Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/21

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Une bolera andalouse et sa mère. — Dessin de Gustave Doré.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].


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SÉVILLE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


Les academias de baile, ou écoles de danse. — Une affiche séduisante : le Salon del recreo. — Les bailes de palillos. — L’arrivée des boleras. — Une duègne accomplie. — Les boleras robadas. — Les rafraîchissements. — La Campanera danse le Jaleo de Jerez. — Doré s’improvise violoniste. — L’Anglais, le mouchoir et le durillo. — Les cantadores. — El peinero. — Les coplas de baile.

Il n’est guère d’étrangers qui séjournent quelque temps dans la capitale de l’Andalousie, sans avoir le désir de connaître ces fameuses danses tant vantées. Au théâtre, il est rare que la soirée ne se termine pas par le baile nacional, ballet qui donne du piquant à la représentation, et vaut beaucoup mieux, parfois, que la comédie ou le drame ; aussi disait-on autrefois que la danse était la sauce de la comédie, — la salsa de la comedia.

Mais à côté des danses théâtrales, il y a les danses populaires, celles qu’on voit les jours de fête ou de pèlerinage, dans les tavernes de la ville ou des faubourgs, et enfin les bals qu’on donne de temps en temps dans certains établissements qui prennent le titre d’académies ou écoles de danses, et dont les directeurs ne manquent jamais d’envoyer le programme dans les hôtels ou dans les casas de huespedes.

Un matin, on nous remit une superbe affiche imprimée sur papier rose : c’était l’annonce d’un bal donné par don Luis Botella, le directeur d’une academia de baile, ou académie de danse. Cette annonce, rédigée partie en français, partie en espagnol, contenait les promesses les plus séduisantes. On pourra en juger par la reproduction textuelle que nous donnons, en conservant à cette réclame andalouse toute sa couleur locale et ses incorrections :

GRANDES Y SOBRESALIENTES
BAILES DEL PAYS.

Dans le vaste Salon du Recreo, le plus renommé de cette ville, établi par son directeur don Luis Botella, rue de Tarifa, no 1, il y aura ce soir et tous les samedis suivants des danses extraordinaires NATIONALES ET ANDALOUSES, dont l’exécution est chargée aux plus célèbres BOLERAS du théâtre de cette capitale, aux élèves du directeur, et à la première danseuse espagnole

DONA AMPARO ALVAREZ
LA CAMPANERA

accompagnées des chanteurs les plus crédités (sic).

LE BAL COMMENCERA À 8 HEURES 1/2.

Le directeur de ce salon n’a omis aucun sacrifice pour que rien ne manque à l’agrément et au charme de ces amusements si fréquentés par tous les amateurs du pays et Messieurs les étrangers.

Outre les danses andalouses des samedis, il y aura tous les dimanches et tous les jours de fête un BAL DE SOCIÉTÉ pour les personnes qui auront l’obligeance de s’y rendre.

On y enseigne aussi toutes les danses connues à la plus grande perfection et à la portée de l’estime publique dont le directeur jouit dans son art.

LOS BAILES DE PALILLOS SERAN LOS SIGUIENTES :
(Les danses de palillos seront les suivantes) :

Seguidillas, bolero, manchegas, mollares, boleras de Jaleo, la jácara, ole, polo del contrabandista, ole de la curra, jaleo de Jerez, malagueñas del torero, boleras robadas, jota, vito, gallegada y los panaderos acompañadas à la guitarra.

Alléchés par une annonce aussi pleine de couleur locale, et désireux de ne pas manquer cette occasion de voir de près les danses nationales, nous prîmes, à l’heure dite, le chemin de l’academia de baile. Après avoir suivi la Calle de las sierpes et laissé sur notre gauche la Plaza del Duque, nous entrâmes dans la Calle de Tarifa ; la première maison à droite était précisément le siége de l’académie de danse du sieur don Luis Botella. Nous gravîmes les marches d’un escalier roide et étroit, à peine éclairé par la lumière douteuse d’un candil de fer accroché au mur, et nous arrivâmes au second étage, où était situé le fameux salon del recreo.

Le salon en question, pompeusement décoré par la propriétaire du nom d’académie, n’était en réalité qu’une grande pièce ayant la forme d’un carré long, et dont la décoration et le mobilier étaient d’une simplicité digne des premiers âges. Nous étions arrivés les premiers, et nous pûmes à notre aise en faire l’inventaire.

Quatre de ces grands canapés garnis de paille, si communs en Andalousie, disposés sur les côtés de la salle, et quelques chaises du même genre, dont un certain nombre étaient réservées pour les boleras, composaient tout le mobilier du salon ; les fenêtres étaient modestement garnies de rideaux de calicot blanc à bordure rouge et jaune, et sur les murs, blanchis au lait de chaux, étaient accrochés quelques cadres de sapin verni renfermant différents sujets relatifs aux danses andalouses. Nous eûmes le temps d’admirer, avant l’arrivée des boleras, plusieurs de ces lithographies rehaussées des couleurs les plus éclatantes représentant le Polo del contrabandista, la Malagueña del Torero et autres pas fameux, chefs-d’œuvre fabriqués par la maison Mitjana de Malaga pour l’ornement des boîtes de raisins secs destinées à l’exportation. La galerie se composait encore de quelques portraits de danseuses illustres, comme la Perla, Aurora la Cujiñi, la Nena, et autres bailadoras dont le nom est resté célèbre dans les annales de la chorégraphie espagnole. Mais le morceau capital, qui occupait à juste titre la place d’honneur, c’était un dessin d’un artiste indigène, retraçant avec une vérité naïve l’image du directeur de l’académie en grand costume de bolero dans la plus triomphante attitude du jaleo de Jerez.

Doré, qui voulait s’insinuer dans les bonnes grâces du directeur, ne rougit pas de lui faire de grands compliments sur son portrait ; seulement, nous lui exprimâmes nos regrets de ne pas le voir orné de son splendide costume de danseur andalous ; car il faut dire, que don Luis Botella, était simplement vêtu d’un pantalon et d’une veste courte laissant voir une chemise richement brodée : c’était un homme de petite taille, mince, aux favoris court taillés en côtelette et aux cheveux noirs luisants de pommade ; en un mot, le type accompli du danseur andalous.

Pendant que nous causions avec le maître de la maison, — dueño de la casa, le salon se garnissait peu à peu ; mous vîmes arriver successivement des amateurs du pays, portant pour la plupart, le pantalon de tricot noir ou marron et le marsille ou veste courte andalouse ; c’étaient presque tous des artisans, car les personnes de la classe élevée daignent rarement assister aux bailes de palillos, c’est-à-dire, aux bals à castagnettes. Vinrent ensuite les étrangers de diverses nations, Allemands, Anglais, Français et Russes, accompagnés de quelques dames que la curiosité avait poussées jusque-là ; puis un ciego ou aveugle conduit par un gamin d’une douzaine d’années, et portant un violon à la main : ce ciego composait à lui seul tout l’orchestre du baile.

Don Luis Botella, voyant que son salon commençait à se remplir, nous quitta pour aller donner un coup d’œil à la recette, qui s’opère dans les escuelas de baile sur des bases très-inégales, le prix variant, suivant la mine des personnes, de quatre à vingt réaux ; il s’occupa ensuite de recevoir les arrivants et de relever l’éclat de son éclairage, qui commençait à faiblir ; cet éclairage se composait de six ou huit quinquets, contemporains, sans aucun doute, de Quinquet lui-même, et qui occupaient sur la muraille les intervalles des tableaux que nous venions d’admirer : il était temps, car nous entendions déjà dans l’escalier, un bruit confus de voix de femmes, de rires, de castagnettes, mêlé à un froufrou de gaze et de soie. Bientôt entrèrent, avec ce mouvement de hanches et cette désinvolture particulière aux boleras andalouses, six danseuses chaussées de satin et vêtues du classique costume que chacun connaît : elles étaient escortées de quelques vieilles femmes coiffées de mantilles noires, portant des effets de rechange ; mais quelques instants plus tard, nous vîmes entrer un nouveau couple, qui apparemment, ne voulait pas se mêler aux autres : c’était une jeune bolera dont un tartan couvrait les épaules et la jupe empesée, accompagnée d’une grosse femme très-brune, dont la figure rouge et velue était surchargée de loupes et de végétations de toutes sortes : c’était la mère, sans doute : « Voilà, dîmes-nous à Doré, la plus belle duègne que tu auras de ta vie l’occasion de dessiner » ; et un instant après, la bolera et sa mère s’ajoutaient aux nombreux dessins de son album.

Dejad paso à las bailadoras ! (faites place aux danseuses), s’écria d’un ton d’autorité le maestro del baile.

Le corps de ballet, fendant majestueusement la foule, traversa le salon dans toute sa longueur, et fit halte à l’extrémité, où quelques poignées de main furent échangées avec des aficionados, familiarité réservée aux habitués. Cependant le directeur allait et venait avec une grande activité, pour faire placer son public, ayant bien soin de réserver les meilleures chaises à ceux des étrangers qui, ayant payé leur duro en entrant, lui paraissaient des personages de campanillas, — des personnages à grelots, — comme on dit en Andalousie, pour désigner les gros bonnets. Un certain nombre de Russes et d’Inglis-Manglis, — c’est ainsi que nous entendîmes appeler les Anglais, à qui leur aspect, particulièrement exotique, valait beaucoup d’égards de la part du directeur, prirent place au premier rang, impatients de voir les danses commencer ; quant aux Andalous, ils se tenaient debout pour la plupart, comme il convient à des gens qui n’ont payé que demi-place, ou n’ont pas payé du tout.

Pendant ce temps-là, le violon aveugle commençait à râcler sur un ton aigre, les premières notes de l’air des Boleras robadas ; deux des danseuses avaient déjà pris place l’une en face de l’autre, la pointe du pied droit en avant et les hanches portant sur la jambe gauche, crânement cambrées en arrière ; puis, pour assujettir sur leurs pouces les castagnettes d’ivoire, par un mouvement habituel aux boleras de profession, elles pressèrent avec leurs dents, l’anneau qui sert à retenir les deux cordons de soie. Le cliquetis saccadé des castagnettes se fit enfin entendre, et les deux danseuses bondirent souples et légères, aux applaudissements de toute l’assistance.

Alza, Morenita ! dit le maestro, en s’adressant à la plus jeune des deux danseuses, dont les cheveux noirs et le teint ambré justifiaient on ne peut mieux le surnom.

Jui, Jerezana ! Anda salero ! continua le groupe des aficionados, encourageant de la voix et des mains, la compagne de la Morenita, une brune et robuste jeune fille de Jerez de la Frontera.

Les deux bailarinas, électrisées par les battements de mains et les exclamations enthousiastes des assistants, redoublèrent d’entrain et d’agilité, et firent place, au bout de quelques minutes, à un nouveau couple, qui fut lui-même bientôt remplacé par deux nouvelles danseuses. La Morenita et la Jerezana rentrèrent ensuite dans la lice, chacune de leurs compagnes disparaissant également tour à tour pour reparaître au bout d’un instant. Ainsi finit le pas d’ouverture, appelé boleras robadas ou danseuses dérobées, parce que chacune se dérobe à son tour pour reprendre sa place un instant après.

Les spectateurs s’approchèrent des boleras pour les complimenter, et aussitôt les duègnes, vêtues de noir, arrivèrent portant des tartans qu’elles leur jetèrent sur les épaules ; car les pauvres danseuses étaient haletantes et n’en pouvaient mais. Elles se dirigèrent vers une petite pièce attenante au grand salon, et dans laquelle nous n’avions pas encore pénétré : nous les y suivîmes et nous aperçûmes une table chargée de sucreries et de rafraîchissements : c’était le buffet, tenu sans doute par un agent du maestro de baile. Nous offrîmes aux boleras des dulces, qu’elles acceptèrent sans façon : nous avons déjà dit combien les Andalouses étaient friandes de chatteries : le corps de ballet nous en donna une nouvelle preuve en faisant disparaître en un clin d’œil une quantité considérable de dulces de yema, espèce de bonbon au jaune d’œuf, de carne de membrillos (pâte de coings), sans préjudice des mantecadas, sorbetes et autres rafraîchissements, dont elles avaient grand besoin.

Les Russes et les Inglis-Manglis survinrent, et voulurent de leur côté offrir des dulces, qui furent acceptés sans plus de cérémonie que les nôtres, et cette orgie de confitures recommença de plus belle : il est probable, qu’elle n’aurait pas cessé de sitôt, si une grande rumeur n’eût annoncé l’arrivée du premier sujet.

La Campanera, une grande brune svelte et élancée, fit son entrée avec une aisance et une désinvolture parfaites ; son assurance nous aurait presque fait penser à cette danseuse espagnole « armée de castagnettes et d’effronterie », dont parle Gramont dans ses Mémoires : il y avait bien douze ou quinze ans que nous avions vu danser la Campanera pour la première fois ; ce n’était donc pas une débutante, mais l’art remplaçait chez elle la jeunesse qui s’en allait. Il est peu d’étrangers qui, pendant leur séjour à Séville, n’aient eu l’occasion d’entrevoir la Campanera, soit au théâtre, soit dans une escuela de baile, ou bien encore en faisant l’ascension de la Giralda ; car la danseuse demeurait dans le clocher de la cathédrale avec le sonneur, son père, — el campanero, un brave homme qui se piquait de parler français, témoin sa phrase favorite : — « Je toque les campanes (yo toco las campanas) pour dire : Je sonne les cloches.

La Campanera prit position, seule au milieu d’un cercle, pour danser le Jaleo de Jerez, dont elle exécuta les premières mudanzas (figures) avec beaucoup de brio, accompagnée tant bien que mal par le pauvre ciego, qui oubliait parfois de jouer en mesure ; comme en outre, il jouait assez faux, quelques murmures se firent entendre, accompagnés des cris : « Fuera el violin ! venga la guitarra ! » Les Andalous ne voulaient plus de violon : ils demandaient la guitare à grands cris ; mais comment faire ? le guitarrero officiel, qu’on chercha partout, n’était pas encore arrivé. Cependant l’aveugle, découragé par son peu de succès, avait cessé de jouer, et la Campanera s’était arrêtée subitement.

Nous eûmes alors l’idée de demander au ciego son instrument pour un aficionado qui offrait de le remplacer un instant : il parut enchanté de se débarrasser de sa besogne, et nous donnâmes le violon à Doré, qui se mit à jouer le Jaleo avec une verve merveilleuse : on sait que notre grand artiste est tout simplement un violoniste de première force : Rossini, qui s’y connaît, lui en a délivré de sa propre main le brevet[2].

La Campanera, électrisée par l’archet de Doré, se surpassa elle-même, et acheva le jaleo de Jerez au bruit des applaudissements les plus enthousiastes, dont le violon improvisé avait naturellement sa bonne part. Cependant la bolera ne perdait pas la tête au milieu de ses triomphes : elle avisa un grand personnage aux longs favoris rouges qui nous parut être un Anglais, et après avoir dansé devant lui quelques pas qu’elle accompagna de ses plus gracieux sourires, elle lui jeta, en s’éloignant, un petit mouchoir brodé.

L’Anglais examina l’objet, et nous regarda d’un air étonné ; nous lui expliquâmes, le Jaleo terminé, que les danseuses andalouses, comme les bayadères de l’Inde, avaient l’habitude de jeter leur mouchoir à un des spectateurs qu’elles avaient remarqué, et que celui-ci, en échange d’une distinction aussi flatteuse, le leur rendait ordinairement avec un durillo noué dans un des coins. L’Anglais s’exécuta de très-bonne grâce, et la Campanera, après avoir retiré la petite pièce d’or, le remercia en dansant un nouveau pas à son intention.

Le guitarrero tant désiré arriva enfin, escorté de plusieurs cantadores : c’était un très-beau gars de Séville, qui portait fort crânement le costume andalous ; son nom était Enrique Prado, mais on l’appelait ordinairement el Peneiro, c’est-à-dire le faiseur de peignes, apodo ou surnom que lui avait valu son état, suivant un usage très-répandu en Andalousie. Le peinero avait une voix remarquable bien qu’il chantât un peu du nez, défaut commun à la plupart des Andalous ; après quelques arpéges d’un caractère très-original, il commença ces couplets ou coplas de baile si populaires en Andalousie :

Nace amor como planta
En el corazon ;
El cariño la riega,
La seca el rigor.
Y si se arraiga,
Se arranca al apartarle
Parte del alma.

Pensamiento que vuelas
Más que las aves,
Llévale ese suspiro
A quién tú sabes ;
Y dile á mi amor’Que tengo su retrato
En el corazon.

« L’amour naît dans le cœur comme une plante que l’affection arrose, et que dessèche la rigueur ; et s’il y prend racine, on arrache en l’enlevant une partie de l’âme.

« Pensée, toi qui voles plus vite que l’oiseau, porte ce souvenir à celle que tu sais, et dis à mon amour que j’ai son portrait dans mon cœur. »

Après ce couplet, les danses recommencèrent de plus belle, et les principales boleras voulurent se distinguer dans un solo ; les boleras de Jaleo, les mollares, les panederos et autres pas andalous furent dansés avec accompagnement de guitares et de castagnettes, car chacun des aficionados, en véritable Andalous, s’était muni de son instrument. On se sépara enfin, et rentrés chez nous, nous crûmes entendre toute la nuit pendant notre sommeil des jaleos, des boleros et toutes sortes d’airs andalous avec l’accompagnement obligé.


Un Baile de Candil dans le faubourg de Triana. — Le Polo. — Les Cañas. — Une Tonada. — Le Zarandeo et le Zorongo. — Les Cantadores andalous. — Le Tango americano. — Les Decimas. — La Rondeña. — Le Zapateado. — Le Vito Sevillano. — El Ole gaditano ; La Nena. — Encore le Bolero. — Le doyen Marti et le Fandango. — Les Panaderos.
Nous n’avions eu à l’Academia de Baile de la Calle de Tarifa qu’un premier aperçu de quelques danses
Une academia de baile, à séville. — Dessin de Gustave Doré.
andalouses, car un bon nombre de pas qui figuraient sur le

programme alléchant du salon del Recreo n’avaient pu être exécutés ; aussi désirions-nous vivement assister à quelques-unes de ces réunions populaires qui ont lieu dans certains quartiers de Séville, tels le faubourg de Triana et la Macarena, réunions dont la danse constitue le principal élément, et qui sont connues sous le nom de bailes de candil. Heureusement, nous avions fait la connaissance d’un brave garçon qu’on appelait Coliron, et qui exerçait, à ses moments perdus, la profession de guitarrero. Coliron nous avait promis de nous conduire un soir chez un Gitano de ses amis, le tio Miñarro (le père Minarro), qui tenait, dans le faubourg de Triana, une taberna où de temps en temps les majos et les majas de Séville se livraient aux danses andalouses.

On appelle en Andalousie bailes de candil les bals de bas étage qui ont lieu ordinairement dans une taberna, une botilleria (débit de vin et de liqueurs) ou dans quelque maison de modeste apparence : on a nommé ainsi ces réunions à cause de leur éclairage peu brillant, qui consiste le plus souvent en un candil, petite lampe en cuivre ou en fer très-usitée en Andalousie et dans d’autres parties de l’Espagne. Le candil a beaucoup d’analogie avec la lampe antique : il se compose d’un récipient antique destiné à recevoir l’huile dans laquelle plonge une mèche placée horizontalement ; la lampe se termine par une tige au bout de laquelle se trouve un crochet qui sert à la fixer au mur.

On a encore donné à ces bals un autre nom assez pittoresque, c’est celui de bailes de boton gordo ou de cascabel gordo, ce qui signifie littéralement bals à gros boutons ou à gros grelots ; allusion aux boutons de filigrane d’argent qui ornent ordinairement la veste et le pantalon des gens du peuple.

Le soleil était couché depuis plus d’une heure quand nous quittâmes notre fonda en compagnie du guitarrero pour nous diriger vers le baile de candil ; nous arrivions bientôt au bord du Guadalquivir, dont les eaux calmes et unies reflétaient les lumières de quelques navires ancrés sous la Torre del Oro, et nous traversions le Puente de hierro, nouveau pont de fer beaucoup plus solide, mais moins pittoresque que l’ancien pont de bateaux.

Arrivés au faubourg de Triana, nous suivîmes, guidés par Coliron, plusieurs rues fort malpropres et parfaitement sombres, car l’éclairage et le balayage sont également négligés dans le quartier des Gitanos. Cependant, nous arrivâmes sans encombre devant la botilleria du tio Miñarro à la porte de laquelle devisaient en fumant leur papelito plusieurs personnages en costume andalous, parmi lesquels nous reconnûmes quelques-uns des aficionados que nous avions rencontrés précédemment à l’academia de baile de don Luis Botella.

Après avoir traversé une salle où buvaient paisiblement quelques gaillards à la mine assez farouche, nous pénétrâmes dans un patio soutenu par des colonnes de marbre blanc surmontées de chapiteaux sculptés ; ce patio, comme un grand nombre de ceux qu’on voit encore à Séville, remontait au temps des Arabes ; des citronniers séculaires tapissaient les murs lézardés, et des plantes grimpantes s’enroulaient autour des colonnes jaunies par le temps ; aux angles de la cour s’élevaient des bananiers aux feuilles déchiquetées et un de ces arbustes communs en Andalousie, qu’on appelle damas de noche, dames de nuit, parce que leurs fleurs jaunes, fermées pendant le jour, ne s’ouvrent qu’après le coucher du soleil, en répandant au loin une odeur suave et plus pénétrante encore que celle de la fleur d’oranger. Quatre petites lampes du genre de celles que nous venons de décrire, dont la lueur vacillante éclairait d’une manière bizarre cette végétation inculte, mais luxuriante ; quelques chaises de paille et des bancs de sapin, disposés entre les colonnes, attendaient les spectateurs.

Une demi-douzaine de jeunes gens aux épais favoris noirs taillés en côtelettes, de patillas de boca de hacha, comme on dit à Séville, devisaient au milieu du patio, tout en accordant leurs guitares, avec quelques majas qu’il nous sembla bien avoir déjà entrevues lors de notre visite à la fabricá de tabacos ; c’était en effet des cigarreras, et même la flor de las cigarreras, comme nous l’entendîmes dire autour de nous quelques instants plus tard, car des chanteurs, guitarreros, danseurs et danseuses arrivaient peu à peu, et le patio ne tarda pas à se remplir.

Quelques accords de guitare se faisaient déjà entendre, lorsqu’un murmure d’approbation accueillit l’entrée du Barbero, un des cantadores les plus renommés pour les chansons andalouses.

Sentarse ! sentarse ! (assis ! assis !) crièrent quelques-uns des assistants, el Polo ! va á cantarse el Polo ! (on va chanter le Polo !) El Polo ! El Polo ! reprirent en chœur tous les spectateurs.

Le Polo, dont le nom s’applique également à une danse, est un des airs pour lesquels les Andalous montrent le plus de prédilection. Parmi les chants populaires de l’Andalousie, il en est un certain nombre dont l’origine arabe n’est pas douteuse : il faut placer en première ligne les Cañas, qu’on peut considérer comme la souche primitive et le type de ces chants ; au reste le nom même de la Caña, nous l’avons déjà dit, est à peu près arabe, puisqu’il dérive du mot Gaunia, qui signifiait chant dans la langue des anciens possesseurs de l’Andalousie.

La Caña, dont le caractère est essentiellement mélancolique, ressemble à une lamentation qui commence par un soupir prolongé et comme étouffé ; la voix, après avoir parcouru dans plusieurs tons une espèce de gamme chromatique, devient peu à peu plus sonore, en même temps que la mesure devient plus vive. On peut dire que la Caña est comme la pierre de touche des vrais chanteurs andalous, arrieros (muletiers), contrabandistas, caleseros et autres, car elle exige des poumons infatigables, et le cantador obtient d’autant plus de succès qu’il prolonge plus longtemps les notes aiguës.

Est-il besoin de dire que ces chants à moitié arabes, qui sont plus faciles à comprendre et à retenir qu’à

noter, n’ont pas la moindre ressemblance avec les
Un baile de candil (bal des gens du peuple, dans le faubourg de Triana. — Dessin de Gustave Doré.
prétendues chansons andalouses où, sous prétexte de couleur

locale, Grenade rime avec sérénade, Inésille avec résille, taureador avec matador, et que certains compositeurs de romances de salon nous donnent comme de la musique espagnole ? Les Polos, ainsi que les Tiranas, les Rondeñas, les Olés, les Malagueñas, les Tonadas et quelques autres chants populaires, sont d’origine arabe comme les Cañas dont nous venons de parler, et dont ils sont des dérivés.

Le Barbero ne se fit pas prier longtemps et prit place à côté de Coliron, qui préludait sur sa guitare par les arpéges les plus compliqués, entremêlés d’accords plaqués avec le revers de la main et de petits coups secs frappés sur la table de l’instrument ; le chanteur préluda de son côté par quelques modulations à bouche fermée, et en faisant, dans les notes les plus élevées, des tenues tellement prolongées qu’aucun instrument à vent n’aurait pu les imiter ; peu à peu sa voix devint plus éclatante et il entonna de toute la force de ses poumons ce polo bien connu à Séville :

La que quiera que la quieran
Con faitiga y calià,
Busque un mezo macareno,
Y lo güeno provara !

« Celle qui veut être aimée avec ardeur et avec passion n’a qu’à chercher un garçon macareno (du faubourg de la Macarena), et elle aura ce qu’il y a de meilleur. »

Le Barbero n’eût pas plus tôt achevé ce couplet que les applaudissements éclatèrent de toutes parts : Olé ! olé ! olé ! zas ! s’écrièrent les femmes en battant des mains ; otra copla ! otra copla ! (un autre couplet).

Le chanteur promena un instant ses regards sur la partie féminine de l’assemblée, et il reprit ainsi après avoir regardé en souriant une des plus jolies majas :

Ven acá, chiquiya,
Que vamos a bailar un polo
Que se junde medio Seviya !

« Viens ici, petite ; nous allons danser un polo qui fera crouler la moitié de Séville ! »

La maja que le Barbero venait d’appeler à la danse était une jeune fille d’environ vingt ans, qu’on appelait la Candelaria, souple, robuste et potelée, una moza rolliza, comme disent les Espagnols.

La Candelaria s’avança avec ce balancement de hanches plein de désinvolture qu’on appelle le meneo, et se campa fièrement au milieu du patio, attendant son danseur.

Le Barbero voulait ménager ses poumons, car son répertoire était nombreux ; il céda donc sa place à un grand gaillard nommé Cirineo (le Cyrénéen), et Coliron recommença l’air du polo avec un entrain qui enleva les danseurs. Les castagnettes commencèrent à se faire entendre accompagnées du son joyeux des panderetas, tandis que de leur côté les assistants marquaient la mesure avec des palmadas, c’est-à-dire en donnant tour à tour avec les doigts de la main droite deux coups secs dans la paume de leur main gauche, et en frappant les deux mains ensemble ; d’autres donnaient de petits coups de talon sur les dalles du patio, ou les frappaient en cadence du bout de leur canne à épée ; — car les majos de Séville sortent rarement sans leur canne à épée. En même temps se croisaient à l’adresse de la danseuse ces exclamations d’encouragement dont les Andalous sont si prodigues :

Olé ! olé ! Juy saláa ! Anda, salero ! Vaya una jembra regachona ! (Quelle séduisante fille !)

La Candelaria, merveilleusement secondée par son danseur, n’avait pas, du reste, besoin de ces excitations : tantôt elle se tordait comme pour échapper à la poursuite de son partenaire, tantôt elle semblait le provoquer en relevant et en abaissant tour à tour à droite et à gauche le bas de sa robe d’indienne à volants, qui flottait en laissant entrevoir un jupon blanc empesé et le bas d’une jambe fine et nerveuse.

L’enthousiasme commençait à gagner tous les spectateurs ; les femmes se haussaient sur la pointe du pied, et chacune adressait son mot à la danseuse, en applaudissant avec son éventail.

Alza, morena ! Mas ajo à pique ! (Allons, brunette, plus d’ail dans la sauce !) s’écria tout à coup un vieux Gitano à la voix enrouée, qui trouvait apparemment que la danseuse manquait d’entrain ; elle le regarda en souriant, et le menaça du bout du petit doigt ; Cirineo prit alors un tambour de basque, et après l’avoir fait résonner un instant, il le jeta aux pieds de la Candelaria qui se mit à danser autour de l’instrument en redoublant de verve et d’agilité.

Bientôt les deux danseurs, épuisés, hors d’haleine, allèrent tomber sur un des bancs qui garnissaient le patio ; mais la malicieuse cigarrera fut bientôt remise de sa fatigue, et elle fit signe du doigt au vieux Gitano qui l’avait interpellée, lui enjoignant, pour sa punition, de chanter une Tonada, ou une Tonáa, comme prononcent les Andalous.

Vaya la tonda ! (Allons, la tonada !) répétèrent tous les assistants.

Et le vieux Gitano, après avoir pris, une guitare, s’assit, croisa ses jambes, toussa, cracha, et entonna cette chanson en caló :

Moza güena, tu zandunga
Vale mas que Gibrartá,
Güenos clises abiyas,
Eres jembra e caliá !

« Charmante fillette, ta grâce vaut mieux que Gibraltar ; tu as des yeux charmants et tu es une femme accomplie. »

Otra ! otra ! Tio ! (Encore, encore, vieux père) s’écria la Candelaria en faisant toutes sortes d’agaceries au vieux Gitano, dont l’organe voilé venait d’obtenir un franc succès de rire.

Viva la Macarena ! s’écria le vieux bohémien ; et après avoir avalé d’un seul trait une copita de aguardiente

(petit verre d’eau-de-vie) que la jeune fille lui présentait,
Gitana dansant le zorongo dans un patio de Séville. — Dessin de Gustave Doré.
il continua ainsi, en la regardant d’un air à la fois tendre

et comique :

Si argo quières, prenda mia,
No tienes mas que jablá
Que las mozas en amores
Siempre aciertan la jugáa
    Juy salero !
Vivan las mozas é mi tierra !

« Si tu désires quelque chose, mon trésor, tu n’as qu’à parler, car en amour les jeunes filles gagnent toujours la partie. Eh charmante ! Vivent les filles de mon pays ! »

La tonada du vieux Gitano fut interrompue par l’arrivée de quelques majas en retard, car quelques-unes de ces lionnes de l’Andalousie se piquent de n’arriver qu’après le commencement du bal, comme chez nous les grandes élégantes n’arrivent aux Italiens qu’après le lever du rideau. Quelques Gitanas qu’on citait parmi les plus habiles danseuses du faubourg de Triana, les suivirent de près ; une d’elles était la fille du vieux bohémien qui venait de chanter, et on assurait qu’elle n’avait pas de rivale pour la danse du zarandeo. Après nous être mis dans les bonnes grâces du père au moyen de deux ou trois verres de manzanilla, nous n’eûmes pas de peine et obtenir de lui qu’il décidât sa fille à danser son pas favori.

Nous avions déjà vu une Gitana de Grenade danser le zarandeo ; comme nous l’avons dit, cette danse s’appelle ainsi parce que le mouvement des hanches de la danseuse ressemble au va et vient d’un crible qu’on agite ; le zarandeo, dans quelques parties de l’Andalousie, est également connu sous le nom de meneo, mot qui sert plus ordinairement à désigner ce mouvement particulier aux Andalouses, et qui donne à leur démarche tant de désinvolture.

Un ancien auteur a dit que les danses espagnoles étaient une convulsion régulière et harmonieuse de tout le corps : cette définition peut s’appliquer plus particulièrement au zarandeo où tous ces mouvements jouent un rôle plus important que les pas eux-mêmes. Quand les Andalous veulent faire l’éloge d’une danseuse qui brille par le meneo, ils se servent d’une expression très-pittoresque : Tiene mucha miel en las caderas, disent-ils : « Elle a beaucoup de miel dans les hanches. »

Le zorongo, autre pas particulier aux bohémiens, et qui a une certaine analogie avec le fameux Jaleo de Jerez, fut ensuite dansé par une autre Gitana qui avait remplacé les castagnettes par un pandero.

Cependant, les chants et les danses cessèrent un instant, et les spectateurs, aussi bien que ceux qui avaient joué un rôle actif dans la soirée, profitèrent de l’intermède pour se restaurer et pour prendre quelques rafraîchissements. Ce souper n’avait du reste rien de commun avec ceux qu’on sert ordinairement dans nos bals : quelques tranches de merluza frites dans l’huile, et des boquerones, petites sardines très-communes en Andalousie composaient, avec du pain blanc comme la neige et serré comme du biscuit, la partie solide du festin. Les liquides étaient plus variés : le manzanilla, le jerez, le rota et autres vins d’Andalousie circulaient dans les verres longs et étroits qu’on appelle cañas.

On connaît la sobriété des Espagnols : le souper ne dura pas longtemps ; et puis quelques chanteurs nouveaux désiraient se faire entendre. Coliron, notre introducteur, nous avait promis qu’un jeune torero, récemment débarqué de Jerez, chanterait Las ligas de mi morena, « Les jarretières de ma brune », une des chansons andalouses les plus gaies et les plus caractéristiques.

« Toma la gaítarra ! lui dit Coliron en lui présentant un instrument, et laisse là cette merluza qui va t’étouffer ! »

Le torero prit sa guitare, et le pied gauche appuyé sur sa chaise, il commença à chanter avec cet accent particulier qui distingue les enfants de Jerez de la frontera :

    No te puéo yo écir
    Colasa, lo que me gusta
    Sobre una pierna robusta
    Una liga coloráa.
    Levanta los faralaes
    Y luce la pantoriya
    Que vale mas, Colasiya,
    Que toitica una torá.
Vaya un angel retrechero, Juy !
Me tienen como alma en pena,
      Salero !
Las ligas de mi morena.

« Je ne puis te dire, Colasa, combien me plaît une jarretière rouge entourant une jambe robuste : relève un peu tous ces volants, car ton mollet, Colasiya, vaut mieux que toute une fête de taureaux. Vive un ange enchanteur comme toi, Salero ! Elles me rendent comme une âme en peine, les jarretières de ma brunette ! »

D’autres Cantaores prirent la place du torero, et ne furent pas moins applaudis que lui : nous entendîmes successivement chanter les fameuses Caleseras de Cadiz, à l’air si vif et si entraînant ; des Tiranas au mouvement lent et des Rondeñas et des Malagueñas à l’accent mélancolique, la chanson du Majo de Triana, les Toros del Puerto, la Zal de la Canela et encore d’autres chansons andalouses pleines de brio et d’originalité.

Le tour des danses ne tarda pas à revenir, et une jeune Gitana à la peau cuivrée, aux cheveux crépus et aux yeux de jais, — ojos de azabache, comme disent les Espagnols, dansa le Tango americano avec un entrain extraordinaire ; le tango est une danse de nègres, dont l’air est très-saccadé et fortement accentué ; on peut en dire autant de la plupart des airs qui ont la même origine, et notamment de la chanson commençant par ces paroles : Ay ! Que gusto y que placerl ! chanson aussi populaire depuis quelques années que le tango.

Un autre air également très-connu en Andalousie, c’est le Punto de la Habana, dont le nom indique l’origine, et qui sert à accompagner des Decimas qui se chantent souvent dans les fiestas entre les danses. Il y a les Decimas simples ou sin glosar, et les Decimas glosadas ; les unes et les autres se composent de strophes de dix vers ; seulement les premières sont précédées de Glosas ou quatrains, dont chaque vers se répète successivement à la fin des quatre Decimas qui suivent. Voici, comme exemple, une Glosa que nous entendîmes un jour chanter à Ecija, près Séville :

En una cama de ausencia
Cayó enferma mi esperanza.
Lágrimas, tener paciencia,
Que todo el tiempo lo alcanza.

« Dans le lit de l’absence, mon espérance est tombée malade. Mes larmes, prenez patience, car tout arrive avec le temps. »

La première Decima finissait par le vers En la cama de ausencia ; la seconde par cayó enferma mi esperanza, et ainsi de suite, jusqu’à la quatrième ; le chanteur reprend alors une nouvelle glosa, dont chaque vers est répété de la même manière.

Nous avons entendu des Decimas qui n’avaient pas moins d’une trentaine de couplets : ce genre de poésie, qui ne manque pas d’analogie avec nos anciens rondeaux, ressemble aussi à celles qui étaient en vogue au temps de Cervantes, et remonte probablement à cette époque.

Comme nous allions nous retirer, on nous fit observer que nous ne pouvions partir sans voir danser la rondeña, un pas qu’on accompagne ordinairement en chantant les coplas du même nom.

La rondeña fut dansée à ravir par un guapo (élégant du quartier de la Macarena), qui avait pour pareja ou partenaire une jolie moza du même quartier.

Plusieurs chanteurs dirent tour à tour des couplets de rondeñas, parmi lesquels nous remarquâmes celui-ci, dont l’idée nous parut assez ingénieuse :

Hermosa deidad, no llores,
De mi amor no tomes quejas,
Que es propio de las abejas
Picar donde encuentran flores.

« Belle divinité, ne pleure pas, — Ne te plains pas de mon amour, — C’est le propre des abeilles — De piquer ou elles trouvent des fleurs. »

La danse continuait pendant que les couplets se succédaient, et les deux parejas mettaient tant d’ensemble et tant d’harmonie dans leurs pas, qu’un des assistants improvisa la strophe suivante, qu’il chanta sur l’air des rondeñas :

Estos que estan bailando
Que parejitos son !
Si yo fuese padre cura,
Les daba la bendicion.

« Ces deux jeunes gens qui dansent, — Qu’ils sont bien assortis ! — Si j’étais un padre cura, — Je leur donnerais ma bénédiction. »

La rime laissait bien quelque chose à désirer, ce qui n’empêcha pas le poëte d’être fort applaudi. La danse finie, l’assemblée se sépara au choc des verres, et nous quittâmes, fort satisfaits de notre soirée, la taverne du tio Miñarro ; il était près de minuit, les rues étaient obscures et désertes ; quelques-uns de ceux qui avaient pris part à la fête nous offrirent obligeamment de nous accompagner, et nous regagnâmes la Calle de las Sierpes en chantant à demi-voix des playeras et des malagueñas que notre ami Coliron accompagnait en frappant en sourdine les cordes et le bois de son inséparable guitare.

Nous avons déjà dit qu’il n’y a pas de fête andalouse sans danses : c’est dans les ferias (foires) et dans les romerias (pèlerinages) qu’un étranger peut le mieux observer celles qui se dansent en plein air ; on y chercherait vainement des bals publics du genre de ceux qui se transportent chez nous dans toutes les fêtes villageoises, et qui finissent invariablement la soirée. Les Espagnols préfèrent la danse improvisée et en plein air ; l’orchestre ne leur fait jamais défaut : il n’est pas de village, si pauvre qu’il soit, pas de venta (auberge) où l’on ne trouve une guitare ou une bandurria, ayant toutes leurs cordes, ou peu s’en faut : deux jeunes filles et deux garçons de bonne volonté, il n’en faut pas davantage pour armar un baile, — organiser un bal. En outre, les aveugles n’ont guère d’autres ressources que de jouer de la guitare ou du violon, et il n’en manque jamais dans les fêtes ; aussi s’il prend à une moza la fantaisie de se mettre à danser et qu’elle n’ait pas un guitarrero à sa disposition, elle n’a qu’à dire au premier aveugle qui passe :

« Ciego ! Eche uste cuatro cuartos de seguidillas !

« Aveugle ! jouez-nous pour quatre sous de seguidillas ! »

Le ciego ne se le fait pas dire deux fois, et il se met de suite à jouer les seguidillas demandées, accompagnées sur le triangle par le gamin qui lui sert de guide.

Les scènes de ce genre ne manquent pas à la foire de Séville : souvent, c’est devant une de ces tavernes en planches et en toile, comme on en voit tant pendant la feria, que s’improvisent ces danses populaires. Un jour nos regards furent attirés par une de ces tentes ornées d’un luxe extraordinaire de franges, de pompons et de nœuds en calicot blanc et rouge, et au-dessus de laquelle nous lûmes sur un écriteau l’inscription suivante en gros caractères :

Penascaró superior
Se pule con caliá.
Y de misto una taja
Se toma de barbaló.

Ce qui signifiait en bon caló qu’on y vendait d’excellente eau-de-vie et de très-bon vin de Manzanilla ; le maître de la taverne était donc Gitano, à n’en pas douter ; en effet, nous vîmes quelques Gitanas du faubourg de Triana occupées à attacher autour de leurs pouces les cordons de leurs castagnettes, et bientôt, dès qu’une guitare et un pandero eurent marqué les premières mesures du zapateado, elles commencèrent à danser aux applaudissements des buveurs et des passants.

Le zapateado est peut-être le plus vif de tous les pas andalous, et à coup sûr il n’en est guère de plus gracieux ni de plus entraînant.

Ordinairement il est dansé par une femme seule, qu’une autre remplace quand la première est fatiguée. Zapatear signifie en espagnol frapper avec les pieds des coups répétés. Le mot exprime parfaitement la danse et son mouvement.

Les Gitanas, animées par les palmadas des assistants qui accompagnaient la guitare en frappant dans leurs mains, et qui avaient peine à suivre la mesure, tant elle était précipitée, luttèrent tour à tour d’agilité ; c’était parmi elles à qui mettrait le plus d’adresse à tuer l’araignée ou le cloporte, matar la arañia ou la curiana, suivant l’expression pittoresque des Andalous.

La plus jeune des Gitanas se fit surtout remarquer par sa souplesse extraordinaire, et par son adresse à donner en mesure de petits coups de talon, en même temps qu’elle agitait par les mouvements les plus gracieux sa mantille de velours noir ; aussi un des spectateurs lui appliqua-t-il ce couplet de la chanson bien connue du calesero :

Cuando toca la guitarra,
Que gracia, que desenfao ;
Y que soltura, que cuerpo
Si baila el zapateado !

« Quand elle joue de la guitare, — combien elle est vive et gracieuse ; — et quel corps souple, quelle désinvolture — quand elle danse le zapateado ! »

Une danse vraiment sévillane et qui, comme le zapateado, est ordinairement dansée par une femme seule, c’est le vito sevillano, dont le nom vient probablement de saint Guy. Il est peu de danses dont l’air soit aussi gai et aussi entraînant que celui de ce pas favori des majas de Séville, qui aiment à le danser entre deux verres de vin d’Andalousie, dans les melonares (jardins maraîchers), ou les cortijos (petites maisons de campagne) qu’arrose le Guadalquivir.

El Ole gaditano. — Dessin de Gustave Doré.

Invités, un jour, par un Sévillan de nos amis, nous le vîmes danser par une des bailadoras les plus renommées ; nous tombâmes au milieu d’une réunion de majos qui célébraient la fête des deux patronnes de Séville ; le déjeuner venait de s’achever, et il ne restait plus sur la table que quelques verres encore pleins d’un vin couleur d’or. Encarnacion, — c’était le nom de la maja priée de danser, monta lestement sur la table. Aussitôt la guitare, les castagnettes et les panderos commencèrent à résonner, et elle se mit à danser avec une grâce et une aisance merveilleuses, sans effleurer aucun des verres épars qui se trouvaient à ses pieds, tandis qu’un des majos chantait. Après lui tous les assistants reprirent en chœur ce refrain, en frappant dans la paume de la main :

Salero, salero !
Arrimate acá,
Que viene el torito,
Valiente estocáa !

« Charmante, charmante, — approche-toi de moi, — car voici le taureau ; — la belle estocade ! »

Un autre continua par ce couplet, qui ne manque pas d’originalité, et où les femmes sont comparées à différents métaux :

Las doncellas son de oro,
Las casadas son de plata ;
Y las viudas son de cobre,
¥ las viejas de hoja de lata.

« Les jeunes filles sont d’or, — Les femmes mariées, d’argent ; — Les veuves sont de Cuivre, — Et les vieilles, de fer-blanc. »

La danseuse continuait à agiter ses petits pieds au milieu des verres, quand une voix s’écria :

« Tire oste la caña ! Tire oste la caña ! »

Tirar la caña, littéralement lancer le verre, s’entend en Andalousie d’un tour d’adresse que les danseuses s’amusent quelquefois à exécuter au milieu d’un pas, et qui consiste à lancer en l’air d’un mouvement rapide le contenu d’une caña, verre étroit qui se prête assez bien à cet exercice, et à en recevoir le contenu dans sa bouche.

Encarnacion exécuta le tour à merveille, sans perdre un seul instant la mesure, et après avoir vidé d’un seul trait la caña, elle sauta en bas de la table aussi lestement qu’elle y était montée.

Tl ne faut pas oublier une danse du même genre que la précédente, et également chère aux Andalous, el ole gaditano.

Olé ! est une des exclamations dont les Andalous se servent le plus souvent pour exciter les danseurs ;

elle est probablement l’origine du nom de l’olé
Gitana dansant (environs de Séville). — Dessin de Gustave Doré.
gaditano. Quoi qu’il en soit, on assure que l’olé descend en

ligne directe des anciennes danses gaditanes qui avaient tant de succès chez les Romains, et auxquelles Martial lui-même, on s’en souvient, reprochait leur manque de modestie. D’autres prétendent que l’olé est exactement la même danse que la fameuse zarabanda dont nous avons parlé précédemment, ce pas qui provoqua jadis les excommunications de l’Église, et qui fut plus d’une fois défendu par divers arrêts ; ce pas dont la musique était si agréable que Des Yveteaux, ce poëte plus connu par sa vie épicurienne et ses excentricités que par ses écrits, mourant à Paris à l’âge de quatre-vingt-dix ans, se fit jouer un air de sarabande, « Afin, disait-il, que son âme passât plus doucement. »

L’olé est ordinairement exécuté par une seule danseuse, comme quelques autres danses andalouses telles que la jarana, le polo, la rondeña, etc.

On l’appelle aussi quelquefois el olé de la curra ; curra est une de ces expressions andalouses à peu près intraduisibles en français, et qui sert à désigner la femme du peuple élégante, passionnée pour la danse et les plaisirs nationaux ; en un mot, c’est à peu près la maja.

Un jour de fiesta, nous eûmes l’occasion de voir l’olé merveilleusement dansé dans un faubourg de Cadix, la Viña (la Vigne), par une très-habile bailarina, qu’on appelait la Nena, à cause de sa petite taille, surnom très-commun, du reste, en Andalousie.

L’olé exige, plus que toute autre danse, une grande souplesse de corps et une désinvolture particulière : la Nena réunissait au plus haut point ces qualités essentielles, et elle était sans rivale dans les poses renversées. C’était merveille de la voir, après un pas d’une vivacité entraînante, se pencher peu à peu en arrière ; sa taille, d’une flexibilité de roseau, se courbait avec une langueur charmante ; ses épaules et ses bras se renversaient mollement et touchaient presque la terre. Pendant quelques instants, elle resta ainsi, le col tendu, la tête penchée, comme dans une sorte d’extase ; puis tout à coup, comme frappée par une commotion électrique, elle se redressa, bondit, et faisant résonner en mesure ses castagnettes d’ivoire, elle acheva son pas avec autant d’entrain qu’elle l’avait commencé.

Chacune des principales villes de l’Andalousie donne son nom à une danse particulière. Comme on vient de le voir, Cadix a l’ole gaditano, Jerez à son jaleo, Ronda sa rondeña, et Malaga sa malagueña ; mais c’est à Séville que toutes ces danses se modifient, se recomposent, se perfectionnent. « Dans toute l’Andalousie, dit un auteur espagnol, c’est Séville qui se distingue comme dépôt de tous les souvenirs de ce genre ; c’est l’atelier ou les anciennes danses se transforment en danses modernes ; c’est l’université où s’apprennent la grâce inimitable, l’attrait irrésistible, les ravissantes attitudes, les tours brillants et les mouvements délicats de la danse andalouse. En vain, l’Inde et l’Amérique envoient-elles à Cadix de nouvelles chansons et de nouvelles danses d’un genre distinct, quoique toujours charmant et voluptueux ; ces chansons et ces danses ne sauraient s’acclimater en Andalousie, si elles n’ont auparavant passé par Séville, si elles n’y ont laissé, comme le vin laisse sa lie, ce qu’elles avaient de trop libre ou d’exagéré. Une danse qui sort de l’école de Séville comme d’un creuset, pure et revêtue des formes andalouses, ne tarde pas à être reconnue, et se trouve aussitôt adoptée depuis Tarifa jusqu’à Almeria, depuis Cordoue jusqu’à Malaga et Ronda. »

C’était autrefois l’usage, en Andalousie, de chanter dans les fiestas de baile, ou fêtes de danse, quelques anciens romances pendant que les danseurs se reposaient, sans préjudice des malagueñas, des rondeñas et autres chants plus modernes. Le chant de ces romances, qu’on entend encore quelquefois, s’appelle corrida (course), probablement parce que les strophes forment une histoire suivie, tandis que les chansons que nous venons de nommer se composent, comme les polos, tiranas, etc., de couplets détachés.

Quelques-unes de ces compositions sont d’anciens romances moriscos, comme ceux que Ginez Perez de Hita publia vers la fin du seizième siècle, et qui doivent être sans aucun doute la traduction d’anciennes poésies moresques ; d’autres se retrouvent dans d’anciens recueils, tels que le Cancionero de romances ou le Romancero general, ou sont parvenus jusqu’à nous sans qu’on connaisse leur origine.

Ordinairement le musicien prélude en jouant la corrida sur la guitare, la ban durria ou la mandoline (el bandolin), et le chanteur entonne un romance composé ordinairement de strophes de quatre et six vers, comme celui si connu en Espagne du Conde del Sol, dont nous donnons ici le commencement :

Grandes guerras se publican
Entre España y Portugal ;
Y al conde del Sol le nombran
Por capitan général.

La condesa, como es niña,
Todo se la va en llorar.
« Dime, conde, cuántos años
Tienes de echar por alla. »
— Si á los seis años no vuelvo,
Os podreis, niña, casar. »

Pasan los seis y los ocho,
Y los diez se pasarán,
Y llorando la condesa
Pasa asi su soledad.

« De grandes guerres se déclarent
Entre l’Espagne et le Portugal ;
Et c’est le comte de Sol qu’on nomme
Capitaine général.

« La comtesse, comme elle est jeune
S’en va toujours pleurant :
« Dis-moi, comte, combien d’années
Tu dois rester par là. »

« — Si dans six ans je ne reviens pas,
Vous pourrez, petite, vous marier. »

 « Six ans et huit ans se passent,
Et dix ans se passeront,
Et la comtesse pleurant
Vit ainsi dans la solitude. »

Le père de la comtesse la voit pleurer, et lui demande la cause de ses larmes :

Ô mon père, par le saint Graal[3], permettez-moi d’aller à la recherche du comte.

— Vous avez la permission, ma fille ; faites votre volonté. »

Et la comtesse parcourt la France, l’Italie et d’autres pays sans s’arrêter ; déjà désespérée, elle s’en retournait chez elle, quand elle rencontre un vacher : elle lui demande à qui appartient son troupeau :

« Au comte de Sol, madame, qui se marie aujourd’hui. »

La comtesse emprunte au vacher ses habits grossiers, et arrive au château du comte, dont la noce se prépare.

« Donnez-moi une aumône, comte.

— De quel pays êtes-vous, madame ?

— Je suis native d’Espagne. »

Mais le comte la prend pour un fantôme, et refuse de la reconnaître.

« Je ne suis point un fantôme, comte, car je suis ta loyale épouse. »

Cabalga, cabalga el conde,
La condesa en grupas va,
Y á su castillo volvieron
Salvos, salvos y en solaz.

 « Le comte chevauche, chevauche,
La comtesse le suit en croupe,
Et à leur castel ils rentrèrent
Sains et saufs et pleins de joie. »

Mais revenons aux danses, comme on y revient dans les fiestas après les romances : les danseuses andalouses ont un grand avantage sur nos danseuses d’opéra et sur celles du même genre qu’on voit sur les théâtres de presque tous les pays d’Europe ; c’est une liberté d’allures, une indépendance de mouvements, un laisser aller du corps entier qu’on ne retrouve pas ailleurs. On voit qu’elles dansent pour elles-mêmes, par plaisir, et les mouvements de leurs bras et le meneo ont bien autrement de caractère que les mouvements roides, compassés et pour ainsi dire géométriques des premiers sujets ou des comparses du corps de ballet parisien ; chez ces dernières, trop souvent d’une maigreur exagérée, on sent à chaque pas l’étude, les tortures et les contorsions forcées de la classe de danse. Chez les danseuses andalouses, rien ne trahit le travail ; on sent au contraire la verve et l’improvisation ; leurs bras, tantôt à demi tendus, tantôt fléchis avec mollesse, s’élèvent ou s’abaissent et suivent gracieusement les ondulations du corps ; les ronds de jambe, les entrechats leur sont inconnus ainsi que les écarts forcés, les pointes et tout ce qui sent la gêne et la torture. Quant aux danseurs espagnols, nous ne les mettrons pas sur le même rang que les boleras, assurément, mais ils ne sont pas plus insignifiants que nos danseurs d’opéra, et ils ont au moins pour eux l’élégance du costume andalous.

Du reste les boleras ou bailarinas qu’on voit sur la plupart des théâtres d’Espagne, sont en général fort peu payées et aucune d’elles n’a jamais touché les énormes appointements qu’on donne chez nous aux premiers sujets de la danse. Presque tous les pas que nous avons nommés précédemment se dansent aussi sur les théâtres espagnols : il en est deux autres, le bolero et le fandango, qui jouirent autrefois d’une très-grande faveur, et qui, aujourd’hui, sauf quelques rares exceptions, ne se dansent plus guère que sur les planches.

Le bolero, dont nous avons déjà dit quelques mots précédemment, est une danse qui ne date que de la fin du siècle dernier ; le nom de son inventeur est parvenu jusqu’à nous : don Sebastian Cerezo, danseur très-célèbre du temps de Charles III, qui fit connaître ce pas vers l’année 1780. On assure qu’on retrouve dans le bolero le souvenir de plusieurs anciennes danses, dont nous avons déjà parlé, telles que la sarabande, l’antoncolorado et la chaconne. Ce pas présente aussi quelques analogies avec les seguidillas, seulement le mouvement de ces dernières est beaucoup plus vif.

Au théâtre, le bolero est ordinairement dansé par plusieurs parejas ou couples, mais dans les réunions particulières on le danse le plus souvent à deux. C’est ainsi que nous le voyons représenté dans une suite d’assez jolies gravures espagnoles du siècle dernier, où sont figurées les différentes posturas du fameux pas national.

Une des plus gracieuses est celle où le danseur et la danseuse, les mains armées de castagnettes, se retrouvent face à face après avoir fait un demi-tour, figure qui s’appelle dar la vuelta. Les danseurs, vêtus d’un élégant costume, ont des poses quelque peu maniérées qui font penser aux personnages des fêtes galantes de Watteau ; au bas de l’estampe se lisent ces quatre vers.

Viva el baile bolero,
Pues es con gracia,
Natural regocijo
De nuestra España.

« Vive la danse du bolero, car c’est naturellement le gracieux divertissement de notre Espagne. »

D’autres gravures de la même époque représentent également des danses nationales, avec ce titre : « La bonne humeur des Andalous, — El buen humor de los Andaluces. » Aujourd’hui encore, dans les images populaires à deux cuartos qui se vendent dans les rues, les Andalous sont souvent représentés dansant le bolero avec force contorsions, et on y lit des légendes naïves dans le genre de celle-ci :

Bailan con zalameria
Bolero en Andalucia.

Le rôle du danseur est bien moins important dans le bolero que celui de sa partenaire ; tous deux, il est vrai, exécutent à peu près le même pas, mais les mouvements de la femme sont plus expressifs, plus passionnés, et tandis que ses bras se tordent avec mollesse, ses pieds agiles ne restent pas un instant en repos.

Si les Espagnols sont passionnés pour le bolero, ils ne le sont pas moins pour le fandango ; le bolero enivre, dit un auteur espagnol ; le fandango enflamme. Cette danse fameuse, dont nous avons déjà dit quelques mots, offre, comme le bolero, plus d’une ressemblance avec les seguidillas. Le fandango était déjà connu vers la fin du dix-septième siècle ; un prêtre espagnol, nommé Marti, qui était doyen du chapitre d’Alicante, écrivait de Cadix, le 16 des calendes de février 1712, une lettre en latin dans laquelle il donne la description du fandango : le brave doyen emploie les périphrases les plus étranges pour mieux dépeindre cet ensemble de mouvements qu’on appelle le meneo.

« Vous connaissez, dit le doyen Marti, cette danse de Cadix, fameuse depuis tant de siècles par ses pas voluptueux, qu’on voit encore exécuter aujourd’hui dans tous les faubourgs et dans toutes les maisons de cette ville aux applaudissements incroyables des spectateurs ; elle n’est pas seulement en honneur parmi les négresses et autres personnes de basse condition, mais parmi les femmes les plus honnêtes et de la plus haute naissance.

« Ce pas est dansé tantôt par un homme et une femme, tantôt par plusieurs couples, et les danseurs suivent la mesure de l’air avec les plus molles ondulations du corps… C’est vraisemblablement ainsi que jadis Hercule le devait danser, avec son Omphale…

Los panaderos, danse de Séville. — Dessin de Gustave Doré.

« Cependant les rires bruyants et les gais éclats de voix se font entendre ; bientôt les spectateurs eux-mêmes, atteints d’une joyeuse fureur comme dans les atellanes antiques, s’élancent pour jouer à leur tour un rôle actif, et se balancent en suivant les mouvements de la danse.

« Telles sont les délices des habitants de Cadix : ne pensez-vous pas que les danses de l’antiquité, telles que la chordaxa phrygienne, n’étaient auprès de celle-ci que de véritables bagatelles ?

« Et maintenant, ajoute le doyen d’Alicante, blâmez donc la corruption des anciens, et osez louer la réserve de nos mœurs ! »

Outre le bolero, le fandango et autres que nous venons de décrire, nous eûmes l’occasion de voir sur le théâtre de Séville quelques danses particulières à l’Andalousie, telles que la granadina exécutée par une seule danseuse ; les mollares, pas purement sevillan dansé ordinairement par plusieurs couples, et les panaderos, dont le nom signifie littéralement les boulangers, et qui sont dansés tantôt par plusieurs couples comme les mollares, tantôt par une seule bailadora, ce qui est beaucoup plus gracieux. L’air des panaderos, qui est à trois temps, ressemble un peu à celui du zapateado, quoique moins vif, et est souvent accompagné, dans les fêtes andalouses par la guitare et les chants populaires.

Nous venons de passer en revue les diverses danses de l’Andalousie : les autres provinces d’Espagne ont aussi les leurs, d’un caractère différent pour la plupart, mais également gracieuses et intéressantes : les plus fameuses de toutes sont : les seguidillas manchegas.

Ch. Davillier.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 405, 417 ; t. XIV, p. 353, 359 et 385.
  2. Nous copions textuellement la curieuse dédicace que le grand maëstro, dont les autographes sont comme on sait de la plus grande rareté, a écrite au bas de son portrait :

     « Souvenir de tendre amitié
    Offert à Gustave Doré

    « Qui joint à son génie de peintre-dessinateur le talent de violoniste distingué et de tenorino charmant, s’il vous plaît…

    « Passy, 29 août 1863.

    « G. Rossini. »

  3. Voir ce que nous avons dit du saint Graal ou sacro Calino (coupe sacrée), à propos d’Almeria (tome XII, 310e liv.).