Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/C

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Dictionnaire philosophique
1764


C.
CALEBASSE[1].

Ce fruit, gros comme nos citrouilles, croît en Amérique aux branches d’un arbre aussi haut que les plus grands chênes.

Ainsi Matthieu Garo[2], qui croit avoir eu tort en Europe de trouver mauvais que les citrouilles rampent à terre, et ne soient pas pendues au haut des arbres, aurait eu raison au Mexique. Il aurait eu encore raison dans l’Inde, où les cocos sont fort élevés. Cela prouve qu’il ne faut jamais se hâter de conclure. Dieu fait bien ce qu’il fait, sans doute ; mais il n’a pas mis les citrouilles à terre dans nos climats de peur qu’en tombant de haut elles n’écrasent le nez de Matthieu Garo[3].

La calebasse ne servira ici qu’à faire voir qu’il faut se défier de l’idée que tout a été fait pour l’homme. Il y a des gens qui prétendent que le gazon n’est vert que pour réjouir la vue. Les apparences pourtant seraient que l’herbe est plutôt faite pour les

animaux qui la broutent, que pour l’homme, à qui le gramen et le trèfle sont assez inutiles. Si la nature a produit les arbres en faveur de quelque espèce, il est difficile de dire à qui elle a donné la préférence : les feuilles, et même l’écorce, nourrissent une multitude prodigieuse d’insectes ; les oiseaux mangent leurs fruits, habitent entre leurs branches, y composent l’industrieux artifice de leurs nids ; et les troupeaux se reposent sous leurs ombres. L’auteur du Spectacle de la nature[4] prétend que la mer n’a un flux et un reflux que pour faciliter le départ et l’entrée de nos vaisseaux. Il paraît que Matthieu Garo raisonnait encore mieux : la Méditerranée, sur laquelle on a tant de vaisseaux, et qui n’a de marée qu’en trois ou quatre endroits, détruit l’opinion de ce philosophe.

Jouissons de ce que nous avons, et ne croyons pas être la fin et le centre de tout. Voici sur cette maxime quatre petits vers d’un géomètre ; il les calcula un jour en ma présence : ils ne sont pas pompeux :

Homme chétif, la vanité te point.
Tu te fais centre : encor si c’était ligne !
Mais dans l’espace à grand’peine es-tu point.
Va, sois zéro : ta sottise en est digne.


CARACTÈRE[5].

Du mot grec impression, gravure. C’est ce que la nature a gravé dans nous.

Peut-on changer de caractère ? Oui, si on change de corps. Il se peut qu’un homme né brouillon, inflexible et violent, étant tombé dans sa vieillesse en apoplexie, devienne un sot enfant pleureur, timide et paisible. Son corps n’est plus le même. Mais tant que ses nerfs, son sang et sa moelle allongée seront dans le même état, son naturel ne changera pas plus que l’instinct d’un loup et d’une fouine.

L’auteur anglais du Dispensary, petit poëme très-supérieur aux Capitoli italiens, et peut-être même au Lutrin de Boileau, a très-bien dit, ce me semble :

Un mélange secret de feu, de terre et d’eau
Fit le cœur de César et celui de Nassau.

D’un ressort inconnu le pouvoir invincible
Rendit Slone impudent et sa femme sensible.

Le caractère est formé de nos idées et de nos sentiments : or il est très-prouvé qu’on ne se donne ni sentiments ni idées ; donc notre caractère ne peut dépendre de nous.

S’il en dépendait, il n’y a personne qui ne fût parfait. Nous ne pouvons nous donner des goûts, des talents ; pourquoi nous donnerions-nous des qualités ?

Quand on ne réfléchit pas, on se croit le maître de tout, quand on y réfléchit, on voit qu’on n’est maître de rien.

Voulez-vous changer absolument le caractère d’un homme, purgez-le tous les jours avec des délayants jusqu’à ce que vous l’ayez tué. Charles XII, dans sa fièvre de suppuration sur le chemin de Bender, n’était plus le même homme. On disposait de lui comme d’un enfant.

Si j’ai un nez de travers et deux yeux de chat, je peux les cacher avec un masque. Puis-je davantage sur le caractère que m’a donné la nature ?

Un homme né violent, emporté, se présente devant François Ier, roi de France, pour se plaindre d’un passe-droit ; le visage du prince, le maintien respectueux des courtisans, le lieu même où il est, font une impression puissante sur cet homme ; il baisse machinalement les yeux, sa voix rude s’adoucit, il présente humblement sa requête, on le croirait né aussi doux que le sont (dans ce moment au moins) les courtisans au milieu desquels il est même déconcerté ; mais si François Ier se connaît en physionomie, il découvre aisément dans ses yeux baissés, mais allumés d’un feu sombre, dans les muscles tendus de son visage, dans ses lèvres serrées l’une contre l’autre, que cet homme n’est pas si doux qu’il est forcé de le paraître. Cet homme le suit à Pavie, est pris avec lui, mené avec lui en prison à Madrid : la majesté de François Ier ne fait plus sur lui la même impression ; il se familiarise avec l’objet de son respect. Un jour en tirant les bottes du roi, et les tirant mal, le roi, aigri par son malheur, se fâche ; mon homme envoie promener le roi, et jette ses bottes par la fenêtre.

Sixte-Quint était né pétulant, opiniâtre, altier, impétueux, vindicatif, arrogant : ce caractère semble adouci dans les épreuves de son noviciat. Commence-t-il à jouir de quelque crédit dans son ordre, il s’emporte contre un gardien, et l’assomme à coups de poing ; est-il inquisiteur à Venise, il exerce sa charge avec insolence ; le voilà cardinal, il est possédé dalla rabbia papale : cette rage l’emporte sur son naturel ; il ensevelit dans l’obscurité sa personne et son caractère ; il contrefait l’humble et le moribond ; on l’élit pape : ce moment rend au ressort, que la politique avait plié, toute son élasticité longtemps retenue ; il est le plus fier et le plus despotique des souverains.

Naturam expellas furca, tamen usque recurret.

(Hor., liv. I, ep. ix.)

Chassez le naturel, il revient au galop.

(Destouches, Glorieux, acte III, scène v.)

La religion, la morale, mettent un frein à la force du naturel ; elles ne peuvent le détruire. L’ivrogne dans un cloître, réduit à un demi-setier de cidre à chaque repas, ne s’enivrera plus, mais il aimera toujours le vin.

L’âge affaiblit le caractère ; c’est un arbre qui ne produit plus que quelques fruits dégénérés, mais ils sont toujours de même nature ; il se couvre de nœuds et de mousse, il devient vermoulu, mais il est toujours chêne ou poirier. Si on pouvait changer son caractère, on s’en donnerait un, on serait le maître de la nature. Peut-on se donner quelque chose ? ne recevons-nous pas tout ? Essayez d’animer l’indolent d’une activité suivie, de glacer par l’apathie l’âme bouillante de l’impétueux, d’inspirer du goût pour la musique et pour la poésie à celui qui manque de goût et d’oreille, vous n’y parviendrez pas plus que si vous entrepreniez de donner la vue à un aveugle-né. Nous perfectionnons, nous adoucissons, nous cachons ce que la nature a mis dans nous ; mais nous n’y mettons rien.

On dit à un cultivateur : Vous avez trop de poissons dans ce vivier, ils ne prospéreront pas ; voilà trop de bestiaux dans vos prés, l’herbe manque, ils maigriront. Il arrive après cette exhortation que les brochets mangent la moitié des carpes de mon homme, et les loups la moitié de ses moutons ; le reste engraisse. S’applaudira-t-il de son économie ? Ce campagnard, c’est toi-même ; une de tes passions a dévoré les autres, et tu crois avoir triomphé de toi. Ne ressemblons-nous pas presque tous à ce vieux général de quatre-vingt-dix ans, qui, ayant rencontré de jeunes officiers qui faisaient un peu de désordre avec des filles, leur dit tout en colère : « Messieurs, est-ce là l’exemple que je vous donne ? »

CARÊME.

SECTION PREMIÈRE[6].

Nos questions sur le carême ne regarderont que la police. Il paraît utile qu’il y ait un temps dans l’année où l’on égorge moins de bœufs, de veaux, d’agneaux, de volaille. On n’a point encore de jeunes poulets ni de pigeons en février et en mars, temps auquel le carême arrive. Il est bon de faire cesser le carnage quelques semaines dans les pays où les pâturages ne sont pas aussi gras que ceux de l’Angleterre et de la Hollande.

Ces magistrats de la police ont très-sagement ordonné que la viande fût un peu plus chère à Paris, pendant ce temps, et que le profit en fût donné aux hôpitaux. C’est un tribut presque insensible que payent alors le luxe et la gourmandise à l’indigence : car ce sont les riches, qui n’ont pas la force de faire carême ; les pauvres jeûnent toute l’année.

Il est très-peu de cultivateurs qui mangent de la viande une fois par mois. S’il fallait qu’ils en mangeassent tous les jours, il n’y en aurait pas assez pour le plus florissant royaume. Vingt millions de livres de viande par jour feraient sept milliards trois cents millions de livres par année. Ce calcul est effrayant.

Le petit nombre de riches, financiers, prélats, principaux magistrats, grands seigneurs, grandes dames, qui daignent faire servir du maigre[7] à leurs tables, jeûnent pendant six semaines avec des soles, des saumons, des vives, des turbots, des esturgeons.

Un de nos plus fameux financiers[8] avait des courriers qui lui apportaient chaque jour pour cent écus de marée à Paris. Cette dépense faisait vivre les courriers, les maquignons qui avaient vendu les chevaux, les pêcheurs qui fournissaient le poisson, les fabricateurs de filets (qu’on nomme en quelques endroits les filetiers), les constructeurs de bateaux, etc., les épiciers chez lesquels on prenait toutes les drogues raffinées qui donnent au poisson un goût supérieur à celui de la viande. Lucullus n’aurait pas fait carême plus voluptueusement.

Il faut encore remarquer que la marée, en entrant dans Paris, paye à l’État un impôt considérable.

Le secrétaire des commandements du riche, ses valets de chambre, les demoiselles de madame, le chef d’office, etc., mangent la desserte du Crésus, et jeûnent aussi délicieusement que lui.

Il n’en est pas de même des pauvres. Non-seulement, s’ils mangent pour quatre sous d’un mouton coriace, ils commettent un grand péché ; mais ils chercheront en vain ce misérable aliment. Que mangeront-ils donc ? ils n’ont que leurs châtaignes, leur pain de seigle, les fromages qu’ils ont pressurés du lait de leurs vaches, de leurs chèvres, ou de leurs brebis, et quelque peu d’œufs de leurs poules.

Il y a des Églises où l’on a pris l’habitude de leur défendre les œufs et le laitage. Que leur resterait-il à manger ? rien. Ils consentent à jeûner ; mais ils ne consentent pas à mourir. Il est absolument nécessaire qu’ils vivent, quand ce ne serait que pour labourer les terres des gros bénéficiers et des moines.

On demande donc s’il n’appartient pas uniquement aux magistrats de la police du royaume, chargés de veiller à la santé des habitants, de leur donner la permission de manger les fromages que leurs mains ont pétris, et les œufs que leurs poules ont pondus ?

Il paraît que le lait, les œufs, le fromage, tout ce qui peut nourrir le cultivateur, sont du ressort de la police, et non pas une cérémonie religieuse.

Nous ne voyons pas que Jésus-Christ ait défendu les omelettes à ses apôtres ; au contraire il leur a dit[9] : Mangez ce qu’on vous donnera.

La sainte Église a ordonné le carême ; mais en qualité d’Église elle ne commande qu’au cœur ; elle ne peut infliger que des peines spirituelles ; elle ne peut faire brûler aujourd’hui, comme autrefois, un pauvre homme qui, n’ayant que du lard rance, aura mis un peu de ce lard sur une tranche de pain noir le lendemain du mardi gras.

Quelquefois, dans les provinces, des curés s’emportant au delà de leurs devoirs, et oubliant les droits de la magistrature, s’ingèrent d’aller chez les aubergistes, chez les traiteurs, voir s’ils n’ont pas quelques onces de viande dans leurs marmites, quelques vieilles poules à leur croc, ou quelques œufs dans une armoire lorsque les œufs sont défendus en carême. Alors ils intimident le pauvre peuple ; ils vont jusqu’à la violence envers des malheureux qui ne savent pas que c’est à la seule magistrature qu’il appartient de faire la police. C’est une inquisition odieuse et punissable.

Il n’y a que les magistrats qui puissent être informés au juste des denrées plus ou moins abondantes qui peuvent nourrir le pauvre peuple des provinces. Le clergé a des occupations plus sublimes. Ne serait-ce donc pas aux magistrats qu’il appartiendrait de régler ce que le peuple peut manger en carême ? Qui aura l’inspection sur le comestible d’un pays, sinon la police du pays ?


SECTION II.

Les premiers qui s’avisèrent de jeûner se mirent-ils à ce régime par ordonnance du médecin pour avoir eu des indigestions ?

Le défaut d’appétit qu’on se sent dans la tristesse fut-il la première origine des jours de jeune prescrits dans les religions tristes ?

Les Juifs prirent-ils la coutume de jeûner des Égyptiens, dont ils imitèrent tous les rites, jusqu’à la flagellation et au bouc émissaire ?

Pourquoi Jésus jeûna-t-il quarante jours dans le désert où il fut emporté par le diable, par le Knathbull ? Saint Matthieu remarque qu’après ce carême il eut faim ; il n’avait donc pas faim dans ce carême ?

Pourquoi dans les jours d’abstinence l’Église romaine regarde-t-elle comme un crime de manger des animaux terrestres, et comme une bonne œuvre de se faire servir des soles et des saumons ? Le riche papiste qui aura eu sur sa table pour cinq cents francs de poisson sera sauvé ; et le pauvre, mourant de faim, qui aura mangé pour quatre sous de petit salé, sera damné !

Pourquoi faut-il demander permission à son évêque de manger des œufs ? Si un roi ordonnait à son peuple de ne jamais manger d’œufs, ne passerait-il pas pour le plus ridicule des tyrans ? Quelle étrange aversion les évêques ont-ils pour les omelettes ?

Croirait-on que chez les papistes il y ait eu des tribunaux assez imbéciles, assez lâches, assez barbares, pour condamner à la mort de pauvres citoyens qui n’avaient d’autres crimes que d’avoir mangé du cheval en carême ? Le fait n’est que trop vrai[10] : j’ai entre les mains un arrêt de cette espèce. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les juges qui ont rendu de pareilles sentences se sont crus supérieurs aux Iroquois.

Prêtres idiots et cruels ! à qui ordonnez-vous le carême ? Est-ce aux riches ? ils se gardent bien de l’observer. Est-ce aux pauvres ? ils font le carême toute l’année. Le malheureux cultivateur ne mange presque jamais de viande, et n’a pas de quoi acheter du poisson. Fous que vous êtes, quand corrigerez-vous vos lois absurdes ?


CARTÉSIANISME[11].

On a pu voir à l’article Aristote que ce philosophe et ses sectateurs se sont servis de mots qu’on n’entend point, pour signifier des choses qu’on ne conçoit pas. « Entéléchies, formes substantielles, espèces intentionnelles. »

Ces mots, après tout, ne signifiaient que l’existence des choses dont nous ignorons la nature et la fabrique. Ce qui fait qu’un rosier produit une rose et non pas un abricot, ce qui détermine un chien à courir après un lièvre, ce qui constitue les propriétés de chaque être, a été appelé forme substantielle ; ce qui fait que nous pensons a été nommé entéléchie ; ce qui nous donne la vue d’un objet a été nommé espèce intentionnelle : nous n’en savons pas plus aujourd’hui sur le fond des choses. Les mots de force, d’âme, de gravitation même, ne nous font nullement connaître le principe et la nature de la force, ni de l’âme, ni de la gravitation. Nous en connaissons les propriétés, et probablement nous nous en tiendrons là tant que nous ne serons que des hommes.

L’essentiel est de nous servir avec avantage des instruments que la nature nous a donnés, sans pénétrer jamais dans la structure intime du principe de ces instruments. Archimède se servait admirablement du ressort, et ne savait pas ce que c’est que le ressort.

La véritable physique consiste donc à bien déterminer tous les effets. Nous connaîtrons les causes premières quand nous serons des dieux. Il nous est donné de calculer, de peser, de mesurer, d’observer : voilà la philosophie naturelle ; presque tout le reste est chimère.

Le malheur de Descartes fut de n’avoir pas, dans son voyage d’Italie, consulté Galilée, qui calculait, pesait, mesurait, observait ; qui avait inventé le compas de proportion, trouvé la pesanteur de l’atmosphère, découvert les satellites de Jupiter, et la rotation du soleil sur son axe.

Ce qui est surtout bien étrange, c’est qu’il n’ait jamais cité Galilée, et qu’au contraire il ait cité le jésuite Scheiner, plagiaire et ennemi de Galilée[12] qui déféra ce grand homme à l’Inquisition, et qui par là couvrit l’Italie d’opprobre lorsque Galilée la couvrait de gloire.

Les erreurs de Descartes sont :

1° D’avoir imaginé trois éléments qui n’étaient nullement évidents, après avoir dit qu’il ne fallait rien croire sans évidence ;

2° D’avoir dit qu’il y a toujours également de mouvement dans la nature : ce qui est démontré faux ;

3° Que la lumière ne vient point du soleil, et qu’elle est transmise à nos yeux en un instant : démontré faux par les expériences de Roëmer, de Molineux et de Bradley, et même par la simple expérience du prisme ;

4° D’avoir admis le plein, dans lequel il est démontré que tout mouvement serait impossible, et qu’un pied cube d’air pèserait autant qu’un pied cube d’or ;

5° D’avoir supposé un tournoiement imaginaire dans de prétendus globules de lumière pour expliquer l’arc-en-ciel ;

6° D’avoir imaginé un prétendu tourbillon de matière subtile qui emporte la terre et la lune parallèlement à l’équateur, et qui fait tomber les corps graves dans une ligne tendante au centre de la terre, tandis qu’il est démontré que dans l’hypothèse de ce tourbillon imaginaire tous les corps tomberaient suivant une ligne perpendiculaire à l’axe de la terre ;

7° D’avoir supposé que des comètes qui se meuvent d’orient en occident, et du nord au sud, sont poussées par des tourbillons qui se meuvent d’occident en orient ;

8° D’avoir supposé que dans le mouvement de rotation les corps les plus denses allaient au centre, et les plus subtils à la circonférence : ce qui est contre toutes les lois de la nature ;

9° D’avoir voulu étayer ce roman par des suppositions encore plus chimériques que le roman même ; d’avoir supposé, contre toutes les lois de la nature, que ces tourbillons ne se confondraient pas ensemble ;

10° D’avoir donné ces tourbillons pour la cause des marées et pour celle des propriétés de l’aimant ;

11° D’avoir supposé que la mer a un cours continu, qui la porte d’orient en occident ;

12° D’avoir imaginé que la matière de son premier élément, mêlée avec celle du second, forme le mercure, qui, par le moyen de ces deux éléments, est coulant comme l’eau, et compacte comme la terre ;

13° Que la terre est un soleil encroûté ;

14° Qu’il y a de grandes cavités sous toutes les montagnes, qui reçoivent l’eau de la mer, et qui forment les fontaines ;

15° Que les mines de sel viennent de la mer ;

16° Que les parties de son troisième élément composent des vapeurs qui forment des métaux et des diamants ;

17° Que le feu est produit par un combat du premier et du second élément ;

18° Que les pores de l’aimant sont remplis de la matière cannelée, enfilée par la matière subtile qui vient du pôle boréal ;

19° Que la chaux vive ne s’enflamme, lorsqu’on y jette de l’eau, que parce que le premier élément chasse le second élément des pores de la chaux ;

20° Que les viandes digérées dans l’estomac passent par une infinité de trous dans une grande veine qui les porte au foie ; ce qui est entièrement contraire à l’anatomie ;

21° Que le chyle, dès qu’il est formé, acquiert dans le foie la forme du sang ; ce qui n’est pas moins faux ;

22° Que le sang se dilate dans le cœur par un feu sans lumière ;

23° Que le pouls dépend de onze petites peaux qui ferment et ouvrent les entrées des quatre vaisseaux dans les deux concavités du cœur ;

24° Que quand le foie est pressé par ses nerfs, les plus subtiles parties du sang montent incontinent vers le cœur ;

25° Que l’âme réside dans la glande pinéale du cervau. Mais comme il n’y a que deux petits filaments nerveux qui aboutissent à cette glande, et qu’on a disséqué des sujets dans qui elle manquait absolument, on la plaça depuis dans les corps cannelés, dans les nates, les testes, l’infundibulum, dans tout le cervelet. Ensuite Lancisi, et après lui La Peyronie, lui donnèrent pour habitation le corps calleux. L’auteur ingénieux et savant qui a donné dans l’Encyclopédie l’excellent paragraphe Âme marqué d’une étoile dit avec raison qu’on ne sait plus où la mettre ;

26° Que le cœur se forme des parties de la semence qui se dilate. C’est assurément plus que les hommes n’en peuvent savoir : il faudrait avoir vu la semence se dilater, et le cœur se former. 27° Enfin, sans aller plus loin, il suffira de remarquer que son système sur les bêtes, n’étant fondé ni sur aucune raison physique, ni sur aucune raison morale, ni sur rien de vraisemblable, a été justement rejeté de tous ceux qui raisonnent et de tous ceux qui n’ont que du sentiment.

Il faut avouer qu’il n’y eut pas une seule nouveauté dans la physique de Descartes qui ne fût une erreur. Ce n’est pas qu’il n’eût beaucoup de génie ; au contraire, c’est parce qu’il ne consulta que ce génie, sans consulter l’expérience et les mathématiques : il était un des plus grands géomètres de l’Europe, et il abandonna sa géométrie pour ne croire que son imagination. Il ne substitua donc qu’un chaos au chaos d’Aristote. Par là il retarda de plus de cinquante ans les progrès de l’esprit humain[13]. Ses erreurs étaient d’autant plus condamnables qu’il avait pour se conduire dans le labyrinthe de la physique un fil qu’Aristote ne pouvait avoir, celui des expériences, les découvertes de Galilée, de Toricelli, de Guéricke, etc., et surtout sa propre géométrie.

On a remarqué que plusieurs universités condamnèrent dans sa philosophie les seules choses qui fussent vraies, et qu’elles adoptèrent enfin toutes celles qui étaient fausses. Il ne reste aujourd’hui de tous ces faux systèmes et de toutes les ridicules disputes qui en ont été la suite qu’un souvenir confus qui s’éteint de jour en jour. L’ignorance préconise encore quelquefois Descartes, et même cette espèce d’amour-propre qu’on appelle national s’est efforcé de soutenir sa philosophie. Des gens qui n’avaient jamais lu ni Descartes, ni Newton, ont prétendu que Newton lui avait l’obligation de toutes ses découvertes. Mais il est très-certain qu’il n’y a pas dans tous les édifices imaginaires de Descartes une seule pierre sur laquelle Newton ait bâti. Il ne l’a jamais ni suivi, ni expliqué, ni même réfuté ; à peine le connaissait-il. Il voulut un jour en lire un volume, il mit en marge à sept ou huit pages error, et ne le relut plus. Ce volume a été longtemps entre les mains du neveu de Newton.

Le cartésianisme a été une mode en France ; mais les expériences de Newton sur la lumière, et ses principes mathématiques, ne peuvent pas plus être une mode que les démonstrations d’Euclide.

Il faut être vrai ; il faut être juste ; le philosophe n’est ni Français, ni Anglais, ni Florentin : il est de tout pays. Il ne ressemble pas à la duchesse de Marlborough, qui, dans une fièvre tierce, ne voulait pas prendre de quinquina, parce qu’on l’appelait en Angleterre la poudre des jésuites.

Le philosophe, en rendant hommage au génie de Descartes, foule aux pieds les ruines de ses systèmes.

Le philosophe surtout dévoue à l’exécration publique et au mépris éternel les persécuteurs de Descartes, qui osèrent l’accuser d’athéisme, lui qui avait épuisé toute la sagacité de son esprit à chercher de nouvelles preuves de l’existence de Dieu. Lisez le morceau de M. Thomas dans l’Éloge de Descartes, où il peint d’une manière si énergique l’infâme théologien nommé Voëtius, qui calomnia Descartes, comme depuis le fanatique Jurieu calomnia Bayle, etc., etc., etc. ; comme Patouillet et Nonotte ont calomnié un philosophe ; comme le vinaigrier Chaumeix et Fréron ont calomnié l’Encyclopédie ; comme on calomnie tous les jours. Et plût à Dieu qu’on ne pût que calomnier !

CATÉCHISME CHINOIS[14],
ou
Entretiens de Cu-Su, disciple de Confutzée,
avec le prince Kou,
fils du roi de Low, tributaire de l’empereur chinois Gnenvan,
417 ans avant notre ère vulgaire.

(Traduit en latin par le P. Fouquet, ci-devant ex-jésuite. Le manuscrit est dans
la bibliothèque du Vatican, n° 42,759.)

PREMIER ENTRETIEN.

KOU.

Que dois-je entendre quand on me dit d’adorer le ciel (Chang-ti) ?

CU-SU.

Ce n’est pas le ciel matériel que nous voyons ; car ce ciel n’est autre chose que l’air, et cet air est composé de toutes les exhalaisons de la terre : ce serait une folie bien absurde d’adorer des vapeurs.

KOU.

Je n’en serais pourtant pas surpris. Il me semble que les hommes ont fait des folies encore plus grandes.

CU-SU.

Il est vrai ; mais vous êtes destiné à gouverner ; vous devez être sage.

KOU.

Il y a tant de peuples qui adorent le ciel et les planètes ?

CU-SU.

Les planètes ne sont que des terres comme la nôtre. La lune, par exemple, ferait aussi bien d’adorer notre sable et notre boue, que nous de nous mettre à genoux devant la sable et la boue de la lune.

KOU.

Que prétend-on quand on dit : le ciel et la terre, monter au ciel, être digne du ciel ?

CU-SU.

On dit une énorme sottise, il n’y a point de ciel ; chaque planète est entourée de son atmosphère, comme d’une coque, et roule dans l’espace autour de son soleil. Chaque soleil est le centre de plusieurs planètes qui voyagent continuellement autour de lui : il n’y a ni haut, ni bas, ni montée, ni descente. Vous sentez que si les habitants de la lune disaient qu’on monte à la terre, qu’il faut se rendre digne de la terre, ils diraient une extravagance. Nous prononçons de même un mot qui n’a pas de sens, quand nous disons qu’il faut se rendre digne du ciel ; c’est comme si nous disions : Il faut se rendre digne de l’air, digne de la constellation du dragon, digne de l’espace.

KOU.

Je crois vous comprendre ; il ne faut adorer que le Dieu qui a fait le ciel et la terre.

CU-SU.

Sans doute ; il faut n’adorer que Dieu. Mais quand nous disons qu’il a fait le ciel et la terre, nous disons pieusement une grande pauvreté. Car, si nous entendons par le ciel l’espace prodigieux dans lequel Dieu alluma tant de soleils, et fit tourner tant de mondes, il est beaucoup plus ridicule de dire le ciel et la terre que de dire les montagnes et un grain de sable. Notre globe est infiniment moins qu’un grain de sable en comparaison de ces millions de milliards d’univers devant lesquels nous disparaissons. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de joindre ici notre faible voix à celle des êtres innombrables qui rendent hommage à Dieu dans l’abîme de l’étendue.

KOU.

On nous a donc bien trompés quand on nous a dit que Fo était descendu chez nous du quatrième ciel, et avait paru en éléphant blanc.

CU-SU.

Ce sont des contes que les bonzes font aux enfants et aux vieilles : nous ne devons adorer que l’auteur éternel de tous les êtres.

KOU.

Mais comment un être a-t-il pu faire les autres ?

CU-SU.

Regardez cette étoile ; elle est à quinze cent mille millions de lis de notre petit globe ; il en part des rayons qui vont faire sur vos yeux deux angles égaux au sommet ; ils font les mêmes angles sur les yeux de tous les animaux : ne voilà-t-il pas un dessein marqué ? ne voilà-t-il pas une loi admirable ? Or qui fait un ouvrage, sinon un ouvrier ? qui fait des lois, sinon un législateur ? Il y a donc un ouvrier, un législateur éternel.

KOU.

Mais qui a fait cet ouvrier ? et comment est-il fait ?

CU-SU.

Mon prince, je me promenais hier auprès du vaste palais qu’a bâti le roi votre père. J’entendis deux grillons, dont l’un disait à l’autre : « Voilà un terrible édifice. — Oui, dit l’autre ; tout glorieux que je suis, j’avoue que c’est quelqu’un de plus puissant que les grillons qui a fait ce prodige ; mais je n’ai point d’idée de cet être-là ; je vois qu’il est, mais je ne sais ce qu’il est. »

KOU.

Je vous dis que vous êtes un grillon plus instruit que moi ; et ce qui me plaît en vous, c’est que vous ne prétendez pas savoir ce que vous ignorez.

DEUXIÈME ENTRETIEN.
CU-SU.

Vous convenez donc qu’il y a un être tout-puissant, existant par lui-même, suprême artisan de toute la nature ?

KOU.

Oui ; mais s’il existe par lui-même, rien ne peut donc le borner, et il est donc partout ; il existe donc dans toute la matière, dans toutes les parties de moi-même ?

CU-SU.

Pourquoi non ?

KOU.

Je serais donc moi-même une partie de la Divinité ?

CU-SU.

Ce n’est peut-être pas une conséquence. Ce morceau de verre est pénétré de toutes parts de la lumière ; est-il lumière cependant lui-même ? ce n’est que du sable, et rien de plus. Tout est en Dieu, sans doute ; ce qui anime tout doit être partout. Dieu n’est pas comme l’empereur de la Chine, qui habite son palais, et qui envoie ses ordres par des colaos. Dès là qu’il existe, il est nécessaire que son existence remplisse tout l’espace et tous ses ouvrages ; et puisqu’il est dans vous, c’est un avertissement continuel de ne rien faire dont vous puissiez rougir devant lui.

KOU.

Que faut-il faire pour oser ainsi se regarder soi-même sans répugnance et sans honte devant l’Être suprême ?

CU-SU.

Être juste.

KOU.

Et quoi encore ?

CU-SU.

Être juste.

KOU.

Mais la secte de Laokium dit qu’il n’y a ni juste ni injuste, ni vice ni vertu.

CU-SU.

La secte de Laokium dit-elle qu’il n’y a ni santé ni maladie ?

KOU.

Non, elle ne dit point une si grande erreur.

CU-SU.

L’erreur de penser qu’il n’y a ni santé de l’âme ni maladie de l’âme, ni vertu ni vice, est aussi grande et plus funeste. Ceux qui ont dit que tout est égal sont des monstres : est-il égal de nourrir son fils ou de l’écraser sur la pierre, de secourir sa mère ou de lui plonger un poignard dans le cœur ?

KOU.

Vous me faites frémir ; je déteste la secte de Laokium ; mais il y a tant de nuances du juste et de l’injuste ! on est souvent bien incertain. Quel homme sait précisément ce qui est permis ou ce qui est défendu ? Qui pourra poser sûrement les bornes qui séparent le bien et le mal ? quelle règle me donnerez-vous pour les discerner ?

CU-SU.

Celle de Confutzée, mon maître : « Vis comme en mourant tu voudrais avoir vécu ; traite ton prochain comme tu veux qu’il te traite. »

KOU.

Ces maximes, je l’avoue, doivent être le code du genre humain ; mais que m’importera en mourant d’avoir bien vécu ? qu’y gagnerai-je ? Cette horloge, quand elle sera détruite, sera-t-elle heureuse d’avoir bien sonné les heures ?

CU-SU.

Cette horloge ne sent point, ne pense point ; elle ne peut avoir des remords, et vous en avez quand vous vous sentez coupable.

KOU.

Mais si, après avoir commis plusieurs crimes, je parviens à n’avoir plus de remords ?

CU-SU.

Alors il faudra vous étouffer ; et soyez sûr que parmi les hommes qui n’aiment pas qu’on les opprime il s’en trouvera qui vous mettront hors d’état de faire de nouveaux crimes.

KOU.

Ainsi Dieu, qui est en eux, leur permettra d’être méchants après m’avoir permis de l’être ?

CU-SU.

Dieu vous a donné raison : n’en abusez, ni vous, ni eux. Non-seulement vous serez malheureux dans cette vie, mais qui vous a dit que vous ne le seriez pas dans une autre ?

KOU.

Et qui vous a dit qu’il y a une autre vie ?

CU-SU.

Dans le doute seul, vous devez vous conduire comme s’il y en avait une.

KOU.

Mais si je suis sûr qu’il n’y en a point ?

CU-SU.

Je vous en défie.


TROISIÈME ENTRETIEN.

KOU.

Vous me poussez, Cu-su. Pour que je puisse être récompensé ou puni quand je ne serai plus, il faut qu’il subsiste dans moi quelque chose qui sente et qui pense après moi. Or comme avant ma naissance rien de moi n’avait ni sentiment ni pensée, pourquoi y en aurait-il après ma mort ? que pourrait être cette partie incompréhensible de moi-même ? Le bourdonnement de cette abeille restera-t-il quand l’abeille ne sera plus ? La végétation de cette plante subsiste-t-elle quand la plante est déracinée ? La végétation n’est-elle pas un mot dont on se sert pour signifier la manière inexplicable dont l’Être suprême a voulu que la plante tirât les sucs de la terre ? L’âme est de même un mot inventé pour exprimer faiblement et obscurément les ressorts de notre vie. Tous les animaux se meuvent ; et cette puissance de se mouvoir, on l’appelle force active ; mais il n’y a pas un être distinct qui soit cette force. Nous avons des passions ; cette mémoire, cette raison, ne sont pas, sans doute, des choses à part ; ce ne sont pas des êtres existants dans nous ; ce ne sont pas de petites personnes qui aient une existence particulière ; ce sont des mots génériques, inventés pour fixer nos idées. L’âme, qui signifie notre mémoire, notre raison, nos passions, n’est donc elle-même qu’un mot. Qui fait le mouvement dans la nature ? c’est Dieu. Qui fait végéter toutes les plantes ? c’est Dieu. Qui fait le mouvement dans les animaux ? c’est Dieu. Qui fait la pensée de l’homme ? c’est Dieu.

Si l’âme[15] humaine était une petite personne renfermée dans notre corps, qui en dirigeât les mouvements et les idées, cela ne marquerait-il pas dans l’éternel artisan du monde une impuissance et un artifice indigne de lui ? il n’aurait donc pas été capable de faire des automates qui eussent dans eux-mêmes le don du mouvement et de la pensée ? Vous m’avez appris le grec, vous m’avez fait lire Homère ; je trouve Vulcain un divin forgeron, quand il fait des trépieds d’or qui vont tout seuls au conseil des dieux ; mais ce Vulcain me paraîtrait un misérable charlatan s’il avait caché dans le corps de ces trépieds quelqu’un de ses garçons qui les fît mouvoir sans qu’on s’en aperçût.

Il y a de froids rêveurs qui ont pris pour une belle imagination l’idée de faire rouler des planètes par des génies qui les poussent sans cesse ; mais Dieu n’a pas été réduit à cette pitoyable ressource : en un mot, pourquoi mettre deux ressorts à un ouvrage lorsqu’un seul suffit ? Vous n’oserez pas nier que Dieu ait le pouvoir d’animer l’être peu connu que nous appelons matière ; pourquoi donc se servirait-il d’un autre agent pour l’animer ?

Il y a bien plus : ce serait cette âme que vous donnez si libéralement à notre corps ? d’où viendrait-elle ? quand viendrait-elle ? faudrait-il que le Créateur de l’univers fût continuellement à l’affût de l’accouplement des hommes et des femmes, qu’il remarquât attentivement le moment où un germe sort du corps d’un homme et entre dans le corps d’une femme, et qu’alors il envoyât vite une âme dans ce germe ? et si ce germe meurt, que deviendra cette âme ? elle aura donc été créée inutilement, ou elle attendra une autre occasion.

Voilà, je vous l’avoue, une étrange occupation pour le maître du monde ; et non-seulement il faut qu’il prenne garde continuellement à la copulation de l’espèce humaine, mais il faut qu’il en fasse autant avec tous les animaux : car ils ont tous comme nous de la mémoire, des idées, des passions ; et si une âme est nécessaire pour former ces sentiments, cette mémoire, ces idées, ces passions, il faut que Dieu travaille perpétuellement à forger des âmes pour les éléphants, et pour les porcs, pour les hiboux, pour les poissons et pour les bonzes.

Quelle idée me donneriez-vous de l’architecte de tant de millions de mondes, qui serait obligé de faire continuellement des chevilles invisibles pour perpétuer son ouvrage ?

Voilà une très-petite partie des raisons qui peuvent me faire douter de l’existence de l’âme.

CU-SU.

Vous raisonnez de bonne foi ; et ce sentiment vertueux, quand même il serait erroné, serait agréable à l’Être suprême. Vous pouvez vous tromper, mais vous ne cherchez pas à vous tromper, et dès lors vous êtes excusable. Mais songez que vous ne m’avez proposé que des doutes, et que ces doutes sont tristes. Admettez des vraisemblances plus consolantes : il est dur d’être anéanti ; espérez de vivre. Vous savez qu’une pensée n’est point matière, vous savez qu’elle n’a nul rapport avec la matière ; pourquoi donc vous serait-il si difficile de croire que Dieu a mis dans vous un principe divin qui, ne pouvant être dissous, ne peut être sujet à la mort ? Oseriez-vous dire qu’il est impossible que vous ayez une âme ? non, sans doute : et si cela est possible, n’est-il pas très-vraisemblable que vous en avez une ? pourriez-vous rejeter un système si beau et si nécessaire au genre humain ? et quelques difficultés vous rebuteront-elles ?

KOU.

Je voudrais embrasser ce système, mais je voudrais qu’il me fût prouvé. Je ne suis pas le maître de croire quand je n’ai pas d’évidence. Je suis toujours frappé de cette grande idée que Dieu a tout fait, qu’il est partout, qu’il pénètre tout, qu’il donne le mouvement et la vie à tout ; et s’il est dans toutes les parties de mon être, comme il est dans toutes les parties de la nature, je ne vois pas quel besoin j’ai d’une âme. Qu’ai-je à faire de ce petit être subalterne, quand je suis animé par Dieu même ? à quoi me servirait cette âme ? Ce n’est pas nous qui nous donnons nos idées, car nous les avons presque toujours malgré nous ; nous en avons quand nous sommes endormis ; tout se fait en nous sans que nous nous en mêlions. L’âme aurait beau dire au sang et aux esprits animaux : Courez, je vous prie, de cette façon pour me faire plaisir ; ils circuleront toujours de la manière que Dieu leur a prescrite. J’aime mieux être la machine d’un Dieu qui m’est démontré que d’être la machine d’une âme dont je doute.

CU-SU.

Eh bien ! si Dieu même vous anime, ne souillez jamais par des crimes ce Dieu qui est en vous ; et s’il vous a donné une âme, que cette âme ne l’offense jamais. Dans l’un et dans l’autre système vous avez une volonté ; vous êtes libre ; c’est-à-dire vous avez le pouvoir de faire ce que vous voulez : servez-vous de ce pouvoir pour servir ce Dieu qui vous l’a donné. Il est bon que vous soyez philosophe, mais il est nécessaire que vous soyez juste. Vous le serez encore plus quand vous croirez avoir une âme immortelle.

Daignez me répondre : n’est-il pas vrai que Dieu est la souveraine justice ?

KOU.

Sans doute; et s’il était possible qu’il cessât de l’être (ce qui est un blasphème), je voudrais, moi, agir avec équité.

CU-SU.

N’est-il pas vrai que votre devoir sera de récompenser les actions vertueuses, et de punir les criminelles quand vous serez sur le trône ? Voudriez-vous que Dieu ne fît pas ce que vous-même vous êtes tenu de faire ? Vous savez qu’il est et qu’il sera toujours dans cette vie des vertus malheureuses et des crimes impunis ; il est donc nécessaire que le bien et le mal trouvent leur jugement dans une autre vie. C’est cette idée si simple, si naturelle, si générale, qui a établi chez tant de nations la croyance de l’immortalité de nos âmes, et de la justice divine qui les juge quand elles ont abandonné leur dépouille mortelle. Y a-t-il un système plus raisonnable, plus convenable à la Divinité, et plus utile au genre humain ?

KOU.

Pourquoi donc plusieurs nations n’ont-elles point embrassé ce système ? Vous savez que nous avons dans notre province environ deux cents familles d’anciens Sinous[16], qui ont autrefois habité une partie de l’Arabie Pétrée ; ni elles ni leurs ancêtres n’ont jamais cru l’âme immortelle ; ils ont leurs cinq Livres[17], comme nous avons nos cinq Kings ; j’en ai lu la traduction : leurs lois, nécessairement semblables à celles de tous les autres peuples, leur ordonnent de respecter leurs pères, de ne point voler, de ne point mentir, de n’être ni adultères ni homicides ; mais ces mêmes lois ne leur parlent ni de récompenses ni de châtiments dans une autre vie.

CU-SU.

Si cette idée n’est pas encore développée chez ce pauvre peuple, elle le sera sans doute un jour. Mais que nous importe une malheureuse petite nation, tandis que les Babyloniens, les Égyptiens, les Indiens, et toutes les nations policées ont reçu ce dogme salutaire ? Si vous étiez malade, rejetteriez-vous un remède approuvé par tous les Chinois, sous prétexte que quelques barbares des montagnes n’auraient pas voulu s’en servir ? Dieu vous a donné la raison, elle vous dit que l’âme doit être immortelle : c’est donc Dieu qui vous le dit lui-même.

KOU.

Mais comment pourrai-je être récompensé ou puni, quand je ne serai plus moi-même, quand je n’aurai plus rien de ce qui aura constitué ma personne ? Ce n’est que par ma mémoire que je suis toujours moi : je perds ma mémoire dans ma dernière maladie ; il faudra donc après ma mort un miracle pour me la rendre, pour me faire rentrer dans mon existence que j’aurai perdue ?

CU-SU.

C’est-à-dire que si un prince avait égorgé sa famille pour régner, s’il avait tyrannisé ses sujets, il en serait quitte pour dire à Dieu : Ce n’est pas moi, j’ai perdu la mémoire, vous vous méprenez, je ne suis plus la même personne. Pensez-vous que Dieu fût bien content de ce sophisme ?

KOU.

Eh bien, soit, je me rends[18] : je voulais faire le bien pour moi-même, je le ferai aussi pour plaire à l’Être suprême ; je pensais qu’il suffisait que mon âme fût juste dans cette vie, j’espérerai qu’elle sera heureuse dans une autre. Je vois que cette opinion est bonne pour les peuples et pour les princes, mais le culte de Dieu m’embarrasse.


QUATRIÈME ENTRETIEN.

CU-SU.

Que trouvez-vous de choquant dans notre Chu-king, ce premier livre canonique, si respecté de tous les empereurs chinois ? Vous labourez un champ de vos mains royales pour donner l’exemple au peuple, et vous en offrez les prémices au Chang-ti, au Tien, à l’Être suprême ; vous lui sacrifiez quatre fois l’année ; vous êtes roi et pontife ; vous promettez à Dieu de faire tout le bien qui sera en votre pouvoir : y a-t-il là quelque chose qui répugne ?

KOU.

Je suis bien loin d’y trouver à redire ; je sais que Dieu n’a nul besoin de nos sacrifices ni de nos prières ; mais nous avons besoin de lui en faire ; son culte n’est pas établi pour lui, mais pour nous. J’aime fort à faire des prières, je veux surtout qu’elles ne soient point ridicules : car, quand j’aurai bien crié que « la montagne de Chang-ti est une montagne grasse[19], et qu’il ne faut point regarder les montagnes grasses » ; quand j’aurai fait enfuir le soleil et sécher la lune, ce galimatias sera-t-il agréable à l’Être suprême, utile à mes sujets et à moi-même ?

Je ne puis surtout souffrir la démence des sectes qui nous environnent : d’un côté je vois Laotzée, que sa mère conçut par l’union du ciel et de la terre, et dont elle fut grosse quatre-vingts ans. Je n’ai pas plus de foi à sa doctrine de l’anéantissement et du dépouillement universel qu’aux cheveux blancs avec lesquels il naquit, et à la vache noire sur laquelle il monta pour aller prêcher sa doctrine.

Le dieu Fo ne m’en impose pas davantage, quoiqu’il ait eu pour père un éléphant blanc, et qu’il promette une vie immortelle. Ce qui me déplaît surtout, c’est que de telles rêveries soient continuellement prêchées par les bonzes qui séduisent le peuple pour le gouverner ; ils se rendent respectables par des mortifications qui effrayent la nature. Les uns se privent toute leur vie des aliments les plus salutaires, comme si on ne pouvait plaire à Dieu que par un mauvais régime ; les autres se mettent au cou un carcan, dont quelquefois ils se rendent très-dignes ; ils s’enfoncent des clous dans les cuisses, comme si leurs cuisses étaient des planches ; le peuple les suit en foule. Si un roi donne quelque édit qui leur déplaise, ils vous disent froidement que cet édit ne se trouve pas dans le commentaire du dieu Fo, et qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Comment remédier à une maladie populaire si extravagante et si dangereuse ? Vous savez que la tolérance est le principe du gouvernement de la Chine, et de tous ceux de l’Asie ; mais cette indulgence n’est-elle pas bien funeste, quand elle expose un empire à être bouleversé pour des opinions fanatiques ?

CU-SU.

Que le Chang-ti me préserve de vouloir éteindre en vous cet esprit de tolérance, cette vertu si respectable, qui est aux âmes ce que la permission de manger est au corps ! La loi naturelle permet à chacun de croire ce qu’il veut, comme de se nourrir de ce qu’il veut. Un médecin n’a pas le droit de tuer ses malades parce qu’ils n’auront pas observé la diète qu’il leur a prescrite. Un prince n’a pas le droit de faire pendre ceux de ses sujets qui n’auront pas pensé comme lui ; mais il a le droit d’empêcher les troubles, et, s’il est sage, il lui sera très-aisé de déraciner les superstitions. Vous savez ce qui arriva à Daon, sixième roi de Chaldée, il y a quelque quatre mille ans ?

KOU.

Non, je n’en sais rien ; vous me feriez plaisir de me l’apprendre.

CU-SU.

Les prêtres chaldéens s’étaient avisés d’adorer les brochets de l’Euphrate ; ils prétendaient qu’un fameux brochet nommé Oannès[20] leur avait autrefois appris la théologie, que ce brochet était immortel, qu’il avait trois pieds de long et un petit croissant sur la queue. C’était par respect pour cet Oannès qu’il était défendu de manger du brochet. Il s’éleva une grande dispute entre les théologiens pour savoir si le brochet Oannès était laité ou œuvé. Les deux parties s’excommunièrent réciproquement, et on en vint plusieurs fois aux mains. Voici comme le roi Daon s’y prit pour faire cesser ce désordre.

Il commanda un jeûne rigoureux de trois jours aux deux partis, après quoi il fit venir les partisans du brochet aux œufs, qui assistèrent à son dîner : il se fit apporter un brochet de trois pieds, auquel on avait mis un petit croissant sur la queue. « Est-ce là votre dieu ? dit-il aux docteurs. — Oui, sire, lui répondirent-ils, car il a un croissant sur la queue. » Le roi commanda qu’on ouvrît le brochet, qui avait la plus belle laite du monde. « Vous voyez bien, dit-il, que ce n’est pas là votre dieu, puisqu’il est laité. » Et le brochet fut mangé par le roi et ses satrapes, au grand contentement des théologiens des œufs, qui voyaient qu’on avait frit le dieu de leurs adversaires.

On envoya chercher aussitôt les docteurs du parti contraire : on leur montra un dieu de trois pieds qui avait des œufs et un croissant sur la queue ; ils assurèrent que c’était là le dieu Oannès, et qu’il était laité : il fut frit comme l’autre, et reconnu œuvé. Alors les deux partis étant également sots, et n’ayant pas déjeuné, le bon roi Daon leur dit qu’il n’avait que des brochets à leur donner pour leur dîner ; ils en mangèrent goulûment, soit œuvés, soit laités. La guerre civile finit, chacun bénit le bon roi Daon, et les citoyens, depuis ce temps, firent servir à leur dîner tant de brochets qu’ils voulurent.

KOU.

J’aime fort le roi Daon, et je promets bien de l’imiter à la première occasion qui s’offrira. J’empêcherai toujours, autant que je le pourrai (sans faire violence à personne), qu’on adore des Fo et des brochets.

Je sais que dans le Pégu et dans le Tunquin il y a de petits dieux et de petits talapoins qui font descendre la lune dans le décours, et qui prédisent clairement l’avenir, c’est-à-dire qui voient clairement ce qui n’est pas, car l’avenir n’est point. J’empêcherai, autant que je le pourrai, que les talapoins ne viennent chez moi prendre le futur pour le présent, et faire descendre la lune.

Quelle pitié qu’il y ait des sectes qui aillent de ville en ville débiter leurs rêveries, comme des charlatans qui vendent leurs drogues ? quelle honte pour l’esprit humain que de petites nations pensent que la vérité n’est que pour elles, et que le vaste empire de la Chine est livré à l’erreur ! L’Être éternel ne serait-il que le Dieu de l’île Formose ou de l’île Bornéo ? abandonnerait-il le reste de l’univers ? Mon cher Cu-su, il est le père de tous les hommes ; il permet à tous de manger du brochet ; le plus digne hommage qu’on puisse lui rendre est d’être vertueux : un cœur pur est le plus beau de tous ses temples, comme disait le grand empereur Hiao.


CINQUIÈME ENTRETIEN.

CU-SU.

Puisque vous aimez la vertu, comment la pratiquerez-vous quand vous serez roi ?

KOU.

En n’étant injuste ni envers mes voisins, ni envers mes peuples.

CU-SU.

Ce n’est pas assez de ne point faire de mal, vous ferez du bien ; vous nourrirez les pauvres en les occupant à des travaux utiles, et non pas en dotant la fainéantise ; vous embellirez les grands chemins ; vous creuserez des canaux ; vous élèverez des édifices publics ; vous encouragerez tous les arts, vous récompenserez le mérite en tout genre ; vous pardonnerez les fautes involontaires.

KOU.

C’est ce que j’appelle n’être point injuste ; ce sont là autant de devoirs.

CU-SU.

Vous pensez en véritable roi ; mais il y a le roi et l’homme, la vie publique et la vie privée. Vous allez bientôt vous marier ; combien comptez-vous avoir de femmes ?

KOU.

Mais je crois qu’une douzaine me suffira ; un plus grand nombre pourrait me dérober un temps destiné aux affaires. Je n’aime point ces rois qui ont des sept cents femmes[21] et des trois cents concubines, et des milliers d’eunuques pour les servir. Cette manie des eunuques me paraît surtout un trop grand outrage à la nature humaine. Je pardonne tout au plus qu’on chaponne des coqs, ils en sont meilleurs à manger ; mais on n’a point encore fait mettre d’eunuques à la broche. À quoi sert leur mutilation ? Le dalaï-lama en a cinquante pour chanter dans sa pagode. Je voudrais bien savoir si le Chang-ti se plaît beaucoup à entendre les voix claires de ces cinquante hongres.

Je trouve encore très-ridicule qu’il y ait des bonzes qui ne se marient point ; ils se vantent d’être plus sages que les autres Chinois : eh bien ! qu’ils fassent donc des enfants sages. Voilà une plaisante manière d’honorer le Chang-ti que de le priver d’adorateurs ! Voilà une singulière façon de servir le genre humain, que de donner l’exemple d’anéantir le genre humain ! Le bon petit[22] lama nommé Stelca ed isant Errepi voulait dire que « tout prêtre devait faire le plus d’enfants qu’il pourrait » ; il prêchait d’exemple, et a été fort utile en son temps. Pour moi, je marierai tous les lamas et bonzes, lamesses et bonzesses qui auront de la vocation pour ce saint œuvre : ils en seront certainement meilleurs citoyens, et je croirai faire en cela un grand bien au royaume de Low.

CU-SU.

Oh ! le bon prince que nous aurons là ! Vous me faites pleurer de joie. Vous ne vous contenterez pas d’avoir des femmes et des sujets : car enfin on ne peut pas passer sa journée à faire des édits et des enfants : vous aurez sans doute des amis ?

KOU.

J’en ai déjà, et de bons, qui m’avertissent de mes défauts ; je me donne la liberté de reprendre les leurs ; ils me consolent, je les console ; l’amitié est le baume de la vie, il vaut mieux que celui du chimiste Éreville[23] et même que les sachets du grand Lanourt[24]. Je suis étonné qu’on n’ait pas fait de l’amitié un précepte de religion : j’ai envie de l’insérer dans notre rituel.

CU-SU.

Gardez-vous-en bien, l’amitié est assez sacrée d’elle-même : ne la commandez jamais ; il faut que le cœur soit libre ; et puis, si vous faisiez de l’amitié un précepte, un mystère, un rite, une cérémonie, il y aurait mille bonzes qui, en prêchant et en écrivant leurs rêveries, rendraient l’amitié ridicule ; il ne faut pas l’exposer à cette profanation.

Mais comment en userez-vous avec vos ennemis ? Confutzée recommande en vingt endroits de les aimer: cela ne vous paraît-il pas un peu difficile ?

KOU.

Aimer ses ennemis ! eh, mon Dieu ! rien n’est si commun.

CU-SU.

Comment l’entendez-vous ?

KOU.

Mais comme il faut, je crois, l’entendre. J’ai fait l’apprentissage de la guerre sous le prince de Décon contre le prince de Vis-Brunck[25] : dès qu’un de nos ennemis était blessé et tombait entre nos mains, nous avions soin de lui comme s’il eût été notre frère ; nous avons souvent donné notre propre lit à nos ennemis blessés et prisonniers, et nous avons couché auprès d’eux sur des peaux de tigres étendues à terre ; nous les ayons servis nous-mêmes : que voulez-vous de plus ? que nous les aimions comme on aime sa maîtresse ?

CU-SU.

Je suis très-édifié de tout ce que vous me dites, et je voudrais que toutes les nations vous entendissent : car on m’assure qu’il y a des peuples assez impertinents pour oser dire que nous ne connaissons pas la vraie vertu, que nos bonnes actions ne sont que des péchés splendides[26], que nous avons besoin des leçons de leurs talapoins pour nous faire de bons principes. Hélas! les malheureux ! ce n’est que d’hier qu’ils savent lire et écrire, et ils prétendent enseigner leurs maîtres !


SIXIÈME ENTRETIEN.

CU-SU.

Je ne vous répéterai pas tous les lieux communs qu’on débite parmi nous depuis cinq ou six mille ans sur toutes les vertus. Il y en a qui ne sont que pour nous-mêmes, comme la prudence pour conduire nos âmes, la tempérance pour gouverner nos corps : ce sont des préceptes de politique et de santé. Les véritables vertus sont celles qui sont utiles à la société, comme la fidélité, la magnanimité, la bienfaisance, la tolérance, etc. Grâce au ciel, il n’y a point de vieille qui n’enseigne parmi nous toutes ces vertus à ses petits-enfants : c’est le rudiment de notre jeunesse, au village comme à la ville ; mais il y a une grande vertu qui commence à être de peu d’usage, et j’en suis fâché.

KOU.

Quelle est-elle ? nommez-la vite ; je tâcherai de la ranimer.

CU-SU.

C’est l’hospitalité ; cette vertu si sociale, ce lien sacré des hommes commence à se relâcher depuis que nous avons des cabarets. Cette pernicieuse institution nous est venue, à ce qu’on dit, de certains sauvages d’Occident, Ces misérables apparemment n’ont point de maison pour accueillir les voyageurs. Quel plaisir de recevoir dans la grande ville de Low, dans la belle place de Honchan, dans la maison Ki, un généreux étranger qui arrive de Samarcande, pour qui je deviens dès ce moment un homme sacré, et qui est obligé par toutes les lois divines et humaines de me recevoir chez lui quand je voyagerai en Tartarie, et d’être mon ami intime !

Les sauvages dont je vous parle ne reçoivent les étrangers que pour de l’argent dans des cabanes dégoûtantes ; ils vendent cher cet accueil infâme ; et avec cela, j’entends dire que ces pauvres gens se croient au-dessus de nous, qu’ils se vantent d’avoir une morale plus pure. Ils prétendent que leurs prédicateurs prêchent mieux que Confutzée ; qu’enfin c’est à eux de nous enseigner la justice, parce qu’ils vendent de mauvais vin sur les grands chemins, que leurs femmes vont comme des folles dans les rues, et qu’elles dansent pendant que les nôtres cultivent des

vers à soie.
KOU.

Je trouve l’hospitalité fort bonne ; je l’exerce avec plaisir, mais je crains l’abus. Il y a des gens vers le Grand-Thibet qui sont fort mal logés, qui aiment à courir, et qui voyageraient pour rien d’un bout du monde à l’autre ; et quand vous irez au Grand-Thibet jouir chez eux du droit de l’hospitalité, vous ne trouverez ni lit ni pot-au-feu ; cela peut dégoûter de la politesse.

CU-SU.

L’inconvénient est petit ; il est aisé d’y remédier en ne recevant que des personnes bien recommandées. Il n’y a point de vertu qui n’ait ses dangers ; et c’est parce qu’elles en ont qu’il est beau de les embrasser.

Que notre Confufzée est sage et saint ! il n’est aucune vertu qu’il n’inspire ; le bonheur des hommes est attaché à chacune de ses sentences ; en voici une qui me revient dans la mémoire, c’est la cinquante-troisième :

« Reconnais les bienfaits par des bienfaits, et ne te venge jamais des injures. »

Quelle maxime, quelle loi les peuples de l’Occident pourraient-ils opposer à une morale si pure ? En combien d’endroits Confutzée recommande-t-il l’humilité ! Si on pratiquait cette vertu, il n’y aurait jamais de querelles sur la terre.

KOU.

J’ai lu tout ce que Confutzée et les sages des siècles antérieurs ont écrit sur l’humilité ; mais il me semble qu’ils n’en ont jamais donné une définition assez exacte : il y a peu d’humilité peut-être à oser les reprendre ; mais j’ai au moins l’humilité d’avouer que je ne les ai pas entendus. Dites-moi ce que vous en pensez.

CU-SU.

J’obéirai humblement. Je crois que l’humilité est la modestie de l’âme : car la modestie extérieure n’est que la civilité. L’humilité ne peut pas consister à se nier soi-même la supériorité qu’on peut avoir acquise sur un autre. Un bon médecin ne peut se dissimuler qu’il en sait davantage que son malade en délire ; celui qui enseigne l’astronomie doit s’avouer qu’il est plus savant que ses disciples ; il ne peut s’empêcher de le croire, mais il ne doit pas s’en faire accroire. L’humilité n’est pas l’abjection ; elle est le correctif de l’amour-propre, comme la modestie est le correctif de l’orgueil.

KOU.

Eh bien ! c’est dans l’exercice de toutes ces vertus et dans le culte d’un Dieu simple et universel que je veux vivre, loin des chimères des sophistes et des illusions des faux prophètes. L’amour du prochain sera ma vertu sur le trône, et l’amour de Dieu ma religion. Je mépriserai le dieu Fo, et Laotzée, et Vitsnou, qui s’est incarné tant de fois chez les Indiens, et Sammonocodom, qui descendit du ciel pour venir jouer au cerf-volant chez les Siamois, et les Camis qui arrivèrent de la lune au Japon.

Malheur à un peuple assez imbécile et assez barbare pour penser qu’il y a un Dieu pour sa seule province ! c’est un blasphème. Quoi ! la lumière du soleil éclaire tous les yeux, et la lumière de Dieu n’éclairerait qu’une petite et chétive nation dans un coin de ce globe ! quelle horreur, et quelle sottise ! La Divinité parle au cœur de tous les hommes, et les liens de la charité doivent les unir d’un bout de l’univers à l’autre.

CU-SU.

Ô sage Kou ! vous avez parlé comme un homme inspiré par le Chang-ti même ; vous serez un digne prince. J’ai été votre docteur, et vous êtes devenu le mien.


CATÉCHISME DU CURÉ[27].

ARISTON.

Eh bien ! mon cher Téotime, vous allez donc être curé de campagne ?

TÉOTIME.

Oui ; on me donne une petite paroisse, et je l’aime mieux qu’une grande. Je n’ai qu’une portion limitée d’intelligence et d’activité ; je ne pourrais certainement pas diriger soixante et dix mille âmes, attendu que je n’en ai qu’une ; un grand troupeau m’effraye, mais je pourrai faire quelque bien à un petit. J’ai étudié assez de jurisprudence pour empêcher, autant que je le pourrai, mes pauvres paroissiens de se ruiner en procès. Je sais assez de médecine pour leur indiquer des remèdes simples quand ils seront malades. J’ai assez de connaissance de l’agriculture pour leur donner quelquefois des conseils utiles. Le seigneur du lieu et sa femme sont d’honnêtes gens qui ne sont point dévots, et qui m’aideront à faire du bien. Je me flatte que je vivrai assez heureux, et qu’on ne sera pas malheureux avec moi.

ARISTON.

N’êtes-vous pas fâché de n’avoir point de femme ? ce serait une grande consolation ; il serait doux, après avoir prôné, chanté, confessé, communié, baptisé, enterré, consolé des malades, apaisé des querelles, consumé votre journée au service du prochain, de trouver dans votre logis une femme douce, agréable, et honnête, qui aurait soin de votre linge et de votre personne, qui vous égalerait dans la santé, qui vous soignerait dans la maladie, qui vous ferait de jolis enfants dont la bonne éducation serait utile à l’État. Je vous plains, vous qui servez les hommes, d’être privé d’une consolation si nécessaire aux hommes.

TÉOTIME.

L’Église grecque a grand soin d’encourager les curés au mariage ; l’Église anglicane et les protestants ont la même sagesse ; l’Église latine a une sagesse contraire, il faut m’y soumettre. Peut-être aujourd’hui que l’esprit philosophique a fait tant de progrès, un concile ferait des lois plus favorables à l’humanité. Mais en attendant, je dois me conformer aux lois présentes : il en coûte beaucoup, je le sais ; mais tant de gens qui valaient mieux que moi s’y sont soumis, que je ne dois pas murmurer.

ARISTON.

Vous êtes savant, et vous avez une éloquence sage ; comment comptez-vous prêcher devant des gens de campagne ?

TÉOTIME.

Comme je prêcherais devant les rois. Je parlerai toujours de morale, et jamais de controverse ; Dieu me préserve d’approfondir la grâce concomitante, la grâce efficace, à laquelle on résiste, la suffisante qui ne suffit pas ; d’examiner si les anges qui mangèrent avec Abraham et avec Loth avaient un corps, ou s’ils firent semblant de manger ; si le diable Asmodée était effectivement amoureux de la femme du jeune Tobie; quelle est la montagne sur laquelle Jésus-Christ fut emporté par un autre diable ; et si Jésus-Christ envoya deux mille diables, ou deux diables seulement, dans le corps de deux mille cochons, etc., etc. ! Il y a bien des choses que mon auditoire n’entendrait pas, ni moi non plus. Je tâcherai de faire des gens de bien, et de l’être ; mais je ne ferai point de théologiens, et je le serai le moins que je pourrai.

ARISTON.

Oh ! le bon curé ! Je veux acheter une maison de campagne dans votre paroisse. Dites-moi, je vous prie, comment vous en userez dans la confession.

TÉOTIME.

La confession est une chose excellente, un frein aux crimes, inventé dans l’antiquité la plus reculée ; on se confessait dans la célébration de tous les anciens mystères ; nous avons imité et sanctifié cette sage pratique : elle est très-bonne pour engager les cœurs ulcérés de haine à pardonner, et pour faire rendre par les petits voleurs ce qu’ils peuvent avoir dérobé à leur prochain. Elle a quelques inconvénients. Il y a beaucoup de confesseurs indiscrets, surtout parmi les moines, qui apprennent quelquefois plus de sottises aux filles que tous les garçons d’un village ne pourraient leur en faire. Point de détails dans la confession ; ce n’est point un interrogatoire juridique, c’est l’aveu de ses fautes qu’un pécheur fait à l’Être suprême entre les mains d’un autre pécheur qui va s’accuser à son tour. Cet aveu salutaire n’est point fait pour contenter la curiosité d’un homme.

ARISTON.

Et des excommunications, en userez-vous ?

TÉOTIME.

Non ; il y a des rituels où l’on excommunie les sauterelles, les sorciers, et les comédiens. Je n’interdirai point l’entrée de l’église aux sauterelles, attendu qu’elles n’y vont jamais. Je n’excommunierai point les sorciers, parce qu’il n’y a point de sorciers ; et à l’égard des comédiens, comme ils sont pensionnés par le roi, et autorisés par le magistrat, je me garderai bien de les diifamer. Je vous avouerai même, comme à mon ami, que j’ai du goût pour la comédie quand elle ne choque point les mœurs. J’aime passionnément le Misanthrope, et toutes les tragédies où il y a des mœurs. Le seigneur de mon village fait jouer dans son château quelques-unes de ces pièces, par de jeunes personnes qui ont du talent : ces représentations inspirent la vertu par l’attrait du plaisir ; elles forment le goût, elles apprennent à bien parler et à bien prononcer. Je ne vois rien là que de très-innocent, et même de très-utile ; je compte bien assister quelquefois à ces spectacles pour mon instruction , mais dans une loge grillée, pour ne point scandaliser les faibles.

ARISTON.

Plus vous me découvrez vos sentiments, et plus j’ai envie de devenir votre paroissien. Il y a un point bien important qui m’embarrasse. Comment ferez-vous pour empêcher les paysans de s’enivrer les jours de fêtes ? c’est là leur grande manière de les célébrer. Vous voyez les uns accablés d’un poison liquide, la tête penchée vers les genoux, les mains pendantes, ne voyant point, n’entendant rien, réduits à un état fort au-dessous de celui des brutes, reconduits chez eux en chancelant par leurs femmes éplorées, incapables de travail le lendemain, souvent malades et abrutis pour le reste de leur vie. Vous en voyez d’autres devenus furieux par le vin, exciter des querelles sanglantes, frapper et être frappés, et quelquefois finir par le meurtre ces scènes affreuses qui sont la honte de l’espèce humaine. Il le faut avouer, l’État perd plus de sujets par les fêtes que par les batailles ; comment pourrez-vous diminuer dans votre paroisse un abus si exécrable ?

TÉOTIME.

Mon parti est pris ; je leur permettrai, je les presserai même de cultiver leurs champs les jours de fêtes après le service divin, que je ferai de très-bonne heure. C’est l’oisiveté de la férie qui les conduit au cabaret. Les jours ouvrables ne sont point les jours de la débauche et du meurtre. Le travail modéré contribue à la santé du corps et à celle de l’âme ; de plus ce travail est nécessaire à l’État. Supposons cinq millions d’hommes qui font par jour pour dix sous d’ouvrage l’un portant l’autre, et ce compte est bien modéré ; vous rendez ces cinq millions d’hommes

inutiles trente jours de l’année, c’est donc trente fois cinq millions de pièces de dix sous que l’État perd en main-d’œuvre. Or, certainement Dieu n’a jamais ordonné ni cette perte ni l’ivrognerie[28].
ARISTON.

Ainsi vous concilierez la prière et le travail ; Dieu ordonne l’un et l’autre. Vous servirez Dieu et le prochain. Mais dans les disputes ecclésiastiques, quel parti prendrez-vous ?

TÉOTIME.

Aucun. On ne dispute jamais sur la vertu, parce qu’elle vient de Dieu : on se querelle sur des opinions qui viennent des hommes.

ARISTON.

Oh ! le bon curé ! le bon curé !

CATÉCHISME DU JAPONAIS[29].

L’INDIEN.

Est-il vrai qu’autrefois les Japonais ne savaient pas faire la cuisine, qu’ils avaient soumis leur royaume au grand-lama, que ce grand-lama décidait souverainement de leur boire et de leur manger, qu’il envoyait chez vous de temps en temps un petit lama, lequel venait recueillir les tributs ; et qu’il vous donnait en échange un signe de protection fait avec les deux premiers doigts et le pouce ?

LE JAPONAIS.

Hélas ! rien n’est plus vrai. Figurez-vous même que toutes les places de canusi[30], qui sont les grands cuisiniers de notre île, étaient données par le lama, et n’étaient pas données pour l’amour de Dieu. De plus, chaque maison de nos séculiers payait une once d’argent par an à ce grand cuisinier du Thibet. Il ne nous accordait pour tout dédommagement que des petits plats d’assez mauvais goût qu’on appelle des restes[31]. Et quand il lui prenait quelque fantaisie nouvelle, comme de faire la guerre aux peuples du Tangut, il levait chez nous de nouveaux subsides. Notre nation se plaignit souvent, mais sans aucun fruit ; et même chaque plainte finissait par payer un peu davantage. Enfin l’amour, qui fait tout pour le mieux, nous délivra de cette servitude. Un de nos empereurs[32] se brouilla avec le grand-lama pour une femme ; mais il faut avouer que ceux qui nous servirent le plus dans cette affaire furent nos canusi, autrement pauxcospie[33] ; c’est à eux que nous avons l’obligation d’avoir secoué le joug ; et voici comment.

Le grand-lama avait une plaisante manie, il croyait avoir toujours raison ; notre daïri et nos canusi voulurent avoir du moins raison quelquefois. Le grand-lama trouva cette prétention absurde ; nos canusi n’en démordirent point, et ils rompirent pour jamais avec lui.

L’INDIEN.

Eh bien ! depuis ce temps-là vous avez été sans doute heureux et tranquilles ?

LE JAPONAIS.

Point du tout ; nous nous sommes persécutés, déchirés, dévorés, pendant près de deux siècles. Nos canusi voulaient en vain avoir raison ; il n’y a que cent ans qu’ils sont raisonnables. Aussi depuis ce temps-là pouvons-nous hardiment nous regarder comme une des nations les plus heureuses de la terre.

L’INDIEN.

Comment pouvez-vous jouir d’un tel bonheur, s’il est vrai, ce qu’on m’a dit, que vous ayez douze factions de cuisine dans votre empire ? Vous devez avoir douze guerres civiles par an.

LE JAPONAIS.

Pourquoi ? S’il y a douze traiteurs dont chacun ait une recette différente, faudra-t-il pour cela se couper la gorge au lieu de dîner ? Au contraire, chacun fera bonne chère à sa façon chez le cuisinier qui lui agréera davantage.

L’INDIEN.

Il est vrai qu’on ne doit point disputer des goûts ; mais on en dispute, et la querelle s’échauffe.

LE JAPONAIS.

Après qu’on a disputé bien longtemps, et qu’on a vu que toutes ces querelles n’apprenaient aux hommes qu’à se nuire, on prend enfin le parti de se tolérer mutuellement, et c’est sans contredit ce qu’il y a de mieux à faire.

L’INDIEN.

Et qui sont, s’il vous plaît, ces traiteurs qui partagent votre nation dans l’art de boire et de manger ?

LE JAPONAIS.

Il y a premièrement les Breuxeh[34], qui ne vous donneront jamais de boudin ni de lard ; ils sont attachés à l’ancienne cuisine ; ils aimeraient mieux mourir que de piquer un poulet : d’ailleurs, grands calculateurs ; et s’il y a une once d’argent à partager entre eux et les onze autres cuisiniers, ils en prennent d’abord la moitié pour eux, et le reste est pour ceux qui savent le mieux compter.

L’INDIEN.

Je crois que vous ne soupez guère avec ces gens-là.

LE JAPONAIS.

Non. Il y a ensuite les pispates qui, certains jours de chaque semaine, et même pendant un temps considérable de l’année, aimeraient cent fois mieux manger pour cent écus de turbots, de truites, de soles, de saumons, d’esturgeons[35], que de se nourrir d’une blanquette de veau qui ne reviendrait pas à quatre sous.

Pour nous autres canusi, nous aimons fort le bœuf et une certaine pâtisserie qu’on appelle en japonais du pudding. Au reste tout le monde convient que nos cuisiniers sont infiniment plus savants que ceux des pispates. Personne n’a plus approfondi que nous le garum des Romains, n’a mieux connu les oignons de l’ancienne Égypte, la pâte de sauterelles des premiers Arabes, la chair de cheval des Tartares ; et il y a toujours quelque chose à apprendre dans les livres des canusi qu’on appelle communément pauxcospie.

Je ne vous parlerai point de ceux qui ne mangent qu’à la Terluh, ni de ceux qui tiennent pour le régime de Vincal, ni des batistapanes, ni des autres ; mais les quekars méritent une attention particulière. Ce sont les seuls convives que je n’aie jamais vus s’enivrer et jurer. Ils sont très-difficiles à tromper ; mais ils ne vous tromperont jamais. Il semble que la loi d’aimer son prochain comme soi-même n’ait été faite que pour ces gens-là : car, en vérité, comment un bon Japonais peut-il se vanter d’aimer son prochain comme lui-même quand il va pour quelque argent lui tirer une balle de plomb dans la cervelle, ou l’égorger avec un criss large de quatre doigts, le tout en front de bandière ? Il s’expose lui-même à être égorgé et à recevoir des balles de plomb : ainsi on peut dire avec bien plus de vérité qu’il hait son prochain comme lui-même, Les quekars n’ont jamais eu cette frénésie ; ils disent que les pauvres humains sont des cruches d’argile faites pour durer très-peu, et que ce n’est pas la peine qu’elles aillent de gaieté de cœur se briser les unes contre les autres.

Je vous avoue que, si je n’étais pas canusi, je ne haïrais pas d’être quekar. Vous m’avouerez qu’il n’y a pas moyen de se quereller avec des cuisiniers si pacifiques. Il y en a d’autres, en très-grand nombre, qu’on appelle diestes ; ceux-là donnent à dîner à tout le monde indifféremment, et vous êtes libre chez eux de manger tout ce qui vous plaît, lardé, bardé, sans lard, sans barde, aux œufs, à l’huile, perdrix, saumon, vin gris, vin rouge ; tout cela leur est indifférent ; pourvu que vous fassiez quelque prière à Dieu avant ou après le dîner, et même simplement avant le déjeuner, et que vous soyez honnêtes gens, ils riront avec vous aux dépens du grand-lama à qui cela ne fera nul mal, et aux dépens de Terluh, de Vincal, et de Mennon, etc. Il est bon seulement que nos diestes avouent que nos canusi sont très-savants en cuisine, et que surtout ils ne parlent jamais de retrancher nos rentes ; alors nous vivrons très-paisiblement ensemble.

L’INDIEN.

Mais enfin il faut qu’il y ait une cuisine dominante, la cuisine du roi.

LE JAPONAIS.

Je l’avoue ; mais quand le roi du Japon a fait bonne chère, il doit être de bonne humeur, et il ne doit pas empêcher ses bons sujets de digérer.

L’INDIEN.

Mais si des entêtés veulent manger au nez du roi des saucisses pour lesquelles le roi aura de l’aversion ; s’ils s’assemblent quatre ou cinq mille armés de grils pour faire cuire leurs saucisses ; s’ils insultent ceux qui n’en mangent point ?

LE JAPONAIS.

Alors il faut les punir comme des ivrognes qui troublent le repos des citoyens. Nous avons pourvu à ce danger. Il n’y a que ceux qui mangent à la royale qui soient susceptibles des dignités de l’État : tous les autres peuvent dîner à leur fantaisie, mais ils sont exclus des charges. Les attroupements sont souverainement défendus, et punis sur-le-champ sans rémission ; toutes les querelles à table sont réprimées soigneusement, selon le précepte de notre grand cuisinier japonais qui a écrit dans la langue sacrée, Suti raho Cus flac[36] :

Natis in usum lætitiae scyphis
Pugnare Thracum est....

(Horace, liv. I, ode xxvii.)

ce qui veut dire : Le dîner est fait pour une joie recueillie et honnête, et il ne faut pas se jeter les verres à la tête.

Avec ces maximes nous vivons heureusement chez nous ; notre liberté est affermie sous nos taicosema ; nos richesses augmentent, nous avons deux cents jonques de ligne, et nous sommes la terreur de nos voisins.

L’INDIEN.

Pourquoi donc le bon versificateur Recina, fils de ce poëte indien Recina[37] si tendre, si exact, si harmonieux, si éloquent, a-t-il dit dans un ouvrage didactique en rimes, intitulé la Grâce et non les Grâces :

[38] Le Japon, où jadis brilla tant de lumière,
N’est plus qu’un triste amas de folles visions ?

LE JAPONAIS.

Le Recina dont vous me parlez est lui-même un grand visionnaire. Ce pauvre Indien ignore-t-il que nous lui avons enseigné ce que c’est que la lumière ; que si on connaît aujourd’hui dans l’Inde la véritable route des planètes, c’est à nous qu’on en est redevable ; que nous seuls avons enseigné aux hommes les lois primitives de la nature et le calcul de l’infini ; que s’il faut descendre à des choses qui sont d’un usage plus commun, les gens de son pays n’ont appris que de nous à faire des jonques dans les proportions mathématiques ; qu’ils nous doivent jusqu’aux chausses appelées les bas au métier, dont ils couvrent leurs jambes ? Serait-il possible qu’ayant inventé tant de choses admirables ou utiles, nous ne fussions que des fous, et qu’un homme qui a mis en vers les rêveries des autres fût le seul sage ? Qu’il nous laisse faire notre cuisine, et qu’il fasse, s’il veut, des vers sur des sujets plus poétiques.

L’INDIEN.

Que voulez-vous ! il a les préjugés de son pays, ceux de son parti, et les siens propres.

LE JAPONAIS.

Oh ! voilà trop de préjugés.


CATÉCHISME DU JARDINIER[39],
ou
ENTRETIEN DU BACHA TUCTAN ET DU JARDINIER KARPOS.

TUCTAN.

Eh bien ! mon ami Karpos, tu vends cher tes légumes ; mais ils sont bons... De quelle religion es-tu à présent ?

KARPOS.

Ma foi, mon Bacha, j’aurais bien de la peine à vous le dire. Quand notre petite île de Samos appartenait aux Grecs, je me souviens que l’on me faisait dire que l’agion pneuma n’était produit que du tou patrou ; on me faisait prier Dieu tout droit sur mes deux jambes, les mains croisées : on me défendait de manger du lait en carême. Les Vénitiens sont venus, alors mon curé vénitien m’a fait dire qu’agion pneuma venait du tou patrou et du tou viou, m’a permis de manger du lait, et m’a fait prier Dieu à genoux. Les Grecs sont revenus, et ont chassé les Vénitiens : alors il a fallu renoncer au tou viou et à la crème. Vous avez enfin chassé les Grecs, je vous entends crier Alla illa Alla de toutes vos forces. Je ne sais plus trop ce que je suis ; j’aime Dieu de tout mon cœur, et je vends mes légumes fort raisonnablement.

TUCTAN.

Tu as là de très-belles figues.

KARPOS.

Mon bacha, elles sont fort à votre service.

TUCTAN.

On dit que tu as aussi une jolie fille.

KARPOS.

Oui, mon bacha ; mais elle n’est pas à votre service.

TUCTAN.

Pourquoi cela, misérable ?

KARPOS.

C’est que je suis un honnête homme : il m’est permis de vendre mes figues, mais non pas de vendre ma fille.

TUCTAN.

Et par quelle loi ne t’est-il pas permis de vendre ce fruit-là ?

KARPOS.

Par la loi de tous les honnêtes jardiniers ; l’honneur de ma fille n’est point à moi, il est à elle : ce n’est pas une marchandise.

TUCTAN.

Tu n’es donc pas fidèle à ton bacha ?

KARPOS.

Très-fidèle dans les choses justes, tant que vous serez mon maître.

TUCTAN.

Mais si ton papa grec faisait une conspiration contre moi, et s’il t’ordonnait de la part du tou patrou et du tou viou d’entrer dans son complot, n’aurais-tu pas la dévotion d’en être ?

KARPOS.

Moi ? point du tout, je m’en donnerais bien de garde.

TUCTAN.

Et pourquoi refuserais-tu d’obéir à ton papa grec dans une occasion si belle ?

KARPOS.

C’est que je vous ai fait serment d’obéissance, et que je sais bien que le tou patrou n’ordonne point les conspirations.

TUCTAN.
J’en suis bien aise ; mais si par malheur tes Grecs reprenaient l’île et me chassaient, me serais-tu fidèle ?
KARPOS.

Eh ! comment alors pourrais-je vous être fidèle, puisque vous ne seriez plus mon bâcha ?

TUCTAN.

Et le serment que tu m’as fait, que deviendrait-il ?

KARPOS.

Il serait comme mes figues, vous n’en tâteriez plus. N’est-il pas vrai (sauf respect) que si vous étiez mort, à l’heure que je vous parle, je ne vous devrais plus rien ?

TUCTAN.

La supposition est incivile, mais la chose est vraie.

KARPOS.

Eh bien ! si vous étiez chassé, c’est comme si vous étiez mort : car vous auriez un successeur auquel il faudrait que je fisse un autre serment. Pourriez-vous exiger de moi une fidélité qui ne vous servirait à rien ? C’est comme si, ne pouvant manger de mes figues, vous vouliez m’empêcher de les vendre à d’autres.

TUCTAN.

Tu es un raisonneur : tu as donc des principes ?

KARPOS.

Oui, à ma façon ; ils sont en petit nombre, mais ils me suffisent ; et si j’en avais davantage, ils m’embarrasseraient.

TUCTAN.

Je serais curieux de savoir tes principes.

KARPOS.

C’est, par exemple, d’être bon mari, bon père, bon voisin, bon sujet, et bon jardinier ; je ne vais pas au delà, et j’espère que Dieu me fera miséricorde.

TUCTAN.

Et crois-tu qu’il me fera miséricorde, à moi, qui suis le gouverneur de ton île ?

KARPOS.

Et comment voulez-vous que je le sache ? Est-ce à moi à deviner comment Dieu en use avec les bâchas ? C’est une affaire entre vous et lui ; je ne m’en mêle en aucune sorte. Tout ce que j’imagine, c’est que si vous êtes un aussi honnête bâcha que je suis honnête jardinier, Dieu vous traitera fort bien.

TUCTAN.

Par Mahomet ! je suis fort content de cet idolâtre-là. Adieu, mon ami ; Alla vous ait en sa sainte garde !

KARPOS.

Grand merci. Théos ait pitié de vous, mon bâcha !

DE CATON, DU SUICIDE[40],

et du livre de l’abbé de Saint-Cyran qui légitime le suicide.

L’ingénieux Lamotte s’est exprimé ainsi sur Caton dans une de ses odes plus philosophiques que poétiques[41] :

Caton, d’une âme plus égale,
Sous l’heureux vainqueur de Pharsale
Eût souffert que Rome pliât ;
Mais, incapable de se rendre,
Il n’eut pas la force d’attendre
Un pardon qui l’humiliât.

C’est, je crois, parce que l’âme de Caton fut toujours égale, et qu’elle conserva jusqu’au dernier moment le même amour pour les lois et pour la patrie, qu’il aima mieux périr avec elle que de ramper sous un tyran ; il finit comme il avait vécu.

Incapable de se rendre ! Et à qui ? à l’ennemi de Rome, à celui qui avait volé de force le trésor public pour faire la guerre à ses concitoyens, et les asservir avec leur argent même.

Un pardon ! Il semble que Lamotte Houdard parle d’un sujet révolté qui pouvait obtenir sa grâce de Sa Majesté avec des lettres en chancellerie.

Malgré sa grandeur usurpée,
Le fameux vainqueur de Pompée
Ne put triompher de Caton.
C’est à ce juge inébranlable
Que César, cet heureux coupable,
Aurait dû demander pardon.

Il paraît qu’il y a quelque ridicule à dire que Caton se tua par faiblesse. Il faut une âme forte pour surmonter ainsi l’instinct le plus puissant de la nature. Cette force est quelquefois celle d’un frénétique ; mais un frénétique n’est pas faible.

Le suicide est défendu chez nous par le droit canon. Mais les décrétales, qui font la jurisprudence d’une partie de l’Europe, furent inconnues à Caton, à Brutus, à Cassius, à la sublime Arria, à l’empereur Othon, à Marc-Antoine, et à cent héros de la véritable Rome, qui préférèrent une mort volontaire à une vie qu’ils croyaient ignominieuse.

Nous nous tuons aussi, nous autres ; mais c’est quand nous avons perdu notre argent, ou dans l’excès très-rare d’une folle passion pour un objet qui n’en vaut pas la peine. J’ai connu des femmes qui se sont tuées pour les plus sots hommes du monde. On se tue aussi quelquefois parce qu’on est malade, et c’est en cela qu’il y a de la faiblesse.

Le dégoût de son existence, l’ennui de soi-même, est encore une maladie qui cause des suicides. Le remède serait un peu d’exercice, de la musique, la chasse, la comédie, une femme aimable. Tel homme qui dans un excès de mélancolie se tue aujourd’hui aimerait à vivre s’il attendait huit jours.

J’ai presque vu de mes yeux un suicide qui mérite l’attention de tous les physiciens. Un homme d’une profession sérieuse, d’un âge mûr, d’une conduite régulière, n’ayant point de passions, étant au-dessus de l’indigence, s’est tué le 17 octobre 1769, et a laissé au conseil de la ville où il était né l’apologie par écrit de sa mort volontaire, laquelle on n’a pas jugé à propos de publier, de peur d’encourager les hommes à quitter une vie dont on dit tant de mal. Jusque-là il n’y a rien de bien extraordinaire ; on voit partout de tels exemples. Voici l’étonnant.

Son frère et son père s’étaient tués, chacun au même âge que lui. Quelle disposition secrète d’organes, quelle sympathie, quel concours de lois physiques fait périr le père et les deux enfants de leur propre main, et du même genre de mort, précisément quand ils ont atteint la même année ? Est-ce une maladie qui se développe à la longue dans une famille, comme on voit souvent les pères et les enfants mourir de la petite vérole, de la pulmonie, ou d’un autre mal ? Trois, quatre générations sont devenues sourdes, aveugles, ou goutteuses, ou scorbutiques, dans un temps préfix.

Le physique, ce père du moral, transmet le même caractère de père en fils pendant des siècles. Les Appius furent toujours fiers et inflexibles ; les Catons toujours sévères. Toute la lignée des Guises fut audacieuse, téméraire, factieuse, pétrie du plus insolent orgueil et de la politesse la plus séduisante. Depuis François de Guise jusqu’à celui qui seul, et sans être attendu, alla se mettre à la tête du peuple de Naples, tous furent d’une figure, d’un courage et d’un tour d’esprit au-dessus du commun des hommes. J’ai vu les portraits en pied de François de Guise, du Balafré et de son fils : leur taille est de six pieds ; mêmes traits, même courage, même audace sur le front, dans les yeux et dans l’attitude.

Cette continuité, cette série d’êtres semblables est bien plus remarquable encore dans les animaux ; et si l’on avait la même attention à perpétuer les belles races d’hommes que plusieurs nations ont encore à ne pas mêler celles de leurs chevaux et de leurs chiens de chasse, les généalogies seraient écrites sur les visages, et se manifesteraient dans les mœurs.

Il y a eu des races de bossus, de six-digitaires, comme nous en voyons de rousseaux, de lippus, de longs nez, et de nez plats.

Mais que la nature dispose tellement les organes de toute une race, qu’à un certain âge tous ceux de cette famille auront la passion de se tuer, c’est un problème que toute la sagacité des anatomistes les plus attentifs ne peut résoudre. L’effet est certainement tout physique ; mais c’est de la physique occulte. Eh ! quel est le secret principe qui ne soit pas occulte ?

On ne nous dit point, et il n’est pas vraisemblable que du temps de Jules César et des empereurs, les habitants de la Grande-Bretagne se tuassent aussi délibérément qu’ils le font aujourd’hui quand ils ont des vapeurs qu’ils appellent le spleen, et que nous prononçons le spline.

Au contraire, les Romains, qui n’avaient point le spline, ne faisaient aucune difficulté de se donner la mort. C’est qu’ils raisonnaient ; ils étaient philosophes, et les sauvages de l’île Britain ne l’étaient pas. Aujourd’hui les citoyens anglais sont philosophes, et les citoyens romains ne sont rien. Aussi les Anglais quittent la vie fièrement quand il leur en prend fantaisie. Mais il faut à un citoyen romain une indulgentia in articulo mortis ; ils ne savent ni vivre ni mourir.

Le chevalier Temple dit qu’il faut partir quand il n’y a plus d’espérance de rester agréablement. C’est ainsi que mourut Atticus.

Les jeunes filles qui se noient et qui se pendent par amour ont donc tort : elles devraient écouter l’espérance du changement, qui est aussi commun en amour qu’en affaires.

Un moyen presque sûr de ne pas céder à l’envie de vous tuer, c’est d’avoir toujours quelque chose à faire. Creech, le commentateur de Lucrèce, mit sur son manuscrit : N. B. Qu’il faudra que je me pende quand j’aurai fini mon commentaire. Il se tint parole pour avoir le plaisir de finir comme son auteur. S’il avait entrepris un commentaire sur Ovide, il aurait vécu plus longtemps.

Pourquoi avons-nous moins de suicides dans les campagnes que dans les villes ? c’est que dans les champs il n’y a que le corps qui souffre ; à la ville, c’est l’esprit. Le laboureur n’a pas le temps d’être mélancolique. Ce sont les oisifs qui se tuent ; ce sont ces gens si heureux aux yeux du peuple.

Je résumerai ici quelques suicides arrivés de mon temps, et dont quelques-uns ont déjà été publiés dans d’autres ouvrages. Les morts peuvent être utiles aux vivants.


PRÉCIS DE QUELQUES SUICIDES SINGULIERS[42].

Philippe Mordaunt, cousin germain de ce fameux comte de Peterborough, si connu dans toutes les cours de l’Europe, et qui se vantait d’être l’homme de l’univers qui avait vu le plus de postillons et le plus de rois ; Philippe Mordaunt, dis-je, était un jeune homme de vingt-sept ans, beau, bien fait, riche, né d’un sang illustre, pouvant prétendre à tout, et, ce qui vaut encore mieux, passionnément aimé de sa maîtresse. Il prit à ce Mordaunt un dégoût de la vie : il paya ses dettes, écrivit à ses amis pour leur dire adieu, et même fit des vers dont voici les derniers, traduits en français :

L’opium peut aider le sage ;
Mais, selon mon opinion.
Il lui faut au lieu d’opium
Un pistolet et du courage.

Il se conduisit selon ses principes, et se dépêcha d’un coup de pistolet, sans en avoir donné d’autre raison, sinon que son âme était lasse de son corps, et que quand on est mécontent de sa maison il faut en sortir. Il semblait qu’il eût voulu mourir parce qu’il était dégoûté de son bonheur.

Richard Smith, en 1726, donna un étrange spectacle au monde pour une cause fort différente. Richard Smith était dégoûté d’être réellement malheureux : il avait été riche, et il était pauvre ; il avait eu de la santé, et il était infirme. Il avait une femme à laquelle il ne pouvait faire partager que sa misère : un enfant au berceau était le seul bien qui lui restât. Richard Smith et Bridget Smith, d’un commun consentement, après s’être tendrement embrassés, et avoir donné le dernier baiser à leur enfant, ont commencé par tuer cette pauvre créature, et ensuite se sont pendus aux colonnes de leur lit. Je ne connais nulle part aucune horreur de sang-froid qui soit de cette force ; mais la lettre que ces infortunés ont écrite à M. Brindley leur cousin, avant leur mort, est aussi singulière que leur mort même. « Nous croyons, disent-ils, que Dieu nous pardonnera, etc. Nous avons quitté la vie, parce que nous étions malheureux sans ressource ; et nous avons rendu à notre fils unique le service de le tuer, de peur qu’il ne devînt aussi malheureux que nous, etc. » Il est à remarquer que ces gens, après avoir tué leur fils par tendresse paternelle, ont écrit à un ami pour lui recommander leur chat et leur chien. Ils ont cru apparemment qu’il était plus aisé de faire le bonheur d’un chat et d’un chien dans le monde que celui d’un enfant, et ils ne voulaient pas être à charge à leur ami.

Milord Scarborough quitta la vie en 1727, avec le même sang-froid qu’il avait quitté sa place de grand-écuyer. On lui reprochait dans la chambre des pairs qu’il prenait le parti du roi parce qu’il avait une belle charge à la cour. « Messieurs, dit-il, pour vous prouver que mon opinion ne dépend pas de ma place, je m’en démets dans l’instant. » Il se trouva depuis embarrassé entre une maîtresse qu’il aimait, mais à qui il n’avait rien promis, et une femme qu’il estimait, mais à qui il avait fait une promesse de mariage. Il se tua pour se tirer d’embarras.

Toutes ces histoires tragiques, dont les gazettes anglaises fourmillent, ont fait penser à l’Europe qu’on se tue plus volontiers en Angleterre qu’ailleurs. Je ne sais pourtant si à Paris il n’y a pas autant de fous ou de héros qu’à Londres ; peut-être que si nos gazettes tenaient un registre exact de ceux qui ont eu la démence de vouloir se tuer et le triste courage de le faire, nous pourrions, sur ce point, avoir le malheur de tenir tête aux Anglais. Mais nos gazettes sont plus discrètes : les aventures des particuliers ne sont jamais exposées à la médisance publique dans ces journaux avoués par le gouvernement.

Tout ce que j’ose dire avec assurance, c’est qu’il ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer devienne une maladie épidémique : la nature y a trop bien pourvu ; l’espérance, la crainte, sont les ressorts puissants dont elle se sert pour arrêter très-souvent la main du malheureux prêt à se frapper[43].

On entendit un jour le cardinal Dubois se dire à lui-même : Tue-toi donc ! Lâche, tu n’oserais.

On dit qu’il y a eu des pays où un conseil était établi pour permettre aux citoyens de se tuer quand ils en avaient des raisons valables. Je réponds, ou que cela n’est pas, ou que ces magistrats n’avaient pas une grande occupation.

Ce qui pourrait nous étonner, et ce qui mérite, je crois, un sérieux examen, c’est que les anciens héros romains se tuaient presque tous quand ils avaient perdu une bataille dans les guerres civiles ; et je ne vois point que ni du temps de la Ligue, ni de celui de la Fronde, ni dans les troubles d’Italie, ni dans ceux d’Angleterre, aucun chef ait pris le parti de mourir de sa propre main. Il est vrai que ces chefs étaient chrétiens, et qu’il y a bien de la différence entre les principes d’un guerrier chrétien et ceux d’un héros païen ; cependant pourquoi ces hommes, que le christianisme retenait quand ils voulaient se procurer la mort, n’ont-ils été retenus par rien quand ils ont voulu empoisonner, assassiner, ou faire mourir leurs ennemis vaincus sur des échafauds, etc. ? La religion chrétienne ne défend-elle pas ces homicides-là encore plus que l’homicide de soi-même, dont le Nouveau Testament n’a jamais parlé ?

Les apôtres du suicide nous disent qu’il est très-permis de quitter sa maison quand on en est las. D’accord ; mais la plupart des hommes aiment mieux coucher dans une vilaine maison que de dormir à la belle étoile.

Je reçus un jour d’un Anglais une lettre circulaire par laquelle il proposait un prix à celui qui prouverait le mieux qu’il faut se tuer dans l’occasion. Je ne lui répondis point : je n’avais rien à lui prouver ; il n’avait qu’à examiner s’il aimait mieux la mort que la vie.

Un autre Anglais, nommé Bacon Morris, vint me trouver à Paris, en 1724 ; il était malade, et me promit qu’il se tuerait s’il n’était pas guéri au 20 juillet. En conséquence il me donna son épitaphe conçue en ces mots : Qui mari et terra pacem quæsivit, hic invenit. Il me chargea aussi de vingt-cinq louis pour lui dresser un petit monument au bout du faubourg Saint-Martin. Je lui rendis son argent le 20 juillet, et je gardai son épitaphe[44].

De mon temps, le dernier prince de la maison de Courtenai, très-vieux, et le dernier prince de la branche de Lorraine-Harcourt, très-jeune, se sont donné la mort sans qu’on en ait presque parlé. Ces aventures font un fracas terrible le premier jour ; et quand les biens du mort sont partagés, on n’en parle plus.

Voici le plus fort de tous les suicides. Il vient de s’exécuter à Lyon, au mois de juin 1770.

Un jeune homme très-connu, beau, bien fait, aimable, plein de talents, est amoureux d’une jeune fille que les parents ne veulent point lui donner. Jusqu’ici ce n’est que la première scène d’une comédie, mais l’étonnante tragédie va suivre.

L’amant se rompt une veine par un effort. Les chirurgiens lui disent qu’il n’y a point de remède : sa maîtresse lui donne un rendez-vous avec deux pistolets et deux poignards, afin que si les pistolets manquent leur coup, les deux poignards servent à leur percer le cœur en même temps. Ils s’embrassent pour la dernière fois ; les détentes des pistolets étaient attachées à des rubans couleur de rose ; l’amant tient le ruban du pistolet de sa maîtresse ; elle tient le ruban du pistolet de son amant. Tous deux tirent à un signal donné, tous deux tombent au même instant.

La ville entière de Lyon en est témoin. Arrie et Pétus, vous en aviez donné l’exemple ; mais vous étiez condamnés par un tyran, et l’amour seul a immolé ces deux victimes ! On leur a fait cette épitaphe[45] :

À votre sang mêlons nos pleurs,
Attendrissons-nous d’âge en âge
Sur vos amours et vos malheurs ;
Mais admirons votre courage.


DES LOIS CONTRE LE SUICIDE.

Y a-t-il une loi civile ou religieuse qui ait prononcé défense de se tuer sous peine d’être pendu après sa mort, ou sous peine d’être damné ?

Il est vrai que Virgile a dit :

Proxima deinde tenent mœsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucemque perosi
Projecere animas. Quam vellent æthere in alto
Nunc et pauperiem et duros perferre labores !

Fata obstant, tristique palus innabilis unda
Alligat, et novies Styx interfusa cœrcet.

(Virg., Æneid., lib. VI, v. 434 et seq.)

Là sont ces insensés, qui, d’un bras téméraire,
Ont cherché dans la mort un secours volontaire,
Qui n’ont pu supporter, faibles et furieux,
Le fardeau de la vie imposé par les dieux.
Hélas ! ils voudraient tous se rendre à la lumière,
Recommencer cent fois leur pénible carrière :
Ils regrettent la vie, ils pleurent ; et le sort,
Le sort, pour les punir, les retient dans la mort ;
L’abîme du Cocyte, et l’Achéron terrible
Met entre eux et la vie un obstacle invincible.

Telle était la religion de quelques païens ; et malgré l’ennui qu’on allait chercher dans l’autre monde, c’était un honneur de quitter celui-ci et de se tuer, tant les mœurs des hommes sont contradictoires. Parmi nous, le duel n’est-il pas encore malheureusement honorable, quoique défendu par la raison, par la religion, et par toutes les lois ? Si Caton et César, Antoine et Auguste, ne se sont pas battus en duel, ce n’est pas qu’ils ne fussent aussi braves que nos Français. Si le duc de Montmorency, le maréchal de Marillac, de Thou, Cinq-Mars, et tant d’autres, ont mieux aimé être traînés au dernier supplice dans une charrette, comme des voleurs de grand chemin, que de se tuer comme Caton et Brutus, ce n’est pas qu’ils n’eussent autant de courage que ces Romains, et qu’ils n’eussent autant de ce qu’on appelle honneur. La véritable raison, c’est que la mode n’était pas alors à Paris de se tuer en pareil cas, et cette mode était établie à Rome.

Les femmes de la côte de Malabar se jettent toutes vives sur le bûcher de leurs maris : ont-elles plus de courage que Cornélie ? non ; mais la coutume est dans ce pays-là que les femmes se brûlent.

Coutume, opinion, reines de notre sort,
Vous réglez des mortels et la vie et la mort.

Au Japon, la coutume est que quand un homme d’honneur a été outragé par un homme d’honneur, il s’ouvre le ventre en présence de son ennemi, et lui dit : « Fais-en autant si tu as du cœur. » L’agresseur est déshonoré à jamais s’il ne se plonge pas incontinent un grand couteau dans le ventre.

La seule religion dans laquelle le suicide soit défendu par une loi claire et positive est le mahométisme. Il est dit dans le sura iv : « Ne vous tuez pas vous-même, car Dieu est miséricordieux envers vous ; et quiconque se tue par malice et par méchanceté sera certainement rôti au feu d’enfer. »

Nous traduisons mot à mot. Le texte semble n’avoir pas le sens commun ; ce qui n’est pas rare dans les textes. Que veut dire « Ne vous tuez point vous-même, car Dieu est miséricordieux » ? Peut-être faut-il entendre : Ne succombez pas à vos malheurs, que Dieu peut adoucir ; ne soyez pas assez fou pour vous donner la mort aujourd’hui, pouvant être heureux demain.

« Et quiconque se tue par malice et par méchanceté. » Cela est plus difficile à expliquer. Il n’est peut-être jamais arrivé dans l’antiquité qu’à la Phèdre d’Euripide de se pendre exprès pour faire accroire à Thésée qu’Hippolyte l’avait violée. De nos jours, un homme s’est tiré un coup de pistolet dans la tête, ayant tout arrangé pour faire jeter le soupçon sur un autre.

Dans la comédie de George Dandin, la coquine de femme qu’il a épousée le menace de se tuer pour le faire pendre. Ces cas sont rares : si Mahomet les a prévus, on peut dire qu’il voyait de loin[46].

CAUSES FINALES[47].

SECTION PREMIÈRE.

Virgile dit (Æn., VI, 727) :

Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.
L’esprit régit le monde ; il s’y mêle, il l’anime.

Virgile a bien dit ; et Benoît Spinosa[48] qui n’a pas la clarté de Virgile, et qui ne le vaut pas, est forcé de reconnaître une intelligence qui préside à tout. S’il me l’avait niée, je lui aurais dit : « Benoît, tu es fou ; tu as une intelligence et tu la nies, et à qui la nies-tu ? »

Il vient, en 1770, un homme très-supérieur à Spinosa à quelques égards, aussi éloquent que le juif hollandais est sec ; moins méthodique, mais cent fois plus clair ; peut-être aussi géomètre[49], sans affecter la marche ridicule de la géométrie dans un sujet métaphysique et moral : c’est l’auteur du Système de la nature[50] ; il a pris le nom de Mirabaud, secrétaire de l’Académie française. Hélas ! notre bon Mirabaud n’était pas capable d’écrire une page du livre de notre redoutable adversaire. Vous tous qui voulez vous servir de votre raison et vous instruire, lisez cet éloquent et dangereux passage du Système de la nature. (Partie II, chapitre v, pages 153 et suivantes.)

« On prétend que les animaux nous fournissent une preuve convaincante d’une cause puissante de leur existence ; on nous dit que l’accord admirable de leurs parties, que l’on voit se prêter des secours mutuels afin de remplir leurs fonctions et de maintenir leur ensemble, nous annonce un ouvrier qui réunit la puissance à la sagesse. Nous ne pouvons douter de la puissance de la nature ; elle produit tous les animaux que nous voyons, à l’aide des combinaisons de la matière, qui est dans une action continuelle ; l’accord des parties de ces mêmes animaux est une suite des lois nécessaires de leur nature et de leur combinaison ; dès que cet accord cesse, l’animal se détruit nécessairement. Que deviennent alors la sagesse, l’intelligence[51], ou la bonté de la cause prétendue à qui l’on faisait honneur d’un accord si vanté ? Ces animaux si merveilleux, que l’on dit être les ouvrages d’un Dieu immuable, ne s’altèrent-ils point sans cesse, et ne finissent-ils pas toujours par se détruire ? Où est la sagesse, la bonté, la prévoyance, l’immutabilité[52] d’un ouvrier qui ne paraît occupé qu’à déranger et briser les ressorts des machines qu’on nous annonce comme les chefs-d’œuvre de sa puissance et de son habileté ? Si ce Dieu ne peut faire autrement[53], il n’est ni libre ni tout-puissant. S’il change de volonté, il n’est point immuable. S’il permet que des machines qu’il a rendues sensibles éprouvent de la douleur, il manque de bonté[54]. S’il n’a pu rendre ses ouvrages plus solides, c’est qu’il a manqué d’habileté. En voyant que les animaux, ainsi que tous les autres ouvrages de la Divinité, se détruisent, nous ne pouvons nous empêcher d’en conclure, ou que tout ce que la nature fait est nécessaire, et n’est qu’une suite de ses lois, ou que l’ouvrier qui la fait agir est dépourvu de plan, de puissance, de constance, d’habileté, de bonté.

« L’homme, qui se regarde lui-même comme le chef-d’œuvre de la Divinité, nous fournirait plus que toute autre production la preuve de l’incapacité ou de la malice[55] de son auteur prétendu. Dans cet être sensible, intelligent, pensant, qui se croit l’objet constant de la prédilection divine, et qui fait son Dieu d’après son propre modèle, nous ne voyons qu’une machine plus mobile, plus frêle, plus sujette à se déranger par sa grande complication que celle des êtres les plus grossiers. Les bêtes dépourvues de nos connaissances, les plantes qui végètent, les pierres privées de sentiment, sont à bien des égards des êtres plus favorisés que l’homme ; ils sont au moins exempts des peines d’esprit, des tourments de la pensée, des chagrins dévorants, dont celui-ci est si souvent la proie. Qui est-ce qui ne voudrait point être un animal ou une pierre toutes les fois qu’il se rappelle la perte irréparable d’un objet aimé[56] ? Ne vaudrait-il pas mieux être une masse inanimée qu’un superstitieux inquiet qui ne fait que trembler ici-bas sous le joug de son Dieu, et qui prévoit encore des tourments infinis dans une vie future ? Les êtres privés de sentiment, de vie, de mémoire et de pensée, ne sont point affligés par l’idée du passé, du présent, et de l’avenir ; ils ne se croient pas en danger de devenir éternellement malheureux pour avoir mal raisonné, comme tant d’êtres favorisés, qui prétendent que c’est pour eux que l’architecte du monde a construit l’univers.

« Que l’on ne nous dise point que nous ne pouvons avoir l’idée d’un ouvrage sans avoir celle d’un ouvrier distingué de son ouvrage. La nature n’est point un ouvrage : elle a toujours existé par elle-même[57] ; c’est dans son sein que tout se fait ; elle est un atelier immense pourvu de matériaux, et qui fait les instruments dont elle se sert pour agir : tous ses ouvrages sont des effets de son énergie et des agents ou causes qu’elle fait, qu’elle renferme, qu’elle met en action. Des éléments éternels, incréés, indestructibles, toujours en mouvement, en se combinant diversement, font éclore tous les êtres et les phénomènes que nous voyons, tous les effets bons ou mauvais que nous sentons, l’ordre ou le désordre, que nous ne distinguons jamais que par les différentes façons dont nous sommes affectés ; en un mot, toutes les merveilles sur lesquelles nous méditons et raisonnons. Ces éléments n’ont besoin pour cela que de leurs propriétés, soit particulières, soit réunies, et du mouvement qui leur est essentiel, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un ouvrier inconnu pour les arranger, les façonner, les combiner, les conserver et les dissoudre.

« Mais en supposant pour un instant qu’il soit impossible de concevoir l’univers sans un ouvrier qui l’ait formé et qui veille à son ouvrage, où placerons-nous cet ouvrier[58] ? sera-t-il dedans ou hors de l’univers ? est-il matière ou mouvement ? ou bien n’est-il que l’espace, le néant, ou le vide ? Dans tous ces cas, ou il ne serait rien, ou il serait contenu dans la nature et soumis à ses lois. S’il est dans la nature, je n’y pense voir que de la matière en mouvement, et je dois en conclure que l’agent qui la meut est corporel et matériel, et que par conséquent il est sujet à se dissoudre. Si cet agent est hors de la nature, je n’ai plus aucune idée[59] du lieu qu’il occupe, ni d’un être immatériel, ni de la façon dont un esprit sans étendue peut agir sur la matière dont il est séparé. Ces espaces ignorés, que l’imagination a placés au delà du monde visible, n’existent point pour un être qui voit à peine à ses pieds[60] : la puissance idéale qui les habite ne peut se peindre à mon esprit que lorsque mon imagination combinera au hasard les couleurs fantastiques qu’elle est toujours forcée de prendre dans le monde où je suis ; dans ce cas je ne ferai que reproduire en idée ce que mes sens auront réellement aperçu ; et ce Dieu, que je m’efforce de distinguer de la nature et de placer hors de son enceinte, y rentrera toujours nécessairement et malgré moi.

« L’on insistera, et l’on dira que si l’on portait une statue ou une montre à un sauvage qui n’en aurait jamais vu, il ne pourrait s’empêcher de reconnaître que ces choses sont des ouvrages de quelque agent intelligent, plus habile et plus industrieux que lui-même : l’on conclura de là que nous sommes pareillement forcés de reconnaître que la machine de l’univers, que l’homme, que les phénomènes de la nature, sont des ouvrages d’un agent dont l’intelligence et le pouvoir surpassent de beaucoup les nôtres.

« Je réponds, en premier lieu, que nous ne pouvons douter que la nature ne soit très-puissante et très-industrieuse[61] ; nous admirons son industrie toutes les fois que nous sommes surpris des effets étendus, variés et compliqués que nous trouvons dans ceux de ses ouvrages que nous prenons la peine de méditer : cependant elle n’est ni plus ni moins industrieuse dans l’un de ses ouvrages que dans les autres. Nous ne comprenons pas plus comment elle a pu produire une pierre ou un métal qu’une tête organisée comme celle de Newton. Nous appelons industrieux un homme qui peut faire des choses que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes. La nature peut tout ; et dès qu’une chose existe, c’est une preuve qu’elle a pu la faire. Ainsi ce n’est jamais que relativement à nous-mêmes que nous jugeons la nature industrieuse ; nous la comparons alors à nous-mêmes, et comme nous jouissons d’une qualité que nous nommons intelligence, à l’aide de laquelle nous produisons des ouvrages où nous montrons notre industrie, nous en concluons que les ouvrages de la nature qui nous étonnent le plus ne lui appartiennent point, mais sont dus à un ouvrier intelligent comme nous, dont nous proportionnons l’intelligence à l’étonnement que ses œuvres produisent en nous, c’est-à-dire à notre faiblesse et à notre propre ignorance[62]. »

Voyez la réponse à ces arguments aux articles Athéisme et Dieu, et la section suivante, écrite longtemps avant le Système de la nature[63].

SECTION II.

Si une horloge n’est pas faite pour montrer l’heure, j’avouerai alors que les causes finales sont des chimères ; et je trouverai fort bon qu’on m’appelle cause-finalier, c’est-à-dire un imbécile.

Toutes les pièces de la machine de ce monde semblent pourtant faites l’une pour l’autre. Quelques philosophes affectent de se moquer des causes finales, rejetées par Épicure et par Lucrèce. C’est plutôt, ce me semble, d’Épicure et de Lucrèce qu’il faudrait se moquer. Ils vous disent que l’œil n’est point fait pour voir, mais qu’on s’en est servi pour cet usage quand on s’est aperçu que les yeux y pouvaient servir. Selon eux, la bouche n’est point faite pour parler, pour manger, l’estomac pour digérer, le cœur pour recevoir le sang des veines et l’envoyer dans les artères, les pieds pour marcher, les oreilles pour entendre. Ces gens-là cependant avouaient que les tailleurs leur faisaient des habits pour les vêtir, et les maçons des maisons pour les loger ; et ils osaient nier à la nature, au grand Être, à l’Intelligence universelle, ce qu’ils accordaient tous à leurs moindres ouvriers.

Il ne faut pas sans doute abuser des causes finales. Nous avons remarqué[64] qu’en vain M. le prieur, dans le Spectacle de la nature, prétend que les marées sont données à l’Océan pour que les vaisseaux entrent plus aisément dans les ports, et pour empêcher que l’eau de la mer ne se corrompe. En vain dirait-il que les jambes sont faites pour être bottées, et les nez pour porter des lunettes.

Pour qu’on puisse s’assurer de la fin véritable pour laquelle une cause agit, il faut que cet effet soit de tous les temps et de tous les lieux. Il n’y a pas eu des vaisseaux en tout temps et sur toutes les mers ; ainsi l’on ne peut pas dire que l’Océan ait été fait pour les vaisseaux. On sent combien il serait ridicule de prétendre que la nature eût travaillé de tout temps pour s’ajuster aux inventions de nos arts arbitraires, qui tous ont paru si tard ; mais il est bien évident que si les nez n’ont pas été faits pour les besicles, ils l’ont été pour l’odorat, et qu’il y a des nez depuis qu’il y a des hommes. De même les mains n’ayant pas été données en faveur des gantiers, elles sont visiblement destinées à tous les usages que le métacarpe et les phalanges de nos doigts, et les mouvements du muscle circulaire du poignet, nous procurent.

Cicéron, qui doutait de tout, ne doutait pas pourtant des causes finales.

Il paraît bien difficile surtout que les organes de la génération ne soient pas destinés à perpétuer les espèces. Ce mécanisme est bien admirable, mais la sensation que la nature a jointe à ce mécanisme est plus admirable encore. Épicure devait avouer que le plaisir est divin, et que ce plaisir est une cause finale, par laquelle sont produits sans cesse des êtres sensibles qui n’ont pu se donner la sensation.

Cet Épicure était un grand homme pour son temps ; il vit ce que Descartes a nié, ce que Gassendi a affirmé, ce que Newton a démontré, qu’il n’y a point de mouvement sans vide. Il conçut la nécessité des atomes pour servir de parties constituantes aux espèces invariables : ce sont là des idées très-philosophiques. Rien n’était surtout plus respectable que la morale des vrais épicuriens : elle consistait dans l’éloignement des affaires publiques, incompatibles avec la sagesse, et dans l’amitié, sans laquelle la vie est un fardeau ; mais, pour le reste de la physique d’Épicure, elle ne paraît pas plus admissible que la matière cannelée de Descartes. C’est, ce me semble, se boucher les yeux et l’entendement que de prétendre qu’il n’y a aucun dessein dans la nature ; et, s’il y a du dessein, il y a une cause intelligente, il existe un Dieu.

On nous objecte les irrégularités du globe, les volcans, les plaines de sables mouvants, quelques petites montagnes abîmées, et d’autres formées par des tremblements de terre, etc. Mais de ce que les moyeux des roues de votre carrosse auront pris feu, s’ensuit-il que votre carrosse n’ait pas été fait expressément pour vous porter d’un lieu à un autre ?

Les chaînes des montagnes qui couronnent les deux hémisphères, et plus de six cents fleuves qui coulent jusqu’aux mers du pied de ces rochers ; toutes les rivières qui descendent de ces mêmes réservoirs, et qui grossissent les fleuves, après avoir fertilisé les campagnes ; des milliers de fontaines qui partent de la même source, et qui abreuvent le genre animal et le végétal : tout cela ne paraît pas plus l’effet d’un cas fortuit et d’une déclinaison d’atomes, que la rétine qui reçoit les rayons de la lumière, le cristallin qui les réfracte, l’enclume, le marteau, l’étrier, le tambour de l’oreille qui reçoit les sons, les routes du sang dans nos veines, la systole et la diastole du cœur, ce balancier de la machine qui fait la vie.

SECTION III[65].

Mais, dit-on, si Dieu a fait visiblement une chose à dessein, il a donc fait toutes choses à dessein. Il est ridicule d’admettre la Providence dans un cas, et de la nier dans les autres. Tout ce qui est fait a été prévu, a été arrangé. Nul arrangement sans objet, nul effet sans cause : donc tout est également le résultat, le produit d’une cause finale ; donc il est aussi vrai de dire que les nez ont été faits pour porter des lunettes, et les doigts pour être ornés de bagues, qu’il est vrai de dire que les oreilles ont été formées pour entendre les sons, et les yeux pour recevoir la lumière[66].

Il ne résulte de cette objection rien autre, ce me semble, sinon que tout est l’effet prochain ou éloigné d’une cause finale générale ; que tout est la suite des lois éternelles.

Les pierres, en tout lieu et en tout temps, ne composent pas des bâtiments ; tous les nez ne portent pas des lunettes ; tous les doigts n’ont pas une bague ; toutes les jambes ne sont pas couvertes de bas de soie. Un ver à soie n’est donc pas fait pour couvrir mes jambes, précisément comme votre bouche est faite pour manger, et votre derrière pour aller à la garde-robe. Il y a donc des effets immédiats produits par les causes finales, et des effets en très-grand nombre qui sont des produits éloignés de ces causes.

Tout ce qui appartient à la nature est uniforme, immuable, est l’ouvrage immédiat du Maître : c’est lui qui a créé les lois par lesquelles la lune entre pour les trois quarts dans la cause du flux et du reflux de l’Océan, et le soleil pour son quart ; c’est lui qui a donné un mouvement de rotation au soleil, par lequel cet astre envoie en sept minutes et demie des rayons de lumière dans les yeux des hommes, des crocodiles, et des chats.

Mais si, après bien des siècles, nous nous sommes avisés d’inventer des ciseaux et des broches, de tondre avec les uns la laine des moutons et de les faire cuire avec les autres pour les manger, que peut-on en inférer autre chose sinon que Dieu nous a faits de façon qu’un jour nous deviendrions nécessairement industrieux et carnassiers ?

Les moutons n’ont pas sans doute été faits absolument pour être cuits et mangés, puisque plusieurs nations s’abstiennent de cette horreur. Les hommes ne sont pas créés essentiellement pour se massacrer, puisque les brames et les respectables primitifs qu’on nomme quakers ne tuent personne ; mais la pâte dont nous sommes pétris produit souvent des massacres, comme elle produit des calomnies, des vanités, des persécutions, et des impertinences. Ce n’est pas que la formation de l’homme soit précisément la cause finale de nos fureurs et de nos sottises : car une cause finale est universelle et invariable en tout temps et en tout lieu ; mais les horreurs et les absurdités de l’espèce humaine n’en sont pas moins dans l’ordre éternel des choses. Quand nous battons notre blé, le fléau est la cause finale de la séparation du grain, Mais si ce fléau, on battant mon blé, écrase mille insectes, ce n’est point par ma volonté déterminée, ce n’est pas non plus par hasard : c’est que ces insectes se sont trouvés cette fois sous mon fléau, et qu’ils devaient s’y trouver.

C’est une suite de la nature des choses, qu’un homme soit ambitieux, que cet homme enrégimente quelquefois d’autres hommes, qu’il soit vainqueur ou qu’il soit battu ; mais jamais on ne pourra dire : L’homme a été créé de Dieu pour être tué à la guerre.

Les instruments que nous a donnés la nature ne peuvent être toujours des causes finales en mouvement. Les yeux donnés pour voir ne sont pas toujours ouverts ; chaque sens a ses temps de repos. Il y a même des sens dont on ne fait jamais d’usage. Par exemple, une malheureuse imbécile, enfermée dans un cloître à quatorze ans, ferme pour jamais chez elle la porte dont devait sortir une génération nouvelle ; mais la cause finale n’en subsiste pas moins ; elle agira dès qu’elle sera libre.


CELTES[67].

Parmi ceux qui ont eu assez de loisir, de secours et de courage pour rechercher l’origine des peuples, il y en a eu qui ont cru trouver celle de nos Celtes, ou qui du moins ont voulu faire accroire qu’ils l’avaient rencontrée : cette illusion était le seul prix de leurs travaux immenses ; il ne faut pas la leur envier.

Du moins quand vous voulez connaître quelque chose des Huns (quoiqu’ils ne méritent guère d’être connus, puisqu’ils n’ont rendu aucun service au genre humain), vous trouvez quelques faibles notices de ces barbares chez les Chinois, ce peuple le plus ancien des nations connues, après les Indiens. Vous apprenez d’eux que les Huns allèrent dans certain temps, comme des loups affamés, ravager des pays regardés encore aujourd’hui comme des lieux d’exil et d’horreur. C’est une bien triste et bien misérable science. Il vaut mieux sans doute cultiver un art utile à Paris, à Lyon, et à Bordeaux, que d’étudier sérieusement l’histoire des Huns et des ours ; mais enfin on est aidé dans ces recherches par quelques archives de la Chine.

Pour les Celtes, point d’archives ; on ne connaît pas plus leurs antiquités que celles des Samoyèdes et des terres australes.

Nous n’avons rien appris de nos ancêtres que par le peu de mots que Jules César, leur conquérant, a daigné en dire. Il commence ses Commentaires par distinguer toutes les Gaules en Belges, Aquitainiens, et Celtes.

De là quelques fiers savants ont conclu que les Celtes étaient les Scythes, et dans ces Scythes-Celtes ils ont compris toute l’Europe. Mais pourquoi pas toute la terre ? pourquoi s’arrêter en si beau chemin ?

On n’a pas manqué de nous dire que Japhet, fils de Noé, vint au plus vite au sortir de l’arche peupler de Celtes toutes ces vastes contrées, qu’il gouverna merveilleusement bien. Mais des auteurs plus modestes rapportent l’origine de nos Celtes à la tour de Babel, à la confusion des langues, à Gomer, dont jamais personne n’entendit parler, jusqu’au temps très-récent où quelques Occidentaux lurent le nom de Gomer dans une mauvaise traduction des Septante.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire[68].

Bochart, dans sa Chronologie sacrée (quelle chronologie !), prend un tour fort différent : il fait de ces hordes innombrables de Celtes une colonie égyptienne, conduite habilement et facilement des bords fertiles du Nil par Hercule dans les forêts et dans les marais de la Germanie, où sans doute ces colons portèrent tous les arts, la langue égyptienne, et les mystères d’Isis, sans qu’on ait pu jamais en retrouver la moindre trace.

Ceux-là m’ont paru avoir encore mieux rencontré, qui ont dit que les Celtes des montagnes du Dauphiné étaient appelés Cottiens de leur roi Cottius ; les Bérichons, de leur roi Bétrich ; les Welches ou Gaulois, de leur roi Vallus ; les Belges, de Balgen, qui veut dire hargneux.

Une origine encore plus belle, c’est celle des Celtes-Pannoniens, du mot latin Pannus, drap, attendu, nous dit-on, qu’ils se vêtissaient de vieux morceaux de drap mal cousus, assez ressemblants à l’habit d’Arlequin, Mais la meilleure origine est sans contredit la tour de Babel.

Ô braves et généreux compilateurs, qui avez tant écrit sur des hordes de sauvages qui ne savaient ni lire ni écrire, j’admire votre laborieuse opiniâtreté ! Et vous, pauvres Celtes-Welches, permettez-moi de vous dire, aussi bien qu’aux Huns, que des gens qui n’ont pas eu la moindre teinture des arts utiles ou agréables ne méritent pas plus nos recherches que les porcs et les ânes qui ont habité leur pays.

On dit que vous étiez anthropophages ; mais qui ne l’a pas été ?

On me parle de vos druides, qui étaient de très-savants prêtres : allons donc à l’article Druides.


CÉRÉMONIES, TITRES, PRÉÉMINENCE[69], ETC.

Toutes ces choses, qui seraient inutiles, et même fort impertinentes dans l’état de pure nature, sont fort utiles dans l’état de notre nature corrompue et ridicule.

Les Chinois sont de tous les peuples celui qui a poussé le plus loin l’usage des cérémonies : il est certain qu’elles servent à calmer l’esprit autant qu’à l’ennuyer. Les portefaix, les charretiers chinois, sont obligés, au moindre embarras qu’ils causent dans les rues, de se mettre à genoux l’un devant l’autre, et de se demander mutuellement pardon selon la formule prescrite. Cela prévient les injures, les coups, les meurtres ; ils ont le temps de s’apaiser, après quoi ils s’aident mutuellement.

Plus un peuple est libre, moins il a de cérémonies, moins de titres fastueux, moins de démonstrations d’anéantissement devant son supérieur. On disait à Scipion : Scipion ; et à César : César ; et dans la suite des temps on dit aux empereurs : Votre majesté, votre divinité.

Les titres de saint Pierre et de saint Paul étaient Pierre et Paul. Leurs successeurs se donnèrent réciproquement le titre de votre sainteté, que l’on ne voit jamais dans les Actes des apôtres, ni dans les écrits des disciples.

Nous lisons dans l’Histoire d’Allemagne que le dauphin de France, qui fut depuis le roi Charles V, alla vers l’empereur Charles IV à Metz, et qu’il passa après le cardinal de Périgord.

Il fut ensuite un temps où les chanceliers eurent la préséance sur les cardinaux, après quoi les cardinaux remportèrent sur les chanceliers.

Les pairs précédèrent en France les princes du sang, et ils marchèrent tous en ordre de pairie jusqu’au sacre de Henri III.

La dignité de la pairie était avant ce temps si éminente qu’à la cérémonie du sacre d’Élisabeth, épouse de Charles IX, en 1571, décrite par Simon Bouquet, échevin de Paris, il est dit que « les dames et damoiselles de la reine ayant baillé à la dame d’honneur le pain, le vin, et le cierge avec l’argent pour l’offerte, pour être présentés à la reine par ladite dame d’honneur, cette dite dame d’honneur, pour ce qu’elle était duchesse, commanda aux dames d’aller porter elles-mêmes l’offerte aux princesses, etc. » Cette dame d’honneur était la connétable de Montmorency.

[70] Le fauteuil à bras, la chaise à dos, le tabouret, la main droite et la main gauche, ont été pendant plusieurs siècles d’importants objets de politique, et d’illustres sujets de querelles. Je crois que l’ancienne étiquette concernant les fauteuils vient de ce que chez nos barbares de grands-pères il n’y avait qu’un fauteuil tout au plus dans une maison, et ce fauteuil même ne servait que quand on était malade. Il y a encore des provinces d’Allemagne et d’Angleterre où un fauteuil s’appelle une chaise de doléance.

Longtemps après Attila et Dagobert, quand le luxe s’introduisit dans les cours, et que les grands de la terre eurent deux ou trois fauteuils dans leurs donjons, ce fut une belle distinction de s’asseoir sur un de ces trônes ; et tel seigneur châtelain prenait acte comment, ayant été à demi-lieue de ses domaines faire sa cour à un comte, il avait été reçu dans un fauteuil à bras.

On voit par les Mémoires de Mademoiselle, que cette auguste princesse passa un quart de sa vie dans les angoisses mortelles des disputes pour des chaises à dos. Devait-on s’asseoir dans une certaine chambre sur une chaise, ou sur un tabouret, ou même ne point s’asseoir ? Voilà ce qui intriguait toute une cour. Aujourd’hui les mœurs sont plus unies ; les canapés et les chaises longues sont employés par les dames, sans causer d’embarras dans la société.

Lorsque le cardinal de Richelieu traita du mariage de Henriette de France et de Charles Ier avec les ambassadeurs d’Angleterre, l’affaire fut sur le point d’être rompue pour deux ou trois pas de plus que les ambassadeurs exigeaient auprès d’une porte, et le cardinal se mit au lit pour trancher toute difficulté. L’histoire a soigneusement conservé cette précieuse circonstance. Je crois que si on avait proposé à Scipion de se mettre nu entre deux draps pour recevoir la visite d’Annibal, il aurait trouvé cette cérémonie fort plaisante.

La marche des carrosses, et ce qu’on appelle le haut du pavé, ont été encore des témoignages de grandeur, des sources de prétentions, de disputes et de combats, pendant un siècle entier. On a regardé comme une signalée victoire de faire passer un carrosse devant un autre carrosse. Il semblait, à voir les ambassadeurs se promener dans les rues, qu’ils disputassent le prix dans des cirques ; et quand un ministre d’Espagne avait pu faire reculer un cocher portugais, il envoyait un courrier à Madrid informer le roi son maître de ce grand avantage.

[71] Nos histoires nous réjouissent par vingt combats à coups de poing pour la préséance : le parlement contre les clercs de l’évêque, à la pompe funèbre de Henri IV ; la chambre des comptes contre le parlement dans la cathédrale, quand Louis XIII donna la France à la Vierge ; le duc d’Épernon dans l’église de Saint-Germain contre le garde des sceaux du Vair. Les présidents des enquêtes gourmèrent dans Notre-Dame le doyen des conseillers de grand’chambre Savare, pour le faire sortir de sa place d’honneur (tant l’honneur est l’âme des gouvernements monarchiques !) ; et on fut obligé de faire empoigner par quatre archers le président Barillon, qui frappait comme un sourd sur ce pauvre doyen. Nous ne voyons point de telles contestations dans l’aréopage ni dans le sénat romain.

À mesure que les pays sont barbares, ou que les cours sont faibles, le cérémonial est plus en vogue. La vraie puissance et la vraie politesse dédaignent la vanité.

Il est à croire qu’à la fin on se défera de cette coutume, qu’ont encore quelquefois les ambassadeurs, de se ruiner pour aller en procession par les rues avec quelques carrosses de louage rétablis et redorés, précédés de quelques laquais à pied. Cela s’appelle faire son entrée ; et il est assez plaisant de faire son entrée dans une ville sept ou huit mois après qu’on y est arrivé.

Cette importante affaire du puntiglio, qui constitue la grandeur des Romains modernes ; cette science du nombre des pas qu’on doit faire pour reconduire un monsignore, d’ouvrir un rideau à moitié ou tout à fait, de se promener dans une chambre à droite ou à gauche[72] ; ce grand art, que les Fabius et les Caton n’auraient jamais deviné, commence à baisser, et les caudataires des cardinaux se plaignent que tout annonce la décadence.

[73] Un colonel français était dans Bruxelles un an après la prise de cette ville par le maréchal de Saxe ; et, ne sachant que faire, il voulut aller à l’assemblée de la ville. « Elle se tient chez une princesse, lui dit-on. — Soit, répondit l’autre, que m’importe ? — Mais il n’y a que des princes qui aillent là : êtes-vous prince ? — Va, va, dit le colonel, ce sont de bons princes ; j’en avais l’année passée une douzaine dans mon antichambre quand nous eûmes pris la ville, et ils étaient tous fort polis. »

[74] En relisant Horace, j’ai remarqué ce vers dans une épître à Mécène (I, ep. vii) : « Te, dulcis amice, revisam. J’irai vous voir, mon bon ami. » Ce Mécène était la seconde personne de l’empire romain, c’est-à-dire un homme plus considérable et plus puissant que ne l’est aujourd’hui le plus grand monarque de l’Europe.

En relisant Corneille, j’ai remarqué que dans une lettre au grand Scudéri, gouverneur de Notre-Dame de la Garde, il s’exprime ainsi au sujet du cardinal de Richelieu : « Monsieur le cardinal, votre maître et le mien. » C’est peut-être la première fois qu’on a parlé ainsi d’un ministre, depuis qu’il y a dans le monde des ministres, des rois, et des flatteurs. Le même Pierre Corneille, auteur de Cinna, dédie humblement ce Cinna au sieur de Montauron, trésorier de l’épargne, qu’il compare sans façon à Auguste. Je suis fâché qu’il n’ait pas appelé Montauron monseigneur.

On conte qu’un vieil officier qui savait peu le protocole de la vanité, ayant écrit au marquis de Louvois : Monsieur, et n’ayant point eu de réponse, lui écrivit : Monseigneur, et n’en obtint pas davantage, parce que le ministre avait encore le monsieur sur le cœur. Enfin il lui écrivit : À mon Dieu, mon Dieu Louvois ; et au commencement de la lettre il mit : Mon Dieu, mon Créateur[75]. Tout cela ne prouve-t-il pas que les Romains du bon temps étaient grands et modestes, et que nous sommes petits et vains ?

« Comment vous portez-vous, mon cher ami ? disait un duc et pair à un gentilhomme. — À votre service, mon cher ami, répondit l’autre ; » et dès ce moment il eut son cher ami pour ennemi implacable. Un grand de Portugal parlait à un grand d’Espagne, et lui disait à tout moment : « Votre Excellence. » Le Castillan lui répondait : « Votre courtoisie, vuestra merced ; » c’est le titre que l’on donne aux gens qui n’en ont pas. Le Portugais, piqué, appela l’Espagnol à son tour : Votre courtoisie ; l’autre lui donna alors de l’excellence. À la fin le Portugais, lassé, lui dit : « Pourquoi me donnez-vous toujours de la courtoisie quand je vous donne de l’excellence ? et pourquoi m’appelez-vous votre excellence quand je vous dis votre courtoisie ? — C’est que tous les titres me sont égaux, répondit humblement le Castillan, pourvu qu’il n’y ait rien d’égal entre vous et moi. »

La vanité des titres ne s’introduisit dans nos climats septentrionaux de l’Europe que quand les Romains eurent fait connaissance avec la sublimité asiatique. La plupart des rois de l’Asie étaient et sont encore cousins germains du soleil et de la lune : leurs sujets n’osent jamais prétendre à cette alliance ; et tel gouverneur de province qui s’intitule Muscade de consolation et Rose de plaisir, serait empalé s’il se disait parent le moins du monde de la lune et du soleil.

Constantin fut, je pense, le premier empereur romain qui chargea l’humilité chrétienne d’une page de noms fastueux. Il est vrai qu’avant lui on donnait du dieu aux empereurs. Mais ce mot dieu ne signifiait rien d’approchant de ce que nous entendons. Divus Augustus, divus Trajanus, voulaient dire saint Auguste, saint Trajan. On croyait qu’il était de la dignité de l’empire romain que l’âme de son chef allât au ciel après sa mort ; et souvent même on accordait le titre de saint, de divus, à l’empereur, en avancement d’hoirie. C’est à peu près par cette raison que les premiers patriarches de l’Église chrétienne s’appelaient tous votre sainteté. On les nommait ainsi pour les faire souvenir de ce qu’ils devaient être.

On se donne quelquefois à soi-même des titres fort humbles, pourvu qu’on en reçoive de fort honorables. Tel abbé qui s’intitule frère, se fait appeler monseigneur par ses moines. Le pape se nomme serviteur des serviteurs de Dieu. Un bon prêtre du Holstein écrivit un jour au pape Pie IV : À Pie IV, serviteur des serviteurs de Dieu. Il alla ensuite à Rome solliciter son affaire : et l’Inquisition le fit mettre en prison pour lui apprendre à écrire.

Il n’y avait autrefois que l’empereur qui eût le titre de majesté. Les autres rois s’appellaient votre altesse, votre sérénité, votre grâce. Louis XI fut le premier en France qu’on appela communément majesté, titre non moins convenable en effet à la dignité d’un grand royaume héréditaire qu’à une principauté élective. Mais on se servait du terme d’altesse avec les rois de France longtemps après lui ; et on voit encore des lettres à Henri III, dans lesquelles on lui donne ce titre. Les états d’Orléans ne voulurent point que la reine Catherine de Médicis fût appelée majesté. Mais peu à peu cette dernière dénomination prévalut. Le nom est indifférent ; il n’y a que le pouvoir qui ne le soit pas.

La chancellerie allemande, toujours invariable dans ses nobles usages, a prétendu jusqu’à nos jours ne devoir traiter tous les rois que de sérénité. Dans le fameux traité de Vestphalie, où la France et la Suède donnèrent des lois au saint empire romain, jamais les plénipotentiaires de l’empereur ne présentèrent de mémoires latins où sa sacrée majesté impériale ne traitât avec les sérénissimes rois de France et de Suède ; mais, de leur côté, les Français et les Suédois ne manquaient pas d’assurer que leurs sacrées majestés de France et de Suède avaient beaucoup de griefs contre le sérénissime empereur. Enfin dans le traité tout fut égal de part et d’autre. Les grands souverains ont, depuis ce temps, passé dans l’opinion des peuples pour être tous égaux : et celui qui a battu ses voisins a eu la prééminence dans l’opinion publique.

Philippe II fut la première majesté en Espagne : car la sérénité de Charles-Quint[76] ne devint majesté qu’à cause de l’empire. Les enfants de Philippe II furent les premières altesses, et ensuite ils furent altesses royales. Le duc d’Orléans, frère de Louis XIII, ne prit qu’en 1631 le titre d’altesse royale ; alors le prince de Condé prit celui d’altesse sérénissime, que n’osèrent s’arroger les ducs de Vendôme. Le duc de Savoie fut alors altesse royale, et devint ensuite majesté. Le grand-duc de Florence en fit autant, à la majesté près ; et enfin le czar, qui n’était connu en Europe que sous le nom de grand-duc, s’est déclaré empereur, et a été reconnu pour tel.

Il n’y avait anciennement que deux marquis d’Allemagne, deux en France, deux en Italie. Le marquis de Brandebourg est devenu roi, et grand roi : mais aujourd’hui nos marquis italiens et français sont d’une espèce un peu différente.

Qu’un bourgeois italien ait l’honneur de donner à dîner au légat de sa province, et que le légat en buvant lui dise : ' Monsieur le marquis, à votre santé, le voilà marquis, lui et ses enfants, à tout jamais. Qu’un provincial en France, qui possédera pour tout bien dans son village la quatrième partie d’une petite châtellenie ruinée, arrive à Paris ; qu’il y fasse un peu de fortune, ou qu’il ait l’air de l’avoir faite, il s’intitule dans ses actes : Haut et puissant seigneur, marquis et comte ; et son fils sera chez son notaire : Très-haut et très-puissant seigneur ; et comme cette petite ambition ne nuit en rien au gouvernement, ni à la société civile, on n’y prend pas garde. Quelques seigneurs français se vantent d’avoir des barons allemands dans leurs écuries ; quelques seigneurs allemands disent qu’ils ont des marquis français dans leurs cuisines ; il n’y a pas longtemps qu’un étranger, étant à Naples, fit son cocher duc. La coutume en cela est plus forte que l’autorité royale. Soyez peu connu à Paris, vous y serez comte ou marquis tant qu’il vous plaira ; soyez homme de robe ou de finance, et que le roi vous donne un marquisat bien réel, vous ne serez jamais pour cela monsieur le marquis. Le célèbre Samuel Bernard était plus comte que cinq cents comtes que nous voyons qui ne possèdent pas quatre arpents de terre ; le roi avait érigé pour lui sa terre de Coubert en bon comté. S’il se fût fait annoncer dans une visite : le comte Bernard, on aurait éclaté de rire. Il en va tout autrement en Angleterre. Si le roi donne à un négociant un titre de comte ou de baron, il reçoit sans difficulté de toute la nation le nom qui lui est propre. Les gens de la plus haute naissance, le roi lui-même, l’appellent : Milord, monseigneur. Il en est de même en Italie : il y a le protocole des monsignori. Le pape lui même leur donne ce titre. Son médecin est monsignore, et personne n’y trouve à redire.

En France le monseigneur est une terrible affaire. Un évêque n’était, avant le cardinal de Richelieu, que mon révérendissime père en Dieu[77].

Avant l’année 1635, non-seulement les évêques ne se monseigneurisaient pas, mais ils ne donnaient point du monseigneur aux cardinaux. Ces deux habitudes s’introduisirent par un évêque de Chartres, qui alla en camail et en rochet appeler monseigneur le cardinal de Richelieu ; sur quoi Louis XIII dit, si l’on en croit les Mémoires de l’archevêque de Toulouse, Montchal : « Ce Chartrain irait baiser le derrière du cardinal, et pousserait son nez dedans jusqu’à ce que l’autre lui dit : C’est assez. »

Ce n’est que depuis ce temps que les évêques se donnèrent réciproquement du monseigneur.

Cette entreprise n’essuya aucune contradiction dans le public. Mais comme c’était un titre nouveau que les rois n’avaient pas donné aux évêques, on continua dans les édits, déclarations, ordonnances, et dans tout ce qui émane de la cour, à ne les appeler que sieurs ; et messieurs du conseil n’écrivent jamais à un évêque que monsieur.

Les ducs et pairs ont eu plus de peine à se mettre en possession du monseigneur. La grande noblesse, et ce qu’on appelle la grande robe, leur refusent tout net cette distinction. Le comble des succès de l’orgueil humain est de recevoir des titres d’honneur de ceux qui croient être vos égaux ; mais il est bien difficile d’arriver à ce point : on trouve partout l’orgueil qui combat l’orgueil[78].

Quand les ducs exigèrent que les pauvres gentilshommes leur écrivissent monseigneur, les présidents à mortier en demandèrent autant aux avocats et aux procureurs. On a connu un président qui ne voulut pas se faire saigner, parce que son chirurgien lui avait dit : « Monsieur, de quel bras voulez-vous que je vous saigne ? » Il y eut un vieux conseiller de la grand’chambre qui en usa plus franchement. Un plaideur lui dit : Monseigneur, monsieur votre secrétaire... Le conseiller l’arrêta tout court : « Vous avez dit trois sottises en trois paroles : je ne suis point monseigneur, mon secrétaire n’est point monsieur, c’est mon clerc. »

Pour terminer ce grand procès de la vanité, il faudra un jour que tout le monde soit monseigneur dans la nation ; comme toutes les femmes, qui étaient autrefois mademoiselle, sont actuellement madame. Lorsqu’en Espagne un mendiant rencontre un autre gueux, il lui dit : « Seigneur, votre courtoisie a-t-elle pris son chocolat ? » Cette manière polie de s’exprimer élève l’âme et conserve la dignité de l’espèce.

[79] César et Pompée s’appelaient dans le sénat César et Pompée ; mais ces gens-là ne savaient pas vivre. Ils finissaient leurs lettres par vale, adieu. Nous étions, nous autres, il y a soixante ans, affectionnés serviteurs ; nous sommes devenus très-humbles et très-obéissants ; et actuellement nous avons l’honneur de l’être. Je plains notre postérité : elle ne pourra que difficilement ajouter à ces belles formules.

[80] Le duc d’Épernon, le premier des Gascons pour la fierté, mais qui n’était pas le premier des hommes d’État, écrivit avant de mourir au cardinal de Richelieu, et finit sa lettre par votre très-humble et très-obéissant ; mais se souvenant que le cardinal ne lui avait donné que du très-affectionné, il fit partir un exprès pour rattraper sa lettre, qui était déjà partie, la recommença, signa très-affectionné, et mourut ainsi au lit d’honneur.

[81] Nous avons dit ailleurs une grande partie de ces choses. Il est bon de les inculper pour corriger au moins quelques coqs d’Inde qui passent leur vie à faire la roue.

CERTAIN, CERTITUDE[82].

Je suis certain ; j’ai des amis ; ma fortune est sûre ; mes parents ne m’abandonneront jamais ; on me rendra justice ; mon ouvrage est bon, il sera bien reçu ; on me doit, on me payera ; mon amant sera fidèle, il l’a juré ; le ministre m’avancera, il l’a promis en passant : toutes paroles qu’un homme qui a un peu vécu raye de son dictionnaire.

Quand les juges condamnèrent Langlade, Lebrun, Calas, Sirven, Martin, Montbailli, et tant d’autres, reconnus depuis pour innocents, ils étaient certains, ou ils devaient l’être, que tous ces infortunés étaient coupables ; cependant ils se trompèrent.

Il y a deux manières de se tromper, de mal juger, de s’aveugler : celle d’errer en homme d’esprit, et celle de décider comme un sot.

Les juges se trompèrent en gens d’esprit dans l’affaire de Langlade, ils s’aveuglèrent sur des apparences qui pouvaient éblouir ; ils n’examinèrent point assez les apparences contraires ; ils se servirent de leur esprit pour se croire certains que Langlade avait commis un vol qu’il n’avait certainement pas commis ; et sur cette pauvre certitude incertaine de l’esprit humain, un gentilhomme fut appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, de là replongé sans secours dans un cachot, et condamné aux galères, où il mourut ; sa femme renfermée dans un autre cachot avec sa fille âgée de sept ans, laquelle depuis épousa un conseiller au même parlement qui avait condamné le père aux galères, et la mère au bannissement.

Il est clair que les juges n’auraient pas prononcé cet arrêt s’ils n’avaient été certains. Cependant, dès le temps même de cet arrêt, plusieurs personnes savaient que le vol avait été commis par un prêtre nommé Gagnat, associé avec un voleur de grand chemin ; et l’innocence de Langlade ne fut reconnue qu’après sa mort.

Ils étaient de même certains, lorsque, par une sentence en première instance, ils condamnèrent à la roue l’innocent Lebrun qui, par arrêt rendu sur son appel, fut brisé dans les tortures, et en mourut.

L’exemple des Calas[83] et des Sirven[84] est assez connu ; celui de Martin[85] l’est moins. C’était un bon agriculteur d’auprès de Bar en Lorraine. Un scélérat lui dérobe son habit, et va, sous cet habit, assassiner sur le grand chemin un voyageur qu’il savait chargé d’or, et dont il avait épié la marche. Martin est accusé ; son habit dépose contre lui ; les juges regardent cet indice comme une certitude. Ni la conduite passée du prisonnier, ni une nombreuse famille qu’il élevait dans la vertu, ni le peu de monnaie trouvé chez lui, probabilité extrême qu’il n’avait point volé le mort ; rien ne peut le sauver. Le juge subalterne se fait un mérite de sa rigueur. Il condamne l’innocent à être roué ; et, par une fatalité malheureuse, la sentence est confirmée à la Tournelle. Le vieillard Martin est rompu vif en attestant Dieu de son innocence jusqu’au dernier soupir. Sa famille se disperse ; son petit bien est confisqué. À peine ses membres rompus sont-ils exposés sur le grand chemin, que l’assassin qui avait commis le meurtre et le vol est mis en prison pour un autre crime ; il avoue, sur la roue à laquelle il est condamné à son tour, que c’est lui seul qui est coupable du crime pour lequel Martin a souffert la torture et la mort.

[86] Montbailli, qui dormait avec sa femme, est accusé d’avoir, de concert avec elle, tué sa mère, morte évidemment d’apoplexie : le conseil d’Arras condamne Montbailli à expirer sur la roue, et sa femme à être brûlée. Leur innocence est reconnue, mais après que Montbailli a été roué.

Écartons ici la foule de ces aventures funestes qui font gémir sur la condition humaine ; mais gémissons du moins sur la certitude prétendue que les juges croient avoir quand ils rendent de pareilles sentences.

Il n’y a nulle certitude, dès qu’il est physiquement ou moralement possible que la chose soit autrement. Quoi ! il faut une démonstration pour oser assurer que la surface d’une sphère est égale à quatre fois l’aire de son grand cercle, et il n’en faudra pas pour arracher la vie à un citoyen par un supplice affreux !

Si tel est le malheur de l’humanité qu’on soit obligé de se contenter d’extrêmes probabilités, il faut du moins consulter l’âge, le rang, la conduite de l’accusé, l’intérêt qu’il peut avoir eu à commettre le crime, l’intérêt de ses ennemis à le perdre ; il faut que chaque juge se dise : La postérité, l’Europe entière ne condamnera-t-elle pas ma sentence ? dormirai-je tranquille, les mains teintes du sang innocent ?

Passons de cet horrible tableau à d’autres exemples d’une certitude qui conduit droit à l’erreur.

« Pourquoi te charges-tu de chaînes, fanatique et malheureux santon ? pourquoi as-tu mis à ta vilaine verge un gros anneau de fer ? — C’est que je suis certain d’être placé un jour dans le premier des paradis, à côté du grand prophète. — Hélas ! mon ami, viens avec moi dans ton voisinage au mont Athos, et tu verras trois mille gueux qui sont certains que tu iras dans le gouffre qui est sous le pont aigu, et qu’ils iront tous dans le premier paradis. »

« Arrête, misérable veuve malabare ! ne crois point ce fou qui te persuade que tu seras réunie à ton mari dans les délices d’un autre monde si tu te brûles sur son bûcher. — Non, je me brûlerai ; je suis certaine de vivre dans les délices avec mon époux ; mon brame me l’a dit. »

Prenons des certitudes moins affreuses, et qui aient un peu plus de vraisemblance.

«[87] Quel âge a votre ami Christophe ? — Vingt-huit ans ; j’ai vu son contrat de mariage, son extrait baptistaire, je le connais dès son enfance ; il a vingt-huit ans, j’en ai la certitude, j’en suis certain. »

À peine ai-je entendu la réponse de cet homme si sûr de ce qu’il dit, et de vingt autres qui confirment la même chose, que j’apprends qu’on a antidaté par des raisons secrètes, et par un manège singulier, l’extrait baptistaire de Christophe. Ceux à qui j’avais parlé n’en savent encore rien ; cependant ils ont toujours la certitude de ce qui n’est pas.

Si vous aviez demandé à la terre entière avant le temps de Copernic : « Le soleil est-il levé ? s’est-il couché aujourd’hui ? » tous les hommes vous auraient répondu : « Nous en avons une certitude entière. » Ils étaient certains, et ils étaient dans l’erreur.

Les sortiléges, les divinations, les obsessions, ont été longtemps la chose du monde la plus certaine aux yeux de tous les peuples. Quelle foule innombrable de gens qui ont vu toutes ces belles choses, qui ont été certains ! Aujourd’hui cette certitude est un peu tombée.

Un jeune homme qui commence à étudier la géométrie vient me trouver ; il n’en est encore qu’à la définition des triangles. « N’êtes-vous pas certain, lui dis-je, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits ? » Il me répond que non-seulement il n’en est point certain, mais qu’il n’a pas même d’idée nette de cette proposition : je la lui démontre ; il en devient alors très-certain, et il le sera pour toute sa vie.

Voilà une certitude bien différente des autres : elles n’étaient que des probabilités, et ces probabilités examinées sont devenues des erreurs ; mais la certitude mathématique est immuable et éternelle.

J’existe, je pense, je sens de la douleur ; tout cela est-il aussi certain qu’une vérité géométrique ? Oui, tout douteur que je suis, je l’avoue. Pourquoi ? C’est que ces vérités sont prouvées par le même principe qu’une chose ne peut être et n’être pas en même temps. Je ne peux en même temps exister et n’exister pas, sentir et ne sentir pas. Un triangle ne peut en même temps avoir cent quatre-vingts degrés, qui sont la somme de deux angles droits, et ne les avoir pas.

La certitude physique de mon existence, de mon sentiment, et la certitude mathématique, sont donc de même valeur, quoiqu’elles soient d’un genre différent.

Il n’en est pas de même de la certitude fondée sur les apparences, ou sur les rapports unanimes que nous font les hommes.

Mais quoi ! me dites-vous, n’êtes-vous pas certain que Pékin existe ? n’avez-vous pas chez vous des étoffes de Pékin ? des gens de différents pays, de différentes opinions, et qui ont écrit violemment les uns contre les autres, en prêchant tous la vérité à Pékin, ne vous ont-ils pas assuré de l’existence de cette ville ? Je réponds qu’il m’est extrêmement probable qu’il y avait alors une ville de Pékin ; mais je ne voudrais point parier ma vie que cette ville existe ; et je parierai quand on voudra ma vie que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits.

On a imprimé dans le Dictionnaire encyclopédique une chose fort plaisante ; on y soutient qu’un homme devrait être aussi sûr, aussi certain que le maréchal de Saxe est ressuscité, si tout Paris le lui disait, qu’il est sûr que le maréchal de Saxe a gagné la bataille de Fontenoy, quand tout Paris le lui dit. Voyez, je vous prie, combien ce raisonnement est admirable : Je crois tout Paris quand il me dit une chose moralement possible ; donc je dois croire tout Paris quand il me dit une chose moralement et physiquement impossible.

Apparemment que l’auteur de cet article voulait rire, et que l’autre auteur qui s’extasie à la fin de cet article, et écrit contre lui-même, voulait rire aussi[88].

Pour nous, qui n’avons entrepris ce petit Dictionnaire que pour faire des questions, nous sommes bien loin d’avoir de la certitude[89].



CÉSAR[90].

On n’envisage point ici dans César le mari de tant de femmes et la femme de tant d’hommes ; le vainqueur de Pompée et des Scipions ; l’écrivain satirique qui tourne Caton en ridicule ; le voleur du trésor public qui se servit de l’argent des Romains pour asservir les Romains ; le triomphateur clément qui pardonnait aux vaincus ; le savant qui réforma le calendrier ; le tyran et le père de sa patrie, assassiné par ses amis et par son bâtard. Ce n’est qu’en qualité de descendant des pauvres barbares subjugués par lui que je considère cet homme unique.

Vous ne passez point par une seule ville de France, ou d’Espagne, ou des bords du Rhin, ou du rivage d’Angleterre vers Calais, que vous ne trouviez de bonnes gens qui se vantent d’avoir eu César chez eux. Des bourgeois de Douvres sont persuadés que César a bâti leur château ; et des bourgeois de Paris croient que le grand Châtelet est un de ses beaux ouvrages. Plus d’un seigneur de paroisse en France montre une vieille tour qui lui sert de colombier, et dit que c’est César qui a pourvu au logement de ses pigeons. Chaque province dispute à sa voisine l’honneur d’être la première en date à qui César donna les étrivières : c’est par ce chemin, non, c’est par cet autre qu’il passa pour venir nous égorger, et pour caresser nos femmes et nos filles, pour nous imposer des lois par interprètes, et pour nous prendre le très-peu d’argent que nous avions.

Les Indiens sont plus sages : nous avons vu[91] qu’ils savent confusément qu’un grand brigand, nommé Alexandre, passa chez eux après d’autres brigands, et ils n’en parlent presque jamais.

Un antiquaire italien, en passant il y a quelques années par Vannes en Bretagne, fut tout émerveillé d’entendre les savants de Vannes s’enorgueillir du séjour de César dans leur ville. « Vous avez sans doute, leur dit-il, quelques monuments de ce grand homme ?

— Oui, répondit le plus notable ; nous vous montrerons l’endroit où ce héros fit pendre tout le sénat de notre province au nombre de six cents. Des ignorants, qui trouvèrent dans le chenal de Kerantrait une centaine de poutres, en 1755, avancèrent dans les journaux que c’étaient des restes d’un pont de César ; mais je leur ai prouvé, dans ma dissertation de 1756, que c’étaient les potences où ce héros avait fait attacher notre parlement. Où sont les villes en Gaule qui puissent en dire autant ? Nous avons le témoignage du grand César lui-même : il dit, dans ses Commentaires, que nous sommes inconstants, et que nous préférons la liberté à la servitude. Il nous accuse[92] d’avoir été assez insolents pour prendre des otages des Romains à qui nous en avions donné, et de n’avoir pas voulu les rendre, à moins qu’on ne nous remît les nôtres. Il nous apprit à vivre.

— Il fit fort bien, répliqua le virtuose ; son droit était incontestable. On le lui disputait pourtant : car lorsqu’il eut vaincu les Suisses émigrants, au nombre de trois cent soixante et huit mille, et qu’il n’en resta plus que cent dix mille, vous savez qu’il eut une conférence en Alsace avec Arioviste, roi germain ou allemand, et que cet Arioviste lui dit : « Je viens piller les Gaules, et je ne souffrirai pas qu’un autre que moi les pille. » Après quoi ces bons Germains, qui étaient venus pour dévaster le pays, mirent entre les mains de leurs sorcières deux chevaliers romains, ambassadeurs de César ; et ces sorcières allaient les brûler et les sacrifier à leurs dieux, lorsque César vint les délivrer par une victoire. Avouons que le droit était égal des deux côtés ; et Tacite a bien raison de donner tant d’éloges aux mœurs des anciens Allemands. »

Cette conversation fit naître une dispute assez vive entre les savants de Vannes et l’antiquaire. Plusieurs Bretons ne concevaient pas quelle était la vertu des Romains d’avoir trompé toutes les nations des Gaules l’une après l’autre, de s’être servis d’elles tour à tour pour leur propre ruine, d’en avoir massacré un quart, et d’avoir réduit les trois autres quarts en servitude.

« Ah ! rien n’est plus beau, répliqua l’antiquaire ; j’ai dans ma poche une médaille à fleur de coin, qui représente le triomphe de César au Capitole : c’est une des mieux conservées. » Il montra sa médaille. Un Breton un peu brusque la prit et la jeta dans la rivière. « Que ne puis-je, dit-il, y noyer tous ceux qui se servent de leur puissance et de leur adresse pour opprimer les autres hommes ! Rome autrefois nous trompa, nous désunit, nous massacra, nous enchaîna. Et Rome aujourd’hui dispose encore de plusieurs de nos bénéfices. Est-il possible que nous ayons été si longtemps et en tant de façons pays d’obédience ? »

Je n’ajouterai qu’un mot à la conversation de l’antiquaire italien et du Breton, c’est que Perrot d’Ablancourt, le traducteur des Commentaires de César, dans son Épître dédicatoire au grand Condé, lui dit ces propres mots : « Ne vous semble-t-il pas, monseigneur, que vous lisiez la vie d’un philosophe chrétien ! » Quel philosophe chrétien que César ! je m’étonne qu’on n’en ait pas fait un saint. Les faiseurs d’épîtres dédicatoires disent de belles choses, et fort à propos !



CHAÎNE DES ÊTRES CRÉÉS.

[93] Cette gradation d’êtres qui s’élèvent depuis le plus léger atome jusqu’à l’Être suprême, cette échelle de l’infini frappe d’admiration. Mais quand on la regarde attentivement, ce grand fantôme s’évanouit, comme autrefois toutes les apparitions s’enfuyaient le matin au chant du coq.

L’imagination se complaît d’abord à voir le passage imperceptible de la matière brute à la matière organisée, des plantes aux zoophytes, de ces zoophytes aux animaux, de ceux-ci à l’homme, de l’homme aux génies, de ces génies revêtus d’un petit corps aérien à des substances immatérielles ; et enfin mille ordres différents de ces substances, qui de beautés en perfections s’élèvent jusqu’à Dieu même. Cette hiérarchie plaît beaucoup aux bonnes gens, qui croient voir le pape et ses cardinaux suivis des archevêques, des évêques ; après quoi viennent les curés, les vicaires, les simples prêtres, les diacres, les sous-diacres ; puis paraissent les moines, et la marche est fermée par les capucins.

Mais il y a peut-être un peu plus de distance entre Dieu et ses plus parfaites créatures qu’entre le saint-père et le doyen du sacré collége : ce doyen peut devenir pape ; mais le plus parfait des génies créés par l’Être suprême peut-il devenir Dieu ? n’y a-t-il pas l’infini entre Dieu et lui ?

Cette chaîne, cette gradation prétendue n’existe pas plus dans les végétaux et dans les animaux ; la preuve en est qu’il y a des espèces de plantes et d’animaux qui sont détruites. Nous n’avons plus de murex. Il était défendu aux Juifs de manger du griffon et de l’ixion ; ces deux espèces ont probablement disparu de ce monde, quoi qu’en dise Bochart[94] : où donc est la chaîne ?

Quand même nous n’aurions pas perdu quelques espèces, il est visible qu’on en peut détruire. Les lions, les rhinocéros commencent à devenir fort rares. Si le reste du monde avait imité les Anglais, il n’y aurait plus de loups sur la terre.

Il est probable qu’il y a eu des races d’hommes qu’on ne retrouve plus. Mais je veux qu’elles aient toutes subsisté, ainsi que les blancs, les nègres, les Cafres, à qui la nature a donné un tablier de leur peau, pendant du ventre à la moitié des cuisses, et les Samoyèdes dont les femmes ont un mamelon d’un bel ébène, etc.

N’y a-t-il pas visiblement un vide entre le singe et l’homme ? N’est-il pas aisé d’imaginer un animal à deux pieds sans plumes, qui serait intelligent sans avoir ni l’usage de la parole, ni notre figure, que nous pourrions apprivoiser, qui répondrait à nos signes, et qui nous servirait ? et entre cette nouvelle espèce et celle de l’homme, n’en pourrait-on pas imaginer d’autres ?

Par delà l’homme, vous logez dans le ciel, divin Platon, une file de substances célestes ; nous croyons, nous autres, à quelques-unes de ces substances, parce que la foi nous l’enseigne. Mais vous, quelle raison avez-vous d’y croire ? vous n’avez point parlé apparemment au génie de Socrate ; et le bonhomme Hérès, qui ressuscita exprès pour vous apprendre les secrets de l’autre monde, ne vous a rien appris de ces substances.

La prétendue chaîne n’est pas moins interrompue dans l’univers sensible.

Quelle gradation, je vous prie, entre vos planètes ! la Lune est quarante fois plus petite que notre globe. Quand vous avez voyagé de la Lune dans le vide, vous trouvez Vénus ; elle est environ aussi grosse que la terre. De là vous allez chez Mercure ; il tourne dans une ellipse qui est fort différente du cercle que parcourt Vénus ; il est vingt-sept fois plus petit que nous, le Soleil un million de fois plus gros, Mars cinq fois plus petit ; celui-là fait son tour en deux ans, Jupiter son voisin en douze, Saturne en trente ; et encore Saturne, le plus éloigné de tous, n’est pas si gros que Jupiter. Où est la gradation prétendue ?

Et puis, comment voulez-vous que dans de grands espaces vides il y ait une chaîne qui lie tout ? S’il y en a une, c’est certainement celle que Newton a découverte ; c’est elle qui fait graviter tous les globes du monde planétaire les uns vers les autres dans ce vide immense.

Platon tant admiré ! j’ai peur que vous ne nous ayez conté que des fables, et que vous n’ayez jamais parlé qu’en sophismes.

Platon ! vous avez fait bien plus de mal que vous ne croyez. Comment cela ? me demandera-t-on : je ne le dirai pas.



CHAÎNE ou GÉNÉRATION

DES ÉVÉNEMENTS.[95]

Le présent accouche, dit-on, de l’avenir. Les événements sont enchaînés les uns aux autres par une fatalité invincible ; c’est le destin qui, dans Homère, est supérieur à Jupiter même. Ce maître des dieux et des hommes déclare net qu’il ne peut empêcher Sarpédon son fils de mourir dans le temps marqué. Sarpédon était né dans le moment qu’il fallait qu’il naquît, et ne pouvait pas naître dans un autre ; il ne pouvait mourir ailleurs que devant Troie ; il ne pouvait être enterré ailleurs qu’en Lycie ; son corps devait dans le temps marqué produire des légumes qui devaient se changer dans la substance de quelques Lyciens ; ses héritiers devaient établir un nouvel ordre dans ses États ; ce nouvel ordre devait influer sur les royaumes voisins ; il en résultait un nouvel arrangement de guerre et de paix avec les voisins des voisins de la Lycie : ainsi de proche en proche la destinée de toute la terre a dépendu de la mort de Sarpédon, laquelle dépendait de l’enlèvement d’Hélène ; et cet enlèvement était nécessairement lié au mariage d’Hécube, qui, en remontant à d’autres événements, était lié à l’origine des choses.

Si un seul de ces faits avait été arrangé différemment, il en aurait résulté un autre univers ; or, il n’était pas possible que l’univers actuel n’existât pas ; donc il n’était pas possible à Jupiter de sauver la vie à son fils, tout Jupiter qu’il était.

Ce système de la nécessité et de la fatalité a été inventé de nos jours par Leibnitz, à ce qu’on dit, sous le nom de raison suffisante ; il est pourtant fort ancien : ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que souvent la plus petite cause produit les plus grands effets.

Milord Bolingbroke avoue que les petites querelles de Mme Marlborough et de Mme Masham lui firent naître l’occasion de faire le traité particulier de la reine Anne avec Louis XIV ; ce traité amena la paix d’Utrecht ; cette paix d’Utrecht affermit Philippe V sur le trône d’Espagne. Philipe V prit Naples et la Sicile sur la maison d’Autriche ; le prince espagnol qui est aujourd’hui roi de Naples doit évidemment son royaume à milady Masham : et il ne l’aurait pas eu, il ne serait peut-être même pas né, si la duchesse de Marlborough avait été plus complaisante envers la reine d’Angleterre. Son existence à Naples dépendait d’une sottise de plus ou de moins à la cour de Londres[96].

Examinez les situations de tous les peuples de l’univers ; elles sont ainsi établies sur une suite de faits qui paraissent ne tenir à rien, et qui tiennent à tout. Tout est rouage, poulie, corde, ressort, dans cette immense machine.

Il en est de même dans l’ordre physique. Un vent qui souffle du fond de l’Afrique et des mers australes amène une partie de l’atmosphère africaine, qui retombe en pluie dans les vallées des Alpes : ces pluies fécondent nos terres ; notre vent du nord à son tour envoie nos vapeurs chez les Nègres : nous faisons du bien à la Guinée, et la Guinée nous en fait. La chaîne s’étend d’un bout de l’univers à l’autre.

Mais il me semble qu’on abuse étrangement de la vérité de ce principe. On en conclut qu’il n’y a si petit atome dont le mouvement n’ait influé dans l’arrangement actuel du monde entier ; qu’il n’y a si petit accident, soit parmi les hommes, soit parmi les animaux, qui ne soit un chaînon essentiel de la grande chaîne du destin.

Entendons-nous : tout effet a évidemment sa cause, à remonter de cause en cause dans l’abîme de l’éternité ; mais toute cause n’a pas son effet, à descendre jusqu’à la fin des siècles. Tous les événements sont produits les uns par les autres, je l’avoue ; si le passé est accouché du présent, le présent accouche du futur ; tout a des pères, mais tout n’a pas toujours des enfants. Il en est ici précisément comme d’un arbre généalogique : chaque maison remonte, comme on sait, à Adam ; mais dans la famille il y a bien des gens qui sont morts sans laisser de postérité.

Il y a un arbre généalogique des événements de ce monde. Il est incontestable que les habitants des Gaules et de l’Espagne descendent de Gomer, et les Russes de Magog son frère cadet ; on trouve cette généalogie dans tant de gros livres ! Sur ce pied-là, on ne peut nier que le Grand Turc, qui descend aussi de Magog, ne lui ait l’obligation d’avoir été bien battu en 1769, par l’impératrice de Russie Catherine II. Cette aventure tient évidemment à d’autres grandes aventures. Mais que Magog ait craché à droite ou à gauche, auprès du mont Caucase, et qu’il ait fait deux ronds dans un puits ou trois, qu’il ait dormi sur le côté gauche ou sur le côté droit, je ne vois pas que cela ait influé beaucoup sur les affaires présentes.

Il faut songer que tout n’est pas plein dans la nature, comme Newton l’a démontré, et que tout mouvement ne se communique pas de proche en proche, jusqu’à faire le tour du monde, comme il l’a démontré encore. Jetez dans l’eau un corps de pareille densité, vous calculez aisément qu’au bout de quelque temps le mouvement de ce corps, et celui qu’il a communiqué à l’eau, sont anéantis : le mouvement se perd et se répare ; donc le mouvement que put produire Magog en crachant dans un puits ne peut avoir influé sur ce qui se passe aujourd’hui en Moldavie et en Valachie ; donc les événements présents ne sont pas les enfants de tous les événements passés : ils ont leurs lignes directes ; mais mille petites lignes collatérales ne leur servent à rien. Encore une fois, tout être a son père, mais tout être n’a pas des enfants[97].


CHANGEMENTS ARRIVÉS DANS LE GLOBE[98].

Quand on a vu de ses yeux une montagne s’avancer dans une plaine, c’est-à-dire un immense rocher de cette montagne se détacher et couvrir des champs, un château tout entier enfoncé dans la terre, un fleuve englouti qui sort ensuite de son abîme, des marques indubitables qu’un vaste amas d’eau inondait autrefois un pays habité aujourd’hui, et cent vestiges d’autres révolutions, on est alors plus disposé à croire les grands changements qui ont altéré la face du monde, que ne l’est une dame de Paris qui sait seulement que la place où est bâtie sa maison était autrefois un champ labourable. Mais une dame de Naples, qui a vu sous terre les ruines d’Herculanum, est encore moins asservie au préjugé qui nous fait croire que tout a toujours été comme il est aujourd’hui.

Y a-t-il eu un grand embrasement du temps d’un Phaéton ? rien n’est plus vraisemblable ; mais ce ne fut ni l’ambition de Phaéton ni la colère de Jupiter foudroyant qui causèrent cette catastrophe ; de même qu’en 1755 ce ne furent point les feux allumés si souvent dans Lisbonne par l’Inquisition qui ont attiré la vengeance divine, qui ont allumé les feux souterrains, et qui ont détruit la moitié de la ville : car Méquinez, Tétuan, et des hordes considérables d’Arabes, furent encore plus maltraités que Lisbonne ; et il n’y avait point d’Inquisition dans ces contrées.

L’île de Saint-Domingue, toute bouleversée depuis peu, n’avait pas déplu au grand Être plus que l’île de Corse. Tout est soumis aux lois physiques éternelles.

Le soufre, le bitume, le nitre, le fer, renfermés dans la terre, ont par leurs mélanges et par leurs explosions renversé mille cités, ouvert et fermé mille gouffres ; et nous sommes menacés tous les jours de ces accidents attachés à la manière dont ce monde est fabriqué, comme nous sommes menacés dans plusieurs contrées des loups et des tigres affamés pendant l’hiver.

Si le feu, que Démocrite croyait le principe de tout, a bouleversé une partie de la terre, le premier principe de Thalès, l’eau, a causé d’aussi grands changements.

La moitié de l’Amérique est encore inondée par les anciens débordements du Maragnon, de Rio de la Piata, du fleuve Saint-Laurent, du Mississipi, et de toutes les rivières perpétuellement augmentées par les neiges éternelles des montagnes les plus hautes de la terre, qui traversent ce continent d’un bout à l’autre. Ces déluges accumulés ont produit presque partout de vastes marais. Les terres voisines sont devenues inhabitables ; et la terre, que les mains des hommes auraient dû fertiliser, a produit des poisons.

La même chose était arrivée à la Chine et à l’Égypte ; il fallut une multitude de siècles pour creuser des canaux et pour dessécher les terres. Joignez à ces longs désastres les irruptions de la mer, les terrains qu’elle a envahis, et qu’elle a désertés, les îles qu’elle a détachées du continent, vous trouverez qu’elle a dévasté plus de quatre-vingt mille lieues carrées d’orient en occident, depuis le Japon jusqu’au mont Atlas.

L’engloutissement de l’île Atlantide par l’Océan peut être regardé avec autant de raison comme un point d’histoire que comme une fable. Le peu de profondeur de la mer Atlantique jusqu’aux Canaries pourrait être une preuve de ce grand événement ; et les îles Canaries pourraient bien être des restes de l’Atlantide.

Platon prétend, dans son Timée, que les prêtres d’Égypte, chez lesquels il a voyagé, conservaient d’anciens registres qui faisaient foi de la destruction de cette île abîmée dans la mer. Cette catastrophe, dit Platon, arriva neuf mille ans avant lui. Personne ne croira cette chronologie sur la foi seule de Platon ; mais aussi personne ne peut apporter contre elle aucune preuve physique, ni même aucun témoignage historique tiré des écrivains profanes.

Pline, dans son livre III, dit que de tout temps les peuples des côtes espagnoles méridionales ont cru que la mer s’était fait un passage entre Calpé et Abila : « Indigenæ columnas Herculis vocant, creduntque perfossas exclusa antea admisisse maria et rerum naturæ mutasse faciem. »

Un voyageur attentif peut se convaincre par ses yeux que les Cyclades, les Sporades, faisaient autrefois partie du continent de la Grèce, et surtout que la Sicile était jointe à l’Apulie. Les deux volcans de l’Etna et du Vésuve, qui ont les mêmes fondements sous la mer, le petit gouffre de Charybde, seul endroit profond de cette mer, la parfaite ressemblance des deux terrains, sont des témoignages non récusables : les déluges de Deucalion et d’Ogygès sont assez connus, et les fables inventées d’après cette vérité sont encore l’entretien de tout l’Occident.

Les anciens ont fait mention de plusieurs autres déluges en Asie. Celui dont parle Bérose arriva, selon lui, en Chaldée environ quatre mille trois ou quatre cents ans avant notre ère vulgaire ; et l’Asie fut inondée de fables au sujet de ce déluge, autant qu’elle le fut des débordements du Tigre et de l’Euphrate, et de tous les fleuves qui tombent dans le Pont-Euxin[99].

Il est vrai que ces débordements ne peuvent couvrir les campagnes que de quelques pieds d’eau ; mais la stérilité qu’ils apportent, la destruction des maisons et des ponts, la mort des bestiaux, sont des pertes qui demandent près d’un siècle pour être réparées. On sait ce qu’il en a coûté à la Hollande ; elle a perdu plus de la moitié d’elle-même depuis l’an 1050. Il faut encore qu’elle combatte tous les jours contre la mer, qui la menace, et elle n’a jamais employé tant de soldats pour résister à ses ennemis qu’elle emploie de travailleurs à se défendre continuellement des assauts d’une mer toujours prête à l’engloutir.

Le chemin par terre d’Égypte en Phénicie, en côtoyant le lac Sirbon, était autrefois très-praticable ; il ne l’est plus depuis très-longtemps. Ce n’est plus qu’un sable mouvant abreuvé d’une eau croupissante. En un mot, une grande partie de la terre ne serait qu’un vaste marais empoisonné et habité par des monstres, sans le travail assidu de la race humaine.

On ne parlera point ici du déluge universel de Noé. Il suffit de lire la sainte Écriture avec soumission. Le déluge de Noé est un miracle incompréhensible, opéré surnaturellement par la justice et la bonté d’une Providence ineffable, qui voulait détruire tout le genre humain coupable, et former un nouveau genre humain innocent. Si la race humaine nouvelle fut plus méchante que la première, et si elle devint plus criminelle de siècle en siècle, et de réforme en réforme, c’est encore un effet de cette Providence, dont il est impossible de sonder les profondeurs et dont nous adorons comme nous le devons les inconcevables mystères, transmis aux peuples d’Occident, depuis quelques siècles, par la traduction latine des Septante. Nous n’entrons jamais dans ces sanctuaires redoutables ; nous n’examinons dans nos Questions que la simple nature[100].



CHANT, MUSIQUE, MÉLOPÉE,

GESTICULATION, SALTATION[101].


Questions sur ces objets.

Un Turc pourra-t-il concevoir que nous ayons une espèce de chant pour le premier de nos mystères, quand nous le célébrons en musique ; une autre espèce, que nous appelons des motets, dans le même temple ; une troisième espèce à l’Opéra ; une quatrième à l’Opéra-Comique ?

De même pouvons-nous imaginer comment les anciens soufflaient dans leurs flûtes, récitaient sur leurs théâtres, la tête couverte d’un énorme masque ; et comment leur déclamation était notée ?

On promulguait les lois dans Athènes à peu près comme on chante dans Paris un air du Pont-Neuf. Le crieur public chantait un édit en se faisant accompagner d’une lyre.

C’est ainsi qu’on crie dans Paris, la rose et le bouton sur un ton, vieux passements d’argent à vendre sur un autre ; mais dans les rues de Paris on se passe de lyre.

Après la victoire de Chéronée, Philippe, père d’Alexandre, se mit à chanter le décret par lequel Démosthène lui avait fait déclarer la guerre, et battit du pied la mesure. Nous sommes fort loin de chanter dans nos carrefours nos édits sur les finances et sur les deux sous pour livre.

Il est très-vraisemblable que la mélopée, regardée par Aristote, dans sa Poétique, comme une partie essentielle de la tragédie, était un chant uni et simple comme celui de ce qu’on nomme la préface à la messe, qui est, à mon avis, le chant grégorien, et non l’ambrosien, mais qui est une vraie mélopée.

Quand les Italiens firent revivre la tragédie au XVIe siècle, le récit était une mélopée, mais qu’on ne pouvait noter : car qui peut noter des inflexions de voix qui sont des huitièmes, des seizièmes de ton ? on les apprenait par cœur. Cet usage fut reçu en France quand les Français commencèrent à former un théâtre, plus d’un siècle après les Italiens. La Sophonisbe de Mairet se chantait comme celle du Trissin, mais plus grossièrement ; car on avait alors le gosier un peu rude à Paris, ainsi que l’esprit. Tous les rôles des acteurs, mais surtout des actrices, étaient notés de mémoire par tradition. Mlle Beauval, actrice du temps de Corneille, de Racine et de Molière, me récita, il y a quelque soixante ans et plus, le commencement du rôle d’Émilie dans Cinna, tel qu’il avait été débité dans les premières représentations par la Beaupré[102].

Cette mélopée ressemblait à la déclamation d’aujourd’hui beaucoup moins que notre récit moderne ne ressemble à la manière dont on lit la gazette.

Je ne puis mieux comparer cette espèce de chant, cette mélopée, qu’à l’admirable récitatif de Lulli, critiqué par les adorateurs des doubles croches, qui n’ont aucune connaissance du génie de notre langue, et qui veulent ignorer combien cette mélodie fournit de secours à un acteur ingénieux et sensible.

La mélopée théâtrale périt avec la comédienne Duclos, qui n’ayant pour tout mérite qu’une belle voix, sans esprit et sans âme, rendit enfin ridicule ce qui avait été admiré dans la des Œillets et dans la Champmêlé.

Aujourd’hui on joue la tragédie sèchement : si on ne la réchauffait point par le pathétique du spectacle et de l’action, elle serait très-insipide. Notre siècle, recommandable par d’autres endroits, est le siècle de la sécheresse.

Est-il vrai que chez les Romains un acteur récitait, et un autre faisait les gestes ?

Ce n’est point par méprise que l’abbé Dubos imagina cette plaisante façon de déclamer. Tite-Live, qui ne néglige jamais de nous instruire des mœurs et des usages des Romains, et qui en cela est plus utile que l’ingénieux et satirique Tacite ; Tite-Live, dis-je, nous apprend[103] qu’Andronicus, s’étant enroué en chantant dans les intermèdes, obtint qu’un autre chantât pour lui tandis qu’il exécuterait la danse, et que de là vint la coutume de partager les intermèdes entre les danseurs et les chanteurs. « Dicitur cantum egisse magis vigente motu quum nihil vocis usus impediebat. » Il exprima le chant par la danse ; « cantum egisse magis vigente motu », avec des mouvements plus vigoureux.

Mais on ne partagea point le récit de la pièce entre un acteur qui n’eût fait que gesticuler, et un autre qui n’eût que déclamé. La chose aurait été aussi ridicule qu’impraticable. L’art des pantomimes, qui jouent sans parler, est tout différent, et nous en avons vu des exemples très-frappants ; mais cet art ne peut plaire que lorsqu’on représente une action marquée, un événement théâtral qui se dessine aisément dans l’imagination du spectateur. On peut représenter Orosmane tuant Zaïre, et se tuant lui-même ; Sémiramis se traînant, blessée, sur les marches du tombeau de Ninus, et tendant les bras à son fils. On n’a pas besoin de vers pour exprimer ces situations par des gestes, au son d’une symphonie lugubre et terrible. Mais comment deux pantomimes peindront-ils la dissertation de Maxime et de Cinna sur les gouvernements monarchiques et populaires ?

À propos de l’exécution théâtrale chez les Romains, l’abbé Dubos dit que les danseurs dans les intermèdes étaient toujours en robe. La danse exige un habit plus leste. On conserve précieusement dans le pays de Vaud une grande salle de bains bâtie par les Romains, dont le pavé est en mosaïque. Cette mosaïque, qui n’est point dégradée, représente des danseurs vêtus précisément comme les danseurs de l’Opéra. On ne fait pas ces observations pour relever des erreurs dans Dubos ; il n’y a nul mérite dans le hasard d’avoir vu ce monument antique qu’il n’avait point vu ; et on peut d’ailleurs être un esprit très-solide et très-juste, en se trompant sur un passage de Tite-Live.



CHARITÉ.

MAISONS DE CHARITÉ, DE BIENFAISANCE, HÔPITAUX,
HÔTELS-DIEU, etc.[104].

Cicéron parle en plusieurs endroits de la charité universelle, charitas humani generis[105] ; mais on ne voit point que la police et la bienfaisance des Romains aient établi de ces maisons de charité où les pauvres et les malades fussent soulagés aux dépens du public. Il y avait une maison pour les étrangers au port d’Ostia, qu’on appelait Xenodochium. Saint Jérôme rend aux Romains cette justice. Les hôpitaux pour les pauvres semblent avoir été inconnus dans l’ancienne Rome. Elle avait un usage plus noble, celui de fournir des blés au peuple. Trois cent vingt-sept greniers immenses étaient établis à Rome. Avec cette libéralité continuelle, on n’avait pas besoin d’hôpital, il n’y avait point de nécessiteux.

On ne pouvait fonder des maisons de charité pour les enfants trouvés ; personne n’exposait ses enfants ; les maîtres prenaient soin de ceux de leurs esclaves. Ce n’était point une honte à une fille du peuple d’accoucher. Les plus pauvres familles, nourries par la république, et ensuite par les empereurs, voyaient la subsistance de leurs enfants assurée.

Le mot de maison de charité suppose, chez nos nations modernes, une indigence que la forme de nos gouvernements n’a pu prévenir.

Le mot d’hôpital, qui rappelle celui d’hospitalité, fait souvenir d’une vertu célèbre chez les Grecs, qui n’existe plus ; mais aussi il exprime une vertu bien supérieure. La différence est grande entre loger, nourrir, guérir tous les malheureux qui se présentent, et recevoir chez vous deux ou trois voyageurs chez qui vous aviez aussi le droit d’être reçu. L’hospitalité, après tout, n’était qu’un échange. Les hôpitaux sont des monuments de bienfaisance.

Il est vrai que les Grecs connaissaient les hôpitaux sous le nom de Xenodokia pour les étrangers, Nozocomeia pour les malades, et de Ptôkia pour les pauvres. On lit dans Diogène de Laërce, concernant Bion, ce passage : « Il souffrit beaucoup par l’indigence de ceux qui étaient chargés du soin des malades. »

L’hospitalité entre particuliers s’appelait Idioxenia, et entre les étrangers Proxenia. De là on appelait Proxenos celui qui recevait et entretenait chez lui les étrangers au nom de toute la ville ; mais cette institution paraît avoir été fort rare.

Il n’est guère aujourd’hui de ville en Europe sans hôpitaux. Les Turcs en ont, et même pour les bêtes, ce qui semble outrer la charité. Il vaudrait mieux oublier les bêtes et songer davantage aux hommes.

Cette prodigieuse multitude de maisons de charité prouve évidemment une vérité à laquelle on ne fait pas assez d’attention : c’est que l’homme n’est pas si méchant qu’on le dit ; et que malgré toutes ses fausses opinions, malgré les horreurs de la guerre, qui le changent en bête féroce, on peut croire que cet animal est bon, et qu’il n’est méchant que quand il est effarouché, ainsi que les autres animaux : le mal est qu’on l’agace trop souvent.

Rome moderne a presque autant de maisons de charité que Rome antique avait d’arcs de triomphe et d’autres monuments de conquête. La plus considérable de ces maisons est une banque qui prête sur gages à deux pour cent, et qui vend les effets si l’emprunteur ne les retire pas dans le temps marqué. On appelle cette maison l’archiospedale, l’archihôpital. Il est dit qu’il y a presque toujours deux mille malades, ce qui ferait la cinquantième partie des habitants de Rome pour cette seule maison, sans compter les enfants qu’on y élève, et les pèlerins qu’on y héberge. De quels calculs ne faut-il pas rabattre ?

N’a-t-on pas imprimé dans Rome que l’hôpital de la Trinité avait couché et nourri pendant trois jours quatre cent quarante mille cinq cents pèlerins, et vingt-cinq mille cinq cents pèlerines, au jubilé de l’an 1600 ? Misson lui-même n’a-t-il pas dit que l’hôpital de l’Annonciade, à Naples, possède deux de nos millions de rente ?

Peut-être enfin qu’une maison de charité, fondée pour recevoir des pèlerins qui sont d’ordinaire des vagabonds, est plutôt un encouragement à la fainéantise qu’un acte d’humanité. Mais ce qui est véritablement humain, c’est qu’il y a dans Rome cinquante maisons de charité de toutes les espèces. Ces maisons de charité, de bienfaisance, sont aussi utiles et aussi respectables que les richesses de quelques monastères et de quelques chapelles sont inutiles et ridicules.

Il est beau de donner du pain, des vêtements, des remèdes, des secours en tout genre à ses frères ; mais quel besoin un saint a-t-il d’or et de diamants ? quel bien revient-il aux hommes que Notre-Dame de Lorette ait un plus beau trésor que le sultan des Turcs ? Lorette est une maison de vanité, et non de charité.

Londres, en comptant les écoles de charité, a autant de maisons de bienfaisance que Rome.

Le plus beau monument de bienfaisance qu’on ait jamais élevé est l’hôtel des Invalides, fondé par Louis XIV.

De tous les hôpitaux, celui où l’on reçoit journellement le plus de pauvres malades est l’Hôtel-Dieu de Paris. Il y en a eu souvent entre quatre à cinq mille à la fois. Dans ces cas, la multitude nuit à la charité même. C’est en même temps le réceptacle de toutes les horribles misères humaines, et le temple de la vraie vertu qui consiste à les secourir.

Il faudrait avoir souvent dans l’esprit le contraste d’une fête de Versailles, d’un opéra de Paris, où tous les plaisirs et toutes les magnificences sont réunis avec tant d’art ; et d’un hôtel-dieu, où toutes les douleurs, tous les dégoûts, et la mort, sont entassés avec tant d’horreur. C’est ainsi que sont composées les grandes villes.

Par une police admirable, les voluptés mêmes et le luxe servent la misère et la douleur. Les spectacles de Paris ont payé, année commune, un tribut de plus de cent mille écus à l’hôpital.

Dans ces établissements de charité, les inconvénients ont souvent surpassé les avantages. Une preuve des abus attachés à ces maisons, c’est que les malheureux qu’on y transporte craignent d’y être.

L’Hôtel-Dieu, par exemple, était très-bien placé autrefois dans le milieu de la ville auprès de l’Évêché. Il l’est très-mal quand la ville est trop grande, quand quatre ou cinq malades sont entassés dans chaque lit, quand un malheureux donne le scorbut à son voisin dont il reçoit la vérole, et qu’une atmosphère empestée répand les maladies incurables et la mort, non-seulement dans cet hospice destiné pour rendre les hommes à la vie, mais dans une grande partie de la ville à la ronde.

L’inutilité, le danger même de la médecine en ce cas, sont démontrés. S’il est si difficile qu’un médecin connaisse et guérisse une maladie d’un citoyen bien soigné dans sa maison, que sera-ce de cette multitude de maux compliqués, accumulés les uns sur les autres dans un lieu pestiféré ?

En tout genre souvent, plus le nombre est grand, plus mal on est.

M. de Chamousset, l’un des meilleurs citoyens et des plus attentifs au bien public, a calculé, par des relevés fidèles, qu’il meurt un quart des malades à l’Hôtel-Dieu, un huitième à l’hôpital de la Charité, un neuvième dans les hôpitaux de Londres, un trentième dans ceux de Versailles.

Dans le grand et célèbre hôpital de Lyon, qui a été longtemps un des mieux administrés de l’Europe, il ne mourait qu’un quinzième des malades, année commune.

On a proposé souvent de partager l’Hôtel-Dieu de Paris en plusieurs hospices mieux situés, plus aérés, plus salutaires ; l’argent a manqué pour cette entreprise.

Curtæ nescio quid semper abest rei.

(Hor., lib. III, od. xxiv.)

On en trouve toujours quand il s’agit d’aller faire tuer des hommes sur la frontière : il n’y en a plus quand il faut les sauver. Cependant l’Hôtel-Dieu de Paris possède plus d’un million de revenu, qui augmente chaque année, et les Parisiens l’ont doté à l’envi.

On ne peut s’empêcher de remarquer ici que Germain Brice, dans sa Description de Paris, en parlant de quelques legs faits par le premier président de Bellièvre à la salle de l’Hôtel-Dieu nommée Saint-Charles, dit « qu’il faut lire cette belle inscription gravée en lettres d’or dans une grande table de marbre, de la composition d’Olivier Patra de l’Académie française, un des plus beaux esprits de son temps, dont on a des plaidoyers fort estimés :

« Qui que tu sois qui entres dans ce saint lieu, tu n’y verras presque partout que des fruits de la charité du grand Pomponne. Les brocarts d’or et d’argent, et les beaux meubles qui paraient autrefois sa chambre, par une heureuse métamorphose servent maintenant aux nécessités des malades. Cet homme divin qui fut l’ornement et les délices de son siècle, dans le combat même de la mort, a pensé au soulagement des affligés. Le sang de Bellièvre s’est montré dans toutes les actions de sa vie. La gloire de ses ambassades n’est que trop connue, etc. »

L’utile Chamousset fit mieux que Germain Brice et Olivier Patni, l’un des plus beaux esprits du temps ; voici le plan dont il proposa de se charger à ses frais, avec une compagnie solvable.

Les administrateurs de l’Hôtel-Dieu portaient en compte la valeur de cinquante livres pour chaque malade, ou mort, ou guéri. M. de Chamousset et sa compagnie offraient de gérer pour cinquante livres seulement par guérison. Les morts allaient par-dessus le marché, et étaient à sa charge.

La proposition était si belle qu’elle ne fut point acceptée. On craignit qu’il ne pût la remplir. Tout abus qu’on veut réformer est le patrimoine de ceux qui ont plus de crédit que les réformateurs.

Une chose non moins singulière est que l’Hôtel-Dieu a seul le privilége de vendre la chair en carême à son profit, et il y perd. M. de Chamousset offrit de faire un marché où l’Hôtel-Dieu gagnerait : on le refusa, et on chassa le boucher qu’on soupçonna de lui avoir donné l’avis[106].

Ainsi chez les humains, par un abus fatal,
Le bien le plus parfait est la source du mal.

(Henriade, chant V, 43-44.)



CHARLATAN[107].

L’article Charlatan du Dictionnaire encyclopédique est rempli de vérités utiles, agréablement énoncées. M. le chevalier de Jaucourt y a développé le charlatanisme de la médecine.

On prendra ici la liberté d’y ajouter quelques réflexions. Le séjour des médecins est dans les grandes villes ; il n’y en a presque point dans les campagnes. C’est dans les grandes villes que sont les riches malades : la débauche, les excès de table, les passions, causent leurs maladies. Dumoulin, non pas le jurisconsulte, mais le médecin, qui était aussi bon praticien que l’autre, a dit en mourant qu’il laissait deux grands médecins après lui : la diète, et l’eau de la rivière.

En 1728[108], du temps de Lass[109], le plus fameux des charlatans de la première espèce, un autre, nommé Villars, confia à quelques amis que son oncle, qui avait vécu près de cent ans, et qui n’était mort que par accident, lui avait laissé le secret d’une eau qui pouvait aisément prolonger la vie jusqu’à cent cinquante années, pourvu qu’on fût sobre. Lorsqu’il voyait passer un enterrement, il levait les épaules de pitié : « Si le défunt, disait-il, avait bu de mon eau, il ne serait pas où il est. » Ses amis auxquels il en donna généreusement, et qui observèrent un peu le régime prescrit, s’en trouvèrent bien, et le prônèrent. Alors il vendit la bouteille six francs ; le débit en fut prodigieux. C’était de l’eau de la Seine avec un peu de nitre. Ceux qui en prirent et qui s’astreignirent à un peu de régime, surtout qui étaient nés avec un bon tempérament, recouvrèrent en peu de jours une santé parfaite. Il disait aux autres : « C’est votre faute si vous n’êtes pas entièrement guéris. Vous avez été intempérants et incontinents : corrigez-vous de ces deux vices, et vous vivrez cent cinquante ans pour le moins. » Quelques-uns se corrigèrent ; la fortune de ce bon charlatan s’augmenta comme sa réputation. L’abbé de Pons, l’enthousiaste, le mettait fort au-dessus du maréchal de Villars : « Il fait tuer des hommes, lui dit-il, et vous les faites vivre. »

On sut enfin que l’eau de Villars n’était que de l’eau de rivière : on n’en voulut plus, et on alla à d’autres charlatans.

Il est certain qu’il avait fait du bien, et qu’on ne pouvait lui reprocher que d’avoir vendu l’eau de la Seine un peu trop cher. Il portait les hommes à la tempérance, et par là il était supérieur à l’apothicaire Arnoult, qui a farci l’Europe de ses sachets contre l’apoplexie, sans recommander aucune vertu.

J’ai connu un médecin de Londres nommé Brown, qui pratiquait aux Barbades. Il avait une sucrerie et des nègres ; on lui vola une somme considérable ; il assembla ses nègres : « Mes amis, leur dit-il, le grand serpent m’a apparu pendant la nuit ; il m’a dit que le voleur aurait dans ce moment une plume de perroquet sur le bout du nez. » Le coupable sur-le-champ porte la main à son nez. « C’est toi qui m’as volé, dit le maître ; le grand serpent vient de m’en instruire ; » et il reprit son argent. On ne peut guère condamner une telle charlatanerie ; mais il fallait avoir affaire à des nègres.

Scipion le premier Africain, ce grand Scipion, fort différent d’ailleurs du médecin Brown, faisait croire volontiers à ses soldats qu’il était inspiré par les dieux. Cette grande charlatanerie était en usage dès longtemps. Peut-on blâmer Scipion de s’en être servi ? il fut peut-être l’homme qui fit le plus d’honneur à la république romaine ; mais pourquoi les dieux lui inspirèrent-ils de ne point rendre ses comptes ?

Numa fit mieux ; il fallait policer des brigands et un sénat qui était la portion de ces brigands la plus difficile à gouverner. S’il avait proposé ses lois aux tribus assemblées, les assassins de son prédécesseur lui auraient fait mille difficultés. Il s’adresse à la déesse Égérie, qui lui donne des pandectes de la part de Jupiter ; il est obéi sans contradiction, et il règne heureux. Ses institutions sont bonnes, son charlatanisme fait du bien ; mais si quelque ennemi secret avait découvert la fourberie, si on avait dit : Exterminons un fourbe qui prostitue le nom des dieux pour tromper les hommes, il courait risque d’être envoyé au ciel avec Romulus.

Il est probable que Numa prit très-bien ses mesures, et qu’il trompa les Romains pour leur profit, avec une habileté convenable au temps, aux lieux, à l’esprit des premiers Romains.

Mahomet fut vingt fois sur le point d’échouer ; mais enfin il réussit avec les Arabes de Médine, et on le crut intime ami de l’ange Gabriel. Si quelqu’un venait aujourd’hui annoncer dans Constantinople qu’il est le favori de l’ange Raphael, très-supérieur à Gabriel en dignité, et que c’est à lui seul qu’il faut croire, il serait empalé en place publique. C’est aux charlatans à bien prendre leur temps.

N’y avait-il pas un peu de charlatanisme dans Socrate avec son démon familier, et la déclaration précise d’Apollon, qui le proclama le plus sage de tous les hommes ? Comment Rollin, dans son histoire, peut-il raisonner d’après cet oracle ? comment ne fait-il pas connaître à la jeunesse que c’était une pure charlatanerie ? Socrate prit mal son temps. Peut-être cent ans plus tôt aurait-il gouverné Athènes.

Tout chef de secte en philosophie a été un peu charlatan : mais les plus grands de tous ont été ceux qui ont aspiré à la domination. Cromwell fut le plus terrible de tous nos charlatans. Il parut précisément dans le seul temps où il pouvait réussir : sous Élisabeth il aurait été pendu ; sous Charles II il n’eût été que ridicule. Il vint heureusement dans le temps où l’on était dégoûté des rois ; et son fils, dans le temps où l’on était las d’un protecteur.


DE LA CHARLATANERIE DES SCIENCES
ET DE LA LITTÉRATURE.

Les sciences ne pouvaient guère être sans charlatanerie. On veut faire recevoir ses opinions : le docteur subtil veut éclipser le docteur angélique ; le docteur profond veut régner seul. Chacun bâtit son système de physique, de métaphysique, de théologie scolastique : c’est à qui fera valoir sa marchandise. Vous avez des courtiers qui la vantent, des sots qui vous croient, des protecteurs qui vous appuient.

Y a-t-il une charlatanerie plus grande que de mettre les mots à la place des choses, et de vouloir que les autres croient ce que vous ne croyez pas vous-même ?

L’un établit des tourbillons de matière subtile, rameuse, globuleuse, striée, cannelée ; l’autre, des éléments de matière qui ne sont point matière, et une harmonie préétablie qui fait que l’horloge du corps sonne l’heure quand l’horloge de l’âme la montre par son aiguille. Ces chimères trouvent des partisans pendant quelques années. Quand ces drogues sont passées de mode, de nouveaux énergumènes montent sur le théâtre ambulant : ils bannissent les germes du monde, ils disent que la mer a produit les montagnes, et que les hommes ont autrefois été poissons.

Combien a-t-on mis de charlatanerie dans l’histoire, soit en étonnant le lecteur par des prodiges, soit en chatouillant la malignité humaine par des satires, soit en flattant des familles de tyrans par d’infâmes éloges ?

La malheureuse espèce qui écrit pour vivre est charlatane d’une autre manière. Un pauvre homme qui n’a point de métier, qui a eu le malheur d’aller au collége, et qui croit savoir écrire, va faire sa cour à un marchand libraire, et lui demande à travailler. Le marchand libraire sait que la plupart des gens domiciliés veulent avoir de petites bibliothèques, qu’il leur faut des abrégés et des titres nouveaux ; il ordonne à l’écrivain un abrégé de l’Histoire de Rapin Thoyras, un abrégé de l’Histoire de l’Église, un Recueil de bons mots tiré du Mènagiana, un Dictionnaire des grands hommes, où l’on place un pédant inconnu à côté de Cicéron, et un sonettiero d’Italie auprès de Virgile.

Un autre marchand libraire commande des romans, ou des traductions de romans. « Si vous n’avez pas d’imagination, dit-il à son ouvrier, vous prendrez quelques aventures dans Cyrus, dans Gusman d’Alfarache, dans les Mémoires secrets d’un homme de qualité, ou d’une femme de qualité ; et du total vous ferez un volume de quatre cents pages à vingt sous la feuille. »

Un autre marchand libraire donne les gazettes et les almanachs de dix années à un homme de génie. « Vous me ferez un extrait de tout cela, et vous me le rapporterez dans trois mois sous le nom d’Histoire fidèle du temps, par monsieur le chevalier de trois étoiles, lieutenant de vaisseau, employé dans les affaires étrangères. »

De ces sortes de livres il y en a environ cinquante mille en Europe ; et tout cela passe comme le secret de blanchir la peau, de noircir les cheveux, et la panacée universelle.


CHARLES IX[110].

Charles IX, roi de France, était, dit-on, un bon poëte. Il est sûr que ses vers étaient admirables de son vivant. Brantôme ne dit pas, à la vérité, que ce roi fût le meilleur poëte de l’Europe ; mais il assure qu’il « faisoit des quadrains fort gentiment, prestement, et in promptu, sans songer, comme j’en ay veu plusieurs... quand il faisoit mauvais temps, ou de pluye ou d’un extrême chaud, il envoyoit quérir messieurs les poëtes en son cabinet, et là passoit son temps avec eux, etc.[111] »

S’il avait toujours passé son temps ainsi, et surtout s’il avait fait de bons vers, nous n’aurions pas eu la Saint-Barthélemy ; il n’aurait pas tiré de sa fenêtre avec une carabine sur ses propres sujets[112] comme sur des perdreaux. Ne croyez-vous pas qu’il est impossible qu’un bon poëte soit un barbare ? Pour moi, j’en suis persuadé.

On lui attribue ces vers, faits en son nom pour Ronsard :

Ta lyre qui ravit par de si doux accords,
Te soumet les esprits dont je n’ai que les corps ;
Le maître elle l’en rend, et te sait introduire
Où le plus fier tyran ne peut avoir d’empire.

Ces vers sont bons, mais sont-ils de lui ? Ne sont-ils pas de son précepteur ? En voici de son imagination royale, qui sont un peu différents :

Il faut suivre ton roi qui l’aime par sus tous,
Pour les vers qui de toi coulent braves et doux ;
Et crois, si tu ne viens me trouver à Pontoise,
Qu’entre nous adviendra une très-grande noise.

L’auteur de la Saint-Barthélemy pourrait bien avoir fait ceux-là. Les vers de César sur Térence sont écrits avec un peu plus d’esprit et de goût. Ils respirent l’urbanité romaine. Ceux de François Ier et de Charles IX se ressentent de la grossièreté welche. Plût à Dieu que Charles IX eût fait plus de vers, même mauvais ! Une application constante aux arts aimables adoucit les mœurs.

Emollit mores, nec sinit esse feros.

(Ovid., II, de Ponto, ix, 48.)

Au reste, la langue française ne commença à se dérouiller un peu que longtemps après Charles IX. Voyez les lettres qu’on nous a conservées de François Ier. Tout est perdu fors l’honneur[113] est d’un digne chevalier ; mais en voici une qui n’est ni de Cicéron, ni de César.

« Tout à steure ynsi que je me volois mettre o lit est arrivé Laval, qui m’a aporté la serteneté du lèvement du siége. »

Nous avons quelques lettres de la main de Louis XIII, qui ne sont pas mieux écrites. On n’exige pas qu’un roi écrive des lettres comme Pline, ni qu’il fasse des vers comme Virgile ; mais personne n’est dispensé de bien parler sa langue. Tout prince qui écrit comme une femme de chambre a été fort mal élevé.



CHEMINS[114].

Il n’y a pas longtemps que les nouvelles nations de l’Europe ont commencé à rendre les chemins praticables, et à leur donner quelque beauté. C’est un des grands soins des empereurs mogols et de ceux de la Chine. Mais ces princes n’ont pas approché des Romains. La voie Appienne, l’Aurélienne, la Flaminienne, l’Émilienne, la Trajane, subsistent encore. Les seuls Romains pouvaient faire de tels chemins, et seuls pouvaient les réparer.

Bergier, qui d’ailleurs a fait un livre utile[115], insiste beaucoup sur ce que Salomon employa trente mille Juifs pour couper du bois sur le Liban, quatre-vingt mille pour maçonner son temple, soixante et dix mille pour les charrois, et trois mille six cents pour présider aux travaux. Soit ; mais il ne s’agissait pas là de grands chemins.

Pline dit qu’on employa trois cent mille hommes pendant vingt ans pour bâtir une pyramide en Égypte : je le veux croire ; mais voilà trois cent mille hommes bien mal employés. Ceux qui travaillèrent aux canaux de l’Égypte, à la grande muraille, aux canaux et aux chemins de la Chine ; ceux qui construisirent les voies de l’empire romain, furent plus avantageusement occupés que les trois cent mille misérables qui bâtirent des tombeaux en pointe pour faire reposer le cadavre d’un superstitieux égyptien.

On connaît assez les prodigieux ouvrages des Romains, les lacs creusés ou détournés, les collines aplanies, la montagne percée par Vespasien dans la voie Flaminienne l’espace de mille pieds de longueur, et dont l’inscription subsiste encore. Le Pausilippe n’en approche pas.

Il s’en faut beaucoup que les fondations de la plupart de nos maisons soient aussi solides que l’étaient les grands chemins dans le voisinage de Rome ; et ces voies publiques s’étendirent dans tout l’empire, mais non pas avec la même solidité : ni l’argent ni les hommes n’auraient pu y suffire.

Presque toutes les chaussées d’Italie étaient relevées sur quatre pieds de fondation. Lorsqu’on trouvait un marais sur le chemin, on le comblait. Si on rencontrait un endroit montagneux, on le joignait au chemin par une pente douce. On soutenait en plusieurs lieux ces chemins par des murailles.

Sur les quatre pieds de maçonnerie étaient posés de larges pierres de taille, des marbres épais de près d’un pied, et souvent larges de dix ; ils étaient piqués au ciseau, afin que les chevaux ne glissassent pas. On ne savait ce qu’on devait admirer davantage ou l’utilité ou la magnificence.

Presque toutes ces étonnantes constructions se firent aux dépens du trésor public. César répara et prolongea la voie Appienne de son propre argent ; mais son argent n’était que celui de la république.

Quels hommes employait-on à ces travaux ? les esclaves, les peuples domptés, les provinciaux qui n’étaient point citoyens romains. On travaillait par corvées, comme on fait en France et ailleurs, mais on leur donnait une petite rétribution.

Auguste fat le premier qui joignit les légions au peuple pour travailler aux grands chemins dans les Gaules, en Espagne, en Asie. Il perça les Alpes à la vallée qui porta son nom, et que les Piémontais et les Français appellent par corruption la vallée d’Aoste. Il fallut d’abord soumettre tous les sauvages qui habitaient ces cantons. On voit encore, entre le grand et le petit Saint-Bernard, l’arc de triomphe que le sénat lui érigea après cette expédition. Il perça encore les Alpes par un autre côté qui conduit à Lyon, et de là dans toute la Gaule. Les vaincus n’ont jamais fait pour eux-mêmes ce que firent les vainqueurs.

La chute de l’empire romain fut celle de tous les ouvrages publics, comme de toute police, de tout art, de toute industrie. Les grands chemins disparurent dans les Gaules, excepté quelques chaussées que la malheureuse reine Brunehaut fit réparer pour un peu de temps. À peine pouvait-on aller à cheval sur les anciennes voies, qui n’étaient plus que des abîmes de bourbe entremêlée de pierres. Il fallait passer par les champs labourables ; les charrettes faisaient à peine en un mois le chemin qu’elles font aujourd’hui en une semaine. Le peu de commerce qui subsista fut borné à quelques draps, quelques toiles, un peu de mauvaise quincaillerie, qu’on portait à dos de mulet dans des prisons à créneaux et à mâchicoulis, qu’on appelait châteaux, situées dans des marais ou sur la cime des montagnes couvertes de neige.

Pour peu qu’on voyageât pendant les mauvaises saisons, si longues et si rebutantes dans les climats septentrionaux, il fallait ou enfoncer dans la fange, ou gravir sur des rocs. Telles furent l’Allemagne et la France entière jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Tout le monde était en bottes ; on allait dans les rues sur des échasses dans plusieurs villes d’Allemagne.

Enfin sous Louis XIV on commença les grands chemins que les autres nations ont imités. On en a fixé la largeur à soixante pieds en 1720. Ils sont bordés d’arbres en plusieurs endroits jusqu’à trente lieues de la capitale ; cet aspect forme un coup d’œil admirable. Les voies militaires romaines n’étaient larges que de seize pieds, mais elles étaient infiniment plus solides. On n’était pas obligé de les réparer tous les ans comme les nôtres. Elles étaient embellies de monuments, de colonnes milliaires, et même de tombeaux superbes : car ni en Grèce ni en Italie il n’était permis de faire servir les villes de sépulture, encore moins les temples ; c’eût été un sacrilége. Il n’en était pas comme dans nos églises, où une vanité de barbares fait ensevelir à prix d’argent des bourgeois riches qui infectent le lieu même où l’on vient adorer Dieu, et où l’encens ne semble brûler que pour déguiser les odeurs des cadavres, tandis que les pauvres pourrissent dans le cimetière attenant, et que les uns et les autres répandent les maladies contagieuses parmi les vivants.

Les empereurs furent presque les seuls dont les cendres reposèrent dans des monuments érigés à Rome.

Les grands chemins de soixante pieds de large occupent trop de terrain. C’est environ quarante pieds de trop. La France a près de deux cents lieues ou environ de l’embouchure du Rhône du fond de la Bretagne, autant de Perpignan à Dunkerque. En comptant la lieue à deux mille cinq cents toises, cela fait cent vingt millions de pieds carrés pour deux seuls grands chemins, perdus pour l’agriculture. Cette perte est très-considérable dans un pays où les récoltes ne sont pas toujours abondantes.

On essaya de paver le grand chemin d’Orléans, qui n’était pas de cette largeur ; mais on s’aperçut depuis que rien n’était plus mal imaginé pour une route couverte continuellement de gros chariots. De ces pavés posés tout simplement sur la terre, les uns se baissent, les autres s’élèvent, le chemin devient raboteux, et bientôt impraticable ; il a fallu y renoncer.

Les chemins recouverts de gravier et de sable exigent un nouveau travail toutes les années. Ce travail nuit à la culture des terres, et ruine l’agriculteur.

M. Turgot, fils du prévôt des marchands, dont le nom est en bénédiction à Paris, et l’un des plus éclairés magistrats du royaume et des plus zélés pour le bien public, et le bienfaisant M. de Fontette, ont remédié autant qu’ils ont pu à ce fatal inconvénient dans les provinces du Limousin et de la Normandie[116].

On a prétendu[117] qu’on devait, à l’exemple d’Auguste et de Trajan, employer les troupes à la confection des chemins ; mais alors il faudrait augmenter la paye du soldat, et un royaume qui n’était qu’une province de l’empire romain, et qui est souvent obéré, peut rarement entreprendre ce que l’empire romain faisait sans peine.

C’est une coutume assez sage dans les Pays-Bas d’exiger de toutes les voitures un péage modique pour l’entretien des voies publiques. Ce fardeau n’est point pesant. Le paysan est à l’abri des vexations. Les chemins y sont une promenade continue très-agréable[118].

Les canaux sont beaucoup plus utiles. Les Chinois surpassent tous les peuples par ces monuments qui exigent un entretien continuel. Louis XIV, Colbert et Riquet, se sont immortalisés par le canal qui joint les deux mers ; on ne les a pas encore imités. Il n’est pas difficile de traverser une grande partie de la France par des canaux. Rien n’est plus aisé en Allemagne que de joindre le Rhin au Danube ; mais on a mieux aimé s’égorger et se ruiner pour la possession de quelques villages que de contribuer au bonheur du monde.



CHIEN[119].

Il semble que la nature ait donné le chien à l’homme pour sa défense et pour son plaisir. C’est de tous les animaux le plus fidèle : c’est le meilleur ami que puisse avoir l’homme.

Il paraît qu’il y en a plusieurs espèces absolument différentes. Comment imaginer qu’un lévrier vienne originairement d’un barbet ? il n’en a ni le poil, ni les jambes, ni le corsage, ni la tête, ni les oreilles, ni la voix, ni l’odorat, ni l’instinct. Un homme qui n’aurait vu, en fait de chiens, que des barbets ou des épagneuls, et qui verrait un lévrier pour la première fois, le prendrait plutôt pour un petit cheval nain que pour un animal de la race épagneule. Il est bien vraisemblable que chaque race fut toujours ce qu’elle est, sauf le mélange de quelques-unes en petit nombre.

Il est étonnant que le chien ait été déclaré immonde dans la loi juive, comme l’ixion, le griffon, le lièvre, le porc, l’anguille ; il faut qu’il y ait quelque raison physique ou morale que nous n’ayons pu encore découvrir.

Ce qu’on raconte de la sagacité, de l’obéissance, de l’amitié, du courage des chiens, est prodigieux, et est vrai. Le philosophe militaire Ulloa nous assure[120] que dans le Pérou les chiens espagnols reconnaissent les hommes de race indienne, les poursuivent et les déchirent ; que les chiens péruviens en font autant des Espagnols. Ce fait semble prouver que l’une et l’autre espèce de chiens retient encore la haine qui lui fut inspirée du temps de la découverte, et que chaque race combat toujours pour ses maîtres avec le même attachement et la même valeur.

Pourquoi donc le mot de chien est-il devenu une injure ? on dit, par tendresse, mon moineau, ma colombe, ma poule ; on dit même mon chat, quoique cet animal soit traître. Et quand on est fâché, on appelle les gens chiens ! Les Turcs, même sans être en colère, disent, par une horreur mêlée au mépris, les chiens de chrétiens. La populace anglaise, en voyant passer un homme qui par son maintien, son habit et sa perruque, a l’air d’être né vers les bords de la Seine ou de la Loire, l’appelle communément French dog, chien de Français. Cette figure de rhétorique n’est pas polie, et paraît injuste.

Le délicat Homère introduit d’abord le divin Achille, disant au divin Agarnemnon qu’il est impudent comme un chien. Cela pourrait justifier la populace anglaise.

Les plus zélés partisans du chien doivent confesser que cet animal a de l’audace dans les yeux ; que plusieurs sont hargneux ; qu’ils mordent quelquefois des inconnus en les prenant pour des ennemis de leurs maîtres, comme des sentinelles tirent sur les passants qui approchent trop de la contrescarpe. Ce sont là probablement les raisons qui ont rendu l’épithète de chien une injure ; mais nous n’osons décider.

Pourquoi le chien a-t-il été adoré ou révéré (comme on voudra) chez les Égyptiens ? C’est, dit-on, que le chien avertit l’homme. Plutarque nous apprend[121] qu’après que Cambyse eut tué leur bœuf Apis, et l’eut fait mettre à la broche, aucun animal n’osa manger les restes des convives, tant était profond le respect pour Apis ; mais le chien ne fut pas si scrupuleux, il avala du dieu. Les Égyptiens furent scandalisés comme on le peut croire, et Anubis perdit beaucoup de son crédit.

Le chien conserva pourtant l’honneur d’être toujours dans le ciel sous le nom du grand et du petit chien. Nous eûmes constamment les jours caniculaires.

Mais de tous les chiens, Cerbère fut celui qui eut le plus de réputation ; il avait trois gueules. Nous avons remarqué que tout allait par trois : Isis, Osiris et Orus, les trois premières divinités égyptiaques ; les trois frères, dieux du monde grec, Jupiter, Neptune et Pluton ; les trois parques ; les trois furies ; les trois juges d’enfer ; les trois gueules du chien de là-bas.

Nous nous apercevons ici avec douleur que nous avons omis l’article des chats ; mais nous nous consolons en renvoyant à leur histoire[122]. Nous remarquerons seulement qu’il n’y a point de chats dans les cieux, comme il y a des chèvres, des écrevisses, des taureaux, des béliers, des aigles, des lions, des poissons, des lièvres et des chiens. Mais en récompense, le chat fut consacré ou révéré, ou adoré du culte de dulie dans quelques villes, et peut-être de latrie par quelques femmes.


DE LA CHINE[123].

SECTION PREMIÈRE.

Nous avons assez remarqué ailleurs[124] combien il est téméraire et maladroit de disputer à une nation telle que la chinoise ses titres authentiques. Nous n’avons aucune maison en Europe dont l’antiquité soit aussi bien prouvée que celle de l’empire de la Chine. Figurons-nous un savant maronite du Mont-Athos, qui contesterait la noblesse des Morosini, des Tiepolo, et des autres anciennes maisons de Venise, des princes d’Allemagne, des Montmorency, des Châtillon, des Talleyrand de France, sous prétexte qu’il n’en est parlé ni dans saint Thomas, ni dans saint Bonaventure. Ce maronite passerait-il pour un homme de bon sens ou de bonne foi ?

Je ne sais quels lettrés de nos climats se sont effrayés de l’antiquité de la nation chinoise. Mais ce n’est point ici une affaire de scolastique. Laissez tous les lettrés chinois, tous les mandarins, tous les empereurs reconnaître Fo-hi pour un des premiers qui donnèrent des lois à la Chine, environ deux mille cinq ou six cents ans avant notre ère vulgaire. Convenez qu’il faut qu’il y ait des peuples avant qu’il y ait des rois. Convenez qu’il faut un temps prodigieux avant qu’un peuple nombreux, ayant inventé les arts nécessaires, se soit réuni pour se choisir un maître. Si vous n’en convenez pas, il ne nous importe. Nous croirons toujours sans vous que deux et deux font quatre.

Dans une province d’Occident, nommée autrefois la Celtique[125], on a poussé le goût de la singularité et du paradoxe jusqu’à dire que les Chinois n’étaient qu’une colonie d’Égypte, ou bien, si l’on veut, de Phénicie. On a cru prouver, comme on prouve tant d’autres choses, qu’un roi d’Égypte, appelé Ménès par les Grecs, était le roi de la Chine Yu, et qu’Atoès était Ki, en changeant seulement quelques lettres ; et voici de plus comme on a raisonné.

Les Égyptiens allumaient des flambeaux quelquefois pendant la nuit ; les Chinois allument des lanternes : donc les Chinois sont évidemment une colonie d’Égypte. Le jésuite Parennin, qui avait déjà vécu vingt-cinq ans à la Chine, et qui possédait également la langue et les sciences des Chinois, a réfuté toutes ces imaginations avec autant de politesse que de mépris. Tous les missionnaires, tous les Chinois à qui l’on conta qu’au bout de l’Occident on faisait la réforme de l’empire de la Chine, ne firent qu’en rire. Le P. Parennin répondit un peu plus sérieusement. Vos Égyptiens, disait-il, passèrent apparemment par l’Inde pour aller peupler la Chine. L’Inde alors était-elle peuplée ou non ? si elle l’était, aurait-elle laissé passer une armée étrangère ? si elle ne l’était pas, les Égyptiens ne seraient-ils pas restés dans l’Inde ? auraient-ils pénétré par des déserts et des montagnes impraticables jusqu’à la Chine, pour y aller fonder des colonies, tandis qu’ils pouvaient si aisément en établir sur les rivages fertiles de l’Inde et du Gange ?

Les compilateurs d’une histoire universelle, imprimée en Angleterre, ont voulu aussi dépouiller les Chinois de leur antiquité, parce que les jésuites étaient les premiers qui avaient bien fait connaître la Chine. C’est là sans doute une bonne raison pour dire à toute une nation : Vous en avez menti.

Il y a, ce me semble, une réflexion bien importante à faire sur les témoignages que Confutzée, nommé parmi nous Confucius, rend à l’antiquité de sa nation : c’est que Confutzée n’avait nul intérêt de mentir ; il ne faisait point le prophète ; il ne se disait point inspiré ; il n’enseignait point une religion nouvelle ; il ne recourait point aux prestiges ; il ne flatte point l’empereur sous lequel il vivait, il n’en parle seulement pas. C’est enfin le seul des instituteurs du monde qui ne se soit point fait suivre par des femmes.

J’ai connu un philosophe qui n’avait que le portrait de Confucius dans son arrière-cabinet ; il mit au bas ces quatre vers :

De la seule raison salutaire interprète,
Sans éblouir le monde, éclairant les esprits,
Il ne parla qu’en sage, et jamais en prophète ;
Cependant on le crut, et même en son pays[126].

J’ai lu ses livres avec attention ; j’en ai fait des extraits ; je n’y ai trouvé que la morale la plus pure, sans aucune teinture de charlatanisme. Il vivait six cents ans avant notre ère vulgaire[127]. Ses ouvrages furent commentés par les plus savants hommes de la nation. S’il avait menti, s’il avait fait une fausse chronologie, s’il avait parlé d’empereurs qui n’eussent point existé, ne se serait-il trouvé personne dans une nation savante qui eût réformé la chronologie de Confutzée ? Un seul Chinois a voulu le contredire, et il a été universellement bafoué.

Ce n’est pas ici la peine d’opposer le monument de la grande muraille de la Chine aux monuments des autres nations, qui n’en ont jamais approché ; ni de redire que les pyramides d’Égypte ne sont que des masses inutiles et puériles en comparaison de ce grand ouvrage ; ni de parler de trente-deux éclipses calculées dans l’ancienne chronique de la Chine, dont vingt-huit ont été vérifiées par les mathématiciens d’Europe ; ni de faire voir combien le respect des Chinois pour leurs ancêtres assure l’existence de ces mêmes ancêtres ; ni de répéter au long combien ce même respect a nui chez eux aux progrès de la physique, de la géométrie, et de l’astronomie.

On sait assez qu’ils sont encore aujourd’hui ce que nous étions tous il y a environ trois cents ans, des raisonneurs très-ignorants. Le plus savant Chinois ressemble à un de nos savants du XVe siècle qui possédait son Aristote. Mais on peut être un fort mauvais physicien et un excellent moraliste. Aussi c’est dans la morale et —dans l’économie politique, dans l’agriculture, dans les arts nécessaires, que les Chinois se sont perfectionnés. Nous leur avons enseigné tout le reste ; mais dans cette partie nous devions être leurs disciples.


De l’expulsion des missionnaires de la Chine.

Humainement parlant, et indépendamment des services que les jésuites pouvaient rendre à la religion chrétienne, n’étaient-ils pas bien malheureux d’être venus de si loin porter la discorde et le trouble dans le plus vaste royaume et le mieux policé de la terre ? Et n’était-ce pas abuser horriblement de l’indulgence et de la bonté des peuples orientaux, surtout après les torrents de sang versés à leur occasion au Japon ? scène affreuse dont cet empire n’a cru pouvoir prévenir les suites qu’en fermant ses ports à tous les étrangers.

Les jésuites avaient obtenu de l’empereur de la Chine Kang-hi la permission d’enseigner le catholicisme ; ils s’en servirent pour faire croire à la petite portion du peuple dirigé par eux qu’on ne pouvait servir d’autre maître que celui qui tenait la place de Dieu sur la terre, et qui résidait en Italie sur le bord d’une petite rivière nommée le Tibre ; que toute autre opinion religieuse, tout autre culte, était abominable aux yeux de Dieu, et qu’il punirait éternellement quiconque ne croirait pas aux jésuites ; que l’empereur Kang-hi, leur bienfaiteur, qui ne pouvait pas prononcer christ, parce que les Chinois n’ont point la lettre R, serait damné à tout jamais ; que l’empereur Yong-tching, son fils, le serait sans miséricorde ; que tous les ancêtres des Chinois et des Tartares l’étaient ; que leurs descendants le seraient, ainsi que tout le reste de la terre ; et que les révérends pères jésuites avaient une compassion vraiment paternelle de la damnation de tant d’âmes.

Ils vinrent à bout de persuader trois princes du sang tartare. Cependant l’empereur Kang-hi mourut à la fin de 1722. Il laissa l’empire à son quatrième fils Yong-tching, qui a été si célèbre dans le monde entier par la justice et par la sagesse de son gouvernement, par l’amour de ses sujets, et par l’expulsion des jésuites.

Ils commencèrent par baptiser les trois princes et plusieurs personnes de leur maison : ces néophytes eurent le malheur de désobéir à l’empereur en quelques points qui ne regardaient que le service militaire. Pendant ce temps-là même l’indignation de tout l’empire éclata contre les missionnaires ; tous les gouverneurs des provinces, tous les colaos, présentèrent contre eux des mémoires. Les accusations furent portées si loin qu’on mit aux fers les trois princes disciples des jésuites.

Il est évident que ce n’était pas pour avoir été baptisés qu’on les traita si durement, puisque les jésuites eux-mêmes avouent dans leurs lettres que pour eux ils n’essuyèrent aucune violence, et que même ils furent admis à une audience de l’empereur, qui les honora de quelques présents. Il est donc prouvé que l’empereur Yong-tching n’était nullement persécuteur ; et si les princes furent renfermés dans une prison vers la Tartarie, tandis qu’on traitait si bien leurs convertisseurs, c’est une preuve indubitable qu’ils étaient prisonniers d’État, et non pas martyrs.

L’empereur céda bientôt après aux cris de la Chine entière ; on demandait le renvoi des jésuites, comme depuis en France et dans d’autres pays on a demandé leur abolition. Tous les tribunaux de la Chine voulaient qu’on les fît partir sur-le-champ pour Macao, qui est regardé comme une place séparée de l’empire, et dont on a laissé toujours la possession aux Portugais avec garnison chinoise.

Yong-tching eut la bonté de consulter les tribunaux et les gouverneurs, pour savoir s’il y aurait quelque danger à faire conduire tous les jésuites dans la province de Kanton. En attendant la réponse il fit venir trois jésuites en sa présence, et leur dit ces propres paroles, que le P. Parennin rapporte avec beaucoup de bonne foi : « Vos Européans dans la province de Fo-Kien voulaient anéantir nos lois[128], et troublaient nos peuples ; les tribunaux me les ont déférés ; j’ai dû pourvoir à ces désordres ; il y va de l’intérêt de l’empire... Que diriez-vous si j’envoyais dans votre pays une troupe de bonzes et de lamas prêcher leur loi? comment les recevriez-vous ?... Si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même... Vous voulez que les Chinois se fassent chrétiens, votre loi le demande, je le sais bien ; mais alors que deviendrions-nous ? les sujets de vos rois. Les chrétiens ne croient que vous ; dans un temps de trouble ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’actuellement il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par mille et dix mille, alors il pourrait y avoir du désordre.

« La Chine au nord touche le royaume des Russes, qui n’est pas méprisable ; elle a au sud les Européans et leurs royaumes, qui sont encore plus considérables[129] ; et à l’ouest les princes de Tartarie, qui nous font la guerre depuis huit ans... Laurent Lange, compagnon du prince Ismaelof, ambassadeur du czar, demandait qu’on accordât aux Russes la permission d’avoir dans toutes les provinces une factorerie ; on ne le leur permit qu’à Pékin et sur les limites de Kalkas. Je vous permets de demeurer de même ici et à Kanton, tant que vous ne donnerez aucun sujet de plainte ; et si vous en donnez, je ne vous laisserai ni ici ni à Kanton. »

On abattit leurs maisons et leurs églises dans toutes les autres provinces. Enfin les plaintes contre eux redoublèrent. Ce qu’on leur reprochait le plus, c’était d’affaiblir dans les enfants le respect pour leurs pères, en ne rendant point les honneurs dus aux ancêtres ; d’assembler indécemment les jeunes gens et les filles dans les lieux écartés qu’ils appelaient églises ; de faire agenouiller les filles entre leurs jambes, et de leur parler bas en cette posture. Rien ne paraissait plus monstrueux à la délicatesse chinoise. L’empereur Yong-tching daigna même en avertir les jésuites ; après quoi il renvoya la plupart des missionnaires à Macao, mais avec des politesses et des attentions dont les seuls Chinois peut-être sont capables.

Il retint à Pékin quelques jésuites mathématiciens, entre autres ce même Parennin dont nous avons déjà parlé, et qui, possédant parfaitement le chinois et le tartare, avait souvent servi d’interprète. Plusieurs jésuites se cachèrent dans des provinces éloignées, d’autres dans Kanton même ; et on ferma les yeux.

Enfin l’empereur Yong-tching étant mort, son fils et son successeur Kien-Long acheva de contenter la nation en faisant partir pour Macao tous les missionnaires déguisés qu’on put trouver dans l’empire. Un édit solennel leur en interdit à jamais l’entrée. S’il en vient quelques-uns, on les prie civilement d’aller exercer leurs talents ailleurs. Point de traitement dur, point de persécution. On m’a assuré qu’en 1760, un jésuite de Rome étant allé à Kanton, et ayant été déféré par un facteur des Hollandais, le colao, gouverneur de Kanton, le renvoya avec un présent d’une pièce de soie, des provisions, et de l’argent.


Du prétendu athéisme de la Chine.

On a examiné plusieurs fois cette accusation d’athéisme, intentée par nos théologaux d’Occident contre le gouvernement chinois[130] à l’autre bout du monde ; c’est assurément le dernier excès de nos folies et de nos contradictions pédantesques. Tantôt on prétendait dans une de nos facultés que les tribunaux ou parlements de la Chine étaient idolâtres, tantôt qu’ils ne reconnaissaient point de Divinité ; et ces raisonneurs poussaient quelquefois leur fureur de raisonner jusqu’à soutenir que les Chinois étaient à la fois athées et idolâtres.

Au mois d’octobre 1700, la Sorbonne déclara hérétiques toutes les propositions qui soutenaient que l’empereur et les colaos[131] croyaient en Dieu. On faisait de gros livres dans lesquels on démontrait, selon la façon théologique de démontrer, que les Chinois n’adoraient que le ciel matériel.

Nil præter nubes et cœli numen adorant[132].

Mais s’ils adoraient ce ciel matériel, c’était donc là leur dieu. Ils ressemblaient aux Perses, qu’on dit avoir adoré le soleil ; ils ressemblaient aux anciens Arabes, qui adoraient les étoiles ; ils n’étaient donc ni fabricateurs d’idoles, ni athées. Mais un docteur n’y regarde pas de si près, quand il s’agit dans son tripot de déclarer une proposition hérétique et malsonnante.

Ces pauvres gens, qui faisaient tant de fracas en 1700 sur le ciel matériel des Chinois, ne savaient pas qu’en 1689 les Chinois, ayant fait la paix avec les Russes à Niptchou, qui est la limite des deux empires, ils érigèrent la même année, le 8 septembre, un monument de marbre sur lequel on grava en langue chinoise et en latin ces paroles mémorables :

« Si quelqu’un a jamais la pensée de rallumer le feu de la guerre, nous prions le Seigneur souverain de toutes choses, qui connaît les cœurs, de punir ces perfides, etc.[133] »

Il suffisait de savoir un peu de l’histoire moderne pour mettre fin à ces disputes ridicules ; mais les gens qui croient que le devoir de l’homme consiste à commenter saint Thomas et Scot ne s’abaissent pas à s’informer de ce qui se passe entre les plus grands empires de la terre.


SECTION II[134].

Nous allons chercher à la Chine de la terre, comme si nous n’en avions point ; des étoffes, comme si nous manquions d’étoffes ; une petite herbe pour infuser dans de l’eau, comme si nous n’avions point de simples dans nos climats. En récompense, nous voulons convertir les Chinois : c’est un zèle très-louable ; mais il ne faut pas leur contester leur antiquité, et leur dire qu’ils sont des idolâtres. Trouverait-on bon, en vérité, qu’un capucin, ayant été bien reçu dans un château des Montmorency, voulût leur persuader qu’ils sont nouveaux nobles, comme les secrétaires du roi, et les accuser d’être idolâtres, parce qu’il aurait trouvé dans ce château deux ou trois statues de connétables, pour lesquelles on aurait un profond respect ?

Le célèbre Wolf[135], professeur de mathématiques dans l’université de Hall, prononça un jour un très-bon discours à la louange de la philosophie chinoise ; il loua cette ancienne espèce d’hommes, qui diffère de nous par la barbe, par les yeux, par le nez, par les oreilles, et par le raisonnement ; il loua, dis-je, les Chinois d’adorer un Dieu suprême, et d’aimer la vertu ; il rendait cette justice aux empereurs de la Chine, aux colaos, aux tribunaux, aux lettrés. La justice qu’on rend aux bonzes est d’une espèce différente.

Il faut savoir que ce Wolf attirait à Hall un millier d’écoliers de toutes les nations. Il y avait dans la même université un professeur de théologie nommé Lange, qui n’attirait personne ; cet homme, au désespoir de geler de froid seul dans son auditoire, voulut, comme de raison, perdre le professeur de mathématiques ; il ne manqua pas, selon la coutume de ses semblables, de l’accuser de ne pas croire en Dieu.

Quelques écrivains d’Europe, qui n’avaient jamais été à la Chine, avaient prétendu que le gouvernement de Pékin était athée. Wolf avait loué les philosophes de Pékin, donc Wolf était athée ; l’envie et la haine ne font jamais de meilleurs syllogismes. Cet argument de Lange, soutenu d’une cabale et d’un protecteur, fut trouvé concluant par le roi du pays, qui envoya un dilemme en forme au mathématicien : ce dilemme lui donnait le choix de sortir de Hall dans vingt-quatre heures, ou d’être pendu. Et comme Wolf raisonnait fort juste, il ne manqua pas de partir ; sa retraite ôta au roi deux ou trois cent mille écus par an, que ce philosophe faisait entrer dans le royaume par l’affluence de ses disciples.

Cet exemple doit faire sentir aux souverains qu’il ne faut pas toujours écouter la calomnie, et sacrifier un grand homme à la fureur d’un sot. Revenons à la Chine.

De quoi nous avisons-nous, nous autres au bout de l’Occident, de disputer avec acharnement et avec des torrents d’injures, pour savoir s’il y avait eu quatorze princes, ou non, avant Fo-hi, empereur de la Chine, et si ce Fo-hi vivait trois mille, ou deux mille neuf cents ans avant notre ère vulgaire ? Je voudrais bien que deux Irlandais s’avisassent de se quereller à Dublin pour savoir quel fut, au XIIe siècle, le possesseur des terres que j’occupe aujourd’hui ; n’est-il pas évident qu’ils devraient s’en rapporter à moi, qui ai les archives entre mes mains ? Il en est de même à mon gré des premiers empereurs de la Chine ; il faut s’en rapporter aux tribunaux du pays.

Disputez tant qu’il vous plaira sur les quatorze princes qui régnèrent avant Fo-hi, votre belle dispute n’aboutira qu’à prouver que la Chine était très-peuplée alors, et que les lois y régnaient. Maintenant, je vous demande si une nation assemblée, qui a des lois et des princes, ne suppose pas une prodigieuse antiquité ? Songez combien de temps il faut pour qu’un concours singulier de circonstances fasse trouver le fer dans les mines, pour qu’on l’emploie à l’agriculture, pour qu’on invente la navette et tous les autres arts.

Ceux qui font les enfants à coups de plume ont imaginé un fort plaisant calcul. Le jésuite Pétau, par une belle supputation, donne à la terre, deux cent quatre-vingt-cinq ans après le déluge, cent fois plus d’habitants qu’on n’ose lui en supposer à présent. Les Cumberland et les Whiston ont fait des calculs aussi comiques ; ces bonnes gens n’avaient qu’à consulter les registres de nos colonies en Amérique, ils auraient été bien étonnés, ils auraient appris combien peu le genre humain se multiplie, et qu’il diminue très-souvent au lieu d’augmenter.

Laissons donc, nous qui sommes d’hier, nous descendants des Celtes, qui venons de défricher les forêts de nos contrées sauvages ; laissons les Chinois et les Indiens jouir en paix de leur beau climat et de leur antiquité. Cessons surtout d’appeler idolâtres l’empereur de la Chine et le soubab de Dékan. Il ne faut pas être fanatique du mérite chinois : la constitution de leur empire est à la vérité la meilleure qui soit au monde ; la seule qui soit toute fondée sur le pouvoir paternel ; la seule dans laquelle un gouverneur de province soit puni quand, en sortant de charge, il n’a pas eu les acclamations du peuple ; la seule qui ait institué des prix pour la vertu, tandis que partout ailleurs les lois se bornent à punir le crime ; la seule qui ait fait adopter ses lois à ses vainqueurs, tandis que nous sommes encore sujets aux coutumes des Burgundiens, des Francs et des Goths, qui nous ont domptés. Mais on doit avouer que le petit peuple, gouverné par des bonzes, est aussi fripon que le nôtre ; qu’on y vend tout fort cher aux étrangers, ainsi que chez nous ; que dans les sciences, les Chinois sont encore au terme où nous étions il y a deux cents ans ; qu’ils ont comme nous mille préjugés ridicules ; qu’ils croient aux talismans, à l’astrologie judiciaire, comme nous y avons cru longtemps.

Avouons encore qu’ils ont été étonnés de notre thermomètre, de notre manière de mettre des liqueurs à la glace avec du salpêtre, et de toutes les expériences de Toricelli et d’Otto de Guericke, tout comme nous le fûmes lorsque nous vîmes ces amusements de physique pour la première fois ; ajoutons que leurs médecins ne guérissent pas plus les maladies mortelles que les nôtres, et que la nature toute seule guérit à la Chine les petites maladies comme ici ; mais tout cela n’empêche pas que les Chinois, il y a quatre mille ans, lorsque nous ne savions pas lire, ne sussent toutes les choses essentiellement utiles dont nous nous vantons aujourd’hui[136].

La religion des lettrés, encore une fois, est admirable. Point de superstitions, point de légendes absurdes, point de ces dogmes qui insultent à la raison et à la nature, et auxquels des bonzes donnent mille sens différents, parce qu’ils n’en ont aucun. Le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles. Ils sont ce que nous pensons qu’étaient Seth, Énoch et Noé ; ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis qu’en Europe on se partage entre Thomas et Bonaventure, entre Calvin et Luther, entre Jansénius et Molina.

CHRÉTIENS CATHOLIQUES[137].

CHRISTIANISME[138].

SECTION PREMIÈRE[139].

Établissement du christianisme, dans son état civil et politique.

Dieu nous garde d’oser mêler ici le divin au profane ! nous ne sondons point les voies de la Providence. Hommes, nous ne parlons qu’à des hommes.

Lorsque Antoine et ensuite Auguste eurent donné la Judée à l’Arabe Hérode, leur créature et leur tributaire, ce prince, étranger chez les Juifs, devint le plus puissant de tous leurs rois. Il eut des ports sur la Méditerranée, Ptolémaïde, Ascalon. Il bâtit des villes ; il éleva un temple au dieu Apollon dans Rhodes, un temple à Auguste dans Césarée. Il bâtit de fond en comble celui de Jérusalem, et il en fit une très-forte citadelle. La Palestine, sous son règne, jouit d’une profonde paix. Enfin il fut regardé comme un messie, tout barbare qu’il était dans sa famille, et tout tyran de son peuple dont il dévorait la substance pour subvenir à ses grandes entreprises. Il n’adorait que César, et il fut presque adoré des hérodiens.

La secte des Juifs était répandue depuis longtemps dans l’Europe et dans l’Asie ; mais ses dogmes étaient entièrement ignorés. Personne ne connaissait les livres juifs, quoique plusieurs fussent, dit-on, déjà traduits en grec dans Alexandrie. On ne savait des Juifs que ce que les Turcs et les Persans savent aujourd’hui des Arméniens, qu’ils sont des courtiers de commerce, des agents de change. Du reste, un Turc ne s’informe jamais si un Arménien est eutichéen, ou jacobite, ou chrétien de saint Jean, ou arien.

Le théisme de la Chine, et les respectables livres de Confutzée, qui vécut environ six cents ans avant Hérode, étaient encore plus ignorés des nations occidentales que les rites juifs.

Les Arabes, qui fournissaient les denrées précieuses de l’Inde aux Romains, n’avaient pas plus d’idée de la théologie des brachmanes que nos matelots qui vont à Pondichéry ou à Madras, Les femmes indiennes étaient en possession de se brûler sur le corps de leurs maris de temps immémorial ; et ces sacrifices étonnants, qui sont encore en usage, étaient aussi ignorés des Juifs que les coutumes de l’Amérique. Leurs livres, qui parlent de Gog et de Magog, ne parlent jamais de l’Inde.

L’ancienne religion de Zoroastre était célèbre, et n’en était pas plus connue dans l’empire romain. On savait seulement en général que les mages admettaient une résurrection, un paradis, un enfer ; et il fallait bien que cette doctrine eût percé chez les Juifs voisins de la Chaldée, puisque la Palestine était partagée du temps d’Hérode entre les pharisiens, qui commençaient à croire le dogme de la résurrection, et les saducéens, qui ne regardaient cette doctrine qu’avec mépris.

Alexandrie, la ville la plus commerçante du monde entier, était peuplée d’Égyptiens, qui adoraient Sérapis et qui consacraient des chats ; de Grecs, qui philosophaient ; de Romains, qui dominaient ; de Juifs, qui s’enrichissaient. Tous ces peuples s’acharnaient à gagner de l’argent, à se plonger dans les plaisirs ou dans le fanatisme, à faire ou à défaire des sectes de religion, surtout dans l’oisiveté qu’ils goûtèrent dès qu’Auguste eut fermé le temple de Janus.

Les Juifs étaient divisés en trois factions principales : celle des Samaritains se disait la plus ancienne, parce que Samarie (alors Sebaste) avait subsisté pendant que Jérusalem fut détruite avec son temple sous les rois de Babylone ; mais ces Samaritains étaient un mélange de Persans et de Palestins.

La seconde faction, et la plus puissante, était celle des Jérosolymites. Ces Juifs, proprement dits, détestaient ces Samaritains, et en étaient détestés. Leurs intérêts étaient tout opposés. Ils voulaient qu’on ne sacrifiât que dans le temple de Jérusalem. Une telle contrainte eût attiré beaucoup d’argent dans cette ville. C’était par cette raison-là même que les Samaritains ne voulaient sacrifier que chez eux. Un petit peuple, dans une petite ville, peut n’avoir qu’un temple ; mais dès que ce peuple s’est étendu dans soixante et dix lieues de pays en long, et dans vingt-trois en large, comme fit le peuple juif ; dès que son territoire est presque aussi grand et aussi peuplé que le Languedoc ou la Normandie, il est absurde de n’avoir qu’une église. Où en seraient les habitants de Montpellier s’ils ne pouvaient entendre la messe qu’à Toulouse ?

La troisième faction était des Juifs hellénistes, composée principalement de ceux qui commerçaient, et qui exerçaient des métiers en Égypte et en Grèce. Ceux-là avaient le même intérêt que les Samaritains. Onias, fils d’un grand-prêtre juif, et qui voulait être grand-prêtre aussi, obtint du roi d’Égypte Ptolémée Philométor, et surtout de Cléopâtre sa femme, la permission de bâtir un temple juif auprès de Bubaste. Il assura la reine Cléopâtre qu’Isaïe avait prédit qu’un jour le Seigneur aurait un temple dans cet endroit-là. Cléopâtre, à qui il fit un beau présent, lui manda que puisque Isaïe l’avait dit, il fallait l’en croire. Ce temple fut nommé l’Onion ; et si Onias ne fut pas grand-sacrificateur, il fut capitaine d’une troupe de milice. Ce temple fut construit cent soixante ans avant notre ère vulgaire. Les Juifs de Jérusalem eurent toujours cet Onion en horreur, aussi bien que la traduction dite des Septante. Ils instituèrent même une fête d’expiation pour ces deux prétendus sacriléges.

Les rabbins de l’Onion, mêlés avec les Grecs, devinrent plus savants (à leur mode) que les rabbins de Jérusalem et de Samarie ; et ces trois factions commencèrent à disputer entre elles sur des questions de controverse, qui rendent nécessairement l’esprit subtil, faux, et insociable.

Les Juifs égyptiens, pour égaler l’austérité des esséniens et des judaïtes de la Palestine, établirent, quelque temps avant le christianisme, la secte des thérapeutes, qui se vouèrent comme eux à une espèce de vie monastique et à des mortifications.

Ces différentes sociétés étaient des imitations des anciens mystères égyptiens, persans, thraciens, grecs, qui avaient inondé la terre depuis l’Euphrate et le Nil jusqu’au Tibre.

Dans les commencements, les initiés admis à ces confréries étaient en petit nombre, et regardés comme des hommes privilégiés, séparés de la multitude ; mais du temps d’Auguste, leur nombre fut très-considérable ; de sorte qu’on ne parlait que de religion du fond de la Syrie au mont Atlas et à l’Océan germanique.

Parmi tant de sectes et de cultes s’était établie l’école de Platon, non-seulement dans la Grèce, mais à Rome, et surtout dans l’Égypte. Platon avait passé pour avoir puisé sa doctrine chez les Égyptiens ; et ceux-ci croyaient revendiquer leur propre bien en faisant valoir les idées archétypes platoniques, son verbe, et l’espèce de trinité qu’on débrouille dans quelques ouvrages de Platon.

Il paraît que cet esprit philosophique, répandu alors sur tout l’Occident connu, laissa du moins échapper quelques étincelles d’esprit raisonneur vers la Palestine.

Il est certain que, du temps d’Hérode, on disputait sur les attributs de la Divinité, sur l’immortalité de l’esprit humain, sur la résurrection des corps. Les Juifs racontent que la reine Cléopâtre leur demanda si on ressusciterait nu ou habillé.

Les Juifs raisonnaient donc à leur manière. L’exagérateur Josèphe était très-savant pour un militaire. Il y avait d’autres savants dans l’état civil, puisqu’un homme de guerre l’était. Philon, son contemporain, aurait eu de la réputation parmi les Grecs. Gamaliel, le maître de saint Paul, était un grand controversiste. Les auteurs de la Mishna furent des polymathes.

La populace s’entretenait de religion chez les Juifs, comme nous voyons aujourd’hui en Suisse, à Genève, en Allemagne, en Angleterre, et surtout dans les Cévennes, les moindres habitants agiter la controverse. Il y a plus, des gens de la lie du peuple ont fondé des sectes : Fox en Angleterre, Muncer en Allemagne, les premiers réformés en France. Enfin, en faisant abstraction du grand courage de Mahomet, il n’était qu’un marchand de chameaux.

Ajoutons à tous ces préliminaires que, du temps d’Hérode, on s’imagina que le monde était près de sa fin, comme nous l’avons déjà remarqué[140].

Ce fut dans ces temps préparés par la divine Providence qu’il plut au Père éternel d’envoyer son Fils sur la terre : mystère adorable et incompréhensible auquel nous ne touchons pas.

Nous disons seulement que dans ces circonstances, si Jésus prêcha une morale pure ; s’il annonça un prochain royaume des cieux pour la récompense des justes ; s’il eut des disciples attachés à sa personne et à ses vertus ; si ces vertus mêmes lui attirèrent les persécutions des prêtres ; si la calomnie le fit mourir d’une mort infâme, sa doctrine, constamment annoncée par ses disciples, dut faire un très-grand effet dans le monde. Je ne parle, encore une fois, qu’humainement : je laisse à part la foule des miracles et des prophéties. Je soutiens que le christianisme dut plus réussir par sa mort que s’il n’avait pas été persécuté. On s’étonne que ses disciples aient fait de nouveaux disciples ; je m’étonnerais bien davantage s’ils n’avaient pas attiré beaucoup de monde dans leur parti. Soixante et dix personnes convaincues de l’innocence de leur chef, de la pureté de ses mœurs et de la barbarie de ses juges, doivent soulever bien des cœurs sensibles.

Le seul Saül Paul, devenu l’ennemi de Gamaliel, son maître (quelle qu’en ait été la raison), devait, humainement parlant, attirer mille hommages à Jésus, quand même Jésus n’aurait été qu’un homme de bien opprimé. Saint Paul était savant, éloquent, véhément, infatigable, instruit dans la langue grecque, secondé de zélateurs bien plus intéressés que lui à défendre la réputation de leur maître. Saint Luc était un Grec d’Alexandrie[141], homme de lettres puisqu’il était médecin.

Le premier chapitre de saint Jean est d’une sublimité platonicienne qui dut plaire aux platoniciens d’Alexandrie. Et en effet il se forma bientôt dans cette ville une école fondée par Luc, ou par Marc (soit l’évangéliste, soit un autre), perpétuée par Athénagore, Panthène, Origène, Clément, tous savants, tous éloquents. Cette école une fois établie, il était impossible que le christianisme ne fît pas des progrès rapides.

La Grèce, la Syrie, l’Égypte, étaient les théâtres de ces célèbres anciens mystères qui enchantaient les peuples. Les chrétiens eurent leurs mystères comme eux. On dut s’empresser à s’y faire initier, ne fût-ce d’abord que par curiosité ; et bientôt cette curiosité devint persuasion. L’idée de la fin du monde prochaine devait surtout engager les nouveaux disciples à mépriser les biens passagers de la terre, qui allaient périr avec eux. L’exemple des thérapeutes invitait à une vie solitaire et mortifiée : tout concourait donc puissamment à l’établissement de la religion chrétienne.

Les divers troupeaux de cette grande société naissante ne pouvaient, à la vérité, s’accorder entre eux. Cinquante-quatre sociétés eurent cinquante-quatre Évangiles différents, tous secrets comme leurs mystères, tous inconnus aux Gentils, qui ne virent nos quatre Évangiles canoniques qu’au bout de deux cent cinquante années. Ces différents troupeaux, quoique divisés, reconnaissaient le même pasteur. Ébionites opposés à saint Paul ; nazaréens, disciples d’Hymeneos, d’AIexandros, d’Hermogènes ; carpocratiens, basilidiens, valentiniens, marcionites, sabelliens, gnostiques, montanistes ; cent sectes élevées les unes contre les autres : toutes, en se faisant des reproches mutuels, étaient cependant toutes unies en Jésus, invoquaient Jésus, voyaient en Jésus l’objet de leurs pensées et le prix de leurs travaux.

L’empire romain, dans lequel se formèrent toutes ces sociétés, n’y fit pas d’abord attention. On ne les connut à Rome que sous le nom général de Juifs, auxquels le gouvernement ne prenait pas garde. Les Juifs avaient acquis par leur argent le droit de commercer. On en chassa de Rome quatre mille sous Tibère. Le peuple les accusa de l’incendie de Rome sous Néron, eux et les nouveaux Juifs demi-chrétiens.

On les avait chassés encore sous Claude ; mais leur argent les fit toujours revenir. Ils furent méprisés et tranquilles. Les chrétiens de Rome furent moins nombreux que ceux de Grèce, d’Alexandrie et de Syrie. Les Romains n’eurent ni Pères de l’Église, ni hérésiarques dans les premiers siècles. Plus ils étaient éloignés du berceau du christianisme, moins on vit chez eux de docteurs et d’écrivains. L’Église était grecque, et tellement grecque, qu’il n’y eut pas un seul mystère, un seul rite, un seul dogme, qui ne fût exprimé en cette langue.

Tous les chrétiens, soit grecs, soit syriens, soit romains, soit égyptiens, étaient partout regardés comme des demi-juifs. C’était encore une raison de plus pour ne pas communiquer leurs livres aux Gentils, pour rester unis entre eux et impénétrables. Leur secret était plus inviolablement gardé que celui des mystères d’Isis et de Cérès. Ils faisaient une république à part, un État dans l’État. Point de temples, point d’autels, nul sacrifice, aucune cérémonie publique. Ils élisaient leurs supérieurs secrets à la pluralité des voix. Ces supérieurs, sous le nom d’anciens, de prêtres, d’évêques, de diacres, ménageaient la bourse commune, avaient soin des malades, pacifiaient leurs querelles. C’était une honte, un crime parmi eux, de plaider devant les tribunaux, de s’enrôler dans la milice ; et pendant cent ans il n’y eut pas un chrétien dans les armées de l’empire.

Ainsi retirés au milieu du monde, et inconnus même en se montrant, ils échappaient à la tyrannie des proconsuls et des préteurs, et vivaient libres dans le public esclavage.

On ignore l’auteur du fameux livre intitulé Τῶν ἀποστόλων διαταγὰι, « les Constitutions apostoliques » ; de même qu’on ignore les auteurs des cinquante Évangiles non reçus, et des Actes de saint Pierre, et du Testament des douze patriarches, et de tant d’autres écrits des premiers chrétiens. Mais il est vraisemblable que ces Constitutions sont du IIe siècle. Quoiqu’elles soient faussement attribuées aux apôtres, elles sont très-précieuses. On y voit quels étaient les devoirs d’un évêque élu par les chrétiens ; quel respect ils devaient avoir pour lui, quels tributs ils devaient lui payer.

L’évêque ne pouvait avoir qu’une épouse qui eût bien soin de sa maison[142] : Μιᾶς ἄνδρα γεγενημένον γυναιϰὸς μονογάμου, ϰαλῶς τοῦ ἱδίου ὀίϰου προεστῶτα.

On exhortait les chrétiens riches à adopter les enfants des pauvres. On faisait des collectes pour les veuves et les orphelins ; mais on ne recevait point l’argent des pécheurs, et nommément il n’était pas permis à un cabaretier de donner son offrande. Il est dit[143] qu’on les regardait comme des fripons. C’est pourquoi très-peu de cabaretiers étaient chrétiens. Cela même empêchait les chrétiens de fréquenter les tavernes, et les éloignait de toute société avec les Gentils.

Les femmes, pouvant parvenir à la dignité de diaconesses, en étaient plus attachées à la confraternité chrétienne. On les consacrait ; l’évêque les oignait d’huile au front, comme on avait huilé autrefois les rois juifs. Que de raisons pour lier ensemble les chrétiens par des nœuds indissolubles !

Les persécutions, qui ne furent jamais que passagères, ne pouvaient servir qu’à redoubler le zèle et à enflammer la ferveur ; de sorte que sous Dioclétien un tiers de l’empire se trouva chrétien.

Voilà une petite partie des causes humaines qui contribuèrent au progrès du christianisme. Joignez-y les causes divines qui sont à elles comme l’infini est à l’unité, et vous ne pourrez être surpris que d’une seule chose, c’est que cette religion si vraie ne se soit pas étendue tout d’un coup dans les deux hémisphères, sans en excepter l’île la plus sauvage.

Dieu lui-même étant descendu du ciel, étant mort pour racheter tous les hommes, pour extirper à jamais le péché sur la face de la terre, a cependant laissé la plus grande partie du genre humain en proie à l’erreur, au crime, et au diable. Cela paraît une fatale contradiction à nos faibles esprits ; mais ce n’est pas à nous d’interroger la Providence ; nous ne devons que nous anéantir devant elle.

SECTION II[144].

Recherches historiques sur le christianisme.

Plusieurs savants ont marqué leur surprise de ne trouver dans l’historien Josèphe aucune trace de Jésus-Christ : car tous les vrais savants conviennent aujourd’hui que le petit passage où il en est question dans son histoire est interpolé[145]. Le père de Flavius Josèphe avait dû cependant être un des témoins de tous les miracles de Jésus. Josèphe était de race sacerdotale, parent de la reine Mariamne, femme d’Hérode : il entre dans les plus grands détails sur toutes les actions de ce prince ; cependant il ne dit pas un mot ni de la vie ni de la mort de Jésus, et cet historien, qui ne dissimule aucune des cruautés d’Hérode, ne parle point du massacre de tous les enfants ordonné, par lui, en conséquence de la nouvelle à lui parvenue qu’il était né un roi des Juifs. Le calendrier grec compte quatorze mille enfants égorgés dans cette occasion.

C’est de toutes les actions de tous les tyrans la plus horrible. Il n’y en a point d’exemple dans l’histoire du monde entier.

Cependant le meilleur écrivain qu’aient jamais eu les Juifs, le seul estimé des Romains et des Grecs, ne fait nulle mention de cet événement aussi singulier qu’épouvantable. Il ne parle point de la nouvelle étoile qui avait paru en Orient après la naissance du Sauveur ; phénomène éclatant, qui ne devait pas échapper à la connaissance d’un historien aussi éclairé que l’était Josèphe. Il garde encore le silence sur les ténèbres qui couvrirent toute la terre, en plein midi, pendant trois heures, à la mort du Sauveur ; sur la grande quantité de tombeaux qui s’ouvrirent dans ce moment, et sur la foule des justes qui ressuscitèrent.

Les savants ne cessent de témoigner leur surprise de voir qu’aucun historien romain n’a parlé de ces prodiges, arrivés sous l’empire de Tibère, sous les yeux d’un gouverneur romain, et d’une garnison romaine, qui devait avoir envoyé à l’empereur et au sénat un détail circonstancié du plus miraculeux événement dont les hommes aient jamais entendu parler. Rome elle-même devait avoir été plongée pendant trois heures dans d’épaisses ténèbres ; ce prodige devait avoir été marqué dans les fastes de Rome, et dans ceux de toutes les nations. Dieu n’a pas voulu que ces choses divines aient été écrites par des mains profanes.

Les mêmes savants trouvent encore quelques difficultés dans l’histoire des Évangiles. Ils remarquent que dans saint Matthieu, Jésus-Christ dit aux scribes et aux pharisiens que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre doit retomber sur eux, depuis le sang d’Abel le juste, jusqu’à Zacharie, fils de Barac, qu’ils ont tué entre le temple et l’autel.

Il n’y a point, disent-ils, dans l’histoire des Hébreux, de Zacharie tué dans le temple avant la venue du Messie, ni de son temps ; mais on trouve dans l’histoire du siége de Jérusalem par Josèphe un Zacharie, fils de Barac, tué au milieu du temple par la faction des zélotes. C’est au chapitre xix du livre IV. De là ils soupçonnent que l’Évangile selon saint Matthieu a été écrit après la prise de Jérusalem par Titus. Mais tous les doutes et toutes les objections de cette espèce s’évanouissent, dès qu’on considère la différence infinie qui doit être entre les livres divinement inspirés, et les livres des hommes. Dieu voulut envelopper, d’un nuage aussi respectable qu’obscur, sa naissance, sa vie et sa mort. Ses voies sont en tout différentes des nôtres.

Les savants se sont aussi fort tourmentés sur la différence des deux généalogies de Jésus-Christ. Saint Matthieu donne pour père à Joseph, Jacob ; à Jacob, Mathan ; à Mathan, Éléazar. Saint Luc au contraire dit que Joseph était fils d’Héli ; Héli, de Matat ; Matat, de Lévi ; Lévi, de Melchi, etc.[146] Ils ne veulent pas concilier les cinquante-six ancêtres que Luc donne à Jésus depuis Abraham, avec les quarante-deux ancêtres différents que Matthieu lui donne depuis le même Abraham. Et ils sont effarouchés que Matthieu, en parlant de quarante-deux générations, n’en rapporte pourtant que quarante et une.

Ils forment encore des difficultés sur ce que Jésus n’est point fils de Joseph, mais de Marie. Ils élèvent aussi quelques doutes sur les miracles de notre Sauveur, en citant saint Augustin, saint Hilaire, et d’autres, qui ont donné aux récits de ces miracles un sens mystique, un sens allégorique : comme au figuier maudit et séché pour n’avoir pas porté de figues, quand ce n’était pas le temps des figues ; aux démons envoyés dans les corps des cochons, dans un pays où l’on ne nourrissait point de cochons ; à l’eau changée en vin sur la fin d’un repas où les convives étaient déjà échauffés. Mais toutes ces critiques des savants sont confondues par la foi, qui n’en devient que plus pure. Le but de cet article est uniquement de suivre le fil historique, et de donner une idée précise des faits sur lesquels personne ne dispute.

Premièrement, Jésus naquit sous la loi mosaïque, il fut circoncis suivant cette loi, il en accomplit tous les préceptes, il en célébra toutes les fêtes, et il ne prêcha que la morale ; il ne révéla point le mystère de son incarnation ; il ne dit jamais aux Juifs qu’il était né d’une vierge ; il reçut la bénédiction de Jean dans l’eau du Jourdain, cérémonie à laquelle plusieurs Juifs se soumettaient, mais il ne baptisa jamais personne ; il ne parla point des sept sacrements, il n’institua point de hiérarchie ecclésiastique de son vivant. Il cacha à ses contemporains qu’il était fils de Dieu, éternellement engendré, consubstantiel à Dieu, et que le Saint-Esprit procédait du Père et du Fils. Il ne dit point que sa personne était composée de deux natures et de deux volontés ; il voulut que ces grands mystères fussent annoncés aux hommes dans la suite des temps, par ceux qui seraient éclairés des lumières du Saint-Esprit. Tant qu’il vécut, il ne s’écarta en rien de la loi de ses pères ; il ne montra aux hommes qu’un juste agréable à Dieu, persécuté par ses envieux, et condamné à la mort par des magistrats prévenus. Il voulut que sa sainte Église, établie par lui, fît tout le reste.

Josèphe, au chapitre xii de son histoire, parle d’une secte de Juifs rigoristes, nouvellement établie par un nommé Juda galiléen. Ils méprisent, dit-il, les maux de la terre, etc.[147]

Il faut voir dans quel état était alors la religion de l’empire romain. Les mystères et les expiations étaient accrédités dans presque toute la terre. Les empereurs, il est vrai, les grands et les philosophes n’avaient nulle foi à ces mystères ; mais le peuple, qui en fait de religion donne la loi aux grands, leur imposait la nécessité de se conformer en apparence à son culte. Il faut, pour l’enchaîner, paraître porter les mêmes chaînes que lui. Cicéron lui-même fut initié aux mystères d’Éleusine. La connaissance d’un seul Dieu était le principal dogme qu’on annonçait dans ces fêtes mystérieuses et magnifiques. Il faut avouer que les prières et les hymnes qui nous sont restés de ces mystères sont ce que le paganisme a de plus pieux et de plus admirable.

Les chrétiens, qui n’adoraient aussi qu’un seul Dieu, eurent par là plus de facilité de convertir plusieurs Gentils. Quelques philosophes de la secte de Platon devinrent chrétiens. C’est pourquoi les Pères de l’Église des trois premiers siècles furent tous platoniciens.

Le zèle inconsidéré de quelques-uns ne nuisit point aux vérités fondamentales. On a reproché à saint Justin, l’un des premiers Pères, d’avoir dit, dans son Commentaire sur Isaïe, que les saints jouiraient, dans un règne de mille ans sur la terre, de tous les biens sensuels. On lui a fait un crime d’avoir dit, dans son Apologie du Christianisme, que Dieu ayant fait la terre, en laissa le soin aux anges, lesquels étant devenus amoureux des femmes, leur firent des enfants qui sont les démons.

On a condamné Lactance et d’autres Pères, pour avoir supposé des oracles de sibylles. Il prétendait que la sibylle Érythrée avait fait ces quatre vers grecs[148], dont voici l’explication littérale :

Avec cinq pains et deux poissons
Il nourrira cinq mille hommes au désert ;
Et, en ramassant les morceaux qui resteront,
Il en remplira douze paniers.

On reprocha aussi aux premiers chrétiens la supposition de quelques vers acrostiches d’une ancienne sibylle, lesquels commençaient tous par les lettres initiales du nom de Jésus-Christ, chacune dans leur ordre[149]. On leur reprocha d’avoir forgé des lettres de Jésus-Christ au roi d’Édesse, dans le temps qu’il n’y avait point de roi à Édesse ; d’avoir forgé des lettres de Marie, des lettres de Sénèque à Paul, des lettres et des actes de Pilate, de faux évangiles, de faux miracles, et mille autres impostures.

Nous avons encore l’histoire ou l’Évangile de la nativité et du mariage de la vierge Marie, où il est dit qu’on la mena au temple, âgée de trois ans[150], et qu’elle monta les degrés toute seule. Il y est rapporté qu’une colombe descendit du ciel pour avertir que c’était Joseph qui devait épouser Marie. Nous avons le protévangile de Jacques[151], frère de Jésus, du premier mariage de Joseph. Il y est dit que quand Marie fut enceinte en l’absence de son mari, et que son mari s’en plaignit, les prêtres firent boire de l’eau de jalousie à l’un et à l’autre, et que tous deux furent déclarés innocents.

Nous avons l’Évangile de l’enfance[152] attribué à saint Thomas. Selon cet Évangile, Jésus, à l’âge de cinq ans, se divertissait avec des enfants de son âge à pétrir de la terre glaise, dont il formait de petits oiseaux ; on l’en reprit, et alors il donna la vie aux oiseaux, qui s’envolèrent. Une autre fois, un petit garçon l’ayant battu, il le fit mourir sur-le-champ. Nous avons encore en arabe un autre Évangile de l’enfance[153] qui est plus sérieux.

Nous avons un Évangile de Nicodème[154]. Celui-là semble mériter une plus grande attention, parce qu’on y trouve les noms de ceux qui accusèrent Jésus devant Pilate : c’étaient les principaux de la synagogue, Anne, Caïphe, Summas, Datam, Gamaliel, Juda, Nephtalim. Il y a dans cette histoire des choses qui se concilient assez avec les Évangiles reçus, et d’autres qui ne se voient point ailleurs. On y lit que la femme guérie d’un flux de sang s’appelait Véronique. On y voit tout ce que Jésus fit dans les enfers quand il y descendit.

Nous avons ensuite les deux lettres[155] qu’on suppose que Pilate écrivit à Tibère touchant le supplice de Jésus ; mais le mauvais latin dans lequel elles sont écrites découvre assez leur fausseté.

On poussa le faux zèle jusqu’à faire courir plusieurs lettres de Jésus-Christ. On a conservé la lettre qu’on dit qu’il écrivit à Abgare, roi d’Édesse ; mais alors il n’y avait plus de roi d’Édesse.

On fabriqua cinquante Évangiles qui furent ensuite déclarés apocryphes. Saint Luc[156] nous apprend lui-même que beaucoup de personnes en avaient composé. On a cru qu’il y en avait un nommé l’Évangile éternel, sur ce qu’il est dit dans l’Apocalypse, chap. XIV[157] : « J’ai vu un ange volant au milieu des cieux, et portant l’Évangile éternel. » Les cordeliers, abusant de ces paroles, au XIIIe siècle, composèrent un Évangile éternel par lequel le règne du Saint-Esprit devait être substitué à celui de Jésus-Christ ; mais il ne parut jamais dans les premiers siècles de l’Église aucun livre sous ce titre.

On supposa encore des lettres de la Vierge[158] écrites à saint Ignace le martyr, aux habitants de Messine, et à d’autres.

Abdias, qui succéda immédiatement aux apôtres, fit leur histoire, dans laquelle il mêla des fables si absurdes que ces histoires ont été avec le temps entièrement décréditées ; mais elles eurent d’abord un grand cours. C’est Abdias qui rapporte le combat de saint Pierre avec Simon le Magicien. Il y avait en effet à Rome un mécanicien fort habile, nommé Simon, qui non-seulement faisait exécuter des vols sur les théâtres, comme on le fait aujourd’hui, mais qui lui-même renouvela le prodige attribué à Dédale. Il se fit des ailes, il vola, et il tomba comme Icare : c’est ce que rapportent Pline et Suétone.

Abdias, qui était dans l’Asie, et qui écrivait en hébreu, prétend que saint Pierre et Simon se rencontrèrent à Rome du temps de Néron. Un jeune homme, proche parent de l’empereur, mourut ; toute la cour pria Simon de le ressusciter. Saint Pierre de son côté se présenta pour faire cette opération. Simon employa toutes les règles de son art ; il parut réussir, le mort remua la tête. « Ce n’est pas assez, cria saint Pierre, il faut que le mort parle ; que Simon s’éloigne du lit, et on verra si le jeune homme est en vie. » Simon s’éloigna, le mort ne remua plus, et Pierre lui rendit la vie d’un seul mot.

Simon alla se plaindre à l’empereur qu’un misérable Galiléen s’avisait de faire de plus grands prodiges que lui. Pierre comparut avec Simon, et ce fut à qui l’emporterait dans son art. « Dis-moi ce que je pense, cria Simon à Pierre. — Que l’empereur, répondit Pierre, me donne un pain d’orge, et tu verras si je sais ce que tu as dans l’âme. » On lui donne un pain. Aussitôt Simon fait paraître deux grands dogues qui veulent le dévorer. Pierre leur jette le pain ; et tandis qu’ils le mangent : « Eh bien ! dit-il, ne savais-je pas ce que tu pensais ? tu voulais me faire dévorer par tes chiens. »

Après cette première séance, on proposa à Simon et à Pierre le combat du vol, et ce fut à qui s’élèverait le plus haut dans l’air. Simon commença, saint Pierre fit le signe de la croix, et Simon se cassa les jambes. Ce conte était imité de celui qu’on trouve dans le Sepher toldos Jeschut, où il est dit que Jésus lui- même vola, et que Judas, qui en voulut faire autant, fut précipité.

Néron, irrité que Pierre eût cassé les jambes à son favori Simon, fit crucifier Pierre la tête en bas ; et c’est de là que s’établit l’opinion du séjour de Pierre à Rome, de son supplice et de son sépulcre.

C’est ce même Abdias qui établit encore la créance que saint Thomas alla prêcher le christianisme aux Grandes-Indes, chez le roi Gondafer, et qu’il y alla en qualité d’architecte.

La quantité de livres de cette espèce, écrits dans les premiers siècles du christianisme, est prodigieuse. Saint Jérôme, et saint Augustin même, prétendent que les lettres de Sénèque et de saint Paul sont très-authentiques. Dans la première lettre, Sénèque souhaite que son frère Paul se porte bien : Bene te valere, frater, cupio. Paul ne parle pas tout à fait si bien latin que Sénèque. « J’ai reçu vos lettres hier, dit-il, avec joie ; litteras tuas hilaris accepi ; et j’y aurais répondu aussitôt si j’avais eu la présence du jeune homme que je vous aurais envoyé, si præsentiam juvenis habuissem. » Au reste, ces lettres, qu’on croirait devoir être instructives, ne sont que des compliments.

Tant de mensonges forgés par des chrétiens mal instruits et faussement zélés ne portèrent point préjudice à la vérité du hristianisme, ils ne nuisirent point à son établissement ; au contraire, ils font voir que la société chrétienne augmentait tous les jours, et que chaque membre voulait servir à son accroissement.

Les Actes des apôtres ne disent point que les apôtres fussent convenus d’un Symbole. Si effectivement ils avaient rédigé le Symbole, le Credo, tel que nous l’avons, saint Luc n’aurait pas omis dans son histoire ce fondement essentiel de la religion chrétienne ; la substance du Credo est éparse dans les Évangiles, mais les articles ne furent réunis que longtemps après.

Notre Symbole, en un mot, est incontestablement la créance des apôtres, mais n’est pas une pièce écrite par eux. Rufin, prêtre d’Aquilée, est le premier qui en parle ; et une homélie attribuée à saint Augustin est le premier monument qui suppose la manière dont ce Credo fut fait. Pierre dit dans l’assemblée : Je crois en Dieu père tout-puissant ; André dit : et en Jésus-Christ ; Jacques ajoute : qui a été conçu du Saint-Esprit ; et ainsi du reste.

Cette formule s’appelait symbolos en grec, en latin collatio. Il est seulement à remarquer que le grec porte : Je crois en Dieu père tout-puissant, faiseur du ciel et de la terre ; Ηιστεύω εἰς ἔνα θεὸν πατέρα παντοαράτορα, ποιητὴν οὐρανοῦ ϰαὶ γης : le latin traduit faiseur, formateur, par creatorem. Mais depuis, en traduisant le symbole du premier concile de Nicée, on mit factorem[159].

Constantin convoqua, assembla dans Nicée, vis-à-vis de Constantinople, le premier concile œcuménique, auquel présida Ozius. On y décida la grande question qui agitait l’Église touchant la divinité de Jésus-Christ ; les uns se prévalaient de l’opinion d’Origène, qui dit au chapitre vi contre Celse : « Nous présentons nos prières à Dieu par Jésus, qui tient le milieu entre les natures créées et la nature incréée, qui nous apporte la grâce de son père, et présente nos prières au grand Dieu en qualité de notre pontife. » Ils s’appuyaient aussi sur plusieurs passages de saint Paul, dont on a rapporté quelques-uns. Ils se fondaient surtout sur ces paroles de Jésus-Christ[160] : « Mon père est plus grand que moi ; » et ils regardaient Jésus comme le premier-né de la création, comme la pure émanation de l’Être suprême, mais non pas précisément comme Dieu.

Les autres, qui étaient orthodoxes, alléguaient des passages plus conformes à la divinité éternelle de Jésus, comme celui-ci[161] : « Mon père et moi, nous sommes la même chose ; » paroles que les adversaires interprétaient comme signifiant : « Mon père et moi, nous avons le même dessein, la même volonté ; je n’ai point d’autres désirs que ceux de mon père. » Alexandre, évêque d’Alexandrie, et, après lui, Athanase, étaient à la tête des orthodoxes ; et Eusèbe, évêque de Nicomédie, avec dix-sept autres évêques, le prêtre Arius, et plusieurs prêtres, étaient dans le parti opposé. La querelle fut d’abord envenimée, parce que saint Alexandre traita ses adversaires d’antéchrists.

Enfin, après bien des disputes, le Saint-Esprit décida ainsi dans le concile, par la bouche de deux cent quatre-vingt-dix-neuf évêques contre dix-huit : « Jésus est fils unique de Dieu, engendré du Père, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, consubstantiel au Père ; nous croyons aussi au Saint-Esprit, etc. » Ce fut la formule du concile. On voit par cet exemple combien les évêques l’emportaient sur les simples prêtres. Deux mille personnes du second ordre étaient de l’avis d’Arius, au rapport de deux patriarches d’Alexandrie, qui ont écrit la chronique d’Alexandrie en arabe. Arius fut exilé par Constantin ; mais Athanase le fut aussi bientôt après, et Arius fut rappelé à Constantinople. Alors saint Macaire pria Dieu si ardemment de faire mourir Arius avant que ce prêtre pût entrer dans la cathédrale que Dieu exauça sa prière. Arius mourut en allant à l’église, en 330. L’empereur Constantin finit sa vie en 337. Il mit son testament entre les mains d’un prêtre arien, et mourut entre les bras du chef des ariens Eusèbe, évêque de Nicomédie, ne s’étant fait baptiser qu’au lit de mort, et laissant l’Église triomphante, mais divisée.

Les partisans d’Athanase et ceux d’Eusèbe se firent une guerre cruelle ; et ce qu’on appelle l’arianisme fut longtemps établi dans toutes les provinces de l’empire.

Julien le philosophe, surnommé l’Apostat, voulut étouffer ces divisions, et ne put y parvenir.

Le second concile général fut tenu à Constantinople, en 381. On y expliqua ce que le concile de Nicée n’avait pas jugé à propos de dire sur le Saint-Esprit ; et on ajouta à la formule de Nicée que « le Saint-Esprit est Seigneur vivifiant qui procède du Père, et qu’il est adoré et glorifié avec le Père et le Fils ».

Ce ne fut que vers le IXe siècle que l’Église latine statua par degrés que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils.

En 431, le troisième concile général tenu à Éphèse décida que Marie était véritablement mère de Dieu, et que Jésus avait deux natures et une personne. Nestorius, évêque de Constantinople, qui voulait que la sainte Vierge fût appelée mère de Christ, fut déclaré Judas par le concile, et les deux natures furent encore confirmées par le concile de Chalcédoine.

Je passerai légèrement sur les siècles suivants, qui sont assez connus. Malheureusement il n’y eut aucune de ces disputes qui ne causât des guerres, et l’Église fut toujours obligée de combattre. Dieu permit encore, pour exercer la patience des fidèles, que les Grecs et les Latins rompissent sans retour au IXe siècle ; il permit encore qu’en Occident il y eût vingt-neuf schismes sanglants pour la chaire de Rome.

Cependant l’Église grecque presque tout entière, et toute l’Église d’Afrique, devinrent esclaves sous les Arabes, et ensuite sous les Turcs[162].

S’il y a environ seize cents millions d’hommes sur la terre, comme quelques doctes le prétendent, la sainte Église romaine catholique universelle en possède à peu près soixante millions : ce qui fait plus de la vingt-sixième partie des habitants du monde connu[163].



CHRONOLOGIE[164].

On dispute depuis longtemps sur l’ancienne chronologie, mais y en a-t-il une ?

Il faudrait que chaque peuplade considérable eût possédé et conservé des registres authentiques bien attestés. Mais combien peu de peuplades savaient écrire ! et dans le petit nombre d’hommes qui cultivèrent cet art si rare, s’en est-il trouvé qui prissent la peine de marquer deux dates avec exactitude ?

Nous avons, à la vérité, dans des temps très-récents, les observations célestes des Chinois et des Chaldéens. Elles ne remontent qu’environ deux mille ans plus ou moins avant notre ère vulgaire. Mais quand les premières annales se bornent à nous instruire qu’il y eut une éclipse sous un tel prince, c’est nous apprendre que ce prince existait, et non pas ce qu’il a fait.

De plus, les Chinois comptent l’année de la mort d’un empereur tout entière, fût-il mort le premier jour de l’an ; et son successeur date l’année suivante du nom de son prédécesseur. On ne peut montrer plus de respect pour ses ancêtres ; mais on ne peut supputer le temps d’une manière plus fautive en comparaison de nos nations modernes.

Ajoutez que les Chinois ne commencent leur cycle sexagénaire, dans lequel ils ont mis de l’ordre, qu’à l’empereur Hiao, deux mille trois cent cinquante-sept ans avant notre ère vulgaire. Tout le temps qui précède cette époque est d’une obscurité profonde.

Les hommes se sont toujours contentés de l’à-peu-près en tout genre. Par exemple, avant les horloges on ne savait qu’à peu près les heures du jour et de la nuit. Si on bâtissait, les pierres n’étaient qu’à peu près taillées, les bois à peu près équarris, les membres des statues à peu près dégrossis : on ne connaissait qu’à peu près ses plus proches voisins ; et malgré la perfection où nous avons tout porté, c’est ainsi qu’on en use encore dans la plus grande partie de la terre.

Ne nous étonnons donc pas s’il n’y a nulle part de vraie chronologie ancienne. Ce que nous avons des Chinois est beaucoup, si vous le comparez aux autres nations.

Nous n’avons rien des Indiens ni des Perses, presque rien des anciens Égyptiens, Tous nos systèmes inventés sur l’histoire de ces peuples se contredisent autant que nos systèmes métaphysiques.

Les olympiades des Grecs ne commencent que sept cent vingt-huit ans avant notre manière de compter. On voit seulement vers ce temps-là quelques flambeaux dans la nuit, comme l’ère de Nabonassar, la guerre de Lacédémone et de Messène ; encore dispute-t-on sur ces époques.

Tite-Live n’a garde de dire en quelle année Romulus commença son prétendu règne. Les Romains, qui savaient combien cette époque est incertaine, se seraient moqués de lui s’il eût voulu la fixer.

Il est prouvé que les deux cent quarante ans qu’on attribue aux sept premiers rois de Rome sont le calcul le plus faux.

Les quatre premiers siècles de Rome sont absolument dénués de chronologie.

Si quatre siècles de l’empire le plus mémorable de la terre ne forment qu’un amas indigeste d’événements mêlés de fables, sans presque aucune date, que sera-ce de petites nations resserrées dans un coin de terre, qui n’ont jamais fait aucune figure dans le monde, malgré tous leurs efforts pour remplacer en charlataneries et en prodiges ce qui leur manquait en puissance et en culture des arts ?

DE LA VANITÉ DES SYSTÈMES, SURTOUT EN CHRONOLOGIE.

M. l’abbé de Condillac rendit un très-grand service à l’esprit humain, quand il fit voir le faux de tous les systèmes. Si on peut espérer de rencontrer un jour un chemin vers la vérité, ce n’est qu’après avoir bien reconnu tous ceux qui mènent à l’erreur. C’est du moins une consolation d’être tranquille, de ne plus chercher, quand on voit que tant de savants ont cherché en vain.

La chronologie est un amas de vessies remplies de vent. Tous ceux qui ont cru y marcher sur un terrain solide sont tombés. Nous avons aujourd’hui quatre-vingts systèmes, dont il n’y en a pas un de vrai.

Les Babyloniens disaient : « Nous comptons quatre cent soixante et treize mille années d’observations célestes. » Vient un Parisien qui leur dit : « Votre compte est juste ; vos années étaient d’un jour solaire ; elles reviennent à douze cent quatre-vingt-dix-sept des nôtres, depuis Atlas, roi d’Afrique, grand astronome, jusqu’à l’arrivée d’Alexandre à Babylone. »

Mais jamais, quoi qu’en dise notre Parisien, aucun peuple n’a pris un jour pour un an ; et le peuple de Babylone encore moins que personne. Il fallait seulement que ce nouveau venu de Paris dît aux Chaldéens : « Vous êtes des exagérateurs, et nos ancêtres des ignorants ; les nations sont sujettes à trop de révolutions pour conserver des quatre mille sept cent trente-six siècles de calculs astronomiques. Et quant au roi des Maures Atlas, personne ne sait en quel temps il a vécu. Pythagore avait autant de raison de prétendre avoir été coq, que vous de vous vanter de tant d’observations[165]. »

Le grand ridicule de toutes ces chronologies fantastiques est d’arranger toutes les époques de la vie d’un homme, sans savoir si cet homme a existé.

Lenglet répète après quelques autres, dans sa Compilation chronologique de l’histoire universelle, que précisément dans le temps d’Abraham, six ans après la mort de Sara, très-peu connue des Grecs, Jupiter, âgé de soixante et deux ans, commença à régner en Thessalie ; que son règne fut de soixante ans ; qu’il épousa sa sœur Junon ; qu’il fut obligé de céder les côtes maritimes à son frère Neptune ; que les Titans lui firent la guerre. Mais y a-t-il eu un Jupiter ? C’était par là qu’il fallait commencer.



CICÉRON[166].

C’est dans le temps de la décadence des beaux-arts en France, c’est dans le siècle des paradoxes et dans l’avilissement de la littérature et de la philosophie persécutée, qu’on veut flétrir Cicéron ; et quel est l’homme qui essaye de déshonorer sa mémoire ? c’est un de ses disciples ; c’est un homme qui prête, comme lui, son ministère à la défense des accusés ; c’est un avocat qui a étudié l’éloquence chez ce grand maître ; c’est un citoyen qui paraît animé comme Cicéron même de l’amour du bien public[167].

Dans un livre intitulé Canaux navigables[168], livre rempli de vues patriotiques et grandes plus que praticables, on est bien étonné de lire cette philippique contre Cicéron, qui n’a jamais fait creuser de canaux :

« Le trait le plus glorieux de l’histoire de Cicéron, c’est la ruine de la conjuration de Catilina ; mais, à le bien prendre, elle ne fit du bruit à Rome qu’autant qu’il affecta d’y mettre de l’importance. Le danger existait dans ses discours bien plus que dans la chose. C’était une entreprise d’hommes ivres qu’il était facile de déconcerter. Ni le chef ni les complices n’avaient pris la moindre mesure pour assurer le succès de leur crime. Il n’y eut d’étonnant dans cette étrange affaire que l’appareil dont le consul chargea toutes ses démarches, et la facilité avec laquelle on lui laissa sacrifier à son amour-propre tant de rejetons des plus illustres familles.

« D’ailleurs, la vie de Cicéron est pleine de traits honteux ; son éloquence était vénale autant que son âme était pusillanime. Si ce n’était pas l’intérêt qui dirigeait sa langue, c’était la frayeur ou l’espérance. Le désir de se faire des appuis le portait à la tribune pour y défendre sans pudeur des hommes plus déshonorés, plus dangereux cent fois que Catilina. Parmi ses clients, on ne voit presque que des scélérats ; et par un trait singulier de la justice divine, il reçut enfin la mort des mains d’un de ces misérables que son art avait dérobés aux rigueurs de la justice humaine. »

À le bien prendre, la conjuration de Catilina fit à Rome plus que du bruit ; elle la plongea dans le plus grand trouble et dans le plus grand danger. Elle ne fut terminée que par une bataille si sanglante qu’il n’est aucun exemple d’un pareil carnage, et peu d’un courage aussi intrépide. Tous les soldats de Catilina, après avoir tué la moitié de l’armée de Petreius, furent tués jusqu’au dernier ; Catilina périt percé de coups sur un monceau de morts, et tous furent trouvés le visage tourné contre l’ennemi. Ce n’était pas là une entreprise si facile à déconcerter ; César la favorisait ; elle apprit à César à conspirer un jour plus heureusement contre sa patrie.

« Cicéron défendait sans pudeur des hommes plus déshonorés, plus dangereux cent fois que Catilina. »

Est-ce quand il défendait dans la tribune la Sicile contre Verrès, et la république romaine contre Antoine ? est-ce quand il réveillait la clémence de César en faveur de Ligarius et du roi Déjotare ? ou lorsqu’il obtenait le droit de cité pour le poète Archias ? ou lorsque, dans sa belle oraison pour la loi Manilia, il emportait tous les suffrages des Romains en faveur du grand Pompée ?

Il plaida pour Milon, meurtrier de Clodius ; mais Clodius avait mérité sa fin tragique par ses fureurs. Clodius avait trempé dans la conjuration de Catilina ; Clodius était son plus mortel ennemi ; il avait soulevé Rome contre lui, et l’avait puni d’avoir sauvé Rome ; Milon était son ami.

Quoi ! c’est de nos jours qu’on ose dire que Dieu punit Cicéron d’avoir plaidé pour un tribun militaire nommé Popilius Lena, et que la vengeance céleste le fit assassiner par ce Popilius Lena même ! Personne ne sait si Popilius Lena était coupable ou non du crime dont Cicéron le justifia quand il le défendit ; mais tous les hommes savent que ce monstre fut coupable de la plus horrible ingratitude, de la plus infâme avarice et de la plus détestable barbarie, en assassinant son bienfaiteur pour gagner l’argent de trois monstres comme lui. Il était réservé à notre siècle de vouloir faire regarder l’assassinat de Cicéron comme un acte de la justice divine. Les triumvirs ne l’auraient pas osé. Tous les siècles jusqu’ici ont détesté et pleuré sa mort.

On reproche à Cicéron de s’être vanté trop souvent d’avoir sauvé Rome, et d’avoir trop aimé la gloire. Mais ses ennemis voulaient flétrir cette gloire. Une faction tyrannique le condamnait à l’exil, et abattait sa maison, parce qu’il avait préservé toutes les maisons de Rome de l’incendie que Catilina leur préparait. Il vous est permis, c’est même un devoir de vanter vos services quand on les méconnaît, et surtout quand on vous en fait un crime.

On admire encore Scipion de n’avoir répondu à ses accusateurs que par ces mots : « C’est à pareil jour que j’ai vaincu Annibal ; allons rendre grâce aux dieux. » Il fut suivi par tout le peuple au Capitole, et nos cœurs l’y suivent encore en lisant ce trait d’histoire ; quoique après tout il eût mieux valu rendre ses comptes que se tirer d’affaire par un bon mot.

Cicéron fut admiré de même par le peuple romain le jour qu’à l’expiration de son consulat, étant obligé de faire les serments ordinaires, et se préparant à haranguer le peuple selon la coutume, il en fut empêché par le tribun Métellus, qui voulait l’outrager. Cicéron avait commencé par ces mots : Je jure ; le tribun l’interrompit, et déclara qu’il ne lui permettrait pas de haranguer. Il s’éleva un grand murmure. Cicéron s’arrêta un moment, et, renforçant sa voix noble et sonore, il dit pour toute harangue : « Je jure que j’ai sauvé la patrie. » L’assemblée, enchantée, s’écria: « Nous jurons qu’il a dit la vérité. » Ce moment fut le plus beau de sa vie. Voilà comme il faut aimer la gloire.

Je ne sais où j’ai lu autrefois ces vers ignorés :

Romains, j’aime la gloire et ne veux point m’en taire ;
Des travaux des humains c’est le digne salaire :
Ce n’est qu’en vous servant qu’il la faut acheter ;
Qui n’ose la vouloir n’ose la mériter[169].

Peut-on mépriser Cicéron si on considère sa conduite dans son gouvernement de la Cilicie, qui était alors une des plus importantes provinces de l’empire romain, en ce qu’elle confinait à la Syrie et à l’empire des Parthes ? Laodicée, l’une des plus belles villes d’Orient, en était la capitale : cette province était aussi florissante qu’elle est dégradée aujourd’hui sous le gouvernement des Turcs, qui n’ont jamais eu de Cicéron.

Il commence par protéger le roi de Cappadoce Ariobarzane, et il refuse les présents que ce roi veut lui faire. Les Parthes viennent attaquer en pleine paix Antioche ; Cicéron y vole, il atteint les Parthes après des marches forcées par le mont Taurus ; il les fait fuir, il les poursuit dans leur retraite ; Orzace[170] leur général est tué avec une partie de son armée.

De là il court à Pendenissum, capitale d’un pays allié des Parthes : il la prend ; cette province est soumise. Il tourne aussitôt contre les peuples appelés Tiburaniens : il les défait, et ses troupes lui défèrent le titre d’empereur, qu’il garda toute sa vie. Il aurait obtenu à Rome les honneurs du triomphe sans Caton, qui s’y opposa, et qui obligea le sénat à ne décerner que des réjouissances publiques et des remerciements aux dieux, lorsque c’était à Cicéron qu’on devait en faire.

Si on se représente l’équité, le désintéressement de Cicéron dans son gouvernement, son activité, son affabilité, deux vertus si rarement compatibles, les bienfaits dont il combla les peuples dont il était le souverain absolu, il faudra être bien difficile pour ne pas accorder son estime à un tel homme.

Si vous faites réflexion que c’est là ce même Romain qui le premier introduisit la philosophie dans Rome, que ses Tusculanes et son livre de la Nature des dieux sont les deux plus beaux ouvrages qu’ait jamais écrits la sagesse qui n’est qu’humaine, et que son Traité des Offices est le plus utile que nous ayons en morale, il sera encore plus malaisé de mépriser Cicéron. Plaignons ceux qui ne le lisent pas, plaignons encore plus ceux qui ne lui rendent pas justice.

Opposons au détracteur français les vers de l’Espagnol Martial,

dans son épigramme contre Antoine (l. V, épig. 69) :

Quid prosunt sacræ pretiosa silentia linguæ ?
Incipient omnes pro Cicerone loqui.

Ta prodigue fureur acheta son silence,
Mais l’univers entier parle à jamais pour lui.

[171] Voyez surtout ce que dit Juvénal (sat. viii, 244) :

Roma patrem patriæ Ciceronem libera dixit.



CIEL MATÉRIEL[172].

Les lois de l’optique, fondées sur la nature des choses, ont ordonné que de notre petit globe nous verrons toujours le ciel matériel comme si nous en étions le centre, quoique nous soyons bien loin d’être centre ;

Que nous le verrons toujours comme une voûte surbaissée, quoiqu’il n’y ait d’autre voûte que celle de notre atmosphère, laquelle n’est point surbaissée ;

Que nous verrons toujours les astres roulant sur cette voûte, et comme dans un même cercle, quoiqu’il n’y ait que cinq planètes principales, et dix lunes, et un anneau, qui marchent ainsi que nous dans l’espace ;

Que notre soleil et notre lune nous paraîtront toujours d’un tiers plus grands à l’horizon qu’au zénith, quoiqu’ils soient plus près de l’observateur au zénith qu’à l’horizon.

Voici l’effet que font nécessairement les astres sur nos yeux :


«[173] Cette figure représente à peu près en quelle proportion le soleil et la lune doivent être aperçus dans la courbe A B, et comment les astres doivent paraître plus rapprochés les uns des autres dans la même courbe. »

1° Telles sont les lois de l’optique, telle est la nature de vos yeux, que premièrement le ciel matériel, les nuages, la lune, le soleil, qui est si loin de vous, les planètes qui dans leur apogée en sont encore plus loin, tous les astres placés à des distances encore plus immenses, comètes, météores, tout doit vous paraître dans cette voûte surbaissée composée de votre atmosphère.

2° Pour moins compliquer cette vérité, observons seulement ici le soleil, qui semble parcourir le cercle A B.

Il doit vous paraître au zénith plus petit qu’à quinze degrés au-dessous, à trente degrés encore plus gros, et enfin à l’horizon encore davantage ; tellement que ses dimensions dans le ciel inférieur décroissent en raison de ses hauteurs dans la progression suivante :

À l’horizon 
 100
À quinze degrés 
 68
À trente degrés 
 50
À quarante-cinq degrés 
 40

Ses grandeurs apparentes dans la voûte surbaissée sont comme ses hauteurs apparentes ; et il en est de même de la lune et d’une comète[174].

3° Ce n’est point l’habitude, ce n’est point l’interposition des terres, ce n’est point la réfraction de l’atmosphère, qui causent cet effet, Malebranche et Régis ont disputé l’un contre l’autre ; mais Robert Smith a calculé[175].

4° Observez les deux étoiles qui, étant à une prodigieuse distance l’une de l’autre et à des profondeurs très-différentes dans l’immensité de l’espace, sont considérées ici comme placées dans le cercle que le soleil semble parcourir. Vous les voyez distantes l’une de l’autre dans le grand cercle, se rapprochant dans le petit par les mêmes lois.

C’est ainsi que vous voyez le ciel matériel. C’est par ces règles invariables de l’optique que vous voyez les planètes tantôt rétrogrades, tantôt stationnaires ; elles ne sont rien de tout cela. Si vous étiez dans le soleil, vous verriez toutes les planètes et les comètes rouler régulièrement autour de lui dans les ellipses que Dieu leur assigne. Mais vous êtes sur la planète de la terre, dans un coin où vous ne pouvez jouir de tout le spectacle.

N’accusons donc point les erreurs de nos sens avec Malebranche ; des lois constantes de la nature, émanées de la volonté immuable du Tout-Puissant, et proportionnées à la constitution de nos organes, ne peuvent être des erreurs.

Nous ne pouvons voir que les apparences des choses, et non les choses mêmes. Nous ne sommes pas plus trompés quand le soleil, ouvrage de Dieu, cet astre un million de fois aussi gros que notre terre, nous paraît plat et large de deux pieds, que lorsque dans un miroir convexe, ouvrage de nos mains, nous voyons un homme sous la dimension de quelques pouces.

Si les mages chaldéens furent les premiers qui se servirent de l’intelligence que Dieu leur donna pour mesurer et mettre à leur place les globes célestes, d’autres peuples plus grossiers ne les imitèrent pas.

Ces peuples enfants et sauvages imaginèrent la terre plate, soutenue dans l’air, je ne sais comment, par son propre poids ; le soleil, la lune et les étoiles, marchant continuellement sur un cintre solide qu’on appela plaque, firmament ; ce cintre portant des eaux, et ayant des portes d’espace en espace ; les eaux sortant par ces portes pour humecter la terre.

Mais comment le soleil, la lune, et tous les astres, reparaissent-ils après s’être couchés ? on n’en savait rien. Le ciel touchait à la terre plate ; il n’y avait pas moyen que le soleil, la lune et les étoiles tournassent sous la terre, et allassent se lever à l’orient après s’être couchés à l’occident. Il est vrai que ces ignorants avaient raison par hasard, en ne concevant pas que le soleil et les étoiles fixes tournassent autour de la terre. Mais ils étaient bien loin de soupçonner le soleil immobile, et la terre avec son satellite tournant autour de lui dans l’espace avec les autres planètes. Il y avait plus loin de leurs fables au vrai système du monde, que des ténèbres à la lumière.

Ils croyaient que le soleil et les étoiles revenaient par des chemins inconnus, après s’être délassés de leur course dans la mer Méditerranée, on ne sait pas précisément dans quel endroit. Il n’y avait pas d’autre astronomie, du temps même d’Homère, qui est si nouveau : car les Chaldéens tenaient leur science secrète pour se faire plus respecter des peuples. Homère dit plus d’une fois que le soleil se plonge dans l’Océan (et encore cet océan c’est le Nil) ; c’est là qu’il répare par la fraîcheur des eaux, pendant la nuit, l’épuisement du jour ; après quoi il va se rendre au lieu de son lever par des routes inconnues aux mortels. Cette idée ressemble beaucoup à celle du baron de Fœneste, qui dit que si on ne voit pas le soleil quand il revient, « c’est qu’il revient de nuit[176] ».

Comme alors la plupart des peuples de Syrie et les Grecs connaissaient un peu l’Asie et une petite partie de l’Europe, et qu’ils n’avaient aucune notion de tout ce qui est au nord du Pont-Euxin, et au midi du Nil, ils établirent d’abord que la terre était plus longue que large d’un grand tiers ; par conséquent le ciel qui touchait à la terre, et qui l’embrassait, était aussi plus long que large. De là nous vinrent les degrés de longitude et de latitude, dont nous avons toujours conservé les noms, quoique nous ayons réformé la chose.

Le livre de Job, composé par un ancien Arabe qui avait quelque connaissance de l’astronomie, puisqu’il parle des constellations, s’exprime pourtant ainsi[177] : « Où étiez-vous quand je jetais les fondements de la terre ? qui en a pris les dimensions ? sur quoi ses bases portent-elles ? qui a posé sa pierre angulaire ? »

Le moindre écolier lui répondrait aujourd’hui : La terre n’a ni pierre angulaire, ni base, ni fondement ; et à l’égard de ses dimensions, nous les connaissons très-bien, puisque depuis Magellan jusqu’à M. de Bougainville, plus d’un navigateur en a fait le tour.

Le même écolier fermerait la bouche au déclamateur Lactance, et à tous ceux qui ont dit avant et après lui que la terre est fondée sur l’eau, et que le ciel ne peut être au-dessous de la terre ; et que par conséquent il est ridicule et impie de soupçonner qu’il y ait des antipodes.

C’est une chose curieuse de voir avec quel dédain, avec quelle pitié Lactance regarde tous les philosophes qui, depuis quatre cents ans, commençaient à connaître le cours apparent du soleil et des planètes, la rondeur de la terre, la liquidité, la non-résistance des cieux, au travers desquels les planètes couraient dans leurs orbites, etc. Il recherche[178] « par quels degrés les philosophes sont parvenus à cet excès de folie de faire de la terre une boule, et d’entourer cette boule du ciel ».

Ces raisonnements sont dignes de tous ceux qu’il fait sur les sibylles.

Notre écolier dirait à tous ces docteurs : Apprenez qu’il n’y a point de cieux solides placés les uns sur les autres, comme on vous l’a dit ; qu’il n’y a point de cercles réels dans lesquels les astres courent sur une prétendue plaque ; que le soleil est le centre de notre monde planétaire ; que la terre et les planètes roulent autour de lui dans l’espace, non pas en traçant des cercles, mais des ellipses. Apprenez qu’il n’y a ni dessus ni dessous, mais que les planètes, les comètes, tendent toutes vers le soleil leur centre, et que le soleil tend vers elles, par une gravitation éternelle.

Lactance et les autres babillards seraient bien étonnés en voyant le système du monde tel qu’il est.



CIEL DES ANCIENS[179].

Si un ver à soie donnait le nom de ciel au petit duvet qui entoure sa coque, il raisonnerait aussi bien que firent tous les anciens, en donnant le nom de ciel à l’atmosphère, qui est, comme dit très-bien M. de Fontenelle dans ses Mondes, le duvet de notre coque.

Les vapeurs qui sortent de nos mers et de notre terre, et qui forment les nuages, les météores et les tonnerres, furent pris d’abord pour la demeure des dieux. Les dieux descendent toujours dans des nuages d’or chez Homère ; c’est de là que les peintres les peignent encore aujourd’hui assis sur une nuée. Comment est-on assis sur l’eau ? Il était bien juste que le maître des dieux fût plus à son aise que les autres : on lui donna un aigle pour le porter, parce que l’aigle vole plus haut que les autres oiseaux.

Les anciens Grecs, voyant que les maîtres des villes demeuraient dans des citadelles, au haut de quelque montagne, jugèrent que les dieux pouvaient avoir une citadelle aussi, et la placèrent en Thessalie sur le mont Olympe, dont le sommet est quelquefois caché dans les nues ; de sorte que leur palais était de plain-pied à leur ciel.

Les étoiles et les planètes, qui semblent attachées à la voûte bleue de notre atmosphère, devinrent ensuite les demeures des dieux ; sept d’entre eux eurent chacun leur planète, les autres logèrent où ils purent : le conseil général des dieux se tenait dans une grande salle à laquelle on allait par la voie lactée ; car il fallait bien que les dieux eussent une salle en l’air, puisque les hommes avaient des hôtels de ville sur la terre.

Quand les Titans, espèce d’animaux entre les dieux et les hommes, déclarèrent une guerre assez juste à ces dieux-là pour réclamer une partie de leur héritage du côté paternel, étant fils du Ciel et de la Terre, ils ne mirent que deux ou trois montagnes les unes sur les autres, comptant que c’en était bien assez pour se rendre maîtres du ciel et du château de l’Olympe.

Neve foret lerris securior arduus æther,
Affectasse ferunt regnum cœleste gigantes,
Altaque congestos struxisse ad sidera montes.

(Ovid., Met., 1, 151-153.)

On attaqua le ciel aussi bien que la terre[180] ;
Les géants chez les dieux osant porter la guerre,
Entassèrent des monts jusqu’aux astres des nuits.

Il y a pourtant des six cents millions de lieues de ces astres-là, et beaucoup plus loin encore, de plusieurs étoiles au mont Olympe. Virgile (égl. v, 57) ne fait point de difficulté de dire :

Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis.
Daphnis voit sous ses pieds les astres et les nues.

Mais où donc était Daphnis ?

À l’Opéra, et dans des ouvrages plus sérieux, on fait descendre des dieux au milieu des vents, des nuages et du tonnerre, c’est-à-dire qu’on promène Dieu dans les vapeurs de notre petit globe. Ces idées sont si proportionnées à notre faiblesse qu’elles nous paraissent grandes.

Cette physique d’enfants et de vieilles était prodigieusement ancienne : cependant on croit que les Chaldéens avaient des idées presque aussi saines que nous de ce qu’on appelle le ciel ; ils plaçaient le soleil au centre de notre monde planétaire, à peu près à la distance de notre globe que nous avons reconnue ; ils faisaient tourner la terre et quelques planètes autour de cet astre : c’est ce que nous apprend Aristarque de Samos ; c’est à peu près le système du monde que Copernic a perfectionné depuis ; mais les philosophes gardaient le secret pour eux, afin d’être plus respectés des rois et du peuple, ou plutôt pour n’être pas persécutés.

Le langage de l’erreur est si familier aux hommes que nous appelons encore nos vapeurs, et l’espace de la terre à la lune, du nom de ciel ; nous disons monter au ciel, comme nous disons que le soleil tourne, quoiqu’on sache bien qu’il ne tourne pas. Nous sommes probablement le ciel pour les habitants de la lune, et chaque planète place son ciel dans la planète voisine.

Si on avait demandé à Homère dans quel ciel était allée l’âme de Sarpédon, et où était celle d’Hercule, Homère eût été bien embarrassé : il eût répondu par des vers harmonieux.

Quelle sûreté avait-on que l’âme aérienne d’Hercule se fût trouvée plus à son aise dans Vénus, dans Saturne, que sur notre globe ? Aurait-elle été dans le soleil ? la place ne paraît pas tenable dans cette fournaise. Enfin, qu’entendaient les anciens par le ciel ? ils n’en savaient rien ; ils criaient toujours le ciel et la terre ; c’est comme si l’on criait l’infini et un atome. Il n’y a point, à proprement parler, de ciel ; il y a une quantité prodigieuse de globes qui roulent dans l’espace vide, et notre globe roule comme les autres.

Les anciens croyaient qu’aller dans les cieux c’était monter ; mais on ne monte point d’un globe à un autre ; les globes célestes sont tantôt au-dessus de notre horizon, tantôt au-dessous. Ainsi, supposons que Vénus, étant venue à Paphos, retournât dans sa planète quand cette planète était couchée, la déesse Vénus ne montait point alors par rapport à notre horizon : elle descendait, et on devait dire en ce cas descendre au ciel. Mais les anciens n’y entendaient pas tant de finesse ; ils avaient des notions vagues, incertaines, contradictoires, sur tout ce qui tenait à la physique. On a fait des volumes immenses pour savoir ce qu’ils pensaient sur bien des questions de cette sorte. Quatre mots auraient suffi : Ils ne pensaient pas. Il faut toujours en excepter un petit nombre de sages, mais ils sont venus tard ; peu ont expliqué leurs pensées, et quand ils l’ont fait, les charlatans de la terre les ont envoyés au ciel par le plus court chemin.

Un écrivain, qu’on nomme, je crois, Pluche, a prétendu faire de Moïse un grand physicien ; un autre avait auparavant concilié Moïse avec Descartes, et avait imprimé le Cartesius mosaïzans[181] ; selon lui. Moïse avait inventé le premier les tourbillons et la matière subtile ; mais on sait assez que Dieu, qui fit de Moïse un grand législateur, un grand prophète, ne voulut point du tout en faire un professeur de physique ; il instruisit les Juifs de leur devoir, et ne leur enseigna pas un mot de philosophie. Calmet, qui a beaucoup compilé, et qui n’a raisonné jamais, parle du système des Hébreux ; mais ce peuple grossier était bien loin d’avoir un système ; il n’avait pas même d’école de géométrie ; le nom leur en était inconnu ; leur seule science était le métier de courtier et l’usure.

On trouve dans leurs livres quelques idées louches, incohérentes, et dignes en tout d’un peuple barbare, sur la structure du ciel. Leur premier ciel était l’air ; le second, le firmament, où étaient attachées les étoiles : ce firmament était solide et de glace, et portait les eaux supérieures, qui s’échappèrent de ce réservoir par des portes, des écluses, des cataractes, au temps du déluge.

Au-dessus de ce firmament, ou de ces eaux supérieures, était le troisième ciel, ou l’empyrée, où saint Paul fut ravi. Le firmament était une espèce de demi-voûte qui embrassait la terre. Le soleil ne faisait point le tour d’un globe qu’ils ne connaissaient pas. Quand il était parvenu à l’occident, il revenait à l’orient par un chemin inconnu ; et si on ne le voyait pas, c’était, comme le dit le baron de Fœneste, parce qu’il revenait de nuit[182].

Encore les Hébreux avaient-ils pris ces rêveries des autres peuples. La plupart des nations, excepté l’école des Chaldéens, regardaient le ciel comme solide ; la terre fixe et immobile était plus longue d’orient en occident, que du midi au nord, d’un grand tiers : de là viennent ces expressions de longitude et de latitude que nous avons adoptées. On voit que dans cette opinion il était impossible qu’il y eût des antipodes. Aussi saint Augustin traite l’idée des antipodes d’absurdité ; et Lactance, que nous avons déjà cité, dit expressément : « Y a-t-il des gens assez fous pour croire qu’il y ait des hommes dont la tête soit plus basse que les pieds ? etc. »

Saint Chrysostome s’écrie dans sa quatorzième homélie : « Où sont ceux qui prétendent que les cieux sont mobiles, et que leur forme est circulaire ? »

Lactance dit encore au livre III de ses Institutions : « Je pourrais vous prouver par beaucoup d’arguments qu’il est impossible que le ciel entoure la terre. »

L’auteur du Spectacle de la nature pourra dire à M. le chevalier, tant qu’il voudra, que Lactance et saint Chrysostome étaient de grands philosophes ; on lui répondra qu’ils étaient de grands saints, et qu’il n’est point du tout nécessaire, pour être un saint, d’être un bon astronome. On croira qu’ils sont au ciel, mais on avouera qu’on ne sait pas dans quelle partie du ciel précisément.



CIRCONCISION[183].

Lorsque Hérodote raconte ce que lui ont dit les barbares chez lesquels il a voyagé, il raconte des sottises ; et c’est ce que font la plupart de nos voyageurs : aussi n’exige-t-il pas qu’on le croie, quand il parle de l’aventure de Gigès et de Candaule ; d’Arion, porté sur un dauphin ; et de l’oracle consulté pour savoir ce que faisait Crésus, qui répondit qu’il faisait cuire alors une tortue dans un pot couvert ; et du cheval de Darius, qui, ayant henni le premier de tous, déclara son maître roi ; et de cent autres fables propres à amuser des enfants, et à être compilées par des rhéteurs ; mais quand il parle de ce qu’il a vu, des coutumes des peuples qu’il a examinées, de leurs antiquités qu’il a consultées, il parle alors à des hommes.

« Il semble, dit-il au livre d’Euterpe, que les habitants de la Colchide sont originaires d’Égypte : j’en juge par moi-même plutôt que par ouï-dire, car j’ai trouvé qu’en Colchide on se souvenait bien plus des anciens Égyptiens qu’on ne se ressouvenait des anciennes coutumes de Colchos en Égypte.

« Ces habitants des bords du Pont-Euxin prétendaient être une colonie établie par Sésostris ; pour moi, je le conjecturerais non-seulement parce qu’ils sont basanés, et qu’ils ont les cheveux frisés, mais parce que les peuples de Colchide, d’Égypte et d’Éthiopie, sont les seuls sur la terre qui se sont fait circoncire de tout temps : car les Phéniciens, et ceux de la Palestine, avouent qu’ils ont pris la circoncision des Égyptiens. Les Syriens qui habitent aujourd’hui sur les rivages du Thermodon et de Pathenie, et les Macrons leurs voisins, avouent qu’il n’y a pas longtemps qu’ils se sont conformés à cette coutume d’Égypte ; c’est par là principalement qu’ils sont reconnus pour Égyptiens d’origine.

« À l’égard de l’Éthiopie et de l’Égypte, comme cette cérémonie est très-ancienne chez ces deux nations, je ne saurais dire qui des deux tient la circoncision de l’autre ; il est toutefois vraisemblable que les Éthiopiens la prirent des Égyptiens ; comme, au contraire, les Phéniciens ont aboli l’usage de circoncire les enfants nouveau-nés, depuis qu’ils ont eu plus de commerce avec les Grecs. »

Il est évident, par ce passage d’Hérodote, que plusieurs peuples avaient pris la circoncision de l’Égypte ; mais aucune nation n’a jamais prétendu avoir reçu la circoncision des Juifs. À qui peut-on donc attribuer l’origine de cette coutume, ou à la nation de qui cinq ou six autres confessent la tenir, ou à une autre nation bien moins puissante, moins commerçante, moins guerrière, cachée dans un coin de l’Arabie Pétrée, qui n’a jamais communiqué le moindre de ses usages à aucun peuple ?

Les Juifs disent qu’ils ont été reçus autrefois par charité dans l’Égypte ; n’est-il pas bien vraisemblable que le petit peuple a imité un usage du grand peuple, et que les Juifs ont pris quelques coutumes de leurs maîtres ?

Clément d’Alexandrie rapporte que Pythagore, voyageant chez les Égyptiens, fut obligé de se faire circoncire, pour être admis à leurs mystères ; il fallait donc absolument être circoncis pour être au nombre des prêtres d’Égypte. Ces prêtres existaient lorsque Joseph arriva en Égypte ; le gouvernement était très-ancien, et les cérémonies antiques de l’Égypte observées avec la plus scrupuleuse exactitude.

Les Juifs avouent qu’ils demeurèrent pendant deux cent cinq ans en Égypte ; ils disent qu’ils ne se firent point circoncire dans cet espace de temps : il est donc clair que, pendant deux cent cinq ans, les Égyptiens n’ont pas reçu la circoncision des Juifs ; l’auraient-ils prise d’eux, après que les Juifs leur eurent volé tous les vases qu’on leur avait prêtés, et se furent enfuis dans le désert avec leur proie, selon leur propre témoignage ? Un maître adoptera-t-il la principale marque de la religion de son esclave voleur et fugitif ? Cela n’est pas dans la nature humaine.

Il est dit, dans le livre de Josué[184], que les Juifs furent circoncis dans le désert : « Je vous ai délivrés de ce qui faisait votre opprobre chez les Égyptiens. » Or quel pouvait être cet opprobre pour des gens qui se trouvaient entre les peuples de Phénicie, les Arabes et les Égyptiens, si ce n’est ce qui les rendait méprisables à ces trois nations ? comment leur ôte-t-on cet opprobre ? en leur ôtant un peu de prépuce : n’est-ce pas là le sens naturel de ce passage ?

La Genèse[185] dit qu’Abraham avait été circoncis auparavant ; mais Abraham voyagea en Égypte, qui était depuis longtemps un royaume florissant, gouverné par un puissant roi ; rien n’empêche que dans un royaume si ancien la circoncision ne fût établie. De plus, la circoncision d’Abraham n’eut point de suite ; sa postérité ne fut circoncise que du temps de Josué.

Or, avant Josué, les Israélites, de leur aveu même, prirent beaucoup de coutumes des Égyptiens ; ils les imitèrent dans plusieurs sacrifices, dans plusieurs cérémonies, comme dans les jeûnes qu’on observait les veilles des fêtes d’Isis, dans les ablutions, dans la coutume de raser la tête des prêtres ; l’encens, le candélabre, le sacrifice de la vache rousse, la purification avec de l’hysope, l’abstinence du cochon, l’horreur des ustensiles de cuisine des étrangers, tout atteste que le petit peuple hébreu, malgré son aversion pour la grande nation égyptienne, avait retenu une infinité d’usages de ses anciens maîtres. Ce bouc Hazazel qu’on envoyait dans le désert, chargé des péchés du peuple, était une imitation visible d’une pratique égyptienne ; les rabbins conviennent même que le mot d’Hazazel n’est point hébreu. Rien n’empêche donc que les Hébreux n’aient imité les Égyptiens dans la circoncision, comme faisaient les Arabes leurs voisins.

Il n’est point extraordinaire que Dieu, qui a sanctifié le baptême, si ancien chez les Asiatiques, ait sanctifié aussi la circoncision, non moins ancienne chez les Africains. On a déjà remarqué qu’il est le maître d’attacher ses grâces aux signes qu’il daigne choisir.

Au reste, depuis que, sous Josué, le peuple juif eut été circoncis, il a conservé cet usage jusqu’à nos jours ; les Arabes y ont aussi toujours été fidèles ; mais les Égyptiens, qui dans les premiers temps circoncisaient les garçons et les filles, cessèrent avec le temps de faire aux filles cette opération, et enfin la restreignirent aux prêtres, aux astrologues et aux prophètes. C’est ce que Clément d’Alexandrie et Origène nous apprennent. En effet, on ne voit point que les Ptolémées aient jamais reçu la circoncision.

Les auteurs latins qui traitent les Juifs avec un si profond mépris qu’ils les appellent curtus apella, par dérision, credat Judæus apella, curti Judæi, ne donnent point de ces épithètes aux Égyptiens. Tout le peuple d’Égypte est aujourd’hui circoncis, mais par une autre raison, parce que le mahométisme adopta l’ancienne circoncision de l’Arabie.

C’est cette circoncision arabe qui a passé chez les Éthiopiens, où l’on circoncit encore les garçons et les filles.

Il faut avouer que cette cérémonie de la circoncision paraît d’abord bien étrange ; mais on doit remarquer que de tout temps les prêtres de l’Orient se consacraient à leurs divinités par des marques particulières. On gravait avec un poinçon une feuille de lierre sur les prêtres de Bacchus. Lucien nous dit que les dévots à la déesse Isis s’imprimaient des caractères sur le poignet et sur le cou. Les prêtres de Cybèle se rendaient eunuques.

Il y a grande apparence que les Égyptiens, qui révéraient l’instrument de la génération, et qui en portaient l’image en pompe dans leurs processions, imaginèrent d’offrir à Isis et Osiris, par qui tout s’engendrait sur la terre, une partie légère du membre par qui ces dieux avaient voulu que le genre humain se perpétuât. Les anciennes mœurs orientales sont si prodigieusement différentes des nôtres que rien ne doit paraître extraordinaire à quiconque a un peu de lecture. Un Parisien est tout surpris quand on lui dit que les Hottentots font couper à leurs enfants mâles un testicule. Les Hottentots sont peut-être surpris que les Parisiens en gardent deux.

CIRUS, voyez CYRUS.

CLERC[186].

Il y aurait peut-être encore quelque chose à dire sur ce mot, même après le Dictionnaire de Ducange, et celui de l’Encyclopédie. Nous pouvons, par exemple, observer qu’on était si savant vers le Xe et XIe siècle qu’il s’introduisit une coutume ayant force de loi en France, en Allemagne, en Angleterre, de faire grâce de la corde à tout criminel condamné qui savait lire : tant un homme de cette érudition était nécessaire à l’État.

Guillaume le Bâtard, conquérant de l’Angleterre, y porta cette coutume. Cela s’appelait bénéfice de clergie, beneficium clericorum aut clergicorum.

Nous avons remarqué[187] en plus d’un endroit que de vieux usages, perdus ailleurs, se retrouvent en Angleterre, comme on retrouva dans l’île de Samothrace les anciens mystères d’Orphée. Aujourd’hui même encore ce bénéfice de clergie subsiste chez les Anglais dans toute sa force pour un meurtre commis sans dessein, et pour un premier vol qui ne passe pas cinq cents livres sterling. Le criminel qui sait lire demande le bénéfice de clergie ; on ne peut le lui refuser. Le juge, qui était réputé par l’ancienne loi ne savoir pas lire lui-même, s’en rapporte encore au chapelain de la prison, qui présente un livre au condamné. Ensuite il demande au chapelain: « Legit ? Lit-il ? » Le chapelain répond: « Legit ut clericus, il lit comme un clerc ; » et alors on se contente de faire marquer d’un fer chaud le criminel à la paume de la main. On a eu soin de l’enduire de graisse ; le fer fume et produit un sifflement sans faire aucun mal au patient réputé clerc.

DU CÉLIBAT DES CLERCS.

On demande si dans les premiers siècles de l’Église le mariage fut permis aux clercs, et dans quel temps il fut défendu.

Il est avéré que les clercs, loin d’être engagés au célibat dans la religion juive, étaient tous au contraire excités au mariage, non-seulement par l’exemple de leurs patriarches, mais par la honte attachée à vivre sans postérité.

Toutefois, dans les temps qui précédèrent les derniers malheurs des Juifs, il s’éleva des sectes de rigoristes esséniens, judaïtes, thérapeutes, hérodiens ; et dans quelques-unes, comme celles des esséniens et des thérapeutes, les plus dévots ne se mariaient pas. Cette continence était une imitation de la chasteté des vestales établies par Numa Pompilius, de la fille de Pythagore qui institua un couvent, des prêtresses de Diane, de la pythie de Delphes, et plus anciennement de Cassandre et de Chrysis, prêtresses d’Apollon, et même des prêtresses de Bacchus.

Les prêtres de Cybèle non-seulement faisaient vœu de chasteté, mais de peur de violer leurs vœux ils se rendaient eunuques.

Plutarque, dans sa huitième question des propos de table, dit qu’il y a des colléges de prêtres en Égypte qui renoncent au mariage.

Les premiers chrétiens, quoique faisant profession d’une vie aussi pure que celle des esséniens et des thérapeutes, ne firent point une vertu du célibat. Nous avons vu que presque tous les apôtres et les disciples étaient mariés. Saint Paul écrit à Tite[188] : « Choisissez pour prêtre celui qui n’aura qu’une femme ayant des enfants fidèles et non accusés de luxure. »

Il dit la même chose à Timothée[189] : « Que le surveillant soit mari d’une seule femme. »

Il semble faire si grand cas du mariage, que dans la même lettre à Timothée, il dit[190] : « La femme ayant prévariqué se sauvera en faisant des enfants. »

Ce qui arriva dans le fameux concile de Nicée au sujet des prêtres mariés mérite une grande attention. Quelques évêques, au rapport de Sozomène et de Socrate[191], proposèrent une loi qui défendît aux évêques et aux prêtres de toucher dorénavant à leurs femmes ; mais saint Paphnuce le martyr, évêque de Thèbes en Égypte, s’y opposa fortement, disant que « coucher avec sa femme c’est chasteté » ; et son avis fut suivi par le concile.

Suidas, Gelase Cyzicène, Cassiodore et Nicéphore Caliste, rapportent précisément la même chose.

Le concile seulement défendit aux ecclésiastiques d’avoir chez eux des agapètes, des associées, autres que leurs propres femmes, excepté leurs mères, leurs sœurs, leurs tantes, et des vieilles hors de tout soupçon.

Depuis ce temps, le célibat fut recommandé sans être ordonné. Saint Jérôme, voué à la solitude, fut celui de tous les Pères qui fit les plus grands éloges du célibat des prêtres : cependant il prend hautement le parti de Cartérius, évêque d’Espagne, qui s’était remarié deux fois. « Si je voulais nommer, dit-il, tous les évêques qui ont passé à de secondes noces, j’en trouverais plus qu’il n’y eut d’évêques au concile de Rimini[192] — Tantus numerus congregabitur ut Riminensis synodus superetur. »

Les exemples des clercs mariés et vivant avec leurs femmes sont innombrables. Sydonius, évêque de Clermont en Auvergne au Ve siècle, épousa Papianilla, fille de l’empereur Avitus ; et la maison de Polignac a prétendu en descendre. Simplicius, évêque de Bourges, eut deux enfants de sa femme Palladia.

Saint Grégoire de Nazianze était fils d’un autre Grégoire, évêque de Nazianze, et de Nonna, dont cet évêque eut trois enfants, savoir : Césarius, Gorgonia, et le saint.

On trouve dans le décret romain, au canon Ozius, une liste très-longue d’évêques enfants de prêtres. Le pape Ozius lui-même était fils du sous-diacre Étienne, et le pape Boniface Ier, fils du prêtre Joconde. Le pape Félix III fut fils du prêtre Félix, et devint lui-même un des aïeux de Grégoire le Grand. Jean II eut pour père le prêtre Projectus, Agapet le prêtre Gordien. Le pape Silvestre était fils du pape Hormisdas. Théodore Ier naquit du mariage de Théodore, patriarche de Jérusalem : ce qui devait réconcilier les deux Églises.

Enfin, après plus d’un concile tenu inutilement sur le célibat qui devait toujours accompagner le sacerdoce, le pape Grégoire VII excommunia tous les prêtres mariés, soit pour rendre l’Église plus respectable par une discipline plus rigoureuse, soit pour attacher plus étroitement à la cour de Rome les évêques et les prêtres des autres pays, qui n’auraient d’autre famille que l’Église.

Cette loi ne s’établit pas sans de grandes contradictions.

C’est une chose très-remarquable que le concile de Bâle ayant déposé, du moins en paroles, le pape Eugène IV, et élu Amédée de Savoie ; plusieurs évêques ayant objecté que ce prince avait été marié, Énéas Silvius, depuis pape sous le nom de Pie II, soutint l’élection d’Amédée par ces propres paroles : « Non solum qui uxorem habuit, sed uxorem habens potest assumi. — Non-seulement celui qui a été marié, mais celui qui l’est peut être pape. »

Ce Pie II était conséquent. Lisez ses Lettres à sa maîtresse dans le recueil de ses œuvres. Il était persuadé qu’il y a de la démence à vouloir frauder la nature, qu’il faut la guider, et non chercher à l’anéantir[193].

Quoi qu’il en soit, depuis le concile de Trente il n’y a plus de dispute sur le célibat des clercs dans l’Église catholique romaine ; il n’y a plus que des désirs.

Toutes les communions protestantes se sont séparées de Rome

sur cet article.

Dans l’Église grecque, qui s’étend aujourd’hui des frontières de la Chine au cap de Matapan, les prêtres se marient une fois. Partout les usages varient, la discipline change selon les temps et selon les lieux. Nous ne faisons ici que raconter, et nous ne controversons jamais[194].


DES CLERCS DU SECRET,

devenus depuis secrétaires d’État et ministres.

Les clercs du secret, clercs du roi, qui sont devenus depuis secrétaires d’État en France et en Angleterre, étaient originairement notaires du roi ; ensuite on les nomma secrétaires des commandements. C’est le savant et laborieux Pasquier qui nous l’apprend. Il était bien instruit, puisqu’il avait sous ses yeux les registres de la chambre des comptes, qui de nos jours ont été consumés par un incendie.

À la malheureuse paix du Cateau-Cambresis en 1558, un clerc de Philippe II ayant pris le titre de secrétaire d’État, L’Aubépine, qui était clerc secrétaire des commandements du roi de France et son notaire, prit aussi le titre de secrétaire d’État, afin que les dignités fussent égales, si les avantages de la paix ne l’étaient pas.

En Angleterre, avant Henri VIII, il n’y avait qu’un secrétaire du roi, qui présentait debout les mémoires et requêtes au conseil. Henri VIII en créa deux, et leur donna les mêmes titres et les mêmes prérogatives qu’en Espagne. Les grands seigneurs alors n’acceptaient pas ces places ; mais avec le temps elles sont devenues si considérables que les pairs du royaume et les généraux des armées en ont été revêtus. Ainsi tout change. Il ne reste rien en France du gouvernement de Hugues surnommé Capet, ni en Angleterre de l’administration de Guillaume surnommé le Bâtard.



CLIMAT[195].

Hic segetes, illic veniunt felicius uvæ :
Arborei fœtus alibi atque injussa virescunt
Gramina. Nonne vides, croceos ut Tmolus odores,
India mittit ebur, molles sua thura Sabæi ?

At Chalybes nudi ferrum, virosaque Pontus
Castorea, Eliadum palmas Epirus equarum ?

(Georg., I, 54 et seq.)

Il faut ici se servir de la traduction de M. l’abbé Delille, dont l’élégance en tant d’endroits est égale au mérite de la difficulté surmontée.

Ici sont des vergers qu’enrichit la culture,
Là règne un vert gazon qu’entretient la nature ;
Le Tmole est parfumé d’un safran précieux ;
Dans les champs de Saba l’encens croît pour les dieux ;
L’Euxin voit le castor se jouer dans ses ondes ;
Le Pont s’enorgueillit de ses mines profondes ;
L’Inde produit l’ivoire ; et dans ses champs guerriers
L’Épire pour l’Élide exerce ses coursiers.

Il est certain que le sol et l’atmosphère signalent leur empire sur toutes les productions de la nature, à commencer par l’homme, et à finir par les champignons.

Dans le grand siècle de Louis XIV, l’ingénieux Fontenelle a dit[196] :

« On pourrait croire que la zone torride et les deux glaciales ne sont pas fort propres pour les sciences. Jusqu’à présent elles n’ont point passé l’Égypte et la Mauritanie d’un côté, et de l’autre la Suède. Peut-être n’a-ce pas été par hasard qu’elles se sont tenues entre le mont Atlas et la mer Baltique. On ne sait si ce ne sont point là les bornes que la nature leur a posées, et si l’on peut espérer de voir jamais de grands auteurs lapons ou nègres. »

Chardin, l’un de ces voyageurs qui raisonnent et qui approfondissent, va encore plus loin que Fontenelle en parlant de la Perse[197]. « La température des climats chauds, dit-il, énerve l’esprit comme le corps, et dissipe ce feu nécessaire à l’imagination pour l’invention. On n’est pas capable dans ces climats-là de longues veilles, et de cette forte application qui enfante les ouvrages des arts libéraux et des arts mécaniques, etc. »

Chardin ne songeait pas que Sadi et Lokman étaient persans. Il ne faisait pas attention qu’Archimède était de Sicile, où la chaleur est plus grande que dans les trois quarts de la Perse. Il oubliait que Pythagore apprit autrefois la géométrie chez les brachmanes.

L’abbé Dubos soutint et développa autant qu’il le put ce sentiment de Chardin.

Cent cinquante ans avant eux, Bodin en avait fait la base de son système, dans sa République et dans sa Méthode de l’histoire ; il dit que l’influence du climat est le principe du gouvernement des peuples et de leur religion.

Diodore de Sicile fut de ce sentiment longtemps avant Bodin.

L’auteur de l’Esprit des lois[198], sans citer personne, poussa cette idée encore plus loin que Dubos, Chardin et Bodin. Une certaine partie de la nation l’en crut l’inventeur, et lui en fit un crime. C’est ainsi que cette partie de la nation est faite. Il y a partout des gens qui ont plus d’enthousiasme que d’esprit.

On pourrait demander à ceux qui soutiennent que l’atmosphère fait tout, pourquoi l’empereur Julien dit dans son Misopogon que ce qui lui plaisait dans les Parisiens, c’était la gravité de leurs caractères et la sévérité de leurs mœurs ; et pourquoi ces Parisiens, sans que le climat ait changé, sont aujourd’hui des enfants badins à qui le gouvernement donne le fouet en riant, et qui eux-mêmes rient le moment d’après, en chansonnant leurs précepteurs ?

Pourquoi les Égyptiens, qu’on nous peint encore plus graves que les Parisiens, sont aujourd’hui le peuple le plus mou, le plus frivole, et le plus lâche, après avoir, dit-on, conquis autrefois toute la terre pour leur plaisir, sous un roi nommé Sésostris ?

Pourquoi, dans Athènes, n’y a-t-il plus d’Anacréon, ni d’Aristote, ni de Zeuxis ?

D’où vient que Rome a pour ses Cicéron, ses Caton et ses Tite-Live, des citoyens qui n’osent parler, et une populace de gueux abrutis, dont le suprême bonheur est d’avoir quelquefois de l’huile à bon marché, et de voir défiler des processions ?

Cicéron plaisante beaucoup sur les Anglais dans ses lettres. Il prie Quintus, son frère, lieutenant de César, de lui mander s’il a trouvé de grands philosophes parmi eux dans l’expédition d’Angleterre. Il ne se doutait pas qu’un jour ce pays pût produire des mathématiciens qu’il n’aurait jamais pu entendre. Cependant le climat n’a point changé ; et le ciel de Londres est tout aussi nébuleux qu’il l’était alors.

Tout change dans les corps et dans les esprits avec le temps. Peut-être un jour les Américains viendront enseigner les arts aux peuples de l’Europe.

Le climat a quelque puissance, le gouvernement cent fois plus ; la religion jointe au gouvernement encore davantage.


INFLUENCE DU CLIMAT.

Le climat influe sur la religion en fait de cérémonies et d’usages. Un législateur n’aura pas eu de peine à faire baigner des Indiens dans le Gange à certains temps de la lune : c’est un grand plaisir pour eux. On l’aurait lapidé s’il eût proposé le même bain aux peuples qui habitent les bords de la Duina, vers Archangel. Défendez le porc à un Arabe, qui aurait la lèpre s’il mangeait de cette chair très-mauvaise et très-dégoûtante dans son pays, il vous obéira avec joie. Faites la même défense à un Vestphalien, il sera tenté de vous battre.

L’abstinence du vin est un bon précepte de religion dans l’Arabie, où les eaux d’orange, de citron, de limon, sont nécessaires à la santé. Mahomet n’aurait pas peut-être défendu le vin en Suisse, surtout avant d’aller au combat.

Il y a des usages de pure fantaisie. Pourquoi les prêtres d’Égypte imaginèrent-ils la circoncision ? ce n’est pas pour la santé. Cambyse, qui les traita comme ils le méritaient, eux et leur bœuf Apis, les courtisans de Cambyse, les soldats de Cambyse, n’avaient point fait rogner leurs prépuces, et se portaient fort bien. La raison du climat ne fait rien aux parties génitales d’un prêtre. On offrait son prépuce à Isis, probablement comme on présenta partout les prémices des fruits de la terre. C’était offrir les prémices du fruit de la vie.

Les religions ont toujours roulé sur deux pivots, observance et croyance : l’observance tient en grande partie au climat ; la croyance n’en dépend point. On fera tout aussi bien recevoir un dogme sous l’équateur et sous le cercle polaire. Il sera ensuite également rejeté à Batavia et aux Orcades, tandis qu’il sera soutenu unguibus et rostro à Salamanque. Cela ne dépend point du sol et de l’atmosphère, mais uniquement de l’opinion, cette reine inconstante du monde.

Certaines libations de vin seront de précepte dans un pays de vignoble ; et il ne tombera point dans l’esprit d’un législateur d’instituer en Norvége des mystères sacrés qui ne pourraient s’opérer sans vin.

Il sera expressément ordonné de brûler de l’encens dans le parvis d’un temple où l’on égorge des bêtes à l’honneur de la Divinité, et pour le souper des prêtres. Cette boucherie appelée temple serait un lieu d’infection abominable si on ne le purifiait pas continuellement : et sans le secours des aromates, la religion des anciens aurait apporté la peste. On ornait même l’intérieur des temples de festons de fleurs pour rendre l’air plus doux.

On ne sacrifiera point la vache dans le pays brûlant de la presqu’île des Indes, parce que cet animal, qui nous fournit un lait nécessaire, est très-rare dans une campagne aride, que sa chair y est sèche, coriace, très-peu nourrissante, et que les brachmanes feraient très-mauvaise chère. Au contraire, la vache deviendra sacrée, attendu sa rareté et son utilité.

On n’entrera que pieds nus dans le temple de Jupiter-Ammon, où la chaleur est excessive : il faudra être bien chaussé pour faire ses dévotions à Copenhague.

Il n’en est pas ainsi du dogme. On a cru au polythéisme dans tous les climats ; et il est aussi aisé à un Tartare de Crimée qu’à un habitant de la Mecque de reconnaître un Dieu unique, incommunicable, non engendré et non engendreur. C’est par le dogme encore plus que par les rites qu’une religion s’étend d’un climat à un autre. Le dogme de l’unité de Dieu passa bientôt de Médine au mont Caucase ; alors le climat cède à l’opinion.

Les Arabes dirent aux Turcs : « Nous nous faisions circoncire en Arabie sans savoir trop pourquoi ; c’était une ancienne mode des prêtres d’Égypte d’offrir à Oshireth ou Osiris une petite partie de ce qu’ils avaient de plus précieux. Nous avions adopté cette coutume trois mille ans avant d’être mahométans. Vous serez circoncis comme nous ; vous serez obligés comme nous de coucher avec une de vos femmes tous les vendredis, et de donner par an deux et demi pour cent de votre revenu aux pauvres. Nous ne buvons que de l’eau et du sorbet ; toute liqueur enivrante nous est défendue ; elles sont pernicieuses en Arabie. Vous embrasserez ce régime, quoique vous aimiez le vin passionnément, et que même il vous soit souvent nécessaire sur les bords du Phase et de l’Araxe. Enfin, si vous voulez aller au ciel, et y être bien placés, vous prendrez le chemin de la Mecque. »

Les habitants du nord du Caucase se soumettent à ces lois, et embrassent dans toute son étendue une religion qui n’était pas faite pour eux.

En Égypte, le culte emblématique des animaux succéda aux dogmes de Thaut. Les dieux des Romains partagèrent ensuite l’Égypte avec les chiens, les chats et les crocodiles. À la religion romaine succéda le christianisme ; il fut entièrement chassé par le mahométisme, qui cédera peut-être la place à une religion nouvelle.

Dans toutes ces vicissitudes le climat n’est entré pour rien : le gouvernement a tout fait. Nous ne considérons ici que les causes secondes, sans lever des yeux profanes vers la Providence qui les dirige. La religion chrétienne, née dans la Syrie, ayant reçu ses principaux accroissements dans Alexandrie, habite aujourd’hui les pays où Teutate, Inninsul, Frida, Odin, étaient adorés.

Il y a des peuples dont ni le climat ni le gouvernement n’ont fait la religion. Quelle cause a détaché le nord de l’Allemagne, le Danemark, les trois quarts de la Suisse, la Hollande, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, de la communion romaine ?... la pauvreté. On vendait trop cher les indulgences et la délivrance du purgatoire à des âmes dont les corps avaient alors très-peu d’argent. Les prélats, les moines, engloutissaient tout le revenu d’une province. On prit une religion à meilleur marché. Enfin, après vingt guerres civiles, on a cru que la religion du pape était fort bonne pour les grands seigneurs, et la réformée pour les citoyens. Le temps fera voir qui doit l’emporter vers la mer Egée et le Pont-Euxin, de la religion grecque ou de la religion turque.



CLOU[199].

Nous ne nous arrêterons pas à remarquer la barbarie agreste qui fit clou de clavus, et Cloud de Clodoaldus, et clou de girofle, quoique le girofle ressemble fort mal à un clou, et clou, maladie de l’œil, et clou, tumeur de la peau, etc. Ces expressions viennent de la négligence et de la stérilité de l’imagination : c’est la honte d’un langage.

Nous demandons seulement ici aux réviseurs de livres la permission de transcrire ce que le missionnaire Labat, dominicain, provéditeur du saint-office, a écrit sur les clous de la croix, à laquelle il est plus que probable que jamais aucun clou ne fut attaché.

«[200] Le religieux italien qui nous conduisait eut assez de crédit pour nous faire voir entre autres un des clous dont notre Seigneur fut attaché à la croix. Il me parut bien différent de celui que les bénédictins font voir à Saint-Denis. Peut-être que celui de Saint-Denis avait servi pour les pieds, et qu’il devait être plus grand que celui des mains. Il fallait pourtant que ceux des mains fussent assez grands et assez forts pour soutenir tout le poids du corps. Mais il faut que les Juifs aient employé plus de quatre clous, ou que quelques-uns de ceux qu’on expose à la vénération des fidèles ne soient pas bien authentiques : car l’histoire rapporte que sainte Hélène en jeta un dans la mer pour apaiser une tempête furieuse qui agitait son vaisseau. Constantin se servit d’un autre pour faire le mors de la bride de son cheval. On en montre un tout entier à Saint-Denis en France, et un autre aussi tout entier à Sainte-Croix de Jérusalem à Rome. Un auteur romain de notre siècle, très-célèbre, assure que la couronne de fer dont on couronne les empereurs en Italie est faite d’un de ces clous. On voit à Rome et à Carpentras deux mors de bride aussi faits de ces clous, et on en fait voir encore en d’autres endroits. Il est vrai qu’on a la discrétion de dire de quelques-uns, tantôt que c’est la pointe, et tantôt que c’est la tête. »

Le missionnaire parle sur le même ton de toutes les reliques. Il dit au même endroit que lorsqu’on apporta de Jérusalem à Rome le corps du premier diacre saint Étienne, et qu’on le mit dans le tombeau du diacre saint Laurent, en 557, « saint Laurent se retira de lui-même pour donner la droite à son hôte ; action qui lui acquit le surnom de civil Espagnol[201] ».

Ne faisons sur ces passages qu’une réflexion, c’est que si quelque philosophe s’était expliqué dans l’Encyclopédie comme le missionnaire dominicain Labat, une foule de Patouillets et de Nonottes, de Chiniacs, de Chaumeix, et d’autres polissons, auraient crié au déiste, à l’athée, au géomètre.

Selon ce que l’on peut être
Les choses changent de nom.

(Amphitryon, Prologue.)


COHÉRENCE, COHÉSION, ADHÉSIONS[202].

Force par laquelle les parties des corps tiennent ensemble. C’est le phénomène le plus commun et le plus inconnu. Newton se moque des atomes crochus par lesquels on a voulu expliquer la cohérence : car il resterait à savoir pourquoi ils sont crochus, et pourquoi ils cohèrent.

Il ne traite pas mieux ceux qui ont expliqué la cohésion par le repos : « C’est, dit-il, une qualité occulte. »

Il a recours à une attraction ; mais cette attraction, qui peut exister et qui n’est point du tout démontrée, n’est-elle pas une qualité occulte ? La grande attraction des globes célestes est démontrée et calculée. Celle des corps adhérents est incalculable : or, comment admettre une force immensurable qui serait de la même nature que celle qu’on mesure ?

Néanmoins, il est démontré que la force d’attraction agit sur toutes les planètes et sur tous les corps graves, proportionnellement à leur solidité : donc elle agit sur toutes les particules de la matière ; donc il est très-vraisemblable qu’en résidant dans chaque partie par rapport au tout, elle réside aussi dans chaque partie par rapport à la continuité ; donc la cohérence peut être l’effet de l’attraction.

Cette opinion paraît admissible jusqu’à ce qu’on trouve mieux ; et le mieux n’est pas facile à rencontrer.


COLIMAÇONS[203]. — COMMERCE[204].


CONCILES[205].

SECTION PREMIÈRE.

Assemblée d’ecclésiastiques convoquée pour résoudre des doutes ou des questions sur des points de foi ou de discipline.

L’usage des conciles n’était pas inconnu aux sectateurs de l’ancienne religion de Zerdusht que nous appelons Zoroastre[206]. Vers l’an 200 de notre ère vulgaire, le roi de Perse Ardeshir-Babecan assembla quarante mille prêtres pour les consulter sur des doutes qu’il avait touchant le paradis et l’enfer qu’ils nomment la géhenne, terme que les Juifs adoptèrent pendant leur captivité de Babylone, ainsi que les noms des anges et des mois. Le plus célèbre des mages, Erdaviraph, ayant bu trois verres d’un vin soporifique, eut une extase qui dura sept jours et sept nuits, pendant laquelle son âme fut transportée vers Dieu. Revenu de ce ravissement, il raffermit la foi du roi en racontant le grand nombre de merveilles qu’il avait vues dans l’autre monde, et en les faisant mettre par écrit.

On sait que Jésus fut appelé Christ, mot grec qui signifie oint, et sa doctrine christianisme, ou bien évangile, c’est-à-dire bonne nouvelle, parce qu’un jour[207] de sabbat, étant entré, selon sa coutume, dans la synagogue de Nazareth, où il avait été élevé, il se fit à lui-même l’application de ce passage d’Isaïe[208] qu’il venait de lire : « L’esprit du Seigneur est sur moi, c’est pourquoi il m’a rempli de son onction, et m’a envoyé prêcher l’Évangile aux pauvres. » Il est vrai que tous ceux de la synagogue le chassèrent hors de leur ville, et le conduisirent jusqu’à la pointe de la montagne sur laquelle elle était bâtie, pour le précipiter[209] et ses proches vinrent pour se saisir de lui : car ils disaient et on leur disait qu’il avait perdu l’esprit. Or il n’est pas moins certain que

Jésus déclara constamment[210] qu’il n’était pas venu détruire la loi ou les prophètes, mais les accomplir.

Cependant comme il ne laissa rien par écrit[211], ses premiers disciples furent partagés sur la fameuse question s’il fallait circoncire les Gentils, et leur ordonner de garder la loi mosaïque[212]. Les apôtres et les prêtres s’assemblèrent donc à Jérusalem pour examiner cette affaire ; et après en avoir beaucoup conféré, ils écrivirent aux frères d’entre les Gentils qui étaient à Antioche, en Syrie et en Cilicie, une lettre dont voici le précis : « Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous point imposer d’autre charge que celles-ci, qui sont nécessaires : savoir, de vous abstenir des viandes immolées aux idoles, et du sang, et de la chair étouffée, et de la fornication. »

La décision de ce concile n’empêcha pas que[213] Pierre, étant à Antioche, ne discontinua de manger avec les Gentils que lorsque plusieurs circoncis, qui venaient d’auprès de Jacques, furent arrivés. Mais Paul, voyant qu’il ne marchait pas droit selon la vérité de l’Évangile, lui résista en face et lui dit devant tout le monde[214] : « Si vous, qui êtes Juif, vivez comme les Gentils, et non pas comme les Juifs, pourquoi contraignez-vous les Gentils à judaïser ? » Pierre en effet vivait comme les Gentils depuis que, dans un ravissement d’esprit[215] il avait vu le ciel ouvert, et comme une grande nappe qui descendait par les quatre coins du ciel en terre, dans laquelle il y avait de toutes sortes d’animaux terrestres à quatre pieds, de reptiles et d’oiseaux du ciel ; et qu’il avait ouï une voix qui lui avait dit : « Levez-vous, Pierre, tuez et mangez. »

Paul, qui reprenait si hautement Pierre d’user de cette dissimulation pour faire croire qu’il observait encore la loi, se servit lui-même à Jérusalem d’une feinte semblable[216]. Se voyant accusé d’enseigner aux Juifs qui étaient parmi les Gentils à renoncer à Moïse, il s’alla purifier dans le temple pendant sept jours, afin que tous sussent que ce qu’ils avaient ouï dire de lui était faux, mais qu’il continuait à garder la loi ; et cela par le conseil de tous les prêtres assemblés chez Jacques, et ces prêtres étaient les mêmes qui avaient décidé avec le Saint-Esprit que ces observances légales n’étaient pas nécessaires.

On distingua depuis les conciles en particuliers et en généraux. Les particuliers sont de trois sortes : les nationaux, convoqués par le prince, par le patriarche ou par le primat ; les provinciaux, assemblés par le métropolitain ou l’archevêque ; et les diocésains, ou synodes célébrés par chaque évêque. Le décret suivant est tiré d’un de ces conciles tenus à Mâcon. « Tout laïque qui rencontrera en chemin un prêtre ou un diacre lui présentera le cou pour s’appuyer ; si le laïque et le prêtre sont tous deux à cheval, le laïque s’arrêtera et saluera révéremment le prêtre ; enfin si le prêtre est à pied, et le laïque à cheval, le laïque descendra et ne remontera que lorsque l’ecclésiastique sera à une certaine distance. Le tout sous peine d’être interdit pendant aussi longtemps qu’il plaira au métropolitain ».

La liste des conciles tient plus de seize pages in-folio dans le Dictionnaire de Moréri ; les auteurs ne convenant pas d’ailleurs du nombre des conciles généraux, bornons-nous ici au résultat des huit premiers qui furent assemblés par ordre des empereurs.

Deux prêtres d’Alexandrie ayant voulu savoir si Jésus était Dieu ou créature, ce ne fut pas seulement les évêques et les prêtres qui disputèrent : les peuples entiers furent divisés ; le désordre vint à un tel point que les païens, sur leurs théâtres, tournaient en raillerie le christianisme. L’empereur Constantin commença par écrire en ces termes à l’évêque Alexander et au prêtre Arius, auteurs de la division : « Ces questions, qui ne sont point nécessaires et qui ne viennent que d’une oisiveté inutile, peuvent être faites pour exercer l’esprit ; mais elles ne doivent pas être portées aux oreilles du peuple. Étant divisés pour un si petit sujet, il n’est pas juste que vous gouverniez selon vos pensées une si grande multitude du peuple de Dieu. Cette conduite est basse et puérile, indigne de prêtres et d’hommes sensés. Je ne le dis pas pour vous contraindre à vous accorder entièrement sur cette question frivole, quelle qu’elle soit. Vous pouvez conserver l’unité avec un différent particulier, pourvu que ces diverses opinions et ces subtilités demeurent secrètes dans le fond de la pensée. »

L’empereur, ayant appris le peu d’effet de sa lettre, résolut, par le conseil des évêques, de convoquer un concile œcuménique, c’est-à-dire de toute la terre habitable, et choisit, pour le lieu de l’assemblée, la ville de Nicée en Bithynie. Il s’y trouva deux mille quarante-huit évêques, qui tous, au rapport d’Eutychius[217], furent de sentiments et d’avis différents[218]. Ce prince, ayant eu la patience de les entendre disputer sur cette matière, fut très-surpris de trouver parmi eux si peu d’unanimité ; et l’auteur de la préface arabe de ce concile dit que les actes de ces disputes formaient quarante volumes.

Ce nombre prodigieux d’évêques ne paraîtra pas incroyable, si l’on fait attention à ce que rapporte Usser, cité par Selden[219] que saint Patrice, qui vivait dans le Ve siècle, fonda trois cent soixante-cinq églises, et ordonna un pareil nombre d’évêques, ce qui prouve qu’alors chaque église avait son évêque, c’est-à-dire son surveillant. Il est vrai que par le canon xiii du concile d’Ancyre on voit que les évêques des villes firent leur possible pour ôter les ordinations aux évêques de village, et les réduire à la condition de simples prêtres.

On lut dans le concile de Nicée une lettre d’Eusèbe de Nicomédie, qui contenait l’hérésie manifestement, et découvrait la cabale du parti d’Arius. Il y disait, entre autres choses, que si l’on reconnaissait Jésus fils de Dieu incréé, il faudrait aussi le reconnaître consubstantiel au Père. Voilà pourquoi Athanase, diacre d’Alexandrie, persuada aux Pères de s’arrêter au mot de consubstantiel, qui avait été rejeté comme impropre par le concile d’Antioche, tenu contre Paul de Samosate ; mais c’est qu’il le prenait d’une manière grossière, et marquant de la division, comme on dit que plusieurs pièces de monnaie sont d’un même métal ; au lieu que les orthodoxes expliquèrent si bien le terme de consubstantiel que l’empereur lui-même comprit qu’il n’enfermait aucune idée corporelle, qu’il ne signifiait aucune division de la substance du Père, absolument immatérielle et spirituelle, et qu’il fallait l’entendre d’une manière divine et ineffable. Ils montrèrent encore l’injustice des ariens de rejeter ce mot sous prétexte qu’il n’est pas dans l’Écriture, eux qui employaient tant de mots qui n’y sont point, en disant que le fils de Dieu était tiré du néant, et n’avait pas toujours été.

Alors Constantin écrivit en même temps deux lettres pour publier les ordonnances du concile, et les faire connaître à ceux qui n’y avaient pas assisté. La première, adressée aux Églises en général, dit en beaucoup de paroles que la question de la foi a été examinée, et si bien éclaircie qu’il n’y est resté aucune difficulté. Dans la seconde, il dit entre autres à l’Église d’Alexandrie en particulier : « Ce que trois cents évêques ont ordonné n’est autre chose que la sentence du Fils unique de Dieu ; le Saint-Esprit a déclaré la volonté de Dieu par ces grands hommes qu’il inspirait : donc que personne ne doute, que personne ne diffère ; mais revenez tous de bon cœur dans le chemin de la vérité. »

Les écrivains ecclésiastiques ne sont pas d’accord sur le nombre des évêques qui souscrivirent à ce concile. Eusèbe n’en compte que deux cent cinquante[220] ; Eustathe d’Antioche, cité par Théodoret, deux cent soixante et dix ; saint Athanase, dans son Épître aux solitaires, trois cents, comme Constantin ; mais dans sa lettre aux Africains, il parle de trois cent dix-huit. Ces quatre auteurs sont cependant témoins oculaires, et très-dignes de foi.

Ce nombre de trois cent dix-huit, que le pape[221] saint Léon appelle mystérieux, a été adopté par la plupart des Pères de l’Église. Saint Ambroise assure[222] que le nombre de trois cent dix-huit évêques fut une preuve de la présence du Seigneur Jésus dans son concile de Nicée, parce que la croix désigne trois cents, et le nom de Jésus dix-huit. Saint Hilaire, en défendant le mot de consubstantiel approuvé dans le concile de Nicée, quoique condamné cinquante-cinq ans auparavant dans le concile d’Antioche, raisonne ainsi[223] : « Quatre-vingts évêques ont rejeté le mot de consubstantiel, mais trois cent dix-huit l’ont reçu. Or ce dernier nombre est pour moi un nombre saint, parce que c’est celui des hommes qui accompagnèrent Abraham, lorsque, victorieux des rois impies, il fut béni par celui qui est la figure du sacerdoce éternel. » Enfin Selden[224] rapporte que Dorothée, métropolitain de Monembase, disait qu’il y avait eu précisément trois cent dix-huit Pères à ce concile, parce qu’il s’était écoulé trois cent dix-huit ans depuis l’incarnation. Tous les chronologistes placent ce concile à l’an 325 de l’ère vulgaire, mais Dorothée en retranche sept ans pour faire cadrer sa comparaison : ce n’est là qu’une bagatelle ; d’ailleurs on ne commença à compter les années depuis l’incarnation de Jésus qu’au concile de Lestines, l’an 743. Denis le Petit avait imaginé cette époque dans son cycle solaire de l’an 526, et Bède l’avait employée dans son Histoire ecclésiastique.

Au reste on ne sera point étonné que Constantin ait adopté le sentiment de ces trois cents ou trois cent dix-huit évêques qui tenaient pour la divinité de Jésus si l’on fait attention qu’Eusèbe de Nicomédie, un des principaux chefs du parti arien, avait été complice de la cruauté de Lucinius dans les massacres des évêques et dans la persécution des chrétiens. C’est l’empereur lui-même qui l’en accuse dans la lettre particulière qu’il écrivit à l’Église de Nicomédie. « Il a, dit-il, envoyé contre moi des espions pendant les troubles, et il ne lui manquait que de prendre les armes pour le tyran. J’en ai des preuves par les prêtres et les diacres de sa suite que j’ai pris. Pendant le concile de Nicée, avec quel empressement et quelle impudence a-t-il soutenu, contre le témoignage de sa conscience, l’erreur convaincue de tous côtés, tantôt en implorant ma protection, de peur qu’étant convaincu d’un si grand crime il ne fût privé de sa dignité ! Il m’a circonvenu et surpris honteusement, et a fait passer toutes choses comme il a voulu. Encore depuis peu, voyez ce qu’il a fait avec Théognis. »

Constantin veut parler de la fraude dont Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée usèrent en souscrivant. Dans le mot omousios ils insérèrent un iota qui faisait omoiousios, c’est-à-dire semblable en substance, au lieu que le premier signifie de même substance. On voit par là que ces évêques cédèrent à la crainte d’être déposés et bannis : car l’empereur avait menacé d’exil ceux qui ne voudraient pas souscrire. Aussi l’autre Eusèbe, évêque de Césarée, approuva le mot de consubstantiel, après l’avoir combattu le jour précédent.

Cependant Théonas de Marmarique et Second de Ptolémaïque demeurèrent opiniâtrement attachés à Arius : et le concile les ayant condamnés avec lui, Constantin les exila, et déclara, par un édit, qu’on punirait de mort quiconque serait convaincu d’avoir caché quelque écrit d’Arius au lieu de le brûler. Trois mois après, Eusèbe de Nicomédie et Théognis furent aussi envoyés en exil dans les Gaules. On dit qu’ayant gagné celui qui gardait les actes du concile par ordre de l’empereur, ils avaient effacé leurs souscriptions, et s’étaient mis à enseigner publiquement qu’il ne faut pas croire que le Fils soit consubstantiel au Père.

Heureusement, pour remplacer leurs signatures et conserver le nombre mystérieux de trois cent dix-huit, on imagina de mettre le livre où étaient ces actes divisés par sessions, sur le tombeau de Chrysante et de Misonius, qui étaient morts pendant la tenue du concile ; on y passa la nuit en oraison, et le lendemain il se trouva que ces deux évêques avaient signé[225].

Ce fut par un expédient à peu près semblable que les Pères du même concile firent la distinction des livres authentiques de l’Écriture d’avec les apocryphes[226] : les ayant placés tous pêle-mêle sur l’autel, les apocryphes tombèrent d’eux-mêmes par terre.

Deux autres conciles, assemblés l’an 359 par l’empereur Constance, l’un de plus de quatre cents évêques à Rimini, et l’autre de plus de cent cinquante à Séleucie, rejetèrent après de longs débats le mot consubstantiel, déjà condamné par un concile d’Antioche, comme nous l’avons dit[227] ; mais ces conciles ne sont reconnus que par les sociniens.

Les Pères de Nicée avaient été si occupés de la consubstantialité du Fils que, sans faire aucune mention de l’Église dans leur symbole, ils s’étaient contentés de dire : « Nous croyons aussi au Saint-Esprit. » Cet oubli fut réparé au second concile général convoqué à Constantinople, l’an 381, par Théodose. Le Saint-Esprit y fut déclaré Seigneur et vivifiant, qui procède du Père, qui est adoré et glorifié avec le Père et le Fils, qui a parlé par les prophètes. Dans la suite, l’Église latine voulut que le Saint-Esprit procédât encore du Fils, et le filioque fut ajouté au symbole, d’abord en Espagne, l’an 447, puis en France au concile de Lyon, l’an 1274, et enfin à Rome, malgré les plaintes des Grecs contre cette innovation.

La divinité de Jésus une fois établie, il était naturel de donner à sa mère le titre de mère de Dieu ; cependant le patriarche de Constantinople Nestorius soutint, dans ses sermons, que ce serait justifier la folie des païens, qui donnaient des mères à leurs dieux. Théodose le Jeune, pour décider cette grande question, fit assembler le troisième concile général à Éphèse, l’an 431, où Marie fut reconnue mère de Dieu.

Une autre hérésie de Nestorius, également condamnée à Éphèse, était de reconnaître deux personnes en Jésus. Cela n’empêcha pas le patriarche Flavien de reconnaître dans la suite deux natures en Jésus. Un moine nommé Eutichès, qui avait déjà beaucoup crié contre Nestorius, assura, pour mieux les contredire l’un et l’autre, que Jésus n’avait aussi qu’une nature. Cette fois-ci le moine se trompa. Quoique son sentiment eût été soutenu l’an 449, à coups de bâton, dans un nombreux concile à Éphèse, Eutichès n’en fut pas moins anathématisé deux ans après par le quatrième concile général que l’empereur Marcien fit tenir à Chalcédoine, où deux natures furent assignées à Jésus.

Restait à savoir combien, avec une personne et deux natures, Jésus devait avoir de volontés. Le cinquième concile général, qui, l’an 553, assoupit, par ordre de Justinien, les contestations touchant la doctrine de trois évêques, n’eut pas le loisir d’entamer cet important objet. Ce ne fut que l’an 680 que le sixième concile général, convoqué aussi à Constantinople par Constantin Pogonat, nous apprit que Jésus a précisément deux volontés ; et ce concile, en condamnant les monothélites qui n’en admettaient qu’une, n’excepta pas de l’anathème le pape Honorius Ier, qui, dans une lettre rapportée par Baronius[228], avait dit au patriarche de Constantinople : « Nous confessons une seule volonté dans Jésus-Christ. Nous ne voyons point que les conciles ni l’Écriture nous autorisent à penser autrement ; mais de savoir si, à cause des œuvres de divinité et d’humanité qui sont en lui, on doit entendre une ou deux opérations, c’est ce que je laisse aux grammairiens, et ce qui n’importe guère. » Ainsi Dieu permit que l’Église grecque et l’Église latine n’eussent rien à se reprocher à cet égard. Comme le patriarche Nestorius avait été condamné pour avoir reconnu deux personnes en Jésus, le pape Honorius le fut à son tour pour n’avoir confessé qu’une volonté dans Jésus.

Le septième concile général, ou second de Nicée, fut assemblé, l’an 787, par Constantin[229], fils de Léon et d’Irène, pour rétablir l’adoration des images. Il faut savoir que deux conciles de Constantinople, le premier l’an 730, sous l’empereur Léon, et l’autre vingt-quatre ans après, sous Constantin Copronyme, s’étaient avisés de proscrire les images, conformément à la loi mosaïque et à l’usage des premiers siècles du christianisme. Aussi le décret de Nicée où il est dit que quiconque ne rendra pas aux images des saints le service, l’adoration, comme à la Trinité, sera jugé anathème, éprouva d’abord des contradictions : les évêques qui voulurent le faire recevoir l’an 789, dans un concile de Constantinople, en furent chassés par des soldats. Le même décret fut encore rejeté avec mépris, l’an 794, par le concile de Francfort et par les livres carolins que Charlemagne fit publier. Mais enfin le second concile de Nicée fut confirmé à Constantinople sous l’empereur Michel et Théodora sa mère, l’an 842, par un nombreux concile qui anathématisa les ennemis des saintes images. Il est remarquable que ce furent deux femmes, les impératrices Irène et Théodora, qui protégèrent les images.

Passons au huitième concile général. Sous l’empereur Basile, Photius, ordonné à la place d’Ignace, patriarche de Constantinople, fit condamner l’Église latine, sur le filioque et autres pratiques, par un concile de l’an 866 ; mais Ignace ayant été rappelé l’année suivante (le 23 novembre), un autre concile déposa Photius ; et l’an 869 les Latins à leur tour condamnèrent l’Église grecque dans un concile appelé par eux huitième général, tandis que les Orientaux donnent ce nom à un autre concile, qui dix ans après annula ce qu’avait fait le précédent, et rétablit Photius.

Ces quatre conciles se tinrent à Constantinople ; les autres, appelés généraux par les Latins, n’ayant été composés que des seuls évêques d’Occident, les papes, à la faveur des fausses décrétales, s’arrogèrent insensiblement le droit de les convoquer. Le dernier, assemblé à Trente depuis l’an 1545 jusqu’en 1563, n’a servi ni à ramener les ennemis de la papauté, ni à les subjuguer. Ses décrets sur la discipline n’ont été admis chez presque aucune nation catholique, et il n’a produit d’autre effet que de vérifier ces paroles de saint Grégoire de Nazianze[230] : « Je n’ai jamais vu de concile qui ait eu une bonne fin et qui n’ait augmenté les maux plutôt que de les guérir. L’amour de la dispute et l’ambition règnent au delà de ce qu’on peut dire dans toute assemblée d’évêques. »

Cependant le concile de Constance, l’an 1415, ayant décidé qu’un concile général reçoit immédiatement de Jésus-Christ son autorité, à laquelle toute personne, de quelque état et dignité qu’elle soit, est obligée d’obéir dans ce qui concerne la foi ; le concile de Bâle ayant ensuite confirmé ce décret qu’il tient pour article de foi, et qu’on ne peut négliger sans renoncer au salut, on sent combien chacun est intéressé à se soumettre aux conciles.

SECTION II[231].

Notice des conciles généraux.

Assemblée, conseil d’État, parlement, états généraux, c’était autrefois la même chose parmi nous. On n’écrivait ni en celte, ni en germain, ni en espagnol, dans nos premiers siècles. Le peu qu’on écrivait était conçu en langue latine par quelques clercs ; ils exprimaient toute assemblée de leudes, de herren, ou de ricos-hombres, ou de quelques prélats, par le mot de concilium. De là vient qu’on trouve, dans les VIe, VIIe et VIIe siècles, tant de conciles qui n’étaient précisément que des conseils d’État.

Nous ne parlerons ici que des grands conciles appelés généraux soit par l’Église grecque, soit par l’Église latine ; on les nomma synodes à Rome comme en Orient dans les premiers siècles : car les Latins empruntèrent des Grecs les noms et les choses.

En 325, grand concile dans la ville de Nicée, convoqué par Constantin. La formule de la décision est : « Nous croyons Jésus consubstantiel au Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, engendré et non fait. Nous croyons aussi au Saint-Esprit[232]. »

Il est dit dans le supplément, appelé appendix, que les Pères du concile, voulant distinguer les livres canoniques des apocryphes, les mirent tous sur l’autel, et que les apocryphes tombèrent par terre d’eux-mêmes.

Nicéphore assure[233] que deux évêques, Chrysante et Misonius, morts pendant les premières sessions, ressuscitèrent pour signer la condamnation d’Arius, et remoururent incontinent après. Baronius soutient le fait[234] mais Fleury n’en parle pas. En 359, l’empereur Constance assemble le grand concile de Rimini et de Séleucie, au nombre de six cents évêques, et d’un nombre prodigieux de prêtres. Ces deux conciles, correspondant ensemble, défont tout ce que le concile de Nicée a fait, et proscrivent la consubstantialité. Aussi fut-il regardé depuis comme faux concile.

En 381, par les ordres de l’empereur Théodose, grand concile à Constantinople, de cent cinquante évêques, qui anathématisent le concile de Rimini. Saint Grégoire de Nazianze[235] y préside ; l’évêque de Rome y envoie des députés. On ajoute au symbole de Nicée : « Jésus- Christ s’est incarné par le Saint-Esprit et de la vierge Marie. — Il a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate. — Il a été enseveli, et il est ressuscité le troisième jour, suivant les Écritures. — Il est assis à la droite du Père. — Nous croyons aussi au Saint-Esprit, seigneur vivifiant qui procède du Père. »

En 431, grand concile d’Éphèse, convoqué par l’empereur Théodose II. Nestorius, évêque de Constantinople, ayant persécuté violemment tous ceux qui n’étaient pas de son opinion sur des points de théologie, essuya des persécutions à son tour pour avoir soutenu que la sainte vierge Marie, mère de Jésus-Christ, n’était point mère de Dieu, parce que, disait-il, Jésus-Christ étant le verbe fils de Dieu consubstantiel à son père, Marie ne pouvait pas être à la fois la mère de Dieu le père et de Dieu le fils. Saint Cyrille s’éleva hautement contre lui. Nestorius demanda un concile œcuménique ; il l’obtint. Nestorius fut condamné ; mais Cyrille fut déposé par un comité du concile. L’empereur cassa tout ce qui s’était fait dans ce concile, ensuite permit qu’on se rassemblât. Les députés de Rome arrivèrent fort tard. Les troubles augmentèrent, l’empereur fit arrêter Nestorius et Cyrille. Enfin il ordonna à tous les évêques de s’en retourner chacun dans son église, et il n’y eut point de conclusion. Tel fut le fameux concile d’Éphèse.

En 449, grand concile encore à Éphèse, surnommé depuis le brigandage. Les évêques furent au nombre de cent trente. Dioscore, évêque d’Alexandrie, y présida. Il y eut deux députés de l’Église de Rome, et plusieurs abbés de moines. Il s’agissait de savoir si Jésus-Christ avait deux natures. Les évêques et tous les moines d’Égypte s’écrièrent qu’il fallait déchirer en deux tous ceux qui diviseraient en deux Jésus-Christ. Les deux natures furent anathématisées. On se battit en plein concile, ainsi qu’on s’était battu au petit concile de Cirthe, en 355, et au petit concile de Carthage.

En 451, grand concile de Chalcédoine convoqué par Pulchérie, qui épousa Marcien, à condition qu’il ne serait que son premier sujet. Saint Léon, évêque de Rome, qui avait un très-grand crédit, profitant des troubles que la querelle des deux natures excitait dans l’empire, présida au concile par ses légats ; c’est le premier exemple que nous en ayons. Mais les Pères du concile, craignant que l’Église d’Occident ne prétendît par cet exemple la supériorité sur celle d’Orient, décidèrent par le vingt-huitième canon que le siége de Constantinople et celui de Rome auraient également les mêmes avantages et les mêmes priviléges. Ce fut l’origine de la longue inimitié qui régna et qui règne encore entre les deux Églises.

Ce concile de Chalcédoine établit les deux natures et une seule personne.

Nicéphore rapporte[236] qu’à ce même concile les évêques, après une longue dispute au sujet des images, mirent chacun leur opinion par écrit dans le tombeau de sainte Euphémie, et passèrent la nuit en prières. Le lendemain les billets orthodoxes furent trouvés en la main de la sainte, et les autres à ses pieds.

En 553, grand concile à Constantinople, convoqué par Justinien, qui se mêlait de théologie. Il s’agissait de trois petits écrits différents qu’on ne connaît plus aujourd’hui. On les appela les trois chapitres. On disputait aussi sur quelques passages d’Origène.

L’évêque de Rome Vigile voulut y aller en personne ; mais Justinien le fit mettre en prison. Le patriarche de Constantinople présida. Il n’y eut personne de l’Église latine, parce qu’alors le grec n’était plus entendu dans l’Occident, devenu tout à fait barbare.

En 680, encore un concile général à Constantinople, convoqué par l’empereur Constantin le Barbu. C’est le premier concile appelé par les Latins in trullo, parce qu’il fut tenu dans un salon du palais impérial. L’empereur y présida lui-même. À sa droite étaient les patriarches de Constantinople et d’Antioche ; à sa gauche, les députés de Rome et de Jérusalem. On y décida que Jésus-Christ avait deux volontés. On y condamna le pape Honorius Ier comme monothélite, c’est-à-dire qui voulait que Jésus-Christ n’eût eu qu’une volonté.

En 787, second concile de Nicée, convoqué par Irène sous le nom de l’empereur Constantin son fils, auquel elle fit crever les yeux. Son mari Léon avait aboli le culte des images, comme contraire à la simplicité des premiers siècles et favorisant l’idolâtrie : Irène le rétablit ; elle parla elle-même dans le concile. C’est le seul qui ait été tenu par une femme. Deux légats du pape Adrien IV y assistèrent, et ne parlèrent point parce qu’ils n’entendaient point le grec : ce fut le patriarche Tarèze qui fit tout.

Sept ans après, les Francs, ayant entendu dire qu’un concile à Constantinople avait ordonné l’adoration des images, assemblèrent par l’ordre de Charles, fils de Pépin, nommé depuis Charlemagne, un concile assez nombreux à Francfort. On y traita le second concile de Nicée de « synode impertinent et arrogant, tenu en Grèce pour adorer des peintures ».

En 842, grand concile à Constantinople, convoqué par l’impératrice Théodora. Culte des images solennellement établi. Les Grecs ont encore une fête en l’honneur de ce grand concile, qu’on appelle l’orthodoxie. Théodora n’y présida pas.

En 861, grand concile à Constantinople, composé de trois cent dix-huit évéques, convoqué par l’empereur Michel. On y déposa saint Ignace, patriarche de Constantinople, et on élut Photius.

En 866, autre grand concile à Constantinople, où le pape Nicolas Ier est déposé par contumace et excommunié.

En 869, autre grand concile à Constantinople, où Photius est excommunié et déposé à son tour, et saint Ignace rétabli.

En 879, autre grand concile à Constantinople, où Photius, déjà rétabli, est reconnu pour vrai patriarche par les légats du pape Jean VIII. On y traite de conciliabule le grand concile œcuménique où Photius avait été déposé.

Le pape Jean VIII déclare Judas tous ceux qui disent que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils.

En 1122 et 23, grand concile à Rome, tenu dans l’église de Saint-Jean de Latran par le pape Calixte II. C’est le premier concile général que les papes convoquèrent. Les empereurs d’Occident n’avaient presque plus d’autorité ; et les empereurs d’Orient, pressés par les mahométans et par les croisés, ne tenaient plus que de chétifs petits conciles.

Au reste, on ne sait pas trop ce que c’est que Latran. Quelques petits conciles avaient été déjà convoqués dans Latran. Les uns disent que c’était une maison bâtie par un nommé Latranus, du temps de Néron ; les autres, que c’est l’église de Saint-Jean même, bâtie par l’évêque Silvestre.

Les évêques, dans ce concile, se plaignirent fortement des moines : « Ils possèdent, disent-ils, les églises, les terres, les châteaux, les dîmes, les offrandes des vivants et des morts ; il ne leur reste plus qu’à nous ôter la crosse et l’anneau. » Les moines restèrent en possession.

En 1139, autre grand concile de Latran, par le pape Innocent II ; il y avait, dit-on, mille évêques. C’est beaucoup. On y déclara les dîmes ecclésiastiques de droit divin, et on excommunia les laïques qui en possédaient.

En 1179, autre grand concile de Latran, par le pape Alexandre III ; il y eut trois cent deux évêques latins et un abbé grec. Les décrets furent tous de discipline. La pluralité des bénéfices y fut défendue.

En 1215, dernier concile général de Latran, par Innocent III ; quatre cent douze évêques, huit cents abbés. Dès ce temps, qui était celui des croisades, les papes avaient établi un patriarche latin à Jérusalem et un à Constantinople. Ces patriarches vinrent au concile. Ce grand concile dit que « Dieu, ayant donné aux hommes la doctrine salutaire par Moïse, fit naître enfin son fils d’une vierge pour montrer le chemin plus clairement ; que personne ne peut être sauvé hors de l’Église catholique ».

Le mot transsubstantiation ne fut connu qu’après ce concile. Il y fut défendu d’établir de nouveaux ordres religieux ; mais depuis ce temps on en a formé quatre-vingts.

Ce fut dans ce concile qu’on dépouilla Raimond, comte de Toulouse, de toutes ses terres.

En 1245, grand concile à Lyon, ville impériale. Innocent IV y mène l’empereur de Constantinople, Jean Paléologue, qu’il fait asseoir à côté de lui. Il y dépose l’empereur Frédéric II, comme félon ; il donne un chapeau rouge aux cardinaux, signe de guerre contre Frédéric. Ce fut la source de trente ans de guerres civiles.

En 1274, autre concile général à Lyon. Cinq cents évêques, soixante et dix gros abbés, et mille petits. L’empereur grec Michel Paléologue, pour avoir la protection du pape, envoie son patriarche grec Théophane et un évêque de Nicée pour se réunir en son nom à l’Église latine. Mais ces évêques sont désavoués par l’Église grecque.

En 1311, le pape Clément V indique un concile général dans la petite ville de Vienne en Dauphiné. Il y abolit l’ordre des Templiers. On ordonne de brûler les bégares, béguins et béguines, espèce d’hérétiques auxquels on imputait tout ce qu’on avait imputé autrefois aux premiers chrétiens.

En 1414, grand concile de Constance, convoqué enfin par un empereur qui rentre dans ses droits. C’est Sigismond. On y dépose le pape Jean XXIII, convaincu de plusieurs crimes. On y brûle Jean Hus et Jérôme de Prague, convaincus d’opiniâtreté.

En 1431, grand concile de Bâle, où l’on dépose en vain le pape Eugène IV, qui fut plus habile que le concile.

En 1438, grand concile à Ferrare, transféré à Florence, où le pape excommunié excommunie le concile, et le déclare criminel de lèse-majesté. On y fit une réunion feinte avec l’Église grecque, écrasée par les synodes turcs qui se tenaient le sabre à la main.

Il ne tint pas au pape Jules II que son concile de Latran, en 1512, ne passât pour un concile œcuménique. Ce pape y excommunia solennellement le roi de France Louis XII, mit la France en interdit, cita tout le parlement de Provence à comparaître devant lui ; il excommunia tous les philosophes, parce que la plupart avaient pris le parti de Louis XII. Cependant ce concile n’a point le titre de brigandage comme celui d’Éphèse.

En 1537, concile de Trente, convoqué d’abord par le pape Paul III, à Mantoue, et ensuite à Trente, en 1545, terminé en décembre 1563, sous Pie IV. Les princes catholiques le reçurent quant au dogme, et deux ou trois quant à la discipline.

On croit qu’il n’y aura désormais pas plus de conciles généraux qu’ils n’y aura d’états généraux en France et en Espagne.

Il y a dans le Vatican un beau tableau qui contient la liste des conciles généraux. On n’y a inscrit que ceux qui sont approuvés par la cour de Rome : chacun met ce qu’il veut dans ses archives.

SECTION III[237].

Tous les conciles sont infaillibles, sans doute : car ils sont composés d’hommes.

Il est impossible que jamais les passions, les intrigues, l’esprit de dispute, la haine, la jalousie, le préjugé, l’ignorance, règnent dans ces assemblées.

Mais pourquoi, dira-t-on, tant de conciles ont-ils été opposés les uns aux autres ? C’est pour exercer notre foi ; ils ont tous eu raison chacun dans leur temps.

On ne croit aujourd’hui, chez les catholiques romains, qu’aux conciles approuvés dans le Vatican ; et on ne croit, chez les catholiques grecs, qu’à ceux approuvés dans Constantinople. Les protestants se moquent des uns et des autres ; ainsi tout le monde doit être content.

Nous ne parlerons ici que des grands conciles ; les petits n’en valent pas la peine.

Le premier est celui de Nicée. Il fut assemblé en 325 de l’ère vulgaire, après que Constantin eut écrit et envoyé par Ozius cette belle lettre au clergé un peu brouillon d’Alexandrie : « Vous vous querellez pour un sujet bien mince. Ces subtilités sont indignes de gens raisonnables. » Il s’agissait de savoir si Jésus était créé ou incréé. Cela ne touchait en rien la morale, qui est l’essentiel. Que Jésus ait été dans le temps, ou avant le temps, il n’en faut pas moins être homme de bien. Après beaucoup d’altercations, il fut enfin décidé que le Fils était aussi ancien que le Père, et consubstantiel au Père. Cette décision ne s’entend guère ; mais elle n’en est que plus sublime. Dix-sept évêques protestent contre l’arrêt, et une ancienne chronique d’Alexandrie, conservée à Oxford, dit que deux mille prêtres protestèrent aussi ; mais les prélats ne font pas grand cas des simples prêtres, qui sont d’ordinaire pauvres. Quoi qu’il en soit, il ne fut point du tout question de la Trinité dans ce premier concile. La formule porte : « Nous croyons Jésus consubstantiel au Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, engendré et non fait ; nous croyons aussi au Saint-Esprit. » Le Saint-Esprit, il faut l’avouer, fut traité bien cavalièrement.

Il est rapporté dans le supplément du concile de Nicée que les Pères étaient fort embarrassés pour savoir quels étaient les livres cryphes ou apocryphes de l’Ancien et du Nouveau Testament, les mirent tous pêle-mêle sur un autel ; et les livres à rejeter tombèrent par terre. C’est dommage que cette belle recette soit perdue de nos jours.

Après le premier concile de Nicée, composé de trois cent dix-sept évêques infaillibles, il s’en tint un autre à Rimini ; et le nombre des infaillibles fut cette fois de quatre cents, sans compter un gros détachement à Séleucie d’environ deux cents. Ces six cents évêques, après quatre mois de querelles, ôtèrent unanimement à Jésus sa consubstantialité. Elle lui a été rendue depuis, excepté chez les sociniens : ainsi tout va bien.

Un des grands conciles est celui d’Éphèse, en 431 ; l’évêque de Constantinople Nestorius, grand persécuteur d’hérétiques, fut condamné lui-même comme hérétique, pour avoir soutenu qu’à la vérité Jésus était bien Dieu, mais que sa mère n’était pas absolument mère de Dieu, mais mère de Jésus. Ce fut saint Cyrille qui fit condamner Nestorius ; mais aussi les partisans de Nestorius firent déposer saint Cyrille dans le même concile : ce qui embarrassa fort le Saint-Esprit.

Remarquez ici, lecteur, bien soigneusement que l’Évangile n’a jamais dit un mot, ni de la consubstantialité du Verbe, ni de l’honneur qu’avait eu Marie d’être mère de Dieu, non plus que des autres disputes qui ont fait assembler des conciles infaillibles.

Eutichès était un moine qui avait beaucoup crié contre Nestorius, dont l’hérésie n’allait pas moins qu’à supposer deux personnes en Jésus : ce qui est épouvantable. Le moine, pour mieux contredire son adversaire, assure que Jésus n’avait qu’une nature. Un Flavien, évêque de Constantinople, lui soutint qu’il fallait absolument qu’il y eût deux natures en Jésus. On assemble un concile nombreux à Éphèse, en 449 ; celui-là se tint à coups de bâton, comme le petit concile de Cirthe, en 355, et certaine conférence à Carthage. La nature de Flavien fut moulue de coups, et deux natures furent assignées à Jésus. Au concile de Chalcédoine, en 451, Jésus fut réduit à une nature.

Je passe des conciles tenus pour des minuties, et je viens au sixième concile général de Constantinople, assemblé pour savoir au juste si Jésus, qui, après n’avoir eu qu’une nature pendant quelque temps, en avait deux alors, avait aussi deux volontés. On sent combien cela est important pour plaire à Dieu.

Ce concile fut convoqué par Constantin le Barbu, comme tous les autres l’avaient été par les empereurs précédents : les légats de l’évêque de Rome eurent la gauche ; les patriarches de Constantinople et d’Antioche eurent la droite. Je ne sais si les caudataires à Rome prétendent que la gauche est la place d’honneur. Quoi qu’il en soit, Jésus, de cette affaire-là, obtint deux volontés.

La loi mosaïque avait défendu les images. Les peintres et les sculpteurs n’avaient pas fait fortune chez les Juifs. On ne voit pas que Jésus ait jamais eu de tableaux, excepté peut-être celui de Marie, peinte par Luc. Mais enfin Jésus-Christ ne recommande nulle part qu’on adore les images. Les chrétiens les adorèrent pourtant vers la fin du IVe siècle, quand ils se furent familiarisés avec les beaux-arts. L’abus fut porté si loin au VIIIe siècle que Constantin Copronyme assembla à Constantinople un concile de trois cent vingt évêques, qui anathématisa le culte des images, et qui le traita d’idolâtrie.

L’impératrice Irène, la même qui depuis fit arracher les yeux à son fils, convoqua le second concile de Nicée en 787 : l’adoration des images y fut rétablie. On veut aujourd’hui justifier ce concile, en disant que cette adoration était un culte de dulie, et non de latrie.

Mais, soit de latrie, soit de dulie, Charlemagne, en 794, fit tenir à Francfort un autre concile qui traita le second de Nicée d’idolâtrie. Le pape Adrien IV y envoya deux légats, et ne le convoqua pas.

Le premier grand concile convoqué par un pape fut le premier de Latran, en 1139[238] ; il y eut environ mille évêques ; mais on n’y fit presque rien, sinon qu’on anathématisa ceux qui disaient que l’Église était trop riche.

Autre concile de Latran, en 1179, tenu par le pape Alexandre III, où les cardinaux, pour la première fois, prirent le pas sur les évêques : il ne fut question que de discipline.

Autre grand concile de Latran, en 1215. Le pape Innocent III y dépouilla le comte de Toulouse de tous ses biens, en vertu de l’excommunication. C’est le premier concile qui ait parlé de transsubstantiation.

En 1245, concile général de Lyon, ville alors impériale, dans laquelle le pape Innocent IV excommunia l’empereur Frédéric II, et par conséquent le déposa, et lui interdit le feu et l’eau : c’est dans ce concile qu’on donna aux cardinaux un chapeau rouge, pour les faire souvenir qu’il faut se baigner dans le sang des partisans de l’empereur. Ce concile fut la cause de la destruction de la maison de Souabe, et de trente ans d’anarchie dans l’Italie et dans l’Allemagne.

Concile général à Vienne, en Dauphiné, en 1311, où l’on abolit l’ordre des Templiers, dont les principaux membres avaient été condamnés aux plus horribles supplices, sur les accusations les moins prouvées.

En 1414, le grand concile de Constance, où l’on se contenta de démettre le pape Jean XXIII, convaincu de mille crimes, et où l’on brûla Jean Hus et Jérôme de Prague, pour avoir été opiniâtres, attendu que l’opiniâtreté est un bien plus grand crime que le meurtre, le rapt, la simonie et la sodomie.

En 1431, le grand concile de Bâle, non reconnu à Rome, parce qu’on y déposa le pape Eugène IV, qui ne se laissa point déposer.

Les Romains comptent pour concile général le cinquième concile de Latran, en 1512, convoqué contre Louis XII, roi de France, par le pape Jules II ; mais ce pape guerrier étant mort, ce concile s’en alla en fumée.

Enfin nous avons le grand concile de Trente, qui n’est pas reçu en France pour la discipline ; mais le dogme en est incontestable, puisque le Saint-Esprit arrivait de Rome à Trente, toutes les semaines, dans la malle du courrier, à ce que dit fra Paolo Sarpi ; mais fra Paolo Sarpi sentait un peu l’hérésie[239].



CONFESSION[240].

Le repentir de ses fautes peut seul tenir lieu d’innocence. Pour paraître s’en repentir, il faut commencer par les avouer. La confession est donc presque aussi ancienne que la société civile.

On se confessait dans tous les mystères d’Égypte, de Grèce, de Samothrace. Il est dit dans la Vie de Marc-Aurèle que, lorsqu’il daigna s’associer aux mystères d’Éleusine, il se confessa à l’hiérophante, quoiqu’il fut l’homme du monde qui eût le moins besoin de confession.

[241] Cette cérémonie pouvait être très-salutaire ; elle pouvait aussi être très-dangereuse : c’est le sort de toutes les institutions humaines. On sait la réponse de ce Spartiate à qui un hiérophante voulait persuader de se confesser : « À qui dois-je avouer mes fautes ? est-ce à Dieu ou à toi ? — C’est à Dieu, dit le prêtre. — Retire-toi donc, homme. » (Plutarque, Dits notables des Lacédémoniens.)

Il est difficile de dire en quel temps cette pratique s’établit chez les Juifs, qui prirent beaucoup de rites de leurs voisins. La Mishna, qui est le recueil des lois juives[242], dit que souvent on se confessait en mettant la main sur un veau appartenant au prêtre, ce qui s’appelait la confession des veaux.

Il est dit dans la même Mishna[243] que tout accusé qui avait été condamné à la mort s’allait confesser devant témoins dans un lieu écarté, quelques moments avant son supplice. S’il se sentait coupable, il devait dire : « Que ma mort expie tous mes péchés ; » s’il se sentait innocent, il prononçait : « Que ma mort expie mes péchés, hors celui dont on m’accuse. »

Le jour de la fête que l’on appelait chez les Juifs l’expiation solennelle[244], les Juifs dévots se confessaient les uns les autres, en spécifiant leurs péchés. Le confesseur récitait trois fois treize mots du psaume lxxvii, ce qui fait trente-neuf ; et pendant ce temps il donnait trente-neuf coups de fouet au confessé, lequel les lui rendait à son tour ; après quoi ils s’en retournaient quitte à quitte. On dit que cette cérémonie subsiste encore.

On venait en foule se confesser à saint Jean pour la réputation de sa sainteté, comme on venait se faire baptiser par lui du baptême de justice, selon l’ancien usage ; mais il n’est point dit que saint Jean donnât trente-neuf coups de fouet à ses pénitents.

[245] La confession alors n’était point un sacrement ; il y en a plusieurs raisons. La première est que le mot de sacrement était alors inconnu ; cette raison dispense de déduire les autres. Les chrétiens prirent la confession dans les rites juifs, et non pas dans les mystères d’Isis et de Cérès. Les Juifs se confessaient à leurs camarades, et les chrétiens aussi. Il parut dans la suite plus convenable que ce droit appartint aux prêtres. Nul rite, nulle cérémonie ne s’établit qu’avec le temps. Il n’était guère possible qu’il ne restât quelque trace de l’ancien usage des laïques de se confesser les uns aux autres :

[246] Voyez le paragraphe ci-dessous, Si les laïques, etc., page 228.

Du temps de Constantin, on confessa[247] d’abord publiquement ses fautes publiques.

Au Ve siècle, après le schisme de Novatus et de Novatien, on établit les pénitenciers pour absoudre ceux qui étaient tombés dans l’idolâtrie. Cette confession aux prêtres pénitenciers fut abolie sous l’empereur Théodose[248]. Une femme[249] s’étant accusée tout haut au pénitencier de Constantinople d’avoir couché avec le diacre, cette indiscrétion causa tant de scandale et de trouble dans toute la ville[250] que Nectarius permit à tous les fidèles de s’approcher de la sainte table sans confession, et de n’écouter que leur conscience pour communier. C’est pourquoi saint Jean Chrysostome, qui succéda à Nectarius, dit au peuple dans sa cinquième Homélie : « Confessez-vous continuellement à Dieu ; je ne vous produis pas sur un théâtre avec vos compagnons de service pour leur découvrir vos fautes. Montrez à Dieu vos blessures, et demandez-lui les remèdes ; avouez vos péchés à celui qui ne les reproche point devant les hommes. Vous les cèleriez en vain à celui qui connaît toutes choses, etc. »

On prétend que la confession auriculaire ne commença en Occident que vers le VIIe siècle, et qu’elle fut instituée par les abbés, qui exigèrent que leurs moines vinssent deux fois par an leur avouer toutes leurs fautes. Ce furent ces abbés qui inventèrent cette formule : « Je t’absous autant que je le peux et que tu en as besoin.» Il semble qu’il eût été plus respectueux pour l’Être suprême, et plus juste de dire : « Puisse-t-il pardonner à tes fautes et aux miennes ! »

Le bien que la confession a fait est d’avoir obtenu quelquefois des restitutions de petits voleurs. Le mal est d’avoir quelquefois, dans les troubles des États, forcé les pénitents à être rebelles et sanguinaires en conscience. Les prêtres guelfes refusaient l’absolution aux gibelins, et les prêtres gibelins se gardaient bien d’absoudre les guelfes[251].

Le conseiller d’État Lénet rapporte, dans ses Mémoires[252] que tout ce qu’il put obtenir en Bourgogne pour faire soulever les peuples en faveur du prince de Condé, détenu à Vincennes par le Mazarin, « fut de lâcher des prêtres dans les confessionnaux ». C’est en parler comme de chiens enragés qui pouvaient souffler la rage de la guerre civile dans le secret du confessionnal.

Au siége de Barcelone, les moines refusèrent l’absolution à tous ceux qui restaient fidèles à Philippe V.

Dans la dernière révolution de Gênes, on avertissait toutes les consciences qu’il n’y avait point de salut pour quiconque ne prendrait pas les armes contre les Autrichiens.

Ce remède salutaire se tourna de tout temps en poison. Les assassins des Sforces, des Médicis, des princes d’Orange, des rois de France, se préparèrent aux parricides par le sacrement de la confession.

Louis XI, la Brinvilliers, se confessaient dès qu’ils avaient commis un grand crime, et se confessaient souvent, comme les gourmands prennent médecine pour avoir plus d’appétit.


DE LA RÉVÉLATION DE LA CONFESSION[253].

La réponse du jésuite Coton à Henri IV durera plus que l’ordre des jésuites. « Révéleriez-vous la confession d’un homme résolu de m’assassiner ? — Non ; mais je me mettrais entre vous et lui. »

On n’a pas toujours suivi la maxime du P. Coton. Il y a dans quelques pays des mystères d’État inconnus au public, dans lesquels les révélations des confessions entrent pour beaucoup. On sait, par le moyen des confesseurs attitrés, les secrets des prisonniers. Quelques confesseurs, pour accorder leur intérêt avec le sacrilége, usent d’un singulier artifice. Ils rendent compte, non pas précisément de ce que le prisonnier leur a dit, mais de ce qu’il ne leur a pas dit. S’ils sont chargés, par exemple, de savoir si un accusé a pour complice un Français ou un Italien, ils disent à l’homme qui les emploie : Le prisonnier m’a juré qu’aucun Italien n’a été informé de ses desseins. De là on juge que c’est le Français soupçonné qui est coupable.

Bodin s’exprime ainsi dans son Livre de la république[254] : « Aussi ne faut-il pas dissimuler si le coupable est découvert avoir conjuré contre la vie du souverain, ou même l’avoir voulu. Comme il advint à un gentilhomme de Normandie de confesser à un religieux qu’il avait voulu tuer le roi François Ier. Le religieux avertit le roi, qui envoya le gentilhomme à la cour du parlement, où il fut condamné à la mort, comme je l’ai appris de M. Canaye, avocat en parlement. »

L’auteur de cet article a été presque témoin lui-même d’une révélation encore plus forte et plus singulière.

On connaît la trahison que fit Daubenton, jésuite, à Philippe V, roi d’Espagne, dont il était confesseur. Il crut, par une politique très-mal entendue, devoir rendre compte des secrets de son pénitent au duc d’Orléans, régent du royaume, et eut l’imprudence de lui écrire ce qu’il n’aurait dû confier à personne de vive voix. Le duc d’Orléans envoya sa lettre au roi d’Espagne ; le jésuite fut chassé, et mourut quelque temps après. C’est un fait avéré[255].

On ne laisse pas d’être fort en peine pour décider formellement dans quel cas il faut révéler la confession : car si on décide que c’est pour le crime de lèse-majesté humaine, il est aisé d’étendre bien loin ce crime de lèse-majesté, et de le porter jusqu’à la contrebande du sel et des mousselines, attendu que ce délit offense précisément les majestés. À plus forte raison faudra-t-il révéler les crimes de lèse-majesté divine ; et cela peut aller jusqu’aux moindres fautes, comme d’avoir manqué vêpres et le salut.

Il serait donc très-important de bien convenir des confessions qu’on doit révéler, et de celles qu’on doit taire ; mais une telle décision serait encore très-dangereuse. Que de choses il ne faut pas approfondir !

Pontas[256] qui décide en trois volumes in-folio de tous les cas possibles de la conscience des Français, et qui est ignoré dans le reste de la terre, dit qu’en aucune occasion on ne doit révéler la confession. Les parlements ont décidé le contraire. À qui croire de Pontas ou des gardiens des lois du royaume, qui veillent sur la vie des rois et sur le salut de l’État[257] ?


SI LES LAÏQUES ET LES FEMMES ONT ÉTÉ CONFESSEURS ET CONFESSEUSES.

De même que dans l’ancienne loi les laïques se confessaient les uns aux autres, les laïques dans la nouvelle loi eurent longtemps ce droit par l’usage. Il suffit, pour le prouver, de citer le célèbre Joinville, qui dit expressément que « le connétable de Chypre se confessa à lui, et qu’il lui donna l’absolution suivant le droit qu’il en avait ».

Saint Thomas s’exprime ainsi dans sa Somme[258] : « Confessio ex defectu sacerdotis laïco facta sacramentalis est quodam modo. — La confession faite à un laïque au défaut d’un prêtre est sacramentale en quelque façon. » On voit dans la Vie de saint Burgundofare[259], et dans la Règle d’un inconnu, que les religieuses se confessaient à leur abbesse des péchés les plus graves. La Règle de Saint Donat[260] ordonne que les religieuses découvriront trois fois chaque jour leurs fautes à la supérieure. Les Capitulaires de nos rois[261] disent qu’il faut interdire aux abbesses le droit qu’elles se sont arrogé, contre la coutume de la sainte Église, de donner des bénédictions et d’imposer les mains : ce qui paraît signifier donner l’absolution, et suppose la confession des péchés. Marc, patriarche d’Alexandrie, demande à Balzamon, célèbre canoniste grec de son temps, si on doit accorder aux abbesses la permission d’entendre les confessions ; à quoi Balzamon répond négativement. Nous avons dans le droit canonique un décret du pape Innocent III qui enjoint aux évêques de Valence et de Burgos en Espagne d’empêcher certaines abbesses de bénir leurs religieuses, de les confesser, et de prêcher publiquement. » Quoique, dit-il[262] la bienheureuse vierge Marie ait été supérieure à tous les apôtres en dignité et en mérite, ce n’est pas néanmoins à elle, mais aux apôtres, que le Seigneur a confié les clefs du royaume des cieux. »

Ce droit était si ancien qu’on le trouve établi dans les Règles de saint Bazile[263]. Il permet aux abbesses de confesser leurs religieuses conjointement avec un prêtre.

Le P. Martène, dans ses Rites de l’Église[264] convient que les abbesses confessèrent longtemps leurs nonnes, mais il ajoute qu’elles étaient si curieuses qu’on fut obligé de leur ôter ce droit.

L’ex-jésuite nommé Nonotte doit se confesser et faire pénitence, non pas d’avoir été un des plus grands ignorants qui aient jamais barbouillé du papier, car ce n’est pas un péché ; non pas d’avoir appelé du nom d’erreurs[265] des vérités qu’il ne connaissait pas ; mais d’avoir calomnié avec la plus stupide insolence l’auteur de cet article, et d’avoir appelé son frère raca, en niant tous ces faits et beaucoup d’autres dont il ne savait pas un mot. Il s’est rendu coupable de la géhenne du feu ; il faut espérer qu’il demandera pardon à Dieu de ses énormes sottises : nous ne demandons point la mort du pécheur, mais sa conversion.

On a longtemps agité pourquoi trois hommes assez fameux dans cette petite partie du monde où la confession est en usage sont morts sans ce sacrement : ce sont le pape Léon X, Pellisson, et le cardinal Dubois.

Ce cardinal se fit ouvrir le périnée par le bistouri de La Peyronie ; mais il pouvait se confesser et communier avant l’opération.

Pellisson, protestant jusqu’à l’âge de quarante ans, s’était converti pour être maître des requêtes et pour avoir des bénéfices.

À l’égard du pape Léon X, il était si occupé des affaires temporelles, quand il fut surpris par la mort, qu’il n’eut pas le temps de songer aux spirituelles.


DES BILLETS DE CONFESSION.

Dans les pays protestants on se confesse à Dieu, et dans les pays catholiques aux hommes. Les protestants disent qu’on ne peut tromper Dieu, au lieu qu’on ne dit aux hommes que ce qu’on veut. Comme nous ne traitons jamais la controverse, nous n’entrons point dans cette ancienne dispute. Notre société littéraire est composée de catholiques et de protestants réunis par l’amour des lettres. Il ne faut pas que les querelles ecclésiastiques y sèment la zizanie.

[266] Contentons-nous de la belle réponse de ce Grec dont nous avons déjà parlé[267], et qu’un prêtre voulait confesser aux mystères de Cérès : « Est-ce à Dieu ou à toi que je dois parler ? — C’est à Dieu. — Retire-toi donc, ô homme ! »

En Italie, et dans les pays d’obédience, il faut que tout le monde, sans distinction, se confesse et communie. Si vous avez par devers vous des péchés énormes, vous avez aussi les grands-pénitenciers pour vous absoudre. Si votre confession ne vaut rien, tant pis pour vous. On vous donne à bon compte un reçu imprimé moyennant quoi vous communiez, et on jette tous les reçus dans un ciboire ; c’est la règle.

On ne connaissait point à Paris ces billets au porteur, lorsque, vers l’an 1750, un archevêque de Paris imagina d’introduire une espèce de banque spirituelle pour extirper le jansénisme, et pour faire triompher la bulle Unigenitus[268]. Il voulut qu’on refusât l’extrême-onction et le viatique à tout malade qui ne remettait pas un billet de confession signé d’un prêtre constitutionnaire.

C’était refuser les sacrements aux neuf dixièmes de Paris. On lui disait en vain : « Songez à ce que vous faites : ou ces sacrements sont nécessaires pour n’être point damné, ou l’on peut être sauvé sans eux avec la foi, l’espérance, la charité, les bonnes œuvres, et les mérites de notre Sauveur. Si l’on peut être sauvé sans ce viatique, vos billets sont inutiles. Si les sacrements sont absolument nécessaires, vous damnez tous ceux que vous en privez ; vous faites brûler pendant toute l’éternité six à sept cent mille âmes, supposé que vous viviez assez longtemps pour les enterrer : cela est violent ; calmez-vous et laissez mourir chacun comme il peut. »

Il ne répondit point à ce dilemme ; mais il persista. C’est une chose horrible d’employer pour tourmenter les hommes la religion, qui les doit consoler. Le parlement, qui a la grande police, et qui vit la société troublée, opposa, selon la coutume, des arrêts aux mandements. La discipline ecclésiastique ne voulut point céder à l’autorité légale. Il fallut que la magistrature employât la force, et qu’on envoyât des archers pour faire confesser, communier et enterrer les Parisiens à leur gré.

Dans cet excès de ridicule dont il n’y avait point encore d’exemple, les esprits s’aigrirent ; on cabala à la cour, comme s’il s’était agi d’une place de fermier général, ou de faire disgracier un ministre. Le royaume fut troublé d’un bout à l’autre. Il entre toujours dans une cause des incidents qui ne sont pas du fond : il s’en mêla tant que tous les membres du parlement furent exilés, et que l’archevêque le fut à son tour.

Ces billets de confession auraient fait naître une guerre civile dans les temps précédents ; mais dans le nôtre ils ne produisirent heureusement que des tracasseries civiles. L’esprit philosophique, qui n’est autre chose que la raison, est devenu chez tous les honnêtes gens le seul antidote dans ces maladies épidémiques.

CONFIANCE EN SOI-MÊME[269].



CONFISCATION[270].

On a très bien remarqué dans le Dictionnaire Encyclopédique, à l’article Confiscation, que le fisc, soit public, soit royal, soit seigneurial, soit impérial, soit déloyal, était un petit panier de jonc ou d’osier, dans lequel on mettait autrefois le peu d’argent qu’on avait pu recevoir ou extorquer. Nous nous servons aujourd’hui de sacs ; le fisc royal est le sac royal.

C’est une maxime reçue dans plusieurs pays de l’Europe qui confisque le corps confisque les biens. Cet usage est surtout établi dans les pays où la coutume tient lieu de loi ; et une famille entière est punie dans tous les cas pour la faute d’un seul homme.

Confisquer le corps n’est pas mettre le corps d’un homme dans le panier de son seigneur suzerain ; c’est, dans le langage barbare du barreau, se rendre maître du corps d’un citoyen, soit pour lui ôter la vie, soit pour le condamner à des peines aussi longues que la vie : on s’empare de ses biens si on le fait périr, ou s’il évite la mort par la fuite.

Ainsi ce n’est pas assez de faire mourir un homme pour ses fautes, il faut encore faire mourir de faim ses enfants.

La rigueur de la coutume confisque, dans plus d’un pays, les biens d’un homme qui s’est arraché volontairement aux misères de cette vie ; et ses enfants sont réduits à la mendicité parce que leur père est mort.

Dans quelques provinces catholiques romaines, on condamne aux galères perpétuelles, par une sentence arbitraire, un père de famille[271] soit pour avoir donné retraite chez soi à un prédicant, soit pour avoir écouté son sermon dans quelque caverne ou dans quelque désert : alors la femme et les enfants sont réduits à mendier leur pain.

Cette jurisprudence, qui consiste à ravir la nourriture aux orphelins et à donner à un homme le bien d’autrui, fut inconnue dans tout le temps de la république romaine. Sylla l’introduisit dans ses proscriptions. Il faut avouer qu’une rapine inventée par Sylla n’était pas un exemple à suivre. Aussi cette loi, qui semblait n’être dictée que par l’inhumanité et l’avarice, ne fut suivie ni par César, ni par le bon empereur Trajan, ni par les Antonins, dont toutes les nations prononcent encore le nom avec respect et avec amour. Enfin, sous Justinien, la confiscation n’eut lieu que pour le crime de lèse-majesté. Comme ceux qui en étaient accusés étaient pour la plupart de grands seigneurs, il semble que Justinien n’ordonna la confiscation que par avarice. Il semble aussi que dans les temps de l’anarchie féodale, les princes et les seigneurs des terres étant très-peu riches, cherchassent à augmenter leur trésor par les condamnations de leurs sujets, et qu’on voulût leur faire un revenu du crime. Les lois chez eux étant arbitraires, et la jurisprudence romaine ignorée, les coutumes ou bizarres ou cruelles prévalurent. Mais aujourd’hui que la puissance des souverains est fondée sur des richesses immenses et assurées, leur trésor n’a pas besoin de s’enfler des faibles débris d’une famille malheureuse. Ils sont abandonnés pour l’ordinaire au premier qui les demande. Mais est-ce à un citoyen à s’engraisser des restes du sang d’un autre citoyen ?

La confiscation n’est point admise dans les pays où le droit romain est établi, excepté le ressort du parlement de Toulouse. Elle ne l’est point dans quelques pays coutumiers, comme le Bourbonnais, le Berry, le Maine, le Poitou, la Bretagne, où au moins elle respecte les immeubles. Elle était établie autrefois à Calais, et les Anglais l’abolirent lorsqu’ils en furent les maîtres. Il est assez étrange que les habitants de la capitale vivent sous une loi plus rigoureuse que ceux de ces petites villes : tant il est vrai que la jurisprudence a été souvent établie au hasard, sans régularité, sans uniformité, comme on bâtit des chaumières dans un village.

Voici comment l’avocat général Omer Talon parla en plein parlement dans le plus beau siècle de la France, en 1673, au sujet des biens d’une demoiselle de Canillac, qui avaient été confisqués. Lecteur, faites attention à ce discours ; il n’est pas dans le style des Oraisons de Cicéron, mais il est curieux[272].
CONQUÊTE.

Réponse à un questionneur sur ce mot.

Quand les Silésiens et les Saxons disent : « Nous sommes la conquête du roi de Prusse, » cela ne veut pas dire : Le roi de Prusse nous a plu ; mais seulement : il nous a subjugués.

Mais quand une femme dit : « Je suis la conquête de M. l’abbé, de M. le chevalier, » cela veut dire aussi : il m’a subjuguée ; or on ne peut subjuguer madame sans lui plaire ; mais aussi madame ne peut être subjuguée sans avoir plu à monsieur ; ainsi, selon toutes les règles de la logique, et encore plus de la physique, quand madame est la conquête de quelqu’un, cette expression emporte évidemment que monsieur et madame se plaisent l’un à l’autre : j’ai fait la conquête de monsieur signifie : il m’aime ; et je suis sa conquête veut dire : nous nous aimons. M. Tascher s’est adressé, dans cette importante question, à un homme désintéressé qui n’est la conquête ni d’un roi ni d’une dame, et qui présente ses respects à celui qui a bien voulu le consulter.



CONSCIENCE[273].

SECTION PREMIÈRE.

De la conscience du bien et du mal.

Locke a démontré (s’il est permis de se servir de ce terme en morale et en métaphysique) que nous n’avons ni idées innées, ni principes innés ; et il a été obligé de le démontrer trop au long, parce qu’alors l’erreur contraire était universelle.

De là il suit évidemment que nous avons le plus grand besoin qu’on nous mette de bonnes idées et de bons principes dans la tête, dès que nous pouvons faire usage de la faculté de l’entendement.

Locke apporte l’exemple des sauvages, qui tuent et qui mangent leur prochain sans aucun remords de conscience, et des soldats chrétiens bien élevés, qui, dans une ville prise d’assaut, pillent, égorgent, violent, non-seulement sans remords, mais avec un plaisir charmant, avec honneur et gloire, avec les applaudissements de tous leurs camarades.

Il est très-sûr que dans les massacres de la Saint-Barthélemy, et dans les auto-da-fé, dans les saints actes de foi de l’Inquisition, nulle conscience de meurtrier ne se reprocha jamais d’avoir massacré hommes, femmes, enfants ; d’avoir fait crier, évanouir, mourir dans les tortures des malheureux qui n’avaient d’autres crimes que de faire la pâque différemment des inquisiteurs.

Il résulte de tout cela que nous n’avons point d’autre conscience que celle qui nous est inspirée par le temps, par l’exemple, par notre tempérament, par nos réflexions.

L’homme n’est né avec aucun principe, mais avec la faculté de les recevoir tous. Son tempérament le rendra plus enclin à la cruauté ou à la douceur ; son entendement lui fera comprendre un jour que le carré de douze est cent quarante-quatre, qu’il ne faut pas faire aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît ; mais il ne comprendra pas de lui-même ces vérités dans son enfance ; il n’entendra pas la première, et il ne sentira pas la seconde.

Un petit sauvage qui aura faim, et à qui son père aura donné un morceau d’un autre sauvage à manger, en demandera autant le lendemain, sans imaginer qu’il ne faut pas traiter son prochain autrement qu’on ne voudrait être traité soi-même. Il fait machinalement, invinciblement, tout le contraire de ce que cette éternelle vérité enseigne.

La nature a pourvu à cette horreur ; elle a donné à l’homme la disposition à la pitié, et le pouvoir de comprendre la vérité. Ces deux présents de Dieu sont le fondement de la société civile. C’est ce qui fait qu’il y a toujours eu peu d’anthropophages ; c’est ce qui rend la vie un peu tolérable chez les nations civilisées. Les pères et les mères donnent à leurs enfants une éducation qui les rend bientôt sociables ; et cette éducation leur donne une conscience.

Une religion pure, une morale pure, inspirées de bonne heure, façonnent tellement la nature humaine que, depuis environ sept ans jusqu’à seize ou dix-sept, on ne fait pas une mauvaise action sans que la conscience en fasse un reproche. Ensuite viennent les violentes passions qui combattent la conscience, et qui l’étouffent quelquefois. Pendant le conflit, les hommes tourmentés par cet orage consultent en quelques occasions d’autres hommes, comme dans leurs maladies ils consultent ceux qui ont l’air de se bien porter.

C’est ce qui a produit des casuistes, c’est-à-dire des gens qui décident des cas de conscience. Un des plus sages casuistes a été Cicéron dans son livre des Offices, c’est-à-dire des devoirs de l’homme. Il examine les points les plus délicats ; mais, longtemps avant lui, Zoroastre avait paru régler la conscience par le plus beau des préceptes : « Dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi. » (Porte XXX.) Nous en parlons ailleurs[274].

SECTION II[275].

Si un juge doit juger selon sa conscience ou selon les preuves.

Thomas d’Aquin, vous êtes un grand saint, un grand théologien ; et il n’y a point de dominicain qui ait pour vous plus de vénération que moi. Mais vous avez décidé dans votre Somme qu’un juge doit donner sa voix selon les allégations et les prétendues preuves contre un accusé dont l’innocence lui est parfaitement connue. Vous prétendez que les dépositions des témoins qui ne peuvent être que fausses, les preuves résultantes du procès qui sont impertinentes, doivent l’emporter sur le témoignage de ses yeux mêmes. Il a vu commettre le crime par un autre ; et, selon vous, il doit en conscience condamner l’accusé quand sa conscience lui dit que cet accusé est innocent.

Il faudrait donc, selon vous, que si le juge lui-même avait commis le crime dont il s’agit, sa conscience l’obligeât de condamner l’homme faussement accusé de ce même crime.

En conscience, grand saint, je crois que vous vous êtes trompé de la manière la plus absurde et la plus horrible : c’est dommage qu’en possédant si bien le droit canon vous ayez si mal connu le droit naturel. Le premier devoir d’un magistrat est d’être juste avant d’être formaliste : si en vertu des preuves, qui ne sont jamais que des probabilités, je condamnais un homme dont l’innocence me serait démontrée, je me croirais un sot et un assassin.

Heureusement, tous les tribunaux de l’univers pensent autrement que vous. Je ne sais pas si Farinacius et Grillandus sont de votre avis. Quoi qu’il en soit, si vous rencontrez jamais Cicéron, Ulpien, Tribonien, Dumoulin, le chancelier de L’Hospital, le chancelier d’Aguesseau, demandez-leur bien pardon de l’erreur où vous êtes tombé.

SECTION III[276].

De la conscience trompeuse.

Ce qu’on a peut-être jamais dit de mieux sur cette question importante se trouve dans le livre comique de Tristram Shandy, écrit par un curé nommé Sterne, le second[277] Rabelais d’Angleterre ; il ressemble à ces petits satyres de l’antiquité qui renfermaient des essences précieuses.

Deux vieux capitaines à demi-paye, assistés du docteur Slop, font les questions les plus ridicules. Dans ces questions, les théologiens de France ne sont pas épargnés. On insiste particulièrement sur un Mémoire présenté à la Sorbonne par un chirurgien, qui demande la permission de baptiser les enfants dans le ventre de leurs mères, au moyen d’une canule qu’il introduira proprement dans l’utérus, sans blesser la mère ni l’enfant.

Enfin ils se font lire par un caporal un ancien sermon sur la conscience, composé par ce même curé Sterne.

Parmi plusieurs peintures, supérieures à celles de Rembrandt et au crayon de Callot, il peint un honnête homme du monde passant ses jours dans les plaisirs de la table, du jeu et de la débauche, ne faisant rien que la bonne compagnie puisse lui reprocher, et par conséquent ne se reprochant rien. Sa conscience et son honneur l’accompagnent aux spectacles, au jeu, et surtout lorsqu’il paye libéralement la fille qu’il entretient. Il punit sévèrement, quand il est en charge, les petits larcins du commun peuple ; il vit gaiement, et meurt sans le moindre remords.

Le docteur Slop interrompt le lecteur pour dire que cela est impossible dans l’Église anglicane, et ne peut arriver que chez des papistes.

Enfin le curé Sterne cite l’exemple de David, qui a, dit-il, tantôt une conscience délicate et éclairée, tantôt une conscience très-dure et très-ténébreuse.

Lorsqu’il peut tuer son roi dans une caverne, il se contente de lui couper un pan de sa robe : voilà une conscience délicate. Il passe une année entière sans avoir le moindre remords de son adultère avec Bethsabée et du meurtre d’Urie : voilà la même conscience endurcie et privée de lumière.

Tels sont, dit-il, la plupart des hommes. Nous avouons à ce curé que les grands du monde sont très-souvent dans ce cas : le torrent des plaisirs et des affaires les entraîne ; ils n’ont pas le temps d’avoir de la conscience, cela est bon pour le peuple ; encore n’en a-t-il guère quand il s’agit de gagner de l’argent. Il est donc très bon de réveiller souvent la conscience des couturières et des rois par une morale qui puisse faire impression sur eux ; mais pour faire cette impression, il faut mieux parler qu’on ne parle aujourd’hui.

SECTION IV[278].

Liberté de conscience.

(Traduit de l’allemand.)

Nous n’adoptons pas tout ce paragraphe ; mais comme il y a quelques vérités, nous n’avons pas cru devoir l’omettre ; et nous ne nous chargeons pas de justifier ce qui peut s’y trouver de peu mesuré et de trop dur[279].


L’aumônier du prince de ***, lequel prince est catholique romain, menaçait un anabaptiste de le chasser des petits États du prince ; il lui disait qu’il n’y a que trois sectes autorisées dans l’empire[280] ; que pour lui, anabaptiste, qui était d’une quatrième, il n’était pas digne de vivre dans les terres de monseigneur ; et enfin, la conversation s’échauffant, l’aumônier menaça l’anabaptiste de le faire pendre.

« Tant pis[281] pour Son Altesse, répondit l’anabaptiste ; je suis un gros manufacturier ; j’emploie deux cents ouvriers ; je fais entrer deux cent mille écus par an dans ses États ; ma famille ira s’établir[282] ailleurs ; monseigneur y perdra.

— Et si monseigneur fait pendre tes deux cents ouvriers et ta famille ? reprit l’aumônier ; et s’il donne ta manufacture à de bons catholiques ?

— Je l’en défie, dit le vieillard ; on ne donne pas une manufacture comme une métairie, parce qu’on ne donne pas l’industrie. Cela serait beaucoup plus fou que s’il faisait tuer tous ses chevaux[283] parce que l’un d’eux t’aura jeté par terre, et que tu es un mauvais écuyer. L’intérêt de monseigneur n’est pas que je mange[284] du pain sans levain ou levé : il est que je procure à ses sujets de quoi manger, et que j’augmente ses revenus par mon travail. Je suis un honnête homme ; et quand j’aurais le malheur de n’être pas né tel, ma profession me forcerait à le devenir, car dans les entreprises de négoce, ce n’est pas comme dans celles de cour[285] et dans les tiennes : point de succès sans probité. Que t’importe que j’aie été baptisé dans l’âge qu’on appelle de raison, tandis que tu l’as été sans le savoir ? Que t’importe que j’adore Dieu[286] à la manière de mes pères ? Si tu suivais tes belles maximes, si tu avais la force en main, tu irais donc d’un bout de l’univers à l’autre, faisant pendre à ton plaisir le Grec qui ne croit pas que l’Esprit procède du Père et du Fils ; tous les Anglais, tous les Hollandais, Danois, Suédois, Islandais, Prussiens, Hanovriens, Saxons, Holstenois, Hessois, Vurtembergeois, Bernois, Hambourgeois, Cosaques, Valaques, Russes, qui ne croient pas le pape infaillible ; tous les musulmans qui croient un seul Dieu[287], et les Indiens, dont la religion est plus ancienne que la juive, et les lettrés chinois, qui depuis quatre mille[288] ans servent un Dieu unique sans superstition et sans fanatisme ? Voilà donc ce que tu ferais si tu étais le maître ?

— Assurément, dit le moine[289] ; car je suis dévoré du zèle de la maison du Seigneur : Zelus domus suæ comedit me[290].

— Çà, dis-moi un peu, cher aumônier, repartit l’anabaptiste, es-tu dominicain, ou jésuite, ou diable ?

— Je suis jésuite, dit l’autre.

— Eh ! mon ami, si tu n’es pas diable, pourquoi dis-tu des choses si diaboliques ?

— C’est que le révérend père recteur m’a ordonné de les dire.

— Et qui a ordonné cette abomination au révérend père recteur ?

— C’est le provincial.

— De qui le provincial a-t-il reçu cet ordre ?

— De notre général, et le tout pour plaire[291] à un plus grand seigneur que lui. »

Dieux de la terre, qui avec trois doigts avez trouvé le secret de vous rendre maîtres d’une grande partie du genre humain, si dans le fond du cœur vous avouez que vos richesses et votre puissance ne sont point essentielles à votre salut et au nôtre, jouissez-en avec modération. Nous ne voulons pas vous démitrer, vous détiarer ; mais ne nous écrasez pas. Jouissez, et laissez-nous paisibles ; démêlez vos intérêts avec les rois, et laissez-nous nos manufactures.


CONSEILLER ou JUGE[292].

Bartolomé.

Quoi ! il n’y a que deux ans que vous étiez au collége, et vous

voilà déjà conseiller de la cour de Naples ?
Géronimo.

Oui, c’est un arrangement de famille : il m’en a peu coûté.

Bartolomé.

Vous êtes donc devenu bien savant depuis que je ne vous ai vu ?

Géronimo.

Je me suis quelquefois fait inscrire dans l’école de droit, où l’on m’apprenait que le droit naturel est commun aux hommes et aux bêtes, et que le droit des gens n’est que pour les gens. On me parlait de l’édit du préteur, et il n’y a plus de préteur ; des fonctions des édiles, et il n’y a plus d’édiles ; du pouvoir des maîtres sur les esclaves, et il n’y a plus d’esclaves. Je ne sais presque rien des lois de Naples, et me voilà juge.

Bartolomé.

Ne tremblez-vous pas d’être chargé de décider du sort des familles, et ne rougissez-vous pas d’être si ignorant ?

Géronimo.

Si j’étais savant, je rougirais peut-être davantage. J’entends dire aux savants que presque toutes les lois se contredisent ; que ce qui est juste à Gaiette[293] est injuste à Otrante ; que dans la même juridiction on perd à la seconde chambre le même procès qu’on gagne à la troisième. J’ai toujours dans l’esprit ce beau discours d’un avocat vénitien : « Illustrissimi signori, l’anno passato avete giudicato così ; e questo anno nella medesima lite avete giudicato tutto il contrario : e sempre ben[294]. »

Le peu que j’ai lu de nos lois m’a paru souvent très-embrouillé. Je crois que si je les étudiais pendant quarante ans, je serais embarrassé pendant quarante ans : cependant je les étudie ; mais je pense qu’avec du bon sens et de l’équité on peut être un très-bon magistrat, sans être profondément savant. Je ne connais point de meilleur juge que Sancho Pança : cependant il ne savait pas un mot du code de l’île de Barataria. Je ne chercherai point à accorder ensemble Cujas et Camille Descurtis[295] : ils ne sont point mes législateurs. Je ne connais de lois que celles qui ont la sanction du souverain. Quand elles seront claires, je les suivrai à la lettre ; quand elles seront obscures, je suivrai les lumières de ma raison, qui sont celles de ma conscience.
Bartolomé.

Vous me donnez envie d’être ignorant, tant vous raisonnez bien. Mais comment vous tirerez-vous des affaires d’État, de finance, de commerce ?

Géronimo.

Dieu merci ! nous ne nous en mêlons guère à Naples. Une fois, le marquis de Carpi, notre vice-roi, voulut nous consulter sur les monnaies : nous parlâmes de l’æs grave des Romains, et les banquiers se moquèrent de nous. On nous assembla dans un temps de disette pour régler le prix du blé : nous fûmes assemblés six semaines, et on mourait de faim. On consulta enfin deux forts laboureurs et deux bons marchands de blé, et il y eut dès le lendemain plus de pain au marché qu’on n’en voulait.

Chacun doit se mêler de son métier ; le mien est de juger les contestations, et non pas d’en faire naître : mon fardeau est assez grand.


CONSÉQUENCE[296].

Quelle est donc notre nature, et qu’est-ce que notre chétif esprit ? Quoi ! l’on peut tirer les conséquences les plus justes, les plus lumineuses, et n’avoir pas le sens commun ? Cela n’est que trop vrai. Le fou d’Athènes qui croyait que tous les vaisseaux qui abordaient au Pirée lui appartenaient pouvait calculer merveilleusement combien valait le chargement de ces vaisseaux, et en combien de jours ils pouvaient arriver de Smyrne au Pirée.

Nous avons vu des imbéciles qui ont fait des calculs et des raisonnements bien plus étonnants. Ils n’étaient donc pas imbéciles, me dites-vous. Je vous demande pardon, ils l’étaient. Ils posaient tout leur édifice sur un principe absurde ; ils enfilaient régulièrement des chimères. Un homme peut marcher très-bien et s’égarer, et alors mieux il marche et plus il s’égare.

Le Fo des Indiens eut pour père un éléphant qui daigna faire un enfant à une princesse indienne, laquelle accoucha du dieu Fo par le côté gauche. Cette princesse était la propre sœur d’un empereur des Indes : donc Fo était le neveu de l’empereur ; et les petit-fils de l’éléphant et du monarque étaient cousins issus de germain ; donc, selon les lois de l’État, la race de l’empereur étant éteinte, ce sont les descendants de l’éléphant qui doivent succéder. Le principe reçu, on ne peut mieux conclure.

Il est dit que l’éléphant divin était haut de neuf pieds de roi. Tu présumes avec raison que la porte de son écurie devait avoir plus de neuf pieds, afin qu’il pût y entrer à son aise. Il mangeait cinquante livres de riz par jour, vingt-cinq livres de sucre, et buvait vingt-cinq livres d’eau. Tu trouves par ton arithmétique qu’il avalait trente-six mille cinq cents livres pesant par année ; on ne peut compter mieux. Mais ton éléphant a-t-il existé ? était-il beau-frère de l’empereur ? sa femme a-t-elle fait un enfant par le côté gauche ? c’est là ce qu’il fallait examiner. Vingt auteurs qui vivaient à la Cochinchine l’ont écrit l’un après l’autre : tu devais confronter ces vingt auteurs, peser leurs témoignages, consulter les anciennes archives, voir s’il est question de cet éléphant dans les registres, examiner si ce n’est point une fable que des imposteurs ont eu intérêt d’accréditer. Tu es parti d’un principe extravagant pour en tirer des conclusions justes.

C’est moins la logique qui manque aux hommes que la source de logique. Il ne s’agit pas de dire : Six vaisseaux qui m’appartiennent sont chacun de deux cents tonneaux, le tonneau est de deux mille livres pesant ; donc j’ai douze cent mille livres de marchandises au port du Pirée. Le grand point est de savoir si ces vaisseaux sont à toi. Voilà le principe dont la fortune dépend ; tu compteras après[297].

Un ignorant fanatique et conséquent est souvent un homme à étouffer. Il aura lu que Phinées, transporté d’un saint zèle, ayant trouvé un Juif couché avec une Madianite, les tua tous deux, et fut imité par les lévites, qui massacrèrent tous les ménages moitié madianites et moitié juifs. Il sait que son voisin catholique couche avec sa voisine huguenote ; il les tuera tous deux sans difficulté : on ne peut agir plus conséquemment. Quel est le remède à cette maladie horrible de l’âme ? C’est d’accoutumer de bonne heure les enfants à ne rien admettre qui choque la raison ; de ne leur conter jamais d’histoires de revenants, de fantômes, de sorciers, de possédés, de prodiges ridicules. Une fille d’une imagination tendre et sensible entend parler de possessions : elle tombe dans une maladie de nerfs, elle a des convulsions, elle se croit possédée. J’en ai vu mourir une de la révolution que ces abominables histoires avaient faite dans ses organes[298].

CONSPIRATIONS CONTRE LES PEUPLES,

ou

PROSCRIPTIONS[299].


CONSTANTIN[300].

SECTION PREMIÈRE.

Du siècle de Constantin.

Parmi les siècles qui suivirent celui d’Auguste, vous avez raison de distinguer celui de Constantin. Il est à jamais célèbre par les grands changements qu’il apporta sur la terre. Il commençait, il est vrai, à ramener la barbarie : non-seulement on ne retrouvait plus des Cicérons, des Horaces et des Virgiles, mais il n’y avait pas même de Lucains, ni de Sénèques ; pas un historien sage et exact : on ne voit que des satires suspectes, ou des panégyriques encore plus hasardés.

Les chrétiens commençaient alors à écrire l’histoire ; mais ils n’avaient pris ni Tite-Live ni Thucydide pour modèle. Les sectateurs de l’ancienne religion de l’empire n’écrivaient ni avec plus d’éloquence ni avec plus de vérité. Les deux partis, animés l’un contre l’autre, n’examinaient pas bien scrupuleusement les calomnies dont on chargeait leurs adversaires. De là vient que le même homme est regardé tantôt comme un dieu, tantôt comme un monstre.

La décadence en toute chose, et dans les moindres arts mécaniques comme dans l’éloquence et dans la vertu, arriva après Marc-Aurèle. Il avait été le dernier empereur de cette secte stoïque qui élevait l’homme au-dessus de lui-même en le rendant dur pour lui seul, et compatissant pour les autres. Ce ne fut plus, depuis la mort de cet empereur vraiment philosophe, que tyrannie et confusion. Les soldats disposaient souvent de l’empire. Le sénat tomba dans un tel mépris que, du temps de Gallien, il fut défendu par une loi expresse aux sénateurs d’aller à la guerre. On vit à la fois trente chefs de partis prendre le titre d’empereur, dans trente provinces de l’empire. Les barbares fondaient déjà de tous côtés, au milieu du IIIe siècle, sur cet empire déchiré. Cependant il subsista par la seule discipline militaire qui l’avait fondé.

Pendant tous ces troubles, le christianisme s’établissait par degrés, surtout en Égypte, dans la Syrie, et sur les côtes de l’Asie Mineure. L’empire romain admettait toutes sortes de religions, ainsi que toutes sortes de sectes philosophiques. On permettait le culte d’Osiris ; on laissait même aux Juifs de grands priviléges, malgré leurs révoltes ; mais les peuples s’élevèrent souvent dans les provinces contre les chrétiens. Les magistrats les persécutaient, et on obtint même souvent contre eux des édits émanés des empereurs. Il ne faut pas être étonné de cette haine générale qu’on portait d’abord au christianisme, tandis qu’on tolérait tant d’autres religions. C’est que ni les Égyptiens, ni les Juifs, ni les adorateurs de la déesse de Syrie, et de tant d’autres dieux étrangers, ne déclaraient une guerre ouverte aux dieux de l’empire. Ils ne s’élevaient point contre la religion dominante ; mais un des premiers devoirs des chrétiens était d’exterminer le culte reçu dans l’empire. Les prêtres des dieux jetaient des cris quand ils voyaient diminuer les sacrifices et les offrandes ; le peuple, toujours fanatique et toujours emporté, se soulevait contre les chrétiens : cependant plusieurs empereurs les protégèrent. Adrien défendit expressément qu’on les persécutât. Marc-Aurèle ordonna qu’on ne les poursuivit point pour cause de religion. Caracalla, Héliogabale, Alexandre, Philippe, Gallien, leur laissèrent une liberté entière ; ils avaient au IIIe siècle des églises publiques très-fréquentées et très-riches, et leur liberté fut si grande qu’ils tinrent seize conciles dans ce siècle. Le chemin des dignités étant fermé aux premiers chrétiens, qui étaient presque tous d’une condition obscure, ils se jetèrent dans le commerce, et il y en eut qui amassèrent de grandes richesses. C’est la ressource de toutes les sociétés qui ne peuvent avoir de charges dans l’État : c’est ainsi qu’en ont usé les calvinistes en France, tous les non-conformistes en Angleterre, les catholiques en Hollande, les Arméniens en Perse, les Banians dans l’Inde, et les Juifs dans toute la terre. Cependant à la fin la tolérance fut si grande, et les mœurs du gouvernement si douces, que les chrétiens furent admis à tous les honneurs et à toutes les dignités. Ils ne sacrifiaient point aux dieux de l’empire ; on ne s’embarrassait pas s’ils allaient aux temples ou s’ils les fuyaient ; il y avait parmi les Romains une liberté absolue sur les exercices de leur religion ; personne ne fut jamais forcé de les remplir. Les chrétiens jouissaient donc de la même liberté que les autres : il est si vrai qu’ils parvinrent aux honneurs, que Dioclétien et Galérius les en privèrent en 303, dans la persécution dont nous parlerons.

Il faut adorer la Providence dans toutes ses voies ; mais je me borne, selon vos ordres, à l’histoire politique.

Manès, sous le règne de Probus, vers l’an 278, forma une religion nouvelle dans Alexandrie. Cette secte était composée des anciens principes des Persans, et de quelques dogmes du christianisme. Probus et son successeur Carus laissèrent en paix Manès et les chrétiens. Numérien leur laissa une liberté entière. Dioclétien protégea les chrétiens, et toléra les manichéens pendant douze années ; mais, en 296, il donna un édit contre les manichéens, et les proscrivit comme des ennemis de l’empire attachés aux Perses. Les chrétiens ne furent point compris dans l’édit ; ils demeurèrent tranquilles sous Dioclétien, et firent une profession ouverte de leur religion dans tout l’empire, jusqu’aux deux dernières années du règne de ce prince.

Pour achever l’esquisse du tableau que vous demandez, il faut vous représenter quel était alors l’empire romain. Malgré toutes les secousses intérieures et étrangères, malgré les incursions des barbares, il comprenait tout ce que possède aujourd’hui le sultan des Turcs, excepté l’Arabie ; tout ce que possède la maison d’Autriche en Allemagne, et toutes les provinces d’Allemagne jusqu’à l’Elbe ; l’Italie, la France, l’Espagne, l’Angleterre, et la moitié de l’Écosse ; toute l’Afrique jusqu’au désert de Darha, et même les îles Canaries. Tant de pays étaient tenus sous le joug par des corps d’armée moins considérables que l’Allemagne et la France n’en mettent aujourd’hui sur pied quand elles sont en guerre.

Cette grande puissance s’affermit et s’augmenta même depuis César jusqu’à Théodose, autant par les lois, par la police et par les bienfaits, que par les armes et par la terreur. C’est encore un sujet d’étonnement qu’aucun de ces peuples conquis n’ait pu, depuis qu’ils se gouvernent par eux-mêmes, ni construire des grands chemins, ni élever des amphithéâtres et des bains publics, tels que leurs vainqueurs leur en donnèrent. Des contrées qui sont aujourd’hui presque barbares et désertes étaient peuplées et policées : telles furent l’Épire, la Macédoine, la Thessalie, l’Illyrie, la Pannonie, surtout l’Asie Mineure et les côtes de l’Afrique ; mais aussi il s’en fallait beaucoup que l’Allemagne, la France, et l’Angleterre fussent ce qu’elles sont aujourd’hui. Ces trois États sont ceux qui ont le plus gagné à se gouverner par eux-mêmes ; encore a-t-il fallu près de douze siècles pour mettre ces royaumes dans l’état florissant où nous les voyons ; mais il faut avouer que tout le reste a beaucoup perdu à passer sous d’autres lois. Les ruines de l’Asie Mineure et de la Grèce, la dépopulation de l’Égypte, et la barbarie de l’Afrique, attestent aujourd’hui la grandeur romaine. Le grand nombre des villes florissantes qui couvraient ces pays est changé en villages malheureux ; et le terrain même est devenu stérile sous les mains des peuples abrutis[301].


SECTION II[302].

Je ne parlerai point ici de la confusion qui agita l’empire depuis l’abdication de Dioclétien. Il y eut après sa mort six empereurs à la fois. Constantin triompha d’eux tous, changea la religion et l’empire, et fut l’auteur non-seulement de cette grande révolution, mais de toutes celles qu’on a vues depuis dans l’Occident. Vous voudriez savoir quel était son caractère : demandez-le à Julien, à Zosime, à Sozomène, à Victor ; ils vous diront qu’il agit d’abord en grand prince, ensuite en voleur public, et que la dernière partie de sa vie fut d’un voluptueux, d’un effeminé et d’un prodigue. Ils le peindront toujours ambitieux, cruel et sanguinaire. Demandez-le à Eusèbe, à Grégoire de Nazianze, à Lactance ; ils vous diront que c’était un homme parfait. Entre ces deux extrêmes, il n’y a que les faits avérés qui puissent vous faire trouver la vérité. Il avait un beau-père, il l’obligea de se pendre ; il avait un beau-frère, il le fit étrangler ; il avait un neveu de douze à treize ans, il le fit égorger; il avait un fils aîné, il lui fit couper la tête ; il avait une femme, il la fit étouffer dans un bain. Un vieil auteur gaulois dit qu’il aimait à faire maison nette.

Si vous ajoutez à toutes ces affaires domestiques qu’ayant été sur les bords du Rhin à la chasse de quelques hordes de Francs qui habitaient dans ces quartiers-là, et ayant pris leurs rois, qui probablement étaient de la famille de notre Pharamond et de notre Clodion le Chevelu, il les exposa aux bêtes pour son divertissement, vous pourrez inférer de tout cela, sans craindre de vous tromper, que ce n’était pas l’homme du monde le plus accommodant.

Examinons à présent les principaux événements de son règne. Son père Constance Chlore était au fond de l’Angleterre, où il avait pris pour quelques mois le titre d’empereur. Constantin était à Nicomédie, auprès de l’empereur Galère ; il lui demanda la permission d’aller trouver son père, qui était malade ; Galère n’en fit aucune difficulté : Constantin partit avec les relais de l’empire qu’on appelait veredarii. On pourrait dire qu’il était aussi dangereux d’être cheval de poste que d’être de la famille de Constantin, car il faisait couper les jarrets à tous les chevaux après s’en être servi, de peur que Galère ne révoquât sa permission, et ne le fit revenir à Nicomédie. Il trouva son père mourant, et se fit reconnaître empereur par le petit nombre de troupes romaines qui étaient alors en Angleterre.

Une élection d’un empereur romain faite à York par cinq ou six mille hommes ne devait guère paraître légitime à Rome : il y manquait au moins la formule du senatus populusque romanus. Le sénat, le peuple et les gardes prétoriennes, élurent d’un consentement unanime Maxence, fils du césar Maximien Hercule, déjà césar lui-même, et frère de cette Fausta que Constantin avait épousée, et qu’il fit depuis étouffer. Ce Maxence est appelé tyran, usurpateur, par nos historiens, qui sont toujours pour les gens heureux. Il était le protecteur de la religion païenne contre Constantin, qui déjà commençait à se déclarer pour les chrétiens. Païen et vaincu, il fallait bien qu’il fût un homme abominable.

Eusèbe nous dit que Constantin, en allant à Rome combattre Maxence, vit dans les nuées, aussi bien que toute son armée, la grande enseigne des empereurs nommée le Labarum, surmontée d’un P latin, ou d’un grand R grec, avec une croix en sautoir, et deux mots grecs qui signifiaient : Tu vaincras par ceci. Quelques auteurs prétendent que ce signe lui apparut à Besançon, d’autres disent à Cologne, quelques-uns à Trêves, d’autres à Troyes. Il est étrange que le ciel se soit expliqué en grec dans tout ces pays-là. Il eût paru plus naturel aux faibles lumières des hommes que ce signe eût paru en Italie le jour de la bataille ; mais alors il eût fallu que l’inscription eût été en latin. Un savant antiquaire, nommé Loisel, a réfuté cette antiquité ; mais on l’a traité de scélérat.

On pourrait cependant considérer que cette guerre n’était pas une guerre de religion, que Constantin n’était pas un saint, qu’il est mort soupçonné d’être arien, après avoir persécuté les orthodoxes ; et qu’ainsi on n’a pas un intérêt bien évident à soutenir ce prodige.

Après sa victoire, le sénat s’empressa d’adorer le vainqueur et de détester la mémoire du vaincu. On se hâta de dépouiller l’arc de triomphe de Marc-Aurèle pour orner celui de Constantin ; on lui dressa une statue d’or, ce qu’on ne faisait que pour les dieux ; il la reçut malgré le Labarum, et reçut encore le titre de grand-pontife, qu’il garda toute sa vie. Son premier soin, à ce que disent Zonare et Zosime, fut d’exterminer toute la race du tyran et ses principaux amis ; après quoi il assista très-humainement aux spectacles et aux jeux publics.

Le vieux Dioclétien était mourant alors dans sa retraite de Salone. Constantin aurait pu ne se pas tant presser d’abattre ses images dans Rome ; il eût pu se souvenir que cet empereur oublié avait été le bienfaiteur de son père, et qu’il lui devait l’empire. Vainqueur de Maxence, il lui restait à se défaire de Licinius, son beau-frère, auguste comme lui ; et Licinius songeait à se défaire de Constantin, s’il pouvait. Cependant leurs querelles n’éclatant pas encore, ils donnèrent conjointement, en 313, à Milan, le fameux édit de liberté de conscience. « Nous donnons, disent-ils, à tout le monde la liberté de suivre telle religion que chacun voudra, afin d’attirer la bénédiction du ciel sur nous et sur tous nos sujets ; nous déclarons que nous avons donné aux chrétiens la faculté libre et absolue d’observer leur religion ; bien entendu que tous les autres auront la même liberté, pour maintenir la tranquillité de notre règne. » On pourrait faire un livre sur un tel édit ; mais je ne veux pas seulement y hasarder deux lignes.

Constantin n’était pas encore chrétien. Licinius, son collègue, ne l’était pas non plus. Il y avait encore un empereur ou un tyran à exterminer : c’était un païen déterminé, nommé Maximin. Licinius le combattit avant de combattre Constantin. Le ciel lui fut encore plus favorable qu’à Constantin même, car celui-ci n’avait eu que l’apparition d’un étendard, et Licinius eut celle d’un ange. Cet ange lui apprit une prière avec laquelle il vaincrait sûrement le barbare Maximin. Licinius la mit par écrit, la fit réciter trois fois à son armée, et remporta une victoire complète. Si ce Licinius, beau-frère de Constantin, avait régné heureusement, on n’aurait parlé que de son ange ; mais Constantin l’ayant fait pendre, ayant égorgé son jeune fils, étant devenu maître absolu de tout, on ne parle que du Labarum de Constantin.

On croit qu’il fit mourir son fils aîné Crispus, et sa femme Fausta, la même année qu’il assembla le concile de Nicée. Zosime et Sozomène prétendent que les prêtres des dieux lui ayant dit qu’il n’y avait pas d’expiations pour de si grands crimes, il fit alors profession ouverte du christianisme, et démolit plusieurs temples dans l’Orient. Il n’est guère vraisemblable que des pontifes païens eussent manqué une si belle occasion d’amener à eux leur grand-pontife, qui les abandonnait. Cependant il n’est pas impossible qu’il s’en fût trouvé quelques-uns de sévères ; il y a partout des hommes difficiles. Ce qui est bien plus étrange, c’est que Constantin chrétien n’ait fait aucune pénitence de ses parricides. Ce fut à Rome qu’il commit cette barbarie ; et depuis ce temps le séjour de Rome lui devint odieux ; il la quitta pour jamais, et alla fonder Constantinople. Comment ose-t-il dire dans un de ses rescrits qu’il transporte le siége de l’empire à Constantinople par ordre de Dieu même ? n’est-ce pas se jouer impudemment de la Divinité et des hommes ? Si Dieu lui avait donné quelque ordre, ne lui aurait-il pas donné celui de ne point assassiner sa femme et son fils ?

Dioclétien avait déjà donné l’exemple de la translation de l’empire vers les côtes de l’Asie. Le faste, le despotisme et les mœurs asiatiques effarouchaient encore les Romains, tout corrompus et tout esclaves qu’ils étaient. Les empereurs n’avaient osé se faire baiser les pieds dans Rome, et introduire une foule d’eunuques dans leurs palais ; Dioclétien commença dans Nicomédie, et Constantin acheva dans Constantinople, de mettre la cour romaine sur le pied de celle des Perses. Rome languit dès lors dans la décadence. L’ancien esprit romain tomba avec elle. Ainsi Constantin fit à l’empire le plus grand mal qu’il pouvait lui faire.

De tous les empereurs ce fut sans contredit le plus absolu. Auguste avait laissé une image de liberté ; Tibère, Néron même, avaient ménagé le sénat et le peuple romain : Constantin ne ménagea personne. Il avait affermi d’abord sa puissance dans Rome, en cassant ces fiers prétoriens, qui se croyaient les maîtres des empereurs. Il sépara entièrement la robe et l’épée. Les dépositaires des lois, écrasés alors par le militaire, ne furent plus que des jurisconsultes esclaves. Les provinces de l’empire furent gouvernées sur un plan nouveau.

La grande vue de Constantin était d’être le maître en tout ; il le fut dans l’Église comme dans l’État. On le voit convoquer et ouvrir le concile de Nicée, entrer au milieu des Pères tout couvert de pierreries, le diadème sur la tête, prendre la première place, exiler indifféremment tantôt Arius, tantôt Athanase. Il se mettait à la tête du christianisme sans être chrétien : car c’était ne pas l’être dans ce temps-là que de n’être pas baptisé ; il n’était que catéchumène. L’usage même d’attendre les approches de la mort pour se faire plonger dans l’eau de régénération commençait à s’abolir pour les particuliers. Si Constantin, en différant son baptême jusqu’à la mort, crut pouvoir tout faire impunément dans l’espérance d’une expiation entière, il était triste pour le genre humain qu’une telle opinion eût été mise dans la tête d’un homme tout-puissant.



CONTRADICTIONS.

SECTION PREMIÈRE[303].

Plus on voit ce monde, et plus on le voit plein de contradictions et d’inconséquences. À commencer par le Grand Turc, il fait couper toutes les têtes qui lui déplaisent, et peut rarement conserver la sienne.

Si du Grand Turc nous passons au saint-père, il confirme l’élection des empereurs, il a des rois pour vassaux, mais il n’est pas si puissant qu’un duc de Savoie. Il expédie des ordres pour l’Amérique et pour l’Afrique, et il ne pourrait pas ôter un privilége à la république de Lucques. L’empereur est roi des Romains ; mais le droit de leur roi consiste à tenir l’étrier du pape, et à lui donner à laver à la messe.

Les Anglais servent leur monarque à genoux, mais ils le déposent, l’emprisonnent, et le fond périr sur l’échafaud.

Des hommes qui font vœu de pauvreté obtiennent, en vertu de ce vœu, jusqu’à deux cent mille écus de rente, et, en conséquence de leur vœu d’humilité, sont des souverains despotiques. On condamne hautement à Rome la pluralité des bénéfices avec charge d’âmes ; et on donne tous les jours des bulles à un Allemand pour cinq ou six évêchés à la fois. C’est, dit-on, que les évêques allemands n’ont point charge d’âmes. Le chancelier de France est la première personne de l’État : il ne peut manger avec le roi, du moins jusqu’à présent, et un colonel à peine gentilhomme a cet honneur. Une intendante est reine en province, et bourgeoise à la cour.

On cuit en place publique ceux qui sont convaincus du péché de non-conformité, et on explique gravement dans tous les colléges la seconde églogue de Virgile, avec la déclaration d’amour de Corydon au bel Alexis : « Formosum pastor Corydon ardebat Alexin ; » et on fait remarquer aux enfants que, quoique Alexis soit blond et qu’Amyntas soit brun, cependant Amyntas pourrait bien avoir la préférence.

Si un pauvre philosophe, qui ne pense point à mal, s’avise de vouloir faire tourner la terre ou d’imaginer que la lumière vient du soleil, ou de supposer que la matière pourrait bien avoir quelques autres propriétés que celles que nous connaissons, on crie à l’impie, au perturbateur du repos public ; et on traduit[304] ad usum Delphini, les Tusculanes de Cicéron et Lucrèce, qui sont deux cours complets d’irréligion.

Les tribunaux ne croient plus aux possédés, on se moque des sorciers ; mais on a brûlé Gaufridi et Grandier pour sortilége ; et en dernier lieu la moitié d’un parlement voulait condamner au feu un religieux accusé d’avoir ensorcelé une fille de dix-huit ans en soufflant sur elle[305].

Le sceptique philosophe Bayle a été persécuté même en Hollande. La Mothe Le Vayer, plus sceptique et moins philosophe, a été précepteur du roi Louis XIV et du frère du roi. Gourville était à la fois pendu en effigie à Paris, et ministre de France en Allemagne.

Le fameux athée Spinosa vécut et mourut tranquille. Vanini, qui n’avait écrit que contre Aristote, fut brûlé comme athée : il a l’honneur, en cette qualité, de remplir un article dans les histoires des gens de lettres et dans tous les dictionnaires, immenses archives de mensonges et d’un peu de vérité : ouvrez ces livres, vous y verrez que non-seulement Vanini enseignait publiquement l’athéisme dans ses écrits, mais encore que douze professeurs de sa secte étaient partis de Naples avec lui dans le dessein de faire partout des prosélytes ; ouvrez ensuite les livres de Vanini, vous serez bien surpris de ne voir que des preuves de l’existence de Dieu. Voici ce qu’on lit dans son Amphitheatrum, ouvrage également condamné et ignoré : « Dieu est son principe et son terme, sans fin et sans commencement, n’ayant besoin ni de l’un ni de l’autre, et père de tout commencement et de toute fin ; il existe toujours, mais dans aucun temps ; pour lui le passé ne fut point, et l’avenir ne viendra point ; il règne partout sans être dans un lieu ; immobile sans s’arrêter, rapide sans mouvement ; il est tout, et hors de tout ; il est dans tout, mais sans être enfermé ; hors de tout, mais sans être exclu d’aucune chose ; bon, mais sans qualité ; entier, mais sans parties ; immuable en variant tout l’univers ; sa volonté est sa puissance ; simple, il n’y a rien en lui de purement possible, tout y est réel ; il est le premier, le moyen, le dernier acte ; enfin étant tout, il est au-dessus de tous les êtres, hors d’eux, dans eux, au delà d’eux, à jamais devant et après eux. » C’est après une telle profession de foi que Vanini fut déclaré athée. Sur quoi fut-il condamné ? sur la simple déposition d’un nommé Francon[306]. En vain ses livres déposaient pour lui. Un seul ennemi lui a coûté la vie, et l’a flétri dans l’Europe.

Le petit livre de Cymbalum mundi[307], qui n’est qu’une imitation froide de Lucien, et qui n’a pas le plus léger, le plus éloigné rapport au christianisme, a été aussi condamné aux flammes. Mais Rabelais a été imprimé avec privilége, et on a très-tranquillement laissé un libre cours à l’Espion turc[308], et même aux Lettres persanes, à ce livre léger, ingénieux et hardi, dans lequel il y a une lettre tout entière en faveur du suicide ; une autre où l’on trouve ces propres mots : « Si l’on suppose une religion ; » une autre où il est dit expressément que les évêques n’ont « d’autres fonctions que de dispenser d’accomplir la loi ; » une autre[309] enfin où il est dit que le pape est un magicien qui fait accroire que trois ne sont qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain, etc.

L’abbé de Saint-Pierre, homme qui a pu se tromper souvent, mais qui n’a jamais écrit qu’en vue du bien public, et dont les ouvrages étaient appelés par le cardinal Dubois les rêves d’un bon citoyen ; l’abbé de Saint-Pierre, dis-je, a été exclu de l’Académie française d’une voix unanime, pour avoir, dans un ouvrage de politique, préféré l’établissement des conseils sous la régence aux bureaux des secrétaires d’État qui gouvernaient sous Louis XIV, et pour avoir dit que les finances avaient été malheureusement administrées sur la fin de ce glorieux règne. L’auteur des Lettres persanes n’avait parlé de Louis XIV, dans son livre, que pour dire que ce roi était un « magicien[310], qui faisait accroire à ses sujets que du papier était de l’argent ; qu’il n’aimait que le gouvernement turc[311] ; qu’il préférait un homme qui lui donnait la serviette à un homme qui lui avait gagné des batailles ; qu’il avait donné une pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un gouvernement à un homme qui en avait fui quatre ; qu’il était accablé de pauvreté » ; quoiqu’il soit dit dans la même Lettre que ses finances sont inépuisables. Voilà, encore une fois, tout ce que cet auteur, dans son seul livre alors connu, avait dit de Louis XIV, protecteur de l’Académie française ; et ce livre est le seul titre sur lequel l’auteur a été effectivement reçu dans l’Académie française. On peut ajouter encore, pour comble de contradiction, que cette compagnie le reçut pour en avoir été tournée en ridicule. Car de tous les livres où on s’est réjoui aux dépens de cette Académie, il n’y en a guère où elle soit traitée plus mal que dans les Lettres persanes. Voyez la lettre[312] où il est dit : « Ceux qui composent ce corps n’ont d’autres fonctions que de jaser sans cesse. L’éloge vient se placer comme de lui-même dans leur babil éternel, etc. » Après avoir ainsi traité cette compagnie, il fut loué par elle, à sa réception, du talent de faire des portraits ressemblants[313].

Si je voulais continuer à examiner les contrariétés qu’on trouve dans l’empire des lettres, il faudrait écrire l’histoire de tous les savants et de tous les beaux-esprits : de même que si je voulais détailler les contrariétés dans la société, il faudrait écrire l’histoire du genre humain. Un Asiatique qui voyagerait en Europe pourrait bien nous prendre pour des païens. Nos jours de la semaine portent les noms de Mars, de Mercure, de Jupiter, de Vénus ; les noces de Cupidon et de Psyché sont peintes dans la maison des papes ; mais surtout si cet Asiatique voyait notre opéra, il ne douterait pas que ce ne fût une fête à l’honneur des dieux du paganisme. S’il s’informait un peu plus exactement de nos mœurs, il serait bien plus étonné ; il verrait en Espagne qu’une loi sévère défend qu’aucun étranger ait la moindre part indirecte au commerce de l’Amérique, et que cependant les étrangers y font, par les facteurs espagnols, un commerce de cinquante millions par an, de sorte que l’Espagne ne peut s’enrichir que par la violation de la loi, toujours subsistante et toujours méprisée. Il verrait qu’en un autre pays le gouvernement fait fleurir une compagnie des Indes, et que les théologiens ont déclaré le dividende des actions criminel devant Dieu. Il verrait qu’on achète le droit de juger les hommes, celui de commander à la guerre, celui d’entrer au conseil ; il ne pourrait comprendre pourquoi il est dit dans les patentes qui donnent ces places, qu’elles ont été accordées gratis et sans brigue, tandis que la quittance de finance est attachée aux lettres de provision. Notre Asiatique ne serait-il pas surpris de voir des comédiens gagés par les souverains, et excommuniés par les curés ? Il demanderait pourquoi un lieutenant général roturier, qui aura gagné des batailles[314], sera mis à la taille comme un paysan, et qu’un échevin sera noble comme les Montmorency ? Pourquoi, tandis qu’on interdit les spectacles réguliers, dans une semaine consacrée à l’éducation, on permet des bateleurs qui offensent les oreilles les moins délicates ? Il verrait presque toujours nos usages en contradiction avec nos lois ; et si nous voyagions en Asie, nous y trouverions à peu près les mêmes incompatibilités.

Les hommes sont partout également fous ; ils ont fait des lois à mesure, comme on répare des brèches de murailles. Ici les fils aînés ont ôté tout ce qu’ils ont pu aux cadets, là les cadets partagent également. Tantôt l’Église a ordonné le duel, tant elle l’a anathématisé. On a excommunié tour à tour les partisans et les ennemis d’Aristote, et ceux qui portaient des cheveux longs et ceux qui les portaient courts. Nous n’avons dans le monde de loi parfaite que pour régler une espèce de folie, qui est le jeu. Les règles du jeu sont les seules qui n’admettent ni exception, ni relâchement, ni variété, ni tyrannie. Un homme qui a été laquais, s’il joue au lansquenet avec des rois, est payé sans difficulté quand il gagne ; partout ailleurs, la loi est un glaive dont le plus fort coupe par morceaux le plus faible.

Cependant ce monde subsiste comme si tout était bien ordonné ; l’irrégularité tient à notre nature ; notre monde politique est comme notre globe, quelque chose d’informe qui se conserve toujours. Il y aurait de la folie à vouloir que les montagnes, les mers, les rivières, fussent tracées en belles figures régulières ; il y aurait encore plus de folie de demander aux hommes une sagesse parfaite : ce serait vouloir donner des ailes à des chiens, ou des cornes à des aigles.


SECTION II[315].

Exemples tirés de l’histoire, de la sainte écriture, de plusieurs écrivains, du fameux curé Meslier, d’un prédicant nommé Antoine, etc.


On vient de montrer les contradictions de nos usages, de nos mœurs, de nos lois : on n’en a pas dit assez.

Tout a été fait, surtout dans notre Europe, comme l’habit d’Arlequin : son maître n’avait point de drap ; quand il fallut l’habiller, il prit des vieux lambeaux de toutes couleurs : Arlequin fut ridicule, mais il fut vêtu.

Où est le peuple dont les lois et les usages ne se contredisent pas ? Y a-t-il une contradiction plus frappante et en même temps plus respectable que le saint empire romain ? en quoi est-il saint ? en quoi est-il empire ? en quoi est-il romain ?

Les Allemands sont une brave nation que ni les Germanicus, ni les Trajan, ne purent jamais subjuguer entièrement. Tous les peuples germains qui habitaient au delà de l’Elbe furent toujours invincibles, quoique mal armés ; c’est en partie de ces tristes climats que sortirent les vengeurs du monde. Loin que l’Allemagne soit l’empire romain, elle a servi à le détruire.

Cet empire était réfugié à Constantinople, quand un Allemand, un Austrasien alla d’Aix-la-Chapelle à Rome, dépouiller pour jamais les césars grecs de ce qui leur restait en Italie. Il prit le nom de césar, d’imperator ; mais ni lui ni ses successeurs n’osèrent jamais résider à Rome. Cette capitale ne peut ni se vanter ni se plaindre que depuis Augustule, dernier excrément de l’empire romain, aucun césar ait vécu et soit enterré dans ses murs.

Il est difficile que l’empire soit saint, parce qu’il professe trois religions, dont deux sont déclarées impies, abominables, damnables et damnées, par la cour de Rome, que toute la cour impériale regarde comme souveraine sur ces cas.

Il n’est certainement pas romain, puisque l’empereur n’a pas dans Rome une maison.

En Angleterre on sert les rois à genoux. La maxime constante est que le roi ne peut jamais faire mal : The king can do no wrong. Ses ministres seuls peuvent avoir tort ; il est infaillible dans ses actions comme le pape dans ses jugements. Telle est la loi fondamentale, la loi salique d’Angleterre. Cependant le parlement juge son roi Édouard II vaincu et fait prisonnier par sa femme : on déclare qu’il a tous les torts du monde, et qu’il est déchu de tous droits à la couronne. Guillaume Trussel vient dans sa prison lui faire le compliment suivant :

« Moi, Guillaume Trussel, procureur du parlement et de toute la nation anglaise, je révoque l’hommage à toi fait autrefois ; je te défie, et je te prive du pouvoir royal, et nous ne tiendrons plus à toi doresnavant[316]. »

Le parlement juge et condamne le roi Richard II, fils du grand Édouard III. Trente et un chefs d’accusation sont produits contre lui, parmi lesquels on en trouve deux singuliers : Qu’il avait emprunté de l’argent sans payer, et qu’il avait dit en présence de témoins qu’il était le maître de la vie et des biens de ses sujets. Le parlement dépose Henri VI, qui avait un très-grand tort, mais d’une autre espèce, celui d’être imbécile.

Le parlement déclare Édouard IV traître, confisque tous ses biens ; et ensuite le rétablit quand il est heureux.

Pour Richard III, celui-là eut véritablement tort plus que tous les autres : c’était un Néron, mais un Néron courageux ; et le parlement ne déclara ses torts que quand il eut été tué.

La chambre représentant le peuple d’Angleterre imputa plus de torts à Charles Ier qu’il n’en avait, et le fit périr sur un échafaud. Le parlement jugea que Jacques II avait de très-grands torts, et surtout celui de s’être enfui. Il déclara la couronne vacante, c’est-à-dire il le déposa.

Aujourd’hui Junius écrit au roi d’Angleterre que ce monarque a tort d’être bon et sage. Si ce ne sont pas là des contradictions, je ne sais où l’on peut en trouver.


Des contradictions dans quelques rites.

Après ces grandes contradictions politiques, qui se divisent en cent mille petites contradictions, il n’y en a point de plus forte que celle de quelques-uns de nos rites. Nous détestons le judaïsme : il n’y a pas quinze ans qu’on brûlait encore les Juifs. Nous les regardons comme les assassins de notre Dieu, et nous nous assemblons tous les dimanches pour psalmodier des cantiques juifs : si nous ne les récitons pas en hébreu, c’est que nous sommes des ignorants. Mais les quinze premiers évêques, prêtres, diacres et troupeau de Jérusalem, berceau de la religion chrétienne, récitèrent toujours les psaumes juifs dans l’idiome juif de la langue syriaque ; et jusqu’au temps du calife Omar, presque tous les chrétiens depuis Tyr jusqu’à Alep priaient dans cet idiome juif. Aujourd’hui qui réciterait les psaumes tels qu’ils ont été composés, qui les chanterait dans la langue juive, serait soupçonné d’être circoncis et d’être juif : il serait brûlé comme tel ; il l’aurait été du moins il y a vingt ans, quoique Jésus-Christ ait été circoncis, quoique les apôtres et les disciples aient été circoncis. Je mets à part tout le fond de notre sainte religion, tout ce qui est un objet de foi, tout ce qu’il ne faut considérer qu’avec une soumission craintive ; je n’envisage que l’écorce, je ne touche qu’à l’usage ; je demande s’il y en eut jamais un plus contradictoire ?


Des contradictions dans les affaires et dans les hommes.

Si quelque société littéraire veut entreprendre le dictionnaire des contradictions, je souscris pour vingt volumes in-folio.

Le monde ne subsiste que de contradictions ; que faudrait-il pour les abolir ? assembler les états du genre humain. Mais de la manière dont les hommes sont faits, ce serait une nouvelle contradiction s’ils étaient d’accord. Assemblez tous les lapins de l’univers, il n’y aura pas deux avis différents parmi eux.

Je ne connais que deux sortes d’êtres immuables sur la terre : les géomètres et les animaux ; ils sont conduits par deux règles invariables : la démonstration et l’instinct ; et encore les géomètres ont-ils eu quelques disputes, mais les animaux n’ont jamais varié.


Des contradictions dans les hommes et dans les affaires.

Les contrastes, les jours et les ombres sous lesquels on représente dans l’histoire les hommes publics, ne sont pas des contradictions, ce sont des portraits fidèles de la nature humaine.

Tous les jours on condamne et on admire Alexandre, le meurtrier de Clitus, mais le vengeur de la Grèce, le vainqueur des Perses, et le fondateur d’Alexandrie ;

César le débauché, qui vole le trésor public de Rome pour asservir sa patrie, mais dont la clémence égale la valeur, et dont l’esprit égale le courage ;

Mahomet, imposteur, brigand ; mais le seul des législateurs religieux qui ait eu du courage, et qui ait fondé un grand empire ;

L’enthousiaste Cromwell, fourbe dans le fanatisme même, assassin de son roi en forme juridique, mais aussi profond politique que valeureux guerrier.

Mille contrastes se présentent souvent en foule, et ces contrastes sont dans la nature ; ils ne sont pas plus étonnants qu’un beau jour suivi de la tempête.


Des contradictions apparentes dans les livres.

Il faut soigneusement distinguer dans les écrits, et surtout dans les livres sacrés, les contradictions apparentes et les réelles. Il est dit dans le Pentateuque que Moïse était le plus doux des hommes, et qu’il fit égorger vingt-trois mille Hébreux qui avaient adoré le veau d’or, et vingt-quatre mille qui avaient ou épousé comme lui, ou fréquenté des femmes madianites ; mais de sages commentateurs ont prouvé solidement que Moïse était d’un naturel très-doux, et qu’il n’avait fait qu’exécuter les vengeances de Dieu en faisant massacrer ces quarante-sept mille Israélites coupables, comme nous l’avons déjà vu[317].

Des critiques hardis ont cru apercevoir une contradiction dans le récit où il est dit que Moïse changea toutes les eaux de l’Égypte en sang, et que les magiciens de Pharaon firent ensuite le même prodige, sans que l’Exode mette aucun intervalle entre le miracle de Moïse et l’opération magique des enchanteurs.

Il paraît d’abord impossible que ces magiciens changent en sang ce qui est déjà devenu sang ; mais cette difficulté peut se lever en supposant que Moïse avait laissé les eaux reprendre leur première nature, pour donner au pharaon le temps de rentrer en lui-même. Cette supposition est d’autant plus plausible que, si le texte ne la favorise pas expressément, il ne lui est pas contraire.

Les mêmes incrédules demandent comment tous les chevaux ayant été tués par la grêle dans la sixième plaie, Pharaon put poursuivre la nation juive avec de la cavalerie ? Mais cette contradiction n’est pas même apparente, puisque la grêle, qui tua tous les chevaux qui étaient aux champs, ne put tomber sur ceux qui étaient dans les écuries.

Une des plus fortes contradictions qu’on ait cru trouver dans l’histoire des Rois est la disette totale d’armes offensives et défensives chez les Juifs à l’avénement de Saül, comparée avec l’armée de trois cent trente mille combattants que Saül conduit contre les Ammonites, qui assiégeaient Jabès en Galaad.

Il est rapporté en effet qu’alors[318], et même après cette bataille, il n’y avait pas une lance, pas une seule épée chez tout le peuple hébreu ; que les Philistins empêchaient les Hébreux de forger des épées et des lances ; que les Hébreux étaient obligés d’aller chez les Philistins pour faire aiguiser le soc de leurs charrues[319], leurs hoyaux, leurs cognées, et leurs serpettes.

Cet aveu semble prouver que les Hébreux étaient en très-petit nombre, et que les Philistins étaient une nation puissante, victorieuse, qui tenait les Israélites sous le joug, et qui les traitait en esclaves ; qu’enfin il n’était pas possible que Saül eût assemblé trois cent trente mille combattants, etc.

Le révérend père dom Calmet dit[320] « qu’il est croyable qu’il y a un peu d’exagération dans ce qui est dit ici de Saül et de Jonathas » ; mais ce savant homme oublie que les autres commentateurs attribuent les premières victoires de Saül et de Jonathas à un de ces miracles évidents que Dieu daigna faire si souvent en faveur de son pauvre peuple. Jonathas, avec son seul écuyer, tua d’abord vingt ennemis ; et les Philistins, étonnés, tournèrent leurs armes les uns contre les autres. L’auteur du livre des Rois dit positivement[321] que ce fut comme un miracle de Dieu, accidit quasi miraculum a Deo. Il n’y a donc point là de contradiction.

Les ennemis de la religion chrétienne, les Celse, les Porphyre, les Julien, ont épuisé la sagacité de leur esprit sur cette matière. Des auteurs juifs se sont prévalus de tous les avantages que leur donnait la supériorité de leurs connaissances dans la langue hébraïque pour mettre au jour ces contradictions apparentes ; ils ont été suivis même par des chrétiens tels que milord Herbert, Wollaston, Tindal, Toland, Collins, Shaftesbury, Woolston, Gordon, Bolingbroke, et plusieurs auteurs de divers pays, Fréret, secrétaire perpétuel de l’Académie des belles-lettres de France, le savant Leclerc même, Simon de l’Oratoire, ont cru apercevoir quelques contradictions qu’on pouvait attribuer aux copistes. Une foule d’autres critiques ont voulu relever et réformer des contradictions qui leur ont paru inexplicables.

On lit dans un livre dangereux fait avec beaucoup d’art[322] : « Saint Matthieu et saint Luc donnent chacun une généalogie de Jésus-Christ dilférente ; et pour qu’on ne croie pas que ce sont de ces différences légères qu’on peut attribuer à méprise ou inadvertance, il est aisé de s’en convaincre par ses yeux en lisant Matthieu, au chap. i, et Luc, au chap. iii : on verra qu’il y a quinze générations de plus dans l’une que dans l’autre ; que depuis David elles se séparent absolument ; qu’elles se réunissent à Salathiel, mais qu’après son fils elles se séparent de nouveau, et ne se réunissent plus qu’à Joseph.

« Dans la même généalogie, saint Matthieu tombe encore dans une contradiction manifeste : car il dit qu’Osias était père de Jonathan, et dans les Paralipomènes, livre Ier, chap. iii, v. 11 et 12, on trouve trois générations entre eux, savoir : Joas, Amazias, Azarias, desquels Luc ne parle pas plus que Matthieu. De plus, cette généalogie ne fait rien à celle de Jésus, puisque, selon notre loi, Joseph n’avait eu aucun commerce avec Marie. »

Pour répondre à cette objection faite depuis le temps d’Origène, et renouvelée de siècle en siècle, il faut lire Julius Africanus. Voici les deux généalogies conciliées dans la table suivante, telle qu’elle se trouve dans la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.



Il y a une autre manière de concilier les deux généalogies par saint Épiphane.

Suivant lui, Jacob Panther, descendu de Salomon, est père de Joseph et de Cléophas.

Joseph a de sa première femme six enfants : Jacques, Josué, Siméon, Juda, Marie et Salomé.

Il épouse ensuite la vierge Marie, mère de Jésus, fille de Joachim et d’Anne.

Il y a plusieurs autres manières d’expliquer ces deux généalogies. Voyez l’ouvrage de dom Calmet, intitulé Dissertation où l’on essaye de concilier saint Matthieu avec saint Luc sur la généalogie de Jésus-Christ.

Les mêmes savants incrédules qui ne sont occupés qu’à comparer des dates, à examiner les livres et les médailles, à confronter les anciens auteurs, à chercher la vérité avec la prudence humaine, et qui perdent par leur science la simplicité de la foi, reprochent à saint Luc de contredire les autres Évangiles, et de s’être trompé dans ce qu’il avance sur la naissance du Sauveur. Voici comme s’en explique témérairement l’auteur de l’Analyse de la religion chrétienne (page 23) :

« Saint Luc dit que Cyrénius avait le gouvernement de Syrie lorsque Auguste fit faire le dénombrement de tout l’empire. On va voir combien il se rencontre de faussetés évidentes dans ce peu de mots. 1° Tacite et Suétone, les plus exacts de tous les historiens, ne disent pas un mot du prétendu dénombrement de tout l’empire, qui assurément eût été un événement bien singulier, puisqu’il n’y en eut jamais sous aucun empereur ; du moins aucun auteur ne rapporte qu’il y en ait eu. 2º Cyrénius ne vint dans la Syrie que dix ans après le temps marqué par Luc ; elle était alors gouvernée par Quintilius Varus, comme Tertullien le rapporte, et comme il est confirmé par les médailles. »

On avouera qu’en effet il n’y eut jamais de dénombrement de tout l’empire romain, et qu’il n’y eut qu’un cens de citoyens romains, selon l’usage. Il se peut que des copistes aient écrit dénombrement pour cens. À l’égard de Cyrénius, que les copistes ont transcrit Cyrinus, il est certain qu’il n’était pas gouverneur de la Syrie dans le temps de la naissance de notre Sauveur, et que c’était alors Quintilius Varus ; mais il est très-naturel que Quintilius Varus ait envoyé en Judée ce même Cyrénius qui lui succéda, dix ans après, dans le gouvernement de la Syrie. On ne doit point dissimuler que cette explication laisse encore quelques difficultés.

Premièrement, le cens fait sous Auguste ne se rapporte point au temps de la naissance de Jésus-Christ.

Secondement, les Juifs n’étaient point compris dans ce cens. Joseph et son épouse n’étaient point citoyens romains, Marie ne devait donc point, dit-on, partir de Nazareth, qui est à l’extrémité de la Judée, à quelques milles du mont Thabor, au milieu du désert, pour aller accoucher à Bethléem, qui est à quatre-vingts milles de Nazareth.

Mais il se peut très-aisément que Cyrinus ou Cyrénius étant venu à Jérusalem de la part de Quintilius Varus pour imposer un tribut par tête, Joseph et Marie eussent reçu l’ordre du magistrat de Bethléem de venir se présenter pour payer le tribut dans le bourg de Bethléem, lieu de leur naissance : il n’y a rien là qui soit contradictoire.

Les critiques peuvent tâcher d’infirmer cette solution, en représentant que c’était Hérode seul qui imposait les tributs ; que les Romains ne levaient rien alors sur la Judée ; qu’Auguste laissait Hérode maître absolu chez lui, moyennant le tribut que cet Iduméen payait à l’empire. Mais on peut dans un besoin s’arranger avec un prince tributaire, et lui envoyer un intendant pour établir de concert avec lui la nouvelle taxe.

Nous ne dirons point ici, comme tant d’autres, que les copistes ont commis beaucoup de fautes, et qu’il y en a plus de dix mille dans la version que nous avons. Nous aimons mieux dire, avec les docteurs et les plus éclairés, que les Évangiles nous ont été donnés pour nous enseigner à vivre saintement, et non pas à critiquer savamment.

Ces prétendues contradictions firent un effet bien terrible sur le déplorable Jean Meslier, curé d’Étrepigny et de But en Champagne : cet homme, vertueux à la vérité, et très-charitable, mais sombre et mélancolique, n’ayant guère d’autres livres que la Bible et quelques Pères, les lut avec une attention qui lui devint fatale : il ne fut pas assez docile, lui qui devait enseigner la docilité à son troupeau. Il vit les contradictions apparentes, et ferma les yeux sur la conciliation. Il crut voir des contradictions affreuses entre Jésus né Juif, et ensuite reconnu Dieu ; entre ce Dieu connu d’abord pour le fils de Joseph, charpentier, et le frère de Jacques, mais descendu d’un empyrée qui n’existe point, pour détruire le péché sur la terre, et la laissant couverte de crimes ; entre ce Dieu né d’un vil artisan, et descendant de David par son père qui n’était pas son père ; entre le créateur de tous les mondes, et le petit-fils de l’adultère Bethsabée, de l’impudente Ruth, de l’incestueuse Thamar, de la prostituée de Jéricho, et de la femme d’Abraham ravie par un roi d’Égypte, ravie ensuite à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

Meslier étale avec une impiété monstrueuse toutes ces prétendues contradictions qui le frappèrent, et dont il lui aurait été aisé de voir la solution pour peu qu’il eût eu l’esprit docile. Enfin sa tristesse s’augmentant dans sa solitude, il eut le malheur de prendre en horreur la sainte religion qu’il devait prêcher et aimer ; et, n’écoutant plus que sa raison séduite, il abjura le christianisme par un testament olographe, dont il laissa trois copies à sa mort, arrivée en 1732. L’extrait de ce testament[323] a été imprimé plusieurs fois, et c’est un scandale bien cruel. Un curé qui demande pardon à Dieu et à ses paroissiens, en mourant, de leur avoir enseigné des dogmes chrétiens ! un curé charitable qui a le christianisme en exécration, parce que plusieurs chrétiens sont méchants, que le faste de Rome le révolte, et que les difficultés des saints livres l’irritent ! un curé qui parle du christianisme comme Porphyre, Jamblique, Épictète, Marc-Aurèle, Julien ! et cela lorsqu’il est prêt de paraître devant Dieu ! Quel coup funeste pour lui et pour ceux que son exemple peut égarer !

C’est ainsi que le malheureux prédicant Antoine[324], trompé par les contradictions apparentes qu’il crut voir entre la nouvelle loi et l’ancienne, entre l’olivier franc et l’olivier sauvage, eut le malheur de quitter la religion chrétienne pour la religion juive ; et, plus hardi que Jean Meslier, il aima mieux mourir que se rétracter.

On voit, par le testament de Jean Meslier, que c’étaient surtout les contrariétés apparentes des Évangiles qui avaient bouleversé l’esprit de ce malheureux pasteur, d’ailleurs d’une vertu rigide, et qu’on ne peut regarder qu’avec compassion. Meslier est profondément frappé des deux généalogies qui semblent se combattre ; il n’en avait pas vu la conciliation ; il se soulève, il se dépite, en voyant que saint Matthieu fait aller le père, la mère, et l’enfant en Égypte après avoir reçu l’hommage des trois mages ou rois d’Orient, et pendant que le vieil Hérode, craignant d’être détrôné par un enfant qui vient de naître à Bethléem, fait égorger tous les enfants du pays pour prévenir cette révolution. Il est étonné que ni saint Luc, ni saint Jean, ni saint Marc, ne parlent de ce massacre. Il est confondu quand il voit que saint Luc fait rester saint Joseph, la bienheureuse vierge Marie, et Jésus notre Sauveur, à Bethléem, après quoi ils se retirèrent à Nazareth. Il devait voir que la sainte famille pouvait aller d’abord en Égypte, et quelque temps après à Nazareth, sa patrie.

Si saint Matthieu seul parle des trois mages et de l’étoile qui les conduisit du fond de l’Orient à Bethléem, et du massacre des enfants ; si les autres évangélistes n’en parlent pas, ils ne contredisent point saint Matthieu ; le silence n’est point une contradiction.

Si les trois premiers évangélistes, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc, ne font vivre Jésus-Christ que trois mois depuis son baptême en Galilée jusqu’à son supplice à Jérusalem ; et si saint Jean le fait vivre trois ans et trois mois, il est aisé de rapprocher saint Jean des trois autres évangélistes, puisqu’il ne dit point expressément que Jésus-Christ prêcha en Galilée pendant trois ans et trois mois, et qu’on l’infère seulement de ses récits. Fallait-il renoncer à sa religion sur de simples inductions, sur de simples raisons de controverse, sur des difficultés de chronologie ?

Il est impossible, dit Meslier, d’accorder saint Matthieu et saint Luc, quand le premier dit que Jésus en sortant du désert alla à Capharnaüm, et le second qu’il alla à Nazareth.

Saint Jean dit que ce fut André qui s’attacha le premier à Jésus-Christ ; les trois autres évangélistes disent que ce fut Simon Pierre.

Il prétend encore qu’ils se contredisent sur le jour où Jésus célébra sa pâque, sur l’heure de son supplice, sur le lieu, sur le temps de son apparition, de sa résurrection. Il est persuadé que des livres qui se contredisent ne peuvent être inspirés par le Saint-Esprit ; mais il n’est pas de foi que le Saint-Esprit ait inspiré toutes les syllabes ; il ne conduisit pas la main de tous les copistes, il laissa agir les causes secondes : c’était bien assez qu’il daignât nous révéler les principaux mystères, et qu’il instituât dans la suite des temps une Église pour les expliquer. Toutes ces contradictions, reprochées si souvent aux Évangiles avec une si grande amertume, sont mises au grand jour par les sages commentateurs : loin de se nuire, elles s’expliquent chez eux l’une par l’autre ; elles se prêtent un mutuel secours dans les concordances, et dans l’harmonie des quatre Évangiles.

Et s’il y a plusieurs difficultés qu’on ne peut expliquer, des profondeurs qu’on ne peut comprendre, des aventures qu’on ne peut croire, des prodiges qui révoltent la faible raison humaine, des contradictions qu’on ne peut concilier, c’est pour exercer notre foi, et pour humilier notre esprit.


Contradictions dans les jugements sur les ouvrages.

J’ai quelquefois entendu dire d’un bon juge plein dégoût : « Cet homme ne décide que par humeur ; il trouvait hier le Poussin un peintre admirable ; aujourd’hui il le trouve très-médiocre. » C’est que le Poussin en effet a mérité de grands éloges et des critiques.

On ne se contredit point quand on est en extase devant les belles scènes d’Horace et de Curiace, du Cid et de Chimène, d’Auguste et de Cinna, et qu’on voit ensuite, avec un soulèvement de cœur mêlé de la plus vive indignation, quinze tragédies de suite sans aucun intérêt, sans aucune beauté, et qui ne sont pas même écrites en français.

C’est l’auteur qui se contredit : c’est lui qui a le malheur d’être entièrement différent de lui-même. Le juge se contredirait s’il applaudissait également l’excellent et le détestable. Il doit admirer dans Homère la peinture des Prières qui marchent après l’Injure, les yeux mouillés de pleurs ; la ceinture de Vénus ; les adieux d’Hector et d’Andromaque ; l’entrevue d’Achille et de Priam. Mais doit-il applaudir de même à des dieux qui se disent des injures, et qui se battent ; à l’uniformité des combats qui ne décident rien ; à la brutale férocité des héros; à l’avarice qui les domine presque tous ; enfin à un poëme qui finit par une trêve de onze jours, laquelle fait sans doute attendre la continuation de la guerre et la prise de Troie, que cependant on ne trouve point ?

Le bon juge passe souvent de l’approbation au blâme, quelque bon livre qu’il puisse lire[325].


CONTRASTE[326].

Contraste : opposition de figures, de situations, de fortune, de mœurs, etc. Une bergère ingénue fait un beau contraste dans un tableau avec une princesse orgueilleuse. Le rôle de l’Imposteur et celui de Cléante font un contraste admirable dans le Tartuffe.

Le petit peut contraster avec le grand dans la peinture, mais on ne peut dire qu’il lui est contraire. Les oppositions de couleurs contrastent ; mais aussi il y a des couleurs contraires les unes aux autres, c’est-à-dire qui font un mauvais effet parce qu’elles choquent les yeux lorsqu’elles sont rapprochées.

Contradictoire ne peut se dire que dans la dialectique. Il est contradictoire qu’une chose soit et ne soit pas, qu’elle soit en plusieurs lieux à la fois, qu’elle soit d’un tel nombre, d’une telle grandeur, et qu’elle n’en soit pas. Cette opinion, ce discours, cet arrêt, sont contradictoires.

Les diverses fortunes de Charles XII ont été contraires, mais non pas contradictoires : elles forment dans l’histoire un beau contraste.

C’est un grand contraste, et ce sont deux choses bien contraires ; mais il n’est point contradictoire que le pape ait été adoré à Rome, et brûlé à Londres le même jour, et que, pendant qu’on l’appelait vice-Dieu en Italie, il ait été représenté en cochon dans les rues de Moscou, pour l’amusement de Pierre le Grand.

Mahomet, mis à la droite de Dieu dans la moitié du globe, et damné dans l’autre, est le plus grand des contrastes.

Voyagez loin de votre pays, tout sera contraste pour vous.

Le blanc qui le premier vit un nègre fut bien étonné ; mais le premier raisonneur qui dit que ce nègre venait d’une paire blanche m’étonne bien davantage, son opinion est contraire à la mienne. Un peintre qui représente des blancs, des nègres, et des olivâtres, peut faire de beaux contrastes.


CONVULSIONS [327].

On dansa, vers l’an 1724[328], sur le cimetière de Saint-Médard ; il s’y fit beaucoup de miracles : en voici un, rapporté dans une chanson de Mme la duchesse du Maine :

Un décrotteur à la royale,
Du talon gauche estropié,
Obtint pour grâce spéciale
D’être boiteux de l’autre pied.

Les convulsions miraculeuses, comme on sait, continuèrent jusqu’à ce qu’on eût mis une garde au cimetière.

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

Les jésuites, comme on le sait encore, ne pouvant plus faire de tels miracles depuis que leur Xavier avait épuisé les grâces de la Compagnie à ressusciter neuf morts de compte fait, s’avisèrent, pour balancer le crédit des jansénistes, de faire graver une estampe de Jésus-Christ habillé en jésuite. Un plaisant du parti janséniste, comme on le sait encore, mit au bas de l’estampe :

Admirez l’artifice extrême
De ces moines ingénieux ;
Ils vous ont habillé comme eux,
Mon Dieu, de peur qu’on ne vous aime.

Les jansénistes, pour mieux prouver que jamais Jésus-Christ n’avait pu prendre l’habit de jésuite, remplirent Paris de convulsions, et attirèrent le monde à leur préau. Le conseiller au parlement Carré de Montgeron alla présenter au roi un recueil in-4o de tous ces miracles, attestés par mille témoins. Il fut mis, comme de raison, dans un château, où l’on tâcha de rétablir son cerveau par le régime ; mais la vérité l’emporte toujours sur les persécutions : les miracles se perpétuèrent trente ans de suite, sans discontinuer. On faisait venir chez soi sœur Rose, sœur Illuminée, sœur Promise, sœur Confite : elles se faisaient fouetter, sans qu’il y parût le lendemain ; on leur donnait des coups de huche sur leur estomac bien cuirassé, bien rembourré, sans leur faire de mal ; on les couchait devant un grand feu, le visage frotté de pommade, sans qu’elles brûlassent ; enfin, comme tous les arts se perfectionnent, on a fini par leur enfoncer des épées dans les chairs, et par les crucifier.[329] Un fameux maître d’école[330] même a eu aussi l’avantage d’être mis en croix : tout cela pour convaincre le monde qu’une certaine bulle était ridicule, ce qu’on aurait pu prouver sans tant de frais. Cependant, et jésuites et jansénistes se réunirent tous contre l’Esprit des lois, et contre... et contre... et contre... et contre... Et nous osons après cela nous moquer des Lapons, des Samoyèdes et des Nègres, ainsi que nous l’avons dit tant de fois !


COQUILLES (DES),

et des systèmes bâtis sur des coquilles[331].


CORPS[332].

Corps et matière, c’est ici même chose, quoiqu’il n’y ait pas de synonyme à la rigueur. Il y a eu des gens qui par ce mot corps ont aussi entendu esprit. Ils ont dit : Esprit signifie originairement souffle, il n’y a qu’un corps qui puisse souffler ; donc esprit et corps pourraient bien au fond être la même chose. C’est dans ce sens que La Fontaine disait au célèbre duc de La Rochefoucauld :

J’entends les esprits corps et pétris de matière.

(Fable xv du livre X.)

C’est dans le même sens qu’il dit à Mme de La Sablière :

Je subtiliserai un morceau de matière...
Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor.

(Fable i du livre X.)

Personne ne s’avisa de harceler le bon La Fontaine, et de lui faire un procès sur ces expressions. Si un pauvre philosophe et même un poëte en disait autant aujourd’hui, que de gens pour se faire de fête, que de folliculaires pour vendre douze sous leurs extraits, que de fripons, uniquement dans le dessein défaire du mal, crieraient au philosophe, au péripatéticien, au disciple de Gassendi, à l’écolier de Locke et des premiers Pères, au damné !

[333] De même que nous ne savons ce que c’est qu’un esprit, nous ignorons ce que c’est qu’un corps : nous voyons quelques propriétés ; mais quel est ce sujet en qui ces propriétés résident ? Il n’y a que des corps, disaient Démocrite et Épicure ; il n’y a point de corps, disaient les disciples de Zénon d’Élée.

L’évêque de Cloyne, Berkeley, est le dernier qui, par cent sophismes captieux, a prétendu prouver que les corps n’existent pas. Ils n’ont, dit-il, ni couleurs, ni odeurs, ni chaleur ; ces modalités sont dans vos sensations, et non dans les objets. Il pouvait s’épargner la peine de prouver cette vérité ; elle était assez connue. Mais de là il passe à l’étendue, à la solidité, qui sont des essences du corps, et il croit prouver qu’il n’y a pas d’étendue dans une pièce de drap vert, parce que ce drap n’est pas vert en effet ; cette sensation du vert n’est qu’en vous : donc cette sensation de l’étendue n’est aussi qu’en vous. Et après avoir ainsi détruit l’étendue, il conclut que la solidité qui y est attachée tombe d’elle-même, et qu’ainsi il n’y a rien au monde que nos idées. De sorte que, selon ce docteur, dix mille hommes tués par dix mille coups de canon ne sont dans le fond que dix mille appréhensions de notre entendement ; et quand un homme fait un enfant à sa femme, ce n’est qu’une idée qui se loge dans une autre idée, dont il naîtra une troisième idée.

Il ne tenait qu’à M. l’évêque de Cloyne de ne point tomber dans l’excès de ce ridicule. Il croit montrer qu’il n’y a point d’étendue, parce qu’un corps lui a paru avec sa lunette quatre fois plus gros qu’il ne l’était à ses yeux, et quatre fois plus petit à l’aide d’un autre verre. De là il conclut qu’un corps ne pouvant avoir à la fois quatre pieds, seize pieds, et un seul pied d’étendue, cette étendue n’existe pas : donc il n’y a rien. Il n’avait qu’à prendre une mesure, et dire : De quelque étendue qu’un corps me paraisse, il est étendu de tant de ces mesures.

Il lui était bien aisé de voir qu’il n’en est pas de l’étendue et de la solidité comme des sons, des couleurs, des saveurs, des odeurs, etc. Il est clair que ce sont en nous des sentiments excités par la configuration des parties ; mais l’étendue n’est point un sentiment. Que ce bois allumé s’éteigne, je n’ai plus chaud ; que cet air ne soit plus frappé, je n’entends plus ; que cette rose se fane, je n’ai plus d’odorat pour elle ; mais ce bois, cet air, cette rose, sont étendus sans moi. Le paradoxe de Berkeley ne vaut pas la peine d’être réfuté.

C’est ainsi que les Zénon d’Élée, les Parménide, argumentaient autrefois ; et ces gens-là avaient beaucoup d’esprit : ils vous prouvaient qu’une tortue doit aller aussi vite qu’Achille, qu’il n’y a point de mouvement ; ils agitaient cent autres questions aussi utiles. La plupart des Grecs jouèrent des gobelets avec la philosophie, et transmirent leurs tréteaux à nos scolastiques. Cayle lui-même a été quelquefois de la bande ; il a brodé des toiles d’araignée comme un autre ; il argumente, à l’article Zénon, contre l’étendue divisible de la matière et la contiguïté des corps ; il dit tout ce qu’il ne serait pas permis de dire à un géomètre de six mois.

Il est bon de savoir ce qui avait entraîné l’évêque Berkeley dans ce paradoxe. J’eus, il y a longtemps, quelques conversations avec lui ; il me dit que l’origine de son opinion venait de ce qu’on ne peut concevoir ce que c’est que ce sujet qui reçoit l’étendue. Et en effet, il triomphe dans son livre quand il demande à Hilas ce que c’est que ce sujet, ce substratum, cette substance. — C’est le corps étendu, répond Hilas. Alors l’évêque, sous le nom de Philonoüs, se moque de lui ; et le pauvre Hilas voyant qu’il a dit que l’étendue est le sujet de l’étendue, et qu’il a dit une sottise, demeure tout confus, et avoue qu’il n’y comprend rien ; qu’il n’y a point de corps, que le monde matériel n’existe pas, qu’il n’y a qu’un monde intellectuel.

Hilas devait dire seulement à Philonoüs : Nous ne savons rien sur le fond de ce sujet, de cette substance étendue, solide, divisible, mobile, figurée, etc. ; je ne la connais pas plus que le sujet pensant, sentant et voulant ; mais ce sujet n’en existe pas moins, puisqu’il a des propriétés essentielles dont il ne peut être dépouillé[334].

Nous sommes tous comme la plupart des dames de Paris : elles font grande chère sans savoir ce qui entre dans les ragoûts ; de même nous jouissons des corps sans savoir ce qui les compose. De quoi est fait le corps ? de parties, et ces parties se résolvent en d’autres parties. Que sont ces dernières parties ? toujours des corps ; vous divisez sans cesse, et vous n’avancez jamais.

Enfin un subtil philosophe[335], remarquant qu’un tableau est fait d’ingrédients dont aucun n’est un tableau, et une maison de matériaux dont aucun n’est une maison, imagina que les corps sont bâtis d’une infinité de petits êtres qui ne sont pas corps ; et cela s’appelle des monades. Ce système ne laisse pas d’avoir son bon, et s’il était révélé, je le croirais très-possible ; tous ces petits êtres seraient des points mathématiques, des espèces d’âmes qui n’attendraient qu’un habit pour se mettre dedans : ce serait une métempsycose continuelle. Ce système en vaut bien un autre ; je l’aime bien autant que la déclinaison des atomes, les formes substantielles, la grâce versatile, et les vampires[336].



COURTISANS LETTRÉS[337].


COUTUMES[338].

Il y a, dit-on, cent quarante-quatre coutumes en France qui ont force de loi ; ces lois sont presque toutes différentes. Un homme qui voyage dans ce pays change de loi presque autant de fois qu’il change de chevaux de poste. La plupart de ces coutumes ne commencèrent à être rédigées par écrit que du temps de Charles VII ; la grande raison, c’est qu’auparavant très-peu de gens savaient écrire. On écrivit donc une partie d’une partie de la coutume de Ponthieu ; mais ce grand ouvrage ne fut achevé par les Picards que sous Charles VIII. Il n’y en eut que seize de rédigées du temps de Louis XII. Enfin aujourd’hui, la jurisprudence s’est tellement perfectionnée qu’il n’y a guère de coutume qui n’ait plusieurs commentateurs et tous, comme on croit bien, d’un avis différent. Il y en a déjà vingt-six sur la coutume de Paris. Les juges ne savent auquel entendre ; mais pour les mettre à leur aise, on vient de faire la coutume de Paris en vers[339]. C’est ainsi qu’autrefois la prêtresse de Delphes rendait ses oracles.

Les mesures sont aussi différentes que les coutumes ; de sorte que ce qui est vrai dans le faubourg de Montmartre devient faux dans l’abbaye de Saint-Denis. Dieu ait pitié de nous !



CREDO, voyez SYMBOLE.


CRIMES ou DÉLITS DE TEMPS ET DE LIEU [340].

Un Romain tue malheureusement en Égypte un chat consacré, et le peuple en fureur punit ce sacrilége en déchirant le Romain en pièces. Si on avait mené ce Romain au tribunal, et si les juges avaient eu le sens commun, ils l’auraient condamné à demander pardon aux Égyptiens et aux chats, à payer une forte amende, soit en argent, soit en souris. Ils lui auraient dit qu’il faut respecter les sottises du peuple quand on n’est pas assez fort pour les corriger.

Le vénérable chef de la justice lui aurait parlé à peu près ainsi : « Chaque pays a ses impertinences légales, et ses délits de temps et de lieu. Si dans votre Rome, devenue souveraine de l’Europe, de l’Afrique, et de l’Asie Mineure, vous alliez tuer un poulet sacré dans le temps qu’on lui donne du grain pour savoir au juste la volonté des dieux, vous seriez sévèrement puni. Nous croyons que vous n’avez tué notre chat que par mégarde. La cour vous admoneste. Allez en paix ; soyez plus circonspect. »

C’est une chose très-indifférente d’avoir une statue dans son vestibule ; mais si, lorsque Octave surnommé Auguste était maître absolu, un Romain eût placé chez lui une statue de Brutus, il eût été puni comme séditieux. Si un citoyen avait, sous un empereur régnant, la statue du compétiteur à l’empire, c’était, disait-on, un crime de lèse-majesté, de haute trahison.

Un Anglais ne sachant que faire s’en va à Rome ; il rencontre le prince Charles-Édouard chez un cardinal ; il en est fort content. De retour chez lui, il boit dans un cabaret à la santé du prince Charles-Édouard. Le voilà accusé de haute trahison. Mais qui a-t-il trahi hautement, lorsqu’il a dit, en buvant, qu’il souhaitait que ce prince se portât bien ? S’il a conjuré pour le mettre sur le trône, alors il est coupable envers la nation ; mais jusque-là on ne voit pas que dans l’exacte justice le parlement puisse exiger de lui autre chose que de boire quatre coups à la santé de la maison de Hanovre, s’il en a bu deux à la santé de la maison de Stuart.


DES CRIMES DE TEMPS ET DE LIEU QU’ON DOIT IGNORER.

On sait combien il faut respecter Notre-Dame de Lorette, quand on est dans la Marche d’Ancône. Trois jeunes gens y arrivent ; ils font de mauvaises plaisanteries sur la maison de Notre-Dame, qui a voyagé dans l’air, qui est venue en Dalmatie, qui a changé deux ou trois fois de place, et qui enfin ne s’est trouvée commodément qu’à Lorette. Nos trois étourdis chantent à souper une chanson faite autrefois par quelque huguenot contre la translation de la santa casa de Jérusalem au fond du golfe Adriatique[341]. Un fanatique est instruit par hasard de ce qui s’est passé à leur souper : il fait des perquisitions ; il cherche des témoins ; il engage un monsignore à lâcher un monitoire. Ce monitoire alarme les consciences. Chacun tremble de ne pas parler. Tourières, bedeaux, cabaretiers, laquais, servantes, ont bien entendu tout ce qu’on n’a point dit, ont vu tout ce qu’on n’a point fait : c’est un vacarme, un scandale épouvantable dans toute la Marche d’Ancône. Déjà l’on dit à une demi-lieue de Lorette que ces enfants ont tué Notre-Dame ; à une lieue plus loin on assure qu’ils ont jeté la santa casa dans la mer. Enfin ils sont condamnés. La sentence porte que d’abord on leur coupera la main, qu’ensuite on leur arrachera la langue, qu’après cela on les mettra à la torture pour savoir d’eux (au moins par signes) combien il y avait de couplets à la chanson ; et qu’enfin ils seront brûlés à petit feu.

Un avocat de Milan, qui dans ce temps se trouvait à Lorette, demanda au principal juge à quoi donc il aurait condamné ces enfants s’ils avaient violé leur mère, et s’ils l’avaient ensuite égorgée pour la manger ?

« Oh ! oh ! répondit le juge, il va bien de la différence : violer, assassiner, et manger son père et sa mère, n’est qu’un délit contre les hommes.

— Avez-vous une loi expresse, dit le Milanais, qui vous force à faire périr par un si horrible supplice des jeunes gens à peine sortis de l’enfance, pour s’être moqués indiscrètement de la santa casa, dont on rit d’un rire de mépris dans le monde entier, excepté dans la Marche d’Ancône ?

— Non, dit le juge ; la sagesse de notre jurisprudence laisse tout à notre discrétion.

— Fort bien ; vous deviez donc avoir la discrétion de songer que l’un de ces enfants est le petit-fils d’un général qui a versé son sang pour la patrie, et le neveu d’une abbesse aimable et respectable : cet enfant et ses camarades sont des étourdis qui méritent une correction paternelle. Vous arrachez à l’État des citoyens qui pourraient un jour le servir ; vous vous souillez du sang innocent, et vous êtes plus cruels que les Cannibales. Vous vous rendez exécrables à la dernière postérité. Quel motif a été assez puissant pour éteindre ainsi en vous la raison, la justice, l’humanité, et pour vous changer en bêtes féroces ? »

Le malheureux juge répondit enfin :

« Nous avions eu des querelles avec le clergé d’Ancône ; il nous accusait d’être trop zélés pour les libertés de l’Église lombarde, et par conséquent de n’avoir point de religion.

— J’entends, dit le Milanais, vous avez été assassins pour paraître chrétiens. »

À ces mots, le juge tomba par terre comme frappé de la foudre : ses confrères perdirent depuis leurs emplois ; ils crièrent qu’on leur faisait injustice ; ils oubliaient celle qu’ils avaient faite, et ne s’apercevaient pas que la main de Dieu était sur eux[342].

Pour que sept personnes se donnent légalement l’amusement d’en faire périr une huitième en public à coups de barre de fer sur un théâtre ; pour qu’ils jouissent du plaisir secret et mal démêlé dans leur cœur de voir comment cet homme souffrira son supplice, et d’en parler ensuite à table avec leurs femmes et leurs voisins ; pour que des exécuteurs, qui font gaiement ce métier, comptent d’avance l’argent qu’ils vont gagner ; pour que le public coure à ce spectacle comme à la foire, etc. ; il faut que le crime mérite évidemment ce supplice du consentement de toutes les nations policées, et qu’il soit nécessaire au bien de la société : car il s’agit ici de l’humanité entière. Il faut surtout que l’acte du délit soit démontré non comme une proposition de géométrie, mais autant qu’un fait peut l’être.

Si contre cent mille probabilités que l’accusé est coupable, il y en a une seule qu’il est innocent, cette seule doit balancer toutes les autres.


QUESTION SI DEUX TÉMOINS SUFFISENT POUR FAIRE PENDRE UN HOMME.

On s’est imaginé longtemps, et le proverbe en est resté, qu’il suffit de deux témoins pour faire pendre un homme en sûreté de conscience. Encore une équivoque ! les équivoques gouvernent donc le monde ? Il est dit dans saint Matthieu (ainsi que nous l’avons déjà remarqué) : « Il suffira de deux ou trois témoins pour réconcilier deux amis brouillés[343] ; » et d’après ce texte on a réglé la jurisprudence criminelle, au point de statuer que c’est une loi divine de tuer un citoyen sur la déposition uniforme de deux témoins qui peuvent être des scélérats ! Une foule de témoins uniformes ne peut constater une chose improbable niée par l’accusé ; on l’a déjà dit[344]. Que faut-il donc faire en ce cas ? attendre, remettre le jugement à cent ans, comme faisaient les Athéniens.

Rapportons ici un exemple frappant de ce qui vient de se passer sous nos yeux à Lyon[345]. Une femme ne voit pas revenir sa fille chez elle, vers les onze heures du soir : elle court partout ; elle soupçonne sa voisine d’avoir caché sa fille ; elle la redemande ; elle l’accuse de l’avoir prostituée. Quelques semaines après, des pêcheurs trouvent dans le Rhône, à Condrieux, une fille noyée et tout en pourriture. La femme dont nous avons parlé croit que c’est sa fille. Elle est persuadée par les ennemis de sa voisine qu’on a déshonoré sa fille chez cette voisine même, qu’on l’a étranglée, qu’on l’a jetée dans le Rhône. Elle le dit, elle le crie ; la populace le répète. Il se trouve bientôt des gens qui savent parfaitement les moindres détails de ce crime. Toute la ville est en rumeur ; toutes les bouches crient vengeance. Il n’y a rien jusque-là que d’assez commun dans une populace sans jugement ; mais voici le rare, le prodigieux. Le propre fils de cette voisine, un enfant de cinq ans et demi, accuse sa mère d’avoir fait violer sous ses yeux cette malheureuse fille retrouvée dans le Rhône, de l’avoir fait tenir par cinq hommes pendant que le sixième jouissait d’elle. Il a entendu les paroles que prononçait la violée ; il peint ses attitudes ; il a vu sa mère et ces scélérats étrangler cette infortunée immédiatement après la consommation. Il a vu sa mère et les assassins la jeter dans un puits, l’en retirer, l’envelopper dans un drap ; il a vu ces monstres la porter en triomphe dans les places publiques, danser autour du cadavre, et le jeter enfin dans le Rhône. Les juges sont obligés de mettre aux fers tous les prétendus complices ; des témoins déposent contre eux. L’enfant est d’abord entendu, et il soutient avec la naïveté de son âge tout ce qu’il a dit d’eux et de sa mère. Comment imaginer que cet enfant n’ait pas dit la pure vérité ? Le crime n’est pas vraisemblable ; mais il l’est encore moins qu’à cinq ans et demi on calomnie ainsi sa mère ; qu’un enfant répète avec uniformité toutes les circonstances d’un crime abominable et inouï, s’il n’en a pas été le témoin oculaire, s’il n’en a point été vivement frappé, si la force de la vérité ne les arrache à sa bouche.

Tout le peuple s’attend à repaître ses yeux du supplice des accusés.

Quelle est la fin de cet étrange procès criminel ? Il n’y avait pas un mot de vrai dans l’accusation. Point de fille violée, point de jeunes gens assemblés chez la femme accusée, point de meurtre, pas la moindre aventure, pas le moindre bruit. L’enfant avait été suborné, et par qui ? chose étrange, mais vraie ! par deux autres enfants qui étaient fils des accusateurs. Il avait été sur le point de faire brûler sa mère pour avoir des confitures.

Tous les chefs d’accusation réunis étaient impossibles. Le présidial de Lyon, sage et éclairé, après avoir déféré à la fureur publique au point de rechercher les preuves les plus surabondantes pour et contre les accusés, les absout pleinement et d’une voix unanime.

Peut-être autrefois aurait-on fait rouer et brûler tous ces accusés innocents, à l’aide d’un monitoire, pour avoir le plaisir de faire ce qu’on appelle une justice, qui est la tragédie de la canaille.



CRIMINALISTE.

Dans les antres de la chicane, on appelle grand criminaliste un barbare en robe qui sait faire tomber les accusés dans le piège, qui ment impudemment pour découvrir la vérité, qui intimide des témoins, et qui les force, sans qu’ils s’en aperçoivent, à déposer contre le prévenu : s’il y a une loi antique et oubliée, portée dans un temps de guerres civiles, il la fait revivre, il la réclame dans un temps de paix. Il écarte, il affaiblit tout ce qui peut servir à justifier un malheureux ; il amplifie, il aggrave tout ce qui peut servir à le condamner ; son rapport n’est pas d’un juge, mais d’un ennemi. Il mérite d’être pendu à la place du citoyen qu’il fait pendre.



CRIMINEL[346].

PROCÈS CRIMINEL.

On a puni souvent par la mort des actions très-innocentes : c’est ainsi qu’en Angleterre Richard III et Édouard IV firent condamner par des juges ceux qu’ils soupçonnaient de ne leur être pas attachés. Ce ne sont pas là des procès criminels, ce sont des assassinats commis par des meurtriers privilégiés. Le dernier degré de la perversité est de faire servir les lois à l’injustice.

On dit que les Athéniens punissaient de mort tout étranger qui entrait dans l’église, c’est-à-dire dans l’assemblée du peuple. Mais si cet étranger n’était qu’un curieux, rien n’était plus barbare que de le faire mourir. Il est dit dans l’Esprit des lois[347] qu’on usait de cette rigueur « parce que cet homme usurpait les droits de la souveraineté ». Mais un Français qui entre à Londres dans la chambre des communes pour entendre ce qu’on y dit ne prétend point faire le souverain. On le reçoit avec bonté. Si quelque membre de mauvaise humeur demande le Clear the house « éclaircissez la chambre », mon voyageur l’éclaircit en s’en allant ; il n’est point pendu. Il est croyable que si les Athéniens ont porté cette loi passagère, c’était dans un temps où l’on craignait qu’un étranger ne fût un espion, et non qu’il s’arrogeât les droits de souverain. Chaque Athénien opinait dans sa tribu ; tous ceux de la tribu se connaissaient ; un étranger n’aurait pu aller porter sa fève.

Nous ne parlons ici que des vrais procès criminels. Chez les Romains tout procès criminel était public. Le citoyen accusé des plus énormes crimes avait un avocat qui plaidait en sa présence, qui faisait même des interrogations à la partie adverse, qui discutait tout devant ses juges. On produisait à portes ouvertes tous les témoins pour ou contre, rien n’était secret. Cicéron plaida pour Milon, qui avait assassiné Clodius en plein jour à la vue de mille citoyens. Le même Cicéron prit en main la cause de Roscius Amerinus, accusé de parricide. Un seul juge n’interrogeait pas en secret des témoins, qui sont d’ordinaire des gens de la lie du peuple, auxquels on fait dire ce qu’on veut.

Un citoyen romain n’était pas appliqué à la torture sur l’ordre arbitraire d’un autre citoyen romain qu’un contrat eût revêtu de ce droit cruel. On ne faisait pas cet horrible outrage à la nature humaine dans la personne de ceux qui étaient regardés comme les premiers des hommes, mais seulement dans celle des esclaves regardés à peine comme des hommes. Il eût mieux valu ne point employer la torture contre les esclaves mêmes[348].

L’instruction d’un procès criminel se ressentait à Rome de la magnanimité et de la franchise de la nation.

Il en est ainsi à peu près à Londres. Le secours d’un avocat n’y est refusé à personne en aucun cas ; tout le monde est jugé par ses pairs. Tout citoyen peut de trente-six bourgeois jurés en récuser douze sans cause, douze en alléguant des raisons, et par conséquent choisir lui-même les douze autres pour ses juges. Ces juges ne peuvent aller ni en deçà, ni au delà de la loi ; nulle peine n’est arbitraire, nul jugement ne peut être exécuté que l’on n’en ait rendu compte au roi, qui peut et qui doit faire grâce à ceux qui en sont dignes, et à qui la loi ne la peut faire : ce cas arrive assez souvent. Un homme violemment outragé aura tué l’offenseur dans un mouvement de colère pardonnable ; il est condamné par la rigueur de la loi, et sauvé par la miséricorde, qui doit être le partage du souverain.

Remarquons bien attentivement que dans ce pays où les lois sont aussi favorables à l’accusé que terribles pour le coupable, non-seulement un emprisonnement fait sur la dénonciation fausse d’un accusateur est puni par les plus grandes réparations et les plus fortes amendes ; mais que si un emprisonnement illégal a été ordonné par un ministre d’État à l’ombre de l’autorité royale, le ministre est condamné à payer deux guinées par heure pour tout le temps que le citoyen a demeuré en prison.


PROCÉDURE CRIMINELLE CHEZ CERTAINES NATIONS.

Il y a des pays où la jurisprudence criminelle fut fondée sur le droit canon, et même sur les procédures de l’Inquisition, quoique ce nom y soit détesté depuis longtemps. Le peuple dans ces pays est demeuré encore dans une espèce d’esclavage. Un citoyen poursuivi par l’homme du roi est d’abord plongé dans un cachot, ce qui est déjà un véritable supplice pour un homme qui peut être innocent. Un seul juge, avec son greffier, entend secrètement chaque témoin assigné l’un après l’autre.

[349] Comparons seulement ici en quelques points la procédure criminelle des Romains avec celle d’un pays de l’Occident qui fut autrefois une province romaine.

Chez les Romains, les témoins étaient entendus publiquement en présence de l’accusé, qui pouvait leur répondre, les interroger lui-même, ou leur mettre en tête un avocat. Cette procédure était noble et franche ; elle respirait la magnanimité romaine.

En France, en plusieurs endroits de l’Allemagne, tout se fait secrètement. Cette pratique, établie sous François Ier, fut autorisée par les commissaires qui rédigèrent l’ordonnance de Louis XIV en 1670 : une méprise seule en fut la cause.

On s’était imaginé, en lisant le code de Testibus, que ces mots : Testes intrare judicii secretum, signifiaient que les témoins étaient interrogés en secret. Mais secretum signifie ici le cabinet du juge. Intrare secretum, pour dire : parler secrètement, ne serait pas latin. Ce fut un solécisme qui fit cette partie de notre jurisprudence.

Les déposants sont pour l’ordinaire des gens de la lie du peuple et à qui le juge, enfermé avec eux, peut faire dire tout ce qu’il voudra. Ces témoins sont entendus une seconde fois, toujours en secret, ce qui s’appelle récolement ; et si après le récolement ils se rétractent de leurs dépositions, ou s’ils les changent dans des circonstances essentielles, ils sont punis comme faux témoins. De sorte que lorsqu’un homme d’un esprit simple, et ne sachant pas s’exprimer, mais ayant le cœur droit et se souvenant qu’il en a dit trop ou trop peu, qu’il a mal entendu le juge, ou que le juge l’a mal entendu, révoque par esprit de justice ce qu’il a dit par imprudence, il est puni comme un scélérat : ainsi il est forcé souvent de soutenir un faux témoignage, par la seule crainte d’être traité en faux témoin.

L’accusé, en fuyant, s’expose à être condamné, soit que le crime ait été prouvé, soit qu’il ne l’ait pas été. Quelques jurisconsultes, à la vérité, ont assuré que le contumax ne devait pas être condamné, si le crime n’était pas clairement prouvé ; mais d’autres jurisconsultes, moins éclairés et peut-être plus suivis, ont eu une opinion contraire ; ils ont osé dire que la fuite de l’accusé était une preuve du crime ; que le mépris qu’il marquait pour la justice, en refusant de comparaître, méritait le même châtiment que s’il était convaincu. Ainsi, suivant la secte de jurisconsultes que le juge aura embrassée, l’innocent sera absous ou condamné.

C’est un grand abus dans la jurisprudence que l’on prenne souvent pour loi les rêveries et les erreurs, quelquefois cruelles, d’hommes sans aveu qui ont donné leurs sentiments pour des lois.

Sous le règne de Louis XIV on a fait en France deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le royaume. Dans la première, qui a pour objet la procédure civile, il est défendu aux juges de condamner en matière civile par défaut, quand la demande n’est pas prouvée ; mais dans la seconde, qui règle la procédure criminelle, il n’est point dit que, faute de preuves, l’accusé sera renvoyé. Chose étrange ! la loi dit qu’un homme à qui l’on demande quelque argent ne sera condamné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ; mais s’il s’agit de la vie, c’est une controverse au barreau de savoir si l’on doit condamner le contumax quand le crime n’est pas prouvé ; et la loi ne résout pas la difficulté.


EXEMPLE TIRÉ DE LA CONDAMNATION D’UNE FAMILLE ENTIÈRE.

Voici ce qui arriva à cette famille infortunée. Dans le temps que des confréries insensées de prétendus pénitents, le corps enveloppé dans une robe blanche, et le visage masqué, avaient élevé dans une des principales églises de Toulouse un catafalque superbe à un jeune protestant homicide de lui-même, qu’ils prétendaient avoir été assassiné par son père et sa mère pour avoir abjuré la religion réformée ; dans ce temps même où toute la famille de ce protestant révéré en martyr était dans les fers, et que tout un peuple enivré d’une superstition également folle et barbare attendait avec une dévote impatience le plaisir de voir expirer, sur la roue ou dans les flammes, cinq ou six personnes de la probité la plus reconnue ; dans ce temps funeste, dis-je, il y avait auprès de Castres un honnête homme de cette même religion protestante, nommé Sirven, exerçant dans cette province la profession de feudiste. Ce père de famille avait trois filles. Une femme qui gouvernait la maison de l’évêque de Castres lui propose de lui amener la seconde fille de Sirven, nommée Élisabeth, pour la faire catholique, apostolique et romaine ; elle l’amène, en effet ; l’évêque la fait enfermer chez les jésuitesses qu’on nomme les dames régentes ou les dames noires. Ces dames lui enseignent ce qu’elles savent : elles lui trouvèrent la tête un peu dure, et lui imposèrent des pénitences rigoureuses pour lui inculquer des vérités qu’on pouvait lui apprendre avec douceur ; elle devint folle ; les dames noires la chassent ; elle retourne chez ses parents ; sa mère, en la faisant changer de chemise, trouve tout son corps couvert de meurtrissures : la folie augmente, elle se change en fureur mélancolique ; elle s’échappe un jour de la maison, tandis que le père était à quelques milles de là, occupé publiquement de ses fonctions dans le château d’un seigneur voisin. Enfin, vingt jours après l’évasion d’Élisabeth, des enfants la trouvèrent noyée dans un puits, le 4 janvier 1761.

C’était précisément le temps où l’on se préparait à rouer Calas dans Toulouse. Le mot de parricide, et, qui pis est, de huguenot, volait de bouche en bouche dans toute la province. On ne douta pas que Sirven, sa femme et ses deux filles n’eussent noyé la troisième par principe de religion. C’était une opinion universelle que la religion protestante ordonne positivement aux pères et aux mères de tuer leurs enfants s’ils veulent être catholiques. Cette opinion avait jeté de si profondes racines dans les têtes mêmes des magistrats, entraînés malheureusement alors par la clameur publique, que le conseil et l’Église de Genève furent obligés de démentir cette fatale erreur, et d’envoyer au parlement de Toulouse une attestation juridique, que non-seulement les protestants ne tuent point leurs enfants, mais qu’on les laisse maîtres de tous leurs biens, quand ils quittent leur secte pour une autre.

On sait que Calas fut roué, malgré cette attestation.

Un nommé Landes, juge de village, assisté de quelques gradués aussi savants que lui, s’empressa de faire toutes les dispositions pour bien suivre l’exemple qu’on venait de donner dans Toulouse. Un médecin de village, aussi éclairé que les juges, ne manqua pas d’assurer, à l’inspection du corps, au bout de vingt jours, que cette fille avait été étranglée et jetée ensuite dans le puits. Sur cette déposition le juge décrète de prise de corps le père, la mère, et les deux filles.

La famille, justement effrayée par la catastrophe des Calas et par les conseils de ses amis, prend incontinent la fuite ; ils marchent au milieu des neiges pendant un hiver rigoureux, et de montagnes en montagnes ils arrivent jusqu’à celles des Suisses. Celle des deux filles qui était mariée et grosse accouche avant terme parmi les glaces.

La première nouvelle que cette famille apprend quand elle est en lieu de sûreté, c’est que le père et la mère sont condamnés à être pendus ; les deux filles, à demeurer sous la potence pendant l’exécution de leur mère, et à être reconduites par le bourreau hors du territoire, sous peine d’être pendues si elles reviennent. C’est ainsi qu’on instruit la contumace.

Ce jugement était également absurde et abominable. Si le père, de concert avec sa femme, avait étranglé sa fille, il fallait le rouer comme Calas, et brûler la mère, au moins après qu’elle aurait été étranglée, parce que ce n’est pas encore l’usage de rouer les femmes dans le pays de ce juge. Se contenter de pendre en pareille occasion, c’était avouer que le crime n’était pas avéré, et que dans le doute la corde était un parti mitoyen qu’on prenait, faute d’être instruit. Cette sentence blessait également la loi et la raison.

La mère mourut de désespoir, et toute la famille, dont le bien était confisqué, allait mourir de misère si elle n’avait pas trouvé des secours.

On s’arrête ici pour demander s’il y a quelque loi et quelque raison qui puisse justifier une telle sentence ! On peut dire au juge : « Quelle rage vous a porté à condamner à la mort un père et une mère ? — C’est qu’ils se sont enfuis, répond le juge. — Eh, misérable ! voulais-tu qu’ils restassent pour assouvir ton imbécile fureur ? Qu’importe qu’ils paraissent devant toi chargés de fers pour te répondre, ou qu’ils lèvent les mains au ciel contre toi loin de ta face. Ne peux-tu pas voir sans eux la vérité qui doit te frapper ? Ne peux-tu pas voir que le père était à une lieue de sa fille au milieu de vingt personnes, quand cette malheureuse fille s’échappa des bras de sa mère ? Peux-tu ignorer que toute la famille l’a cherchée pendant vingt jours et vingt nuits ? Tu ne réponds à cela que ces mots : contumace, contumace. Quoi ! parce qu’un homme est absent, il faut qu’on le condamne à être pendu, quand son innocence est évidente ! C’est la jurisprudence d’un sot et d’un monstre. Et la vie, les biens, l’honneur des citoyens, dépendront de ce code d’Iroquois ! »

La famille Sirven traîna son malheur loin de sa patrie pendant plus de huit années. Enfin la superstition sanguinaire qui déshonorait le Languedoc ayant été un peu adoucie, et les esprits étant devenus plus éclairés, ceux qui avaient consolé les Sirven pendant leur exil leur conseillèrent de venir demander justice au parlement de Toulouse même, lorsque le sang des Calas ne fumait plus, et que plusieurs se repentaient de l’avoir répandu. Les Sirven furent justifiés.

Erudimini, qui judicatis terram.
(Ps. ii, v. 10.)

CRITIQUE.

L’article Critique fait par M. de Marmontel dans l’Encyclopédie est si bon, qu’il ne serait pas pardonnable d’en donner ici un nouveau si on n’y traitait pas une matière toute différente sous le même titre. Nous entendons ici cette critique née de l’envie, aussi ancienne que le genre humain. Il y a environ trois mille ans qu’Hésiode a dit : « Le potier porte envie au potier, le forgeron au forgeron, le musicien au musicien. »

[350] Je ne prétends point parler ici de cette critique de scoliaste, qui restitue mal un mot d’un ancien auteur qu’auparavant on entendait très-bien. Je ne touche point à ces vrais critiques qui ont débrouillé ce qu’on peut de l’histoire et de la philosophie anciennes. J’ai en vue les critiques qui tiennent à la satire.

Un amateur des lettres lisait un jour le Tasse avec moi ; il tomba sur cette stance :

Chiama gli abitator dell’ ombre eterne
Il rauco suon della tartarea tromba.
Treman le spaziose atre caverne ;
E l’aer cieco a quel rumor rimbomba :
Nè sì stridendo mai dalle superne
Regioni del cielo il folgor piomba ;
Ne sì scossa giammai trema la terra
Quando i vapori in sen gravida serra.

(Jérusalem délivrée, chant IV, st. 3.)

Il lut ensuite au hasard plusieurs stances de cette force et de cette harmonie. « Ah ! c’est donc là, s’écria-t-il, ce que votre Boileau appelle du clinquant ? c’est donc ainsi qu’il veut rabaisser un grand homme qui vivait cent ans avant lui, pour mieux élever un autre grand homme qui vivait seize cents ans auparavant, et qui eût lui-même rendu justice au Tasse ? — Consolez-vous, lui dis-je, prenons les opéras de Quinault. »

Nous trouvâmes à l’ouverture du livre de quoi nous mettre en colère contre la critique ; l’admirable poëme d’Armide se présenta, nous trouvâmes ces mots :

Sidonie.
La haine est afreuse et barbare,
L’amour contraint les cœurs dont il s’empare
À souffrir des maux rigoureux.
Si votre sort est en votre puissance,
Faites choix de l’indidérence ;
Elle assure un repos heureux.
Armide.
Non, non, il ne m’est pas possible
De passer de mon trouble en un état paisible ;
Mon cœur ne se peut plus calmer ;
Renaud m’offense trop, il n’est que trop aimable,
C’est pour moi désormais un choix indispensable
De le haïr ou de l’aimer.
(Armide, acte III, scène ii.)

Nous lûmes toute la pièce d’Armide, dans laquelle le génie du Tasse reçoit encore de nouveaux charmes par les mains de Quinault. « Eh bien ! dis-je à mon ami, c’est pourtant ce Quinault que Boileau s’efforça toujours de faire regarder comme l’écrivain le plus méprisable ; il persuada même à Louis XIV que cet écrivain gracieux, touchant, pathétique, élégant, n’avait d’autre mérite que celui qu’il empruntait du musicien Lulli. — Je conçois cela très-aisément, me répondit mon ami ; Boileau n’était pas jaloux du musicien, il l’était du poëte. — Quel fond devons-nous faire sur le jugement d’un homme qui, pour rimer à un vers qui finissait en aut, dénigrait tantôt Boursault, tantôt Hénault, tantôt Quinault, selon qu’il était bien ou mal avec ces messieurs-là ?

« Mais pour ne pas laisser refroidir votre zèle contre l’injustice, mettez seulement la tête à la fenêtre, regardez cette belle façade du Louvre, par laquelle Perrault s’est immortalisé : cet habile homme était frère d’un académicien très-savant, avec qui Boileau avait eu quelque dispute ; en voilà assez pour être traité d’architecte ignorant. »

Mon ami, après avoir un peu rêvé, reprit en soupirant : « La nature humaine est ainsi faite. Le duc de Sully, dans ses Mémoires, trouve le cardinal d’Ossat, et le secrétaire d’État Villeroi, de mauvais ministres ; Louvois faisait ce qu’il pouvait pour ne pas estimer le grand Colbert. — Mais ils n’imprimaient rien l’un contre l’autre, répondis-je ; le duc de Marlborough ne fit rien imprimer contre le comte Péterborough : c’est une sottise qui n’est d’ordinaire attachée qu’à la littérature, à la chicane, et à la théologie. C’est dommage que les Économies politiques et royales soient tachées quelquefois de ce défaut.

« Lamotte Houdard était un homme de mérite en plus d’un genre ; il a fait de très-belles stances.

Quelquefois au feu qui la charme
Résiste une jeune beauté,
Et contre elle-même elle s’arme
D’une pénible fermeté.
Hélas ! cette contrainte extrême
La prive du vice qu’elle aime,
Pour fuir la honte qu’elle hait.
Sa sévérité n’est que faste,
Et l’honneur de passer pour chaste
La résout à l’être en effet.

En vain ce sévère stoïque,
Sous mille défauts abattu,
Se vante d’une âme héroïque
Toute vouée à la vertu :
Ce n’est point la vertu qu’il aime ;
Mais son cœur, ivre de lui-même,

Voudrait usurper les autels ;
Et par sa sagesse frivole
Il ne veut que parer l’idole
Qu’il offre au culte des mortels.

(L’ Amour-propre, ode à l’évêque de Soissons, str. 5 et 9.)

Les champs de Pharsale et d’Arbelle
Ont vu triompher deux vainqueurs,
L’un et l’autre digne modèle
Que se proposent les grands cœurs.
Mais le succès a fait leur gloire ;
Et si le sceau de la victoire
N’eût consacré ces demi-dieux,
Alexandre, aux yeux du vulgaire,
N’aurait été qu’un téméraire,
Et César qu’un séditieux.

(La Sagesse du roi supérieure à tous les événements, str. 4.)

« Cet auteur, dis-je, était un sage qui prêta plus d’une fois le charme des vers à la philosophie. S’il avait toujours écrit de pareilles stances, il serait le premier des poëtes lyriques ; cependant c’est alors qu’il donnait ces beaux morceaux que l’un de ses contemporains[351] l’appelait :

Certain oison, gibier de basse-cour.

« Il dit de Lamotte, en un autre endroit :

De ses discours l’ennuyeuse beauté.

« Il dit dans un autre :

. . . . Je n’y vois qu’un défaut :
C’est que l’auteur les devait faire en prose.
Ces odes-là sentent bien le Quinault.

« Il le poursuit partout ; il lui reproche partout la sécheresse et le défaut d’harmonie.

« Seriez-vous curieux de voir les Odes que fit quelques années après ce même censeur qui jugeait Lamotte en maître, et qui le décriait en ennemi ? Lisez.

Cette influence souveraine
N’est pour lui qu’une illustre chaîne

Qui l’attache au bonheur d’autrui ;
Tous les brillants qui l’embellissent,
Tous les talents qui l’ennoblissent
Sont en lui, mais non pas à lui.

Il n’est rien que le temps n’absorbe et ne dévore

Et les faits qu’on ignore

Sont bien peu différents des faits non avenus.

La bonté qui brille en elle
De ses charmes les plus doux,
Est une image de celle
Qu’elle voit briller en vous.
Et par vous seule enrichie,
Sa politesse affranchie
Des moindres obscurités,
Est la lueur réfléchie
De vos sublimes clartés.

Ils ont vu par la bonne foi
De leurs peuples troublés d’effroi
La crainte heureusement déçue,
Et déracinée à jamais,
La haine si souvent reçue
En survivance de la paix.

Dévoile à ma vue empressée
Ces déliés d’adoption,
Synonymes de la pensée,
Symboles de l’abstraction.

N’est-ce pas une fortune
Quand d’une charge commune
Deux moitiés portent le faix,
Que la moindre le réclame,
Et que du bonheur de l’âme
Le corps seul fasse les frais ?

« Il ne fallait pas, sans doute, donner de si détestables ouvrages pour modèles à celui qu’on critiquait avec tant d’amertume ; il eût mieux valu laisser jouir en paix son adversaire de son mérite, et conserver celui qu’on avait. Mais, que voulez-vous ? le genus irritabile vatum est malade de la même bile qui le tourmentait autrefois. Le public pardonne ces pauvretés aux gens à talent, parce que le public ne songe qu’à s’amuser.

« Il voit dans une allégorie intitulée Pluton, des juges condamnés à être écorchés et à s’asseoir aux enfers sur un siége couvert de leur peau, au lieu de fleurs de lis ; le lecteur ne s’embarrasse pas si ces juges le méritent ou non; si le complaignant qui les cite devant Pluton a tort ou raison. Il lit ces vers uniquement pour son plaisir : s’ils lui en donnent, il n’en veut pas davantage ; s’ils lui déplaisent, il laisse là l’allégorie, et ne ferait pas un seul pas pour faire confirmer ou casser la sentence.

« Les inimitables tragédies de Racine ont toutes été critiquées, et très-mal ; c’est qu’elles l’étaient par des rivaux. Les artistes sont les juges compétents de l’art, il est vrai ; mais ces juges compétents sont presque toujours corrompus.

« Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. Cela est difficile à trouver[352]. »

On est accoutumé, chez toutes les nations, aux mauvaises critiques de tous les ouvrages qui ont du succès. Le Cid trouva son Scudéri, et Corneille fut longtemps après vexé par l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, soi-disant législateur de théâtre, et auteur de la plus ridicule tragédie[353], toute conforme aux règles qu’il avait données. Il n’y a sorte d’injures qu’il ne dise à l’auteur de Cinna et des Horaces. L’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, aurait bien dû prêcher contre d’Aubignac.

On a vu, chez les nations modernes qui cultivent les lettres, des gens qui se sont établis critiques de profession, comme on a créé des langueyeurs de porcs pour examiner si ces animaux qu’on amène au marché ne sont pas malades. Les langueyeurs de la littérature ne trouvent aucun auteur bien sain ; ils rendent compte deux ou trois fois par mois de toutes les maladies régnantes, des mauvais vers faits dans la capitale et dans les provinces, des romans insipides dont l’Europe est inondée, des systèmes de physique nouveaux, des secrets pour faire mourir les punaises. Ils gagnent quelque argent à ce métier, surtout quand ils disent du mal des bons ouvrages, et du bien des mauvais. On peut les comparer aux crapauds qui passent pour sucer le venin de la terre, et pour le communiquer à ceux qui les touchent. Il y eut un nommé Dennis[354], qui fit ce métier pendant soixante ans à Londres, et qui ne laissa pas d’y gagner sa vie. L’auteur qui a cru être un nouvel Arétin, et s’enrichir en Italie par sa frusta letteraria, n’y a pas fait fortune.

L’ex-jésuite Guyot-Desfontaines, qui embrassa cette profession au sortir de Bicêtre, y amassa quelque argent. C’est lui qui, lorsque le lieutenant de police le menaçait de le renvoyer à Bicêtre, et lui demandait pourquoi il s’occupait d’un travail si odieux, répondit : Il faut que je vive. Il attaquait les hommes les plus estimables à tort et à travers, sans avoir seulement lu ni pu lire les ouvrages de mathématiques et de physique dont il rendait compte.

Il prit un jour l’Alciphron[355] de Berkeley, évêque de Cloyne, pour un livre contre la religion. Voici comme il s’exprime :

« J’en ai trop dit pour vous faire mépriser un livre qui dégrade également l’esprit et la probité de l’auteur; c’est un tissu de sophismes libertins forgés à plaisir pour détruire les principes de la religion, de la politique, et de la morale. »

Dans un autre endroit, il prend le mot anglais cake, qui signifie gâteau en anglais, pour le géant Cacus. Il dit à propos de la tragédie de la Mort de César, que Brutus était un fanatique barbare, un quaker. Il ignorait que les quakers sont les plus pacifiques des hommes, et ne versent jamais le sang. C’est avec ce fonds de science qu’il cherchait à rendre ridicules les deux écrivains les plus estimables de leur temps, Fontenelle et Lamotte.

Il fut remplacé dans cette charge de Zoïle subalterne par un autre ex-jésuite nommé Fréron, dont le nom seul est devenu un opprobre. On nous fit lire, il n’y a pas longtemps, une de ces feuilles dont il infecte la basse littérature. « Le temps de Mahomet II, dit-il, est le temps de l’entrée des Arabes en Europe. » Quelle foule de bévues en peu de paroles !

Quiconque a reçu une éducation tolérable sait que les Arabes assiégèrent Constantinople sous le calife Moavia, dès notre viie siècle ; qu’ils conquirent l’Espagne dans l’année de notre ère 713, et bientôt après une partie de la France, environ sept cents ans avant Mahomet II.

Ce Mahomet II, fils d’Amurat II, n’était point Arabe, mais Turc.

Il s’en fallait beaucoup qu’il fût le premier prince turc qui eût passé en Europe : Orcan, plus de cent ans avant lui, avait subjugué la Thrace, la Bulgarie, et une partie de la Grèce.

On voit que ce folliculaire parlait à tort et à travers des choses les plus aisées à savoir, et dont il ne savait rien. Cependant il insultait l’Académie, les plus honnêtes gens, les meilleurs ouvrages, avec une insolence égale à son absurdité ; mais son excuse était celle de Guyot-Desfontaines : Il faut que je vive. C’est aussi l’excuse de tous les malfaiteurs dont on fait justice.

On ne doit pas donner le nom de critiques à ces gens-là. Ce mot vient de krites, juge, estimateur, arbitre. Critique signifie bon juge. Il faut être un Quintilien pour oser juger les ouvrages d’autrui ; il faut du moins écrire comme Bayle écrivit sa République des Lettres ; il a eu quelques imitateurs, mais en petit nombre. Les journaux de Trévoux ont été décriés pour leur partialité poussée jusqu’au ridicule, et pour leur mauvais goût.

Quelquefois les journaux se négligent, ou le public s’en dégoûte par pure lassitude, ou les auteurs ne fournissent pas des matières assez agréables ; alors les journaux, pour réveiller le public, ont recours à un peu de satire. C’est ce qui a fait dire à La Fontaine :

Tout faiseur de journal doit tribut au malin.

Mais il vaut mieux ne payer son tribut qu’à la raison et à l’équité.

Il y a d’autres critiques qui attendent qu’un bon ouvrage paraisse pour faire vite un livre contre lui. Plus le libelliste attaque un homme accrédité, plus il est sûr de gagner quelque argent ; il vit quelques mois de la réputation de son adversaire. Tel était un nommé Faydit, qui tantôt écrivait contre Bossuet, tantôt contre Tillemont, tantôt contre Fénelon ; tel a été un polisson qui s’intitule Pierre de Chiniac de La Bastide Duclaux[356] avocat au parlement. Cicéron avait trois noms comme lui. Puis viennent les critiques contre Pierre de Chiniac, puis les réponses de Pierre de Chiniac à ses critiques. Ces beaux livres sont accompagnés de brochures sans nombre, dans lesquelles les auteurs font le public juge entre eux et leurs adversaires ; mais le juge, qui n’a jamais entendu parler de leur procès, est fort en peine de prononcer. L’un veut qu’on s’en rapporte à sa dissertation insérée dans le Journal littéraire, l’autre à ses éclaircissements donnés dans le Mercure. Celui-ci crie qu’il a donné une version exacte d’une demi-ligne de Zoroastre, et qu’on ne l’a pas plus entendu qu’il n’entend le persan. Il duplique à la contre-critique qu’on a faite de sa critique d’un passage de Chaufepié.

Enfin il n’y a pas un seul de ces critiques qui ne se croie juge de l’univers, et écouté de l’univers.

Eh ! l’ami, qui le savait là[357] ?


CROIRE[358].

Nous avons vu, à l’article Certitude, qu’on doit être souvent très-incertain quand on est certain, et qu’on peut manquer de bon sens quand on juge suivant ce qu’on appelle le sens commun. Mais qu’appelez-vous croire ?

Voici un Turc qui me dit : « Je crois que l’ange Gabriel descendait souvent de l’empyrée pour apporter à Mahomet des feuillets de l’Alcoran, écrits en lettres d’or sur du vélin bleu. »

Eh bien ! Moustapha, sur quoi ta tête rase croit-elle cette chose incroyable ?

« Sur ce que j’ai les plus grandes probabilités qu’on ne m’a point trompé dans le récit de ces prodiges improbables ; sur ce qu’Abubeker le beau-père, Ali le gendre, Aishca ou Aissé la fille, Omar, Otman, certifièrent la vérité du fait en présence de cinquante mille hommes, recueillirent tous les feuillets, les lurent devant les fidèles, et attestèrent qu’il n’y avait pas un mot de changé.

« Sur ce que nous n’avons jamais eu qu’un Alcoran qui n’a jamais été contredit par un autre Alcoran. Sur ce que Dieu n’a jamais permis qu’on ait fait la moindre altération dans ce livre.

« Sur ce que les préceptes et les dogmes sont la perfection de la raison. Le dogme consiste dans l’unité d’un Dieu pour lequel il faut vivre et mourir ; dans l’immortalité de l’âme ; dans les récompenses éternelles des justes et la punition des méchants, et dans la mission de notre grand prophète Mahomet, prouvée par des victoires.

« Les préceptes sont d’être juste et vaillant, de faire l’aumône aux pauvres, de nous abstenir de cette énorme quantité de femmes que les princes orientaux, et surtout les roitelets juifs, épousaient sans scrupule ; de renoncer au bon vin d’Engaddi et de Tadmor, que ces ivrognes d’Hébreux ont tant vanté dans leurs livres ; de prier Dieu cinq fois par jour, etc.

« Cette sublime religion a été confirmée par le plus beau et le plus constant des miracles, et le plus avéré dans l’histoire du monde : c’est que Mahomet, persécuté par les grossiers et absurdes magistrats scolastiques qui le décrétèrent de prise de corps, Mahomet, obligé de quitter sa patrie, n’y revint qu’en victorieux ; qu’il fit de ses juges imbéciles et sanguinaires l’escabeau de ses pieds ; qu’il combattit toute sa vie les combats du Seigneur ; qu’avec un petit nombre il trompha toujours du grand nombre ; que lui et ses successeurs convertirent la moitié de la terre, et que, Dieu aidant, nous convertirons un jour l’autre moitié. »

Rien n’est plus éblouissant. Cependant Moustapha, en croyant si fermement, sent toujours quelques petits nuages de doute s’élever dans son âme, quand on lui fait quelques difficultés sur les visites de l’ange Gabriel ; sur le sura ou le chapitre apporté du ciel pour déclarer que le grand prophète n’est point cocu ; sur la jument Borac, qui le transporte en une nuit de la Mecque à Jérusalem. Moustapha bégaye, il fait de très-mauvaises réponses, il en rougit ; et cependant non-seulement il dit qu’il croit, mais il veut aussi vous engager à croire. Vous pressez Moustapha ; il reste la bouche béante, les yeux égarés, et va se laver en l’honneur d’Alla, en commençant son ablution par le coude, et en finissant par le doigt index.

Moustapha est-il en effet persuadé, convaincu de tout ce qu’il nous a dit ? est-il parfaitement sûr que Mahomet fut envoyé de Dieu, comme il est sûr que la ville de Stamboul existe, comme il est sûr que l’impératrice Catherine II a fait aborder une flotte du fond de la mer hyperborée dans le Péloponèse, chose aussi étonnante que le voyage de la Mecque à Jérusalem en une nuit ; et que cette flotte a détruit celle des Ottomans auprès des Dardanelles ?

Le fond du discours de Moustapha est qu’il croit ce qu’il ne croit pas. Il s’est accoutumé à prononcer, comme son molla, certaines paroles qu’il prend pour des idées. Croire, c’est très-souvent douter.

Sur quoi crois-tu cela? dit Harpagon. — Je le crois sur ce que je le crois, répond maître Jacques[359]. La plupart des hommes pourraient répondre de même.

Croyez-moi pleinement, mon cher lecteur, il ne faut pas croire de léger.

Mais que dirons-nous de ceux qui veulent persuader aux autres ce qu’ils ne croient point ? Et que dirons-nous des monstres qui persécutent leurs confrères dans l’humble et raisonnable doctrine du doute et de la défiance de soi-même ?


CROMWELL.

SECTION PREMIÈRE[360].

On peint Cromwell comme un homme qui a été fourbe toute sa vie. J’ai de la peine à le croire. Je pense qu’il fut d’abord enthousiaste, et qu’ensuite il fit servir son fanatisme même à sa grandeur. Un novice fervent à vingt ans devient souvent un fripon habile à quarante. On commence par être dupe, et on finit par être fripon[361], dans le grand jeu de la vie humaine. Un homme d’État prend pour aumônier un moine tout pétri des petitesses de son couvent, dévot, crédule, gauche, tout neuf pour le monde : le moine s’instruit, se forme, s’intrigue, et supplante son maître.

Cromwell ne savait d’abord s’il se ferait ecclésiastique ou soldat. Il fut l’un et l’autre. Il fit, en 1622, une campagne dans l’armée du prince d’Orange Frédéric-Henri, grand homme, frère de deux grands hommes; et quand il revint en Angleterre, il se mit au service de l’évêque Williams, et fut le théologien de monseigneur tandis que monseigneur passait pour l’amant de sa femme. Ses principes étaient ceux des puritains ; ainsi il devait haïr de tout son cœur un évêque, et ne pas aimer les rois. On le chassa de la maison de l’évêque Williams parce qu’il était puritain, et voilà l’origine de sa fortune. Le parlement d’Angleterre se déclarait contre la royauté et contre l’épiscopat ; quelques amis qu’il avait dans ce parlement lui procurèrent la nomination d’un village. Il ne commença à exister que dans ce temps-là, et il avait plus de quarante ans sans qu’il eût jamais fait parler de lui. Il avait beau posséder l’Écriture sainte, disputer sur les droits des prêtres et des diacres, faire quelques mauvais sermons et quelques libelles, il était ignoré. J’ai vu de lui un sermon qui est fort insipide, et qui ressemble assez aux prédications des quakers ; on n’y découvre assurément aucune trace de cette éloquence persuasive avec laquelle il entraîna depuis les parlements. C’est qu’en effet il était beaucoup plus propre au affaires qu’à l’Église. C’était surtout dans son ton et dans son air que consistait son éloquence ; un geste de cette main qui avait gagné tant de batailles et tué tant de royalistes persuadait plus que les périodes de Cicéron. Il faut avouer que ce fut sa valeur incomparable qui le fit connaître, et qui le mena par degrés au faîte de la grandeur.

Il commença par se jeter en volontaire qui voulait faire fortune dans la ville de Hull, assiégée par le roi. Il y fit de belles et d’heureuses actions, pour lesquelles il reçut une gratification d’environ six mille francs du parlement. Ce présent fait par le parlement à un aventurier fait voir que le parti rebelle devait prévaloir. Le roi n’était pas en état de donner à ses officiers généraux ce que le parlement donnait à des volontaires. Avec de l’argent et du fanatisme on doit à la longue être maître de tout. On fit Cromwell colonel. Alors ses grands talents pour la guerre se développèrent au point que lorsque le parlement créa le comte de Manchester général de ses armées, il fit Cromwell lieutenant-général, sans qu’il eût passé par les autres grades. Jamais homme ne parut plus digne de commander ; jamais on ne vit plus d’activité et de prudence, plus d’audace et plus de ressources que dans Cromwell. Il est blessé à la bataille d’York ; et tandis que l’on met le premier appareil à sa plaie, il apprend que son général Manchester se retire, et que la bataille est perdue. Il court à Manchester ; il le trouve fuyant avec quelques officiers ; il le prend par le bras, et lui dit avec un air de confiance et de grandeur : « Vous vous méprenez, milord ; ce n’est pas de ce côté-ci que sont les ennemis. » Il le ramène près du champ de bataille, rallie pendant la nuit plus de douze mille hommes, leur parle au nom de Dieu, cite Moïse, Gédéon et Josué, recommence la bataille au point du jour contre l’armée royale victorieuse, et la défait entièrement. Il fallait qu’un tel homme pérît ou fût le maître. Presque tous les officiers de son armée étaient des enthousiastes qui portaient le Nouveau Testament à l’arçon de leur selle : on ne parlait, à l’armée comme dans le parlement, que de perdre Babylone, d’établir le culte dans Jérusalem, de briser le colosse. Cromwell, parmi tant de fous, cessa de l’être, et pensait qu’il valait mieux les gouverner que d’être gouverné par eux. L’habitude de prêcher en inspiré lui restait. Figurez-vous un fakir qui s’est mis aux reins une ceinture de fer par pénitence, et qui ensuite détache sa ceinture pour en donner sur les oreilles aux autres fakirs : voilà Cromwell. Il devient aussi intrigant qu’il était intrépide ; il s’associe avec tous les colonels de l’armée, et forme ainsi dans les troupes une république qui force le généralissime à se démettre. Un autre généralissime est nommé, il le dégoûte. Il gouverne l’armée, et par elle il gouverne le parlement ; il met ce parlement dans la nécessité de le faire enfin généralissime. Tout cela est beaucoup ; mais ce qui est essentiel, c’est qu’il gagne toutes les batailles qu’il donne en Angleterre, en Écosse, en Irlande ; et il les gagne, non en voyant combattre et en se ménageant, mais toujours en chargeant l’ennemi, ralliant ses troupes, courant partout, souvent blessé, tuant de sa main plusieurs officiers royalistes, comme un grenadier furieux et acharné.

Au milieu de cette guerre affreuse Cromwell faisait l’amour ; il allait, la Bible sous le bras, coucher avec la femme de son major général Lambert. Elle aimait le comte de Holland, qui servait dans l’armée du roi. Cromwell le prend prisonnier dans une bataille, et jouit du plaisir de faire trancher la tête à son rival. Sa maxime était de verser le sang de tout ennemi important, ou dans le champ de bataille, ou par la main des bourreaux. Il augmenta toujours son pouvoir, en osant toujours en abuser ; les profondeurs de ses desseins n’ôtaient rien à son impétuosité féroce. Il entre dans la chambre du parlement, et, prenant sa montre qu’il jette par terre et qu’il brise en morceaux : « Je vous casserai, dit-il, comme cette montre. » Il y revient quelque temps après, chasse tous les membres l’un après l’autre, en les faisant défiler devant lui. Chacun d’eux est obligé, en passant, de lui faire une profonde révérence : un d’eux passe le chapeau sur la tête ; Cromwell lui prend son chapeau, et le jette par terre : « Apprenez, dit-il, à me respecter. »

Lorsqu’il eut outragé tous les rois en faisant couper la tête à son roi légitime, et qu’il commença lui-même à régner, il envoya son portrait à une tête couronnée : c’était à la reine de Suède Christine. Marvell, fameux poëte anglais, qui faisait fort bien des vers latins, accompagna ce portrait de six vers où il fait parler Cromwell lui-même. Cromwell corrigea les deux derniers que voici :

 At tibi submittit frontem reverentior umbra,
Non sunt hi vultus regibus usque truces.

Le sens hardi de ces six vers peut se rendre ainsi :

Les armes à la main j’ai défendu les lois ;
D’un peuple audacieux j’ai vengé la querelle.
Regardez sans frémir cette image fidèle :
Mon front n’est pas toujours l’épouvante des rois.

Cette reine fut la première à le reconnaître, dès qu’il fut protecteur des trois royaumes. Presque tous les souverains de l’Europe envoyèrent des ambassadeurs à leur frère Cromwell, à ce domestique d’un évêque, qui venait de faire périr par la main du bourreau un souverain leur parent. Ils briguèrent à l’envi son alliance. Le cardinal Mazarin, pour lui plaire, chassa de France les deux fils de Charles Ier, les deux petits-fils de Henri IV, les deux cousins germains de Louis XIV. La France conquit Dunkerque pour lui, et on lui en remit les clefs. Après sa mort, Louis XIV et toute sa cour portèrent le deuil, excepté Mademoiselle, qui eut le courage de venir au cercle en habit de couleur, et soutint seule l’honneur de sa race.

Jamais roi ne fut plus absolu que lui. Il disait qu’il avait mieux aimé gouverner sous le nom de protecteur que sous celui de roi, parce que les Anglais savaient jusqu’où s’étend la prérogative d’un roi d’Angleterre, et ne savaient pas jusqu’où celle d’un protecteur pouvait aller. C’était connaître les hommes, que l’opinion gouverne, et dont l’opinion dépend d’un nom. Il avait conçu un profond mépris pour la religion qui avait servi à sa fortune. Il y a une anecdote certaine conservée dans la maison de Saint-Jean, qui prouve assez le peu de cas que Cromwell faisait de cet instrument qui avait opéré de si grands effets dans ses mains. Il buvait un jour avec Ireton, Flectwood, et Saint-Jean, bisaïeul du célèbre milord Bolingbroke ; on voulut déboucher une bouteille, et le tire-bouchon tomba sous la table ; ils le cherchaient tous, et ne le trouvaient pas. Cependant une députation des Églises presbytériennes attendait dans l’antichambre, et un huissier vint les annoncer. « Qu’on leur dise que je suis retiré, dit Cromwell, et que je cherche le Seigneur. » C’était l’expression dont se servaient les fanatiques quand ils faisaient leurs prières. Lorsqu’il eut ainsi congédié la bande des ministres, il dit à ses confidents ces propres paroles : « Ces faquins-là croient que nous cherchons le Seigneur, et nous cherchons que le tire-bouchon. »

Il n’y a guère d’exemple en Europe d’aucun homme qui, venu de si bas, se soit élevé si haut. Mais que lui fallait-il absolument avec tous ses grands talents ? la fortune. Il l’eut, cette fortune ; mais fut-il heureux ? Il vécut pauvre et inquiet jusqu’à quarante-trois ans ; il se baigna depuis dans le sang, passa sa vie dans le trouble, et mourut avant le temps à cinquante-sept ans. Que l’on compare à cette vie celle d’un Newton, qui a vécu quatre-vingt-quatre années, toujours tranquille, toujours honoré, toujours la lumière de tous les êtres pensants, voyant augmenter chaque jour sa renommée, sa réputation, sa fortune, sans avoir jamais ni soins, ni remords, et qu’on juge lequel a été le mieux partagé.

O curas hominum, o quantum est in rebus inane !

(Pers., sat. I, vers 1.)
SECTION II[362].

Olivier Cromwell fut regardé avec admiration par les puritains et les indépendants d’Angleterre ; il est encore leur héros ; mais Richard Cromwell son fils est mon homme.

Le premier est un fanatique qui serait sifflé aujourd’hui[363] dans la chambre des communes s’il y prononçait une seule des inintelligibles absurdités qu’il débitait avec tant de confiance devant d’autres fanatiques qui l’écoutaient la bouche béante et les yeux égarés, au nom du Seigneur. S’il disait qu’il faut chercher le Seigneur, et combattre les combats du Seigneur ; s’il introduisait le jargon juif dans le parlement d’Angleterre, à la honte éternelle de l’esprit humain, il serait bien plus près d’être conduit à Bedlam que d’être choisi pour commander des armées.

Il était brave, sans doute : les loups le sont aussi ; il y a même des singes aussi furieux que des tigres. De fanatique il devint politique habile, c’est-à-dire que de loup il devint renard, monta, par la fourberie, des premiers degrés où l’enthousiasme enragé du temps l’avait placé jusqu’au faîte de la grandeur ; et le fourbe marcha sur les têtes des fanatiques prosternés. Il régna ; mais il vécut dans les horreurs de l’inquiétude. Il n’eut ni des jours sereins ni des nuits tranquilles. Les consolations de l’amitié et de la société n’approchèrent jamais de lui ; il mourut avant le temps, plus digne, sans doute, du dernier supplice que le roi qu’il fit conduire d’une fenêtre de son palais même à l’échafaud.

Richard Cromwell, au contraire, né avec un esprit doux et sage, refuse de garder la couronne de son père aux dépens du sang de trois ou quatre factieux qu’il pouvait sacrifier à son ambition. Il aime mieux être réduit à la vie privée que d’être un assassin tout-puissant. Il quitte le protectorat sans regret, pour vivre en citoyen. Libre et tranquille à la campagne, il y jouit de la santé ; il y possède son âme en paix pendant quatre-vingt-dix années[364], aimé de ses voisins, dont il est l’arbitre et le père.

Lecteurs, prononcez. Si vous aviez à choisir entre le destin du père et celui du fils, lequel prendriez-vous ?


CUISSAGE ou CULAGE[365].

DROIT DE PRÉLIBATION, DE MARQUETTE, ETC.

Dion Cassius, ce flatteur d’Auguste, ce détracteur de Cicéron (parce que Cicéron avait défendu la cause de la liberté), cet écrivain sec et diffus, ce gazetier des bruits populaires, ce Dion Cassius rapporte que des sénateurs opinèrent, pour récompenser César de tout le mal qu’il avait fait à la république, de lui donner le droit de coucher, à l’âge de cinquante sept-ans, avec toutes les dames qu’il daignerait honorer de ses faveurs. Et il se trouve encore parmi nous des gens assez bons pour croire cette ineptie. L’auteur même de l’Esprit des lois la prend pour une vérité, et en parle comme d’un décret qui aurait passé dans le sénat romain, sans l’extrême modestie du dictateur, qui se sentit peu propre à remplir les vœux du sénat. Mais si les empereurs romains n’eurent pas ce droit par un sénatus-consulte appuyé d’un plébiscite, il est très-vraisemblable qu’ils l’obtinrent par la courtoisie des dames. Les Marc-Aurèle, les Julien, n’usèrent point de ce droit ; mais tous les autres l’étendirent autant qu’ils le purent.

Il est étonnant que dans l’Europe chrétienne on ait fait très-longtemps une espèce de loi féodale, et que du moins on ait regardé comme un droit coutumier l’usage d’avoir le pucelage de sa vassale. La première nuit des noces de la fille au vilain appartenait sans contredit au seigneur.

Ce droit s’établit comme celui de marcher avec un oiseau sur le poing, et de se faire encenser à la messe. Les seigneurs, il est vrai, ne statuèrent pas que les femmes de leurs vilains leur appartiendraient, ils se bornèrent aux filles ; la raison en est plausible. Les filles sont honteuses, il faut un peu de temps pour les apprivoiser. La majesté des lois les subjugue tout d’un coup ; les jeunes fiancées donnaient donc sans résistance la première nuit de leurs noces au seigneur châtelain, ou au baron, quand il les jugeait dignes de cet honneur.

On prétend que cette jurisprudence commença en Écosse ; je le croirais volontiers : les seigneurs écossais avaient un pouvoir encore plus absolu sur leurs clans que les barons allemands et français sur leurs sujets.

Il est indubitable que des abbés, des évêques, s’attribuèrent cette prérogative en qualité de seigneurs temporels : et il n’y a pas bien longtemps que des prélats se sont désistés de cet ancien privilége pour des redevances en argent, auxquelles ils avaient autant de droit qu’aux pucelages des filles.

Mais remarquons bien que cet excès de tyrannie ne fut jamais approuvé par aucune loi publique. Si un seigneur ou un prélat avait assigné par-devant un tribunal réglé une fille fiancée à un de ses vassaux pour venir lui payer sa redevance, il eût perdu sans doute sa cause avec dépens.

Saisissons cette occasion d’assurer qu’il n’y a jamais eu de peuple un peu civilisé qui ait établi des lois formelles contre les mœurs ; je ne crois pas qu’il y en ait un seul exemple. Des abus s’établissent, on les tolère ; ils passent en coutume ; les voyageurs les prennent pour des lois fondamentales. Ils ont vu, disent-ils, dans l’Asie de saints mahométans bien crasseux marcher tout nus, et de bonnes dévotes venir leur baiser ce qui ne mérite pas de l’être ; mais je les défie de trouver dans l’Alcoran une permission à des gueux de courir tout nus et de faire baiser leur vilenie par des dames.

On me citera, pour me confondre, le phallum que les Égyptiens portaient en procession, et l’idole Jaganat des Indiens. Je répondrai que cela n’est pas plus contre les mœurs que de s’aller faire couper le prépuce en cérémonie à l’âge de huit ans. On a porté dans quelques-unes de nos villes le saint prépuce en procession ; on le garde encore dans quelques sacristies, sans que cette facétie ait causé le moindre trouble dans les familles. Je puis encore assurer qu’aucun concile, aucun arrêt de parlement n’a jamais ordonné qu’on fêterait le saint prépuce.

J’appelle loi contre les mœurs une loi publique qui me prive de mon bien, qui m’ôte ma femme pour la donner à un autre ; et je dis que la chose est impossible.

Quelques voyageurs prétendent qu’en Laponie des maris sont venus leur offrir leur femme par politesse : c’est une plus grande politesse à moi de les croire. Mais je leur soutiens qu’ils n’ont jamais trouvé cette loi dans le code de la Laponie, de même que vous ne trouverez ni dans les constitutions de l’Allemagne, ni dans les ordonnances des rois de France, ni dans les registres du parlement d’Angleterre, aucune loi positive qui adjuge le droit de cuissage aux barons.

Des lois absurdes, ridicules, barbares, vous en trouverez partout ; des lois contre les mœurs, nulle part.


CUL[366].

On répétera ici ce qu’on a déjà dit ailleurs[367], et ce qu’il faut répéter toujours, jusqu’au temps où les Français se seront corrigés ; c’est qu’il est indigne d’une langue aussi polie et aussi universelle que la leur d’employer si souvent un mot déshonnête et ridicule, pour signifier des choses communes qu’on pourrait exprimer autrement sans le moindre embarras.

Pourquoi nommer cul-d’âne et cul-de-cheval des orties de mer ? pourquoi donc donner le nom de cul-blanc à l’œnaute, et de cul-rouge à l’épeiche ? Cette épeiche est une espèce de pivert, et l’œnante une espèce de moineau cendré. Il y a un oiseau qu’on nomme fétu-en-cul ou paille-en-cul ; on avait cent manières de le désigner d’une expression beaucoup plus précise. N’est-il pas impertinent d’appeler cul-de-vaisseau le fond de la poupe ?

Plusieurs auteurs nomment encore à-cul un petit mouillage, un ancrage, une grève, un sable, une anse, où les barques se mettent à l’abri des corsaires. Il y a un petit à-cul à Palo comme à Sainte-Marinthée[368].

On se sert continuellement du mot cul-de-lampe pour exprimer un fleuron, un petit cartouche, un pendentif, un encorbellement, une base de pyramide, un placard, une vignette.

Un graveur se sera imaginé que cet ornement ressemble à la base d’une lampe ; il l’aura nommé cul-de-lampe pour avoir plus tôt fait ; et les acheteurs auront répété ce mot après lui. C’est ainsi que les langues se forment. Ce sont les artisans qui ont nommé leurs ouvrages et leurs instruments.

Certainement il n’y avait nulle nécessité de donner le nom de cul-de-four aux voûtes sphériques, d’autant plus que ces voûtes n’ont rien de celles d’un four, qui est toujours surbaissée.

Le fond d’un artichaut est formé et creusé en ligne courbe, et le nom de cul ne lui convient en aucune manière. Les chevaux ont quelquefois une tache verdâtre dans les yeux, on l’appelle cul-de-verre. Une autre maladie des chevaux, qui est une espèce d’érysipèle, est appelée le cul-de-poule. Le haut d’un chapeau est un cul-de-chapeau. Il y a des boutons à compartiments, qu’on appelle boutons à cul-de-dé.

Comment a-t-on pu donner le nom de cul-de-sac à l’angiportus des Romains ? Les Italiens ont pris le nom d’angiporto pour signifier strada senza uscita. On lui donnait autrefois chez nous le nom d’impasse, qui est expressif et sonore. C’est une grossièreté énorme que le mot de cul-de-sac ait prévalu.

Le terme de culage a été aboli. Pourquoi tous ceux que nous venons d’indiquer ne le sont-ils pas ? Ce terme infâme de culage signifiait le droit que s’étaient donné plusieurs seigneurs, dans les temps de la tyrannie féodale, d’avoir à leur choix les prémices de tous les mariages dans l’étendue de leurs terres. On substitua ensuite le mot de cuissage à celui de culage. Le temps seul peut corriger toutes les façons vicieuses de parler.

Il est triste qu’en fait de langue, comme en d’autres usages plus importants, ce soit la populace qui dirige les premiers d’une nation.

CURÉ DE CAMPAGNE[369].

SECTION PREMIÈRE.

Un curé, que dis-je, un curé ? un iman même, un talapoin, un brame, doit avoir honnêtement de quoi vivre. Le prêtre en tout pays doit être nourri de l’autel, puisqu’il sert la république. Qu’un fanatique fripon ne s’avise pas de dire ici que je mets au niveau un curé et un brame, que j’associe la vérité avec l’imposture. Je ne compare que les services rendus à la société ; je ne compare que la peine et le salaire.

Je dis que quiconque exerce une fonction pénible doit être bien payé de ses concitoyens ; je ne dis pas qu’il doive regorger de richesses, souper comme Lucullus, être insolent comme Clodius. Je plains le sort d’un curé de campagne obligé de disputer une gerbe de blé à son malheureux paroissien, de plaider contre lui, d’exiger la dîme des lentilles et des pois, d’être haï et de haïr, de consumer sa misérable vie dans des querelles continuelles, qui avilissent l’âme autant qu’elles l’aigrissent.

Je plains encore davantage le curé à portion congrue, à qui des moines, nommés gros décimateurs, osent donner un salaire de quarante ducats pour aller faire, pendant toute l’année, à deux ou trois milles de sa maison, le jour, la nuit, au soleil, à la pluie, dans les neiges, au milieu des glaces, les fonctions les plus désagréables, et souvent les plus inutiles. Cependant l’abbé, gros décimateur, boit son vin de Volnay, de Beaune, de Chambertin, de Sillery, mange ses perdrix et ses faisans, dort sur le duvet avec sa voisine, et fait bâtir un palais. La disproportion est trop grande.

On imagina, du temps de Charlemagne, que le clergé, outre ses terres, devait posséder la dîme des terres d’autrui ; et cette dîme est au moins le quart en comptant les frais de culture. Pour assurer ce payement, on stipula qu’il était de droit divin. Et comment était-il de droit divin ? Dieu était-il descendu sur la terre pour donner le quart de mon bien à l’abbé du Mont-Cassin, à l’abbé de Saint-Denis, à l’abbé de Fulde ? non pas que je sache ; mais on trouva qu’autrefois dans le désert d’Étam, d’Horeb, de Cadès-Barné, on avait donné aux lévites quarante-huit villes, et la dîme de tout ce que la terre produisait.

Eh bien ! gros décimateur, allez à Cadès-Barné ; habitez les quarante-huit villes qui sont dans ce désert inhabitable ; prenez la dîme des cailloux que la terre y produit, et grand bien vous fasse !

Mais Abraham, ayant combattu pour Sodome, donna la dîme à Melchisédech, prêtre et roi de Salem. — Eh bien ! combattez pour Sodome ; mais que Melchisédech ne me prenne pas le blé que j’ai semé.

Dans un pays chrétien de douze cent mille lieues carrées, dans tout le Nord, dans la moitié de l’Allemagne, dans la Hollande, dans la Suisse, on paye le clergé de l’argent du trésor public. Les tribunaux n’y retentissent point des procès mus entre les seigneurs et les curés, entre le gros et le petit décimateur, entre le pasteur demandeur et l’ouaille intimée, en conséquence du troisième concile de Latran, dont l’ouaille n’a jamais entendu parler.

[370] Le roi de Naples, cette année 1772, vient d’abolir la dîme dans une de ses provinces : les curés sont mieux payés, et la province le bénit.

Les prêtres égyptiens, dit-on, ne prenaient point la dîme. — Non ; mais on nous assure qu’ils avaient le tiers de toute l’Égypte en propre. Ô miracle ! ô chose du moins difficile à croire ! ils avaient le tiers du pays, et ils n’eurent pas bientôt les deux autres !

Ne croyez pas, mon cher lecteur, que les Juifs, qui étaient un peuple de col roide, ne se soient jamais plaints de l’impôt de la dîme.

Donnez-vous la peine de lire le Talmud de Babylone ; et si vous n’entendez pas le chaldaïque, lisez la traduction faite par Gilbert Gaulmin, avec les notes, le tout imprimé par les soins de Fabricius. Vous y verrez l’aventure d’une pauvre veuve avec le grand-prêtre Aaron, et comment le malheur de cette veuve fut la cause de la querelle entre Dathan, Coré et Abiron, d’un côté, et Aaron de l’autre.

« Une veuve n’avait qu’une seule brebis[371] ; elle voulut la tondre : Aaron vient qui prend la laine pour lui : Elle m’appartient, dit-il, selon la loi : « Tu donneras les prémices de la laine à Dieu. » La veuve implore en pleurant la protection de Coré. Coré va trouver Aaron. Ses prières sont inutiles ; Aaron répond que par la loi la laine est à lui. Coré donne quelque argent à la femme, et s’en retourne plein d’indignation.

« Quelque temps après, la brebis fait un agneau ; Aaron revient, et s’empare de l’agneau. La veuve vient encore pleurer auprès de Coré, qui veut en vain fléchir Aaron. Le grand-prêtre lui répond : Il est écrit dans la loi : « Tout mâle premier-né de ton troupeau appartiendra à ton Dieu ; » il mangea l’agneau, et Coré s’en alla en fureur.

« La veuve au désespoir tue sa brebis. Aaron arrive encore ; il en prend l’épaule et le ventre ; Coré vient encore se plaindre. Aaron lui répond : Il est écrit : « Tu donneras le ventre et l’épaule aux prêtres. »

« La veuve, ne pouvant plus contenir sa douleur, dit anathème à sa brebis. Aaron alors dit à la veuve : Il est écrit : « Tout ce qui sera anathème dans Israël sera à toi ; » et il emporta la brebis tout entière. »

Ce qui n’est pas si plaisant, mais qui est fort singulier, c’est que dans un procès entre le clergé de Reims et des bourgeois, cet exemple, tiré du Talmud, fut cité par l’avocat des citoyens. Gaulmin assure qu’il en fut témoin. Cependant on peut lui répondre que les décimateurs ne prennent pas tout au peuple ; les commis des fermes ne le souffriraient pas. Chacun partage, comme il est bien juste. Au reste, nous pensons que ni Aaron ni aucun de nos curés ne se sont approprié les brebis et les agneaux des veuves de notre pauvre pays[372].

Nous ne pouvons mieux finir cet article honnête du Curé de campagne, que par ce dialogue, dont une partie a déjà été imprimée.


SECTION II[373].


CURIOSITÉ[374].

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem ;
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
Sed quibus ipse nialis careas quia cernere suave est ;
Suave etiam belli certamina magna tueri
Per campos instructa, tua sine parte pericli.
Sed nil dulcius est, bene quam munita tenere
Edita doctrina sapientum templa serena,
Despicere unde queas alios, passimque videre
Errare atque viam palantes quaerere vitæ,
Certare ingenio, contendere nobilitate,
Noctes atque dies niti prsestante labore
Ad summas emergere opes rerumque potiri.
O miseras hominum mentes ! o pectora cœca !

(Lucr., lib. II, v. 1 et seq.)

On voit avec plaisir, dans le sein du repos,
Des mortels malheureux lutter contre les flots ;
On aime à voir de loin deux terribles armées,
Dans les champs de la mort au combat animées :
Non que le mal d’autrui soit un plaisir si doux ;
Mais son danger nous plaît quand il est loin de nous.
Heureux qui, retiré dans le temple des sages.
Voit en paix sous ses pieds se former les orages ;
Qui rit en contemplant les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés,
Inquiets, incertains du chemin qu’il faut suivre.
Sans penser, sans jouir, ignorant l’art de vivre.
Dans l’agitation consumant leurs beaux jours,
Poursuivant la fortune, et rampant dans les cours !
vanité de l’homme ! ô faiblesse ! ô misère !

Pardon, Lucrèce, je soupçonne que vous vous trompez ici en morale, comme vous vous trompez toujours en physique. C’est, à mon avis, la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger. Cela m’est arrivé ; et je vous jure que mon plaisir, mêlé d’inquiétude et de malaise, n’était point du tout le fruit de ma réflexion, il ne venait point d’une comparaison secrète entre ma sécurité et le danger de ces infortunés : j’étais curieux et sensible.

À la bataille de Fontenoy les petits garçons et les petites filles montaient sur les arbres d’alentour pour voir tuer du monde.

Les dames se firent apporter des siéges sur un bastion de la ville de Liége pour jouir du spectacle à la bataille de Rocoux.

Quand j’ai dit : « Heureux qui voit en paix se former les orages, » mon bonheur était d’être tranquille et de chercher le vrai, et non pas de voir souffrir des êtres pensants, persécutés pour l’avoir cherché, opprimés par des fanatiques ou par des hypocrites.

Si l’on pouvait supposer un ange volant sur six belles ailes du haut de l’empyrée, s’en allant regarder par un soupirail de l’enfer les tourments et les contorsions des damnés, et se réjouissant de ne rien sentir de leurs inconcevables douleurs, cet ange tiendrait beaucoup du caractère de Belzébuth.

Je ne connais point la nature des anges parce que je ne suis qu’homme : il n’y a que les théologiens qui la connaissent ; mais en qualité d’homme je pense, par ma propre expérience et par celle de tous les badauds mes confrères, qu’on ne court à aucun spectacle, de quelque genre qu’il puisse être, que par pure curiosité. Cela me semble si vrai que le spectacle a beau être admirable, on s’en lasse à la fin. Le public de Paris ne va plus guère au Tartuffe, qui est le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Molière ; pourquoi ? c’est qu’il y est allé souvent ; c’est qu’il le sait par cœur. Il en est ainsi d’Andromaque.

Perrin Dandin a bien malheureusement raison quand il propose à la jeune Isabelle de la mener voir comment on donne la question ; cela fait, dit-il, passer une heure ou deux[375]. Si cette anticipation du dernier supplice, plus cruelle souvent que le supplice même, était un spectacle public, toute la ville de Toulouse aurait volé en foule pour contempler le vénérable Calas souffrant à deux reprises ces tourments abominables, sur les conclusions du procureur général. Pénitents blancs, pénitents gris et noirs, femmes, filles, maîtres des jeux floraux, étudiants, laquais, servantes, filles de joie, docteurs en droit canon, tout se serait pressé. On se serait étouffé à Paris pour voir passer dans un tombereau le malheureux général Lally avec un bâillon de six doigts dans la bouche.

Mais si ces tragédies de cannibales, qu’on représente quelquefois chez la plus frivole des nations et la plus ignorante en général dans les principes de la jurisprudence et de l’équité ; si les spectacles donnés par quelques tigres à des singes, comme ceux de la Saint-Barthélemy et ses diminutifs, se renouvelaient tous les jours, on déserterait bientôt un tel pays ; on le fuirait avec horreur ; on abandonnerait sans retour la terre infernale où ces barbaries seraient fréquentes.

Quand les petits garçons et les petites filles déplument leurs moineaux, c’est purement par esprit de curiosité, comme lorsqu’elles mettent en pièces les jupes de leurs poupées. C’est cette passion seule qui conduit tant de monde aux exécutions publiques, comme nous l’avons vu. « Étrange empressement de voir des misérables ! » a dit l’auteur d’une tragédie[376]. Je me souviens qu’étant à Paris lorsqu’on fit souffrir à Damiens une mort des plus recherchées et des plus affreuses qu’on puisse imaginer, toutes les fenêtres qui donnaient sur la place furent louées chèrement par les dames ; aucune d’elles assurément ne faisait la réflexion consolante qu’on ne la tenaillerait point aux mamelles, qu’on ne verserait point du plomb fondu et de la poix résine bouillante dans ses plaies, et que quatre chevaux ne tireraient point ses membres disloqués et sanglants. Un des bourreaux jugea plus sainement que Lucrèce : car lorsqu’un des académiciens de Paris[377] voulut entrer dans l’enceinte pour examiner la chose de plus près, et qu’il fut repoussé par les archers : « Laissez entrer monsieur, dit-il ; c’est un amateur. » C’est-à-dire : c’est un curieux, ce n’est point par méchanceté qu’il vient ici, ce n’est pas par un retour sur soi-même pour goûter le plaisir de n’être pas écartelé : c’est uniquement par curiosité, comme on va voir des expériences de physique[378].

La curiosité est naturelle à l’homme, aux singes, et aux petits chiens. Menez avec vous un petit chien dans votre carrosse, il mettra continuellement ses pattes à la portière pour voir ce qui se passe. Un singe fouille partout, il a l’air de tout considérer. Pour l’homme, vous savez comme il est fait ; Rome, Londres, Paris, passent leur temps à demander ce qu’il y a de nouveau.

CYRUS[379].

Plusieurs doctes, et Rollin après eux, dans un siècle où l’on cultive sa raison, nous ont assuré que Javan, qu’on suppose être le père des Grecs, était petit-fils de Noé. Je le crois, comme je crois que Persée était le fondateur du royaume de Perse, et Niger de la Nigritie. C’est seulement un de mes chagrins que les Grecs n’aient jamais connu ce Noé, le véritable auteur de leur race. J’ai marqué ailleurs[380] mon étonnement et ma douleur qu’Adam, notre père à tous, ait été absolument ignoré de tous, depuis le Japon jusqu’au détroit de Le Maire, excepté d’un petit peuple, qui n’a lui-même été connu que très-tard. La science des généalogies est sans doute très-certaine, mais bien difficile.

Ce n’est ni sur Javan, ni sur Noé, ni sur Adam que tombent aujourd’hui mes doutes, c’est sur Cyrus ; et je ne recherche pas laquelle des fables débitées sur Cyrus est préférable, celle d’Hérodote ou de Ctésias, ou celle de Xénophon, ou de Diodore, ou de Justin, qui toutes se contredisent. Je ne demande point pourquoi on s’est obstiné à donner ce nom de Cyrus à un barbare qui s’appelait Kosrou, et ceux de Cyropolis, de Persépolis, à des villes qui ne se nommèrent jamais ainsi.

Je laisse là tout ce qu’on a dit du grand Cyrus, et jusqu’au roman de ce nom, et jusqu’aux voyages que l’Écossais Ramsay lui a fait entreprendre. Je demande seulement quelques instructions aux Juifs sur ce Cyrus dont ils ont parlé.

Je remarque d’abord qu’aucun historien n’a dit un mot des Juifs dans l’histoire de Cyrus, et que les Juifs sont les seuls qui osent faire mention d’eux-mêmes en parlant de ce prince.

Ils ressemblent en quelque sorte à certaines gens qui disaient d’un ordre de citoyens supérieur à eux : « Nous connaissons messieurs, mais messieurs ne nous connaissent pas. » Il en est de même d’Alexandre par rapport aux Juifs. Aucun historien d’Alexandre n’a mêlé le nom d’Alexandre avec celui des Juifs ; mais Josèphe ne manque pas de dire qu’Alexandre vint rendre ses respects à Jérusalem ; qu’il adora je ne sais quel pontife juif nommé Jaddus, lequel lui avait autrefois prédit en songe la conquête de la Perse. Tous les petits se rengorgent ; les grands songent moins à leur grandeur.

Quand Tarif vient conquérir l’Espagne, les vaincus lui disent qu’ils l’ont prédit. On en dit autant à Gengis, à Tamerlan, à Mahomet II.

À Dieu ne plaise que je veuille comparer les prophéties juives à tous les diseurs de bonne aventure qui font leur cour aux victorieux, et qui leur prédisent ce qui leur est arrivé. Je remarque seulement que les Juifs produisent des témoignages de leur nation sur Cyrus, environ cent soixante ans avant qu’il fût au monde.

On trouve dans Isaïe (chap, xlv, 1) : « Voici ce que dit le Seigneur à Cyrus, qui est mon Christ, que j’ai pris par la main pour lui assujettir les nations, pour mettre en fuite les rois, pour ouvrir devant lui les portes : Je marcherai devant vous ; j’humilierai les grands ; je romprai les coffres ; je vous donnerai l’argent caché, afin que vous sachiez que je suis le Seigneur, etc. »

Quelques savants ont peine à digérer que le Seigneur gratifie du nom de son Christ un profane de la religion de Zoroastre. Ils osent dirent que les Juifs firent comme tous les faibles qui flattent les puissants, qu’ils supposèrent des prédictions en faveur de Cyrus.

Ces savants ne respectent pas plus Daniel qu’Isaïe. Ils traitent toutes les prophéties attribuées à Daniel avec le même mépris que saint Jérôme montre pour l’aventure de Suzanne, pour celle du dragon de Bélus, et pour les trois enfants de la fournaise.

Ces savants ne paraissent pas assez pénétrés d’estime pour les prophètes. Plusieurs même d’entre eux prétendent qu’il est métaphysiquement impossible de voir clairement l’avenir ; qu’il y a une contradiction formelle à voir ce qui n’est point ; que le futur n’existe pas, et par conséquent ne peut être vu ; que les fraudes en ce genre sont innombrables chez toutes les nations ; qu’il faut enfin se défier de tout dans l’histoire ancienne.

Ils ajoutent que s’il y a jamais eu une prédiction formelle, c’est celle de la découverte de l’Amérique dans Sénèque le Tragique (Médée, acte II, scène iii) :

. . . . . . . . . . . . .Venient annis
Sæcula seris quibus Oceanus
Vincula rerum laxei, et ingens
Pateat tellus, etc.

Les quatre étoiles du pôle antarctique sont annoncées encore plus clairement dans le Dante. Cependant personne ne s’est avisé de prendre Sénèque et Alighieri Dante pour des devins[381].

Nous sommes bien loin d’être du sentiment de ces savants, nous nous bornons à être extrêmement circonspects sur les prophètes de nos jours.

Quant à l’histoire de Cyrus, il est vraiment fort difficile de savoir s’il mourut de sa belle mort, ou si Tomyris lui fit couper la tête. Mais je souhaite, je l’avoue, que les savants qui font couper le cou à Cyrus aient raison. Il n’est pas mal que ces illustres voleurs de grand chemin, qui vont pillant et ensanglantant la terre, soient un peu châtiés quelquefois.

Cyrus a toujours été destiné à devenir le sujet d’un roman. Xénophon a commencé, et malheureusement Ramsay a fini. Enfin, pour faire voir quel triste sort attend les héros, Danchet a fait une tragédie de Cyrus.

Cette tragédie est entièrement ignorée. La Cyropédie de Xénophon est plus connue, parce qu’elle est d’un Grec. Les Voyages de Cyrus le sont beaucoup moins, quoiqu’ils aient été imprimés en anglais et en français, et qu’on y ait prodigué l’érudition.

Le plaisant du roman intitulé Voyages de Cyrus consiste à trouver un Messie partout, à Memphis, à Babylone, à Ecbatane, à Tyr, comme à Jérusalem, et chez Platon, comme dans l’Évangile. L’auteur ayant été quaker, anabaptiste, anglican, presbytérien, était venu se faire féneloniste à Cambrai sous l’illustre auteur du Télémaque. Étant devenu depuis précepteur de l’enfant d’un grand seigneur, il se crut fait pour instruire l’univers et pour le gouverner ; il donne en conséquence des leçons à Cyrus pour devenir le meilleur roi de l’univers, et le théologien le plus orthodoxe.

Ces deux rares qualités paraissent assez incompatibles. Il le mène à l’école de Zoroastre, et ensuite à celle du jeune Juif Daniel, le plus grand philosophe qui ait jamais été : car non-seulement il expliquait tous les songes (ce qui est la fin de la science humaine), mais il devinait tous ceux qu’on avait faits ; et c’est à quoi nul autre que lui n’est encore parvenu. On s’attendait que Daniel présenterait la belle Suzanne au prince, c’était la marche naturelle du roman ; mais il n’en fit rien.

Cyrus, en récompense, a de longues conversations avec le grand roi Nabuchodonosor, dans le temps qu’il était bœuf ; et Ramsay fait ruminer Nabuchodonosor en théologien très-profond.


Et puis, étonnez-vous que le prince[382] pour qui cet ouvrage fut composé aimât mieux aller à la chasse ou à l’Opéra que de le lire !



  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Voyez la fable de Matthieu Garo, dans La Fontaine, livre IX, fable v, le Gland et la Citrouille. (Note de Voltaire.)
  3. Voltaire a parlé de Matthieu Garo dans le sixième des Discours en vers sur l’homme.
  4. Pluche. Voyez ci-devant l’article Bornes de l’esprit humain.
  5. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  6. Cette première section composait, en 1770, tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie. (B.)
  7. Pourquoi donner le nom de maigre à des poissons plus gras que les poulardes, et qui donnent de si terribles indigestions ? (Note de Voltaire.)
  8. Bouret. Voyez ce que Voltaire a déjà dit du carême dans sa Requête à tous les magistrats, première partie (Mélanges, année 1769).
  9. Saint Luc, chapitre x, v. 8. (Note de Voltaire.)
  10. Voyez dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe xiii du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines, et année 1769, la Requête à tous les magistrats du royaume.
  11. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  12. Principes de Descartes, troisième partie, page 159. (Note de Voltaire.)
  13. On ne peut nier que, malgré ses erreurs, Descartes n’ait contribué aux progrès de l’esprit humain : 1° par ses découvertes mathématiques, qui changèrent la face de ces sciences ; 2° par ses discours sur la méthode, où il donne le précepte et l’exemple ; 3° parce qu’il apprit à tous les savants à secouer en philosophie le joug de l’autorité, en ne reconnaissant pour maîtres que la raison, le calcul et l’expérience. (K.)
  14. Dans la première édition du Dictionnaire philosophique, en 1764, le Catéchisme chinois était placé à la suite de l’article Chine, et était suivi du Catéchisme du Japonais et du Catéchisme du Curé. Les éditeurs de Kehl, en le réunissant à beaucoup d’autres dialogues, l’avaient intitulé Cu-su et Kou. (B.)
  15. Voyez l’article Âme, onzième section.
  16. Ce sont les Juifs des dix tribus qui, dans leur dispersion, pénétrèrent jusqu’à la Chine ; ils y sont appelés Sinous. (Note de Voltaire.)
  17. Le Pentateuque.
  18. Eh bien ! tristes ennemis de la raison et de la vérité, direz-vous encore que cet ouvrage enseigne la mortalité de l’âme ? Ce morceau a été imprimé dans toutes les éditions. De quel front osez-vous donc le calomnier ? Hélas ! si vos âmes conservent leur caractère pendant l’éternité, elles seront éternellement des âmes bien sottes et bien injustes. Non, les auteurs de cet ouvrage raisonnable et utile ne vous disent point que l’âme meurt avec le corps : ils vous disent seulement que vous êtes des ignorants. N’en rougissez pas : tous les sages ont avoué leur ignorance ; aucun d’eux, n’a été assez impertinent pour connaître la nature de l’âme. Gassendi, en résumant tout ce qu’a dit l’antiquité, vous parle ainsi : « Vous savez que vous pensez, mais vous ignorez quelle espèce de substance vous êtes, vous qui pensez. Vous ressemblez à un aveugle qui, sentant la chaleur du soleil, croirait avoir une idée distincte de cet astre. » Lisez le reste de cette admirable lettre à Descartes ; lisez Locke ; relisez cet ouvrage-ci attentivement, et vous verrez qu’il est impossible que nous ayons la moindre notion de la nature de l’âme, par la raison qu’il est impossible que la créature connaisse les secrets ressorts du Créateur : vous verrez que, sans connaître le principe de nos pensées, il faut tâcher de penser avec justesse et avec justice ; qu’il faut être tout ce que vous n’êtes pas : modeste, doux, bienfaisant, indulgent ; ressembler à Cu-su et à Kou, et non pas à Thomas d’Aquin ou à Scot, dont les âmes étaient fort ténébreuses, ou à Calvin et à Luther, dont les âmes étaient bien dures et bien emportées. Tâchez que vos âmes tiennent un peu de la nôtre, alors vous vous moquerez prodigieusement de vous-mêmes.

    — Dans la censure que la Sorbonne a faite de l’ouvrage de M. l’abbé Raynal, les sages maîtres ont dit en latin que M. de Voltaire avait nié la spiritualité de l’âme, et en français qu’il avait nié l’immortalité, aut vice versa. (K.)

  19. Mons Dei, mons pinguis.
    Mons coagulatus, mons pinguis :
    Ut quid suspicamini montes coagulatos.

    (Psalm. lxvii, 16-17.)
  20. Voltaire reparle du brochet Oannès dans le xie des Dialogues d’Évhémère. Voyez Mélanges, année 1777.
  21. Voyez l’article Salomon.
  22. Stelca ed isant Errepi signifie, en chinois, (l’abbé) Castel de Saint-Pierre. (Note de Voltaire.)
  23. Lelièvre.
  24. Arnoult.
  25. C’est une chose remarquable qu’en retournant Décon et Vis-Brunck, qui sont des noms chinois, on trouve Condé et Brunsvick, tant les grands hommes sont célèbres dans toute la terre ! (Note de Voltaire.)
  26. C’est saint Augustin qui appelle peccata splendida les bonnes actions des païens. Voyez dans les Mélanges, année 1765, la Dix-septième lettre sur les miracles ; et, année 1773, le huitième des Fragments sur l’histoire générale.
  27. Ce morceau a paru pour la première fois en 1764 dans la première édition du Dictionnaire philosophique. Voltaire le conserva dans les différentes éditions de ce livre, et le reproduisit en 1771 dans le quatrième volume de ses Questions sur l’Encyclopédie : il en avait fait la seconde section de l’article Curé. (B.)
  28. Qu’on ne croie pas que ce soit là une idée particulière à Voltaire. Tous les philosophes et philanthropes du XVIIIe siècle n’envisagent guère autrement l’obligation de se reposer le dimanche, et les raisonnements de Voltaire ne sont même qu’une réminiscence de ceux du charitable abbé de Saint-Pierre, si admiré par J.-J. Rousseau : « Ce serait, dit l’abbé, une grande charité et une bonne œuvre plus agréable à Dieu qu’une pure cérémonie, que de donner aux pauvres familles le moyen de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants, par sept ou huit heures de travail, et les moyens de s’instruire, eux et leurs enfants, à l’église, durant trois ou quatre heures du matin... Pour comprendre de quel soulagement serait aux pauvres la continuation de leur travail, il n’y a qu’à considérer que sur cinq millions de familles qui sont en France, il y en a au moins un million qui n’ont presque aucun revenu que de leur travail, c’est-à-dire qui sont pauvres ; et j’appelle pauvres ceux qui n’ont pas 30 livres tournois de rente, c’est-à-dire la valeur de 600 livres de pain... Ces pauvres familles pourraient gagner au moins cinq sous par demi-jour de fête, l’un portant l’autre, pendant les quatre-vingts et tant de fêtes et dimanches de l’année. Chacune de ces familles gagnerait donc au moins 20 livres par an de plus, ce qui ferait, pour un million de familles, plus de 20 millions de livres. Or, quelle aumône ne serait-ce point qu’une aumône annuelle de 20 millions répandue avec proportion sur les plus pauvres ! » Tome VII. (G. A.)
  29. Le Catéchisme du Japonais parut en 1764 dans la première édition du Dictionnaire philosophique. Les éditeurs de Kehl le déplacèrent, et le réunirent avec d’autres dialogues dans un seul volume ; ils l’avaient intitulé l’Indien et le Japonais. (B.)

    — Dans ce dialogue, le Japonais figure un Anglais ; les cuisiniers désignent les prêtres ; le grand-lama, c’est le pape ; l’empereur mentionné, le roi Henri VIII ; les pauxcospie, anagramme d’épiscopaux, sont les évêques ; Breuxeh, lisez Hébreux ; pispates, lisez papistes ; Terluh, lisez Luther ; Vincal, lisez Calvin ; puis : quakers, anabaptistes, déistes, etc., au lieu de quekars, batistapanes, diestes, etc., et vous comprendrez. (G. A.)

  30. Les canusi sont les anciens prêtres du Japon. (Note de Voltaire.)
  31. Reliques, de reliquiœ, qui signifie restes. (Id.)
  32. Henri VIII se brouilla avec le pape Clément VII, qui refusait de déclarer nul le mariage de ce roi avec Catherine d’Aragon, et épousa Anne de Boulen. Voyez tome XII, page 311 et suivantes.
  33. Pauxcospie, anagramme d’épiscopaux. (Note de Voltaire.)
  34. On voit assez que les Breuxeh sont les Hébreux ; et sic de cœteris. (Note de Voltaire.) — Dans sa lettre à Mme du Deffant, du 8 octobre 1764, Voltaire explique que les pipastes (ou pispates) sont les papistes ; Terluh et Vincal, Luther et Calvin ; les batistapanes et les quekars désignent les anabaptistes et les quakers ; les diestes sont les déistes. (B.)
  35. Voyez dans les Mélanges, année 1769, la Requête à tous les magistrats du royaume, première partie. (B.)
  36. Anagramme de Horatius Flaccus. (B.)
  37. Racine ; probablement Louis Racine, fils de l’admirable Racine.

    N. B. — Cet Indien Recina, sur la foi des rêveurs de son pays, a cru qu’on ne pouvait faire de bonnes sauces que quand Brama, par une volonté toute particulière, enseignait lui-même la sauce à ses favoris ; qu’il y avait un nombre infini de cuisiniers auxquels il était impossible de faire un ragoût avec la ferme volonté d’y réussir, et que Brama leur en ôtait les moyens par pure malice. On ne croit pas au Japon une pareille impertinence, et on y tient pour une vérité incontestable cette sentence japonaise :

    God never acts by partial will, but by general laws.

    (Note de Voltaire.)
  38. Ces vers sont du chant IV du poëme de la Grâce. Voltaire les cite textuellement dans le xe entretien de l’A B C, dialogue. Voyez les Mélanges, année 1768. ( B.)
  39. Le Catéchisme du jardinier parut pour la première fois dans l’édition de 1765 du Dictionnaire philosophique. Les éditeurs de Kehl l’avaient transposé dans un volume où ils avaient réuni beaucoup de dialogues. Ils l’intitulaient Tuctan et Karpos. (B.)
  40. Ce morceau parut, tel qu’il est ici, dans la troisième partie des Questions sur l’Encyclopédie, en 1770 ; mais une partie était beaucoup plus ancienne : voyez ma note, page 92. (B.)
  41. L’Amour-propre, ode à l’évêque de Soissons, strophe 10.
  42. Ce morceau parut en 1739 sous ce titre : Du Suicide, ou de l’Homicide de soi-même. Voyez la note de la page suivante. C’est Voltaire qui l’a placé dans la troisième partie des Questions sur l’Encyclopédie, tel qu’on le lit ici. (B.)
  43. Dans l’impression de 1739 dont j’ai parlé en la note précédente, immédiatement après cet alinéa viennent les trois derniers alinéas qu’on lit aujourd’hui à l’article Suicide. Suivaient les vers de Virgile ci-après (page 95) : Proxima deinde tenent, etc. ; puis les vers français qui en sont la traduction, et les vingt-six lignes suivantes jusques et y compris ces deux vers :

    Coutume, opinion, reines de notre sort.
    Vous réglez des mortels et la vie et la mort,

    qui étaient la fin de tout l’article. (B.)

  44. Voyez l’article Suicide.
  45. Une note manuscrite m’apprend que ces vers sont de Vasselier, mort en 1797. Je ne les ai pas trouves dans l’édition de ses Œuvres, faite en 1800, 3 vol. in-18. (B.)
  46. Ici, dans les Questions sur l’Encyclopédie, Voltaire avait ajouté et transcrit en entier le paragraphe 19 de son Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines (où il est question de Saint-Cyran) ; voyez Mélanges, année 1766. (B.)
  47. Dans la première édition des Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770, et dans toutes les éditions données du vivant de l’auteur, voici quelle était la disposition de l’article : 1° en forme de préambule, ce qui forme aujourd’hui la première section ; 2° sous le titre de Cause finale, première section, le morceau qui fait aujourd’hui la deuxième section ; 3° sous le titre de seconde section, ce qui forme aujourd’hui la troisième. (B.)

    — Voltaire, qu’Helvétius appelait un cause-finalier, combat, dans cet article, le célèbre Système de la nature, du baron d’Holbach. Ce traité de l’athéisme parut en 1770, sous le nom de feu M. Mirabaud, qui avait été secrétaire perpétuel de l’Académie française, ancien oratorien et instituteur des princesses de la maison d’Orléans. Le fond de la théorie de d’Holbach se trouve dans la Lettre de Thrasybule à Leucippe, publiée également sous le nom d’un mort, le savant Fréret, mais qu’on attribue, les uns à Lévesque, les autres à Naigeon. Ce qui est certain, c’est que Diderot initia d’Holbach à la doctrine que celui-ci prêcha toute sa vie, et qu’il rédigea en partie le Système de la nature. D’origine allemande, d’Holbach était laborieux, bienveillant, libéral, bonhomme, vivant dans sa famille et tout à ses amis. Cet homme, si simplement simple, pour parler comme Mme Geoffrin, avait fait de son hôtel une sorte d’académie où se réunissaient à jour fixe Diderot, Helvétius, Raynal, Marmontel, Saint-Lambert, Morellet, Galiani, Grimm, La Grange, Naigeon. On vit aussi chez lui Turgot, Hume, Condillac, d’Alembert, et Buffon, ainsi que J.-J. Rousseau, dont la brouille avec les d’holbachiens est fameuse. Cette société s’appelait la synagogue. Le baron d’Holbach, qui avait poussé plus qu’aucun autre à la révolution, eut le bonheur de la voir éclore, car il ne mourut qu’en 1789. (G. A.)

  48. Ou plutôt Baruch ; car il s’appelait Baruch, comme on le dit ailleurs. Il signait B. Spinosa. Quelques chrétiens fort mal instruits, et qui ne savaient pas que Spinosa avait quitté le judaïsme sans embrasser le christianisme, prirent ce B pour la première lettre de Benedictus, Benoît. (Note de Voltaire.) — Cette note de Voltaire a paru pour la première fois dans l’édition in-4o. Dès 1771, dans la quatrième partie de ses Questions sur l’Encyclopédie, il avait dit que Spinosa s’appelait Baruch, et non Benoît. Voyez ci-après la note à la fin de la troisième section de l’article Dieu ; voyez cet article. (B.)
  49. L’édition originale porte : non moins méthodique, cent fois plus clair, aussi géomètre, etc. ; mais l’édition in-4o, l’édition encadrée ou de 1775, données du vivant de l’auteur, contiennent la version que j’ai conservée et qui est aussi celle qu’ont suivie les éditeurs de Kehl. (B.)
  50. Le baron d’Holbach.
  51. Y a-t-il moins d’intelligence, parce que les générations se succèdent ? (Note de Voltaire.)
  52. Il y a immutabilité de dessein quand vous voyez immutabilité d’effet. Voyez Dieu. (Id.)
  53. Être libre, c’est faire sa volonté. S’il l’opère, il est libre. (Id.)
  54. Voyez la Réponse dans les articles Athéisme et Dieu. (Id.)
  55. S’il est malin, il n’est point incapable ; et s’il est capable, ce qui comprend pouvoir et sagesse, il n’est pas malin. (Id.)
  56. L’auteur tombe ici dans une inadvertance à laquelle nous sommes tous sujets. Nous disons souvent : J’aimerais mieux être oiseau, quadrupède, que d’être homme, avec les chagrins que j’essuie. Mais quand on tient ce discours, on ne songe pas qu’on souhaite d’être anéanti ; car si vous êtes autre que vous-même, vous n’avez plus rien de vous-même. (Note de Voltaire.)
  57. Vous supposez ce qui est en question, et cela n’est que trop ordinaire à ceux qui font des systèmes. (Id.)
  58. Est-ce à nous à lui trouver sa place ? C’est à lui de nous donner la nôtre. Voyez la Réponse. (Id.)
  59. Êtes-vous fait pour avoir des idées de tout, et ne voyez-vous pas dans cette nature une intelligence admirable ? (Note de Voltaire.)
  60. Ou le monde est infini, ou l’espace est infini, choisissez. (Id.)
  61. Puissante et industrieuse : je m’en tiens là. Celui qui est assez puissant pour former l’homme et le monde est Dieu. Vous admettez Dieu malgré vous. (Id.)
  62. Si nous sommes si ignorants, comment oserons-nous affirmer que tout se fait sans Dieu ? (Note de Voltaire.)
  63. Le Système de la nature est de 1770 ; et ce qui forme la section suivante est une partie du chapitre x Des Singularités de la nature, traité public deux ans auparavant. Voyez les Mélanges, année 1768. (B.)
  64. Voyez les articles Bornes de l’Esprit humain et Calebasse.
  65. Le texte de cette section est tel que Voltaire l’a donné en 1770, dans les Questions sur l’Encyclopédie ; mais ce morceau avait déjà paru en 1764 dans le Dictionnaire philosophique, article Fin, Causes finales. Il commençait alors ainsi :

    « Il paraît qu’il faut être forcené pour nier que les estomacs soient faits pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre.

    « D’un autre côté, il faut avoir un étrange amour des causes finales pour assurer que la pierre a été formée pour bâtir des maisons, et que les vers à soie sont nés à la Chine afin que nous ayons du satin en Europe. Mais, dit-on, etc. » (B.)

  66. Dans le Dictionnaire philosophique on lisait, en 1764 :

    « Je crois qu’on peut aisément éclaircir cette difficulté. Quand les effets sont invariablement les mêmes, en tout lieu et en tout temps ; quand ces effets uniformes sont indépendants des êtres auxquels ils appartiennent ; alors il y a visiblement une cause finale.

    « Tous les animaux ont des yeux, ils voient ; tous ont des oreilles, et ils entendent ; tous ont une bouche par laquelle ils mangent ; un estomac, ou quelque chose d’approchant, par lequel ils digèrent ; tous un orifice qui expulse les excréments ; tous un instrument de la génération ; et ces dons de la nature opèrent en eux sans qu’aucun art s’en mêle. Voilà des causes finales clairement établies, et c’est pervertir notre faculté de penser, que de nier une vérité si universelle.

    « Mais les pierres, en tout lieu, etc. » Les éditeurs de Kehl avaient rétabli dans le texte ce passage, et aussi celui que j’ai transcrit dans la note précédente. (B.)

  67. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  68. Charlot, I, vii.
  69. Sauf les alinéas pénultième et antépénultième, ce morceau est ici tel qu’on le lit dans les Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770 ; mais la majeure partie avait paru longtemps auparavant, comme on le verra. (B.)
  70. Les dix alinéas qui suivent, moins celui que je désigne, ont paru en 1754 dans le tome X de l’édition des Œuvres de Voltaire, publiée à Dresde ; ils étaient intitulés Des Cérémonies. (B.)
  71. Cet alinéa doit être une addition de 1770 ; il n’existait du moins ni en 1754, ni en 1756. (B.)
  72. Ce fut une querelle de ce genre qui brouilla le cardinal de Bouillon avec la fameuse princesse des Ursins, son intime amie ; et la haine de cette femme aussi vaine que lui, mais plus habile en intrigue, fut une des principales causes de sa perte. (K.)
  73. Dans l’édition de 1754 on lit : « Un colonel français passa il y a un an à Bruxelles, et, ne sachant que faire. » En rapprochant les deux versions, n’est-on pas autorisé à croire que ceci fut écrit en 1747, la prise de Bruxelles étant de 1746 ?
  74. Ce qui fait la fin de cet article avait, sauf quelques différences que j’indiquerai, paru dès 1750 dans le tome IX de l’édition des Œuvres de Voltaire, publiée à Dresde (1748-1754, dix volumes in-8o). Il était intitulé Des Titres. (B.)
  75. Le monseigneur des ministres est presque tombé en désuétude, depuis que les places de secrétaires d’État ont été occupées par des grands qui se seraient crus humiliés de n’être monseigneurs que depuis qu’ils étaient devenus ministres. (K.)

    — Le monseigneur des ministres est revenu. (B.)

  76. Il n’était que Charles Ier en Espagne.
  77. En 1750 il y avait : « Mon révérendissime père en Dieu ; mais quand Richelieu fut secrétaire d’État, étant encore évêque de Luçon, ses confrères les évêques, pour ne pas lui donner ce titre exclusif de monseigneur que les secrétaires d’État commencèrent à prendre, convinrent de se le donner à eux-mêmes. Cette entreprise n’essuya, etc. » (B.)
  78. Louis XIV a décidé que la noblesse non titrée donnerait le monseigneur aux maréchaux de France, et elle s’y est soumise sans beaucoup de peine. Chacun espère devenir monseigneur à son tour.

    Le même prince a donné des prérogatives particulières à quelques familles. Celles de la maison de Lorraine ont excité peu de réclamations ; et maintenant il est assez difficile à l’orgueil d’un gentilhomme de se croire absolument l’égal d’hommes sortis d’une maison incontestablement souveraine depuis sept siècles, qui a donné deux reines à la France, qui enfin est montée sur le trône impérial.

    Les honneurs des maisons de Bouillon et de Rohan ont souffert plus de difficultés. On ne peut nier qu’elles n’aient existé pendant longtemps sans être distinguées du reste de la noblesse. D’autres familles sont parvenues à posséder de petites souverainetés comme celle de Bouillon. Un grand nombre pourrait également citer de grandes alliances ; et si on donnait un rang distingué à tous ceux que les généalogistes font descendre des anciens souverains de nos provinces, il y aurait presque autant d’altesses que de marquis et de comtes.

    Louis XIV avait ordonné aux secrétaires d’État de donner le monseigneur et l’altesse aux gentilshommes de ces deux maisons ; mais ceux des secrétaires d’État qui ont été tirés du corps de la noblesse se sont crus dispensés de cette loi en qualité de gentilshommes. Louvois s’y soumit, et il écrivit un jour au chevalier de Bouillon :

    Monseigneur, si Votre Altesse ne change pas de conduite, je la ferai mettre dans un cachot. Je suis avec respect, etc.

    Maintenant ces princes ne répondent point aux lettres où l’on ne leur donne pas le monseigneur et l’altesse, à moins qu’ils n’aient besoin de vous ; et la noblesse leur refuse l’un et l’autre, à moins qu’elle n’ait besoin d’eux. Quand un gentilhomme qui a un peu de vanité passe un acte avec eux, il leur laisse prendre tous les titres qu’ils veulent, mais il ne manque pas de protester contre ces titres chez son notaire. La vanité a deux tonneaux comme Jupiter, mais le bon est souvent bien vide. (K.)

  79. Cet alinéa existait en 1750 ; il avait été conservé en 1756 ; mais il ne fut pas reproduit en 1770 dans les Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  80. Cet alinéa, ajouté en 1756, n’avait pas été admis dans les Questions sur l’Encyclopédie. Il a été recueilli, ainsi que le précédent, par les éditeurs de Kehl. (B.)
  81. Voltaire ajouta cet alinéa en 1770, dans les Questions sur l’Encyclopédie. On a vu qu’en effet une grande partie des choses qu’il y dit étaient déjà ailleurs. (B.)
  82. Le commencement de cet article est de 1770, Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie. La fin est de 1764. (B.)
  83. Sur les Calas, voyez les Mélanges, années 1762-1763, etc.
  84. Sur Sirven, voyez les Mélanges, année 1766.
  85. Il est question de Martin dans l’Essai sur les Probabilités en fait de justice (voyez les Mélanges, année 1772), et dans la lettre à d’Alembert, du 4 septembre 1769 ; on peut aussi voir celles à Élie de Beaumont, du 17 auguste, et à d’Argental, du 30 auguste 1769. On voit par cette dernière et par celle à d’Alembert que le fait eut lieu en 1767, et non en 1768, comme Voltaire le dit dans l’Essai sur les Probabilités.
  86. Cet alinéa fut ajouté en 1774. Voyez sur Montbailli la Méprise d’Arras, dans les Mélanges, année 1771, etc. (B.)
  87. Commencement de l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)
  88. Voyez l’article Certitude du Dictionnaire encyclopédique. (Note de Voltaire.)
  89. C’est au mot Certitude, dans l’Encyclopédie, que se trouve la phrase sur le maréchal de Saxe. Le dernier alinéa de cet article n’était pas dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique. Il fut ajouté en 1770 dans les Questions sur l’Encyclopédie. Voyez ci-après l’article Histoire, troisième section. (B.)
  90. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  91. Article Alexandre, page 109 du volume précédent.
  92. De Bello gallico, lib. III. (Note de Voltaire.)
  93. Dans la première édition du Dictionnaire philosophique, 1764, on lit : « La première fois que je lus Platon, et que je vis cette gradation d’êtres qui s’élèvent depuis le plus léger atome jusqu’à l’Être suprême, cette échelle me frappa d’admiration ; mais, l’ayant regardée attentivement, ce grand fantôme, etc. » La version actuelle parut dans les Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  94. Samuel Bochart est auteur de l’Hierozoïcon, sive Historia animalium S. Scripturœ, 1690, in-4o, réimprimé par les soins de Rosenmuller, 1793-1796, 3 volumes in-4o. (B.)
  95. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, cet article commençait ainsi : Il y a longtemps qu’on a prétendu que tous les événements sont enchaînés, etc. (B.)
  96. Peut-être est-ce la lecture de ce paragraphe qui donna à Scribe l’idée de sa comédie du Verre d’eau.
  97. Voyez l’article Destin. (Note de Voltaire.)
  98. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  99. Voyez l’article Déluge universel. (Note de Voltaire.)
  100. Voyez la Dissertation sur les changements arrivés dans le globe (Mélanges, année 1746).
  101. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  102. Voltaire, dans ce passage, établit, pour ainsi dire, l’ordre de succession des tragédiennes célèbres. À la demoiselle Beaupré, qui, en 1639, créa le rôle d’Émilie au théâtre de l’hôtel de Bourgogne, succéda Mme des Œillets, l’Hermione d’Andromaque, l’Agrippine de Britannicus, morte à l’âge de quarante-neuf ans, le 25 octobre 1670. Elle fut remplacée par Marie Desmares, femme de Charles Cheviller, sieur de Champmêlé, qui, du théâtre du Marais où elle débuta en 1669, passa successivement à l’hôtel de Bourgogne et au théâtre de la rue Guénégaud. Elle était née à Rouen en 1641, et mourut à Paris le 15 mars 1698.

    Mlle Beauval, que Voltaire connut vieille et retirée, avait joué avec un égal succès les reines et les soubrettes ; elle s’appelait Jeanne Ollivier Bourguignon et avait épousé un acteur, Jean Pitel, sieur de Beauval. Tous deux entrèrent, en 1670, dans la troupe de Molière, et passèrent en 1673 à l’hôtel de Bourgogne. Mlle Beauval quitta la scène le 8 mars 1704 et mourut le 20 mars 1720.

    Anne-Marie Châteauneuf, dite Duclos, après avoir débuté sans succès à l’Opéra, se fit tragédienne en 1693, doubla d’abord la Champmêlé et en recueillit l’héritage. Retirée le 17 mars 1730, elle mourut le 18 juin 1748. (E. B.)

  103. Livre VII. (Note de Voltaire.)
  104. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  105. Cicéron n’a pas employé cette expression : il a dit charitas liberorum (Brutus, ep. 12), charitas patriœ (Pro Sexto, 53), charitates patriœ (De Officiis, I, 17). (B.)
  106. En 1775, sous l’administration de M. Turgot, ce privilége ridicule de l’Hôtel-Dieu fut détruit et remplacé par un impôt sur l’entrée de la viande. Le peuple de Paris était réduit auparavant à n’avoir pendant tout le carême qu’une nourriture malsaine et très-chère. Cependant quelques hommes ont osé regretter cet ancien usage, non qu’ils le crussent utile, mais parce qu’il était un monument du pouvoir que le clergé avait eu trop longtemps sur l’ordre public, et que sa destruction avançait la décadence de ce pouvoir. En 1629, on tuait six bœufs à l’Hôtel-Dieu pendant le carême, deux cents en 1605, cinq cents en 1708, quinze cents en 1750 ; on en consomme aujourd’hui près de neuf mille. (K.)
  107. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  108. Toutes les éditions portent 1728 ; mais je pense qu’il faut 1718. Law quitta la France à la fin de 1720. (B.)
  109. Voyez, tome XV, le chapitre ii du Précis du Siècle de Louis XV.
  110. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  111. Brantôme, Vie des hommes illustres, etc., discours lxxxviii.
  112. Cette circonstance horrible de la vie de Charles IX, révoquée en doute par quelques personnes, surtout depuis qu’on a abattu le poteau qui avait été mal placé sur le quai du Louvre, est rapportée par Brantôme. Voyez tome IX, page 427 de l’édition de 1740 des Œuvres de cet auteur. (B.)
  113. On attribue faussement à François Ier ce billet laconique : Madame, tout est perdu, fors l’honneur, qu’il aurait écrit à la duchesse d’Angoulême, sa mère, après la défaite de Pavie, le 24 février 1525. Voici le véritable texte de la seule lettre qu’il lui adressa. Elle est datée du 10 novembre 1525, et fut apportée de la citadelle de Pizzighitone, où il était détenu, par Nicolas Ladam, roi d’armes de Charles-Quint :

    « Pour vous advertir comment se porte le ressort de mon infortune, de toutes choses ne m’est demouré que l’honneur et la vie, qui est sauve, et sera que, en notre adversité, cette nouvelle vous fera quelque peu de réconfort.

    « J’ai prié qu’on me laissât vous escripre ces lettres, ce qu’on m’a agréablement accordé, vous suppliant ne volloir prendre l’extrémité vous-meismes, en usant de vostre accoustumée prudence : car j’ai espoir en la fin que Dieu ne m’abandonnera point ; vous recommandant vos petits-enfants et les miens ; vous suppliant faire donner leur passage pour aller, et le retour en Espagne à ce porteur qui va vers l’empereur pour savoir comme il faudra que je sois traité.

    « Et sur ce, très-humblement me recommande à votre bonne grâce.

    « Votre humble et obéissant fils,

    « François. »

  114. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  115. L’Histoire des grands chemins de l’empire romain, 1622, in-4o, réimprimé en 1728, 2 volumes in-4o, et 1736, 2 volumes in-4o, (B.)
  116. M. Turgot, étant contrôleur général, obtint de la justice et de la bonté du roi un édit qui abolissait la corvée, et la remplaçait par un impôt général sur les terres. Mais on l’obligea d’exempter les biens du clergé de cet impôt, et d’en établir une partie sur les tailles. Malgré cela, c’était encore un des plus grands biens qu’on pût faire à la nation. Cet édit, enregistré au lit de justice, n’a subsisté que trois mois. Mais huit ou neuf généralités ont suivi l’exemple de celle de Limoges. On doit aussi à M. Turgot d’avoir restreint la largeur des routes dans les limites convenables. Les chemins qu’il a fait exécuter en Limousin sont des chefs-d’œuvre de construction, et sont formés sur les mêmes principes que les voies romaines dont on retrouve encore quelques restes dans les Gaules ; tandis que les chemins faits par corvées, et nécessairement alors très-mal construits, exigent d’éternelles réparations qui sont une nouvelle charge pour le peuple. (K.)
  117. Voltaire lui-même, dans le paragraphe vi de son Fragment des instructions pour le prince royal de ***. Voyez les Mélanges, année 1767.
  118. Fin de l’article en 1770. L’alinéa qui le termine aujourd’hui fut ajouté en 1774. (B.)
  119. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  120. Voyage d’Ulloa au Pérou, livre VI. (Note de Voltaire.)
  121. Plutarque, chapitre d’Isis et d’Osiris. (Id.)
  122. Par Moncrif, de l’Académie française.
  123. Cette première section formait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  124. Voyez Essai sur les Mœurs, tome XI, chapitre i, page 165.
  125. La France.
  126. Ces vers sont de Voltaire. En 1780 parut un Abrégé historique des principaux traits de la vie de Confucius, avec un portrait au bas duquel on les avait mis. À cette occasion une lettre fut insérée dans l’Année littéraire, 1786, vii, 234, où Voltaire est appelé l’Arétin moderne : l’auteur de la lettre s’écrie : Quel poison est renfermé dans cette inscription ! (B.)
  127. La Biographie universelle dit que Confucius vécut de l’an 551 à l’an 479 avant notre ère.
  128. Le pape y avait déjà nommé un évêque. (Note de Voltaire.)
  129. Yong-tching entend par là les établissements des Européans dans l’Inde. (Note de Voltaire.)
  130. Voyez dans le Siècle de Louis XIV, chapitre xxxix (tome XV, page 76) ; dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, chapitre ii (tome XI, page 176), et ailleurs. (Note de Voltaire.) — Voltaire en avait déjà parlé : voyez tome XI, page 57 ; et dans les Mélanges, année 1763, la sixième des Remarques sur l’Essai ; année 1769, le chapitre iv de Dieu et les Hommes... Il en a parlé depuis dans une note de son Épître au roi de la Chine, dans l’article xxii de ses Fragments sur l’Inde (Mélanges, année 1773), et dans la troisième de ses Lettres chinoises, etc. (Mélanges, année 1776).
  131. Voltaire a donné l’explication de ce mot, tome XI, page 176.
  132. Juvénal, xiv, 37.
  133. Voyez l’Histoire de la Russie sous Pierre Ier, écrite sur les Mémoires envoyés par l’impératrice Élisabeth. (Note de Voltaire.) — C’est au chapitre vii de la première partie (tome XVI).
  134. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, l’article entier se composait de ce qui forme cette seconde section, moins le dernier alinéa. (B.)
  135. Voltaire revient sur Wolf et Lange dans la sixième de ses Lettres à S. A. monseigneur le prince de Brunswick (Mélanges, année 1767).
  136. Fin de l’article en 1764. L’alinéa qui suit fut ajouté dans l’édition de 1767. (B.)
  137. Sous ce titre, une édition de 1825 a donné l’Avis à tous les Orientaux, que les éditeurs de Kehl avaient rangé parmi les facéties, et que j’ai mis dans les Mélanges, à sa date de 1767. (B.)
  138. Ces deux articles Christianisme, tirés de deux ouvrages différents, sont imprimés ici suivant l’ordre chronologique. On y voit comment Voltaire s’enhardissait peu à peu à lever le voile dont il avait d’abord couvert ses opinions. (K.) On verra, au contraire de ce qui est dit dans cette note, que les deux sections de cet article ne sont pas dans l’ordre chronologique. (B.)
  139. Cette première section composait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  140. Voyez l’article Fin du monde. (Note de Voltaire.)
  141. Le titre de l’évangile syriaque de saint Luc porte : Évangile de Luc l’évangéliste, qui évangélisa en grec dans Alexandrie la grande. On trouve encore ces mots dans les Constitutions apostoliques : Le second évêque d’Alexandrie fut Avilius institué par Luc. (Note de Voltaire.)
  142. Livre II, chapitre ii.
  143. Livre IV, chapitre vi.
  144. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  145. Les chrétiens, par une de ces fraudes qu’on appelle pieuses, falsifièrent grossièrement un passage de Josèphe. Ils supposent à ce Juif si entêté de sa religion quatre lignes ridiculement interpolées ; et au haut de ce passage ils ajoutent : Il était le Christ. Quoi ! si Josèphe avait entendu parler de tant d’événements qui étonnent la nature, Josèphe n’en aurait dit que la valeur de quatre lignes dans l’histoire de son pays ! Quoi ! ce Juif obstiné aurait dit : Jésus était le Christ. Eh ! si tu l’avais cru Christ, tu aurais donc été chrétien. Quelle absurdité de faire parler Josèphe en chrétien ! Comment se trouve-t-il encore des théologiens assez imbéciles ou assez insolents pour essayer de justifier cette imposture des premiers chrétiens, reconnus pour fabricateurs d’impostures cent fois plus fortes ! (Note de Voltaire.) — Cette note a été ajoutée en 1769. (B.)
  146. La fin de cet alinéa fut ajoutée en 1765. (C.)
  147. Ici se trouvait, dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, un morceau que l’auteur a, en 1771, reproduit dans l’article Église de ses Questions sur l’Encyclopédie, avec des différences que j’indiquerai. En le supprimant ici, où il faisait double emploi, j’ai suivi l’avis des éditeurs de Kehl. (B.)
  148. Voyez tome XVII, la note 1 de la page 314.
  149. Dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, au lieu de ce qui suit, on lisait : « Les chrétiens célébrèrent d’abord leurs mystères dans des maisons retirées, dans des caves, pendant la nuit ; de là leur vint le titre de lucifugaces (selon Minutius Félix ) ; Philon les appelle gesséens. Leurs noms les plus communs, dans les quatre premiers siècles, chez les Gentils, étaient ceux de galiléens et de nazaréens ; mais celui de chrétiens a prévalu sur les autres.

    « Ni la hiérarchie, ni les usages, ne furent établis tout d’un coup ; les temps apostoliques furent différents des temps qui les suivirent. Saint Paul, dans sa première aux Corinthiens, nous apprend que les frères, soit circoncis, soit incirconcis, étant assemblés, quand plusieurs prophètes voulaient parler, il fallait qu’il n’y en eût que deux ou trois qui parlassent, et que si quelqu’un, pendant ce temps-là, avait une révélation, le prophète qui avait pris la parole devait se taire.

    « C’est sur cet usage de l’Église primitive que se fondent encore aujourd’hui quelques communions chrétiennes qui tiennent des assemblées sans hiérarchie. Il était permis à tout le monde de parler dans l’église, excepté aux femmes : ce qui est aujourd’hui la sainte messe qui se célèbre au matin, etc. »

    Voyez la suite dans l’article Église, où Voltaire l’a reproduite en 1771, ainsi que quelques-unes des phrases ci-dessus.

    Ce qui, en 1764, était dans le Dictionnaire philosophique, vient jusqu’à ces mots de l’article Église : « Sitôt que ces chrétiens furent en liberté d’agir. »

    Immédiatement après ces mots on lisait alors : Constantin convoqua, etc. Voyez ci-après, page 173.

    Le texte de 1764 se retrouve encore dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique. Mais dans la septième édition, qui porte aussi le titre de la Raison par alphabet et la date de 1770, il fut remplacé par ce qu’on lit aujourd’hui. (B.)

  150. Voyez dans les Mélanges, année 1769, la Collection d’anciens évangiles, paragraphe vi de l’Évangile de la naissance de Marie.
  151. Voyez la Collection d’anciens évangiles, dans les Mélanges, année 1769.
  152. Ibid.
  153. Ibid.
  154. Ibid.
  155. Voyez la Collection d’anciens évangiles, dans les Mélanges, année 1769.
  156. Saint Luc, I, 1.
  157. Verset 6.
  158. Voyez dans l’article Apocryphes, tome XVII, page 311.
  159. L’édition de 1770 du Dictionnaire philosophique ou Raison par alphabet, contient ici un passage que l’auteur a, en 1771 , transporté au mot Église (Précis de l’histoire de l’Église chrétienne). C’est celui qui commence par ces mots : Le christianisme s’établit, et finit par ceux-ci : liberté d’agir. (B.)
  160. Saint Jean, xiv, 28.
  161. Saint Jean, x, 30.
  162. Ici, dans l’édition de 1764 du Dictionnaire philosophique, était le morceau que l’auteur a depuis transporté au mot Église jusqu’à ces mots, mais peu d’élus, après quoi l’article était terminé par l’alinéa qui le termine aussi aujourd’hui. (B.)
  163. Voyez le Précis de l’histoire de l’Église chrétienne, au mot Église. (Note de Voltaire.)
  164. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  165. Plusieurs savants ont imaginé que ces prétendues époques chronologiques n’étaient que des périodes astronomiques imaginées pour comparer entre elles les révolutions des planètes et celle des étoiles fixes. Ces périodes, dont les prêtres astronomes et philosophes avaient seuls le secret, étant venues à la connaissance du peuple et des étrangers, on les prit pour des époques réelles, et on y arrangea des événements miraculeux, des dynasties de rois qui régnaient chacun des milliers d’années, etc., etc. ; cette opinion assez probable est la seule idée raisonnable qu’on ait eue sur cette question. (K.)
  166. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  167. M. Linguet. Cette satire de Cicéron est l’effet de ce secret penchant qui porte un grand nombre d’écrivains à combattre, non les préjugés populaires, mais les opinions des hommes éclairés. Ils semblent dire comme César : J’aimerais mieux être le premier dans une bicoque que le second dans Rome. Pour acquérir quelque gloire en suivant les traces des hommes éclairés, il faut ajouter des vérités nouvelles à celles qu’ils ont établies ; il faut saisir ce qui leur est échappé, voir mieux et plus loin qu’eux. Il faut être né avec du génie, le cultiver par des études assidues, se livrer à des travaux opiniâtres, et savoir enfin attendre la réputation. Au contraire, en combattant leurs opinions, on est sûr d’acquérir à meilleur marché une gloire plus prompte et plus brillante ; et si on aime mieux compter les suffrages que de les peser, il n’y a point à balancer entre ces deux partis. (K.)
  168. Canaux navigables pour la Picardie et toute la France, par Simon-Nicolas-Henri Linguet. Paris, 1769, in-8o.
  169. Rome sauvée, acte V, scène ii. Ces vers sont si peu ignorés, que tout Français qui a l’esprit cultivé les sait par cœur. Voltaire a corrigé ainsi le troisième vers dans les dernières éditions de la pièce :

    Sénat, en vous servant il la faut acheter. (K.)

  170. L’Art de vérifier les dates (avant J.-C.) écrit aussi Orsace : cependant on lit Osaces dans Cicéron lui-même (Lettres à Atticus, v, 20) et dans d’autres auteurs.(B.)
  171. Addition de 1774. (B.)
  172. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  173. Le texte de cet alinéa et la figure qui le précède sont conformes aux éditions de 1770, 1771 et 1775. L’édition in-4o de 1774 diffère pour la figure et pour l’explication qui la suit. (B.)
  174. Voyez l’optique de Robert Smith. (Note de Voltaire.)
  175. L’opinion de Smith est au fond la même que celle de Malebranche : puisque les astres au zénith et à l’horizon sont vus sous un angle à peu près égal, la différence apparente de grandeur ne peut venir que de la même cause qui nous fait juger un corps de cent pouces, vu à cent pieds, plus grand qu’un corps d’un pouce, vu à un pied ; et cette cause ne peut être qu’un jugement de l’âme devenu habituel, et dont par cette raison nous avons cessé d’avoir une conscience distincte. (K.)
  176. Aventures du baron de Fœneste, par Th.-Agr. d’Aubigné, livre III, chapitre viii.
  177. Job, XXXVIII, 4-6.
  178. Lactance, livre III, chapitre xxiv. Et le clergé de France, assemblé solennellement en 1770, dans le XVIIIe siècle, citait sérieusement comme un Père de l’Église ce Lactance, dont les élèves de l’école d’Alexandrie se seraient moqués de son temps, s’ils avaient daigné jeter les yeux sur ses rapsodies. (Note de Voltaire.)
  179. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  180. Ces trois vers français et ce qui suit, jusqu’aux mots : cette physique d’enfants, furent ajoutés en 1770. (B.)
  181. Jean Amerpoel est auteur du Cartesius mosaïzans, seu evidens et facilis conciliato philosophiœ Cartesii cum historia creationis primo capite Geneseos per Mosem tradita, Leuwarden, 1669, in-12.
  182. Voyez la note 1 de la page 185.
  183. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  184. v, 9.
  185. xvii, 26.
  186. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  187. Voyez l’article Poëtes ; et, tome XV, l’Histoire du Parlement, chapitre iii.
  188. Épître à Tite, chapitre i, v. 6. (Note de Voltaire.)
  189. I à Timothée, chapitre iii, v. 2. (Id.)
  190. Chapitre ii, v. 15. (Id.)
  191. Sozom., liv. I. Socrate, liv. I. (Id.)
  192. Lettre lxvii à Oceanus. (ld.)
  193. Voyez l’article Onan, Onanisme. (Note de Voltaire.)
  194. Fin de l’article en 1771 ; ce qui suit fut ajouté en 1774. (B.)
  195. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  196. Digression sur les anciens et les modernes.
  197. Chardin, chapitre vii. (Note de Voltaire.)
  198. Livre XIV.
  199. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  200. Voyages du jacobin Labat, tome VIII, pages 34 et 35. (Note de Voltaire.)
  201. Ce même missionnaire Labat, frère pêcheur, provéditeur du saint-office, qui ne manque pas une occasion de tomber rudement sur les reliques et sur les miracles des autres moines, ne parle qu’avec une noble assurance de tous les prodiges et de toutes les prééminences de l’ordre de saint Dominique. Nul écrivain monastique n’a jamais poussé si loin la vigueur de l’amour-propre conventuel. Il faut voir comme il traite les bénédictins et le P. Martène. « * Ingrats bénédictins !... Ah ! Père !... noire ingratitude que toute l’eau du déluge ne peut effacer !... vous enchérissez sur les Lettres provinciales, et vous retenez le bien des jacobins !... Tremblez, révérends bénédictins de la congrégation de Saint-Vannes... Si P. Martène n’est pas content, il n’a qu’à parler. »

    C’est bien pis quand il punit le très-judicieux et très-plaisant voyageur Misson de n’avoir pas excepté les jacobins de tous les moines auxquels il accorde beaucoup de ridicule. Labat traite Misson de bouffon ignorant qui ne peut être lu que de la canaille anglaise. Et ce qu’il y a de mieux, c’est que ce moine fait tous ses efforts pour être plus hardi et plus drôle que Misson. Au surplus, c’était un des plus effrontés convertisseurs que nous eussions ; mais en qualité de voyageur il ressemble à tous les autres, qui croient que tout l’univers a les yeux ouverts sur tous les cabarets où ils ont couché, et sur leurs querelles avec les commis de la douane. (Note de Voltaire.)

    * Voyages de Labat (en Espagne et en Italie), tome V, depuis la page 303 jusqu’à la page 313. — Cette citation est de Voltaire. (B.)

  202. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  203. L’article que les Questions sur l’Encyclopédie comprenaient sous ce titre avait deux sections : la première se composait de la première Lettre du R. P. Lescarbotier (voyez Mélanges, année 1768) ; la seconde, d’un fragment de la Dissertation d’un physicien de Saint-Flour, faisant partie de la troisième Lettre du R. P., et d’un fragment de la Réflexion de l’éditeur. (B.)
  204. Cet article, que les éditeurs de Kehl n’ont donné que dans leur errata, se composait de la dixième des Lettres philosophiques (Mélanges, année 1734). (B.)
  205. Comme le fond de ces trois sections de l’article Conciles est absolument le même, nous croyons devoir répéter ici que les différentes sections qui composent chaque article, tirées presque toujours d’ouvrages publiés séparément, doivent renfermer quelques répétitions ; mais comme le ton de chaque article, les réflexions, ou la manière de les présenter, diffèrent presque toujours, nous avons conservé ces articles dans leur entier. (K.)
  206. Hyde, Religion des Persans, chapitre xxi. (Note de Voltaire.)
  207. Luc, chapitre iv, v. 16. (Id.)
  208. Isaïe, chapitre lxi, v. 1 ; Luc, chapitre iv, v. 18. (Id.)
  209. Marc, chapitre iii, v. 21. (Id.)
  210. Matthieu, chapitre v, v. 17. (Note de Voltaire.)
  211. Saint Jérôme, sur le chapitre xliv, v. 29 d’Ézéchiel. (Id.)
  212. Actes, chapitre xv, v. 5. (Id.)
  213. Galat., chapitre ii, v. 11-12. (Id.)
  214. Galat., chapitre ii, v. 14.
  215. Actes, chapitre x, v. 10-13. (Note de Voltaire.)
  216. Actes, chapitre xxi, v, 23. (Id.)
  217. Annales d’Alexandrie, page 440. (Note de Voltaire.)
  218. Selden, des Origines d’Alexandrie, page 76. (Id.)
  219. Page 86. (Id.)
  220. Le reste des deux mille quarante-huit n’eut point apparemment le temps de rester jusqu’à la fin du concile, ou peut-être ce nombre se doit-il entendre de ceux qui furent convoqués, et non de ceux qui purent se rendre à Nicée. (K.)
  221. Lettre cxxxii. (Note de Voltaire.)
  222. Livre I, chapitre ix, de la Foi. (Id.)
  223. Page 303 du Synode. (Id.)
  224. Page 80. (Id.)
  225. Nicéphore, livre VIII, chapitre xxiii. Baronius et Aurelius Peruginus sur l’année 325. (Note de Voltaire.)
  226. Conciles de Labbe, tome I, page 84. (Id.)
  227. Page 129, ligne 25.
  228. Sur l’année 636. (Note de Voltaire.)
  229. Voyez ci-après, page 216.
  230. Lettre lv. (Note de Voltaire.)
  231. Cette section composait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  232. Voyez l’article Arianisme. (Note de Voltaire.)
  233. Livre VIII, chapitre xxiii. (Id.)
  234. Tome IV, numéro 82. (Id.)
  235. Voyez la lettre de saint Grégoire de Nazianze à Procope ; il dit : « Je crains les conciles, je n’en ai jamais vu qui n’aient fait plus de mal que de bien, et qui aient eu une bonne fin : l’esprit de dispute, la vanité, l’ambition, y dominent ; celui qui veut y réformer les méchants s’expose à être accusé sans les corriger. »

    Ce saint savait que les Pères des conciles sont hommes. (Note de Voltaire.)

  236. Livre XV, chapitre v. (Note de Voltaire.)
  237. Ce fut dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique que parut un article Conciles, composé de ce qui forme aujourd’hui cette troisième section. (B.)
  238. Voltaire, page 217, n’en parle que comme d’un second concile ; il avait, même page, parlé du premier, tenu en 1123. (B.)
  239. Dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique, cet article était signé : Par M. Abausit le cadet. (B.)
  240. Cet article parut pour la première fois dans une édition de 1765 du Dictionnaire philosophique. Il commençait alors ainsi :

    « C’est encore un problème si la confession, à ne la considérer qu’en politique, a fait plus de bien que de mal.

    « On se confessait dans les mystères d’Isis, d’Orphée et de Cérès, devant l’hiérophante et les initiés : car puisque ces mystères étaient des expiations, il fallait bien avouer qu’on avait des crimes à expier.

    « Les chrétiens adoptèrent la confession dans les premiers siècles de l’Église, ainsi qu’ils prirent peu à peu les rites de l’antiquité, comme les temples, les autels, l’encens, les cierges, les processions, l’eau lustrale, les habits sacerdotaux, et plusieurs formules de mystères : le Sursum corda, l’Ite missa est, et tant d’autres. Le scandale de la confession publique d’une femme, arrivé à Constantinople au IVe siècle, fit abolir la confession.

    « La confession secrète qu’un homme fait à un autre homme ne fut admise dans notre Occident que vers le VIIe siècle. Les abbés commencèrent par exiger que leurs moines, etc. »

    La version actuelle parut en 1771 dans la quatrième partie des Questions sur l’Encyclopédie, sauf quelques alinéas qui furent ajoutés en 1774. (B.)

  241. Alinéa ajouté en 1774. (B.)
  242. Mishna, tome II, page 394. (Note de Voltaire.)
  243. Tome IV, page 134. (Id.)
  244. Synagogue judaïque, chapitre xxxv. (Id.)
  245. Alinéa ajouté en 1774. (B.)
  246. Id. (B.)
  247. On lisait en 1771 : « Dans l’ancienne Église chrétienne, on confessa, etc. » (B.)
  248. Socrate, livre V. Sozomène, livre VII. (Note de Voltaire.)
  249. Voltaire a raconté cela avec un peu plus de détails dans ses Éclaircissements historiques. Voyez les Mélanges, année 1763.
  250. En effet, comment cette indiscrétion aurait-elle causé un scandale public, si elle avait été secrète ? (Note de Voltaire.)
  251. Dans l’édition de 1765 l’article se terminait ainsi :

    « Les assassins des Sforces, des Médicis, des princes d’Orange, des rois de France, se préparèrent aux parricides par le sacrement de la confession.

    « Louis XI, la Brinvilliers se confessaient dès qu’ils avaient commis un grand crime, et se confessaient souvent, comme les gourmands prennent médecine pour avoir plus d’appétit.

    « Si on pouvait être étonné de quelque chose, on le serait d’une bulle du pape Grégoire XV, émanée de Sa Sainteté le 30 août 1622, par laquelle il ordonne de révéler les confessions en certain cas.

    « La réponse du jésuite Coton à Henri IV durera plus que l’ordre des jésuites. Révéleriez-vous la confession d’un homme résolu de m’assassiner ? — Non ; mais je me mettrais entre vous et lui. » (B.)

  252. Mémoires pour l’histoire des guerres civiles des années 1649 et suivantes, par Pierre Lénet, sans indication de lieu. 1720, 2 volumes in-12. (E. B.)
  253. En 1771, dans la quatrième partie des Questions sur l’Encyclopédie, le commencement de ce morceau était la répétition du paragraphe xvi du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines, moins les deux premiers alinéas. Voyez Mélanges, année 1766. (B.)
  254. Livre IV, chapitre vii. (Note de Voltaire.)
  255. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre i (tome XV). — Voltaire reparle encore de la trahison de Daubenton, dans l’analyse qu’il donna des Mémoires d’Adrien-Maurice de Noailles ; voyez dans les Mélanges, année 1777, les Articles extraits du Journal de politique et de littérature.
  256. Le Dictionnaire des cas de conscience, par Jean Pontas, docteur en droit civil et en droit canon, sous-pénitencier de l’église de Paris, fut publié en 1715, et réimprimé, en 1741, à Paris, en trois volumes in-folio. Son opinion, que ce qui se passe au confessionnal ne doit jamais être révélé, est partagée par la plupart des théologiens. Quelques-uns pourtant admettent des cas exceptionnels. Les Monita ad confessarios, imprimés chez Hérissey, à Évreux, en novembre 1862, et distribués aux prêtres du diocèse, par ordre de l’évêque Devoncoux, contiennent, page 30, un passage dont voici la traduction : « Toute pénitente qu’un confesseur essayerait de séduire est tenue d’aller le dénoncer à l’évêque ou à ses vicaires, ou de leur écrire, afin de révéler le loup caché sous la peau du pasteur (ut revelet lupum sub pelle pastoris latentem). »

    Quant à la jurisprudence civile, elle n’était pas fixée sur ce point. Dans les Mémoires de Bachaumont, mine qu’on croit à tort épuisée, on trouve, à la date du 21 février 1778, un procès curieux : Un fermier des environs de Toulouse vint s’accuser à son curé d’avoir, dans une rixe imprévue, tué un de ses amis. Le confesseur dînait le soir même avec la famille du défunt. Il la trouve dans l’ignorance absolue de la perte de son chef, et tout le monde paraît fort gai. Le contraste de cette joie avec le secret funeste qu’il recèle dans son sein afflige et gêne tellement le curé qu’il fait pendant le repas une très-triste figure. On l’interroge sur son embarras apparent ; il explique en des termes ambigus. Un des fils du tué y fait attention et les rumine. Dans la nuit, son imagination s’exalte ; il se persuade que son père est mort et que le curé le sait. Dès le grand matin, il va chez lui pour lui demander l’explication de ses propos entrecoupés de la veille ; celui-ci, se repentant d’en avoir trop dit, élude et prétend ne rien savoir, n’avoir rien dit qui doive l’inquiéter. Le lendemain, ce jeune homme bouillant et agité de nouveau dans la nuit par des rêves plus sinistres, fait part de ses craintes à son frère et de la résolution où il est de forcer le curé à s’expliquer ; il s’arme d’un pistolet, et tous deux vont ensemble chez lui. Après les premières instances, auxquelles le pasteur résiste, le jeune homme, furieux lui montre le pistolet et lui déclare qu’il est résolu de lui brûler la cervelle s’il ne découvre ce qu’il sait sur la mort de son père, dont il ne doute plus.

    L’autre, présent, l’invite aussi à ne pas porter par son refus son frère à exécuter sa menace... Le curé, intimidé enfin, leur raconte tout ce qu’il a appris.

    La chose s’ébruite, le meurtre s’apprend, le ministère public en est instruit, l’affaire est portée au parlement de Toulouse, qui renvoie absous le meurtrier, condamne le curé à être brûlé vif, et les deux frères à être rompus vifs.

    La loi relative à l’organisation des cultes, du 18 germinal an X (8 avril 1802), plaçait à la fin de la formule du serment imposé aux ecclésiastiques : « Et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’État, je le ferai savoir au gouvernement. » Aucun prêtre, que nous sachions, n’a eu l’idée, en vertu de ce serment, de trahir les secrets de la confession. (E. B.)

  257. Voyez Pontas, à l’article Confesseur. (Note de Voltaire.)
  258. Troisième partie, page 255, édition de Lyon, 1738. (Note de Voltaire.)
  259. Mabil., chapitre viii et xiii. (id.)
  260. Chapitre xxiii. (Id.)
  261. Livre I, chapitre lxxvi. (Id.)
  262. C. Nova X. Extra de pœnit. et remiss.
  263. Tome II, p. 453. (Note de Voltaire.)
  264. Tome II, page 39. (Id.)
  265. Allusion à l’ouvrage de Nonotte, intitulé les Erreurs de M. de Voltaire.
  266. Cet alinéa n’existait pas en 1771 ; il fut ajouté en 1774. (B.)
  267. Ci-dessus, page 223.
  268. Voyez (tome XV) le chapitre xxxvi du Précis du Siècle de Louis XV, et (tome XVI) le chapitre lxv de l’Histoire du Parlement.
  269. Sous ce titre, Voltaire avait reproduit, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, son conte ou roman de Memnon.
  270. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  271. Voyez l’édit de 1724, 14 mai, publié à la sollicitation du cardinal de Fleury et revu par lui. (Note de Voltaire.)
  272. Voyez ce morceau dans le Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines, depuis l’alinéa qui commence par ces mots : Au chapitre xiii du Deutéronome, jusqu’à la fin du paragraphe xxi (Mélanges, année 1766).
  273. Les quatre sections de cet article parurent en 1771, dans la quatrième partie des Questions sur l’Encyclopédie. Une version de la quatrième section est de 1767. (B.)
  274. Voyez dans le présent dictionnaire les articles Beau, Juste, Religion, section II, et Zoroastre ; et encore dans les Mélanges, année 1768, le dialogue A, B, C, dixième entretien.
  275. Voyez la note, page 234.
  276. Voyez la note, page 234.
  277. L’autre Rabelais anglais est Swift : voyez dans les Mélanges, année 1734, la vingt-deuxième des Lettres philosophiques ; Voltaire a aussi parlé de Swift dans la cinquième de ses Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de *** (voyez les Mélanges, année 1767). Il parle de Tristram Shandy dans l’un des Articles fournis par lui au Journal de politique et de littérature (voyez les Mélanges, année 1777 ).
  278. Cette section, avec les variantes qui suivent, était reproduite plus loin sous le mot Liberté de conscience. Elle était dans les Questions sur l’Encyclopédie, 4e partie, 1771, telle que je la laisse ici. — Ce morceau avait déjà paru avec le texte que je mets en variante, à la suite du Fragment des instructions pour le prince royal de *** (voyez les Mélanges, année 1767), et avait été reproduit dans les Nouveaux Mélanges, partie ixe, 1770).
  279. Il est assez singulier que cette note ait été mise à celle des deux versions de l’article qui est la plus mesurée, ainsi qu’on peut en juger. (B.)
  280. Variante... dans l’empire : celle qui mange Jésus-Christ sur la foi seule, dans un morceau de pain en buvant un coup ; celle qui mange Jésus-Christ Dieu avec du pain ; et celle qui mange Jésus-Christ Dieu en corps et en âme, sans pain ni vin ; que pour lui, anabaptiste qui ne mange Dieu en aucune façon, il n’était pas digne, etc.
  281. Var. Ma foi tant pis, etc.
  282. Variante. Ma famille s’établira ailleurs ; monseigneur y perdra plus que moi.
  283. Var. Tous ses veaux qui ne communient pas plus que moi. L’intérêt, etc
  284. Var. Que je mange Dieu ; il est, etc.
  285. Var. Celles de cour : point de succès, etc.
  286. Var. Que t’importe que j’adore Dieu sans le manger, tandis que tu le fais, que tu le manges, et que tu le digères ? Si tu suivais, etc.
  287. Var. Un seul Dieu, et qui ne lui donnent ni père ni mère ; et les Indiens, etc.
  288. Var. Depuis cinq mille.
  289. Var. Dit le prêtre ; car, etc.
  290. Var. Zelus domus tuæ comedit me. (Psalm. lxviii, 10.)

    — Étrange secte ! ou plutôt infernale horreur ! s’écria le bon père de famille. Quelle religion que celle qui ne se soutiendrait que par des bourreaux, et qui ferait à Dieu l’outrage de lui dire : Tu n’es pas assez puissant pour soutenir par toi-même ce que nous appelons ton véritable culte, il faut que nous t’aidions ; tu ne peux rien sans nous, et nous ne pouvons rien sans tortures, sans échafauds, et sans bûchers !

    Çà, dis-moi un peu, sanguinaire aumônier, es-tu dominicain, etc.

  291. Variante. Pour plaire au pape. »

    Le pauvre anabaptiste s’écria : « Sacrés papes qui êtes à Rome sur le trône des Césars, archevêques, évêques, abbés devenus souverains, je vous respecte et je vous fuis. Mais si dans le fond du cœur vous avouez que vos richesses et votre puissance ne sont fondées que sur l’ignorance et la bêtise de nos pères, jouissez-en du moins avec modération. Nous ne voulons point vous détrôner, mais ne nous écrasez pas. Jouissez, et laissez-nous paisibles. Sinon craignez qu’à la fin la patience n’échappe aux peuples, et qu’on ne vous réduise, pour le bien de vos âmes, à la condition des apôtres, dont vous prétendez être les successeurs.

    — Ah, misérable ! tu voudrais que le pape et l’évêque de Vurtzbourg gagnassent le ciel par la pauvreté évangélique !

    — Ah, mon révérend père, tu voudrais me faire pendre ! »

  292. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  293. Gaëte, en italien Gajetta.
  294. Ces mots ont déjà été cités et traduits dans un fragment d’une lettre de Voltaire, qui fait partie de l’Avertissement mis par les éditeurs de Kehl à la tragédie d’Adélaïde du Guesclin (tome II du Théâtre).
  295. Camille Descurtis ou de Curte, jurisconsulte vénitien.
  296. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  297. Voyez l’article Principe.
  298. Voyez l’article Esprit, section iv ; et l’article Fanatisme, section ii. (Note de Voltaire.)
  299. Sous ce mot, Voltaire avait reproduit, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, son opuscule sous le même titre, qui se trouve dans les Mélanges, année 1766. Il avait mis en tête les deux phrases que voici :

    « Il y a des choses qu’il faut sans cesse mettre sous les yeux des hommes. Ayant retrouvé ce morceau, qui intéresse l’humanité entière, nous avons cru que c’était ici sa place, d’autant plus qu’il y a quelques additions. »

    Il y en avait en effet ; et elles font partie de l’article imprimé. (B.)

  300. Ce morceau historique avait été fait pour Mme du Châtelet. (K.) — Il avait été imprimé dans la Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
  301. Dans l’édition de 1756 on lisait encore :

    « Il faut maintenant tâcher de vous donner quelques éclaircissements sur Dioclétien, qui fut un des plus puissants empereurs de Rome, et dont on a dit tant de bien et de mal. »

    Après quoi venait le morceau qui forme ci-après l’article Dioclétien. (B.)

  302. Suite des Mélanges (4e partie), 1756. (B.)
  303. Ce morceau est imprimé dans le tome V de l’édition de 1742 des Œuvres de Voltaire. L’auteur le comprit dans son édition de 1756 parmi les Mélanges, troisième partie. Ce sont les éditeurs de Kehl qui l’ont placé ici.

    On peut voir dans les Mélanges de la présente édition, année 1727, un fragment sur les contradictions, qui, disent les éditeurs de Kehl, semble avoir fait partie d’une lettre écrite d’Angleterre. (B.)

  304. Les éditions ad usum Delphini ont des commentaires latins, et point de traductions. (B.)
  305. C’est le procès du P. Girard et de La Cadière. Rien n’a tant déshonoré l’humanité. (Note de Voltaire.)
  306. Voyez Athéisme, section iii.
  307. Le Cymbalum mundi, ouvrage de Bonaventure des Périers (dont Voltaire parle assez longuement dans la septième de ses Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de ***, voyez les Mélanges, année 1767), imprimé en 1537, réimprimé en 1538, l’a été encore en 1711 et en 1732, petit in-12. Voltaire lui-même l’a fait réimprimer en 1770 dans le tome III du recueil intitulé les Choses utiles et agréables. (B.)
  308. Voyez la note sur la seconde édition des Honnêtetés littéraires, dans les Mélanges, année 1767.
  309. Voyez Œuvres complètes de Montesquieu, édition E. Laboulaye ; Paris, Garnier frères, 1875, tome Ier, pages 254, 164, 124, 111.
  310. Œuvres complètes de Montesquieu, tome ler, p. 110.
  311. Ibid., p. 144.
  312. Ibid., p. 247.
  313. Cette phrase ne se trouve point dans le discours imprimé de M. Mallet, alors directeur : ainsi, ou la mémoire de M. de Voltaire l’a mal servi, ou cette phrase ayant été remarquée à la lecture publique, on l’aura supprimée dans l’impression. (K.)
  314. Cette ridicule coutume a été enfin abolie en 1751. Les lieutenants généraux des armées ont été déclarés nobles comme les échevins. (Note de Voltaire.) — Voyez Essai sur les Mœurs, chapitre xcviii, tome XII, page 140.
  315. En 1771, dans la quatrième partie des Questions sur l’Encyclopédie, cette section formait tout l’article, qui alors commençait ainsi : « On a déjà montré ailleurs les contradictions de nos usages, etc. »

    Le sommaire de l’article fut ajouté en 1774, dans l’édition in-4o. (B.)

  316. Rapin Thoiras n’a pas traduit littéralement cet acte. (Note de Voltaire.)
  317. Tome XI, page 118.
  318. I. Rois, chapitre xiii, v. 22. (Note de Voltaire.)
  319. Chapitre xiii, v. 19, 20 et 21. (Id.)
  320. Note de dom Calmet sur le verset 19. (Id.)
  321. Chapitre xiv, v. 15. (Note de Voltaire.)
  322. Analyse de la religion chrétienne, page 22, attribuée à Saint-Évremond. (Id.)

    Analyse de la religion chrétienne fait partie d’un volume intitulé Recueil nécessaire, dont on croit que Voltaire fut l’éditeur ; mais je remarquerai que l’Analyse y est imprimée sous le nom de Dumarsais ; et ici Voltaire donne cet ouvrage à Saint-Évremond. L’Analyse de la religion chrétienne n’est peut-être ni de Dumarsais ni de Saint-Évremond. (B.)

  323. Voyez cet Extrait du testament de Meslier dans les Mélanges, année 1762.
  324. Voyez l’article Miracles, section iv, et dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe vii du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.
  325. Voyez l’article Goût.
  326. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  327. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
  328. Le diacre Pâris, sur le tombeau duquel se firent les miracles, n’est mort que le 1er mai 1727 : Voltaire en a déjà parlé (tome XV) au chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV. Il parle des convulsionnaires de Saint-Médard dans les notes du Pauvre Diable et des Cabales (tome X). ainsi que dans une note de la Pucelle, chant III (tome IX). Il a parlé des convulsionnaires de Dijon au IXe siècle, dans le chapitre xxxi de l’Essai sur les Mœurs, tome XI, page 331.
  329. Voyez Correspondance de Grimm, etc., tome IV, pages 208, 379 et suiv. Édition Maurice Tourneux ; Paris, Garnier frères, 1878.
  330. Abraham Chaumeix se fit mettre en croix, le 2 mars 1749, dans la rue Saint-Denis. Ce fut lui qui dénonça au Parlement l’Encyclopédie ; voyez la note qui le concerne (tome X, page 127).
  331. Cet article se composait des chapitres xii, xiii, xv, xvi, xvii, xviii, des Singularités de la nature. Voyez Mélanges, année 1768. (B.)
  332. Voyez la note de la page suivante.
  333. C’était ici qu’en 1764 commençait cet article dans le Dictionnaire philosophique. Ce qui précède fut ajouté en 1771 dans la quatrième partie des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  334. Voyez sur cet objet l’article Existence dans l’Encyclopédie ; c’est le seul ouvrage où la question de l’existence des objets extérieurs ait été bien éclaircie, et où l’on trouve les principes qui peuvent conduire à la résoudre. (K.) — L’article Existence dont il est question dans cette note est du chevalier de Jaucourt. (B.)
  335. Leibnitz.
  336. Dans l’édition de 1764 on lisait : « et les vampires de dom Calmet ». (B.)
  337. Cet article se composait de la xxe des Lettres philosophiques (Sur les Seigneurs qui cultivent les lettres).
  338. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  339. La Coutume de Paris en vers français (par Garnier des Chesnes, ancien notaire, mort en 1812) avait paru en 1769, petit in-12. (B.)
  340. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. Voyez aussi Délits locaux. (B.)
  341. Voltaire raconte ici sous voile l’affaire du chevalier La Barre, qu’il imagine s’être passée en Italie afin de pouvoir flétrir les juges.
  342. Voyez (dans les Mélanges, année 1766) la Relation de la mort du chevalier de La Barre, et dans le tome XVI le dernier chapitre de l’Histoire du Parlement.
  343. Saint Matthieu, xviii, 16.
  344. Commentaire sur le traité Des Délits et des Peines, paragraphe xv. Voyez les Mélanges, année 1766.
  345. En 1768. Voyez dans la Correspondance, décembre 1771, la lettre de Voltaire, où il nomme Lerouge la femme qui accusait sa voisine Perra.
  346. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  347. Livre II, chapitre ii. (Note de Voltaire.)
  348. Voyez l’article Torture. (Note de Voltaire.)
  349. Cet alinéa et quelques-uns des suivants sont empruntés du paragraphe xxii du Commentaire sur le traité Des Délits et des Peines (voyez les Mélanges, année 1766) ; l’auteur les avait déjà reproduits en 1769, dans des additions qu’il fit alors au Précis du siècle de Louis XV : voyez le chapitre xlii de cet ouvrage, tome XV.
  350. C’était ici qu’en 1764 commençait l’article dans le Dictionnaire philosophique. Ce qui précède fut ajouté en 1771 dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie ; et immédiatement après ce premier alinéa on lisait : « Le duc de Sully, etc. » Voyez page 286. (B.)
  351. J.-B. Rousseau, Épître aux muses.
  352. Fin de l’article en 1764 ; les trois alinéas qui précèdent ne furent pas reproduits dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. Immédiatement après l’alinéa qui finit par le mot s’amuser, venait celui qui commence par : « On est accoutumé. » (B.)
  353. Zénobie, tragédie en prose jouée en 1645, et à l’occasion de laquelle le grand Condé disait qu’il savait bon gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote, mais qu’il ne pardonnait point aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si méchante tragédie à l’abbé d’Aubignac.
  354. Jean Dennis, fils d’un sellier, né en 1657, mort en 1733, et ridiculisé par Pope dans sa Dunciade, est le même dont Voltaire parle dans une lettre qu’on trouvera dans les Mélanges, année 1727.
  355. Traduit en français par Joncourt, en 1734 ; 2 volumes in-12.
  356. Voltaire a déjà parlé de Chiniac dans le chapitre xxviii du Pyrrhonisme de l’histoire (Mélanges, année 1768).
  357. Lamotte, Fables, I, xiii.
  358. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  359. Molière, l’Avare, acte V, scène ii.
  360. Ce morceau a paru en 1748, dans le tome IV de l’édition faite à Dresde des Œuvres de Voltaire. (B.)
  361. Ce sont les vers de Mme Deshoulières :

    On commence par être dupe,
    On finit par être fripon.

  362. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771, l’article entier se composait de ce qui forme cette seconde section. (B.)
  363. Voyez les articles À propos et Fanatisme, section iv ; et dans les Mélanges, année 1734, la septième des Lettres philosophiques ; et année 1763, la quatrième fausseté, à la suite des Éclaircissements historiques.
  364. Les éditions de 1770, 1771 in-4o, 1775, portent quatre-vingt-dix. Ce n’est peut-être qu’une faute de copiste ou d’impression. M. Renouard a mis quatre-vingt-six, en mettant en note que « Richard naquit le 4 octobre 1626, et mourut le 13 juillet 1712 ». (B.)
  365. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  366. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  367. Voyez la requête de Jérôme Carré À Messieurs les Parisiens, en tête de la comédie de l’Écossaise (tome IV du Théâtre) ; et le Prologue et le Premier postscript du poëme de la Guerre de Genève (tome IX) ; et ci-après l’article Langues, section iii ; — voyez aussi dans les Mélanges, année 1764, le Discours aux Welches, et son Supplément ; et dans la Correspondance, la lettre à d’Olivet, du 20 auguste 1761.
  368. Voyage d’Italie. (Note de Voltaire.)
  369. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  370. Cet alinéa n’existait pas en 1771 : il fut ajouté, en 1774, dans l’édition in-4o. (B.)
  371. Page 165, numéro 297. (Note de Voltaire.)
  372. La dîme fut abolie dans la fameuse nuit du 4 août 1789, et ce fut le duc du Châtelet qui eut l’initiative de cette proposition au milieu de tant d’autres qui se croisaient. Cette suppression fait l’objet de l’article 5 du fameux décret :

    « Art. 5. — Les dîmes de toute nature et les redevances qui en tiennent lieu, sous quelque dénomination qu’elles soient connues et perçues, même par abonnement, possédées par les corps séculiers ou réguliers, par les bénéficiers, les fabriques et tous gens de mainmorte, même par l’ordre de Malte et autres ordres religieux et militaires, même celles qui auraient été abandonnées à des laïques en remplacement et pour option de portion congrue, sont abolies : sauf à aviser aux moyens de subvenir d’une autre manière à la dépense du culte divin, à l’entretien des ministres des autels, au soulagement des pauvres, aux réparations et reconstructions des églises et presbytères, et à tous les établissements, séminaires, écoles, colléges, hôpitaux, communautés et autres, à l’entretien desquels elles sont actuellement affectées... Quant aux autres dîmes, de quelque nature qu’elles soient, elles seront rachetables de la manière qui sera réglée par l’Assemblée... »

  373. Cette seconde section se composait du Catéchisme du Curé. Voyez page 77 du présent volume.
  374. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  375. Bon, cela fait toujours passer une heure ou deux.

    (Plaideurs, III, iv.)
  376. Tancrède, acte III, scène iii.
  377. La Condamine. « Sa curiosité insatiable sur tous les objets, jointe à une grande surdité, le rend souvent fatigant aux autres ; quant à moi, dit Grimm, il m’en a paru toujours plus piquant. Cette curiosité le porta, il y a quelques années, à assister au supplice du malheureux Damiens. Il perça jusqu’au bourreau, et là, tablettes et crayon à la main, à chaque tenaillement ou coup de barre il demandait à grands cris : « Qu’est-ce qu’il dit ? » Les satellites de maître Charlot voulurent l’écarter comme un importun ; mais le bourreau leur dit : « Laissez ; monsieur est un amateur. » Rien ne prouve mieux le pouvoir des passions, puisque la simple curiosité a pu porter un homme, d’ailleurs plein de sensibilité et d’humanité, à se raidir contre le spectacle le plus horrible dont on puisse se former l’idée. » (Correspondance de Grimm. édition Maurice Tourneux, tome VI, page 251.)
  378. Les deux alinéas qu’on vient de lire font aussi partie du quatrième entretien entre A, B, C. Voyez Mélanges, année 1768.
  379. Cet article parut pour la première fois en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
  380. Voyez l’article Adam ; et dans les Mélanges, année 1768, l’A, B, C, dix-septième entretien.
  381. Voyez Essai sur les Mœurs, chapitre cxli, tome XII, page 358.
  382. Le prince de Turenne. (K.)