller, hayanshi. six, naïmehhueapueh.
manger, toïbueh. sept, naïmehueatareh.
un, hueih. huit, naïmehueatamcapueh.
deux, tarepueh. neuf, gomeapueh.
trois, tomepueh. dix, gomeh.
quatre, aguemoujih.
cinq, hueamepueh.

Durant notre voyage sur l’Atacoari, nous fûmes témoin, non pas d’un fait, — il s’était produit loin de nous, — mais des suites d’un fait, dans lequel un ethnologue partisan et conservateur des vieilles doctrines, eût vu l’irrécusable preuve de l’existence de ces femmes guerrières de la rivière Nhamondas, sur lesquelles voyageurs et savants ont tant disserté, depuis Orellana qui le premier les vit à l’œuvre et les qualifia d’Amazones, jusqu’à La Condamine, qui ne les vit pas, c’est vrai, mais qui, sur la foi d’un sergent-major d’ordonnance brésilien, lequel tenait la chose de son aïeul défunt, crut de son devoir d’académicien de certifier en public l’existence de ces femmes chevaleresques.

Le chemin du Diable.

Un indien Ticuna et sa compagne, partis en canot de chez eux, étaient allés s’approvisionner de racines dans une plantation qu’ils possédaient sur la rive gauche de l’Atacoari. Comme ils accostaient la berge, un tigre, tapi dans les roseaux, s’élança sur le Ticuna, placé l’avant du canot ; soit que la bête eût mal calculé son élan ou que le sol vaseux se fût dérobé sous elle, au lieu de tomber sur les épaules de l’indigène comme elle en avait l’intention, elle ne fit que lui labourer le crâne avec sa patte droite ; il est vrai que les cinq crochets, dont cette patte était armée, scalpèrent littéralement l’individu, qui alla rouler sanglant au fond du canot, tandis que le félin, la tête Lors de l’eau, la gueule béante et les yeux enflammés, s’accrochait au bordage de l’embarcation et s’efforçait de l’enjamber. Peut-être y fût-il parvenu, si la femme du Ticuna n’eût saisi la lance de son mari et ne l’eût plongée à deux mains dans la gorge du tigre qu’elle embrocha comme un poulet ; l’animal retomba à l’eau, se débattit quelques minutes, puis le pal et l’asphyxie eurent raison de lui.

Débarrassée de son ennemi, la Ticuna, au lieu de tomber à genoux comme une simple femme et de crier à son dieu Tupana : « Merci, mon Dieu ! » reprit sa place à l’arrière du canot, rama virilement vers sa demeure et y ramena son mari évanoui qu’elle coucha dans un hamac.

Il y avait deux heures que ce fait héroïque s’était accompli quand nous arrivâmes chez la Ticuna, poussés par le besoin de déjeuner. La virago, tout en nous donnant des bananes et des racines, raconta la chose à nos gens, sans gestes, sans émoi et comme s’il se fût agi d’un incident vulgaire. Pendant que je faisais au crayon le portrait de cette Amazone, mon hôte, qui se disait plus fort en chirurgie que bien des chirurgiens, prit un mouchoir de cotonnade, l’imbiba de tafia, le saupoudra de sel et en coiffa de nuit le Ticuna, couché dans son hamac et brûlant de fièvre. J’ignore ce qui s’ensuivit.

Dans la même journée nous achetâmes, à une vieille femme Ticuna, noire, plissée, ridée, ratatinée, hideuse et presque nue, un petit tapir qu’elle avait élevé et dont le sifflet était plus aigu que celui d’un maître d’équipage ; le prix d’achat fut un collier de perles en verre jaune, que la vieille mit à son cou avec un affreux sourire de coquetterie. Ce pachyderme, de la grosseur d’un cochon de six mois, n’avait pas encore quitté la prétexte pour vêtir la robe virile : au lieu du pelage couleur de suie qui caractérise les tapirs adultes, le corps de celui-ci était zébré longitudinalement de noir, de gris et de jaune de Naples ; à la régularité de ces zones, à la vivacité de leurs nuances, on eût cru que la charmante bête était vêtue d’un fourreau d’indienne rayée.

Une descendante des Amazones.

En peu d’heures nous devînmes inséparables ; c’était une excellente pâte d’animal, doux, humble, caressant et toujours prêt à témoigner sa reconnaissance à qui lui chatouillait le ventre. Son seul défaut était de baver sur ma chaussure et d’en dénouer les cordons ; mais ce défaut, si c’en est un, était racheté chez mon tapir par tant de qualités que je le tolérais sans peine. Ce gentil compagnon de route me fut ravi par la Parque inflexible un mois après son installation près de moi ; lorsqu’il mourut en vue du lac d’Ega, j’étais en train de faire un bout de toilette pour me produire devant les autorités de l’endroit ; le temps me manquait pour dépouiller l’animal de sa robe et la conserver à la science ; je le lançai tout habillé dans l’Amazone en priant les caïmans d’épargner ses restes.

Au sortir des eaux noires et des forêts splendides de l’intérieur, l’Amazone et ses rivages me semblèrent pâles de couleur et maigres d’aspect ; mais Loreto, en particulier, me parut affreux. Les chiques et les moustiques, que j’y retrouvai plus vivaces et plus abondants que jamais, accrurent encore l’aversion que ce village m’avait inspirée à première vue.

J’ai toujours soupçonné, à tort ou à raison, les neuf espèces de moustiques qu’on rencontre sur l’Amazone et que je nommerai plus tard, d’avoir fait de Loreto, sinon la capitale de leur royaume, du moins le centre de leurs opérations et le théâtre de leurs exploits. Nulle part, en effet, l’audace de ces brigands ailés ne m’a semblé plus grande, leur fanfare plus ironique, leur suçoir plus aigu, leur venin plus corrosif, la blessure qu’ils font, plus lente à se cicatriser. Les poules, les canards, les pigeons, les hoccos, les pauxis et les agamis qui sont, à Loreto, les commensaux de l’homme et composent sa basse-cour, s’empresseraient d’appuyer ma motion s’ils avaient encore la faculté d’exprimer leurs idées par des mots, comme au temps du bon La Fontaine. Par suite de la lutte incessante qu’ils ont à soutenir contre les moustiques, ces volatiles ont contracté des habitudes qu’ils n’eurent jamais à l’état de nature. Quand sonne pour eux l’heure du sommeil, ils se terrent, s’embûchent, se roulent, se pelotonnent ou s’aplatissent de manière à mettre à couvert toutes les parties dénudées de leur individu. Mais le moustique, qui rôde autour d’eux comme le lion rugissant de l’Écriture, finit par trouver le joint de l’armure, y plonge son aiguillon et appelle ses camarades à la curée. Au milieu de la nuit, un bruissement d’ailes, un pépiement étouffé, une plainte inarticulée, révèlent la douleur du pauvre oiseau que mille dards intelligents transpercent à l’envi.

Dans les forêts, les animaux sauvages emploient d’étranges expédients pour se dérober aux attaques de ces vampires. Le jaguar, roulé sur lui-même au milieu d’un fourré, cache son nez et ses paupières entre ses larges pattes ; le pécari creuse une fosse, s’y blottit et s’y couvre de feuilles sèches ; le tapir, plongé tout entier dans la vase, ne laisse pointer au dehors que l’extrémité du nez-trompe au moyen duquel il respire. Quant à l’homme, il a comme on sait la faculté de se garantir du fléau en s’ensevelissant dans un cercueil d’étoffe où il halète par 45° de chaleur.

Un matin, assis dans une montaria, espèce de youyou local que manœuvraient un pilote et deux rameurs chargés de me conduire à la Barra do Rio Negro, je m’éloignai de Loreto avec un sentiment de joie, que mon hôte, s’il avait pu le soupçonner, eût pris pour de l’ingratitude ; trois heures après notre sortie de l’odieux village, le Pérou restait pour toujours en arrière et nous entrions en pays brésilien ; au vieil empire de Manco-Capac, succédait le jeune empire de Pedro II.

Notre passage d’un territoire à l’autre fut signalé par une tempête assez sérieuse. En mer, je n’en eusse fait aucun cas, blasé que j’étais alors sur les coups de vent et les coups de cape ; mais une tempête d’eau douce avait un caractère original qui me séduisit. Mon crayon en main, j’essayai d’en noter les diverses phases, car la peindre avec des couleurs eût été une entreprise au-dessus de mes forces.

Depuis dix heures du matin, la chaleur avait été en augmentant. Le brai dont notre montaria était enduite, coulait le long de ses flancs comme la mélasse d’un tonneau d’épicier. Vers deux heures, le ciel prit une teinte sulfureuse qui se changea en gris verdâtre et passa au brun violacé avec de longues stries d’un jaune livide. De ce ciel menaçant le vent détachait, de moment en moment, comme une large écaille par l’ouverture de laquelle le soleil dardait un rayon rougi sur la rive gauche dont le mur de verdures semblait s’enflammer aussitôt. La rive droite était comme estompée dans un crépuscule roussâtre. Devant nous, dans la partie de l’Est, le ton du fleuve se confondant avec celui du ciel, reculait indéfiniment les lignes de la perspective qui semblait flotter dans un vide incommensurable.

Au couchant, l’eau profondément endormie avait l’aspect d’une nappe de plomb figé, sur laquelle divers courants, tout à l’heure invisibles, maintenant dessinés en clair comme des traits d’argent, se croisaient, se mêlaient, s’enchevêtraient, pareils aux fils brouillés d’un écheveau.

Deux larges arcs-en-ciel, allant du Nord au Sud, arrondissaient au-dessus de nos têtes leurs courbes prismatiques. L’eau morte du fleuve, en reflétant nettement leurs contours, offrait à l’œil deux anneaux de Saturne magnifiquement irisés, au centre desquels notre embarcation, microscopique insecte, glissait en agitant les rames qui figuraient ses pattes. Les cercles infernaux ou les zones stellaires de Dante et de Milton, sont de maigres ficelles littéraires, comparées à l’extravagante poésie que la nature déployait en ce moment.

Les nuées, en s’épaississant, ne tardèrent pas à effacer les deux arcs sublimes ; le vent et l’eau commencèrent à mugir sourdement. Tout à coup une de ces rafales, venues on ne sait d’où et qui sont comme le prélude de la tempête, traversa le fleuve, creusant sous son passage un large sillon. Cette trombe d’air chassait devant elle un essaim d’aras, de perroquets et de perruches, de caciques et de couroucous, qu’elle avait arrachés de quelque cime d’arbre à laquelle ils s’étaient cramponnés. Ces oiseaux, emportés comme des feuilles sèches, ne firent qu’apparaître et disparurent aussitôt dans l’espace. Mais si rapide qu’eût été la vision, un rayon de soleil qui se fit jour à travers un nuage, eut le temps d’allumer toutes ces plumes roses, bleues, rouges, vertes, or et argent, moire et velours, soufre et ébène, et d’en faire jaillir un fulgurant éclair qui nous fit fermer la paupière.

Quand l’orage éclata, notre canot était à l’abri dans une anse de l’ile de la Ronde. Garantis de la pluie par nos toitures de palmier, nous suivîmes, tranquilles spectateurs, les phases progressives et décroissantes de la tempête qui se termina par la disparition de l’île Jahuma, un pâté de terre d’une lieue de tour, ombragé par des capirunas et des cédrèles centenaires. La houle se rua sur l’île, en effrita les bords et finit par y pratiquer de profondes gerçures. Nous vîmes crouler et se fondre de grands pans de terrains et craquer, comme des cordes qui se rompent, les lianes et les sarmenteuses qui les consolidaient. Les vieux arbres tentèrent de résister à la tourmente ; mais, après une courte lutte qui déchaussa leurs racines et les mit à nu, ils tombèrent et le courant les entraîna. Cette œuvre de destruction prit à peine à la houle une demi-heure, après quoi il ne resta plus de l’infortunée Jahuma que l’astérisque à l’encre rouge que nous fîmes sur notre carte à l’endroit qu’elle avait occupé.

Le vent et la pluie, qui ne cessèrent qu’au coucher du soleil, nous empêchèrent de reprendre le large. Forcés de bivouaquer sur l’île de la Ronde, nous allumâmes un grand feu, nous soupâmes de bon appétit et nous nous couchâmes.

Disparition de l’île Jahuma.

À l’île hospitalière qui nous donnait asile, se rattachent des souvenirs diplomatiques et guerriers qu’on nous permettra d’évoquer pour l’édification des races futures. Cette île que les riverains appellent en langue tupi Yahuaraté-isla — île du Chien — fut au XVIIIe siècle le siége d’une conférence entre des députés du Portugal et de l’Espagne, chargés de fixer les limites du Brésil et du Pérou, au sujet desquelles les deux royaumes ne pouvaient parvenir à se mettre d’accord. Il est vrai que leurs prétentions mutuelles étaient difficiles à concilier. Le Portugal voulait étendre le Brésil jusqu’aux sources de la rivière Napo ; l’Espagne, reculer le Pérou jusqu’au lac d’Ega. C’est pour résoudre ce problème géographique que les plénipotentiaires des deux États s’étaient réunis en congrès sur l’île de la Ronde ; mais, après avoir discuté, argumenté, répliqué et s’être réciproquement prouvé que les réclamations de leurs augustes maîtres étaient justes et bien fondées, comme ils ne voyaient pas d’issue à leurs raisonnements, les droits de chacun d’eux étant imprescriptibles et leurs syllogismes d’égale force, ils déclarèrent la séance levée et se quittèrent sans conclure. La question des limites péruviano-brésiliennes fut à l’ordre du jour pendant près d’un siècle[4].

Les Jésuites Équatoriens n’avaient pas attendu qu’elle fût agitée entre les deux puissances pour explorer le pays en litige et prélever sur les castes indigènes qui l’habitaient, le personnel de leurs Missions. À cette bienheureuse époque, — 1695-1710, — la règle des missions Hispano-Péruviennes était loin d’être paternelle. Les catéchumènes qu’on surmenait un peu, qu’on nourrissait mal et qu’on fouettait fort, mouraient dru comme mouches. Pour parer à ce déficit et tenir toujours au complet le cadre de leurs populations chrétiennes, les Révérends Pères de Jésus envoyaient dans une embarcation armée en guerre, des religieux et des soldats écumer, — le mot est violent, mais parfaitement à sa place, — les rivages de l’Amazone et les Missions fondées par leurs coreligionnaires et rivaux du Brésil. Pendant que ces religieux faisaient râfle de néophytes, les soldats pillaient et saccageaient les habitations de ceux-ci, désormais inutiles. Ces choses-là n’avaient rien d’énorme en pays récemment conquis.

La campagne finie, l’expédition navale s’en revenait en chantant des cantiques, et les prisonniers faits au nom du Christ étaient répartis dans les villages dépeuplés. Parfois on les conduisait dans les Missions centrales du Haut et du Bas Huallaga, où ils attendaient, comme des marchandises en entrepôt, que le besoin d’âmes et de bras se fût fait sentir quelque part. La naturalisation violente au Pérou des Omaguas, établis dans les possessions brésiliennes, mais venus autrefois du Popayan et de la Nouvelle Grenade par la rivière Japura, fut le résultat d’une de ces razzias[5].

Un jour, le Brésil ennuyé de ces maraudes apostoliques qui augmentaient d’autant la consommation d’indigènes qu’il faisait pour son propre compte, imagina de fortifier Yahuaraté et de lui confier la garde de son territoire. Un poste y fut établi, et ce Gibraltar au petit pied eut ordre de canarder toute embarcation Péruvienne qui descendrait le fleuve sans répondre au qui vive des sentinelles et au commandement sacramentel : avance à l’ordre. À partir de cette heure, l’îlot fortifié reçut des Brésiliens le nom d’Ilha da Ronda, — île de la Ronde ou patrouille, — qu’il a porté depuis. Les Péruviens, qui prennent volontiers la lettre pour l’esprit, l’appellent l’île Ronde.

Plein de foi dans la tradition, je m’attendais si bien, en mettant le pied sur cette île, à la trouver pourvue d’une citadelle quelconque, d’un commandant et de soldats, sans préjudice de la sentinelle classique en faction devant sa guérite, que, malgré l’orage qui nous talonnait, le vent et la houle qui nous secouaient et la pluie qui nous fouettait le visage, je m’étais préparé à cette entrevue en passant un démêloir dans ma chevelure, en enfonçant ma chemise dans mon pantalon qu’elle débordait et serrant d’un cran ma ceinture. Mais ces frais de toilette furent en pure perte. En débarquant sur l’île de la Ronde, je ne vis que des hérons gris et des aigrettes blanches venus, comme nous, pour s’y abriter contre la tempête, et qui comme nous la quittèrent le lendemain, après avoir séché leurs ailes.

Vingt minutes de voyage nous conduisirent à Tabatinga, premier poste brésilien qu’on trouve au sortir du Pérou, sur la rive gauche de l’Amazone.

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)

  1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 251, 213 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 213, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209. 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XIV, p. 81 et la note 2, 97, 113 et 129
  2. Nous parlons des Ticunas qui vivent à l’état de nature et non des individus de cette nation établis depuis un quart de siècle dans quelques villages de l’Amazone.
  3. Nous ferons remarquer en passant que dans les idiomes des Yahuas et des Ticunas, comme dans ceux des Omaguas et des Tupinambas, dont nous donnons plus loin des échantillons, l’esprit du bien est toujours appelé Tupana, tandis que le nom de l’esprit du mal est différent dans chaque idiome.
  4. Dès 1638-40, Portugal-Brésil avait pris l’initiative à cet égard en plaçant des poteaux indicateurs sur les limites qu’il assignait à ses domaines. Mais Espagne-Pérou se prétendant lésé dans la répartition topographique faite par son voisin, avait jeté bas ces poteaux et les avait brûlés pour sa cuisine. Ce fait de poteaux plantés par un des États et abattus par l’autre, se renouvela plusieurs fois. Disons ici, pour faire comprendre l’obstination des Espagnols à ce jeu singulier, que chaque commotion politique en Europe, déclaration de guerre, prise d’armes ou traité de paix, avait pour résultat en Amérique de placer et de déplacer, comme les pièces d’un jeu d’échecs, les poteaux de démarcation du Brésil et d’ajouter dans les parties du nord, du sud et de l’ouest, quelque chose à son territoire.

    Le peu d’espace dont nous disposons nous interdit tous développements sur la matière ; mais le lecteur désireux de l’approfondir trouvera dans les histoires de Portugal-Brésil et

  5. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur ces indigènes dont les mœurs, les vêtements et les arts manuels témoignaient d’une civilisation avancée qui paraît avoir eu son siége dans l’hémisphère nord. La variété de noms qu’ils prirent tour à tour dans leurs migrations vers le sud ou que leur donnaient les nations en contact desquelles ils vécurent, n’est pas moins curieuse à étudier chez ces Indiens, que les hypothèses ethnologiques dont ils furent l’objet de la part des voyageurs et des savants.