Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/15

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Pont romain, à Ronda. — Dessin de Gustave Doré.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




GRENADE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


Les environs de Malaga ; la Hoya. — Opinion de Voiture sur l’Andalousie. — Le chemin de fer d’Alora à Malaga. — La route de Velez à Alhama. — Les croix de meurtre. — La Sierra Tejada. — Alhama ; les bains. — Ay ! de mi Alhama ! — Santa Fé. — Le siége de Grenade ; la couleur Isabelle. — Loja. — La Peña de los Enamorados. — Un chrétien et une Moresque.

Avant de quitter Malaga, nous voulûmes faire une excursion dans la Hoya, belle plaine qui s’étend entre la mer et les montagnes ; justement on venait d’inaugurer depuis peu le premier tronçon du chemin de fer qui doit relier Malaga à la ligne de Cordoue à Séville, en passant par Antequera et Ecija ; nous nous rendîmes donc à la gare provisoire, et bientôt, après avoir franchi les faubourgs, nous traversions une des plaines les plus belles et les plus fertiles de l’Andalousie et du monde entier, où les palmiers s’élèvent gracieusement au-dessus des champs de canne à sucre : on pourrait facilement se croire au Brésil ou aux Antilles ; c’est bien cette merveilleuse Andalousie dont parle Voiture, le bel esprit, cette terre enchantée qui l’avait réconcilié avec tout le reste de l’Espagne… « Vous ne trouverez pas étrange, dit-il dans une de ses lettres, que je loue un païs où il ne fait jamais froid, et où naissent les cannes de sucre… J’y suis servi par des esclaves, qui pourroient estre mes maistresses ; et sans péril, j’y puis partout cueillir des palmes. Cet arbre, pour qui toute l’ancienne Grèce a combattu, et qui ne se trouve en France que dans nos poëtes, n’est pas icy plus rare que les oliviers, et n’y a pas un habitant de cette coste, qui n’en ait plus que tous les Césars. On y voit tout d’une veuë les montagnes chargées de neiges, et les campagnes couvertes de fruits… L’hyver et l’esté y sont toujours mêlez ensemble ; et quand la vieillesse de l’année blanchit la terre partout ailleurs, elle est icy toujours verte de lauriers, d’orangers et de myrthes. »

Bien qu’il sente un peu le bel esprit, ce passage de Voiture est toujours vrai, et peut encore s’appliquer à la campagne de Malaga : la petite ville d’Alora, où s’arrête aujourd’hui le chemin de fer, est située sur une hauteur couronnée de quelques ruines moresques, et au-dessus de laquelle s’élève la Sierra del Hacho. Nous avions une lettre de recommandation pour un propriétaire d’Alora, qui nous fit visiter de superbes jardins d’orangers et de citronniers ; les oranges commençaient déjà à prendre leur belle couleur d’or, et quoiqu’elles ne fussent pas encore mûres, nous en vîmes charger de pleins wagons pour Malaga.

Nous retournâmes à Malaga le lendemain, pour nous diriger de là, en faisant un assez long détour, sur Alhama et Antequera, et ensuite sur Ronda, la ville des toreros, des bandoleros et des contrabandistas ; nous suivîmes de nouveau la route de Velez en longeant la place ; bien que le soleil fût encore bas à l’horizon, la chaleur était intense : aucun souffle n’agitait le feuillage léger des palmiers ; les vagues venaient mourir lentement en étalant sans bruit sur le sable de longues et minces franges d’écume. Les nombreuses casas de recreo, maisons de campagne des riches habitants de Malaga faisaient étinceler au soleil leurs murs blanchis à la chaux, encadrés de cactus et d’aloès, et les pêcheurs, après avoir amarré leurs barques, cherchaient l’ombre sous leurs chozas ou cabanes de jonc.

Nous nous empressâmes, dès notre arrivée à Velez, de chercher des mulets, car nous tenions à arriver avant la nuit à Alhama : cette route, qui ne peut se faire qu’à cheval ou à mulet, est une des plus belles d’Espagne, au point de vue pittoresque, bien entendu, mais aussi une des plus fatigantes ; tant que nous ne quittâmes pas la plaine, c’était à la rigueur praticable ; mais quand nous commençâmes à gravir les pentes de la Sierra Tejeda, le chemin devint de plus en plus odieux et abominable ; nos mulets faisaient à chaque pas de vrais prodiges d’équilibre, roulant de temps en temps au milieu de monceaux de pierres de toute forme et de toute grosseur, et refusant parfois d’avancer, comme s’ils eussent tenu à justifier leur réputation proverbiale.

Les sentiers abrupts que nous parcourions avaient, sous un autre rapport, un aspect très-peu rassurant, et nous nous disions souvent que telle caverne, tel rocher ou tel ravin auraient fait une admirable mise en scène pour la partida de José Maria, d’Ojitos, ou de quelque autre fameux chef de bandoleros ; il est probable, du reste, que la route d’Alhama à Velez Malaga a été le théâtre de plus d’un drame sauvage, car nous rencontrions fréquemment de petites croix de bois assez inquiétantes ; ces croix, qu’on appelle milagros, ont été élevées au bord du chemin pour perpétuer le souvenir d’un assassinat, et sont ordinairement accompagnées d’un petit écriteau portant ces mots : Aqui mataron a…, c’est-à-dire : Ici a été tué un tel ; ou bien : Aqui murio… de mano airada, ce qui signifie littéralement : Ici mourut un tel, d’une main irritée ; inscriptions qui peuvent donner à réfléchir à des voyageurs paisibles, et dépourvus, comme nous l’étions, de toute arme défensive ; il est vrai que notre arriero avait un vieux retaco rouillé, accroché, la gueule en bas, au gancho de sa selle ; mais en cas d’attaque, ce vieux tromblon à pierre nous aurait été d’une médiocre utilité ; du reste la simplicité de notre équipage devait nous mettre à l’abri de toute aventure fâcheuse, et puis nous l’avons dit, le beau temps des bandits est passé, et ils n’existent qu’à l’état de souvenir et de légende ; c’est pourquoi nous avions cru inutile de nous armer jusqu’aux dents, et de ne prendre sur nous, suivant le conseil d’un auteur anglais, que des montres d’argent et des chaînes de chrysocale.

Nous avions gravi la Sierra Tejada par une chaleur suffocante ; nous mîmes pied à terre dans un bois de chênes verts, encinas, pour chercher un peu de fraîcheur, et alléger nos alforjas des provisions dont nous les avions bourrées. Après une heure de halte, nous nous mimes en route ; nous ne tardâmes pas à atteindre le versant opposé de la Sierra et à découvrir une vaste plaine au-dessus de laquelle s’élevaient les neiges du Mulahacen et du Picacho de Veleta, et bientôt nous découvrîmes Alhama, bâtie sur un rocher ombragé de grands arbres, au pied duquel, chose rare en Espagne, un ruisseau roule ses eaux avez fracas. Il était presque nuit quand nous entrâmes dans la posada Grande ; cette exécrable posada n’a de commun avec le Grand Hôtel que le nom ; cependant nous étions tellement harassés, après dix heures passées sur le dos de nos mulets, que les matelas, presque aussi durs que les pierres de la Sierra, nous parurent garnis du plus moelleux duvet.

Alhama est une ville de bains minéraux, comme l’indique son nom arabe ; ces bains déjà connus dès l’époque romaine, étaient très-florissants sous les Mores au temps de la splendeur du royaume de Grenade, et sont encore fréquentés aujourd’hui. Alhama, autrefois Grotte d’Antequera. - Dessin de Gustave Doré. défendue par d’épaisses murailles, était regardée alors comme la clef de Grenade ; aussi en souvenir de son importance passée, la ville a pris pour armoiries un château et une clef.

Alhama fut prise par les Espagnols en 1482, et la chute de ce rempart de la puissance musulmane en Espagne jeta la plus grande consternation parmi les habitants de Grenade. Boabdil venait de perdre une de ses plus fortes places de guerre, et un de ses sujets exprima la douleur générale en composant la ballade si connue, depuis traduite par lord Byron, qui a pour refrain : Ay de mi ! Alhama !

« Le roi more se promenait par sa ville de Grenade, dit le fameux romance, de la porte d’Elvira à celle de Bibarrambla ; — Hélas ! pauvre Alhama !

Cartas le fueron venidas
Que Alhama era ganada ;
Las cartas echó en fuego
Y à mensagero matara.
    Ay de mi ! Alhama !

« Des lettres lui furent envoyées, annonçant la prise d’Alhama ; il jeta les lettres au feu, et fit tuer le messager. — Hélas ! pauvre Alhama ! »

Puis le roi donne l’ordre de sonner les trompettes de guerre, les añafiles d’argent et les timbales, pour appeler aux armes les Mores de la Veya de Grenade. — Pourquoi, dit un vieux More, le roi nous appelle-t-il ainsi ?

Aveys de saber, amigos
Una nueva destichada ;
Los cristianos con braveza
Nos han ganado à Alhama.
    Ay de mi ! Alhama !

« Apprenez, mes amis, un nouveau malheur : les chrétiens, pleins de bravoure, nous ont enlevé Alhama. — Hélas ! pauvre Alhama ! »

Un vieil Alfaqui à la barbe blanche s’approche de Boabdil : Tu l’as bien mérité, ô roi ! Pourquoi as-tu fait périr les Abencerrages, qui étaient la fleur de Grenade ?

Por eso bien mereces, rey
Una pena bien doblada :
Que te pierdas, tu y el reyno,
Y que se pierda Granada !
    Ay de mi ! Alhama !

« C’est pourquoi tu mérites bien, ô roi, le grand malheur qui t’arrive : le malheur de te perdre, toi et ton royaume ; celui de perdre Grenade ! — Hélas ! pauvre Alhama ! »

« Ce romance était si triste et si douloureux, dit un ancien auteur espagnol, qu’on fut obligé de défendre de le chanter ; car en quelque lieu qu’on le chantât, il provoquait la douleur et les larmes. »

D’Alhama nous nous dirigeâmes vers Loja, en laissant sur notre droite Santa-Fé, la ville des Rois catholiques : on sait comment fut bâtie Santa-Fé. Ferdinand et Isabelle, qui assiégeaient Grenade, ordonnèrent la construction d’une ville nouvelle au milieu de la Vega sur l’emplacement même du camp ; les soldats furent transformés en maçons et en charpentiers, et en moins de trois mois cette tâche prodigieuse fut accomplie ; la ville devint bientôt le centre d’un luxe extraordinaire : partout on voyait briller la soie, l’or et le brocart ; après la prise de Grenade, de grands priviléges furent octroyés à Santa-Fé, la seule ville d’Andalousie, dit un chroniqueur espagnol, qui n’ait jamais été souillée par l’hérésie musulmane. On prétend qu’Isabelle la Catholique ordonna de construire Santa-Fé pour montrer aux Mores que les Espagnols étaient décidés à ne pas abandonner le siége ; on a même ajouté que la reine avait fait un vœu assez singulier, celui de ne pas changer de chemise avant la prise de Grenade : or, le siége ayant duré plusieurs mois, le linge de la souveraine serait devenu quelque peu jaunâtre : de là le nom de la couleur Isabelle… Nous ne rappelons que pour mémoire, en passant, cette historiette qu’un écrivain espagnol a pris la peine de démentir, en la qualifiant de solemne patraña, un solennel mensonge.

Nous arrivâmes le soir à Loja, en suivant les bords du Genil, qui roule, à travers une vallée pleine de vignes et d’oliviers, ses eaux limpides profondément encaissées entre deux murailles de rochers. Loja, qui communique avec Grenade et Malaga par une très-bonne route, est une des plus jolies villes d’Andalousie, et une des plus agréables comme séjour, à cause de la riche verdure dont elle est entourée ; notre guide, qui était de Grenade, nous rapporta un dicton sur les dames de Loja, dicton fort plaisant, mais tellement malicieux que nous nous abstiendrons de le rapporter.

En nous rendant de Loja à Antequera, nous laissâmes sur notre droite, un peu avant d’arriver à la petite ville d’Archidona, un rocher escarpé qui s’élève au milieu de la plaine comme un immense monolithe : c’est la Peña de los Enamorados, — le rocher des Amoureux, que les légendes ont rendu célèbre dans la contrée comme l’est en Normandie la côte des deux Amants. La tradition populaire est bien ancienne, car Andrea Navagero, cet ambassadeur vénitien qui fit au commencement du seizième siècle son tour d’Espagne, la mentionne dans sa curieuse relation : « Tra Antequera e archidona, a mezzo camino, si passa presso un monte molto aspero detto La Peña de los Enamorados, del caso di due innamorati, un cristiano d’Antequera, e una Mora d’Archidona, liquali essendo stati molti di nascosti in quel monte, al fine ritrovati, non vedendo potere scampare che non fossero presi,… ne viver l’un senza l’altro, elessero morire insieme… »

C’est l’histoire dramatique d’un chevalier chrétien que les romances nomment Manuel, et d’une jeune Moresque appelée Laïla ; le chrétien, malgré le courage avec lequel il s’était défendu, avait été fait prisonnier dans un combat par un prince more. Pour charmer les loisirs de sa captivité, Manuel essaya de plaire à la fille du prince, la belle Laïla, qu’il avait l’occasion de voir de temps en temps : il y réussit tellement bien qu’il fut bientôt convenu entre eux que la jeune fille aiderait Les enfants toreros, scène andalouse, à Ronda. «= Dessin de Gustaw Def Manuel à s’échapper de sa prison, et qu’ils fuiraient ensemble pour se réfugier dans le pays des chrétiens.

L’évasion avait réussi au gré de leurs vœux, et les deux fugitifs, après avoir marché longtemps à l’aventure, étaient sur le point de mettre le pied sur le territoire chrétien, lorsque, se croyant poursuivis, ils se blottirent entre les anfractuosités du rocher, où ils restèrent cachés pendant plusieurs jours sans oser sortir. Malheureusement, au moment où ils allaient quitter leur retraite, ils furent aperçus par des soldats auxquels le prince avait donné l’ordre de s’emparer d’eux. Les deux amants montèrent alors jusqu’au sommet du rocher, où ils furent bientôt suivis par les soldats, qui cependant n’osaient porter la main sur une fille de sang royal. Laïla se jeta au cou de son bien-aimé, lui jurant qu’elle aimerait mieux mourir que vivre séparée de lui : à ce moment apparut son père, qui avait suivi les soldats, et qui leur donna ordre de la saisir.

— Si vous osez porter la main sur moi, leur dit la jeune fille, je me précipite du haut de ce rocher !

Le prince la supplia en vain de le suivre : les deux amants s’étreignirent un instant en versant un flot de larmes, et après s’être embrassés une dernière fois, ils s’élancèrent dans le vide et tombèrent au pied de la peña, où ils furent retrouvés sans vie, mais toujours enlacés. Une croix fut plantée plus tard à l’endroit où Manuel et Laïla tombèrent, et le rocher a reçu depuis le nom de Peña de los Enamorados.

Archidona. — Antequera. — La Serrania de Ronda. — Le brigandage en Espagne. — Les Rateros. — Ladrones, Bandidos et Bandoleros. — Le capitan et sa partida. — L’attaque de la diligence. — Le partage du butin. — Les Siete Niños de Ecija. — Le capitan Ojitos. — Un sac de duros. — José Maria. — L’indulto. — La chanson du Bandolero. — Sept frères bandits. — La Cabeza del Malcado.

Nous nous arrêtâmes quelques heures à Archidona, pour faire reposer nos mulets, qui commençaient à être exténués ; Archidona, petite ville bâtie comme un nid d’aigle au milieu des rochers, était, il n’y a pas longtemps encore, un des plus fameux repaires de bandits de l’Andalousie ; les environs, entrecoupés de ravins, de cavernes et de bois sombres, sont on ne peut mieux disposés pour les attaques à main armée ; ce pays fut le principal théâtre des exploits du fameux José María, dont les habitants parlent encore avec une terreur mêlée d’admiration.

À mesure que nous approchions d’Antequera, le pays devenait de plus en plus sauvage ; quelques croix de meurtre se montraient de temps en temps, et nous ne manquions jamais de lire avec soin les inscriptions instructives dont elles étaient surmontées, ce qui divertissait beaucoup notre arriero.

Antequera passait déjà pour être fort ancienne dès l’époque des Romains ; des inscriptions retrouvées dans la ville portent son ancien nom d’Antikaria ; du reste les souvenirs des Mores y sont plus abondants que ceux des Romains. Nous montâmes au sommet de la Torre Macho, la tour tronquée, d’où nous pûmes voir encore la Peña de los Enamorados, dont le profil nous rappela celui du rocher de Gibraltar. Nous visitâmes également près d’Antequera de curieuses grottes, qui ont dû servir d’asile à bien des générations, et qui servent encore de refuge à des gitanos de passage.

Antequera, comme toute la contrée hérissée de montagnes qui s’étend vers le sud, et qu’on appelle la Serrania de Ronda, joue un rôle important dans l’histoire du brigandage ; ces sierras sauvages servaient de repaires à de nombreuses bandes qui détroussaient impunément les voyageurs, et devant lesquelles la force publique restait quelquefois impuissante. Ordinairement le chef de la partida, — c’est ainsi qu’on appelait la bande, — était un jeune homme que la jalousie, le dépit ou quelque affaire d’amour avait poussé à l’assassinat, et qui, poursuivi par la justice, cherchait un refuge dans les montagnes les plus désertes. Le plus souvent, il n’était d’abord qu’un simple ratero, c’est-à-dire un voleur vivant isolé, et ne s’attaquant qu’aux voyageurs sans armes, évitant avec soin les alguaciles, miqueletes, et autres représentants de la justice. Mais bientôt le ratero s’ennuyait de travailler seul ; il s’associait avec quelques gens de vida airada, qui s’étaient mis comme lui en révolte ouverte contre la société, et, devenu chef de bande, capitan, il attaquait, avec les bandoleros, ses vassaux, les convois, les diligences, les fermes isolées, et quelquefois même les villages.

Le capitan de bandoleros était d’ordinaire un homme brun, agile et robuste, bien empatillado, comme disent les Espagnols, c’est-à-dire orné d’une large paire de favoris noirs taillés en côtelette ; sa tête rasée court et couverte d’un foulard de soie aux vives couleurs dont les deux coins retombaient sur la nuque, était coiffée du sombrero calañes chargé de nombreuses houppes de soie noire. Sa veste, en cuir fauve, marsille remendado, était ornée de toutes sortes d’agréments et de broderies en soie, et d’innombrables boutons de filigrane d’argent, botonadura de plata, qui s’agitaient comme des grelots au moindre mouvement ; une culotte courte, ajustée et dessinant les formes, tombait jusqu’au-dessus des mollets, que cachaient à demi d’élégantes guêtres de cuir brodé, botines de caida, entr’ouvertes sur le côté, et d’où pendaient de longues et minces lanières de cuir. Dans les plis d’une large faja de soie, serrant la taille, s’enfonçaient deux pistolets chargés jusqu’à la gueule, sans préjudice d’un puñal effilé et d’un cuchillo de monte, espèce de large poignard muni d’une garde, dont le manche de corne s’ajuste dans le canon de l’escopette.

Le vrai bandolero faisait presque toutes les expéditions à cheval ; il avait pour monture un vigoureux potro andalous à la longue crinière noire orné d’aparejos de soie, et dont la queue était entourée de cette espèce de ruban que les Andalous appellent ata-cola ; une manta aux mille rayures éclatantes laissait flotter de chaque côté des pompons sans nombre. Il va sans dire que l’inévitable trabuco Malagueño, à la gueule évasée, suspendu la crosse en l’air au gancho d’une selle à la mode arabe, complétait l’armement du bandolero : on dit que José Maria, ainsi équipé, aimait à adresser cette plaisanterie à ses camarades, en montrant deux rangées de dents blanches comme l’ivoire : Quién me pedirà el pasaporte ? — Qui osera me demander mon passe-port ?

L’expédition classique du bandolero, l’A B C du métier, c’était l’attaque de la diligence : aussitôt que les vedettes en annonçaient l’arrivée, la route était barrée par la partida, et les chevaux abattus ou dételés. On enjoignait alors aux malheureux voyageurs de descendre ; on leur ordonnait de se placer la face contre terre, boca abajo, et on leur attachait les bras derrière le dos ; le capitan donnait ensuite l’ordre de procéder à la visite des bagages ; on fouillait les voyageurs, et après avoir menacé de mort celui qui avant une demi-heure ferait le moindre mouvement, la partida regagnait à fond de train son repaire, où avait lieu le partage du butin.

Suivant un usage qui avait force de loi parmi les bandoleros, on faisait trois parts égales du butin : le premier tiers appartenait au capitan ; le second tiers se partageait entre les membres de la partida, dont le nombre dépassait rarement huit ou dix personnes, et le reste, religieusement mis de côté, était comme un fonds de réserve destiné à porter secours aux camarades tombés entre les mains de dame justice, soit pour leur rendre la liberté, soit pour faire dire des messes, — decir misas, — pour l’âme des malheureux qui finissaient, suivant leur langage pittoresque, par danser au gibet sans castagnettes, — bailar en la horca sin castañuelas.

Une des plus célèbres partidas qui aient jamais exploité l’Andalousie était celle des Siete Niños de Ecija, — les Sept Gars d’Ecija ; — cette fameuse bande, dont beaucoup de personnes se rappellent encore les exploits, et qui a fait le sujet de tant de légendes populaires, avait reçu ce nom parce qu’elle fut toujours composée de sept bandidos, jamais plus, jamais moins : toutes les fois que, pour une cause quelconque, un des sept Niños manquait à l’appel, il était remplacé dès le lendemain, car il y avait de nombreux surnuméraires qui n’attendaient qu’une place vacante pour entrer en fonctions. Les Siete Niños ne tardèrent pas à devenir très-riches ; de nombreux espions, largement payés, les instruisaient à point du passage des diligences, des galères et des convois d’argent ; ils avaient des intelligences dans les fermes, dans les campagnes et jusque dans les villes, et si jamais quelqu’un les trahissait, on ne tardait guère à trouver son corps criblé de coups de poignard par une main inconnue.

Les Siete Niños de Ecija changèrent plusieurs fois de chef ; le plus fameux, dont on vante encore le courage et la générosité chevaleresque, était le Capitan Ojitos ; c’était, assure-t-on, un cavalier accompli, appartenant à une bonne famille d’Ecija, et qui faisait tourner les plus belles têtes de l’endroit ; son second, à cause de son air sauvage et rébarbatif, avait reçu le surnom de Cara de hereje, — Face d’hérétique. — Le capitan Ojitos eut une fin tragique : s’étant un jour querellé avec un de ses bandoleros nommé Tirria, il s’ensuivit une lutte au puñal, et les deux combattants restèrent sur le terrain.


Les Siete Niños de Ecija furent poursuivis plusieurs années sans qu’il fût possible de les atteindre ; ne pouvant venir à bout d’eux par la force, on résolut d’employer la ruse, et voici le stratagème qu’on employa : un faux frère fut envoyé vers eux, et leur annonça qu’à une certaine heure un riche convoi devait passer dans un chemin creux, à un endroit qu’il leur désigna ; un peu avant l’heure convenue, les bandits se mirent en route pour attendre le passage du convoi : or, on avait eu soin de placer au milieu de la route un petit sac bourré de duros d’argent ; un des bandits le ramassa, pensant qu’il avait été perdu par quelque voyageur, et s’empressa de l’éventrer avec son poignard ; ses camarades accoururent au son argentin des duros roulant sur le sol, et tous se baissèrent pour les ramasser : à ce moment une décharge retentit, et ils tombèrent tous pour ne plus se relever ; ils venaient d’être criblés de balles par des soldats cachés dans les broussailles, et qui avaient saisi le moment ou ils étaient réunis en groupe, comme fait le chasseur quand les perdrix viennent se réunir autour de la poignée de grain qu’on jette à terre pour les attirer.

Telle fut la fin des Siete Niños de Ecija, suivant le récit que nous fit notre arriero pendant le trajet d’Archidona à Antequera.

José María, un illustre bandolero dont nous avons déjà parlé, était le vrai modèle du bandit courtois et chevaleresque :

Del pobre protector, ladron sensible,
Fue sempre con el rico inexorable

« Protecteur du pauvre, brigand sensible, dit la chanson populaire, il se montra toujours inexorable avec le riche. »

José María était de Ronda ; comme la plupart des Andalous, il avait un sobriquet, apodo ; on l’avait surnommé Trempanillo parce qu’il était toujours sur pied de grand matin ; il se plaisait, dit-on, à distribuer aux malheureux ce qu’il avait enlevé aux riches, et il devint ainsi très-populaire en Andalousie. José María finit tranquillement ses jours dans le repos et dans l’aisance, comme un honnête rentier ; de même que la plupart des bandoleros, il avait sa querida, une jembra morena, une brune fille de la Serrania de Ronda : sa chère Rosa, sa Rosita é Mayo, — sa petite Rose de Mai, — comme il l’appelait, le décida à demander son indulto, son pardon, qu’on fut trop heureux de lui accorder. Ses exploits sont célébrés dans une quantité de romances populaires, mais quelquefois on y reproche au gouvernement d’avoir transigé avec lui et sa partida :

Fue tan pobre y mezquino y tan cobarde
Que transigió con el y su partida.’
Al valor español haciendo insulto
Pidió al bandido contener su saña,
Y dióle en pago miserable indulto,
Para baldon de la valiente España !

« Faisant insulte à la valeur espagnole, il demanda au bandit de contenir sa rage, et lui donna en payement un misérable pardon, à la grande honte de la vaillante Espagne ! »

Il n’est guère de grande ou de petite ville d’Espagne où l’on ne trouve de ces romances populaires dans lesquelles presque toujours les bandoleros jouent le plus beau rôle, et on pourrait presque dire que les enfants apprennent à lire dans des histoires de brigands. Nous achetâmes un jour dans la petite ville de Carmona, dont la principale industrie consiste à imprimer ces poésies populaires, une cancion andaluza intitulée El Bandolero :

Soy gefe de bandoleros,
Y a frente de mi partida
Nada mi pecho intimida,
Nada me puede arredrar.
Que vengan carabineros,
Que vengan guardias civiles,
Mis trabucos naranjeros
Les háran escarmentar
Y no querrán mas ensayo ;
    A caballo !
Trabucazo, y a cargar !

« Je suis chef de bandoleros, et à la tête de ma partida, rien ne m’intimide, rien n’est capable de m’arrêter ; viennent les carabiniers, viennent les gardes civiles, mes tromblons, du calibre d’une orange, leur apprendront à vivre, et ils ne voudront plus en essayer. À cheval ! Déchargez vos tromblons, et en avant ! »

Ainsi, les histoires de bandits courent les rues ; quel bel exemple pour la génération future, que celui de Diego Corrientes, el bandido generoso, d’Orejita, de Palillos ou de Francisco Esteban, el guapo, que les gravures sur bois à deux cuartos nous montrent vêtus du plus beau costume andalou, détroussant de pauvres voyageurs qui implorent leur pardon à deux genoux, de l’air le plus piteux ! Ou bien cette jacara, un mot local qu’on pourrait traduire par canard, — intitulée : Siete hermanos Vandoleros, « où se conte la vie, l’emprisonnement et la mort de sept frères bandits, avec le détail des grandes cruautés, attaques, vols et assassinats commis par Andrés Vasquez et ses six frères, comme le verra le curieux lecteur. » Les membres de cette aimable famille, qu’on prit d’un même coup de filet, s’avouèrent coupables de cent deux assassinats, sans compter d’autres peccadilles du même genre.

Il n’est pas jusqu’aux femmes qui n’aient leur place dans cette galerie du brigandage en Espagne ; nous avons sous les yeux un petit papier jaune en tête duquel est représentée une jeune fille à cheval, le tromblon à la main et le sabre à la ceinture : c’est la Relacion de las atrocidades de Margarita Cisneros, qui fut garrotée en 1852.

Cette intéressante jeune fille commença par tuer son mari, qu’elle avait épousé contre son gré, puis son querido ; elle était encore toute jeune quand on s’empara d’elle, et elle s’avoua coupable de quatorze assassinats.

Il n’y a pas encore longtemps que c’était l’usage, principalement en Andalousie, lorsqu’un bandolero redoutable avait été capturé, d’exposer sa tête en public ; on la mettait dans une cage de fer, au sommet d’un poteau qui était placé sur le bord d’un chemin fréquenté, et on laissait pendant quelques jours la cabeza del malvado — la tête du scélérat — exposée comme un exemple salutaire ; tel fut le sort de Pàco el Zaláo (Joseph le Gracieux), célèbre bandit andalou qui travaillait dans les environs de Séville[2].

Le brigand espagnol n’existe plus depuis que les guerres civiles ont cessé, et la terrible Serrania de Ronda est aussi sûre aujourd’hui que la forêt de Bondy.


Teba. — Ronda. — Le Tajo. — La casa del Rey Moro. — Une corrida d’enfants. — Les Rondeñas. — Les contrabandistas de la Sierra. — Le corredor. — L’Encuentro. — Ce que deviennent les contrabandistas. — Gancin. — San Roque. — Gibraltar. — Algecoràs. — Tarifa ; les Tarifeñas. — Vejer. — Medina. — Sidonia. — Conil. — Chiclana. — Les surnoms populaires de quelques villes andalouses ; — La Isla de Léon. — San-Fernando. — Arrivée à Cadix.

Peu de temps après avoir quitté Antequera, nous aperçûmes à notre gauche une petite ville située sur une hauteur, au milieu d’un paysage magnifique ; cette petite ville, c’était Teba, qui a donné son nom à une illustre personne dont nous avons toujours entendu parler en Andalousie avec respect.

Ronda est la ville par excellence des toreros, des majos, des contrabandistas ; l’ancien costume andalou s’y conservera longtemps encore, en dépit des chemins de fer et des progrès de la civilisation. Ronda est perchée, comme un nid d’aigle, au sommet d’un rocher ; une immense et profonde crevasse, qu’on appelle el Tajo, et au fond de laquelle coule le Guadalvin, sépare la vieille ville de la ville nouvelle. Du haut d’un pont hardiment jeté entre deux rochers, et qui passe pour être de construction romaine, nous apercevions, à plusieurs centaines de pieds au-dessous de nous, les anciens moulins arabes construits au bord du torrent, et qui, à cette distance, nous faisaient l’effet de joujoux de Nuremberg.

Ronda, éloignée des grandes routes et des grandes villes, n’a presque rien perdu de son caractère moresque ; beaucoup de rues et de maisons ont conservé, sans altération, leur nom arabe ; on nous montra la maison du Roi More, la casa del Rey Moro, habitée jadis, suivant la tradition, par Al-Motahed, ce prince arabe qui faisait monter en or, dit Conde, dans son histoire des Arabes d’Espagne, les crânes de ceux qu’il avait décapités, et s’en servait comme de coupes.

L’air de Ronda, plus vif et plus frais que celui de la plaine, est renommé pour sa pureté, et les habitants ont l’aspect robuste et dégagé qui convient à des contrebandiers et à des toreros. Suivant un proverbe local,

En Ronda los hombres
A ochenta son pollones !

« À Ronda les hommes de quatre-vingts ans ne sont encore que des poussins ! » Contrebandier de Ronda et sa maja. — Dessin de Gustave Doré.

La plaza de Toros de Ronda est une des meilleures et des mieux construites de l’Andalousie, et digne d’une ville qui a toujours été regardée comme la terre classique de la tauromachie ; les jeunes Rondeños jouent au taureau comme chez nous les enfants jouent au soldat.

Un jour que nous descendions la Mina de Ronda, un escalier, ou, pour mieux dire, un casse-cou creusé dans le rocher et qui conduit aux molinos arabes, nous fûmes témoins d’une scène de ce genre, — petit tableau de famille on ne peut mieux composé, que Doré s’empressa de fixer sur son album : le père de famille était à genoux, tête baissée, dans la position du taureau qui va se précipiter sur son adversaire ; un gamin de huit ans, dans la position du matador, tenait de la main gauche sa veste en guise de muleta, et de la droite un jonc qui lui servait d’espada. Un autre gamin, à cheval sur les épaules de son frère et un long bâton à la main, paraissait très-fier de jouer le rôle de picador. Les voisins, qui s’étaient approchés, regardaient le combat en amateurs consommés, et nous demandâmes nous-mêmes la permission d’assister à la corrida.

Ronda a donné son nom aux Rondeñas, ces chansons si populaires dans toute l’Andalousie ; comme les Malagueñas, les Rondeñas ont sans aucun doute une origine moresque : parmi les airs andalous, il n’en est pas de plus mélancoliques ni de plus expressifs : la guitare, qui a succédé au laud des Mores, accompagne toujours la voix, soit avec des accords plaqués, soit avec des arpèges, qui servent à la fois de prélude et d’accompagnement. Les virtuoses de Ronda sont renommés dans toute l’Espagne ; c’est dans le silence majestueux d’une chaude nuit d’été, quand on traverse une petite ville de la Serrania, qu’il faut entendre les accords mélancoliques de la Rondeña ; il semble que ces mélodies, si simples et si primitives, se prêtent à des variations infinies suivant le caprice ou l’inspirat1on du chanteur.

De même que les Malagueñas, les Rondeñas se composent de couplets de quatre vers, dont le premier se répète deux fois ; voici la traduction du couplet dont nous donnons plus bas la musique :

« Les yeux de ma brune ressemblent à mes maux ; ils sont grands comme mes peines, et noirs comme mes chagrins[3]. »

El dia que tu naciste,
Nacieron todas las flores ;
Y en la pila del bautismo’
Cantaron los ruiseñores.

« Le jour de ta naissance, — Naquirent toutes les fleurs ; — Et au-dessus des fonts baptismaux — Chantèrent les rossignols. »

Tus ojos son ladrones
Que roban y hurtan ;
Tus pestañas el monte
Donde se ocultan.

« Tes yeux sont des brigands — Qui volent et ravissent ; — Tes cils sont la forêt — Sous laquelle ils s’abritent. »

El amor y la naranja
Se parecen infinito :
Por muy dulces que sean
De agrio tienen su poquito.

« L’amour et l’orange — Se ressemblent extrêmement : — Si doux qu’ils soient, — Ils ont toujours quelque chose d’amer. »

Voici encore une copla des plus mélancoliques ; nous l’avons apprise d’un torero andalous, notre compagnon de route, qui la chantait la nuit pour tromper les longues heures d’un voyage en diligence, et peut-être aussi pour adoucir ses chagrins :

    Dentro de la sepultura
    Y de gusanos roido,
Se han de encontrar en mi pecho
    Señas de haberte querido.

Quand je serai dans la sépulture, — Et rongé par les vers, — On trouvera encore dans mon cœur — La preuve de mon amour pour toi. »

On voit que la poésie des Rondeñas ne manque ni de naïveté ni de charme ; les rimes de ces coplas ne sont pas toujours irréprochables, et chacun les modifie un peu suivant son caprice, en suivant le goût de la querida qui se cache derrière les barreaux de fer de sa reja, pour écouter la chanson du guitarrero.

Le reja, grille de fer qui défend les fenêtres du rez-de-chaussée, joue un rôle important dans la vie andalouse ; nous laissons de côté ce sujet pour y revenir plus tard avec plus de détails.

La route qui de Ronda va rejoindre Gaucin, San Roque et Algeciras était, il y a une trentaine d’années, très-fréquentée par les bandoleros, et l’est encore aujourd’hui par les contrabandistas ; nous avions loué à Ronda des mules vigoureuses, car cette route, impraticable pour les diligences, est une des plus accidentées et une des plus fatigantes de toute l’Espagne ; mais c’est aussi une des plus pittoresques ; à chaque instant elles s’amusaient à marcher sur le bord des plus effroyables précipices, comme si elles eussent voulu à plaisir braver le danger ; de sombres et profonds barrancos ouvraient de temps en temps leurs gouffres devant nous, et nous rappelaient quelques-uns des sites que nous avions admirés dans les Alpujarras : il est impossible de rêver un dédale de ravins, de rochers et d’épaisses broussailles plus propice aux embuscades et aux attaques à main armée.

La Serrania de Ronda, — c’est le nom qu’on donne à cette sauvage chaîne de montagnes, s’insurgea comme les Alpujarras au seizième siècle et put tenir en échec les troupes espagnoles. Ce n’est qu’en 1570 que les fiers montagnards furent réduits, quand le duc d’Arcos vint prendre en personne le commandement. Il fallait que le sentiment de la nationalité moresque fût profondément enraciné chez les habitants du pays, car ils purent, quatre-vingts ans après la conquête du royaume de Grenade, se grouper avec force, et organiser une résistance qui déjoua longtemps les efforts des troupes chrétiennes.

On prétend, du reste, que malgré les proscriptions et les persécutions de tous genres dont les Espagnols accablèrent les vaincus, de nombreuses familles de Morisques sont restées dans le pays ; ce que nous avons pu constater, c’est que les traces de la domination musulmane y sont encore visibles dans les plus petits détails ; comme dans les provinces de Valence et de Murcie, comme dans les Alpujarras, les noms de la plupart des localités sont restés arabes : plusieurs même commencent par le mot Ben comme Ben-adalid, Ben-arraba, et tant d’autres.

Le type le plus curieux de la serrania de Ronda, c’est le contrabandista ; ces montagnes abruptes, sillonnées de sentiers souvent impraticables, même pour les mulets, sont parcourues en tous sens par d’agiles et hardis serranos, qui vont s’approvisionner à Gibraltar, ce grand entrepôt que l’Angleterre fournit sans cesse de marchandises de rebut destinées à être introduites en Espagne, et qui font la fortune des contrebandiers ; car ils opèrent ordinairement sur des objets qui sont grevés en Espagne de plus de trente pour cent, ce qui leur laisse, on le voit, une marge honnête.

Nous fîmes rencontre dans une venta, un peu avant d’arriver à Gaucin, d’un contrabandista qui, comme nous, se rendait à San Roque et à Algéciras, les deux plus grands centres, après Gibraltar, des opérations de contrebande. Notre nouveau compagnon de route avait pour monture une belle jument noire rasée à mi-corps, une jument de velours, — una jaca é terciopelo, comme il l’appelait dans son dialecte andalou ; c’était un robuste gaillard d’une trentaine d’années, qui paraissait connu de tous, et qu’on appelait du petit nom de Joselillo, un diminutif de Joseph ; son costume était à peu de chose près celui des majos andalous, et sa querida, qui l’accompagnait, était montée en croupe derrière lui. Nous ne retardâmes pas à devenir des amis de Joselillo, grâce à quelques cañas de jerez échangées contre autant de copitas de aguardiente, — c’est ainsi qu’on appelle ici les petits verres dans lesquels on nous servait une eau-de-vie blanche et anisée. Quand il fut assuré que nous n’étions ni des employés du gouvernement, ni des carabineros (douaniers), mais tout bonnement des franchutes, — car tel est le surnom que les gens du peuple donnent à nos compatriotes, le contrebandier ne craignit pas de nous initier à quelques-uns des mystères de son aventureux métier.

La première opération du contrabandista consiste à aller s’approvisionner à Gibraltar : ce sont presque toujours des juifs qui se chargent de lui fournir les marchandises dont il a besoin, telles que des mousselines, des foulards, et surtout des cigares et du tabac. Jusque-là, rien de plus simple et plus facile ; mais il s’agit de faire entrer les marchandises sur le territoire espagnol : ici commencent les difficultés ; ces difficultés, le corredor est là pour les résoudre.

Le corredor, ou courtier, est un personnage qui habite Gibraltar, où il s’est réfugié pour éviter les suites de quelques peccadilles, deux ou trois assassinats, par exemple. l’industrie de cet honnête intermédiaire consiste à aplanir, moyennant un forfait fixé à l’avance, les difficultés que pourraient apporter les douaniers trop rigoureux qui voudraient s’opposer à l’introduction de la contrebande sur le territoire espagnol ; il sait à merveille distribuer quelques pesetas aux carabineros, afin de leur ôter toute envie de savoir ce qu’il y a dans les alforjas et sous l’aparejo des mulets, et leur offrir, en outre, des puros du plus gros calibre pour les remercier d’avoir été si peu curieux.

Il arrive quelquefois que le corredor entreprend des opérations sur une plus grande échelle pour le compte d’importantes maisons de Cadix ou de Malaga ; on en a vu d’assez habiles pour faire débarquer en fraude des navires entiers ; ils s’adressaient alors directement au commandante de carabineros, qui faisait son prix suivant la nature des marchandises : tant pour les étoffes, tant pour le tabac. On fixait le lieu et l’heure où devait s’opérer le débarquement, et le comandante ne manquait jamais d’envoyer, au moment convenu, ses douaniers exercer leur surveillance à un endroit opposé. À un signal convenu, le navire s’approchait de la côte, on mettait les canots à la mer, et le débarquement s’opérait sous les yeux du comandante ; car cet honnête employé tenait à s’assurer par lui-même que le corredor ne le

Contrebandiers de la Serrania de Ronda. — Dessin de Gustave Doré. trompait ni sur la nature ni sur la quantité des marchandises débarquées.

Mais revenons à notre contrabandista, qui, plus modeste, se contente de faire entrer en Espagne quelques petites charges de foulards ou de tabac ; une fois qu’il a passé la frontière, il se réunit à quelques camarades, et la caravane se met en marche, ayant soin de ne marcher que la nuit, faisant halte pendant le jour dans des cortijadas ou fermes isolées où ils ont des affidés, et même dans les villages, afin de n’être vus de personne, — para que nadie los vea, — comme ils disent. Ces hardis contrabandistas, agiles comme des chamois, connaissent les passages les plus difficiles de la sierra, qu’ils parcourent le sac sur le dos et la carabine sur l’épaule, en se cramponnant des deux mains aux saillies des rochers à pic.

Dans nos excursions à travers la Serrania de Ronda, nous fûmes témoins d’une scène de ce genre : plusieurs contrabandistas, le sac au dos et le retaco en bandoulière, gravissaient des sentiers impossibles, à plusieurs centaines de pieds au-dessus de nous ; l’un d’eux nous regardait d’un air assez indifférent, tandis que Doré, heureux d’une si belle rencontre, ajoutait une page à son album de voyage.

Les contrebandiers sont toujours dans les meilleurs termes avec les autorités des villages qu’ils traversent ; ils n’oublient pas d’offrir un paquet de cigares à l’alcade, du tabac à son secrétaire et un beau foulard de soie à la femme du maire, la señora alcadesa.

Les contrabandistas arrivent presque toujours sans encombre au but de leur voyage ; parfois, cependant, un encuentro a lieu (c’est ainsi qu’ils appellent une rencontre avec des carabineros dont ils n’ont pas eu la précaution d’acheter l’indulgence) ; alors le combat s’engage, et les retacos, chargés jusqu’à la gueule, font retentir les échos de la sierra ; mais ces cas sont très-rares, car presque toujours il est avec les douaniers de faciles accommodements, et quelques duros arrangent l’affaire à la satisfaction des deux camps. Arrivé au terme de son voyage, le contrebandier remet ses marchandises à ses correspondants, qui partagent avec lui ; pour le tabac et les cigares, il arrive même qu’ils sont vendus pour son compte par l’estanquero, c’est-à-dire celui qui tient l’estanco de tabacos, le bureau de tabac !

Quand il n’est pas en route, le contrebandier aime à dépenser avec prodigalité l’argent qu’il a gagné à la sueur de son front et au péril de sa vie ; il passe doucement ses vacances à la taberna, soit à jouer au monte, jeu de cartes pour lequel il est passionné, soit à conter ses exploits avec l’emphase et la jactance particulières aux Andalous, et en ayant souvent le soin d’arroser son récit avec de fréquentes rasades de jerez, de remojar la palabra, — de détremper la parole, suivant une expression pittoresque familière aux Andalous. Il résulte de tout cela que le contrabandista, peu habitué à faire des économies, arrive rarement à la fortune ; moins heureux que les employés de hacienda, avec lesquels il a partagé, il n’a d’autre retraite que la prison ou le presidio, c’est-à-dire le bagne, soit à Ceuta, soit à Melilla, sur la côte africaine.

On nous a assuré que beaucoup de contrabandistas, quand les affaires étaient languissantes, utilisaient leurs loisirs en courant les chemins et en allégeant les voyageurs du poids de leur argent, opération à laquelle ils procédaient, du reste, avec la plus grande courtoisie. Nous n’eûmes pas l’occasion d’en faire personnellement l’expérience ; mais il est possible qu’on ne les ait pas calomniés, car le métier de contrebandier est, ce nous semble, un excellent apprentissage pour celui de brigand.

Gaucin se trouve à peu près à moitié chemin entre Ronda et Gibraltar ; du haut de son vieux château moresque, nous découvrîmes une des plus splendides vues de l’Andalousie.

Au premier plan s’élevaient les derniers contreforts de la sierra de Ronda, qui s’abaissait insensiblement vers la mer, et dont les teintes sombres contrastaient avec l’éclat de la plaine qui miroitait au soleil. La Méditerranée s’étend à l’extrémité de cette plaine comme une longue bande d’azur, au-dessus de laquelle s’élève un petit point sombre.

c’est le rocher de Gibraltar.

Plus haut encore, à l’horizon, se dessinent vaguement les montagnes qui bordent la côte d’Afrique entre Tanger et Ceuta. Après Gaucin, la route côtoie les plus effroyables précipices ; les rochers sont entassés pêle-mêle sur les rochers ; il est probable que, dans des temps éloignés, un tremblement de terre a bouleversé la contrée.

À mesure que nous descendions, la végétation nous annonçait que nous approchions de la plaine ; les aloès, surmontés de leur longue tige droite, bordaient la route, et, autour des maisons, d’énormes cactus étendaient leurs raquettes chargées de fruits d’un rouge violacé. Le Guadairo, que nous avions traversé plusieurs fois depuis Ronda, tantôt à gué, tantôt sur de vieux ponts moresques, sillonne de son mince filet d’eau une plaine brûlante plantée d’orangers et de citronniers. Le climat est presque tropical, et la végétation fait pressentir le voisinage de l’Afrique.

Nous arrivâmes le soir à San Roque, assez à temps pour apercevoir encore très-distinctement le rocher de Gibraltar, dont l’énorme masse noire, dorée par les derniers rayons du soleil couchant, s’élevait au-dessus de la mer comme le dos d’un monstre fantastique.

San Roque est une ville toute moderne, dont la construction ne remonte qu’au commencement du siècle dernier, à l’époque où les Anglais enlevèrent Gibraltar aux Espagnols ; c’est la ville d’Espagne la plus rapprochée du fameux rocher, dont deux lieues à peine la séparent ; quelques familles anglaises viennent s’y installer l’été pour y chercher une fraîcheur relative. San Roque se ressent du voisinage de Gibraltar : les cottages, avec leurs portes bâtardes et leurs fenêtres à guillotine, pourraient faire supposer au premier abord qu’on est dans quelque ville d”Angleterre, si un ciel d’azur et un soleil africain ne donnaient à cette hypothèse le plus éclatant démenti

À peu de distance de San Roque, dans la direction du sud, nous rencontrâmes une étroite et longue bande de sable, presque au niveau de la mer, qu’on appelle le terrain neutre, et qui sépare le territoire britannique du territoire espagnol ; nous franchîmes bientôt les lignes anglaises, et un instant après nous étions à Gibraltar, où nous devions nous reposer quelques jours.

Nous laisserons de côté le formidable rocher qui, depuis plus d’un siècle et demi, appartient à l’Angleterre, au grand désespoir de tout bon Espagnol, et nous nous embarquerons pour Algéciras dans un falucho aux longues voiles latines, qui fendra rapidement les flots bleus de la baie.

Algésiras était appelée, par les Arabes, Jezirah-al-Khadrá, — l’île verte, — nom qui ne lui convient plus aujourd’hui, car la verdure n’abonde ni dans la ville ni dans les environs ; c’est néanmoins une assez jolie ville, qui n’a pas, comme San Roque, perdu le caractère espagnol ; cependant Gibraltar n’est guère qu’à deux lieues ; quand le ciel est pur, on aperçoit distinctement les maisons de la ville, bâties au pied de l’énorme roc, et le soir nous entendîmes le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.

Après avoir suivi une route très-accidentée, nous arrivâmes à Tarifa ; aucune ville d’Europe n’est aussi rapprochée de l’Afrique, et nous apercevions distinctement les montagnes aux cimes anguleuses qui bordent la côte du Maroc. La ville, qui doit son nom au More Tarif, fut au moyen âge le théâtre des exploits du fameux Guzman, qui la défendit contre les infidèles, et mérita ainsi d’être appelé el Bueno, surnom qui signifie le Brave, et non pas le Bon, comme on l’a souvent imprimé.

Les Tarifeñas sont renommées entre les autres Andalouses pour leur beauté, et elles nous parurent dignes de leur réputation ; elles ont conservé l’usage de sortir voilées à la mode arabe, tapadas ; leur mantille, en cachant la moitié de la figure, ne laisse voir qu’un œil noir aux longs cils veloutés.

Après Tarifa nous traversâmes une contrée aride et désolée jusqu’à la petite ville de Vejer ; les habitants, qui passent dans le pays pour être quelque peu épais, sont appelés les tardios, ou tardifs, ce qui, assure-t-on, les met en fureur ; voici comment on explique l’origine du surnom : on voit à Vejer un rocher sillonné de taches jaunâtres ; comme ce rocher gênait les habitants, ils voulurent l’abattre, et, faute d’autres projectiles, ils employèrent des œufs ; tous les œufs du pays étant épuisés, la moitié des travailleurs se rendit au village voisin pour en chercher d’autres, et comme ils avaient tardé, on les reçut en criant : « Llegad, tardios ! Arrivez, tardifs ! » Ils perdirent leur peine ; mais les tardios assurent que les traces des œufs sont toujours visibles sur le rocher.

Il n’est guère de ville en Andalousie qui n’ait sa petite légende de ce genre, accompagnée de quelque sobriquet plus ou moins grotesque ; les environs de Cadiz sont particulièrement riches en ce genre : ainsi les habitants de Medina Sidonia sont appelés Zorros, les Renards, et ceux de Conil Desechados, ce qui signifie quelque chose comme dédaignés ou abandonnés.

Fernan Caballero, le célèbre romancier, a peint d’une manière charmante, dans ses écrits si populaires en Espagne, ce côté pittoresque des mœurs andalouses.

Chiclana, où nous arrivâmes après avoir traversé Conil, est une jolie petite ville située sur une hauteur, à peu de distance de l’océan. De gracieuses casas de recreo, aux murs blancs et aux volets verts, annoncent le voisinage d’une grande ville : c’est là, en effet, que les habitants de Cadiz viennent l’été chercher un peu d’ombre. Les Chiclaneros ont aussi leur sobriquet tout comme leurs voisins : on les a surnommés Ataja-Primos, parce qu’un soir deux cousins se promenant au bord de la rivière, virent la lune qui se reflétait dans l’eau et voulurent s’en emparer ; mais ils avaient beau courir, la lune ne bougeait pas ; l’un des deux dit alors à l’autre : « Dá vuelta, adelánte, y atájala, primo ! » Fais le tour vivement, et barre lui le chemin, cousin ! Telle est l’origine du surnom Ataja-Primos, et, si peu vraisemblable qu’elle soit, la plaisanterie paraît, dit-on, de très-mauvais goût aux Chiclaneros. Heureusement, ils ont pour se consoler le souvenir du grand Montès, el Chiclanero, le César et le Napoléon de la Tauromachie, l’honneur et la gloire de Chiclana, le plus célèbre de ses enfants. Chiclana est encore célèbre pour ses alcarrazas, excellentes pour rafraîchir l’eau :

Para alcarrazas Chiclana,

dit le refrain populaire.

Quelques heures seulement nous séparaient de Cadiz ; nous ne tardâmes pas à quitter la terre ferme pour entrer dans la Isla de Leon, l’île de Léon, pleine de marais salants ou de nombreux salineros, à demi-nus et hâlés comme des Africains, travaillaient en plein soleil ; bientôt nous traversâmes la petite ville de San Fernando, célèbre par son observatoire, et une heure après, nous arrivions à Cadiz.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



Barranco dans la Sierra. de Ronda. - Dessin de Gustave Doré

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353, t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385, 401 ; t. XII, 353 et 369.
  2. Si peu vraisemblable que puisse paraitre le fait, il est parfaitement exact : nous possédons une jacara qui ne date pas de vingt ans, et qui représente la scène en question.
  3. Nous devons à l’obligeance de Mme Aline Hennon l’accompagnement, pour piano, de cette Rondeña.