Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/40

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Village de Cochiquinas (rive droite de l’Amazone).


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD.


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.


ONZIÈME ÉTAPE.

DE NAUTA À TABATINGA.


Le poison des Yahuas (suite). — Leur passé et leur idiome. — Retour à Pevas. — Villages de Cochiquinas et de Mahucayaté. — Indiens Marahuas et Mayorunas. — Portraits et coutumes. — Peruhuaté et Moromoroté. — La Mission de Caballo-Cocha et son Missionnaire. — Pénitence imposée à deux jeunes filles. — Nuestra Señora de Loreto. — La Quebrada d’Atacoary. — Motif d’Aquarelle. — Indiens Ticunas.

Quand l’opérateur jugea la chose à point, il tira d’une calebasse trois petits paquets faits avec une feuille de balisier attachée par un lien d’écorce, les déplia et vida dans le pot le contenu de chacun d’eux. Un de ces paquets contenait, nous dit-il, des dards concassés et pulvérisés de certaines raies Dari-Dari, pêchées dans l’Iça ; l’autre paquet renfermait un assortiment de glandes et de crochets de serpents venimeux, séchés et mis en poudre ; enfin le troisième et dernier paquet servait d’enveloppe à quelques milliers de cadavres de Tasua-Pira[2] ou fourmis de feu. En entendant ce nom étrange, je n’eus pas l’air trop étonné ; durant mon séjour à Nauta, j’avais fait connaissance avec ce charmant petit monstre et je gardais un souvenir très-net des crampes et des douleurs folles qui étaient résultées de mes rapports indirects avec lui ; pour cela, il m’avait suffi de marcher nu-pieds sur des troncs d’arbres renversés, à l’endroit où des tasua-pira étaient passées, laissant après elles une glu caustique, dont l’action, sur la peau, peut être comparée à celle de cantharides préalablement marinées dans de l’acide sulfurique.

Le toxique, assaisonné avec ces divers ingrédients, cuisit encore deux bonnes heures, il y en avait déjà trois qu’il était sur le feu ; lorsqu’il eut pris la couleur et la consistance de la mélasse, le Yahua l’enleva prestement et sans lui laisser le temps de refroidir, posa sur l’orifice du pot deux bâtons en croix, étendit sur eux une feuille d’héliconia et la couvrit de terre.

Le lendemain le pot fut brisé et le poison durci en sortit sous la forme d’un pain de cire noire d’environ quatre livres ; pour le ramollir et y tremper la pointe des flèches, il suffisait ensuite de l’approcher du feu.

Village de Mahucayaté (rive droite de l’Amazone).

Les qualités actives de ce poison sont de courte durée ; après un an ou dix-huit mois de fabrication, de noir et de gras qu’il était, il devient grisâtre et cassant, se couvre d’une espèce de moisissure et n’est bon qu’à jeter. Un coup d’œil suffit aux indigènes pour reconnaître, à quinze jours près, la date de la préparation de ce toxique et dire le nom de la tribu qui l’a préparé. S’ils le fabriquent dans les bois plutôt que dans leurs huttes, c’est moins pour en dérober le secret aux curieux, que pour s’éviter la fatigue d’aller chercher au loin le combustible qui leur est nécessaire et de le transporter chez eux. Dans la forêt, ce combustible abonde et ils n’ont qu’à se baisser pour le ramasser.

À Santa-Maria comme à San-José, je pus admirer à loisir la splendeur de formes qu’étalaient les deux sexes ; la mode des cheveux coupés ras y était en honneur ; certaines beautés, astres encore à leur aurore, avaient le chef si bien tondu, que leur crâne teinté d’un bleu cendré rappelait la fleur des prunes violettes ou le menton fraîchement rasé d’un méridional ; avec leur tête ainsi accommodée et leur face passée au rouge, ces vierges portaient pour vêtement une cravate de folioles de miriti dont les deux bouts tombaient sur leur poitrine ; les hommes et les femmes usaient, comme les néophytes de San-José, de la ceinture à franges et des bracelets en feuilles de palmier, et comme eux s’enduisaient le visage et le corps de rocou.

Soit que la nature eût doté les Yahuas avec plus de libéralité que les castes voisines ou que les jésuites équatoriens qui les catéchisèrent, leur eussent inculqué des sentiments de douceur et d’aménité qu’ils transmirent avec le sang à leurs descendants, je fus à la fois surpris et charmé des façons accortes de ces barbares. Au reste, tous revendiquaient une origine quechua et s’ils vivaient dans les bois au lieu d’habiter les plateaux des Andes c’était, prétendaient-ils, par suite des malheurs qu’avait éprouvés leur nation, à la mort d’un Inca qui jadis l’avait gouvernée. À mon grand déplaisir, ils ne purent me dire de quelle nature étaient ces malheurs, ni m’apprendre le nom de l’Inca sous les lois duquel ils avaient vécu. Ils me montrèrent seulement comme une preuve à l’appui de leur dire, quelques plants d’Erythroxilum coca, qu’ils cultivaient sous le nom d’Ipadu et dont ce Fils du Soleil leur avait enseigné l’usage.

Village de Peruhuaté (rive droite de l’Amazone).

Certes l’occasion était belle pour établir des liens de parenté entre ces Yahuas et les indigènes de la Sierra et plus d’un voyageur de ma connaissance l’eût saisie aux cheveux. Si je ne le fis pas, c’est que des considérations majeures m’en empêchèrent ; d’abord les jésuites pouvaient avoir trouvé chez les Yahuas le coca à l’état de nature, — je l’avais bien trouvée ailleurs, — et avoir appris à ces indigènes à la cultiver, à la récolter et enfin à la consommer sous forme de chique ; ensuite cet Inca, dont les Yahuas parlaient sans le connaître, pouvait n’être que le héros d’une odyssée avec le récit de laquelle les missionnaires espagnols avaient charmé les veillées de leurs néophytes et que ceux-ci avaient redit à leurs frères barbares ; le doute à cet égard me sembla d’autant plus permis, que les traits, la stature, les us et les coutumes des Yahuas, n’offraient aucune analogie avec ceux des naturels de la Sierra. Quant à leur idiome, les quelques mots que je lui empruntai et que j’aligne ici, permettront au lecteur de juger de sa ressemblance avec celui des Quechuas.

IDIOME YAHUA.
Dieu, Tupana. soleil, hini.
diable, bayenté. lune, arimaney.
ciel, arichu. étoile, narchi.
jour, niana. jeune, medra.
nuit, nipora. mort, sanitima.
matin, tanaramasé. maison, roré.
hier, tatander. pirogue, muinun.
aujourd’hui, nibia. rame, satian.
eau, aah. corbeille, hithou.
feu, jigney. ceinture, pichanaï.
pluie, humbra. arc, cano.
froid, sanora. sarbacane, runasé.
chaud, huanequi. lance, rouhuëa.
terre, muka. poison, ramua.
pierre, ahuichin. poisson, quihua.
sable, quincha. manioc, chuchia.
rivière, nahua. banane, sambuë.
forêt, toha. coton, richun.
arbre, hamunino. palme, cojohno.
bois, hingunsen. fleur, ramoëh.
homme, huano. cire, mapa.
femme, huaturuna. sanglier (pécari), hagun.
enfant, huina. tigre, nimbou.
vieux, rimitio. caïman, noroto.
vieille, rimitona.

oiseau, huicha. arriver, sitamana.
papillon, euyuta. sortir, saïmana.
mouche, nashi. dormir, rimaheni.
moustique, ninoh. réveiller, seynasema.
blanc, papasé. manger, ejemi.
noir, mihanecat. un, tckini.
rouge, tuineh. deux, nanojuï.
vert, ancachi. trois, munua.
bleu, » quatre, naïrojuïño.
voleur, saperanu. cinq, tenaja.
voler, saperanuma. six, teki-natea.
ouvrir, yamutatara. sept, nanojuï-natea.
attacher, nampichina. huit, munua-natea.
rôtir, agatara. neuf, naïrojuïño-natea.
courir, yansuima. dix, huijejuiño.

J’essayai d’obtenir des Yahuas quelques renseignements sur leurs croyances religieuses, mais les explications qu’ils me donnèrent à cet égard, me laissèrent dans une étrange perplexité. Ils faisaient de leur système théogonique et du catholicisme des Missionnaires un amalgame déplorable ; ils appelaient la Vierge Marie Amamaria, voyaient en elle la mère féconde de tous les astres et la sœur jumelle de Jésus-Christ qu’ils nommaient Imaycama. Dans leurs idées, Satan n’était que le très-humble serviteur de l’esprit du mal Bayenté. Je renonçai à tirer quelques lueurs de ces ténèbres.

Le chiffre de leur tribu, en joignant aux trente-neuf individus des deux sexes établis à Santa-Maria, quelques familles yahuas qui vivent sur les bords de la rivière Noire et de ses affluents, me parut être de cent personnes.

En échange des couteaux que leur donna le missionnaire, j’obtins un costume de danseur du Bayenté qui n’avait servi qu’une seule fois ; deux flûtes, des ceintures d’écorce et des cravates en folioles de miriti. Quant aux magnifiques torses des indigènes que j’aurais voulu pouvoir emporter pour en gratifier un de nos musées, je ne pus, quelque prix que j’en offrisse à leurs propriétaires, les décider à m’en abandonner quelques-uns ; au lieu des originaux sur lesquels je comptais, je n’eus que des copies.

Village de Moromoroté (rive droite de l’Amazone).

Rien ne nous retenait à Santa-Maria et les cinq jours que nous venions d’y passer expiraient à peine, que le révérend donnait à ses hommes le signal du départ. Comme la pirogue nous déposait sur la rive droite du Rio de los Yahuas, je me sentis pris tout à coup du désir de descendre ce cours d’eau jusqu’à son confluent avec l’Iça ou Putumayo et de rentrer à Pevas par l’Amazone. Le P. Rosas, à qui je fis part de ce projet, me poussa d’une main par les épaules et de l’autre me montra la forêt que nous avions franchie précédemment ; je le suivis à contre-cœur.

L’excursion, que j’aurais voulu entreprendre, exigeait à peine vingt jours ; après dix lieues faites avec le courant du Rio de los Yahuas, je débouchais dans la rivière Iça, trente-cinq lieues de descente avec elle me conduisaient dans l’Amazone, et cinquante lieues faites à contre-courant sur le fleuve me ramenaient à Pevas. Une promenade courte et charmante ! C’eût été, d’ailleurs, un épisode de plus dans mon voyage et dans mon esprit un doute de moins. Le ciel, jaloux de mon bonheur, ne le permit pas.

De retour à San-José, j’attendis, tout en griffonnant quelques notes, que les néophytes eussent achevé de confectionner les divers objets que je leur avais commandés. Quand tout fut prêt, je pris congé du missionnaire qui, me traitant d’enfant terrible et s’épouvantant à l’idée de me laisser voyager seul, se résolut à m’accompagner jusqu’à Pevas où d’ailleurs il avait affaire. Le surlendemain, nous nous séparâmes définitivement ; un pied sur la berge, l’autre sur le bordage de mon égaritea, le digne religieux me serra dans ses bras : « Bon voyage, sur les deux fleuves de l’Amazone et de la vie, » me dit-il avec un sourire qu’il crut railleur et qui n’était que triste. Qu’il croie toujours à la réalisation de son double

souhait ; ce n’est pas moi qui l’irai détromper !
Indiens Marahuas.

La Mission de Pevas comprend, dans sa juridiction, quatre villages situés sur la rive droite de l’Amazone. Le premier, distant de trois lieues, porte le nom de Cochiquinas ; il se compose de douze maisonnettes et d’une chapelle, assises sur un soubassement d’argile. Un de ces escaliers, taillés à coups de bêche, comme on en trouve fréquemment le long du fleuve, conduit du bord de l’eau au sommet du talus. Ce village est habité par des Mayorunas que le baptême a fait enfants de Dieu et de l’Église, mais que la civilisation n’a pu parvenir encore à dépouiller de leur rude écorce. Un morne silence régnait à Cochiquinas quand nous y abordâmes ; les portes des demeures étaient fermées et leurs possesseurs vaguaient dans les bois. Après avoir perdu trois heures à les attendre, je me décidai à passer outre, laissant à un chien blanc frotté de rocou qui dormait d’un œil seulement devant une porte, le soin de faire part de ma visite aux habitants de la localité.

À deux lieues de Cochiquinas et sur la même rive, on trouve le village de Mahucayaté[3] qui n’a que sept maisons, et quelles maisons ! puis, deux lieues plus loin, le village de Peruhuaté qui n’en a que quatre, et enfin celui de Moromoroté qui n’en a que deux. La physionomie de ces quatre points est à peu près la même : des talus d’ocre ou de glaise ; un groupe de huttes sur ces talus ; au fond, la ligne des forêts plus ou moins rapprochée, qui termine la perspective. C’est à faire bâiller d’ennui le voyageur le plus intrépide.

Indien Marahua.

La population de Mahucayaté est composée de Marahuas, groupe d’Indiens détachés de la nation des Mayorunas avec lesquels, malgré cette scission, ils vivent en bonne intelligence. Ces Marahuas, comme leurs amis et voisins les Mayorunas, avouent ingénument qu’ils n’ont embrassé le catholicisme que pour se procurer plus sûrement des haches et des couteaux. Ils passent dans les bois la plus grande partie du temps et c’est par hasard qu’on les trouve chez eux. Le village édifié à leur intention, compte aujourd’hui vingt-trois ans d’existence.

Une Indienne vieillie plutôt que vieille et tatouée aux
Indiens Mayorunas.
tempes, que nous trouvâmes à Mahucayaté, assise devant

son seuil où elle épluchait du coton, me dit que si je n’étais pas trop pressé de me remettre en route, le Marahua, son époux, ne tarderait pas à rentrer et serait charmé de me voir. Comme de mon côté je me promettais le même plaisir, j’acceptai l’invitation de la bonne femme et ne sachant à quoi passer le temps, je tendis ma moustiquaire à l’ombre et j’essayai de faire un somme.

Une surprise agréable m’attendait au réveil. Le Marahua, comme s’il avait lu à distance dans ma pensée et voulu combler certain vide qui existait dans mes cartons, arriva avec d’autres gens de sa caste établis comme lui à Mahucayaté ; deux Mayorunas mâles et une femelle les accompagnaient.

L’apparition de cette société fort peu vêtue, peinturlurée d’une façon bizarre et parlant très-haut avec de grands gestes, ne m’effraya pas trop. J’avais eu le temps de m’accoutumer à des rencontres de ce genre et les nudités ne me choquaient plus. En un clin d’œil je fus entouré par la bande joyeuse, et tandis que les Marahuas qui parlaient le Tupi s’informaient dans cet idiome à mes rameurs de mes nom, prénom, qualités, les deux Mayorunas, accroupis près de moi, me palpaient à l’envi et échangeaient des observations que je regrettai de ne Pas comprendre. En qualité d’anthropophages, discutaient-ils sur la qualité de ma chair, mon degré d’embonpoint et le plaisir qu’ils auraient eu à manger de mes côtelettes ? — Ces points intéressants restèrent toujours inexpliqués pour moi.

Indien Mayoruna.

S’ils parurent émerveillés de la nuance de ma peau et des vêtements dont j’étais couvert, de mon côté j’admirai naïvement leur laideur, exagérée encore par la bizarrerie de leur toilette. Ils avaient la tête rasée et sur le sinciput une touffe de cheveux épanouie en cœur d’artichaut. Des hiéroglyphes étaient tracés à l’encre noire sur leur visage et sur leur front. Aux ailes de leur nez brillaient deux pièces d’argent aplaties et fixées en place par un procédé que j’ignore. Deux autres pièces ornaient leurs zygomas et une troisième décorait leur lèvre inférieure. En outre ils portaient de chaque côté du menton une rectrice d’ara macao garnie à sa base d’un blanc duvet d’aigrette.

Cet accoutrement singulier était complété par une ficelle qui leur faisait le tour du corps, à l’endroit où le col du fémur s’unit au bassin. L’emploi de cette ficelle chez les Mayorunas équivalait à l’usage de la chemise

et du pantalon chez les Européens. Chacun d’eux tenait
Mission de Caballo-Cocha (rive droite de l’Amazone).
Traversée de l’Amèrique du Sud par Paul Marcoy. — Carte no 13.
en main une sarbacane. Un carquois et une petite calebasse

pleine de soie de bombax pour empenner les flèches, résonnaient sur leur dos.

L’expression de leur physionomie que j’étudiai, était débonnaire et grotesque et provoquait le rire plutôt qu’elle n’inspirait la frayeur. J’y cherchai vainement ce cachet féroce et sournois qui caractérise, dit-on, tous les mangeurs de chair humaine. Si ces Mayorunas mangeaient leur prochain, ce ne devait être que du bout des dents, avec toutes sortes de façons et de mièvreries et comme une petite-maîtresse peut sucer un blanc de volaille.

Une hache qu’ils venaient emprunter aux Marahuas pour abattre un pan de forêt et y planter plus tard des bananiers et du manioc, était le prétexte de leur visite. Ils restèrent à peine une demi-heure avec nous ; mais je mis ce laps de temps à profit, et lorsqu’ils s’en allèrent, je possédais un spécimen de leur physionomie et de celle de leurs amis et alliés de Mahucayaté.

Taillés sur le patron des Mayorunas, à la nation desquels ils appartiennent, les Marahuas en diffèrent néanmoins par les ornements extérieurs dont ils ont fait choix. C’est d’ailleurs une vieille coutume chez les Peaux-Rouges, en se séparant de la nation mère, d’adopter un costume et des peinturlures autres que les siens. Ainsi les Marahuas, au lieu de se raser la tête et d’émailler leur visage d’hiéroglyphes noirs, de pièces d’argent et de plumes d’ara, se contentent de laisser flotter leurs cheveux et de garnir les côtés de leur bouche, troués à cet effet comme une écumoire, d’épines de palmier de six pouces de long. Le tigre est un animal dont ils admirent la force, l’audace et la ruse, et leur idée fixe est de lui ressembler au physique comme au moral. De là ces épines qu’ils plantent autour de leur bouche, pour simuler les moustaches mobiles dont la nature à doté le félin.

Pénitence imposée à deux jeunes filles.

Bien que le baptême qu’ils ont reçu et leur qualité de chrétiens leur imposent l’obligation de se vêtir d’une façon décente, ils préfèrent aller tout nus, comme aux beaux jours de leur histoire. Aux personnes scrupuleuses qui leur demandent la raison de cette manie déshonnête, ils répondent imperturbablement que la chemise en usage dans les Missions les gêne aux entournures et que le pantalon les scie.

La tribu des Marahuas, dont les habitants de Mahucayaté ne sont qu’une fraction infime, est disséminée le long des petits affluents de l’intérieur, sur les rives du Javary et même sur celles du Jurua. À en juger par l’étendue du pays qu’elle occupe, on pourrait la croire nombreuse, si nous ne nous hâtions de dire qu’elle compte au plus trois cents hommes. Il en est de même de la nation des Mayorunas, dont le territoire comprend trente lieues sur la rivière Ucayali, soixante-quinze sur l’Amazone et dont la population atteint à peine au chiffre de cinq cents individus.

Au sortir du village de Mahucayaté, nous côtoyâmes la rive droite et relevâmes tour à tour les annexes de la Mission de Pevas. La page que je leur avais consacrée et que je comptais bien remplir, resta blanche et vierge de notes. À Péruhuaté comme à Moromoroté, je ne vis que des maisons closes et des poules rousses ou noires qui picoraient dans les halliers.

À une lieue de Moromoroté, un canal alimenté par l’eau du fleuve, vint échancrer la berge. Nous y pénétrâmes, et après un moment de navigation nous débouchions avec son courant dans un lac d’eau noire où se déversent, jointes en un seul affluent, deux petites rivières venues de l’intérieur. Ce lac qui porte les noms espagnol et quechua de Caballo-Cocha (lac du cheval), étymologie pour nous inexpliquée autant qu’inexplicable, a cinq lieues de tour et forme un ovale assez régulier. Sa

nappe brune, cerclée de talus d’ocre jaune et de forêts
Village de Nuestra Señora de Loreto (rive gauche de l’Amazone).
trapues, présente un aspect singulier, quand on l’aborde

comme nous après le coucher du soleil, à cette heure où le jour n’est plus et où la nuit n’est pas encore.

Les eaux singulièrement poissonneuses de ce lac, n’en déplaise à l’illustre et savant Humboldt, une absence totale de moustiques sur ses rivages, je ne sais quoi de calme et de recueilli qu’on respire avec l’air et qui dispose l’esprit à la rêverie ou à la prière, tous ces avantages réunis, ont donné l’idée aux missionnaires de Pevas, de fonder sur ses bords un village-mission. Un religieux franciscain venu de Pevas à cet effet, y a réuni quelques familles d’Indiens Ticunas déjà catéchisés, et vit au milieu d’elles. À l’époque où nous le visitâmes, ce village, bien qu’il comptât déjà trois ans d’existence, ne possédait que huit maisons parachevées. Les autres, encore à l’état d’ébauche, n’offraient au regard attristé que leurs poteaux rudimentaires.

Le chef spirituel de Caballo-Cocha était un homme d’une trentaine d’années, blanc de peau, brun de poil, taillé en carabinier, portant habituellement les manches de sa robe relevées jusqu’au coude et la queue de cette robe passée dans sa ceinture. Au moment où notre égaritéa accostait, il parut sur la berge, interpella assez rudement mes hommes, leur adressa coup sur coup quelques questions qui me parurent indiscrètes, et comme je me glissais hors du pamacari pour mettre fin à cet interrogatoire, le religieux qui m’aperçut, changea un peu de ton, et après un salut quelconque, m’offrit l’hospitalité sous son toit. J’acceptai son offre et le suivis dans sa demeure, tout en comprenant que ma visite était loin de l’enthousiasmer. Peut-être avais-je interrompu mal à propos ses oraisons, ou dérangeais-je l’emploi de sa soirée.

Durant le souper auquel il me convia, je l’entretins de mon séjour à Pevas et du voyage que j’avais fait à Santa-Maria avec son supérieur, le P. Manuel Rosas. Ces détails que je croyais devoir l’intéresser, le laissèrent d’un froid glacial. Rebuté de mordre à cette nature sans pouvoir l’entamer, je prétextai un excès de fatigue et me retirai dans la chambre qui m’était destinée.

Pirogue de Ticunas sur l’Atacoari.

Le lendemain au petit jour j’allai pousser une reconnaissance le long des rives de Caballo-Cocha. J’y trouvai mêlés à des végétations charmantes, deux variétés de croton, un carolinea à fleurs jaune soufre et ce laurier cinnamome dont la feuille sent le citron et dont l’écorce à odeur de cannelle porte au Brésil le nom de canelon. À cette heure matinale les êtres animés qui habitent les eaux du lac, venaient en foule saluer la lumière ; le fretin bondissait joyeux. Les surubis entr’ouvraient leurs gueules-soupapes, les maïus faisaient miroiter leurs écailles roses, les dauphins rejetaient l’eau par leur évent, les lamantins reniflaient avec bruit, et les caïmans tapis dans les herbes humides bayaient amoureusement au soleil ou faisaient claquer en l’honneur de l’astre leurs mâchoires aux dents pointues.

Après avoir jeté la sonde dans le lac et constaté que ses eaux noires dorment sur un fond de trois brasses, ici de sable pur et là de limon, je revins à la Mission pour prendre congé de mon hôte. Je le trouvai au seuil de sa maison. La nuit qui porte conseil avait influé heureusement sur l’humeur de l’individu. Il sourit presque en me disant que nous déjeunerions bientôt. Je le remerciai de cette prévenance et lui annonçai mon départ immédiat.

« Vous ne partirez pas sans déjeuner ! exclama-t-il.

— Je partirai sans déjeuner, » lui répondis-je.

La stupéfaction que parut lui causer cette nouvelle était une vengeance plus que suffisante de ses petits torts envers moi ; aussi ajoutai-je comme pour atténuer ce que ma détermination pouvait avoir de trop violent :

« J’ai à travailler sur le fleuve, et ne déjeunerai qu’à Loreto. »

En allant reprendre ma moustiquaire dans la pièce où j’avais dormi, j’y trouvai deux fillettes Ticunas en posture de suppliantes. Un malheureux éclat de rire qu’elles n’avaient pu réprimer pendant la prière les avait fait condamner par le missionnaire à regarder à genoux, douze heures durant, l’angle de la muraille. Au moment où j’entrai, le plus grande des deux, s’ennuyant de compter les brins de paille du torchis, avait fermé les yeux et accroupie sur ses talons, dormait paisiblement. J’obtins le pardon des fillettes qui s’enfuirent de la chambre avec de petits cris d’oiseaux remis en liberté.

Au sortir du canal qui relie à l’Amazone le lac de Caballo-Cocha, nos rameurs coupèrent le fleuve en diagonale pour atteindre le village de Loreto, distant de quatre lieues. Nous y arrivâmes vers les onze heures. Loreto, dernière possession du Pérou que le voyageur trouve sur le fleuve dans la partie de l’Est, compte trente-trois ans d’existence. Les terrains mi-partie d’ocre et d’argile qui lui servent d’assiette, offrent une succession de croupes arrondies et juxta-posées, développées du Sud-Est au Nord-Ouest et pareilles à ces boursouflures que les volcans en travail font éclore autour d’eux. Sur ces monticules coupés par des ravins, s’élèvent seize maisonnettes à toiture de chaume assez espacées pour que leurs habitants ne puissent converser entre eux, même en criant à tue-tête.

Ce morne séjour, péruvien de droit, mais brésilien de fait, est habité par des commerçants portugais qui font en petit un petit commerce de salsepareille, de cotonnades et de poisson salé. Si les distractions y sont rares, en revanche les moustiques y sont très-communs et les chiques ou culex penetrans y abondent ; tandis que les premiers se nourrissent de votre sang, les seconds se creusent, comme des troglodytes, des cavernes et des antres sous les doigts de vos pieds où ils croissent et multiplient sans souci du prurit rageur que vous occasionne leur immonde contact.

Le Loreto-comptoir où Je vécus quelques jours, ne m’eût pas appris grand-chose sur le Loreto-mission d’autrefois, sans une excursion que je fis en compagnie d’un très-jeune Portugais dont je partageais momentanément la demeure. L’égaritéa qui m’avait conduit à Loreto, était repartie pour Nauta, et ce fut dans une pirogue quelconque que nous remontâmes le courant du fleuve jusqu’à la quebrada d’Atacoari où mon jeune homme avait affaire. C’est dans l’intérieur de cette gorge où coule une rivière d’eau noire, qu’en 1710, les jésuites équatoriens avaient fondé, sous l’invocation de Nuestra Señora de Loreto, la première mission de ce nom dont il ne reste plus de traces. Les petits-fils des néophytes, indiens de race ticuna, vivent au jourd’hui à l’état de nature sur les deux rives de l’Atacoari.

L’entrée de la quebrada, étroite et sinueuse, est envahie par l’Amazone qui y pousse un jet d’eau blanche long de demi-lieue. Des branches pendantes, des lianes tendues en hamac d’une rive à l’autre, dessinent sur le bleu du ciel ces festous et ces astragales dont parle l’auteur du Lutrin. À l’heure où nous la remontions, le fleuve, en crue depuis la veille, avait déjà couvert les berges et leurs buissons. Des arbustes dont les troncs avaient disparu, élevaient sur l’eau leur tête en ombelle et semblaient protester contre l’inondation.

Après une heure de voyage en zigzag, au milieu de ces végétaux submergés dont notre pirogue frôlait les cimes, nous passâmes sans transition des eaux blanches de l’Amazone aux eaux noires de l’Atacoari. Parvenus à l’endroit ou la rivière se bifurque, nous obliquâmes à gauche et allâmes débarquer dans une anse où s’élevait un groupe de maisonnettes. Des soldats brésiliens, de l’espèce de ceux qui poignardent leurs chefs sous prétexte de tyrannie, s’étaient réfugiés en ce lieu et y vivaient conjugalement avec des Indiennes Ticunas échappées de quelque Mission. Ces soldats marrons qu’on rencontre assez fréquemment dans les canaux et les igarapés de l’Amazone, où l’arrêt d’un conseil de guerre ne peut les atteindre, nous ont accueilli quelquefois de la façon la plus hospitalière et fait rêver souvent devant le paisible tableau qu’offrait leur intérieur. Tous cultivent quelques plants de manioc et de bananier, chassent et pêchent pour l’approvisionnement de leur table, trafiquent avec les riverains de la salsepareille et du cacao qu’ils vont recueillir dans les bois, et de ce petit commerce retirent quelque argent qui leur sert à acheter des cotonnades pour se vêtir, et des verroteries pour parer leurs épouses. Exempts de maux et d’inquiétudes, sans ambition et sans désirs, ces déserteurs philosophes mis au ban de la société, mais accueillis à bras ouverts par la nature, coulent des jours heureux près des compagnes de leur choix et des marmots bistrés et chevelus que le ciel leur a départis.

L’affaire qui appelait mon Portugais près du doyen de ces planteurs, avait trait à un chargement de salsepareille qu’on lui demandait de la Barra do Rio-Negro, et que l’habitant d’Atacoari promit de livrer à la fin du mois. L’affaire conclue à la satisfaction des deux parties et dûment scellée par une gorgée de tafia bue au même verre, nous soupâmes et nous dormîmes sous le toit du métis brésilien. Le lendemain, au lieu de descendre vers l’Amazone, nous continuâmes de remonter le cours de l’Atacoari.

Aux maisons carrées des soldats succédèrent bientôt les huttes rondes des Ticunas. Ces indigènes qu’on m’avait dit habiter seulement les bords du cours d’eau principal, vivent aussi sur les rives du Yacanga et du Yanayaquina, ses deux affluents de droite et de gauche.

Les premiers Ticunas que nous aperçûmes, m’impressionnèrent très-agréablement. Nous venions de nous mettre en route. Il était sept heures ; le soleil montait : la partie supérieure du paysage était déjà vivement éclairée ; tout le bas flottait encore dans une brume de velours ; les oiseaux babillaient en lissant leurs plumes humides ; les fleurs vivifiées par la fraîcheur du matin commençaient à répandre leurs parfums autour d’elles ; des gouttes de rosée se détachaient des feuilles et tombaient une à une dans la rivière. Accoudé sur le bordage de la pirogue, je rêvais paresseusement, écoutant sans entendre et regardant sans voir, lorsque de derrière des fourrés qui nous masquaient un coude de la rivière, sortit, ou plutôt s’élança comme un martin-pêcheur qui prend son essor, une petite pirogue conduite par deux Ticunas, un homme et une femme : l’homme ramait, la femme gouvernait avec la pagaye ; au centre de leur barque, vraie coquille de noix, s’élevait un monceau de bananes et de racines comestibles à demi recouvertes par de larges feuilles de balisier. Le vert éclatant de ces feuilles fraîchement coupées et d’où la rosée dégouttait encore, contrastait avec l’azur et le vermillon d’un ara familier accroupi sur elles et qui croassait gravement.

Indien Ticuna.
Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



Indiens Ticunas.
  1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 251, 213 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 213, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209. 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 97 et 113
  2. Les mots Tasehua, fourmi et Pira, feu, dont on a fait par corruption Tasua-Pira, n’appartiennent pas à l’idiome des Yahuas, bien qu’ils soient employés par eux, mais à celui des Tupinambas, ou lengoa geral du Brésil.
  3. Devenu par corruption Maucayaté.