Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/19
VOYAGE EN ESPAGNE,
SÉVILLE.
Il y a peu de personnes qui ne connaissent au moins de nom le fameux faubourg de Triana, où résident la plupart des Gitanos de Séville. Le barrio de Triana, qui forme une partie assez importante de la capitale de l’Andalousie, s’étend sur la rive droite du Guadalquivir, et communique avec la ville au moyen d’un pont de fer, qui a remplacé, il y a une vingtaine d’années, l’ancien pont de bateaux, le puente de barcas. Ce faubourg, qui s’appelait autrefois, dit-on, Trajana, doit son nom à un empereur romain. On sait que Trajan naquit à Italica, non loin de Séville ; de Trajana, les Arabes auraient fait Tarayana, qui depuis est devenu Triana.
Le faubourg de Triana, qui est à peu près à Séville ce qu’est à Rome le Trastevere, a été célébré par l’auteur de Don Quichotte dans sa nouvelle de Rinconete y Cortadillo ; il est habité aujourd’hui par une population à part : contrebandiers, rateros, barateros, majos ; il y a à Séville, dit la chanson, un Triana d’où sortent en foule les braves au cœur ardent :
Hay en Sevilla un Triana
Donde nacen á montones
Los bizarros valentones
Con ardiente corazon.
Mais les Gitanos y sont en très-grande majorité, comme au Sacro Monte de Grenade.
L’aspect général du barrio de Triana est misérable, même dans la rue principale, qu’on appelle la Calle de Castilla ; les monuments y sont rares : le seul qui mérite d’être cité est la petite église de Santa Ana, bâtie au temps d’Alonzo el Sabio, et qui possède de meilleurs tableaux que les autres églises de Séville, la cathédrale exceptée. Santa Ana renferme en outre un curieux tombeau en faïence peinte, que nous recommandons aux amateurs de céramique ; il est daté de l’année 1503, et porte la signature de Niculoso Francisco, cet artiste pisan dont nous avons signalé les travaux dans la chapelle des rois catholiques à l’Alcazar, et sur la façade du couvent de Santa Paula.
Dès l’époque romaine, les poteries de Triana étaient renommées : les deux patronnes de Séville, santa Justina et santa Rufina, vierges et martyres, qui moururent vers la fin du troisième siècle, étaient, suivant la tradition, filles d’un potier de Triana ; elles sont très-révérées à Séville, et le peuple les regarde comme les protectrices de la Giralda. D’après la légende populaire, elles firent cesser subitement un orage qui, en 1504, menaçait de renverser la fameuse tour arabe ; plusieurs anciennes peintures, parmi lesquelles nous citerons un tableau de Murillo et un des vitraux de la cathédrale, les représentent portant la Giralda dans leurs mains.
Les faïences de Triana ne sont aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elles étaient autrefois ; du temps des Arabes, on y fabriquait ces beaux azulejos dont on voit encore des spécimens incrustés dans les murs de quelques églises de Séville. Au seizième siècle, ce faubourg contenait près de cinquante fabriques où se faisaient de très-belles faïences, notamment celles à reflets métalliques dont nous avons signalé de si beaux échantillons dans la Casa de Pilatos et sur la façade de l’église de Santa Paula[2].
Les Gitanos de Triana forment une population à part, et ressemblent en général à ceux des autres parties de l’Espagne, surtout à ceux de Grenade, de Malaga et des principales villes de l’Andalousie ; mais dans aucun endroit, on ne les trouve réunis en aussi grand nombre : la plupart d’entre eux sont fort misérables, et n’exercent que des métiers assez bas : les uns font le trafic ou le courtage des chevaux, d’autres sont tondeurs de mules ; quelques-uns sont toreros. Contrairement à ce qu’on voit à Grenade et à Murcie, il est rare que ceux de Séville soient maréchaux ferrants.
Quant aux femmes, elles sont cigarreras, danseuses, diseuses de bonne aventure, et vendent, dans les foires et au coin des rues, des morcillas de sangre (boudins), des beignets frits dans l’huile et des châtaignes ; un certain nombre d’entre elles achètent des marchandises de peu de valeur, telles que des objets de mercerie ou des étoffes communes, et elles vont les colporter dans les maisons particulières, où on leur donne en échange des chiffons. Pour arriver à faire les échanges, qu’on appelle à Séville cachirulos, elles savent se faufiler avec adresse ; mais il arrive parfois qu’on les éconduit assez brutalement. Quelques-unes encore, auxquelles on donne le nom de diteras, vendent des marchandises qui leur sont payées tant par semaine ou par mois.
Pauvres Gitanos ! Ici, comme dans le reste de l’Espagne, ils forment une caste à part, et sont considérés comme le rebut de la population ; les Gachés, — comme ils appellent dans leur langage tous les Espagnols qui n’appartiennent pas à leur race, — ne manquent aucune occasion de les humilier ou de les tourner en ridicule. Nous avons donné, en parlant des sainetes, un échantillon de la manière dont ils sont traités au théâtre. Dans les chansons populaires qui se vendent au coin des rues, on ne les épargne guère davantage : nous ne citerons que le Pasillo divertido entre Mazapan y Chicharron ; c’est-à-dire le dialogue amusant entre Mazapan (massepain) et Chicharron (grosse cigale), à l’occasion d’un enterrement de Gitanos, — un duelo de Gitanos.
Il faut dire qu’ils ont, lorsqu’un des leurs vient à mourir, des coutumes assez singulières : le corps du défunt est exposé à terre sur une paillasse, entre deux chandelles allumées ; les femmes se prosternent la face contre terre, en tirant dans tous les sens leurs épais cheveux noirs. Quant aux hommes, il leur arrive assez souvent de noyer leur chagrin dans quelques verres de vin et de boire trop de copitas de aguardiente à la mémoire du défunt ; car les Gachés, à tort ou à raison, leur ont fait la réputation d’avoir beaucoup plus de goût pour le vin que pour l’eau.
« Un Gitano mourut, dit un quatrain populaire, et il ordonna par testament qu’on l’enterrât dans une vigne, afin de pouvoir sucer les sarments. »
Un Gitano se murió,
Y dejó en el testamento
Que le enterrasen en viña,
Para chupar los sarmientos.
S-i nous en croyons cet autre couplet, les Gitanos seraient aussi enclins au vol qu’à l’ivrognerie. Il s’agit d’un des leurs qui vient d’être arrêté :
« Gitano, pourquoi te mène-t-on en prison ?
— Monsieur, pour rien du tout : parce que j’ai pris une corde… avec quatre paires de mules au bout. »
Gitano, ¿ por qué vas preso ?
— Señor, por cosa ninguna :
Porque he robado una soga…
Con cuatro pares de mulas.
Ce quatrain nous remet en mémoire une anecdote bien connue en Andalousie :
Un Gitano qui, par extraordinaire, était à confesse, dit au padre cura :
« Mon père, je m’accuse d’avoir volé une corde.
— Válgame Dios ! (Dieu me pardonne !) comment n’as-tu pas résisté à la tentation ? tu sais que le vol est un péché mortel ; enfin la chose, heureusement, pourrait être plus grave.
— Mais, mon père, il faut vous dire qu’à la suite de la corde se trouvait le harnais.
— Ah ! Est-ce tout ?
— Après le harnais, se trouvait le bât.
— Comment, le bât aussi ?
— Oui, mon père, le bât aussi ; et sous le bât se trouvait une mule.
— Esa es mas negra ! Elle est trop noire ! reprit le confesseur. (Ouvrons ici une parenthèse pour dire que cette exclamation correspond exactement à la nôtre : Elle est trop forte ! )
— Non, mon père, reprit le Gitano, qui croyait qu’il s’agissait de l’animal volé ; elle était bien moins noire que les mules qui suivaient la première. »
Encore une autre histoire d’un Gitano allant à confesse : Tout en passant en revue quelques-uns de ses péchés, il aperçut, dans la large manche du confesseur, une tabatière d’argent, qu’il escamota avec dextérité.
« Je m’accuse, mon père, dit-il ensuite, d’avoir volé une tabatière d’argent.
— Eh bien ! mon fils, il faut la rendre.
— Mon père,… si vous la voulez ?
— Moi ! que veux-tu que j’en fasse ? reprit le confesseur.
— C’est que, voyez-vous, poursuivit le Gitano, j’ai offert au propriétaire de la lui rendre, et il l’a refusée.
— Alors c’est différent, répondit le curé ; tu peux la garder, elle est bien à toi. »
Une des principales rues du faubourg de Triana, qu’on appelle la calle de la Cava, ou simplement la Cava, est presque exclusivement habitée par des Gitanos : aussi chacun, à Séville, connaît-il cette locution proverbiale :
Si yo nací en la Cava ?
« Croyez-vous que je suis né dans la Cava ? »
C’est comme si on disait : Me prenez-vous pour un homme de rien ?
Et ces deux vers d’une chanson populaire
Pa los Gitanos no me peino yo
Que me peino pa los toreros.
Ce n’est pas pour les Gitanos que je me coiffe, dit une séduisante maja, c’est pour les toreros ! »
Nous avons déjà dit, à propos du Sacro Monte de Grenade, quelques mots du caló ou langage des Gitanos ; celui qu’ils parlent à Séville est le même, ou du moins n’en diffère que par quelques expressions locales. Le caló diffère complétement de l’espagnol ; le principal rapport qu’il ait avec cette langue, c’est la terminaison des verbes, dont le plus grand nombre finissent en ar. La construction des phrases est, en général, la même que dans l’espagnol ; mais les mots, sauf de rares exceptions, n’ont aucune analogie avec ceux de cette langue, ni avec ceux d’aucune des langues parlées en Europe.
Comme nous l’avons dit précédemment, on trouve dans le sanscrit l’origine d’un assez grand nombre des mots qui composent le caló ; ce qui a fait supposer avec raison que les Gitanos doivent avoir une origine hindoue. On cite également un certain nombre de mots du caló qui sont pareils à ceux de la langue des bohémiens de Hongrie.
Le caló a ses légendes et ses poésies populaires, en partie écrites, en partie conservées oralement de génération en génération : nous avons lu la relation en decimas (strophes de dix vers appelées en caló, Esdencibus), d’une terrible épidémie qui, pendant l’été de l’année 1800, ravagea Séville et particulièrement le quartier de Triana ; cette poésie dépeint d’une manière effrayante les terribles effets du fléau ; les gens pleurant par les rues, les chars surchargés de victimes et les cimetières encombrés. Assez souvent leurs poésies se composent de quatrains : il existe un curieux poëme gitano en deux chants, intitulé : Brijindope (le Déluge).
Le caló a même un dictionnaire, curieux volume de D. Augusto Jimenez, publié à Séville, sous le titre de Bocabulario del dialecto jitano, et auquel nous emprunterons quelques mots pour donner une idée de cette singulière langue :
FRANÇAIS. | CALÓ. | FRANÇAIS. | CALÓ. |
---|---|---|---|
Un, | Yesque. | Trente, | Trianda. |
Deux, | Duis. | Quarante, | Ostardi. |
Trois, | Trin. | Cinquante, | Panchardi. |
Quatre, | Ostar. | Soixante, | Joventa. |
Cinq, | Panche. | Soixante-dix, | Esterdi. |
Six | Jobe. | Quatre-vingt, | Ostordé. |
Sept, | Ester. | Quatre-vingt-dix, | Esnete. |
Huit, | Ostor. | Cent, | Greste. |
Neuf, | Nével. | Mille, | Jazare. |
Dix, | Esden. | Un million, | Tarquino. |
Vingt, | Vin. |
Voici maintenant les noms des jours de la semaine :
FRANÇAIS. | CALÓ. | FRANÇAIS. | CALÓ. |
---|---|---|---|
Lundi, | Limitren. | Vendredi, | Ajoró. |
Mardi, | Guerguéré. | Samedi, | Canché. |
Mercredi, | Siscundó. | Dimanche, | Curco. |
Jeudi, | Cascañé. |
Nous donnons aussi les noms des douze mois de l’année :
FRANÇAIS. | CALÓ. | FRANÇAIS. | CALÓ. |
---|---|---|---|
Janvier, | Inerin. | Juillet, | Nuntivé. |
Février, | Ibrain. | Août, | Querosto. |
Mars, | Quirdare. | Septembre, | Jentivar. |
Avril, | Alpandi (ou Quiglé). | Octobre, | Octorva. |
Mai, | Quindalé. | Novembre, | Nudicoy. |
Juin, | Nutivé. | Décembre, | Quendebre. |
Ajoutons un rapprochement assez curieux : le mot churinar signifie en gitano poignarder ; or, c’est évidemment de là que vient, Dieu sait après quelles pérégrinations, le terme d’argot français chouriner, qui a exactement la même signification.
Les Gitanas ne se bornent pas à dire la bonne aventure : quelques-unes passent aussi pour sorcières ; de même qu’elles ont pour leurs horoscopes des formules toutes faites, elles en ont aussi pour jeter des sorts ; pour lancer la maldicion ou l’olajaï, comme elles disent en caló. Voici le texte d’une malédiction gitane, dont nous donnons la traduction phrase par phrase : on ne saurait rien imaginer de plus sauvage, ni de plus effrayant :
Panipen gresité terele tucue drupo !
« Que ton corps ait une mauvaise fin ! »
Camble Ostebé sos te diqueles on as baes dor buchil, y arjulipè sata as julistrabas !
« Veuille Dieu que tu te voies entre les mains du bourreau, et traîné comme des couleuvres ! »
Sos te mereles de bocata, y sos ler galafres te jallipeen !
« Que tu meures de faim, et que les chiens te dévorent ! »
Sos panipenes currucós te mustiñen ler sacais !
« Que de méchants corbeaux t’arrachent les yeux ! »
Sos Cresorne te dichabe yesqui zarapia tamboruna per bute chiró !
« Que Jésus-Christ t’envoie une gale de chien pour très-longtemps ! »
Sos manques sacaitos te diquelen ulandao de la filimacha, y sos menda quejesa or sos te buchare de ler pinrés !
« Que mes yeux te voient suspendu au gibet, et que ce soit moi qui te tire par les pieds ! »
Y sos ler bengorros te liqueren on drupo y orchi balogando a or casinobé !
« Et que les diables te transportent en corps et en âme jusqu’à l’enfer ! ».
Il est une autre maldicion gitana, parodie bien connue de celle qu’on vient de lire :
Déte Dios, si te casas, el infierno
De suegra y de cuñado ; y si te ausentas
Déte viajar con chicos y en invierno !
« Dieu veuille, si tu te maries, que tu trouvés l’enfer entre une belle-mère et un beau-frère ; et si tu t’absentes, puisses-tu voyager l’hiver avec des enfants ! »
On sait que de tout temps les bohémiennes ont passé pour très-habiles dans l’art de lire l’avenir dans le creux de la main. Nous nous rappelons avoir vu une ancienne gravure espagnole représentant une scène de ce genre, accompagnée de cette naïve légende :
Dadme las palmas
y os diré los secretos
De vuestras almas.
« Donnez-moi vos mains, et je vous dirai les secrets de vos âmes. »
Il nous arrivait rarement de nous promener dans le faubourg de Triana sans être accostés par quelques Gitanas qui voulaient à toute force nous dire la bonne aventure, et qui nous chantaient :
La Gitana con soltura
Dice la buena ventura.
« La Gitana avec désinvolture dit la bonne aventure. »
Doré leur livrait volontiers sa main, où elles lisaient les horoscopes les plus fantastiques, invariablement suivis de cette phrase : suelta me un calé, qui signifie dans leur langage : « donnez-moi un sou. » On voit que leurs prétentions ne sont pas exorbitantes.
Les jeunes Gitanas excellent souvent à chanter les airs andalous en s’accompagnant sur la guitare ; quelques-unes sont, dans leur genre, des virtuoses remarquables, et nous ne manquions jamais une occasion de les entendre. Leurs danses sont également très-originales, et nous n’oublierons pas de les mentionner quand nous passerons en revue les danses espagnoles, car rien n’est plus curieux à voir qu’un baile de Gitanos.
Après avoir traversé de nouveau le pont de Triana et suivi une promenade, récemment plantée, qui longe les bords du Guadalquivir, nous nous arrêterons sur une petite place carrée, à peu de distance de la Torre del Oro : c’est là que s’élève le fameux hospice de la Caridad ; la façade, parallèle au fleuve, est ornée de cinq grands tableaux, formés d’azulejos en camaïeu bleu, et d’un grand effet décoratif. Si on en croit la tradition, ces azulejos auraient été peints d’après les dessins de Murillo, ce qui n’a rien d’invraisemblable, puisque le célèbre peintre de Séville a fait pour la Caridad les tableaux si connus qu’on y admire encore.
L’hospice de la Charité, qui existait dès le seizième siècle, sous l’invocation de saint Georges, fut reconstruit en 1664, par un gentilhomme de Séville, Don Miguel Mañara Vicentelo de Leca, dont la vie extrêmement désordonnée et les aventures sans nombre faisaient, dit-on, un autre Don Juan, et qu’on a, du reste, confondu avec Don Juan Tenorio lui-même, le vrai Don Juan si souvent représenté au théâtre. C’est en expiation de ses péchés, que Don Miguel Mañara, possesseur d’une fortune immense, fit rebâtir la Caridad. Son corps repose dans la Capilla mayor, où l’on peut encore lire cette curieuse épitaphe qu’il fit graver sur son tombeau :
Cenizas del peor hombre que ha habido en el mundo.
Malgré la mauvaise opinion qu’il avait de lui-même, il fut question, au siècle dernier, à ce qu’assure Arana de Valflora, de canoniser Don Miguel de Mañara.
L’hospice de la Caridad avait été fondé pour servir d’asile aux pauvres qui erraient la nuit sans asile, ainsi que pour assister les condamnés à mort et leur donner la sépulture ; il est confié aujourd’hui à des religieuses de l’ordre de Saint-Vincent de Paul, et c’est une de ses vénérables sœurs qui nous introduisit dans la chapelle où sont conservés les chefs-d’œuvre de Murillo : Moïse faisant jaillir l’eau du rocher, et la Multiplication des pains, deux immenses toiles, les plus importantes, peut-être, de ce maître : la première est appelée par les Espagnols, la sed, la soif, nom qui dépeint on ne peut mieux l’aspect général du tableau, où Moïse attire beaucoup moins l’attention que les buveurs altérés qui occupent la plus grande partie de la composition.
La Multiplication des pains, appelée aussi Pan y peces, — les pains et les poissons, est également un très-bel ouvrage, mais cependant inférieur au Moïse. La même chapelle renferme d’autres toiles moins importantes de Murillo et une très-curieuse et très-effrayante peinture de Juan Valdès Leal, représentant un cercueil entr’ouvert dans lequel on voit un prélat, vêtu des habits les plus magnifiques, et dont le corps est à demi rongé par les vers. Murillo disait, si on en croit la tradition, qu’il ne pouvait regarder ce tableau sans se boucher le nez.
En sortant de la Caridad, nous nous dirigeâmes vers la Fábrica de tabacos, ou manufacture royale de tabacs, qui n’en est séparée que par la promenade de Cristina. C’est un immense édifice de cent soixante-dix mètres de large sur près de deux cents mètres de long, bâti en 1757 par un architecte étranger nommé Wandembor, dans le style rocaille ; à voir les fossés larges et profonds qui l’entourent sur trois de ses faces, on le prendrait plutôt pour une forteresse ou une caserne que pour une fabrique. Au sommet de la façade s’élève une statue de la fama embouchant sa trompette : c’est peut-être une allusion à la renommée du tabac d’Espagne.
Dès l’année 1620, on commença à travailler le tabac à Séville sous la direction d’un Arménien nommé Jean-Baptiste Carrafa. Le tabac d’Espagne était autrefois renommé dans le monde entier, surtout le tabac à priser, qu’on appelait dans le pays polvo sevillano, ou poudre sévillane. Au siècle dernier, les Espagnols ne fumaient que très-rarement, comme nous l’assure Saint-Simon dans ses Mémoires, et un fumeur était alors considéré comme une véritable curiosité.
Nous pûmes obtenir sans difficulté la permission de visiter la manufacture de tabacs dans tous ses détails : un capataz ou contre-maître nous conduisit dans les nombreuses salles du rez-de-chaussée où se fabriquent les différentes espèces de tabaco de polvo, ou tabac en poudre, parmi lesquelles la plus commune est appelée el rapé, ainsi que le tabaco picado, destiné principalement à être fumé en cigarettes : ce tabac est haché menu, au lieu d’être coupé en longs filaments comme le caporal des manufactures françaises. Le capataz nous assura que l’édifice contenait vingt-quatre patios ou cours intérieures, au moins autant de fontaines et de puits, et plus de deux cents moulins mus par des chevaux. Quand nous pénétrâmes dans les salles où le tabac est broyé et trituré, nous fûmes saisis par une odeur âcre et pénétrante à laquelle les ouvriers sont parfaitement habitués, mais que nous n’aurions pu supporter longtemps ; le capataz eut pitié de nos narines, et nous accompagna jusqu’au premier étage, où il nous remit entre les mains d’une maestra ou surveillante, qui nous introduisit dans les salles ou travaillent les cigarreras.
Un immense murmure, semblable au bourdonnement de plusieurs essaims d’abeilles, frappa nos oreilles dès que nous entrâmes dans une longue galerie où d’innombrables ouvrières, jeunes pour la plupart, étaient occupées à rouler des cigares avec une activité merveilleuse, ce qui ne les empêchait pas de bavarder avec une activité au moins égale. Les langues s’arrêtaient bien un instant aux endroits où nous passions avec la maestra, mais les chuchotements reprenaient bientôt avec un redoublement d’intensité : la maestra, qui vit notre étonnement, nous assura qu’il lui était impossible d’obtenir le silence de ses ouvrières, et que, s’il leur fallait se taire, elles aimeraient mieux quitter l’atelier. Aux chuchotements dont nous venons de parler se mêlait un bruit particulier, produit par des centaines de ciseaux ou tijeras mis en mouvement à la fois ; car les tijeras, qui servent à couper la pointe des cigares, sont un instrument indispensable aux cigarreras ; leur gagne-pain, comme dit
une chanson populaire :’Dijo Dios : Hombre, el pan que comerás,
Con el sudor del rostro ganarás ;
Cigarrera, añadió, tu vivirás
Con la tijera haciendo : tris, tris, tras.
« Dieu dit à l’homme : Le pain que tu mangeras, tu le gagneras à la sueur de ton visage ; cigarrera, ajouta-t-il, tu vivras de la tijera en faisant tris, tris, tras. »
Nous nous arrêtâmes devant quelques cigarreras qu’on nous signala comme les meilleures ouvrières, et qui arrivaient à faire dans leur journée jusqu’à dix paquets ou atados, contenant chacun cinquante cigares, ce qui donne un total de cinq cents cigares ; mais ce chiffre est exceptionnel, et la plupart des ouvrières arrivent à peine à en faire trois cents. Comme elles sont payées à raison de cinq réaux (un franc vingt-cinq centimes) le cent, on voit que les ouvrières les plus actives peuvent gagner d’assez bonnes journées ; mais en moyenne elles gagnent à peine huit réaux, un peu plus de deux francs par jour.
Les ouvrières employées à la fabrication des cigares qui composent l’aristocratie de la fabrique de tabacs, sont plus connues dans l’établissement sous le nom de pureras, c’est-à-dire faiseuses de puros : c’est ainsi qu’on appelle communément les cigares proprement dits, cigarros puros ou cigares purs, pour les distinguer des cigarritos ou cigarros de papel, c’est-à-dire des cigarettes. Les cigares espagnols sont généralement de grande dimension ; on donne aux plus gros le nom de purones ; quelquefois l’intérieur, qu’on appelle la tripa, est composé de tabac de Virginie, tandis que l’enveloppe, la capa, consiste en une feuille de tabac de la Havane ; ils sont du reste fort médiocres, au dire de tous les amateurs étrangers, qui ne se procurent que très-difficilement en Espagne des cigares de la Havane passables. On fume énormément en Espagne, mais seulement le cigare et la cigarette ; l’usage de la pipe est à peu près inconnu, si ce n’est sur quelques endroits du littoral, notamment en Catalogne et aux îles Baléares. Bien que le tabac ne soit pas vendu très-cher dans les estancos ou débits, ou assure qu’il en entre une très-grande quantité en fraude dans la Péninsule, principalement du côté de Gibraltar, ce grand entrepôt des marchandises de contrebande.
Avant d’arriver à la position élevée de cigarrera, l’ouvrière, qui entre ordinairement à la manufacture à l’âge de treize ans, en qualité d’apprentie on aprendiza, doit passer par les différents degrés de la hiérarchie : on l’occupe d’abord à despalillar la hoja, opération qui consiste à enlever les principales côtes ou palillos des feuilles de tabac. On lui apprend plus tard à faire le cigare, à hacer el niño, — à faire le poupon — suivant leur expression pittoresque. Pendant plusieurs années elle ne gagne qu’une bien faible somme, et encore prélève-t-on sur son salaire une somme destinée à payer divers accessoires, tels que la espuerta, corbeille destinée à recevoir les feuilles de tabac, les ciseaux qui servent à couper la pointe du cigare, — á despuntar el cigarro, et le tarugo, instrument qui sert à arrondir les puros.
Il paraît que les cigarreras, malgré la modicité de leur salaire, sont attachées à leur état, témoin le refrain populaire qui les représente plaisamment comme portant sur leur soulier une banderole où se lit : Vive le tabac !
Tienen las cigarreras
En el zapato
Un letrero que dice
Viva el tabaco !
Les ateliers sont divisés en sections d’une centaine de femmes environ, et chaque section est présidée par une des maestras dont nous venons de parler : elles sont choisies parmi les meilleures ouvrières, et ne s’occupent que de la surveillance ; les capatazas ne sont que des ouvrières travaillant comme les autres, seulement elles sont chargées par les maestras, moyennant un supplément de solde, de surveiller un certain nombre de leurs camarades qui travaillent à la même table.
La fabrication des cigarettes, qui occupe un très-grand nombre des ouvrières de la manufacture, est moins lucrative que celle des cigares : une remarque assez curieuse que nous fîmes, c’est que les ateliers où se font les cigarros de papel sont presque exclusivement occupées par des Gitanas. Doré eut là une excellente occasion de faire une étude complète sur les divers types de ces brunes habitantes du faubourg de Triana, aux cheveux crépus et au teint cuivré, parmi lesquelles, il faut bien le dire, les beautés étaient extrêmement rares.
Les cigarreras apportent leur déjeuner et leur dîner à la manufacture, dont les ateliers se transforment deux fois par jour en immenses réfectoires ; il s’y répand alors de violents parfums d’ail, d’oignon cru et de poisson ; quelques sardines, des harengs saurs noirs comme de l’encre et une tranche de thon grillé forment ordinairement, avec de l’eau pour boisson, le complément de leur menu, tel que le décrit la chanson :
Dos sardinillas muy perras
De estas arenques, asadas
Como la tinta de negras,
Y mas una tajadilla
De tono, que es mas seca
Que el ojo del tio Benito,
Y mas dura que una piedra.
La Fábrica de tabacos occupe ordinairement quatre mille cinq cents personnes, dont quatre mille femmes environ ; outre les Gitanas et les pureras, un grand nombre sont employées à lier les cigares et les cigarettes et à en faire des paquets, besogne dont elles s’acquittent avec une agilité merveilleuse. Ces dernières, qu’on appelle les empapeladoras, travaillent dans les magasins, où les hommes sont employés en majorité. C’est dans ces magasins que des employés délivrent à chaque ouvrière une quantité de tabac qu’on pèse exactement, et qui est destinée au travail de la journée : c’est ce qu’on appelle la data ; les cigarreras l’emportent dans leurs espuertas, et doivent rendre une quantité de cigares ou de cigarettes proportionnée au poids qu’elles ont reçu. On nous assura que les mozos chargés de la distribution des datas ont parfois leurs préférées, leurs paniaguadas, comme elles disent, en faveur desquelles il est des accommodements avec la balance ; préférences qui naturellement excitent les murmures de celles qui sont moins bien partagées.
Rien n’est original comme l’aspect de ces immenses salles où s’agitent des centaines d’ouvrières, vêtues seulement d’une chemise et d’un jupon ; car tel est, dans toute sa simplicité, leur costume de travail : un grand nombre ignorent l’usage des bas, mais il en est très-peu dont les cheveux ne soient ornés d’un œillet, d’un dahlia ou de quelque autre fleur. Beaucoup de cigarreras, ô progrès de la civilisation ! portent aujourd’hui des crinolines ou des cages, polisones y miriñaques, comme on dit en Espagne ; ce dont il est facile de se convaincre car avant de se mettre au travail elles les accrochent aux piliers des salles, avec leurs châles, leurs mantillas de tira et les paniers qui contiennent leur repas.
Un spectacle vraiment curieux, auquel le hasard nous fit assister un jour, c’est la sortie des cigarreras : qu’on se figure un steeple-chase de trois ou quatre mille femmes impatientes de respirer l’air du dehors et de retrouver un moment de liberté. Elles n’ont pas plutôt quitté leurs tables qu’elles se précipitent vers les escaliers, dont elles descendent les marches avec une vitesse insensée, en se bousculant, en chantant et en riant comme des folles. Mais aussitôt que le premier flot est arrivé à la porteria, ce vacarme s’apaise tout d’un coup : il faut bien s’arrêter, car d’après la règle les ouvrières ne peuvent sortir de la manufacture sans avoir été visitées, — registradas par les maestras, dont l’œil vigilant est habile à deviner le tabac que les cigarreras pourraient emporter en contrebande. Il paraît qu’elles sont sujettes à caution, s’il faut ajouter foi à ce quatrain populaire :
Llevan las cigarreras
En el rodete
Un cigarrito habano
Para su Pepe.
« Les cigarreras emportent dans leur chignon un cigarrito de la Havane pour leur Pepe[3]. »
Une fois hors de la manufacture, les ouvrières se divisent en groupes nombreux, et prennent le chemin de leurs quartiers respectifs ; les Gitanas se dirigent vers le faubourg de Triana, et les autres prennent, pour la plupart, le chemin de la Macarena.
Il nous reste maintenant à dire quelques mots des cigarreras dans la vie privée : il est assez souvent question d’elles dans les romances populaires, où la plupart du temps on ne les représente pas précisément comme des modèles de vertu, quoiqu’il y ait, bien entendu, d’honorables exceptions ; il est certain qu’elles ne fourniraient pas un très-grand nombre de rosières, si cette institution florissait à Séville. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire la Relacion de las cigarreras, donde se déclaran sus dichos, hechos, costumbres y lo que pasa entre ellas, c’est-à-dire une relation, où se déclarent leurs dires, leurs faits et gestes, et ce qui se passe entre elles. L’auteur commence par raconter qu’il était locataire d’une maison où demeuraient deux pureras, « elles faisaient un tel vacarme, ajoute-t-il, que j’avais des douleurs de tête à en devenir fou ; aussi aimerais-je mieux maintenant coucher dans la rue que sous un toit qui abrite des cigarreras ! » Quelques-unes s’en vont
tout droit chez elles comme d’honnêtes filles, les autres se rendent à la taverne et boivent des petits verres pournoyer leurs soucis ; on en voit même qui vagabondent pendant des semaines entières.
Algunas de ellas se vienen
A su casita derechas
Como muchachas honradas ;
Otras van á la taberna
A beberse sus vasitos
Para echar abajo penas,
Algunas se estan holgando
Hasta semanas enteras.
La cigarrera andalouse est un type qui très-souvent peut se confondre avec un autre type bien connu, celui de la maja ; c’est elle qu’on voit dans les foires et les pèlerinages, — ferias y romerias, — et dans les courses de taureaux, aux tendidos de sol y sombra, vêtue de la mantilla de tira à la bordure de velours noir, et de la robe aux couleurs éclatantes, bordée de plusieurs rangs de volants ; c’est elle qui chante, en s’adressant à son majo :
Soy purera, chachipé !
Que entre el tabaco naci,
Y para ser mas feliz
Por mi se muere un gaché
Es un jembro mu saláo
Y con faitigas le quiero,
Que es un moso con salero
Y con mucha caliá.
« Je suis purera, chachipé[4] ! Je suis née au milieu du tabac, et il est bien heureux, le gaché qui meurt pour moi : je l’aime avec ardeur ; car c’est un garçon et plein de qualités. »
À quoi le majo répond :
Quiero una mosa bonita,
Aunque no sea caballera !
Me gusta una cigarrera
Mas que ochenta señoritas ;
¿ En la tierra habrá mas brio
Que tienen las cigarreras ?
« Je soupire pour une jolie fille, et que m’importe qu’elle ne soit pas grande dame ! J’aime mieux une cigarrera que quatre-vingts señoritas : en est-il sur la terre qui aient autant de grâce que les cigarreras ? ›
La maja andalouse, si souvent chantée dans les sainetes et dans les romances populaires, est donc souvent cigarrera de profession. Quelquefois aussi, — sacrifions le pittoresque à la vérité, — la maja n’est qu’une vendeuse de poisson frit ou une castañera, qui fait rôtir des châtaignes à la porte d’une taverne, comme chez nous les enfants de l’Auvergne à la porte des marchands de vin ; il arrive encore, et c’est le cas le plus ordinaire, que la maja ne fait rien. Il est probable qu’avant peu ce type deviendra un mythe, grâce aux chemins de fer qui modifient peu à peu les mœurs et les costumes populaires : c’est ainsi qu’a disparu depuis longtemps la dernière des manolas, ces grisettes de Madrid.
Du reste, c’est aux jours de grande fête seulement que les majas qui subsistent encore se manifestent visiblement à l’œil des curieux ; ces jours-là, elles se transforment : ce sont des mugeres de chispa, des jembras de rumbo y de trueno, expressions qui ne sauraient se traduire littéralement en français, mais qui, en espagnol, rendent merveilleusement la passion de ces femmes pour le plaisir et pour le bruit.
La maja, nous l’avons déjà dit, est passionnée pour les courses de taureaux : elle est très-heureuse quand elle peut s’y rendre en calesa découverte ; mais son bonheur n’a plus de bornes si elle rencontre sur la route quelques camarades allant à pied. La corrida est à peine commencée, qu’elle juge hardiment les coups, sifflant et applaudissant à outrance espadas, banderilleros et picadores ; jamais elle ne quitte sa place avant que le dernier taureau, el toro de gracia, ait reçu le coup de grâce du cachetero. Souvent elle sort accompagnée d’un torero, car la maja montre une prédilection marquée pour la gente de cuerno, comme les gens du peuple appellent plaisamment les toreros, qui vivent au milieu des bêtes à cornes. De la Plaza, on se rend à la botilleria, où le verre en main on discute les différents coups de la corrida ; et la soirée se termine par un jaleo ou un zapateado dans une de ces réunions populaires qu’on appelle bailes de candil.
La maja va quelquefois au théâtre, bien qu’elle n’ait pas pour ce divertissement la même passion que pour les combats de taureaux, où le drame se joue de veras, pour de bon : plusieurs fois dans la soirée, aux endroits les plus comiques, elle interrompt le spectacle par de bruyants éclats de rire, tous les acteurs lui paraissent excellents pourvu qu’ils soient très-forts, et il n’existe pas pour elle de meilleures pièces que celles où il y a des brigands et des coups de fusil.
Les majas, qui tiennent beaucoup aux anciennes coutumes nationales, parlent dans toute sa pureté le dialecte, ou pour mieux dire le patois andalous. Il est un grand nombre d’expressions propres à l’Andalousie qu’il serait à peu près impossible de traduire dans aucune langue : ainsi la sal, le sel, signifie à peu près la grâce ; un des plus jolis compliments qu’on puisse faire à une femme, c’est de l’appeler salero, salière, ou de lui dire qu’elle est salée, salada. La canela, la cannelle, est un mot qui s’applique également à une jolie femme, mais la sal de la canela ou la flor de la canela servent à exprimer le dernier degré de la perfection. L’expression zandunga, qui signifie le bon air, la désinvolture, s’applique également à une femme muy juncal, c’est-à-dire accomplie. Beaucoup de mots du même genre, qui ne se trouvent pas dans les dictionnaires espagnols, sont néanmoins employés à chaque instant par les gens du peuple, majos et majas, toreros, caleseros et autres.
L’accent des Andalous est extrêmement prononcé, et il est aussi facile de les distinguer à leur parler qu’on reconnaît chez nous les Provençaux ou les Gascons : le ceceo, espèce de zézaiement qui consiste à prononcer l’s comme le c, et à siffler quelque peu en parlant, suffit pour trahir dès les premières paroles les enfants de l’Andalousie ; on peut dire que la lettre D n’existe pas pour eux, car ils ont soin de la retrancher de tous les mots où elle se trouve : c’est ainsi qu’ils prononcent caliá pour calidad (qualité), enfáao pour enfadado (fâché), elante e mi pour delante de mi (devant moi), etc. ; ils remplacent l’H par la prononciation gutturale du J, comme jembra pour hembra (femme), jierro pour hierro, et quelquefois par le G, comme lorsqu’ils prononcent güesos au lieu de huesos, ou güevos pour huevos. Très-souvent l’L est remplacée par l’R : ainsi parpitá pour palpitar, Gibrartá pour Gibraltar, la Girarda pour la Giralda. Au commencement des mots, le G prend ordinairement la place du B : guëno au lieu de bueno (bon). La plupart des voyelles sont supprimées à la fin des mots, de sorte que muger (femme) se prononce mugé ; Jerez, Jeré ; Cádiz, Caï ; licor, licó, et ainsi de suite. L’I prend quelquefois la place de l’E comme dans Seviya au lieu de Sevilla, et dans siguiriya au lieu de seguidilla, etc.
Les Andalous se plaisent à faire très-fréquemment des inversions dans l’ordre des lettres : c’est ainsi que la Virgen (la Vierge), devient la Vinge ; premitir se dit pour permitir (permettre), et probe pour pobre (pauvre). Quant aux abréviations, elles sont très-fréquentes : par exemple pá signifie para (pour), seña, señora, etc.
Nous ne voulons pas multiplier davantage ces exemples : nous ajouterons seulement que les Andalous ont l’habitude de parler avec une volubilité excessive, et qu’ils mangent, comme nous disons vulgairement, la moitié des mots : los Andaluces, disent les Espagnols, se comen la mitad de las palabras ; aussi les étrangers, même ceux qui connaissent parfaitement le castillan, ont-ils souvent beaucoup de peine à comprendre les Andalous, et les habitants des autres provinces d’Espagne ne les entendent pas toujours parfaitement. Quoi qu’il en soit, le langage des Andalous, vif, pétillant, coloré, plein d’images, est charmant dans la bouche d’une femme : c’est comme un reflet du beau soleil et du ciel toujours bleu de l’Andalousie.
La grande fête de Séville, la fête par excellence, c’est la Feria, qui se tient en dehors des murs, entre le faubourg de San Bernardo et le chemin de fer qui se dirige vers Cadix ; on a, de cet emplacement, un splendide coup d’œil sur Séville : à gauche, s’élève la masse imposante de la Fábrica de tabacos ; en face, la cathédrale dessine sa silhouette gigantesque, dominée par la statue de bronze qui couronne la Giralda. La feria de Sevilla égale en importance les foires les plus considérables de la contrée, comme celles de Santi Ponce et de Mairena, et attire un grand nombre de personnes venues de toutes les parties de l’Andalousie.
Le commerce des chevaux et celui des bestiaux, sont ceux qui donnent le plus d’activité à la foire de Séville : C’est là que nous étudiâmes, dans toute sa pureté, le type du chalan ou maquignon gitano, dont la ruse et l’habileté sont proverbiales, et auprès duquel les maquignons, les plus retors du monde entier, sont l’innocence et la naïveté en personne. Les chalanerias, ou manœuvres employées par les chalanes, formeraient un nombreux recueil ; elles sont si bien appréciées en Espagne, que ce mot est devenu synonyme de friponnerie.
Rien n’est animé comme le coup d’œil de la foire de Séville : ici, c’est un Gitano qui ouvre la bouche d’un cheval qu’il va vendre, ou vante les formes d’un âne ou d’un mulet ; plus loin, c’est un majo qui étend sa mante en guise de tapis, devant une maja qui s’avance montée sur un cheval andalous, et coiffée du sombrero calañes ; un gamin qui fume sa cigarette, ou une Gitana qui dit la bonne aventure ; puis les bœufs, les moutons, les calesas bariolées de peintures. Les bestiaux sont parqués au milieu du vaste enclos de la foire, au moyen de barrières faites de filets en grosses cordes tout à fait semblables à ceux dont se servent, pour le même usage, les paysans de la campagne de Rome.
Des boutiques, au toit pointu, construites en planches et en toile, s’étendent en longues files d’un bout à l’autre du champ de la feria et sont garnies des marchandises les plus diverses ; les botillerias, où se vendent des liqueurs et des boissons glacées, sont en très-grand nombre ; nous remarquâmes que plusieurs de ces boutiques en plein air étaient tenues par des Gitanos ; du reste, afin que personne ne l’ignorât, de curieuses enseignes en pur caló, s’étalaient au-dessus de l’entrée. Nous en dirons autant des tabernas, également tenues par des Gitanos, qui les appellent ermitas, ermitages, dans leur langage imagé. Devant ces botillerias et ces ermitas, stationnaient pendant la soirée des gens que le manzanilla ou l’aguardiente (eau-de-vie blanche anisée) avaient mis en belle humeur ; des majos et des majas, ornement obligé de toutes les ferias andalouses, décochaient sur les passants les plaisanteries les plus amusantes ; les usias et les señores del futraque, comme ils appelaient les Messieurs et les personnes en habit, étaient surtout le but de leurs quolibets. Nous entendîmes, notamment, une maja interpeller un particulier au nez très-camard, un chato, comme disent les Espagnols, et lui chanter en riant ce quatrain, que nous nous empressâmes de consigner sur notre carnet :
Chato, no tienes narices
Porque Dios no te las dió,
A feria se va por todo,
Pero por uarices, no !
« Camard, si tu n’as pas de nez, c’est que Dieu ne t’en a pas donné : à la feria on va acheter de tout, mais des nez, jamais. »
Puis une de ses compagnes ajouta :
Muchos van á la feria
A ver, y no compran nada.
« Beaucoup s’en vont à la feria pour voir, et reviennent sans rien acheter. »
Les enfants avaient aussi leurs divertissements : nous en vîmes des bandes qui s’amusaient à racler les cordes de guitares à quatre réaux (un franc), musique discordante que d’autres gamins accompagnaient en faisant vibrer le pandero et la zambomba : la zambomba, qu’on appelle aussi zompimpa, est un petit instrument qu’on entend dans presque toutes les fêtes andalouses : cet instrument de musique, d’une simplicité primitive, et qu’on dit emprunté aux nègres de la Havane, se compose d’un petit vase cylindrique en terre grossière, sur lequel est tendu, comme la peau d’un tambour, un morceau de parchemin ; au milieu de ce parchemin, est ménagée une toute petite ouverture dans laquelle glisse avec frottement un petit bâton qui rend un son plus ou moins désagréable, suivant qu’on l’agite avec plus ou moins de force.
La nuit s’avançait, et nous rentrâmes dans Séville escortés par des troupes de braves gens en liesse, qui riaient et chantaient en s’apostrophant, mais sans se quereller ; car il faut rendre cette justice aux Espagnols, qu’ils savent conserver, dans leurs plaisirs, une mesure que nous autres Français nous n’observons pas toujours.
La Noche-buena, — la bonne nuit, ou la Noche é Naviá, — la nuit de la Nativité, comme les Andalous appellent la nuit de Noël, compte encore parmi les réjouissances de Séville ; mais la velada de San Juan, la veillée de Saint-Jean, est la plus importante des fêtes populaires de la capitale de l’Andalousie. Dans la soirée du 23 juin, veille de la fête du Précurseur, Séville tout entière se donne rendez-vous sur la vaste Alameda de Hércules : ce soir-là, un étranger qui veut s’y rendre n’a pas besoin de guide ; il n’a qu’à suivre le flot bruyant et agité de la population qui s’y porte en foule. C’est ainsi que nous arrivâmes sur la promenade, qui nous offrit un coup d’œil des plus curieux : l’Alameda était entourée de guirlandes de lumières qui présentaient, au premier coup d’œil, l’aspect d’une vaste illumination ; cependant ces lumières n’étaient autres que les fanaux qui éclairaient les innombrables boutiques dont la promenade était entourée.
Une odeur forte et pénétrante d’huile chaude nous fit deviner tout d’abord que les marchandes de beignets étaient en majorité : nous ne nous trompions pas ; de nombreux puestos de buñuelos, tous tenus par de brunes Gitanas, occupaient les meilleures places, car le monopole de la friture en plein air paraît réservé aux bohémiennes.
D’autres occupent des puestos de flores, ou sont disposés avec un certain art les œillets, dahlias, et autres fleurs destinées à l’ornement des coiffures andalouses, et des ramilletes (bouquets), composés avec beaucoup de goût. Buñueleras et ramilleteras appellent les pratiques de la voix et du geste : si un monsieur en habit noir, un señó del futraque, commet l’imprudence de s’arrêter pour examiner leurs marchandises, il est bien vite entouré et il faut, bon gré mal gré, qu’il finisse par acheter pour quelques cuartos aux Gitanas, qui commencent par lui adresser, en le tutoyant, les épithètes les plus flatteuses, telles que oiyos é mi arma, (yeux de mon âme), etc. : mais s’il refuse d’acheter, malheur à lui. Elles se posent les poings sur les hanches, l’appellent macabeo (machabée), et lui adressent mille injures grotesques ; enfin, le malheureux ne s’échappe qu’après avoir essuyé une averse de ces imprécations dont le caló est si riche, et dont les Gitanas sont si prodigues.
N’oublions pas les puestos de agua, où se vendent toutes sortes de bebidas heladas (boissons glacées), des plus appétissantes : les boutiques, presque toutes ornées de la devise de Séville, le no 8 do dont nous avons déjà parlé, portent des noms peu en rapport avec leurs marchandises rafraîchissantes ; ainsi l’une s’appelle vulcano, l’autre intrépido, etc.
La Feria de Torrijos est une des fêtes ou romerias (pèlerinages) les plus renommées des environs de Séville : elle doit son nom à un petit village situé à peu de distance de la ville, et où se trouve un ermitage, renfermant un Christ fort vénéré : el santo Cristo de Torrijos. Mais ce n’est pas à Torrijos même qu*il faut voir la fête, qui n’est que peu de chose auprès du retour ; ce retour, qui a lieu par la calle de Castilla, la principale rue du faubourg de Triana, constitue en réalité la véritable fête de Torrijos.
Une heure avant le coucher du soleil, les habitants de la capitale font invasion dans la calle de Castilla, et les deux côtés de la rue se garnissent de siéges de toutes sortes, ou les curieux s’installent tant bien que mal ; les fenêtres et les balcons sont encombrés de femmes en costume élégant qui, tout en jouant de l’éventail, attendent le passage du cortége. Grâce à la protection spéciale d’un de nos amis de Séville, un balcon nous avait été réservé, et nous assistâmes au défilé, sans perdre le moindre détail de ce curieux tableau de mœurs populaires.
Quelques majos, montés sur de beaux chevaux andalous à la crinière épaisse et à la longue queue noire ouvraient la marche, portant en croupe leur maja, qui s’appuyait sur eux en leur passant le bras droit autour de la ceinture, con su queridita en ancas, comme dit la chanson.
Les majos portaient le costume andalous bien connu : le sombrero calañés, coquettement posé sur l’oreille, la veste aux nombreux boutons de filigrane d’argent, aux manches ornées de velours et au pot de fleurs brodé dans le dos, sans oublier deux mouchoirs brodés par la maja, qui sortaient de deux poches placées sur la poitrine ; le reste du costume, tel que nous l’avons déjà décrit, se composait de la ceinture de soie, du pantalon court et des guêtres de cuir avec broderies de soie aux vives couleurs.
Quant au costume de leurs compagnes, nous n’avons jamais rien vu de si amusant et de si grotesque : il faut qu’on sache que les majas, si fidèles d’ordinaire au costume national, font exception ce jour-là, et n’ont pas de plus grand plaisir que de s’habiller à la mode de Paris, — al estilo de Paris ; en un mot, de se déguiser en señoras, pour aller se faire admirer à la fête de Torrijos. Elles louent donc pour la circonstance aux prenderas (fripières) de Séville des défroques sans nom : robes de soie fanées, chapeaux jaune serin ou vert pomme aux formes impossibles, le tout démodé depuis longtemps ; mais ce qu’on a peine à croire, c’est qu’elles semblent très-fières de porter toutes ces vieilleries, bonnes tout au plus à mettre dans un figuier pour effrayer les oiseaux. Et cependant, il faut bien reconnaître que la plupart des majas trouvent le moyen d être encore jolies sous un pareil accoutrement.
Bientôt la foule devint plus intense ; des cris joyeux, des voix de femmes accompagnées de divers instruments, se faisaient entendre au loin ; le bruit se rapprocha peu à peu, et nous vîmes paraître une longue file de carros, espèces de charrettes traînées par deux bœufs aux cornes gigantesques, dont la tête disparaissait presque entièrement sous des aparejos, houppes, pompons et franges de laine et de soie aux couleurs les plus éclatantes, disposés en forme de haute pyramide. Chacun de ces carros était surchargé de jeunes filles en costume de gala, chantant en chœur des couplets de seguidillas ou autres chansons nationales. Quelques-unes de leurs camarades les accompagnaient en tirant de leurs guitares tout le son qu’elles pouvaient rendre, tandis que d’autres faisaient claquer leurs castagnettes ou vibrer leurs panderos (tambours de basque), ornés de nœuds de rubans, qu’elles agitaient joyeusement en l’air, tout en échangeant de temps à autre quelques plaisanteries ou andaluzadas avec le public des fenêtres et des balcons.
Nous vîmes ainsi défiler plusieurs douzaines de carros, dont chacun ne portait pas moins de quinze ou vingt femmes ; de chaque côté de la route marchaient un très-grand nombre de promeneurs, dont la plupart se consolaient d’aller à pied en grattant une guitare suspendue à leur cou, ou en élevant en l’air d’énormes botas, outres de cuir dont s’échappait pour retomber dans leur bouche béante un mince filet de vin noir.
Malgré ces libations répétées, nous n’avions pas encore vu un seul ivrogne, quand un grand bruit de voix et de rires attira notre attention ; nous aperçûmes alors les promeneurs se portant en foule vers un petit âne sur le dos duquel un homme était couché en long : c’était un Gitano ivre mort, que ses camarades ramenaient chez lui ; ils n’avaient pas trouvé de meilleur moyen que de l’envelopper dans une vieille mante et de le coucher tout de son long sur un âne, en le fixant au dos de l’animal au moyen de cordes, comme on aurait fait d’un fardeau quelconque. Malheureusement le fardeau, mal assujetti, retombait de temps en temps, et il fallait alors s’arrêter pour l’attacher de nouveau ; scènes comiques qui provoquaient des rires sans fin, et toutes sortes de ces ingénieuses plaisanteries dont les Andalous sont si prodigues : ainsi nous entendîmes une jeune femme lui appliquer ce proverbe : Debajo de una mala capa hay un buen bebedor (sous un mauvais manteau il y a souvent un bon buveur) ; ce qui valut au Gitano borracho le plus beau succès de la journée.
Les romerias ou pèlerinages de ce jour ne ressemblent guère, il faut bien le dire, à des fêtes religieuses ; les danses, le vin, les plaisirs de toutes sortes font oublier les reliques ou les saints qui servent de prétexte aux réjouissances. Aussi le proverbe conseille-t-il aux jeunes gens de ne pas aller à la romeria pour choisir leur fiancée :
Si fueres á buscar novia,
Que no sea en romeria.
Quelques proverbes, bien connus en Espagne, donneront une idée exacte de ce que sont en général les pèlerinages.
Romeria de cerca,
Mucho vino y poca cera.
C’est-à-dire qu’à la romeria voisine, il se consomme plus de vin que de cire.
A las romerias y a las bodas,
Van locas todas.
« Aux noces et aux pèlerinages, il ne manque jamais de femmes évaporées. »
D’après un autre proverbe, celui qui fréquente assidûment les pèlerinages se sanctifie bien tard, ou ne se sanctifie jamais :
Quien muchas romerias anda
Tarde ó nunca se santifica.
Ces fêtes espagnoles, qu’on appelle aussi romerajes, tirent leur nom de Rome, car la capitale du monde chrétien était autrefois le but des grands pèlerinages, et on s’y rendait de toutes les provinces de la Péninsule. Plus d’une fois les romerajes espagnols nous ont fait penser aux fêtes de ce genre qu’on célèbre avec tant d’empressement dans quelques départements du midi de la France, et que les Provençaux appellent également des romerages.
Une des plus curieuses fêtes qu’on puisse voir en Andalousie, c’est celle du Rocio : la madone qu’on y vénère porte le nom poétique Virjen del Rocio, la Vierge de la Rosée.
Le pèlerinage du Rocio a lieu dans le petit village de ce nom, situé non loin de la ville d’Almonte, à une douzaine de lieues de Séville ; il attire une foule considérable et on y vient non-seulement de la capitale de l’Andalousie, mais de Cadiz, de Jerez, de Huelva, et même des pays portugais voisins de la frontière d’Espagne.
Quand nous arrivâmes au Rocio, les environs du village étaient déjà occupés par une quantité de pèlerins et par des marchands de chevaux et de bestiaux, qui campaient dans les champs voisins ; rien de curieux comme ces campements en plein air : carros, galeras et autres véhicules du même genre sont rangés en cercle, de manière à former une enceinte ; c’est au milieu de cette enceinte qu’on fait la cuisine, cuisine fort peu compliquée, car on n’emploie guère d’autre vase qu’une caldera, suspendue à chaque véhicule, chaudron de fer qui sert également à faire boire les animaux lorsqu’on rencontre une fontaine, ou une rivière ayant de l’eau. Quant aux lits, ils ne sont pas plus compliqués que les ustensiles de cuisine ; on les porte avec soi ; la nuit arrivée, chacun se roule dans sa mante et s’endort, avec la terre pour matelas et son coude pour oreiller.
Nous assistâmes dans la matinée au défilé de la procession, où l’on porte solennellement l’image de la Virjen del Rocio ; cette ancienne peinture, noircie et enfumée, se voyait au fond d’une espèce de petite chapelle placée sur un carro aux roues énormes, traîné par deux bœufs à l’air débonnaire, la tête et les cornes surchargées de pompons, de franges et de guirlandes. Le petit temple était orné de rideaux de mousseline blanche et de dentelle, entremêlés de nœuds et de bouquets de fleurs ; plusieurs lanternes accompagnaient l’image vénérée, et des rubans de soie, partant des angles de la chapelle ambulante, venaient s’attacher à la tête des bœufs.
En tête du cortége marchait un Andalou en costume national, qui tenait dans la main droite un fifre dont il tirait des sons aigus, et frappait de la main gauche un tambour suspendu à son cou ; cette musique naïve nous rappela tout à fait le tambourin et le galoubet, accompagnement obligé de tous les romerages provençaux. Venaient ensuite les majos en costume de gala, tenant à la main une longue vara ou bâton à l’extrémité fourchue, et accompagnés de leurs majas aux cheveux ornés de fleurs, parées de leurs robes à volants et de leurs châles en crêpe de chine jaune ou cerise ; les unes jouaient du tambour de basque, d’autres des castagnettes ; de nombreuses guitares, bien entendu, faisaient aussi leur partie dans ce concert, sans parler des chants, des cris de joie des femmes et des enfants.
Derrière le char de la madone venait une longue file de carros chargés de jeunes filles, comme ceux que nous avions déjà vus au retour de la feria de Torrijos ; puis des majos montés sur des potros andalous à la longue crinière, portant en croupe leurs compagnes affublées de ces vieilles toilettes de señoras dont nous avons parlé, et qui se croyaient sans doute à la dernière mode de Paris.
Les marchands en plein air durent faire ce jour-la de brillantes affaires : la foule se pressait autour des Gitanas qui faisaient frire leurs beignets dans l’huile rance, et assiégeait les boutiques des avellaneras, surchargées de noisettes qui s’élevaient en monticules sur des tables de bois. Mais les marchandes d’alfajores attirèrent surtout notre attention ; ces gâteaux, de nom et d’origine arabe, sont faits de sucre et d’épices, et sont ordinairement vendus par de brunes serranas (montagnardes) d’une beauté remarquable. Le costume de ces serranas diffère complétement du costume andalous : la coiffure se compose d’un chapeau de feutre noir à larges bords, et d’une espèce de capuchon de laine noire qui couvre la tête et retombe sur les épaules ; les cheveux, comme ceux des Suissesses, forment une longue natte terminée par un nœud de rubans ; les manches du justaucorps sont ornées de nombreux boutons de filigrane d’argent, et une jupe courte, rayée de bleu et de blanc, laisse voir un petit pied finement chaussé.
La fête du Rocio, comme toutes les fêtes andalouses, se termina par des danses nationales, et Doré y fit une ample moisson de croquis, que nous ne tarderons pas à utiliser.
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 401 ; t. XIV, p. 353.
- ↑ Voir sur les faïences à reflets métalliques et sur celles de Séville notre article dans la Gazette des Beaux-Arts, tome XVIII, page 217, et notre Histoire des faïences hispano-moresques, Paris, Didron.
- ↑ Pepe est le diminutif de Joseph.
- ↑ Chachipé est une affirmation énergique empruntée au langage des Gitanos ; le mot gaché, qui appartient également au caló, s’applique, comme nous l’avons déjà dit, aux Espagnols qui n’appartiennent pas à la race gitana.