Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/16

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Église d’Arcos de la Frontera. — Dessin de Gustave Doré.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




CADIZ.

1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


Cadiz. — Le ciel d’Andalousie. — Azoteas et miradores. — Les Gaditanes. — Lord Byron à Cadiz ; le poëte et l’Aficionado. — L’Alameda. — Les mantilles. — Les confiterias ; gourmandise héréditaire des Andalouses. — Les Cigarreras de Cadiz. — Les marineros. — Les Playeras andalouses — La chanson du Curriyo marinero. — La baie de Cadiz. — Le Puerto Santa Maria. — Los toros del Puerto. — La Calesa andalouse.

Cadiz est la plus ancienne ville d’Espagne et peut-être d’Europe, plus ancienne que Rome même ; la Gaddir phénicienne, qui existait déjà mille ans avant l’ère chrétienne, devint plus tard la Gades des Romains, et fut longtemps la ville la plus florissante de la Péninsule ibérique, une ville toute bâtie en marbre, et le centre du plaisir par excellence. Des palais de marbre il n’est pas resté la moindre trace, mais Cadiz est toujours restée aussi gaie que Martial nous la dépeignait il y a dix-huit cents ans.

Vue du large, Cadiz est comparée par les Espagnols à un plat d’argent posé sur la mer, una taza de plata en el mar ; ses hautes maisons, blanchies à la chaux ou peintes des couleurs les plus tendres, brillent au soleil comme une couronne d’orfévrerie, sous ce merveilleux ciel d’Andalousie, ce ciel vêtu d’azur, comme dit le refrain espagnol :

El cielo de Andalucia
Esta vestido de azul.

Les maisons de Cadiz sont très-hautes, et ont presque toutes six et même sept étages : car la ville, resserrée dans une étroite ceinture de fortifications, est obligée de regagner en hauteur ce qu’elle ne peut atteindre en étendue. Chaque maison, ou peu s’en faut, est surmontée d’un belvédère à jour surmonté d’une terrasse, azotea, — ou d’une tour carrée au sommet de laquelle s’élance un mât élevé. Les fenêtres sont presque toutes peintes en vert, ce qui donne à la ville un aspect singulièrement gai ; la plupart, surtout celles du premier étage, sont garnies d’un mirador ou balcon entièrement vitré, qu’on ouvre l’été et qu’on garnit de fleurs pendant l’hiver.

Les monuments de Cadiz n’ont rien de particulièrement remarquable ; la plupart datent du dix-septième siècle et sont d’un style médiocre ; on se console facilement de voir des ornements d’aussi mauvais goût empâtés par d’innombrables couches de badigeon.

Il y a peu de villes en Espagne qui soient aussi vivantes et aussi animées que Cadiz ; c’est vers le soir, en faisant quelques tours sur l’alameda, qu’on peut se convaincre qu’elle est toujours restée la Jocosa Gades d’autrefois ; il faut lire Martial pour se faire une idée de ce qu’était cette ville à l’époque romaine : « Les grandes richesses, dit un ancien auteur, y avaient introduit un grand luxe ; de là vint que les filles de Cadiz étaient recherchées dans les réjouissances publiques, tant pour leur habileté à jouer de divers instruments, que pour leur humeur, qui avait quelque chose de plus que de l’enjouement. »

Les improbæ Gaditanæ, comme les appelle Martial, étaient déjà célèbres dans le monde entier par leurs danses et par leur habileté à faire résonner les bætica crusmata, qui n’étaient autre chose que les modernes castagnettes, aujourd’hui encore l’accompagnement obligé de l’ole gaditano, cette danse si franchement andalouse. « La fière Séville est belle, dit lord Byron dans son Pèlerinage de Childe-Harold, mais Cadix, qui s’élève sur la côte lointaine, est encore plus séduisante… Lorsque Paphos tomba détruite par le temps, les plaisirs s’envolèrent pour chercher un climat aussi beau, et Vénus, fidèle à la mer seule qui fut son berceau, Vénus l’inconstante daigna choisir le séjour de Cadix et fixer son culte dans la ville aux blanches murailles ; ses mystères sont célébrés dans mille temples ; on lui a consacré mille autels, où le feu divin est entretenu sans cesse. »

Heureusement pour les dames de Cadiz, nous aimons à le croire, cette appréciation du poëte anglais n’est pas plus exacte que sa description d’une corrida qu’il vit dans la plaza de Toros, « ce jeu barbare, qui rassemble souvent les filles de Cadix et fait les délices du berger espagnol. » Ce passage nous revint à la mémoire au milieu d’une assez belle course que l’on donna pendant notre séjour à Cadiz. Lord Byron, assurément, n’était pas un aficionado consommé ; dans le même chant de Childe-Harold, il appelle le taureau le « roi des forêts », ce taureau qui n’a jamais vu que des plaines sans arbres ; les pauvres haridelles à moitié mortes, qu’on n’achète guère au-dessus de la valeur de la peau et qu’on pousse à la mort après leur avoir bandé un œil avec un mauvais foulard de coton, deviennent de « fiers coursiers bondissant avec grâce et qui savent se détourner, » et l’agile matador, « son arme est un javelot, il ne combat que de loin. »

Que diraient notre ami El Tato et son beau-père Cucharès, s’ils savaient qu’on a accusé leurs prédécesseurs de ne combattre que de loin, et qu’on a transformé en une arme de jet la flexible espada qui ne quitte leur main que lorsque les cornes du taureau viennent effleurer leur poitrine ?

Mais revenons à l’alameda et à ses palmiers, qui ont inspiré Victor Hugo :

Cadiz a ses palmiers ; Murcie a ses oranges,
Jaen, son palais goth aux tourelles étranges.

Malheureusement les palmiers de l’alameda, trop exposés sans doute aux vents de mer, n’ont plus guère que le tronc et ressemblent à peu près à des échassiers qui auraient perdu leurs plumes ; mais c’est un détail que les belles Gaditanes font bien vite oublier. C’est à Cadiz qu’il faut voir l’Andalousie gaie, riante, vivante ; c’est là qu’abondent le meneo, la sal, la sandunga, c’est-à-dire cette grâce, ce charme, cette désinvolture, qui sont comme le privilége exclusif des Andalouses.

Les femmes de Cadiz viennent à l’alameda bien moins pour voir que pour être vues et admirées ; on peut dire, avec le poëte, qu’elles sont habiles dans l’art des œillades ; il est vrai que nous n’oserions répéter avec lui qu’elles sont toujours disposées à guérir les blessures qu’ont faites leurs regards ; mais nous croirions volontiers que c’est pour les Gaditanes qu’a été créé un des mots les plus expressifs de la langue espagnole, le verbe ojear, qu’il faudrait traduire en français en forgeant le mot œillader.

Le temps de la basquine et du jupon court est passé ; la mantille est la seule partie du costume féminin qui ait survécu ; elle était fort appréciée il y a deux cents ans, si nous en croyons une Française qui voyageait en Espagne sous Louis XIV : « Les mantilles, dit Mme d’Aulnoy, font le même effet que nos écharpes de taffetas noir, excepté qu’elles siéent mieux et qu’elles sont plus larges et plus longues ; de sorte que, quand elles veulent, elles les mettent sur leur tête et s’en couvrent le visage. »

Mais si leur jupe s’est allongée, les dames de Cadiz n’en sont pas moins habiles à laisser apercevoir un pied d’enfant, étroit et cambré ; un de ces pieds qui ont donné naissance à la vieille formule : Beso a vmd los pies.

Une des particularités de Cadiz, c’est le grand nombre de confiterias qu’on rencontre dans les rues de la ville ; les sucreries les plus variées y abondent, depuis les cabellos de angel, espèce de confiture qui s’étire comme la blonde chevelure d’un ange, jusqu’aux esponjados ou azucarillos, biscuits longs et poreux qu’on met fondre dans l’eau pour la sucrer. Toutes ces chatteries font les délices des Andalouses, et si nous en croyons encore


La Cartuja de Jerez. — Dessin de Gustave Doré.


Mme d’Aulnoy, elles tiennent ce péché mignon de leurs aïeules, qui avaient aussi un goût des plus prononcés pour les sucreries :

« Il y a de vieilles dames qui, après s’être crevées d’en manger, ont cinq ou six mouchoirs qu’elles apportent tout exprès et elles les emplissent de confitures ; bien qu’on les voie, on n’en fait pas semblant ; l’on a l’honnêteté d’en aller prendre tant qu’elles veulent et même d’en aller quérir encore.

« Elles attachent ces mouchoirs avec des cordons tout autour de leur sacristain (on appelait ainsi une espèce de panier ou vertugadin) : cela ressemble au crochet d’un garde-manger où l’on pend du gibier. »

Parmi les femmes de Cadiz, il ne faut pas oublier les cigarreras : c’est ainsi qu’on appelle les filles, jeunes pour la plupart, qui travaillent en grand nombre à la fabrica de tabacos ; la fabrique de Cadiz est beaucoup moins considérable que celle de Séville, qui occupe à elle seule plusieurs milliers de femmes.

La cigarrera andalouse est un type à part que nous étudierons plus particulièrement à Séville, et nous ne notons que pour mémoire celle de Cadiz, bien qu’elle ait aussi son individualité et ses mérites particuliers, si nous en croyons une petite feuille imprimée à Carmona sous le titre de Jocosa relacion de las cigarreras de Cadiz.

Le port de Cadiz est le plus animé peut-être de tous les ports espagnols ; des navires des pays les plus lointains y abordent fréquemment et toutes les nations du monde paraissent s’être donné rendez-vous sur le quai ; de petites barques de toutes couleurs attendent les voyageurs qui veulent s’embarquer pour le Puerto, et les marineros les appellent et les provoquent avec les andaluzadas les plus divertissantes.


Vendangeurs de Jerez (Xérès). — Dessin de Gustave Doré.


Le marinero andalou, et celui de Cadiz en particulier, s’il a été moins exploité dans les romances de salon que le gondolier de Venise et le barcaiuolo napolitain, n’est pas un type moins intéressant : comme eux, il a ses barcarolles, qu’on appelle en Andalousie les playeras, ou chants de la plage, qu’il accompagne avec la guitare ou la bandurria ; une des plus charmantes playeras que nous connaissions est la cancion divertida del curiyo marinero, un titre qu’on pourrait appeler la chanson réjouissante du joli marin : curro, currito, curriyo, sont des expressions qui appartiennent au dialecte andalou et qu’on ne saurait traduire en notre langue ; c’est le nom que la maja donne à son querido :

Segun las señales veo
Va a moverse un temporal
Pero ya perdí er mieo,
Y te ayudaré á remar.
Los dos à la par bogamos,
No pierdas, Curro, el compas ;

Boga aprisa, Curro mio,
Que me guervo a marear !

« Je vois les signes qui annoncent la tempête, dit la Guerida à son Curro, mais avec toi je ne crains plus rien, et je t’aiderai à ramer. Ramons ensemble, Curro, et ne perds pas la route ; rame plus vite, Curro mio, je sens mon cœur s’en aller ! ».

Nous quittâmes Cadiz par une fraîche matinée, sur une de ces petites barques au mât court et à la longue voile latine que les Andalous appellent falúas, et qui était ornée à l’avant de deux grands yeux peints en rouge, comme un speronare sicilien. Un vent frais enfla bientôt notre voile blanche, et notre falúa fendit rapidement les eaux bleues et transparentes de la baie de Cadiz ; le Puerto, ou nous devions débarquer, n’est qu’à deux ou trois lieues de Cadiz ; nous distinguions déjà ses maisons qui se dessinaient comme une ligne blanche entre le bleu du ciel et celui de la mer, et plus loin, sur la côte, Rota, célèbre par ses vins ; bientôt nous laissions sur notre gauche la Puntilla et la batterie de Santa Catalina, et quelques instants après notre falúa abordait au quai encombré de navires chargés de tonneaux de toute dimension.

Le Puerto, qu’on appelle aussi Puerto Santa Maria, est situé à l’embouchure du Guadalete, qui vient se jeter dans la baie de Cadiz ; c’est l’entrepôt et le port d’embarquement des vins de Jerez ; la ville, qui est blanche, gaie et propre, est comme un diminutif de Cadiz ; nous visitâmes ses bodegas, vastes caves qui nous donnèrent un avant-goût de celles de Jerez, et sa plaza de Toros, une des meilleures de toute l’Espagne, et bien plus fréquentée par les aficionados que celle de Cadiz.

Los toros del Puerto est le titre d’une chanson andalouse, populaire dans toute l’Espagne, et qui dépeint à merveille l’enthousiasme des habitants de Cadiz pour ces fêtes nationales :

Quien se embarca para el Puerto ?

« Qui s’embarque pour le Puerto ? »

Tel en est le refrain de la chanson.

Que se large mi falua !

« Ma falua va prendre le large ! »

s’écrie le marinero ; puis, s’adressant à une jeune Andalouse qui va prendre place dans sa barque :

    Señorita,
Levantusté esa patita,
Y sartuté a este barquiyo !
No se le ponga a uste tuerto
El molde de ese moniyo !

« Señorita, levez cette petite patte, et sautez-moi dans cette barque ! Mais n’allez pas gâter le moule de ce joli corset ! »

Pour nous rendre à Jerez, nous frétâmes une de ces calesas andalouses qui ressemblent assez aux corricoli de Naples ; la nôtre, qui devait dater des premières années de ce siècle, était montée sur des roues immenses, et la caisse était ornée d’amours peints en rose sur un fond qui avait dû être vert tendre ; nous nous entassâmes trois dans ce véhicule qui n’était pas trop large pour une personne. Après quelques heures de secousses, nous traversâmes le Guadalete et nous fimes notre entrée dans Jerez.


Jerez de la Frontera. Les Jerezanos. — Majos et Aficionados. — La Plaza. — Le Toro del Aguardiente. — La Cartuja. — Les vignobles ; l’exploitation ; les veillées des travailleurs. — Le Capataz et sa Cuadrilla. — La Vendimia. — Les Lagares. — Le Vino Madre. — Le Jerez Seco. — Le Brown Sherry. — L’Amontillado. — Le Pajarete. Le Moscatel. — Les Bodegas.

Le calesero, qui conduisait notre pittoresque équipage, était, comme il nous l’apprit au bout d’un instant de conversation, un enfant de Jerez ; jamais nous n’avions rencontré un échantillon aussi accompli de l’Andalou loquace, hâbleur et fanfaron, et pourtant on sait que ce type n’est pas rare dans ce pays. Nous nous amusâmes donc à faire causer notre Jerezano qui n’avait guère besoin, du reste, d’être encouragé, car il se mit à nous conter ses hauts faits sans nous laisser le temps de placer une seule parole : « Quand j’étais jeune, nous disait-il, je ne craignais pas un régiment entier, mieux que tout autre, je savais faire payer aux joueurs le barato, et les majos les plus farouches, quand ils me voyaient approcher devenaient plus doux que du sirop ; et quand le soir j’allais parler avec ma chica qui n’attendait à la reja de sa fenêtre, aucun mozo, s’il tenait à ses oreilles, ne se serait risqué à passer dans la rue. »

Les Jerezanos jouissent, parmi les autres Andalous, d’une réputation assez bien établie en fait de hâbleries ; notre calesero ne laissait rien à désirer sous ce rapport, et peut-être avait-il servi de modèle pour cette Relacion andaluza, populaire dans le pays où sont célébrés en vers de huit pieds les Hazañas hechos y Valentias, c’est-à-dire les exploits, hauts-faits et traits de courage de Pepillo el Jerezano.

Les Andalous, qui ne font nulle difficulté à se reconnaître les premiers hâbleurs de toute l’Espagne, excellent à se peindre eux-mêmes, et à photographier, pour ainsi dire, leurs fanfaronnades d’après nature ; ce qu’ils savent faire, du reste, avec infiniment de grâce, d’esprit et de fine naïveté. Aussi notre calesero ne paraissait nullement embarrassé des contradictions assez fréquentes qui venaient de temps en temps embrouiller ses récits, et Dieu sait où l’énumération de ses prouesses se serait arrêtée, si nous n’étions enfin arrivés à Jerez.

Jerez de la Frontera, qu’on appelle ainsi pour la distinguer de Jerez de los Caballeros, une petite ville d’Estramadure, a également reçu ce nom à cause du voisinage de la frontière de Portugal. Faisons observer en passant qu’on a cessé d’écrire comme autrefois Xérès depuis que la nouvelle orthographe espagnole a substitué, dans certains cas, le J à l’X, au G et quelquefois à l’S.

Ce qui nous frappa tout d’abord quand nous entrâmes à Jerez, ce fut un air de bien-être, de richesse, de propreté, qui n’est pas le privilége de toutes les petites villes espagnoles ; Jerez n’est plus, du reste, une petite ville, car sa population a doublé depuis vingt-cinq ans, et dépasse aujourd’hui cinquante mille âmes.

Nous venons de dire quelle place distinguée occupent les Jerezanos parmi les fanfarons de l’Andalousie ; ils ne sont pas moins célèbres comme majos, comme toreros et comme contrabandistas. Leurs danses, parmi lesquelles il faut citer le classique Jaleo de Jerez, tiennent le premier rang dans la chorégraphie andalouse.

Ces majos de Jerez, qui excellent à porter avec grâce l’élégant costume andalou, ont la réputation d’être fort habiles à manier la navaja, et d’avoir, comme on dit, la tête près du bonnet : c’est sans doute ce qui a donné naissance à un proverbe bien connu : Burlas de manos, burlas de Jerezanos, — Jeux de mains, jeux de Jerezanos ; proverbe qui fait pendant au nôtre : Jeux de mains, jeux de vilains.

La Plaza de Jerez est peut-être, après celle construite à Valence il y a peu d’années, la plus belle et la plus vaste qu’il y ait en Espagne : nous y assistâmes à une course qui fit époque dans les annales de la Tauromachie, et que les aficionados comparaient à celles qui se donnent tous les ans à l’occasion de la Saint-Jean, et qui attirent à Jerez la foule la plus pittoresque. Huit taureaux furent tués dans cette corrida, sans compter le Toro del aguardiente, — c’est-à-dire littéralement, le taureau de l’eau-de-vie.

Cette expression, qui n’offre aucun sens aux personnes peu familiarisées avec les mœurs andalouses, s’applique à un taureau qu’on livre aux gens du peuple, presque tous passionnés pour les corridas, dès le point du jour, au moment où ils ont l’habitude de prendre leur copita d’aguardiente, ou comme ils disent de tomar la mañana, — de prendre le matin. Le toro del aguardiente, combattu par des aficionados qui ont plus d’enthousiasme que d’expérience, plus de témérité que de savoir, fait souvent plus d’une victime, et les plus heureux sont ceux qui s’en tirent avec une simple écorchure.

Mais revenons à notre corrida : entre les huit taureaux tirés, vingt-neuf chevaux furent enlevés morts du redondel, sans compter ceux qu’on abattit au dehors, et un banderillero reçut à l’épaule une cogida qui teignit de sang la veste vert-pomme toute frangée d’argent : c’était ce qu’on appelle en Espagne une bonne course.

Jerez n’est pas riche en monuments : le seul qui mérite d’être cité est la cartuja, ou chartreuse, que nous allâmes visiter à une demi-heure de la ville. La cartuja, aujourd’hui abandonnée, était autrefois un des principaux couvents de l’Espagne, et possédait de bons tableaux, qui ont tous disparu ; nous prîmes un croquis de la façade, supportée par quatre colonnes d’ordre dorique, élégant spécimen de l’architecture espagnole à l’époque de Philippe II. C’est à peu de distance de la ville non loin des bords du Guadalete, que s’étendent les riches vignobles qui produisent les fameux vins de Jerez ; leurs titres de noblesse ne sont pas de très-ancienne date, et remontent moins haut que ceux du Malvoisie et du Madère, car c’est à peine s’ils étaient connus au commencement du siècle dernier, et il n’y a guère plus de soixante ou quatre-vingts ans qu’ils sont l’objet d’un commerce très-important.

Les vignobles de Jerez occupent une superficie d’environ douze mille aranzadas de terrain, — quelque chose comme six mille hectares, qui produisent, bon an mal an cinq mille botas ou quinze mille barricas de vin, c’est ainsi qu’on nomme des tonneaux contenant ensemble cinq cent mille arrobas, ce qui approche du chiffre respectable de deux millions cinq cent mille litres. La plus grande partie des vignobles appartient aux négociants en vins, qui sont en même temps cultivateurs et fabricants, car ils ont des ateliers où de nombreux ouvriers travaillent à la confection des tonneaux nécessaires pour l’emmagasinage et l’expédition des vins. Quelques propriétaires ont des vignobles tellement considérables qu’ils occupent pour la culture seulement jusqu’à un millier de personnes à la fois. Nous citerons notamment la maison Domecq et la maison Gordon : M. Domecq possède le fameux vignoble de Macharnudo, le plus estimé des environs, et qui ne contient pas moins de cinq cents arpents.

À proximité des vignobles, s’élèvent de vastes édifices ou sont logés et nourris, soit toute l’année, soit seulement pendant la durée des travaux, la plus grande partie des travailleurs. Ces bâtiments, ordinairement abrités sous de grands arbres, qui donnent une fraîcheur précieuse sous un climat brûlant, renferment en outre les pressoirs, los lagares, et une vaste bodega ou cave, destinée à conserver, pendant quelques jours seulement, le vin nouvellement sorti des pressoirs. Ils contiennent aussi une vaste salle qui sert en même temps de réfectoire et de dortoir ; c’est là que, sous le manteau d’une vaste cheminée, ont lieu les veillées pendant les longues soirées d’hiver.

Nous assistâmes une fois à une de ces tertulias populaires ; on ne saurait rien imaginer de plus gai, de plus pittoresque : dans le vaste foyer pétillait joyeusement un grand feu de sarments ; un énorme tronc de chêne vert, dont une moitié seulement pouvait entrer dans la cheminée, se tordait au milieu de la flamme, et de grosses fourmis, chassées par la chaleur et par la fumée, s’échappaient effarées des fissures de l’écorce. Une vingtaine d’Andalous au costume pittoresque et au teint bronzé, rangés autour du foyer, écoutaient en fumant leur cigarette un grand gaillard qui chantait d’une voix lente et nasillarde les couplets du Tango americano, une des chansons les plus populaires de l’Andalousie. Le virtuose se livrait sur sa guitare à une véritable gymnastique, frappant le bois de coups secs avec son pouce et les quatre doigts, et faisant bourdonner du revers de la main les six cordes de son instrument. Les auditeurs marquaient la mesure à coups de talon et en frappant dans la paume de la main, et à la fin de chaque copla s’écriaient en chœur otra ! otra ! Et les plaisanteries, les bons mots, enfin toutes ces saillies qu’on appelle des andalousades, — andaluzadas, partaient de tous côtés comme les fusées d’un feu d’artifice ; et c’est le cas de le dire ici avec un écrivain espagnol : « si à Paris l’esprit court les rues, en Andalousie il se promène par les champs. »

Dans la belle saison, les travailleurs se réunissent sous les grands arbres, qui sont témoins de scènes pareilles à celle que nous venons de décrire ; c’est là aussi qu’ils viennent faire la sieste entre les heures consacrées au travail.

La maison que nous visitâmes comprenait aussi, outre l’habitation du propriétaire, une petite chapelle destinée aux ouvriers ; mais la cuisine n’était pas la partie la moins curieuse : quatre vastes chaudières de cuivre rouge étaient sur le feu ; le bœuf, le lard, les garbanzos


Majo et paysans des environs de Jerez (Xérès). — Dessin de Gustave Doré.


(pois chiches), les piments et les tomates répandaient au loin leur fumet, qui aurait pu nous paraître appétissant si l’odeur âcre de l’huile rance ne s’y fût mêlée. D’immenses terrines de cette grossière fayence à dessins verts qui se fabrique à Séville contenaient de nombreuses rations de gazpacho, soupe froide et rafraîchissante, chère aux Andalous, et de blanches alcarrazas d’Andujar, alignées en longues files, laissaient suinter à travers leur terre poreuse une eau limpide qui s’écoulait sur des planches légèrement inclinées. Tout cela nous faisait penser aux noces de Gamache, et nous cherchions instinctivement, parmi les nombreux travailleurs qui circulaient autour de nous, des physionomies qui nous rappelassent celles de l’ingénieux Hidalgo et de son fidèle écuyer.

Les vignes de Jerez sont l’objet des soins les plus minutieux, comme chez nous celles qui produisent le vin de Champagne ; quand le raisin commence à mûrir, les travailleurs se divisent en escouades ou cuadrillas de douze personnes ; chaque cuadrilla, commandée par un capataz, — c’est ainsi qu’on nomme le maître-valet chargé de la surveillance, — se répand dans la vigne et la vendimia commence.

C’est un rude et fatigant métier que celui de vendangeur en Andalousie, aussi est-il réservé exclusivement aux hommes, et n’y voit-on jamais, comme dans certaines parties de la France, des femmes se mêler aux travailleurs.

Il faut voir ces robustes Andalous, au teint bronzé, travailler des journées entières malgré l’ardeur d’un soleil africain, n’ayant, pour abriter leur tête, qu’un vieux sombrero calañes et souvent un simple foulard dont les coins retombent sur le cou. Une petite serpette et une cuve de bois sont leurs seuls instruments ; cette cuve à la forme d’une pyramide renversée et tronquée à la partie inférieure ; on l’emploie à l’exclusion des paniers, qui pourraient laisser filtrer un jus précieux à travers leur tissu ; précaution qui n’est pas indifférente quand il s’agit d’un vin dont le prix s’élève souvent à plus de deux cent cinquante réaux l’arroba[2]. Une fois que la cuve de bois est remplie, les vendangeurs la chargent sur leur dos au moyen de deux courroies, comme on ferait d’une hotte.

Avant qu’une vigne soit entièrement vendangée, il faut que les travailleurs la parcourent bien des fois en tous sens, car il leur est recommandé de choisir les grappes, c’est-à-dire de ne cueillir que celles dont la maturité est parfaite, ce qui est très-important pour la bonne qualité du vin.

À mesure que le raisin est cueilli, on l’étend sur de grandes claies de jonc — esteras de esparto — qu’on étend au soleil à proximité du pressoir ; on le laisse ainsi exposé quelques jours, en ayant soin de le couvrir pendant la nuit, pour le mettre à l’abri de la rosée, et retourner les grappes de temps en temps, afin que la chaleur fasse évaporer la partie aqueuse du raisin.

Lorsque les grappes sont parfaitement sèches, on les porte aux lagares, — aux pressoirs, — où elles sont soumises à l’action de presses mues par des bras vigoureux ; il en sort du vin doux — mosto — qu’on verse dans les tonneaux, où on les laisse le temps nécessaire pour que la fermentation se produise. La fermentation est ordinairement terminée au mois de janvier, et alors le mosto devient de vrai vin ; on enlève la lie et on le laisse reposer jusqu’à l’époque où il doit être exporté.

Les vins de Jerez ne sont jamais expédiés sans avoir été préalablement clarifiés ; on emploie pour cela des blancs d’œufs qu’on mélange avec une craie ou terre blanche qui se trouve dans les environs de Jerez ; cette opération terminée, on ajoute un peu de vino madre (vin mère), — c’est ainsi qu’on appelle un vin très-vieux qu’on garde pour améliorer les autres.

Il ne sort pas de Jerez une bota de vin qui n’ait été plus ou moins mélangée d’aguardiente ; cette addition d’eau-de-vie a pour but de permettre au vin de mieux supporter l’exportation et de satisfaire le goût de certains palais, notamment de ceux de nos voisins d’outre-Manche, plus ou moins blasés par le gin et le whisky. On nous assura que la proportion ordinaire est d’un litre d’eau-de-vie pour soixante litres de vin, mais notre conviction est qu’elle est presque toujours plus considérable.

Les vins de Jerez se divisent en secos et dulces. Parmi les premiers, il faut distinguer le jerez seco, proprement dit, et le jerez amontillado ; tous deux proviennent du même raisin, du même mosto, et souvent même sont sortis du même pressoir, et cependant ils n’ont ni la même couleur, ni la même odeur, ni le même goût ; ces différences tiennent, nous a-t-on dit, à certains procédés de fabrication.

Le jerez seco se distingue par un parfum aromatique tout particulier, plus prononcé que celui de l’amontillado ; il y en a de trois sortes qu’on appelle, à Jerez, paja, oro et oscuro, c’est-à-dire paille, couleur d’or et foncé. Le jerez oscuro, d’un brun foncé, est presque entièrement expédié en Angleterre, après avoir subi, tout naturellement, une forte addition d’eau-de-vie ; c’est ce vin qu’on boit à Londres sous le nom de brown sherry, — jerez brun.

Quant au jerez amontillado, il est d’une couleur de paille plus ou moins foncée ; sa saveur, dans laquelle les amateurs reconnaissent un certain goût de noisette, est beaucoup plus riche et beaucoup plus fine, et le fait rechercher davantage des gourmets au palais délicat ; aussi le jerez amontillado se vend-il ordinairement plus cher que l’autre. Le nom d’amontillado vient d’une certaine analogie que le vin présente avec celui qu’on récolte à Montilla, dans la province de Cordoue.

Les vins doux de Jerez sont le pajarete, qu’on appelle chez nous pacaret, qui est également connu sous le nom de pedro-jimenez, et le moscatel, ou muscat. Le premier se fait avec un raisin doux qu’on appelle également pajarete, et qu’on laisse exposé au soleil pendant une douzaine de jours ; quand on le porte au pressoir, il est presque arrivé à l’état de raisin sec et contient une grande quantité de sucre. Le moscatel se fait avec du raisin muscat plus sucré que le pajarete ; aussi est-il plus doux encore que le vin.

Le jerez est un des vins qui se conservent le plus longtemps ; on nous en fit goûter qui avait quatre-vingts ans et plus. Les grands propriétaires de Jerez accueillent avec la plus parfaite courtoisie les étrangers qui leur sont recommandés ; les lagares (pressoirs) et les bodegas, immenses celliers où l’on emmagasine le vin, leur sont facilement ouverts. Vues de l’extérieur, ces bodegas aux immenses façades régulières et symétriques dénuées de fenêtres, aux toits composés de lignes droites, manquent absolument de pittoresque ; mais, en revanche, les parfums qui s’exhalent des fenêtres frappent agréablement l’odorat des passants, et il y a certains jours, notamment lorsque souffle le brûlant solano, où l’on peut dire que presque toute la ville en est imprégnée.

Les bodegas de Jerez présentent, comme les chaix de Bordeaux, le superbe coup d’œil d’innombrables barriques de toutes dimensions alignées en bon ordre sur cinq ou six rangs de hauteur ; la ventilation est admirablement ménagée pour que la température reste toujours à un degré convenable, et pour faciliter l’évaporation.

Une bodega contient ordinairement quatre ou cinq récoltes, car le vin ne se vend guère avant cinq ans ; elle contient en outre l’assortiment des vins qu’on laisse vieillir, et qu’on appelle vinos añejos, assortiment qui comprend des vins d’âges différents ; puis enfin les vinos madres ou vins mères, qui se conservent toujours en quantité égale.

La contenance moyenne d’une bodega est de cinq mille botas de trente arrobas (quinze à seize litres) chacune ; celle de M. Domecq contient, dit-on, jusqu’à quinze mille futailles. Quand nous la visitâmes, on nous reçut avec la plus grande courtoisie ; le capataz qui nous accompagnait nous fit marcher près d’une heure dans de véritables allées de tonneaux ; de temps en temps il s’arrêtait pour nous faire goûter d’un vin précieux dont il retirait une certaine quantité en plongeant dans le tonneau une petite pompe, qu’il vidait ensuite dans des cañas, verres longs et étroits qui ressemblent assez à un verre de lampe qu’on aurait coupé par la moitié.

Les cañas de jerez jouent un très-grand rôle dans les chansons populaires d’Andalousie, à côté des trabucos, des cigarros, de la sandunga, et autres casas de Andalucia :

Tu sanduuga y un cigarro,
Y una caña de jerez ;
Mi jamelgo y un trabuco,
¿ Que mas gloria puede haver ?

Ainsi chante un Majo andalou, en s’adressant à sa Maja :

 « Ta grâce et un cigare,
Et un verre de jerez ;
Mon cheval et un tromblon,
Quoi de meilleur au monde ? »

La fabrica de toneles n’est pas moins intéressante à visiter que les bodegas ; de nombreux ouvriers sont occupés à planer et à cintrer des planches de merrain de Hollande choisies avec soin ; d’autres les ajustent, les cerclent, et une fois les tonneaux terminés, on les remplit, avant d’y mettre le vin, d’une eau limpide qu’on renouvelle souvent.

Nous allâmes avant de quitter Jerez, visiter sur les bords du Guadalete un monticule non loin duquel, suivant la tradition, se livra en 711 la fameuse bataille à la suite de laquelle Roderick, le dernier roi goth d’Espagne, livra le pays aux Musulmans, et nous continuâmes notre route vers Arcos de la Frontera.


Arcos de la Frontera. — La puente de Arcos. — San Lucar de Barrameda ; le manzanilla. — Palos ; le départ de Christophe Colomb. — Bonanza. — Le Guadalquivir. — La Isla Mayor et la Isla Menor. — Les taureaux de combat. — Un Picador en voyage. — Une fête andalouse : le Herradero, le Tentadero ; le baptême des taureaux. — Coria. — San Juan de Alfarache. — Arrivée à Séville.

Arcos de la Frontera, malgré le voisinage du chemin de fer de Cadiz à Séville, est un des endroits qui ont le mieux conservé les mœurs et les costumes andalous. La ville, qui s’élève au-dessus du Guadalete, est séparée en deux par une rue longue et escarpée, horriblement pavée, mais des plus pittoresques ; suivant l’ancien usage un ruisseau, ménagé au milieu, sert à l’écoulement des eaux ; les murs blanchis à la chaux, comme du temps des Arabes, les toits plats couverts de grandes tuiles imbriquées, les rejas de fer qui défendent les fenêtres ; tout cela donne à la Calle major d’Arcos de la Frontera un aspect tout à fait original. Tout en haut de la ville s’élèvent, à côté de l’église de vieilles tours moresques couronnées de créneaux ; le sacristain nous fit monter au sommet du clocher, d’où nous découvrîmes une vue superbe : à nos pieds une colline plantée d’oliviers ; plus bas le Guadalete, qui sillonnait une plaine admirablement cultivée, et dans le dernier plan les hautes crêtes de la Serrania de Ronda, dont les découpures bizarres se confondaient avec les nuages.

Le pont d’Arcos, sur le Guadalete, a donné lieu à toutes sortes de dictons populaires, comme chez nous le pont d’Avignon : ainsi quand une personne entreprend une tâche sans la mener à fin, on la compare à la Puente de Arcos, « qu’on n’acheva jamais, bien qu’on eût à portée les pierres et la chaux. »

Como a la puente de Arcos
Te ha de suceder ;
Que trajeron cal y canto,
Y se quedó por hacer ;

Ou bien encore ce refran :

Aquel que mas alto sube
Mas grande porrazo dá :
Mira la puente de Arcos,
En lo que vino á parar !

Celui qui veut s’élever trop haut fait une chute plus grande : vois ce qui est arrivé au pont d’Arcos ! » «  Remontons le cours du Guadalete jusqu’à Jerez, et en quelques heures nous arrivons à San Lucar de Barrameda, le pays des jolies filles, si nous en croyons cet autre refrain populaire :

Para alcarrazas, Chiclana,
Para trigo, Trebujena,
Y para niñas bonitas,
San Lucar de Barrameda.

Pour les alcarrazas, Chiclana, pour le blé, Trebujena, et pour les jolies filles, San Lucar de Barrameda. »

San Lucar est situé sur la rive gauche du Guadalquivir, à peu de distance de l’embouchure du fleuve, qui s’élargit beaucoup avant de se jeter dans l’Océan. Bâtie sur une plage presque à fleur d’eau, la ville n’offre rien de très-remarquable ; quelques palmiers, qui s’élèvent au-dessus d’un terrain sablonneux brûlé par le soleil, témoignent de la douceur du climat, qu’on peut comparer à celui de Malaga, La grande affaire de San Lucar de Barrameda, c’est le commerce des vins, principalement de ceux de Manzanilla, qui doivent leur nom à une petite ville d’Andalousie. Le manzanilla est un excellent vin, un peu plus pâle que le jerez et beaucoup moins capiteux ; les Espagnols, qui en font un cas particulier, consomment la plus grande partie de ce qui se produit, de sorte qu’il ne s’en exporte qu’une assez petite quantité.

La côte d’Andalousie, au nord de l’embouchure du Guadalquivir, est presque toujours plate et sablonneuse ; le plus souvent, des pins rabougris et quelques plantes aromatiques sont la seule végétation qui s’élève sur le rivage à peu près désert.

C’est à l’extrémité nord de cette côte, non loin de la frontière de Portugal, qu’est situé le petit port de Palos, dont le nom a été immortalisé par Christophe Colomb. On sait que c’est de Palos que le célèbre navigateur génois, après avoir obtenu, non sans de grandes difficultés, le consentement d’Isabelle la Catholique, s’embarqua pour aller à la recherche d’un nouveau monde. La petite escadre ne se composait que de trois carabelas : la Santa-Maria, que commandait Christophe Colomb, la Pinta et la Niña. Le vendredi, 3 avril 1492, l’expédition quitta le port de Palos, et le 15 mars de l’année suivante, c’est-à-dire sept mois et onze jours après son départ, le grand homme y abordait pour offrir un nouveau monde à Ferdinand et Isabelle, qui devaient bientôt le payer d’ingratitude. Leurs successeurs furent moins ingrats ; on lit, sur la tombe de son fils Fernando, dans la cathédrale de Séville, ces deux vers qui, malgré leur simplicité, en disent plus long que les phrases les plus pompeuses :

A Castilla y á Léon
Nuevo mundo dió Colon.

« Colomb a donné un nouveau monde aux royaumes de Castille et de Léon. »

Palos dont le nom serait à peine connu sans ces grands souvenirs qui s’y rattachent, n’est plus aujourd’hui qu’un port sans importance, fréquenté seulement par quelques pêcheurs.

Comme nous voulions remonter le Guadalquivir depuis la mer jusqu’à Séville nous nous rendîmes de San Lucar à Bonanza, qui n’en est qu’à une très-courte distance et où s’arrêtent les bateaux qui font journellement le voyage de Cadiz[3] à Séville et réciproquement.

Bonanza n’est qu’une petite ville insignifiante, où est établi un poste de douane ; ce nom qui signifie littéralement calme lui a été donné parce qu’elle est située à l’endroit où commence le fleuve et où le calme succède à l’agitation de la mer ; un peu plus bas, à l’endroit où les eaux jaunâtres du Betis se mêlent aux eaux bleues et transparentes de l’Océan, est la fameuse barre du Guadalquivir, où la lame se fait sentir assez fortement. C’est alors que les voyageurs peu aguerris contre le mal de mer s’appuient mélancoliquement sur le bordage et prennent cette position significative que les Espagnols définissent d’une manière assez pittoresque : cambiar la peseta (changer sa piécette).

On connaît l’étymologie du mot Guadalquivir, qui vient de l’arabe Ouad-al-Kebir, littéralement la Grande-Rivière ; les Gitanos l’appellent encore aujourd’hui Len Baro, mots qui, dans leur langage, ont exactement la même signification. Tout le monde sait que c’était le Bétis des anciens et qu’il a donné son nom à la Bétique, ce pays merveilleux si souvent chanté autrefois, et plus récemment par Fénelon qui, dans un des chants du Télémaque, y place les Champs-Élysées et en fait une description plus séduisante que la réalité.

Notre bateau à vapeur avait pour nom le Rápido, nom qu’il nous parut ne mériter que médiocrement ; car, malgré le peu de courant du fleuve, il le remontait avec une lenteur majestueuse. Après deux heures de marche, nous dépassâmes le bourg de Trebujena, qui s’élève à peu de distance au sommet d’un monticule, et dont un quatrain populaire que nous avons cité plus haut vante les riches moissons.

À partir de là le fleuve devient beaucoup plus étroit, et sa largeur ne dépasse guère celle de la Seine à Paris. Sur les rives plates et presque à fleur d’eau, nous apercevions de temps en temps des rangées de hérons, hôtes habituels du fleuve, qui se tenaient immobiles sur une patte, sans paraître se soucier le moins du monde du bruit et du remous causés par le bateau à vapeur. Bientôt nous arrivâmes à l’endroit où le Guadalquivir se sépare en deux et forme une grande île qu’on appelle la Isla Mayor, pour la distinguer d’une autre plus petite qu’on rencontre un peu plus haut et qui porte le nom d’Isla Menor.

Dans les immenses prairies qui s’étendent sur les deux rives, paissent en liberté des chevaux et des troupeaux de taureaux sauvages destinés aux corridas. Dans ces prairies, qu’on appelle dehesas, nous n’apercevions que quelques chozas ou cabanes de jonc, et pas un seul arbre à l’horizon ; ce qui nous remit encore en mémoire le plaisant passage du Pèlerinage de Childe-Harold, où lord Byron appelle le taureau « ce roi des forêts. »

De temps en temps quelques taureaux s’avançaient presque sur le bord, les jambes à moitié cachées dans les roseaux, et regardaient passer d’un air farouche le bateau qui effleurait presque la rive. Le picador Calderon, qui se rendait à Séville pour les courses, et dont nous avions fait la connaissance sur le bateau à vapeur, s’amusait à porter un jugement sur les taureaux les plus rapprochés de nous, et tirait pour ainsi dire leur horoscope en nous expliquant ce qu’ils promettaient comme taureaux de combat et en quoi ils laissaient à désirer.

Les toreros portent habituellement en voyage le costume andalou : Calderon en avait un de cuir fauve orné de broderies de soie et d’une superbe botonadure de plata, c’est-à-dire d’une infinité de gros boutons de filigrane d’argent ; comme nous paraissions l’admirer beaucoup, il s’empressa de nous l’offrir avec la gracieuse formule espagnole : á la disposicion de usted. Nous refusâmes, suivant l’étiquette voulue, mais nous re pûmes nous dispenser d’accepter une bouteille de manzanilla que le picador demanda au mozo, et qui ne tarda pas à être suivie d’une autre que nous lui offrîmes à notre tour ; bientôt il en demanda une troisième, et nous ne voulûmes pas rester en arrière ; fort heureusement nous pûmes constater en cette occasion que le manzanilla est un vin peu capiteux, car notre ami Calderon, qui était un bon vivant, un hombre de rumbo y de trueno, comme disent les Andalous, ne paraissait pas disposé à s’arrêter en si beau chemin. Aussi bien il tenait à nous faire part d’une idée fixe qu’il caressait depuis longtemps ; c’était tout simplement d’organiser des combats de taureaux à Paris, et il nous avoua qu’il ne rencontrait jamais un Français sans essayer de le mettre de moitié dans son projet. Nous eûmes beau lui dire qu’il devait renoncer à l’espoir de voir ses idées réalisées, il ne parut que médiocrement convaincu.

« Nous causerons de cela plus tard, » nous dit-il.

Et il nous engagea à aller loger avec lui à Séville, à la posada de Toreros où il avait l’habitude de descendre, nous promettant de nous faire voir un herradero sur les bords du Guadalquivir, à peu de distance de l’endroit où nous étions en ce moment. Nous avions déjà trop goûté des posadas de tous genres pour nous livrer à cet excès de couleur locale ; mais nous lui promîmes notre visite, car nous ne voulions pas manquer une si bonne occasion de voir le herradero promis.

On entend par herradero l’opération qui consiste à marquer les jeunes taureaux ou novillos à l’aide d’un fer rouge et à séparer ceux qui doivent être élevés pour le combat, de ceux qu’on destine aux paisibles travaux de l’agriculture.

Un herradero en Andalousie, et surtout dans les environs de Séville, est une véritable fête nationale à laquelle se rendent avec un égal empressement les aficionados de la ville et des campagnes, et on ne saurait trouver une meilleure occasion d’étudier les mœurs andalouses dans leurs détails les plus pittoresques.

Nous partîmes donc de grand matin en calesa pour une hacienda (ferme), située un peu plus haut que Coria, à peu de distance du Guadalquivir ; nous rencontrâmes en route de nombreux amateurs qui se rendaient comme nous au herradero, les uns en calesa, les autres montés sur de beaux chevaux andalous au poil noir et à la longue crinière ; d’autres encore, et c’étaient les plus nombreux, étaient empilés dans des carros aux roues massives, traînés par deux bœufs et couverts de guirlandes de feuillage.

Cette longue procession de véhicules de toutes formes et de toutes couleurs nous fit songer aux fêtes populaires des environs de Naples. Le caractère des Andalous nous paraît offrir, sous beaucoup de rapports, une certaine analogie avec celui des Napolitains : c’est le même entrain, la même passion pour la musique et pour la danse, nous allions dire la même gaieté ; cependant celle des Andalous nous a toujours semblé plus bruyante, plus expansive, plus folle. Si Léopold Robert avait peint une scène populaire d’Andalousie, il n’aurait eu aucun prétexte pour y introduire ce fond de mélancolie qu’on remarque dans ses Moissonneurs napolitains.

Quand nous arrivâmes sur le terrain, beaucoup d’aficionados avaient déjà pris place autour de l’enceinte, qui ne tarda pas à être entièrement envahie par les amateurs. Cette enceinte ne ressemblait en rien aux arènes de pierre ou de bois où se donnent, dans les villes, les courses de taureaux : des tonneaux renversés, quelques planches et des cordes tendues en faisaient tous les frais avec quelques carros, carretas et autres véhicules pareils à ceux que nous avions rencontrés en route ; quelques toiles suspendues à des pieux garantissaient les spectateurs de l’ardeur du soleil. Nous prîmes place à notre tour, et bientôt un jeune taureau, un novillo, fut introduit dans l’enceinte improvisée pour subir la double épreuve du tentadero et du herradero. Le tentadero, c’est l’essai du jeune taureau, l’examen qu’on lui fait subir pour savoir s’il réunit les qualités qu’on exige des toros de muerte ; à la suite de cet examen, tous les novillos sont indistinctement marqués du fer chaud ; seulement, comme nous l’avons dit, on sépare ceux jugés bons pour le combat de ceux destinés à labourer la terre.

Les amateurs de courses attachent la plus grande importance à cet examen, à ce triage des jeunes taureaux ; ils se préoccupent tout d’abord du pelage, pelo, et de ce qu’ils appellent la pinta del toro, c’est-à-dire l’aspect général du sujet. Les taureaux qui ne jouissent pas d’une santé parfaite sont ordinairement mis de côté comme indignes de combattre ; il y a aussi certaines infirmités, certains vices de conformation qui motivent l’exclusion : ainsi on tient compte de las libras, c’est-à-dire du poids, car les taureaux qui ont trop d’embonpoint sont rejetés comme aplomados, c’est-à-dire de plomb, parce qu’ils se fatiguent dès les premiers moments de la course.

On écarte également les jeunes taureaux dont la vue laisse à désirer, et qu’on appelle burriciegos. Ils sont généralement difficiles à combattre, surtout les tuertos, c’est-à-dire qui louchent ; bien que propres à être combattus dans certaines conditions, les taureaux atteints de ce singulier défaut sont très-dangereux dans quelques cas, notamment si l’espada, au moment de donner la mort, ne tient pas compte du strabisme de son adversaire.

Pour connaître l’âge d’un taureau, ou examine les dents et les cornes : les dents sont au complet à la fin de la troisième année, et restent blanches jusqu’à la sixième ; ensuite elles commencent à jaunir et à noircir. Quant aux cornes, que les gens du métier appellent las astas, les piques, elles permettent de déterminer d’une manière plus certaine encore, l’âge de l’animal : lorsqu’il a atteint trois ans, il se détache une enveloppe qui n’est guère plus épaisse qu’une feuille de papier ordinaire, et il se forme, à la partie inférieure de chaque corne, une espèce d’anneau ou de bourrelet qui se renouvelle chaque année ; de sorte que les toreros, pour savoir l’âge d’un sujet, n’ont qu’à compter le nombre de ces bourrelets : trois ans pour le premier, et un an pour chacun des suivants.

« Faites attention, nous dit notre cicerone Calderon ; voici un novillo de buen trapio : il ne peut manquer de devenir, dans deux ou trois ans, un excellent taureau de combat, car il réunit toutes les qualités requises ; poil doux, épais et brillant ; jambes sèches et nerveuses, articulations souples ; voyez ses cornes, elles sont fortes, pas trop grandes, égales et noires ; sa queue est longue, fine et bien fournie ; ses yeux noirs et vifs ; ses oreilles velues et mobiles. »

Pendant que Calderon nous parlait, plusieurs aficionados avaient sauté dans l’enceinte et se préparaient à capear le novillo : quelques paysans se servaient simplement de leur mante ; quant aux aficionados de Séville, ils avaient eu la précaution de se munir de véritables capas aux couleurs éclatantes, pareilles à celles qu’emploient les chulos ou capeadores. Calderon avait dit vrai, le novillo était plein d’ardeur et de courage. Les capeadores l’appelèrent à la cape (llamaronle á la capa), et l’attirèrent vers une vieille burra qu’on avait couverte de débris de mantas et d’aparejos, et qui se tenait piteusement dans un coin ; en un clin d’œil la pauvre ânesse fut renversée les quatre fers en l’air aux grands applaudissements de l’assemblée, mais sans éprouver le moindre mal, grâce à l’épaisse cuirasse de laine dont elle était matelassée.

Le novillo se retourna ensuite contre ses adversaires, qui s’amusèrent à quelques suertes de capa ; bientôt enfin il fut renversé à son tour, après qu’un vigoureux paysan l’eut coiffé de sa manta ; à peine fut-il à terre qu’un autre paysan, vêtu du costume andalou, s’approcha et lui appliqua un fer chaud à l’épaule. Aussitôt que le novillo sentit la brûlure, il se mit à pousser des beuglements plaintifs et à tirer la langue d’une manière lamentable, après quoi il se releva et quitta l’enceinte pour être bientôt dirigé vers la dehesa. Chaque novillo reconnu bon pour le combat reçoit un nom ; c’est ordinairement une des dames invitées à la fête ou quelques amis du propriétaire qui sont chargés de le choisir ; ce nom est tantôt de fantaisie, comme Judio (le juif), Sastre (le tailleur), Brujo (le sorcier) ; tantôt il est emprunté à une des qualités du novillo, par exemple : Moreno (le brun), Leon (le lion), Morito (le noiraud), etc., etc.

Les aficionados expérimentés se trompent rarement sur les dispositions d’un jeune taureau ; ils prétendent qu’on n’est plus assez sévère pour le choix des sujets, que les castas, c’est-à-dire les races, ne sont plus aussi pures qu’autrefois ; en un mot que le beau temps de l’art est passé.

À propos des novillos, n’oublions pas de mentionner les novilladas de lugar : c’est le nom qu’on donne aux courses de jeunes taureaux qui se donnent dans les villages. Ces fêtes populaires n’attirent pas moins d’amateurs que les herraderos que nous venons de décrire, seulement la novillada de lugar est une réjouissance tout à fait locale, à laquelle prennent rarement part les habitants des villes.

Nous avons dit combien la passion des combats de taureaux est répandue en Andalousie, surtout parmi les gens du peuple : les campagnards ne sont pas des aficionados moins passionnés que les citadins ; seulement, comme ils n’ont pas de plaza de toros, ils se contentent d’en établir une de circonstance, en barricadant la place du village au moyen de carros, de galeras ou d’autres véhicules du même genre.

Nous assistâmes, dans un village des environs de Séville, à une novillada dans un de ces cirques improvisés, et nous fûmes émerveillés de l’agilité des paysans andalous, qui, dans un espace restreint, savaient toujours échapper au taureau, soit en s’accrochant à un balcon, soit en disparaissant subitement derrière les roues d’une carreta.

Mais revenons au Guadalquivir ; nous venions de dépasser la Isla Mayor et la Isla Menor ; à mesure que nous approchions de Séville, le fleuve devenait plus étroit ; ses rives encaissées, ses eaux troubles, jaunâtres et tranquilles nous faisaient penser au Tibre, au flavum Tiberim que nous avions, quelques années auparavant, remonté en bateau à vapeur. Nous passâmes devant Coria, petite ville célèbre par ses énormes tinajas et jarras de terre cuite, dont les dimensions dépassent de beaucoup celles des plus grandes amphores romaines ; nous laissâmes encore sur notre gauche le bourg de Gelves, puis un joli village entouré de grenadiers et d’orangers : c’était San Juan de Alfarache, le pays du picaro Guzman de Alfarache ; ce village, dont les blanches maisons sont entourées d’orangers et de citronniers, nous fit penser au célèbre roman picaresque de Mateo Aleman, citoyen de Séville, qui l’appelle el mas deleitoso de aquella comarca, — le plus agréable de cette contrée.

Nous n’étions plus qu’à une lieue de la capitale de l’Andalousie ; déjà nous pouvions apercevoir, au-dessus de nombreux clochers, la Giralda et sa grande statue de bronze que doraient les rayons du soleil couchant ; une demi-heure après nous débarquions près d’une petite tour moresque, la torre del Oro ; nous étions à Séville.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



de Gustave Doré. ge - Dessin A de nouilles dans un villa Une novillada de lugar (course

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 359 et 385.
  2. Un peu plus de quatre francs le litre.
  3. Bourg qui s’élève sur un monticule au-dessus du Guadalquivir, à quelques lieues de San Lucar.