Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/20
VOYAGE EN ESPAGNE,
SÉVILLE.
Les fêtes religieuses de Séville, surtout celles qui ont lieu pendant la semaine sainte, sont les plus suivies et les plus curieuses, et sont comparables aux cérémonies de Rome ; à propos de ces funciones, comme on dit en Espagne, il faut nommer en première ligne les Pasos. Ce mot, qui signifie dans sa plus stricte acception une figure de Notre-Seigneur pendant sa Passion, s’applique généralement à des groupes en bois sculpté de grandeur naturelle, conservés dans les églises, et que l’on porte processionnellement dans les rues de la ville pendant la semaine de la Passion.
Autrefois les sculpteurs espagnols les plus renommés, comme Becerra, Alonzo Gano, Montañés et autres ne dédaignaient pas de sculpter des Pasos, qu’il peignaient toujours eux-mêmes ; beaucoup d’églises conservent encore de ces sculptures : nous avons vu dans une des salles basses du Musée de Valladolid une suite de figures sculptées en bois au seizième siècle et représentant, avec le réalisme le plus étrange, différents personnages de la Passion, vêtus des costumes du temps : c’est un des anciens Pasos les plus curieux qu’on puisse voir en Espagne.
Aujourd’hui les Pasos se font encore en bois sculpté comme ceux d’autrefois, et sont peints comme l’étaient les sculptures du moyen âge ; il y a même dans toutes les grandes villes d’Espagne des artistes spéciaux, — pintores de esculturas, dont l’unique occupation est de peindre les Pasos et autres sculptures religieuses. Il existe certaines traditions que l’on suit rigoureusement pour les couleurs à donner aux vêtements des divers personnages : par exemple ceux de la sainte Vierge sont toujours peints en bleu et blanc, et saint Jean est habillé en vert. Quant à Judas Iscariote, qui figure souvent dans les Pasos, où il joue naturellement le rôle de traître, il est invariablement représenté avec des vêtements jaunes. Cette couleur est sans doute employée en souvenir d’un usage du moyen âge, qui obligeait les juifs d’Espagne à porter des habits jaunes ; et on sait que plus tard le jaune fut adopté comme couleur du San Benito, ce dernier et lugubre vêtement des condamnés de l’Inquisition.
Toutes les églises de Séville possèdent leurs pasos ; un des plus curieux est celui connu sous le nom de Jesus Nazareno del Gran Poder, c’est-à-dire littéralement Jésus Nazaréen de la grande puissance ; il appartient à l’église de San Lorenço, et on le cite comme un des meilleurs ouvrages du sculpteur Montañes.
Le Christ, vêtu d’une longue robe de velours noir surchargée de broderies d’or et d’argent, y est représenté portant sa croix : cette croix, de très-grande dimension et d’un travail extrêmement précieux, est ornée d’incrustations d’ivoire, d’écaille et de nacre. De chaque côté du Christ deux anges debout, les ailes déployées, portent dans leurs mains des espèces de lanternes ; quatre lanternes beaucoup plus grandes sont placées aux coins de la terrasse qui supporte le paso.
Un jour que nous étions à notre fenêtre, le Cristo del Gran Poder passa dans la rue, porté suivant l’usage par les membres d’une des cofradias ou confréries religieuses si nombreuses à Séville ; les porteurs étaient cachés par une espèce de draperie tombant jusqu’à terre, en sorte qu’on aurait pu croire que toute cette masse fort lourde se mouvait d’elle-même. Nous nous glissâmes non sans peine au milieu de la foule compacte qui accompagnait le paso jusqu’à la cathédrale ; car l’usage veut que les pasos de toutes les églises de Séville s’y rendent pour y faire une station.
C’est le dimanche des Rameaux que commencent les fêtes : dans la matinée on célèbre sous les voûtes majestueuses de la cathédrale la cérémonie de la bénédiction des palmes. On sait l’énorme consommation de palmes qui se fait en Espagne ; nous avons déjà dit que les environs d’Elche en fournissent chaque année une très-grande quantité qui sont expédiées dans toutes les provinces. Nous avons dit aussi de combien de façons on sait les tresser. La plupart des balcons en sont ornés, car les palmes, suivant une croyance très-répandue, ont la vertu de préserver les maisons de la foudre, vertu qu’on attribue également, dans certaines campagnes des environs de Paris, aux tisons provenant du feu de la Saint-Jean.
Il paraît que, d’après un usage très-ancien, le chapitre de la cathédrale de Séville envoie chaque année une certaine quantité de ces palmes aux chanoines de Tolède qui, en échange de cette gracieuseté, font présent chaque année au chapitre de Séville de la cire qui sert à faire le Cirio Pascual. Ce fameux cierge pascal, que sa dimension colossale a fait comparer à un mât de navire et à une colonne de marbre blanc ne pèse pas moins de quatre-vingts arrobas, c’est-à-dire environ un millier de kilogrammes, et sa hauteur est de neuf varas, ou de plus de huit mètres ; c’est le samedi saint qu’on allume le cirio pascual, et pendant tout le temps qu’il brûle, un enfant de chœur est constamment occupé à recueillir les énormes amas de cire qui coulent le long du cierge-monstre.
Dans l’après-midi du dimanche des Rameaux, les nombreuses processions qui accompagnent les Pasos se donnent rendez-vous dans la rue la plus fréquentée de Séville, la Galle de las Sierpes, devant le Tribunal ecclésiastique ; elles traversent ensuite la place de la Constitucion et suivent la Calle de Génoa pour entrer dans la cathédrale par la porte San Miguel ; après l’avoir traversée dans toute sa longueur, les processions sortent par la porte opposée, et reviennent à leur point de départ.
Un ami nous avait offert un balcon à l’angle de la Calle de Genoa et de la Plaza de la Constitucion : nous acceptâmes avec empressement, car il n’est pas de meilleure place pour voir les processions religieuses de Séville. Le Paso qui était en tête est connu sous le nom de — Conversion del Buen Ladron, — la conversion du bon larron : on y voit le Christ en croix entre les deux larrons, avec des anges portant les instruments de la Passion, et les grandes lanternes qui figurent dans tous les Pasos. En tête du cortége marchaient quelques soldats et un officier de cavalerie en grand costume et l’épée à la main ; ensuite venait l’étendard de la Cofradia, porté par un des cofrades ou membres de la confrérie, sur lequel on voyait d’un côté les armes pontificales avec cette inscription : Archicofradia pontifcia ; et de l’autre côte, au-dessus des armes d’Espagne : El rey Hermano Mayor ; ce qui signifie que le roi était grand maître de la confrérie ; puis, marchaient sur deux rangs, un certain nombre de personnages qui jouent un rôle important dans les processions religieuses, et qu’on appelle los Nazarenos ou les Nazaréens. Ce nom vient sans doute de ce que ces pénitents portaient anciennement en souvenir de Jésus de Nazareth, de longs cheveux, une couronne d’épines sur la tête, et une lourde croix sur l’épaule. Peut-être aussi les nomma-t-on ainsi en souvenir du nom de Nazaréens qui fut donné aux premiers chrétiens, nom qui leur a été conservé par les musulmans.
Le costume des Nazarenos consiste aujourd’hui en une grande caperuza, espèce de grand capuchon pointu d’un demi-mètre de haut pour le moins, assez semblable à un long cornet ou à un bonnet de nécromancien ; à la hauteur du front, descend de la caperuza un long voile qui couvre le visage et le cou, et dans lequel sont ménagées deux ouvertures pour les yeux ; une tunique, serrée à la taille par une large ceinture, tombe jusqu’aux pieds, et se termine par une très-longue queue tout à fait semblable à celle des robes de cour à la mode sous l’Empire, et qu’on recommence à porter depuis quelques années. Quand ils sont dans la cathédrale, les Nazarenos laissent traîner la queue de leur tunique ; mais dans la rue ils la tiennent à la main en la roulant sur leur bras, en ayant soin de la relever de manière à laisser voir des bas blancs soigneusement tirés, et leurs pieds chaussés d’escarpins à boucle d’argent, coquetterie qui nous parut assez étrange en cette circonstance.
Au milieu du cortége, nous remarquâmes encore les hermanos mayores, dont la dignité correspond à peu près à celle de grand maître, portant de riches écussons d’argent ornés des emblèmes de la confrérie ; puis les munidores, espèces de maîtres des cérémonies, également habillés en Nazarenos, c’est-à-dire dans le singulier costume que nous venons de décrire ; les munidores tenaient à la main, comme les anciens hérauts, de longues trompettes d’argent ornées de riches draperies de soie, avec un grand luxe de broderies, de franges et de glands.
Derrière les hermanos mayores venaient des mozos de cordel, c’est-à-dire de simples commissionnaires, marchant deux par deux, et portant, suspendues à leur cou, de grandes corbeilles pleines de cierges : ce détail assez singulier au premier abord, ne nous étonna guère, car nous l’avions déjà remarqué dans les processions religieuses qui se font dans le midi de la France.
Au milieu de la procession se trouvait le Paso de la confrérie, représentant l’entrée de Jésus-Christ à Jérusalem ; au centre de ce Paso, qui est un des plus grands de Séville, on voit, au milieu des murs de Jérusalem, une porte crénelée sous laquelle passe le Christ monté sur une ânesse et suivi de ses apôtres, qui portent à la main des palmes d’un travail compliqué ; devant le Rédempteur se tiennent des Juifs qui paraissent l’acclamer, et qui étendent leurs manteaux sous ses pieds. Les nombreux personnages de ce Paso, sculptés de grandeur naturelle, sont couverts de vêtements de soie, de drap ou de velours, ce qui produit un effet des plus bizarres.
Nous avons dit que les Pasos étaient placés sur une espèce de table ou de plate-forme d’où pend une draperie qui tombe jusqu’à terre, de manière à cacher les hommes qui sont dessous et qui portent la lourde madone. Comme ceux-ci ne peuvent voir ce qui se passe au dehors, un des membres de la confrérie les avertit au moyen de deux coups de heurtoir quand ils doivent faire halte, et ce signal est répété à tous les autres Pasos qui s’arrêtent aussitôt en même temps.
À la fin du cortége du Paso de la entrada de Jesu Cristo en Jérusalén marchait le clergé de l’église à laquelle il appartient, suivi de quelques compagnies d’infanterie et d’une musique militaire qui jouait des airs de circonstance.
Le lundi et le mardi de la semaine sainte, il n’y a dans Séville aucune cérémonie religieuse extérieure, mais le mercredi nous nous rendîmes de bonne heure à la cathédrale, ou l’on chantait la Passion : quand on arrivait à ces paroles : et velum templi scissum est (et le voile du temple se déchira…) on entendait le bruit d’un voile qui se déchirait en réalité, puis on imitait, par les mêmes moyens qu’on emploie au théâtre, le tonnerre et les éclairs qui se produisirent au moment où le Christ rendit le dernier soupir.
Ce jour-là, les Pasos recommencèrent à parcourir les rues de la ville ; le premier que nous vîmes était celui de La Oracion del Huerto (la prière dans le jardin des Oliviers) ; venait ensuite celui de la Prision del Señor, qui représente le Christ, la corde au cou, traîné en prison par une troupe de Juifs portant toutes sortes d’armes bizarres ; d’autres sont représentés portant des lanternes à la main, et une particularité nous frappa, c’est qu’on avait poussé l’exactitude jusqu’à garnir ces lanternes de bougies allumées.
Vinrent ensuite une quantité d’autres Pasos, qui représentaient le Christ à la colonne, la Flagellation, l’Ecce Homo, le Couronnement d’épines, Ponce Pilate se lavant les mains devant le peuple, et d’autres sujets empruntés à la Passion.
Dès que la nuit est arrivée, commence à la cathédrale l’office des ténèbres — tinieblas — qui attire une grande partie de la population de Séville ; nous ne voulions pas manquer d’entendre le Miserere, qu’on chante après les ténèbres et dont on nous avait beaucoup vanté l’exécution ; la foule était tellement compacte dans l’immense nef que nous ne parvînmes pas sans difficulté à trouver place : le miserere, qui ne dura pas moins d’une heure, fut chanté d’une manière très-remarquable, et les nombreux instrumentistes, choisis parmi les meilleurs musiciens de Séville, nous parurent dignes des chanteurs. Le chapitre de Séville, suivant un usage établi dans la plupart des églises espagnoles, met au concours l’emploi de maestro de capilla, et comme il rétribue très-largement les maîtres de chapelle, la musique de la cathédrale jouit dans toute l’Espagne d’une réputation méritée.
Les cérémonies du jeudi saint sont encore plus pompeuses que celles des jours précédents : dans la matinée, le cardinal-archevêque de Séville consacre les saintes huiles ; on ne peut se figurer la richesse des vêtements sacerdotaux du clergé, extrêmement nombreux, de la cathédrale de Séville. Nous avions remarqué les personnages qui assistaient le cardinal-archevêque, six dignitaires chapés et mitrés, que nous prîmes d’abord pour des évêques ; mais le sacristan mayor qui, grâce à la recommandation d’un ami, avait eu l’obligeance de nous accompagner, nous apprit que ceux que nous prenions pour des évêques étaient simplement des chanoines du chapitre qui ont, à ce qu’il paraît, le privilége de porter la chape et la mitre.
C’est aussi le jeudi saint qu’on porte processionnellement, jusqu’au fameux monumento, le saint sacrement, ou le Santisimo, comme disent les Espagnols. Le monumento, exécuté vers le milieu du seizième siècle par un artiste italien connu en Espagne sous le nom d’Antonio Florentin, est une espèce de temple de dimensions colossales, entièrement construit en bois et qui se démonte pièce par pièce ; cette opération exige beaucoup de temps et un grand nombre de bras : on nous a assuré qu’il ne fallait pas moins de trois semaines pour monter le monumento. Ce temple, qui a la forme d’une croix grecque, se compose de quatre étages soutenus par des colonnes d’ordre dorique, ionique, corinthien et composite ; il est orné de statues colossales représentant Abraham, Melchisédech, Aaron, Moïse, plusieurs saints et différents sujets de l’Ancien et du Nouveau Testament.
C’est dans le trascoro, c’est-à-dire derrière le chœur, sur l’emplacement même occupé par le tombeau du fils de Christophe Colomb, qu’on élève le monumento : quand il est éclairé, l’effet est vraiment magique ; les cierges, au nombre de près de huit cents, représentent, assure-t-on, {corr|envirou|environ}} trois mille trois cents livres de cire.
Le jour solennel du vendredi saint, les Pasos sont plus nombreux que les jours précédents : le plus curieux de tous est celui qu’on appelle le Santo Entierro : les personnages qui le composent ne sont pas en bois, comme ceux des autres Pasos, mais bien en chair et en os.
Nous vîmes d’abord un personnage figurant la Mort, une faux à la main, assise sur le Monde, au-dessus duquel s’élevait la Croix ; à la suite venaient quelques enfants habillés en anges : l’un représentait saint Michel en costume de guerrier, l’épée à la main, un autre figurait l’Ange gardien, el Santo Angel de la Guarda, conduisant l’homme par la main : l’homme était un bambin de trois ou quatre ans, qui grelottait dans son maillot, et qui paraissait fort décontenancé au milieu de tous les personnages allégoriques. Deux autres enfants représentaient saint Gabriel, une branche de lis à la main, et saint Raphaël en costume de pèlerin, portant d’une main un bourdon, et de l’autre un poisson. Le Christ, enfermé dans un tombeau de verre, et entouré des soldats traditionnels vêtus à la romaine, était suivi de la Sainte Vierge, de saint Jean, de Joseph d’Arimathie, de Nicodème et de quelques autres personnages. Cette étrange procession, entièrement composée de personnages vivants, nous rappela à la fois les tableaux vivants et les naïfs mystères du moyen âge.
Le lendemain, jour du samedi saint, nous vîmes encore une procession allégorique représentant l’Établissement de l’Église : sur un trône de nuages se tenait Dieu le Père, ayant à ses côtés Dieu le Fils et le Saint-Esprit ; des cinq plaies du Fils coulaient autant de filets de sang qui tombaient sur l’Église, et lui donnaient la vie ; l’Église était représentée par une jeune fille habillée en prêtre, ce qui produisait l’effet le plus singulier. C’était également une jeune fille, les yeux bandés, agenouillée aux pieds de Dieu le Père, qui figurait la Foi.
Les processions de Séville, avec leurs nombreux pénitents masqués et couverts de cagoules, ont un aspect étrange et presque lugubre ; c’est comme un souvenir des auto-da-fé de l’inquisition : ceci nous remet en mémoire un spectacle vraiment lugubre, dont nous fûmes plus d’une fois témoins : un misérable cercueil, traîné par un cheval lancé au trot était précédé de quelques indigents portant des croix et des lanternes, et courant à toutes jambes, comme des gens qui ont hâte de se débarrasser d’une tâche importune : c’était un convoi de pauvre : un entierro de limosna.
Dans l’après-midi du samedi saint, nous nous rendîmes à la Puerta de Carmona pour voir le marché aux agneaux ; il s’en consomme, à l’époque des fêtes de Pâques, une quantité prodigieuse : plusieurs milliers de ces pauvres petits animaux étaient parqués en dehors de la ville, et maintenus par ces barrières en filets de cordes dont nous avons déjà parlé à l’occasion de la foire de Séville.
Le dimanche de Pâques, il y eut toutes sortes de spectacles, y compris, bien entendu, des combats de taureaux. On donna ce jour-là des courses portugaises qui, pour être moins sanglantes que les corridas ordinaires, n’en étaient pas moins curieuses. Nous vîmes également une jeune Espada tuer deux taureaux de sa jolie main ; ensuite vinrent des courses à la Portugaise, moins sanglantes, mais tout aussi intéressantes que les corridas ordinaires ; enfin un torero, monté sur de hautes échasses, tua plusieurs taureaux aux applaudissements de la foule, car pour le public espagnol une fête de taureaux n’est pas complète si le sang n’y coule pas. Ainsi se termina cette curieuse corrida, sur laquelle nous reviendrons avec plus de détails.
On peut dire que l’histoire de la danse, en Espagne, remonte presque aussi haut que celle de la nation elle-même : les danseuses gaditanes, si connues dans l’antiquité que souvent on les appelait simplement Gaditanes, — Gaditanas, étaient renommées à Rome entre toutes, comme les plus habiles et les plus séduisantes, de même que les musiciens de Cordoue, l’antique Corduba, étaient fameux dans le monde romain.
Les Basques, qui passent généralement pour les plus anciens habitants de la Péninsule et dont les origines échappent à toutes les recherches, ont été de tout temps aussi passionnés pour la danse que les peuples de la Bétique ; et aujourd’hui encore il est peu de provinces de l’Espagne, où ce divertissement soit aussi en faveur
parmi le peuple que dans les provinces basques et l’Andalousie.Un grand nombre d’auteurs latins se sont plu à célébrer les grâces et l’habileté des danseuses espagnoles d’autrefois.
Martial, qui était Espagnol, comme on sait, n’oublie pas dans ses épigrammes les séduisantes danseuses gaditanes, célèbres dans le monde entier et si recherchées à Rome. Les élégants de la grande ville se plaisaient, dit-il, à fredonner les chansons de la folâtre Cadix, — jocosæ Gades, — ville très-corrompue, si nous en croyons le poëte de Bitbilis[2], qui vante la grâce de Telethusa, une danseuse fort à la mode de son temps.
Plus loin, Martial décrit en deux vers, qui sont absolument intraduisibles, car
… le lecteur français veut être respecté,
la danse de la Puella gaditana, de la jeune fille de Cadix.
Pline le Jeune, dans une lettre à Septicius Clarus, nous apprend que de son temps une fête n’aurait pas été complète si on n’avait fait venir des danseuses andalouses : après avoir reproché à son ami d’avoir manqué à la promesse qu’il lui avait faite d’assister chez lui à un repas frugal ; « mais, ajoute-t-il, vous avez préféré, chez je ne sais qui, des huîtres, des poissons rares et des danseuses gaditanes. »
Pétrone, l’arbitre des élégances, n’a pas oublié, dans son Satyricon, les séduisantes filles de Gades ; Silius Italicus, Appien, Strabon et bien d’autres qu’il serait trop long de citer, ont vanté l’habileté chorégraphique des gaditanes.
Ces danses de l’antique Grades, qu’un auteur allemand, Huber, appelle la « poésie de la volupté » (Die poésie der wollust), doivent être probablement de celles que nous voyons représentées sur quelques-uns des monuments de l’époque romaine qui sont parvenus jusqu’à nous.
Un auteur anglais a prétendu que la fameuse Vénus Callipyge n’était autre, sans aucun doute, que la reproduction exacte d’une danseuse gaditane célèbre à Rome, et, ajoute-t-il, probablement l’image de Telethusa elle-même, cette ballerine chantée par Martial, et dont nous venons de parler.
Le chanoine Salazar, qui vivait au dix-septième siècle, affirme dans ses Grandezas de Cadix que les danses andalouses de son temps n’étaient autres que celles si célèbres dans l’antiquité. Le P. Marti, doyen d’Alicante, connaissait à fond les danses en faveur de son temps à Cadix, et qu’il appelait délices gaditanes, delicias gaditanas : si nous l’en croyons, c’étaient bien aussi les danses anciennes, mais très-perfectionnées, à tel point, que celles-ci et même la fameuse chordaxa phrygienne ne devaient être auprès que de simples bagatelles.
D’autres savants non moins graves ont daigné s’occuper, même en latin, des danses espagnoles, et étudier les rapports que celles-ci pouvaient offrir avec celles qui passionnaient tant les Romains ; c’est ainsi qu’ils ont retrouvé dans la crissatura le fameux meneo ; le lactisma n’était autre que le zapateado, dont le nom indique que la danseuse frappe le sol du pied, ou le taconeo, quand des coups de talon, appliqués en cadence, servent à marquer la mesure ; et ainsi de suite, car nous n’en finirions pas si nous voulions entrer dans les détails techniques, sur lesquels cependant de graves théologiens n’ont pas dédaigné de s’appesantir.
Une particularité qui montre combien les danses andalouses d’aujourd’hui offrent de rapport avec les anciennes danses gaditanes, c’est l’usage des castagnettes qui s’est perpétué, sans beaucoup de changements, pendant près de deux mille ans. De nos jours, comme autrefois, les castagnettes font essentiellement partie de la danse, surtout de la danse populaire ; car les castañuelas sont assurément nue des cosas de España, — une des choses espagnoles par excellence. C’est à ce point qu’un de nos vaudevillistes a pu faire adresser par un de ses personnages cette interpellation à un Hidalgo dont la nationalité est mise en doute :
« Vous êtes Espagnol ? Montrez-moi vos castagnettes ! »
Ce n’était pas, du reste, la première fois qu’un de nos compatriotes osait tourner en ridicule cet instrument bavard et bruyant : un voyageur du dix-septième siècle nous apprend que les Espagnols avaient déjà, de son temps, une prédilection marquée pour les castagnettes :
« Ils sont extrêmement amoureux, dit-il, de jouer d’un instrument qu’ils appellent castañetas, et qui ressemble fort aux cliquettes des gueux de nostre pays, n’estimant pas d’harmonie plus douce. »
Les crotalia des anciens étaient, sauf très-peu de différence, le même instrument que la castañuela espagnole : ils étaient également composés de deux parties creuses, qui, frappées l’une contre l’autre, produisaient un bruit sec ; la forme et la dimension étaient à très-peu de chose près les mêmes. Il est vrai que les crotalia étaient plus souvent en bronze, mais on en faisait aussi en bois comme aujourd’hui.
Il paraît que les dames romaines, au temps de l’Andalous Trajan, se plaisaient à jouer de cet instrument ; elles arrivaient même, sous ce rapport, à un luxe tellement insensé, qu’elles choisissaient, pour faire fabriquer leurs crotalia, des perles d’une grosseur extraordinaire et de la forme d’une amande. C’est Pline le Jeune qui nous l’apprend : « Elles les perçaient, dit-il, dans la partie supérieure, de manière à pouvoir les suspendre à leurs doigts et à leurs oreilles, et trouvaient un grand plaisir à entendre le son que rendaient les perles en se heurtant ; elles appelaient ce passe-temps faire des crotales, — facere crotalia. » Que diraient de cette fantaisie les boleras actuelles de Séville, de Cadix ou de Malaga, qui croient avoir atteint le dernier degré du luxe, quand elles ont ajouté un cordon de soie, orné de quelques fils d’or et d’argent, à leurs modestes castagnettes d’ivoire ou de bois de granadillo ?
Un auteur espagnol du siècle dernier déplore la fécondité de ses compatriotes, qui de son temps se
mêlaient d’écrire sur tous les sujets, jusque sur les castagnettes. — Hasta de las castañuelas ! s’écrie-t-il douloureusement. Et il avait raison, car nous avons sous lesyeux un volume in-douze, imprimé en la imprenta real, dans l’imprimerie royale, en 1792, avec ce titre assez curieux : Crotalogia, ou science des castagnettes, instruction scientifique sur la manière de jouer des castagnettes en dansant le Bolero, et de pouvoir facilement et sans maître accompagner tous les pas qui font l’ornement de cette gracieuse danse espagnole, etc… Nous abrégeons le titre qui remplit à lui seul près d’une page. L’auteur de cet ouvrage didactique se nomme El Licenciado Francisco Agustin Florencio, et, le croirait-on ? son œuvre bien digne de passer à la postérité eut cinq éditions successives.
Il paraît que le succès de la Crotalogia empêchait de dormir un certain Juanito Lopez Polinario, car ce personnage attaqua le Licenciado dans une brochure intitulée Impugnacion literaria, etc. (Combat littéraire). Mais l’auteur qui nous paraît mériter la palme, c’est Don Alejandro Moya : cet écrivain, voyant les castagnettes injustement attaquées, les vengea noblement dans un livre qui porte le titre d’El triunfo de las castañuelas, O mi viage á Crotalopolis, c’est-à-dire, le Triomphe des castagnettes ou Mon voyage à Crotalopolis (la capitale des castagnettes).
Le licencié Florencio, dans sa préface, — et, soit dit en passant, il nous paraît vouloir se moquer tant soit peu de son lecteur, — commence par parler, à propos de castagnettes, de Christophe Colomb et de Galilée ; puis rentrant enfin dans son sujet, il témoigne le regret que personne, avant lui, n’ait seulement noirci quatre pages de papier sur cet intéressant sujet, et il exprime le désir que son livre soit aussi utile aux Petimetros et aux Petimetras (petits maîtres et petites maîtresses), qu’aux Manolos et aux Manolas, aux Majos et aux Majas, c’est-à-dire aux gens du peuple. Par malheur, ajoute-t-il, je n’oserai plus me montrer à la Puerta del Sol, dans la crainte d’entendre dire à chaque instant :
« Regardez : voici l’auteur de la Crolalogia !
-Ah ! c’est le professeur de castagnettes ! » etc.
L’auteur continue en exposant les règles qu’on doit suivre pour accorder son instrument favori avec le son de la guitare, et l’accommoder au rhythme du Bolero et du génie des Seguidillas ; puis il cite une joueuse de castagnettes célèbre, Copa Syrisca, chantée par Virgile, et qui était également habile dans l’art d’agiter son corps gracieux aux sons répétés des crotales. Enfin, après de longues dissertations, l’auteur annonce une manière nouvelle et complétement inédite de fabriquer des castagnettes de son invention, qui peuvent s’accorder sur le ton de la guitare, et former les accords de tierce, de quarte, de quinte, etc. La manière dont le licencié Florencio indique le rhythme de son instrument est assez originale : suivant lui, toute la science des castagnettes se résume en ces mots : Tirira-tira-tirira-tirira-ti-ta-ti-ta ; seulement, il recommande bien d’observer ce qu’il appelle les trois unités crotalogiques : à savoir l’unité d’action, l’unité de temps et l’unité de lieu.
N’oublions pas la distinction des castagnettes en mâles et femelles, machos y hembras ; naturellement le macho a la voix plus grave, et le son de la hembra est plus clair. Un bon joueur de castagnettes doit suivre exactement tous les mouvements du corps, des bras et des jambes ; c’est ce que l’auteur démontre en s’appuyant sur Aristote. Enfin, persuadé d’avance du succès que doivent obtenir son livre et son invention, il termine en priant ses lecteurs de danser à sa santé quatre seguidillas boleras.
Il est bien à regretter que le profond auteur de la Crotalogia n’ait pas daigné exercer sa plume savante sur un autre instrument, égal en ancienneté, et qui, s’il n’est pas l’accompagnement obligé de toutes les danses andalouses, en marque aussi agréablement la mesure : nous voulons parler du tambour de basque, appelé par les Espagnols el pandero ou la pandereta : c’est exactement le tympanum des anciens, tel qu’on le voit entre les mains d’un des personnages comiques représentés dans la mosaïque si connue du musée de Naples.
Comme le Tamburello, cher aux Minenti de Rome et aux jeunes filles napolitaines, la pandereta espagnole est ornée, sur le bois aussi bien que sur la peau, de peintures d’une grande naïveté, où les couleurs les plus brillantes sont employées sans le moindre ménagement ; ces peintures, dues à des Velazquez populaires, représentent ordinairement un Majo et une Maja en costume de rumba, dansant la Malagueña del torero, le Jaleo de Jerez, ou quelque autre pas andalous. Des nœuds de rubans, — moñas — viennent encore rehausser l’éclat général, et quelques lames rondes de métal, — sonajillas, — placées dans les intervalles du bois, ajoutent leur cliquetis strident au ronflement sourd que produit le doigt du virtuose en frôlant le parchemin bariolé.
Il n’y a pas de fête populaire, pas de réjouissances publiques, soit à la ville, soit dans les campagnes, où la pandereta ne signale bruyamment sa présence ; elle joue même son rôle dans certaines fêtes religieuses, comme la veille de Noël, par exemple, ou la veille de saint Jean, la velada de san Juan, que Séville célèbre avec une gaieté si expansive.
Parmi les plus habiles à faire résonner sous leurs doigts la pandereta, il faut citer en première ligne ces étudiants fantastiques et vagabonds, qui parcourent l’Espagne en mendiants, et qui sont si connus dans le pays sous le nom d’Estudiantes de la Tuna. Rien n’est amusant comme de voir ces derniers représentants de la vie picaresque se livrer sur leur instrument favori aux variations les plus insensées. Nous aurons, du reste, l’occasion de revenir plus tard sur ces gais descendants de Guzman d’Alfarache.
Le Pandero est donc bien, comme les castagnettes, une des choses d’Espagne : aussi la langue espagnole est-elle d’une richesse remarquable en ce qui concerne les deux
instruments favoris du peuple : par exemple, le mot castañuelas a plusieurs synonymes ; castañetas et palillos ;on dit même quelquefois simplement la leña, le bois. Viennent ensuite les mots castañetada, castañeteo, castañetazo, castañeteado et castañeton, qui peuvent s’employer indifféremment pour exprimer le jeu de l’instrument ; il y a encore le verbe assez ronflant castañetear, qui exprime on ne peut mieux l’action de jouer des castagnettes ; il s’applique également à celui qui fait claquer ses dents en grelottant de froid. Quand un homme est cagneux et que les genoux se heurtent en marchant, on dit en Espagne : il joue des castagnettes ! Et lorsqu’on veut parler d’une personne au caractère vif et enjoué, on la compare à une castagnette : — Como una castañuela, — dit le proverbe.
Naturellement, la pandereta fournit aussi son contingent à la langue espagnole : quand plusieurs de ces instruments forment un tutti, c’est une panderada ; le panderazo, c’est un coup donné avec le pandero ; panderetero est un mot qui s’applique aussi bien à celui qui en joue qu’à celui qui en fabrique ; pandereteo, qui signifie l’action de jouer du tambour de basque, signifie également une fête au son du pandero, et panderetear est le verbe qui en dérive naturellement.
L’Espagne, pays si riche en proverbes, comme chacun sait, en a emprunté un bon nombre à cet instrument : le sot qui parle beaucoup pour ne rien dire, c’est un pandero ; está el pandero en manos que lo sabrán tien tocar, est une locution proverbiale qui veut dire qu’on peut avoir confiance en la personne chargée d’une entreprise quelconque, qu’elle est habile et capable de s’en tirer à son honneur.
No todo es vero
Lo que suena el pandero,
dit encore un ancien refran espagnol, donnant à entendre qu’il ne faut pas croire à la légère tous les bruits qui se répètent, et notamment les propos tenus par les bavards, qui souvent parlent sans réflexion.
Mais laissons de côté les instruments favoris du peuple espagnol, pour dire quelques mots des danses nationales pendant le moyen âge, la Renaissance et les temps modernes.
Que devinrent, à l’époque du moyen âge, les danses nationales d’Espagne ? On ne sait que très-peu de choses à ce sujet. « Il est à présumer, dit le savant Jovellanos dans son Mémoire sur les divertissements publics, que l’exercice populaire par excellence se réfugia dans les Asturies, à l’époque de l’invasion des Arabes. » Il est certain que les Juglares et les Trovadores espagnols du moyen âge composaient, entre autres poésies, des Baladas et des Danzas, et parmi les danses de cette époque, on peut en citer une, celle du Rey don Alonso el Bueno, dont le nom indique qu’elle devait probablement exister du temps de ce prince, c’est-à-dire au douzième siècle.
On peut encore citer, parmi les danses les plus anciennes, le Turdion, dans laquelle on se livrait à de nombreuses contorsions. C’est très-probablement dans ce mot qu’il faut chercher l’étymologie du mot français tordion, ou tourdion, qu’on retrouve si souvent dans les récits de Brantôme. Il y avait encore la Gibadina, dont le nom signifie quelque chose comme la danse des bossus, et sur laquelle les détails nous manquent ; nous en dirons autant du Piedegibao, ou littéralement Pied de bossu. La Madama Orliens, malgré son orthographe tant soit peu défigurée, avait été évidemment appelée ainsi du nom d’une princesse de la maison d’Orléans ; la Alemanda, comme l’indique son nom, devait tirer son origine de l’Allemagne.
La Alemanda et la Gibadina étaient encore de mode au seizième siècle. Pourtant, le célèbre Lope de Vega se plaint, dans sa comédie La Dorotea, de les voir tomber peu à peu en désuétude, ainsi que plusieurs autres danses anciennes. La Pavana était à cette époque un des pas les plus renommés ; elle ne tarda pas à se répandre en France et en Italie, où elle eut, ainsi que dans d’autres parties de l’Europe, un succès qui se prolongea longtemps.
La Pavana était un pas noble et grave’: on pense que le menuet et les autres danses du même genre en sont des imitations. Son nom vient évidemment du mot pavo, qui signifie en espagnol un paon, parce que les danseurs « faisaient la roue l’un devant l’autre comme des paons avec leurs queues. » « La Pavana, dit un auteur espagnol de la fin du quinzième siècle, imite les attitudes du paon royal, qui va se balançant en faisant la roue. »
Il faut cependant tenir compte de l’opinion qui attribue à la pavane une origine italienne. Quelques-uns, en effet, prétendent que cette danse fut inventée à Padoue, et que son nom n’est que la contraction de Padovana (Padouane).
On dit que Catherine de Médicis excellait à danser la pavane d’Espagne, et qu’elle la perfectionna en la rendant plus gracieuse et plus vive. Les seigneurs de son temps portaient, en dansant la pavane, le manteau court sur l’épaule et la longue rapière au côté, ce qui donnait à leur démarche une aisance particulière. Les dames la dansaient en robes longues et traînantes, chargées de broderies et de pierreries, et portant quelquefois sur la tête des couronnes qui marquaient leur dignité.
Marguerite de Navarre, femme de Henri IV, excellait aussi, assurent les auteurs du temps, à danser la pavane d’Espagne. Comme nous l’avons dit, les mouvements de cette danse étaient graves et majestueux ; l’air en était très-lent. Un auteur français qui a écrit un curieux livre sur la danse, Thoinot Arbeau, mentionne la pavane d’Espagne, qui se dansait par mesure binaire, dit-il, et donne quelques détails sur la manière d’exécuter ce pas.
On dit encore aujourd’hui en Espagne : Son entradas de pavana — ce sont des entrées de pavane — en parlant d’un homme qui vient gravement et mystérieusement tenir des discours ridicules ; et : Son pasos de pavana, à propos d’un personnage dont la démarche est d’une lenteur affectée. Il est évident que notre expression : se pavaner, doit avoir la même origine.
Le Paspié, si commun en France au dix-septième siècle sous le nom de passe-pied, n’était autre qu’une variété de la pavane ; il paraît qu’on l’appelait également Bretaña, ce qui fait supposer à un auteur espagnol qu’il pourrait bien être originaire de Bretagne.
Une autre danse espagnole, qui devint très-célèbre au seizième siècle, c’est le Pasacalle. Le Pasacalle, dont le nom signifie littéralement Passe-rue, ou promenade dans la rue, fut appelé ainsi parce que dans l’origine les jeunes gens le dansaient la nuit par les rues : on finit plus tard par ne plus le danser qu’au théâtre. En Espagne, le succès de ce pas alla jusqu’au fanatisme ; il en fut de même en Italie, où beaucoup de compositeurs exercèrent leur verve sur ce thème, et en France le Pasacalle eut aussi ses beaux jours sous le nom de Passacaille, qui n’est du reste que le même mot prononcé à la manière espagnole.
Les Folias tirent leur nom d’un vieux mot espagnol synonyme du français folie (les Espagnols disent aujourd’hui locura). Quelques-uns prétendent que cette danse est originaire du Portugal ; mais il est certain qu’elle était très-anciennement connue en Espagne. Il paraît que c’était une des plus gracieuses danses qu’on pût voir ; quelquefois on la dansait seul, quelquefois aussi à deux, avec les castagnettes au doigt et au son des flûtes ; le mouvement était tantôt lent et grave, tantôt animé et rapide. On rapporte que Pierre Ier, roi de Portugal, aimait les Folias avec tant de passion « qu’il passait souvent des nuits entières à les danser avec ses enfants et les personnes qu’il daignait honorer de son assez farouche amitié. » On a fait au dix-septième siècle, tant en France qu’en Italie, de nombreuses variations sur le motif, encore bien connu aujourd’hui, des Folies d’Espagne. Les Folias se dansaient encore dans les théâtres au siècle dernier, mais tellement défigurées, à ce que prétend un puriste du temps, qu’elles méritaient à peine leur nom.
La Chacona fut sans doute appelée ainsi à cause de son inventeur, car le nom de Chacon n’est pas très-rare en Espagne.
Au seizième siècle, on faisait en Espagne une distinction entre les Danzas et les Bayles, comme nous l’apprend Gonzalez de Salas, un érudit du dix-septième siècle qui a écrit sur la musique espagnole : les Danzas étaient des pas graves et mesurés, où les jambes seules jouaient un rôle, à l’exclusion des bras ; les Bayles, au contraire, admettaient des gestes plus libres des bras et des jambes, et une plus grande désinvolture du corps. C’est des anciens bayles que dérivent la plupart des danses espagnoles en usage aujourd’hui.
Quelques-uns des Bayles, c’est-à-dire des danses légères, arrivaient parfois, à ce qu’il paraît, jusqu’à l’inconvenance ; on leur donnait aussi le nom de Bayles picarescos[3], ou danses picaresques. Parmi les danses de ce genre, on en cite une qu’on appelait el Escarraman, et qui eut son moment de succès ; mais aucune ne fit tant de bruit que la fameuse sarabande, nommée par le P. Mariana el pestifero bayle de la Zarabanda. Le célèbre historien, pour justifier son épithète, prétend que cette danse a causé à elle seule plus de maux que la peste. Voici comment il s’exprime dans son livre De spectaculis.
« Parmi plusieurs bayles qui ont paru dans ces derniers temps, il en est un accompagné de chant extrêmement licencieux dans les paroles et dans les mouvements : … on l’appelle communément la Zarabanda ; et malgré les diverses opinions qu’on met en avant, personne ne connaît exactement son origine. Mais ce qui est bien certain, c’est que cette danse a été inventée en Espagne. »
Plusieurs écrivains espagnols du seizième siècle ont publié des dissertations sur l’origine de la sarabande : il paraît certain que c’est en 1588 qu’elle fit son apparition. L’on prétend que c’est à Séville qu’elle fut exécutée pour la première fois, par une danseuse andalouse qu’il appelle une baladine, un démon de femme — una histriona, un demonio de muger.
Un autre, contemporain du P. Mariana, dans un curieux manuscrit conservé à la Bibliothèque royale de Madrid, déplore de voir de son temps la vertu très-affaiblie parmi les chrétiens, « à tel point, dit-il, qu’on se divertit d’une chose aussi pernicieuse et aussi pestilentielle, et que nous voyons de jeunes enfants apprendre, aussitôt qu’ils peuvent se tenir sur leurs jambes, quelques-uns des pas de la sarabande. C’est pourquoi, ajoute-t-il, je soutiens qu’une pareille danse devrait être défendue au théâtre, et qu’on devrait aussi défendre de l’apprendre et de la danser au dehors. »
En 1603, parut à Cuenca un curieux imprimé sous le titre de : Relacion muy graciosa que trata de la vida y muerte que hizo la Zarabanda, mujer que fué de Anton Pintado, y las mandas que hizo á todos aquellos de su jaez y camarada, y como salió desterrada de la corte, y de aquella pesadumbre murió. Cette très-gracieuse relation de la vie et de la mort de dame Sarabande, défunte femme d’Antoine Pintado (c’était le nom d’une autre danse), est une satire contre le nouveau pas à la mode qui avait été, comme dit le titre, exilé de la cour, et en était mort de chagrin. À la suite de cette pièce est insérée une ordonnance royale qui défend de danser la sarabande.
Comme on le voit, jamais l’apparition d’une danse nouvelle ne déchaîna autant d’anathèmes, de colères et de tempêtes. L’auteur du manuscrit de la Bibliothèque royale de Madrid, dont nous avons cité plus haut un extrait, fait mention d’une Jácara, ou chanson populaire, publiée en 1558, et qui se chantait beaucoup de son temps, sous le titre de : la Vida de la Zarabanda, ramera publica del Guyacan ; c’est-à-dire : la Vie de la Sarabande, femme de mauvaises mœurs du Guyacan ; allusion sans doute à une opinion qui faisait venir cette danse de l’Amérique.
L’étymologie du mot sarabande a donné de la tablature aux savants. Ménage prétend qu’il vient d’un instrument qui servait à accompagner les coplas de Sarabanda, ou couplets qu’on chantait avec cette danse ; Daniel Huet, le célèbre évêque d’Avranches, le fait dériver des Sirventes du moyen âge ; Covarrubias prétend, dans son Trésor de la langue castillane, qu’il est emprunté au mot hébreu zara, qui signifie marcher en tournant, parce que, dit-il, la femme qui exécute la sarabande se dirige tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et va contournant le théâtre en tous sens, jusqu’à ce qu’elle ait obligé, pour ainsi dire, les spectateurs à imiter ses mouvements, à quitter leur place et à se mettre à danser aussi.
D’autres encore prétendent que la sarabande tire son nom du persan serbend, ou de la ville de Samarcande ; le chanoine Fernandez de Cordova, sans se prononcer sur cette grave question, affirme que la sarabande n’est autre que la fameuse danse des anciennes Gaditanes ressuscitée, et arrangée suivant le goût moderne ; il pense que la chacone, autre danse en vogue au seizième siècle, doit avoir la même origine.
La sarabande, sauf de rares exceptions, n’était jamais dansée que par des femmes : il n’en était pas de même de la chacone. Cervantès, dans sa nouvelle intitulée la Ilustre fregona (l’Illustre laveuse de vaisselle), nous donne une idée de cette dernière danse, qui était exécutée par plusieurs couples composés chacun d’un homme et d’une femme.
La sarabande se dansait le plus souvent au son de la guitare, comme les danses andalouses d’aujourd’hui. Cet instrument était, au seizième siècle, aussi répandu en Espagne qu’il l’est encore aujourd’hui. « Maintenant, dit Covarrubias, on en joue si facilement, surtout quand il s’agit d’exécuter le rasgado[4], qu’il n’y a pas un garçon d’écurie qui ne soit un virtuose sur la guitare. »
D’autres instruments, tels que les flûtes et les harpes, se mêlaient assez souvent à la guitare et accompagnaient le chant en même temps que la danse. Il y avait des boylarinas assez habiles pour danser en même temps qu’elles chantaient des coplas de Zarabanda, tout en s’accompagnant sur la guitare : celles-là, à ce qu’assure Gonzalez de Salas, obtenaient un succès tout particulier.
Les chants qui accompagnaient la sarabande portaient des noms différents, tels que Jácaras, Letrillas, Romances, Villancicos, etc. Ces poésies populaires, dont un assez bon nombre est parvenu jusqu’à nous, n’avaient pas de forme bien déterminée, et, en général, leur destination n’est indiquée que par le refrain, quelquefois répété à chaque strophe.
Malgré toutes les tempêtes qu’elle avait soulevées, la Zarabanda avait, à ce qu’il paraît, la vie assez dure, car nous la retrouvons encore très-florissante une centaine d’années après son apparition : c’est Mme d’Aulnoy qui nous l’apprend dans son voyage d’Espagne :
« Les entractes étoient mêlés de danses au son des harpes et des guitares. Les comédiennes avaient des castagnettes et un petit chapeau sur la tête. C’est la coutume quand elles dansent, et lorsque c’est la Sarabande, il ne semble pas qu’elles marchent, tant elles coulent légèrement. Leur manière est toute différente de la nôtre ; elles donnent trop de mouvement à leurs bras, et passent souvent la main sur leur chapeau et sur leur visage avec une certaine grâce qui plaît assez. Elles jouent admirablement bien des castagnettes. »
Il paraît qu’on aimait beaucoup la danse à la cour d’Espagne : Mme d’Aulnoy en raconte une à laquelle elle assista, et qui ne manquait pas d’originalité :
« On amena à la reine mère une géante qui venoit des Indes : les dames voulurent faire danser ce colosse qui tenoit sur chacune de ses mains en dansant deux naines qui jouoient des castagnettes et du tambour de basque. »
Les succès de la sarabande ne s’étaient pas bornés à l’Espagne : au dix-septième siècle, elle passa les Pyrénées : dans un bal que Louis XIV donna pour le mariage du duc de Bourgogne, le duc de Chartres (qui fut plus tard le régent) dansa un menuet et une sarabande avec Mme la princesse de Conti « de si bonne grâce, dit un auteur du temps, qu’ils s’attirèrent l’admiration de toute la cour. »
La sarabande vit naître à sa suite une quantité d’autres danses du même genre, qui obtinrent plus ou moins de succès : nous avons déjà parlé de l’Escarraman et de la Chacona ; il faut encore citer, parmi les danses picaresques, la Carreteria, las Gambetas, El Pollo, la Japona, El Rastrojo, la Gorrona, la Pipironda, El Hermano Barlolo, El Polvillo, la Perra Mora, El Guiriguirigay, El Anton Colorado, qui n’était autre chose, sans doute, que l’Anton Pintado dont nous avons parlé. Nommons encore El Canario, El Zapateado, la Gira, la Danza prima, El Bizarro, la Paisana, la Gallarda, la Palmadica, la Guaracha, le Zapateado, etc.
Ces dernières danses s’éloignaient davantage de la sarabande que celles que nous avons citées plus haut : le Canario, suivant Pellicer, était à peu près la même danse que la Guaracha et le Zapateado ; dans ces trois danses, les mouvements des pieds, qui étaient extrêmement vifs, jouaient le rôle principal. Le Canario, comme l’indique son nom, était sans doute originaire des îles Canaries ; un auteur français du seizième siècle, que
nous avons déjà cité, Thoinot Arbean (Jehan Tabourot donne la description de cette danse dans sa curieuseOrchésographie.
Le nom du Zapateado est resté populaire, et ce pas, un des plus connus parmi ceux de l’Andalousie, se danse encore fréquemment et obtient toujours un grand succès, car s’il a subi avec le temps bien des altérations, il n’a rien perdu de sa grâce primitive.
La Gira peut compter parmi les danses les plus anciennes : une personne se plaçait au milieu d’un cercle qu’on traçait sur le sol, et dont elle devait faire vivement le tour sans en sortir ; la difficulté consistait à jouer en même temps avec des épées, à tenir des plats en équilibre ; quelquefois même le danseur devait garder sur son front un verre plein d’eau sans en répandre une seule goutte ; le tout en dansant sur une seule jambe : l’autre jambe, dit Antonio Cairon, devait rester en l’air, et le danseur s’en servait comme d’une rame pour tourner sur lui-même.
La Danza prima est également une des danses les plus anciennes ; on la dansait en rond, en se tenant par les mains et en chantant ; elle s’est conservée jusqu’à nos jours parmi les Asturiens et les Gallegos ou Galiciens. El Bizarro, originaire du royaume de Grenade, fut, dit-on, le prototype d’une danse qui obtint plus tard un succès extraordinaire, le fameux Fandango. Quant à la Paisana et à la Gallarda, la première était, comme son nom l’indique, une danse villageoise, et les mouvements en étaient des plus simples ; la Gallarda devait son nom à sa vivacité. Outre la Paisana, il y avait encore El Villano, ou la danse du Vilain ; on l’exécutait en frappant alternativement ses mains l’une contre l’autre et contre ses pieds ; on prenait en outre diverses postures, et on s’asseyait de temps en temps sur le sol. Dans la Palmadica, chaque danseuse élevait en l’air sa main ouverte, et le danseur frappait une palmada dans la main de celle qu’il choisissait pour sa partenaire.
Une danse assez curieuse, fort en vogue dans les Castilles au temps de Cervantès, c’est la Danza de Espadas, la danse des épées. Covarrubias nous a conservé la description de ce pas guerrier : les danseurs portaient des gregescos de lienzo, espèce de caleçons de toile très-larges, et entouraient leur tête d’un tocador ou mouchoir roulé. Chacun d’eux tenait à la main une espada blanca, une épée blanche, c’est-à-dire bien affilée[5] ; après avoir fait toutes sortes de tours et de détours, ils arrivaient à une mudanza ou figure qu’on appelait la degollada, — la décollation : alors chaque danseur dirigeait son épée vers le cou de celui qui conduisait la danse, et au moment où l’on aurait cru qu’ils allaient lui trancher la tête, celui-ci, par un mouvement rapide, baissait le cou et leur échappait subitement.
Cervantès a décrit cette danse a propos des noces de Gamache le Riche :
« On vit entrer plusieurs chœurs de danses de différents genres, notamment une troupe de danseurs à l’épée, composée de vingt-quatre jeunes gars de bonne mine, tous vêtus de fine toile blanche, et coiffés de mouchoirs de soie de différentes couleurs. Ils avaient pour chef un jeune homme agile, auquel un des laboureurs demanda si quelques-uns des danseurs s’étaient blessés : « Aucun jusqu’à présent, grâce à Dieu, répondit le chef des danseurs : nous sommes tous sains et saufs. » Aussitôt il se mit à former une mêlée avec ses compagnons, faisant mille évolutions, et avec tant d’adresse, que Don Quichotte, tout habitué qu’il fût aux danses de ce genre, convint qu’il n’en avait jamais vu de mieux exécutée. »
C’est surtout dans le royaume de Tolède que cette danse était en usage ; probablement à cause de la grande renommée que ce pays avait à cette époque pour la fabrication des armes blanches. La danse des épées est abandonnée depuis bien longtemps, mais le souvenir en est toujours populaire, car lorsqu’on veut parler d’une querelle de famille, on dit encore aujourd’hui : c’est une danza de Espadas !
Les Arabes et les Mores d’Espagne eurent aussi leurs danses : le nom des Zambras et des Leylas est resté célèbre dans le pays ; c’étaient les danses conservées pour les jours de fêtes, pour les noces et les réjouissances. On attribue généralement une origine moresque aux Cañas, chansons populaires espagnoles destinées a accompagner la danse, et qui sont considérées comme la première souche des poésies de ce genre, chantées par les Andalous sur un ton plaintif et mélancolique. On pense que c’est dans le mot arabe gaunia, chant, qu’il faut chercher l’étymologie de Caña. Les Mores qui, après la conquête de Grenade, étaient restés dans ce royaume et dans celui de Valence, avaient conservé les chants et les danses de leurs ancêtres ; on sait combien de persécutions ils eurent à souffrir de la part des vainqueurs ; on alla jusqu’à leur interdire, par ordonnance royale, les leylas et les zambras qu’ils chantaient et dansaient au son des dulzaynas (bautbois) et des añafiles (trompettes) ou du laud — la guiterne moresche dont parlent nos auteurs du moyen âge. Mais les chants s’étaient gravés dans la mémoire du peuple, et aujourd’hui encore, il n’y a pas d’endroit retiré, pas de montagne inaccessible d’Andalousie où l’on n’entende, dans les chaudes nuits d’été, les paysans ou les serranos répéter des airs d’origine moresque, tels que les Rondeñas ou les Malagueñas.
Ces deux noms s’appliquent également à des danses nationales : la plus connue et la plus caractéristique est la Malagueña del Torero. Pendant notre séjour à Malaga, nous eûmes plusieurs fois l’occasion de voir la Malagueña del Torero merveilleusement exécutée, et Doré fit un charmant croquis de cette danse, où se rencontrent toute la grâce et tout le brio des boleras andalouses.
Mais revenons aux danses purement espagnoles. Vers le milieu du dix-septième siècle, sous le règne fastueux de Philippe IV, le luxe de la scène prit un très-grand développement, surtout sur le théâtre que la cour avait fait établir au Buen Retiro ; les anciens pas, fort simples pour la plupart, furent transformés en danses assez compliquées, ou en ballets que l’on arrangea suivant le goût du moment. Les poëtes en réputation, tels que Quevedo et Luis de Benavente, ne dédaignèrent pas de travailler pour ces ballets : déjà des auteurs très-connus, Lope, Antonio de Mendoza et Calderon avaient intercalé dans leurs œuvres des pièces du même genre.
C’est sous le règne de Philippe IV que des danses d’un genre particulier, les danzas habladas, arrivèrent à l’apogée de leur vogue : les danses parlées, dans lesquelles figuraient des personnages allégoriques ou mythologiques, étaient déjà en usage du temps de Cervantès, qui en donne la description dans son Don Quichotte [6].
« Il ne fut pas moins ravi d’un autre chœur de danse qui parut bientôt après. C’était une troupe de jeunes filles choisies parmi les plus belles, si bien du même âge, qu’aucune ne semblait avoir moins de quatorze ans, ni aucune dépasser dix-huit. Elles étaient toutes vêtues d’un drap vert léger, avec les cheveux moitié tressés, moitié flottants, mais si blonds tous, qu’ils auraient pu lutter avec le soleil ; et, pour coiffure, elles portaient des guirlandes formées de jasmins, de roses, d’amarantes, et de fleurs de chèvrefeuille. Cette jeune troupe était conduite par un vénérable vieillard et par une matrone à l’air imposant, mais très-légers et très-agiles pour leur âge avancé. C’était le son d’une cornemuse de Zamora qui donnait la mesure, et les jeunes filles, aux pieds agiles et à l’air plein de décence, se montraient les meilleures danseuses qu’on pût voir.
« On exécuta ensuite une danse composée, de celle qu’on appelle habladas. C’était une troupe de huit nymphes, placées sur deux rangs ; l’un de ces rangs était conduit par le dieu Cupidon, l’autre par l’Intérêt — celui-là paré de ses ailes, de son arc et de son carquois ; l’autre, couvert de riches habits d’or et de soie. Ensuite venaient les nymphes, qui représentaient la Poésie, la Discrétion, la Bonne famille, la Vaillance, la Libéralité, le Trésor, la Largesse, la Possession pacifique, etc. Chacun de ces personnages allégoriques défilait à son tour, et, après avoir dansé son pas, récitait quelques vers. »
À la cour de Philippe IV, on représenta ces danzas habladas avec un luxe vraiment extraordinaire de costumes et de décors, et il arriva plus d’une fois que des personnes de la famille royale daignèrent y jouer un rôle actif.
Peu à peu les danses nationales disparurent du théâtre. Au commencement du siècle dernier, la Sarabande et la Chacone étaient complétement abandonnées, ainsi que les autres danses du même genre. À cette époque apparurent de nouveaux pas qu’on peut considérer comme le type des danses actuelles, les seguidillas, le fandango et le bolero.
C’est vers les premières années du siècle dernier que les seguidillas furent dansées pour la première fois dans la Manche ; aussi donne-t-on encore le plus souvent à cette danse le nom de seguidillas manchegas. Ce mot, du reste, sert également à désigner les chansons qui accompagnent ordinairement les séguedilles. Les séguidillas ne diffèrent presque pas du bolero : ce sont les mêmes pasadas (figures), les mêmes estribillos (refrains), et les mêmes bien parados (temps d’arrêt). La principale différence entre ces deux danses consiste en ce que la première est d’un mouvement plus vif que le bolero, qui aujourd’hui est à peu près abandonné, sauf au théâtre. Ce mot, qu’on écrit aussi quelquefois volero, vient, dit-on, de ce que le pas exige tant de légèreté que les danseuses semblent voler ; aujourd’hui, on appelle également boleros et boleras les danseurs et danseuses de profession qui paraissent sur les théâtres.
Si la danse des séguidillas est à peu près moderne, il n’en est pas de même du nom, qui est fort ancien, mais qui s’appliquait autrefois, à ce qu’il paraît, à un pas d’un genre tout à fait différent. Cervantès, qui parle assez souvent des danses de son pays, en dit quelques mots dans le trente-huitième chapitre du Don Quichotte.
N’oublions pas de nommer une danse sur laquelle nous reviendrons plus tard, le fandango, si célèbre entre toutes les anciennes danses espagnoles. « Quel est le pays barbare, dit le poëte espagnol Tomas de Yriarte, dont les habitants ne s’animent en entendant les airs de leurs danses nationales ! L’air le plus populaire chez le peuple espagnol, cet air à trois temps, accompagne une danse dont les mouvements pleins de goût et de fantaisie étonnent les maîtres les plus habiles : c’est le gracieux fandango, qui enchante par sa gaieté nos compatriotes aussi bien que les étrangers, et qui ravit également les vieillards les plus sévères. »
Un auteur du temps de la restauration décrit la même danse, « bien digne d’être exécutée à Paphos ou à Gnide, dans le temple de Vénus. » — « L’air national du fandango, comme une étincelle électrique, frappe, anime tous les cœurs : femmes, filles, jeunes gens, vieillards, tout paraît ressusciter, tous répètent cet air si puissant sur les oreilles et l’âme d’un Espagnol. Les danseurs s’élancent dans la carrière ; les uns armés de castagnettes, les autres faisant claquer leurs doigts pour en imiter le son : les femmes surtout se signalent par la mollesse, la légèreté, la flexibilité de leurs mouvements et la volupté de leurs attitudes ; elles marquent la mesure avec beaucoup de justesse, en frappant le plancher de leurs talons. Les deux danseurs s’agacent, se fuient, se poursuivent tour à tour ; souvent la femme, par un air de langueur, par des regards pleins de feu, semble annoncer sa défaite. Les amants paraissent prêts à tomber dans les bras l’un de l’autre ; mais tout à coup la musique cesse, et l’art du danseur est de rester immobile : quand l’orchestre recommence, le fandango renaît aussi. Enfin la guitare, les violons, les coups de talons (taconeos), le cliquetis des castagnettes et des doigts, les mouvements souples et voluptueux des danseurs, remplissent l’assemblée du délire de la joie et du plaisir. »
Depuis trente ou quarante ans, le fandango a été un peu abandonné ; il n’y avait pas autrefois une seule province d’Espagne où cette danse ne fût parfaitement connue : mais nulle part elle n’était plus en vogue que dans la Manche et dans les provinces andalouses, où les anciennes coutumes se sont toujours mieux conservées que partout ailleurs, et où, de nos jours encore, il n’y a pas de fête populaire qui ne soit égayée par des fronfrons de guitares, des coplas de bolero et des danses nationales.
Aujourd’hui, les chansons populaires sont à peu près les mêmes qu’autrefois ; seulement chaque province leur a donné un nom particulier, comme Rondeñas, Malagueñas, etc. Quant aux danses populaires, qui ont également changé de nom en se transformant, nous allons les voir à Séville, qu’on peut appeler la terre classique des boleros et des boleras.
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Suite. Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 401 ; t. XIV, p. 353 et 369.
- ↑ Bitbilis, patrie de Martial, était une ville des Celtibères qui porte aujourd’hui le nom de Calatayud.
- ↑ Ce mot vient de picaro, qui signifie vaurien.
- ↑ C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le rasqueado ou rasquear, mot qui signifie râcler ; le guitarrero frappe alternativement toutes les cordes, tantôt avec le pouce, tantôt avec les quatre autres doigts de la main droite ; c’est encore la manière favorite de jouer des gens du peuple.
- ↑ On appelait ainsi en Espagne les épées d’acier poli, qu’on portait à la ceinture dans leur fourreau, par opposition aux espadas negras ou épées noires, qui n’avaient ni poli ni tranchant, et dont on se servait pour l’escrime.
- ↑ Seconde partie, chapitre XX.