Waverley/Chapitre LVIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 411-420).


CHAPITRE LVIII.

LA DISCORDE EST DANS LE CAMP DU ROI AGRAMANT.


Waverley avait pris l’habitude de chevaucher parfois à quelque distance du gros de l’armée pour aller visiter les objets curieux qui se trouvaient dans les environs. Les insurgés traversaient le Lancashire, quand notre héros, séduit par l’apparence pittoresque d’une vieille forteresse garnie de tours et de créneaux, abandonna l’escadron pour la voir de plus près et en prendre un croquis. Il revenait après avoir accompli son projet, en suivant l’avenue, quand il rencontra l’enseigne Maccomblich. Cet homme portait une sorte d’intérêt à Waverley depuis le jour qu’il l’avait vu pour la première fois à Tully-Veolan et qu’il l’avait introduit dans les Highlands. Il paraissait ralentir le pas comme pour parler à notre héros. Cependant, quand il fut arrivé auprès de lui, il se contenta de s’approcher de son étrier en prononçant ces deux mots seulement : « Prenez garde ! » Il disparut aussitôt avec la plus grande légèreté, voulant éviter toute autre conversation.

Édouard, un peu surpris de cet avis, suivit des yeux Evan, qui s’enfuyait ; il le vit, au bout de quelques minutes, disparaître parmi les arbres. Son domestique Alick Polwarth, qui l’accompagnait, suivit également des yeux le Highlandais, et venant se placer à côté de son maître, il lui dit :

« Ne vous en rapportez jamais à moi, monsieur, si je pense que vous êtes en sûreté parmi ces montagnards. »

« Que voulez-vous dire, Alick ? » demanda Waverley. — « Les Mac-Ivor, monsieur, se sont mis dans la tête que vous avez fait un affront à leur jeune maîtresse miss Flora ; et j’en ai entendu plus d’un dire qu’il ne se gênerait pas pour vous traiter comme un coq de bruyère. Vous savez que la plupart ne se feraient pas scrupule de loger une balle dans le corps du prince lui-même, si le chef leur en donnait l’ordre, ou même sans qu’il le leur ordonnât, s’ils pensaient que cela lui fît plaisir. »

Waverley, quoique convaincu que Mac-Ivor était incapable d’une telle trahison contre lui, était beaucoup moins assuré de la fidélité des hommes de son clan. Il savait que sitôt que l’honneur du chef ou celui de la famille était attaqué, le plus heureux était celui qui trouvait le premier l’occasion de le venger ; il leur avait maintes fois entendu citer ce proverbe que « La meilleure vengeance est la plus prompte et la plus sûre. » Rapprochant cela de l’avis d’Evan, il jugea prudent de mettre son cheval au galop et de rejoindre l’escadron le plus promptement possible. Mais avant qu’il eût atteint le bout de l’avenue, une balle siffla à son oreille, et on entendit la détonation d’un coup de pistolet.

« C’est cet enragé démon de Callum Beg, dit Alick ; je l’ai vu se sauver en se cachant derrière les haies. »

Édouard, justement indigné de cet infâme guet-apens, arriva au grand galop au bout de l’avenue. Il aperçut la troupe de Mac-Ivor qui marchait à quelque distance dans la plaine sur laquelle l’avenue débouchait. Il distingua aussi un homme qui courait à toutes jambes pour rejoindre leur bataillon ; il en conclut que c’était l’assassin qui, en franchissant une clôture, avait trouvé un chemin plus court que celui que, étant à cheval, il avait dû suivre lui-même. Incapable de se contenir, il ordonna à son domestique d’aller trouver le baron de Bradwardine qui était à la tête de sa cavalerie, à l’avant-garde, à un demi-mille environ, et de lui apprendre ce qui venait de se passer : il se dirigea de sa personne immédiatement vers le corps de Fergus. Le chef lui-même rejoignait en ce moment sa troupe ; il était à cheval, revenant d’accompagner le prince. Sitôt qu’il aperçut Édouard qui venait vers lui, il tourna son cheval de son côté.

« Colonel Mac-Ivor, dit Waverley sans le saluer, j’ai à vous avertir qu’un de vos hommes vient tout à l’heure de tirer sur moi d’une embuscade. »

« C’est, répondit Fergus, à l’exception de la place qu’il a choisie, un plaisir que je me propose d’avoir moi-même ; je voudrais savoir lequel de mes gens a osé me prévenir. » — « Je suis toujours à vos ordres ; celui qui s’est attribué votre office, c’est votre page Cailum Beg. — « Sortez des rangs, Callum ! Avez-vous tiré sur M. Waverley ?

« Non, » répondit Callum sans la moindre émotion.

« Vous l’avez fait ! » s’écria Alick qui était déjà de retour, ayant trouvé un dragon sur lequel il s’était déchargé de sa commission pour le baron de Bradwardine, pendant que lui-même revenait vers son maître au grand galop, n’épargnant ni la molette de ses éperons, ni les flancs de son cheval. « Vous l’avez fait. Je vous ai vu aussi distinctement que je vis jamais le vieux clocher de Coudingham. »

« Tous mentez, » répondit Callum avec la même obstination et la même impassibilité.

Le combat entre les chevaliers aurait été probablement, comme aux jours de la chevalerie, précédé d’une rencontre entre leurs écuyers (car Alick, un brave paysan du comté de Mers, redoutait les flèches de Cupidon plus que la dague ou la claymore d’un Highlandais) ; mais Fergus, avec un ton impérieux et décidé, demanda à Callum ses pistolets ; le chien était baissé, le bassinet et le canon étaient noircis par la fumée : le pistolet venait d’être déchargé !

« Tiens, dit Fergus en frappant Callum sur la tête de toute sa force, avec la crosse du pistolet ; tiens, voilà pour t’apprendre à agir sans ordre, et à mentir ensuite pour t’excuser. » Callum reçut le coup sans faire le moindre mouvement pour l’éviter ; il tomba à terre sans aucun signe de vie. « Ne bougez pas, sur vos têtes, dit Fergus au reste du clan ; je fais sauter la cervelle au premier qui s’interpose entre monsieur Waverley et moi. » Tous demeurèrent immobiles. Evan Dhu seul paraissait ému et inquiet. Callum était étendu par terre ; le sang sortait en abondance de sa blessure : personne n’osait remuer pour le secourir : on eût dit qu’il avait reçu le coup de la mort. — « Maintenant à nous deux, monsieur Waverley : voulez-vous nous éloigner à vingt pas dans la plaine ? » Waverley fit ce que Fergus souhaitait. Quand ils furent à quelque distance de la route que suivait le régiment, Fergus se retourna vers lui, et lui dit en affectant un sang-froid extraordinaire : « Je ne m’étonne plus, monsieur, de l’excessive délicatesse que vous m’avez montrée l’autre jour. Un ange, comme vous l’observiez très-bien, n’aurait pas de charmes pour vous, à moins qu’il ne vous apportât un empire en dot. J’ai maintenant un commentaire excellent sur ce texte, qui m’avait paru obscur. » — « Je ne puis comprendre ce que vous voulez dire, colonel Mac-Ivor, à moins que vous n’ayez l’intention arrêtée de me chercher querelle. » — « Votre ignorance affectée, monsieur, ne vous servira de rien. Le prince… le prince lui-même m’a dévoilé vos manœuvres. J’étais loin de penser que vos engagements avec miss Bradwardine étaient le motif qui vous faisait rompre le mariage projeté entre vous et ma sœur. Il paraît que l’assurance que le baron avait changé la destination de son domaine, vous a paru une raison suffisante pour laisser là la sœur de votre ami, et enlever à ce même ami sa maîtresse ? »

« Le prince vous a-t-il dit que j’étais engagé avec miss Bradwardine ? demanda Waverley ; c’est impossible. » — « Il me l’a dit, répliqua Fergus ; ainsi l’épée à la main, et défendez-vous, ou renoncez à vos prétentions à la main de la jeune dame. »

« C’est de la folie, du délire, s’écria Waverley ; où il y a quelque étrange méprise. »

« Allons ! pas d’évasion ! tirez l’épée ! » s’écria le chef transporté de fureur. Lui-même avait déjà dégainé. — « Dois-je me battre quand un fou me cherche querelle ! » — « Alors abandonnez, maintenant et à tout jamais, vos prétentions à la main de miss Bradwardine. » — « Quel droit avez-vous, s’écria Waverley qui commençait à n’être plus maître de lui, quel droit avez-vous, ou tout homme sur la terre, pour me dicter de telles lois ? » Et il tira son épée.

À ce moment le baron de Bradwardine, suivi de quelques hommes de son régiment, arrivait à franc étrier ; quelques-uns par curiosité, d’autres pour prendre part à la querelle, qui, à ce qu’ils avaient entendu dire confusément, avait éclaté entre les Mac-Ivor et le régiment de Bradwardine. Ceux-là, en les voyant arriver, s’ébranlaient pour venir au secours de leur chef, et une scène de confusion commençait, qui probablement ne se terminerait pas sans effusion de sang. Cent langues étaient en mouvement à la fois. Le baron dissertait, le chef tempêtait, les Highlandais criaient en gaëlique, les cavaliers vomissaient des imprécations en écossais des basses terres. Enfin, le désordre en vint au point que le baron menaça de charger les Mac-Ivor s’ils ne reprenaient leurs rangs, à quoi la plupart d’entre eux répondirent en dirigeant le canon de leurs armes à feu contre lui et ses cavaliers. La confusion état secrètement encouragée par Ballenkeiroch, qui ne doutait pas qu’enfin le jour de la vengeance ne fût arrivé pour lui, quand on entendit un cri : « Place ! retirez-vous ! place à Monseigneur ! place à Monseigneur ! » Ce cri annonçait l’arrivée du prince, qui accourait avec un escadron des dragons de Fitz-James, régiment étranger qui faisait auprès de lui le service de gardes du corps. Sa présence rétablit un peu l’ordre ; les Highlandais reprirent leurs rangs ; la cavalerie forma un escadron régulier ; le baron et le chef demeurèrent en silence.

Le prince leur ordonna ainsi qu’à Waverley de s’avancer. Ayant été informé de la cause primitive de la querelle, c’est-à-dire du guet-apens de Callum Beg, il ordonna qu’il fût livré à l’instant même au prévôt de l’armée, pour être exécuté sans délai, dans le cas où il survivrait au châtiment que lui avait infligé le chef. Fergus, d’un ton qui tenait le milieu entre celui avec lequel on réclame un droit et celui dont on sollicite une faveur, demanda qu’il fût laissé à sa disposition, promettant que sa punition serait exemplaire. Lui refuser cette demande eût paru porter atteinte à l’autorité patriarcale des chefs, autorité dont ils étaient singulièrement jaloux ; il eût été impolitique de les désobliger en ce moment. Callum fut donc abandonné aux lois pénales de sa propre tribu.

Le prince voulut savoir quel était le sujet de la querelle qui venait de s’élever entre le colonel Mac-Ivor et Waverley. Il y eut un profond silence. Les deux rivaux regardaient la présence du baron de Bradwardine (car en ce moment ils étaient tous trois auprès du prince d’après son ordre) comme un obstacle insurmontable à s’expliquer sur une matière à laquelle le nom de sa fille devait nécessairement se trouver mêlé. Ils tenaient leurs yeux fixés à terre ; la confusion, l’embarras et le mécontentement se peignaient en même temps dans leurs regards. Le prince, qui avait été élevé au milieu des esprits mécontents et tracassiers de la cour de Saint-Germain, où des querelles, des altercations de toute espèce mettaient chaque jour à l’épreuve la patience du roi détrôné ; le prince, pour nous servir de l’expression du vieux Frédéric de Prusse, avait fait son apprentissage du métier de roi. Rétablir et maintenir la concorde entre ses partisans était indispensable ; il prit ses mesures en conséquence.

« Monsieur de Beaujeu[1] ! »

« Monseigneur ! » répondit un bel officier de cavalerie française, qui lui servait d’aide-de-camp. — « Ayez la bonté d’aligner ces montagnards-là, ainsi que la cavalerie, s’il vous plaît, et de les remettre en marche. Tous parlez si bien anglais, cela ne vous donnera[2] pas beaucoup de peine. »

« Ah ! pas du tout, monseigneur, » répliqua M. le comte de Beaujeu, en inclinant la tête de manière à toucher le cou de son petit cheval, qu’il manœuvrait avec beaucoup de fierté et d’importance ; il le fit piaffer et plier. Il s’élança à la tête du régiment de Fergus, plein de joie et d’assurance, quoiqu’il ne comprît pas un mot de gaëlique et très-peu d’anglais.

« Messieurs les sauvages écossais, c’est-à-dire gentilmans savages, ayez la bonté d’arranger vous. »

Le clan comprenant ces ordres, plutôt par les gestes de M. de Beaujeu que par ses paroles, et rendu docile par la présence du prince, se hâta de serrer les rangs.

« Ah ! ver vell ; dat ist fort bien, dit le comte de Beaujeu, mais très-bien, gentilmans savages. Eh bien !… qu’est-ce que vous appelez visage, monsieur ? (s’adressant à un soldat hors des rangs, qui se trouvait auprès de lui.) Ah, oui ! face… Je vous remercie, monsieur. Gentilshommes, have de goodness, de faire face to the right, par file, c’est-à-dire par files… En avant, marche… Mais, très-bien… Encore, messieurs ; il faut vous mettre en marche… Marchez donc, au nom de Dieu ! parce que j’ai oublié le mot anglais… mais vous êtes de braves gens et vous me comprenez très-bien. »

Le comte s’occupa immédiatement de mettre aussi en mouvement la cavalerie : « Gentilmans cavaliers, you must fall in. Ah ! par ma foi, je ne vous ai pas dit de tomber, à vous. Je crains que ce gentilman, litle gros, ne se soit fait du mal. Ah, mon Dieu ! c’est le commissaire qui nous a apporté la première nouvelle de ce maudit fracas. Je suis bien fâché, monsieur. »

C’était le pauvre Mac Wheeble qui, avec une épée au côté, et une cocarde blanche aussi large qu’une gaufre, représentait un commissaire des guerres, et qui avait été désarçonné au milieu de la confusion occasionnée par les cavaliers qui se hâtaient de reprendre leur rang en présence du prince. Avant qu’il eût pu rattraper son bidet, il se trouva tout seul derrière, au milieu des rires immodérés des spectateurs. — « Eh bien ! messieurs : Tournez à droite. Ah ! dat is ist. Ah ! monsieur de Bradwardine, ayez la bonté de vous mettre à la tête de votre régiment, car, par Dieu, je n’en puis plus. »

Le baron de Bradwardine fut obligé d’aller au secours de M. de Beaujeu, qui avait dépensé le peu de phrases anglaises qu’il savait. Un des deux buts que se proposait le Chevalier était ainsi atteint. Le second était de mettre les soldats des deux corps rivaux dans la nécessité d’écouter de toutes leurs oreilles des ordres donnés en sa présence par un interprète si peu intelligible, pour que leurs pensées se détournassent du canal de la haine et de la fureur, où en ce moment elles coulaient à pleins bords.

Aussitôt que Charles-Édouard se trouva seul avec le chef et Waverley, ayant fait signe au reste de sa suite de se retirer à quelque distance, il leur dit : « Si je devais moins à votre amitié désintéressée, je vous exprimerais à tous deux mon vif déplaisir, pour avoir excité sans motif ce tumulte extraordinaire, à un moment où le service de mon père exige si impérieusement le plus parfait accord. Le malheur de ma situation, c’est que mes meilleurs amis se croient maîtres de ruiner, pour le plus frivole caprice, eux et la cause qu’ils ont embrassée. »

Les deux gentilshommes protestaient qu’ils étaient disposés à soumettre leur différend à l’arbitrage du prince. « En vérité, dit Édouard, je sais à peine ce dont on m’accuse. Je cherchais le colonel Mac-Ivor uniquement pour lui donner avis que j’avais failli d’être assassiné par un homme attaché à sa personne, qui, j’en étais persuadé, avait commis un acte de lâcheté et de vengeance sans l’autorisation du colonel. Quant au motif pour lequel il m’a cherché querelle, je ne le connais point, à moins qu’il ne m’accuse, très-injustement à coup sûr, d’avoir gagné le cœur d’une jeune dame à la main de laquelle il prétendait. »

« Mon erreur, si je me suis trompé, dit le chef, provient d’une conversation que j’ai eue ce matin avec Son Altesse Royale elle-même. »

« Avec moi ! dit le Chevalier ; comment le colonel Mac-Ivor peut-il m’avoir si mal compris ? »

Alors il prit à part le colonel Fergus, et après cinq minutes d’une conversation très-animée, il fit faire à son cheval un mouvement vers Édouard. « Est-il possible ? — mais approchez, colonel, je n’aime pas le mystère ; — est-il possible, monsieur Waverley, que je me sois trompé en supposant que vous étiez l’amant aimé de miss Bradwardine ? Quoique vous ne m’eussiez jamais fait de confidence là-dessus, j’en étais tellement convaincu, d’après diverses circonstances, que j’alléguai ce fait à Vich-Jan-Vohr ce matin, comme une raison pour qu’il ne s’offensât pas de ce que vous ne pensiez plus à une alliance à laquelle un homme sans engagement, même après un refus, ne renoncerait pas aisément, tant elle a de charmes. » — « Votre Altesse Royale se fondait sur des circonstances qui me sont absolument inconnues, quand elle me faisait l’honneur, très-flatteur sans doute, de me supposer l’amant aimé de miss Bradwardine. Je suis reconnaissant de ce que cette supposition a de glorieux pour moi, mais je n’en suis nullement digne. D’ailleurs ma confiance dans mon propre mérite est et doit être trop faible pour espérer d’être nulle part bien traité, après l’avoir été si mal d’un certain côté. »

Le Chevalier resta un moment en silence, les regardant l’un et l’autre avec beaucoup d’attention ; il prit enfin la parole : « Sur mon honneur, monsieur Waverley, vous êtes moins heureux que je ne m’étais cru en droit de le penser. Maintenant, messieurs, permettez-moi d’être arbitre entre vous deux, non en ma qualité de prince régent, mais comme votre compagnon d’armes et d’aventures. Oubliez entièrement que je pourrais vous donner des ordres et exiger obéissance ; faites attention à votre propre honneur, et s’il est bien, s’il est convenable de donner à nos ennemis la joie, à nos amis le scandale de voir que, si peu nombreux que nous sommes, la discorde règne entre nous ; et permettez-moi d’ajouter que les dames qui figurent dans cette affaire méritent trop de respect pour devenir des sujets de querelles et de discorde. »

Il tira Fergus un peu à part, et lui parla avec une extrême insistance pendant deux ou trois minutes ; se rapprochant ensuite de Waverley, il lui dit : « Je crois avoir convaincu le colonel Mac-Ivor que son ressentiment était fondé sur un malentendu auquel j’avais donné lieu ; je suis certain que monsieur Waverley est trop généreux pour conserver aucun souvenir de ce qui vient de se passer, quand je lui certifie que cela est la vérité. Vous le ferez connaître à votre clan, Vich Jan-Vohr, pour empêcher de sa part de nouvelles violences. » Fergus s’inclina. « Et maintenant, messieurs, que j’aie le plaisir de vous voir vous donner la main… »

Ils s’approchèrent froidement, à pas mesurés, ne voulant ni l’un ni l’autre avoir l’air de faire les premières avances ; cependant ils se donnèrent la main, et partirent après avoir pris respectueusement congé du prince.

Charles Édouard[3] se porta alors sur le front des Mac-Ivor ; là, il mit pied à terre, demanda un verre d’eau-de-vie de la cantine du vieux Ballenkeiroch, et marcha environ un demi-mille avec eux, s’enquérant de l’histoire et des alliances de Sliochd Mac-Ivor, plaçant adroitement le peu de mots gaëliques qu’il savait, témoignant un grand désir de l’apprendre à fond. Il remonta ensuite à cheval, et galopa vers la cavalerie du baron, qui était à l’avant-garde ; il fit faire halte, il examina l’équipement des soldats, l’état de la discipline ; il adressa la parole aux principaux officiers, et même à plusieurs cadets ; il leur demanda des nouvelles de leurs femmes et fit l’éloge de leurs chevaux ; il fit route environ une heure avec le baron Bradwardine, et en supporta patiemment trois longues histoires sur le feld-maréchal duc de Berwick.

« Ah ! Beaujeu, mon cher ami, dit-il en reprenant la place qu’il occupait ordinairement quand l’armée était en marche, que mon métier de prince errant est plein d’ennui parfois ! mais courage : c’est le grand jeu après tout. »


  1. Dans le roman anglais le prince parle français et correctement, à deux mots prés. M. de Beaujeu parle un français mêlé de quelques mots anglais défigurés. Il était difficile de reproduire dans la traduction le comique un peu bouffon de cette scène. Nous n’espérons pas y avoir réussi. Les bons Français, par orgueil national se consoleront de rire un peu moins aux dépens de notre compatriote M. de Beaujeu. a. m.
  2. Il y a dans le texte donnerait ; et à la fin du chapitre le prince dit que mon métier de prince est ennuyant pour ennuyeux. Voilà les deux fautes de français que nous avons à reprocher à Son Altesse. a. m.
  3. On a reproché à l’auteur de Waverley d’avoir peint ce jeune aventurier sous des couleurs plus aimables qu’il ne le méritait ; mais l’auteur ayant connu plusieurs individus qui avaient été attachés de très près à sa personne, a tracé son portrait d’après ce que ces témoins oculaires lui avaient raconté du caractère et des qualités du Prétendant. Il faut sans doute attribuer quelque chose à l’exagération naturelle de ceux qui se le rappelaient comme le brave et aventureux prince au service duquel ils avaient affronté la mort ; mais leurs témoignages doivent-ils être étouffés par ceux d’un seul mécontent ?
    Si le prince Charles avait terminé sa vie immédiatement après sa fuite miraculeuse, sa réputation dans l’histoire eût été des plus éclatantes. Telle qu’elle est, cette réputation le place au nombre de ceux dont la vie n’a eu qu’une époque brillante, laquelle forme un contraste frappant avec tout ce qui précède et tout ce qui suit. a. m.