L’Âme bretonne série 4/Texte entier

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. --Table).

CH. LE GOFFIC

LA BRETAGNE ET LES PAYS CELTIQUES


L’ÂME BRETONNE

QUATRIÈME SÉRIE


Une cellule de l’organisme breton : Plougastel. — Anne de Bretagne à Blois. — Un pèlerinage aux Rochers. — Sur la piste de Yann-ar-Gwenn. — Laprade et Brizeux. — Au Val de l’Arguenon. — Les deux Villiers. — Rosmapamon. — Tristan Corbière. — Le premier bombardier de Bretagne : Prosper Proux. — Les souvenirs de Le Gonidec de Traissan. — La légende de Mgr Duchesne. — Félix et Louis Hémon. — Félix le Dantec. — Bédier du Ménezhouarn. — Charles Géniaux. — Auguste Dupouy. — La Haute-Bretagne. — D’Orléans à Landerneau. — Le folklore d’une paroisse bretonne : Trébeurden. — Et nos cimetières ? — Réponse de Maurice Barrès. — Le Renouveau celtique. — La Mer. — L’héroïsme breton, etc.


PARIS
ÉDOUARD CHAMPION, LIBRAIRE-ÉDITEUR
5, QUAI MALAQUAIS

1924


Il a été tiré de cet ouvrage 5 exemplaires sur papier d’arches
numérotés de 1 à 5.



À MAURICE BARRÈS




Je voulais vous dédier ce livre, Barrès, le quatrième d’une série ouverte il y a tantôt vingt-cinq ans — et probablement le dernier : ce sont vos mânes qui le recevront. Qu’ils lui soient indulgents !

J’envie Henry Bordeaux, André Hallays, François Le Grix, peloton choisi qui vous fit une suprême garde d’honneur jusqu’au cimetière de Charmes… Pour oser me joindre à ces privilégiés, il aurait fallu qu’on m’en priât et je n’avais que votre invitation lointaine, bien que plusieurs fois renouvelée, à venir goûter quelque jour auprès de vous la douceur de l’automne lorrain.

Répondrai-je encore à cette invitation ? Peut-être. Mais je prendrai garde que ce ne soit pas le jour où des délégations officielles se rendront vers vous ; je viendrai seul avec un petit rameau d’or coupé dans la lande bretonne et qui renouvellera peut-être le miracle de ce rameau de Circé, par qui le subtil Ulysse se put évoquer les mânes du devin Tirésias et s’entretenir familièrement avec eux. Ombre légère, vous m’apparaîtrez, non plus tel que je vous vis à l’une de nos dernières rencontres, devant la librairie Crès, sur le bord du trottoir, tendant au bout d’un long cou maigre un profil étonnamment busqué de gypaète et si pareil en vérité à l’un de ces hôtes des grandes altitudes que je n’eusse pas été autrement surpris quand votre manteau se serait gonflé et vous eût emporté comme une aile vers les cieux maugrabins. « Il serait bien oiseux de disputer si l’on n’a pas vécu auparavant, si l’âme n’a pas eu d’existence antérieure, » remarque quelque part Edgard Poe. « Tel le nie ; bon ! Je suis convaincu et ne cherche point à convaincre. » Ni moi non plus, bien qu’un vieux fonds de crédulité celtique me porte à penser que tout n’est pas vain dans les rêveries des bardes sur la métempsychose. Taliésin, au premier stade de sa triple existence, disait avoir été daim tacheté. Et l’indice animalesque est si criant chez tant de nos contemporains !

Mais le Barrès que j’évoquerai ne sera pas ce Barrès de la fin, réalisé dans son type altitudinaire et spécifique, le Barrès qui s’était perdu de vue et à qui les choses et les êtres n’apparaissaient plus que sous leur aspect d’éternité, comme des points à peine perceptibles sur la vaste face d’un horizon à la proportion de son âme. Ce sera le Barrès de la vingt-quatrième année, sceptique, charmant, presque ingénu, même un peu gauche, d’avoir été tourné en ridicule devant ses camarades par d’ignares pédants de collège, et cependant si conscient de son génie, si avide de domination, si décidé déjà, fût-ce en violentant le destin, à plier l’univers au rythme des battements de son cœur ! Quelques études dans des revues obscures, les quatre numéros des Taches d’encre et une collaboration intermittente au Voltaire sous forme de chroniques ou de fantaisies dialoguées, c’était, comme on dit, tout son bagage avec un livre inachevé et encore sans titre, qui n’était pas tout à fait un roman, ni tout à fait un essai de psychologie, mais une sorte de voyage à la découverte de son « moi ». Littérature d’un placement difficile ! Peu de revenus, en outre, assez pour vivre, pas assez pour échapper aux basses contraintes où nous plie un état de fortune médiocre et dont on ne se satisfait point d’ailleurs, quand on est un Julien Sorel — ou un Barrès et qu’on veut avoir toute licence de caresser renaniennement « sa petite pensée ! »

Car s’il pourra se dire un jour du Christ, il est surtout de Renan à cette époque, mais avec des démangeaisons de bâtonner ce maître qui l’enchante et qui l’agace à la fois par ses « phrases insidieuses à réticences », sa « souriante hypocrisie », son « impudence à faire accepter des âmes simples les plus parfaites immoralités ». Il lui sait gré, sans doute, d’avoir sauvé le divin du naufrage de la divinité et il y a des jours cependant où par réaction, énervement de cette stérile et décevante métaphysique, il se ferait volontiers tolstoïsant, chercherait « l’assoupissement délicieux dans l’universelle bonté » et instaurerait la dictature du cœur sur les ruines de la raison. Ces velléités ne durent guère et, dans le même article quelquefois, sans se soucier de mettre une apparence de liaison dans ses idées, il revient à son nihilisme renanien ; il raffine même sur son modèle : hors des songeries et des mots qu’une main légère éparpille, tout est vain, et lui qui entendra, dans Notre-Dame, les grandes houles des orgues déferler sur son cercueil, lui qu’environneront, sous la croisée des merveilleuses ogives, pareilles à de longs doigts exaltés qui se joignent pour la prière, la pompe des obsèques officielles et toutes les solennités de la liturgie, il demande qu’on « laisse tomber » ce cadavre en pierre de la foi catholique, qu’aucun orateur sacré n’y soit plus admis à prendre la parole et qu’on en fasse, comme de l’Athènes d’Hypathie, « une ruine harmonieuse », — un musée des religions.

Il n’y a pas de page plus délibérément et, si l’on peut dire, plus tranquillement sacrilège dans toute l’œuvre de Barrès. Mais qui choquerait-elle alors ? C’est le ton général : de Leconte de Lisle à Zola, toute la littérature est athée, à deux ou trois exceptions près, Barbey, Villiers de l’Isle-Adam, dont personne ne prend au sérieux le catholicisme baudelairien, et un nouveau venu au masque inquiétant de rôdeur nocturne qui bat sa coulpe à l’écart et confesse naïvement la foi de son enfance, Paul Verlaine. Mais en celui-là non plus, Barrès, sans contester sa sincérité, ne veut voir davantage qu’un « bon fils de Baudelaire », un théoricien, à peine plus raffiné, de la « vraie débauche intellectuelle », ramassée dans les vers fameux :

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n’a rien d’exquis et d’alléchant.
S’il n’y frétille un peu de pervers et d’immonde
Et, pour n’être pas dupe, il faut être méchant.

Ses vrais dieux, au-dessous de Renan et avec Baudelaire, ce sont les analystes, Gœthe, Benjamin Constant, Sainte-Beuve (le Sainte-Beuve de Volupté), Stendahl, Taine, Amiel et, plus tard seulement, et sur des autels plus couverts, parce qu’ils sont de ces dieux brûlants — et indiscrets — qui laissent un reflet trop vif sur la face de leurs adorateurs, les grands lyriques de la prose, Michelet et ce Chateaubriand dont il avait pourtant dit déjà, dans un article de La Suisse romande du 15 mai 1885, que ses Mémoires d’Outre-Tombe sont « le chef d’œuvre de style devant lequel tout écrivain se doit agenouiller à ses heures de défaillance. » Quand il répondra, quelques années après, à un reporter curieux de ses « idéaux » et qui lui demande ce qu’il veut être : « Chateaubriand… ou rien », il dévoilera le reste de son secret. Mais lui-même ne le tient pas encore, il hésite sur ses directions, il n’a pas fini de décrire ses orbes. Peu importe au demeurant : je ne fais pas ici l’histoire d’un esprit ; je saute les transitions jusqu’au Barrès qui croit avoir enfin trouvé sur la lande de Combourg son orientation et sa formule. C’est l’été : les hirondelles rasent l’étang ; la chaleur accable. Un pèlerin chemine sur la digue vers la poterne d’un roide et triste manoir féodal, pénètre sous ses voûtes. Est-ce René ? Presque, puisque c’est vous, Barrès.

« Fils des romantiques, écriviez-vous, je rentre dans ma maison de famille et je sonne à l’huis d’un château, survivance du passé, où je reconnais en même temps le principe de mon activité littéraire. »

Et, dès lors que vous le dites, nous aurions mauvaise grâce à ne pas vous en croire. Mais enfin, on ne saurait aller contre, c’est par Rosmapamon que vous êtes venu à Combourg, et peut-être n’était-ce pas l’itinéraire le plus direct. Seulement, en 1886, y avait-il une route directe sur Combourg pour un jeune Lorrain dilettante, misanthrope et incroyant ? Toutes ses préférences au contraire et le vent du siècle l’appelaient à Rosmapamon.

Vous vous souvenez, Barrès, de cette soirée de fête nationale où, en compagnie de Jules Tellier et de Charles Frémine, à une terrasse de la Source, je promis de vous y mener le mois suivant ? Paul Bourget observe avec beaucoup de justesse que chez vous l’enrichissement introspectif fut précédé d’un enrichissement par les voyages : voyager, au fond, n’était qu’une façon d’apprendre à vous mieux connaître et parce que toute conscience, comme disent les philosophes, est le sentiment d’une différence. Et je ne suis pas peu fier en vérité que ce soit par la Bretagne trégorroise que vous ayez commencé ce travail d’investigation. Vous étiez au printemps de votre génie ; vous aviez cette grâce sans pareille et un peu hautaine qu’avec une touche moins efféminée nous eût restituée le célèbre portrait de Jacques Blanche. Si, de tous les Barrès antérieurs et postérieurs, c’est ce Barrès-là qui m’est resté le plus cher et que j’irai évoquer sur votre tertre, qui s’en étonnerait ? Je suis comme ces beautés provinciales sur qui se posa un jour le regard d’un jeune roi de passage et pour qui la vie, le monde et leur cœur s’arrêtèrent ce jour-là.



La Bretagne n’occupe pourtant qu’une assez petite place dans votre œuvre. Les Huit jours chez M. Renan ôtés, vous n’avez même pas pris la peine de recueillir les pages qu’elle vous inspira en cette année 1886 et qui parurent au Voltaire d’abord, puis, légèrement retouchées, dans la Lorraine-Artiste ; vous les jugiez « chétives », « superficielles » et bonnes tout au plus à être « glissées en notes dans quelque livre de Breton qui dirait : « Voilà ce qu’a senti un étranger, un homme du dehors, un barbare qui était venu jusqu’ici boire une bolée de cidre »… Voyez, ajoutiez-vous, si vous envisagez que, réunissant un jour vos proses sur la Bretagne, vous pourriez faire un sort en petits caractères à ce qui vaut un peu dans ces quatre articles[1] ».

La vérité, c’est qu’il y eût fallu joindre, pour dégager tant leur sens, un cinquième article postérieur de plusieurs années, écrit à l’époque dit procès de Rennes, la merveilleuse Visite à Combourg dont je parlais tout à l’heure, sorte de grand office romantique avec son introït sublime :

« J’ai toujours projeté de visiter les lieux où sont les grands arbres à parfums qui, balancés sur le monde, suscitèrent mon imagination… »

Faute de ce couronnement, les quatre articles du Voltaire, même étayés des Huit jours, eussent paru incomplets et « chétifs » en effet. Et vous aviez raison, somme toute, de croire que la Bretagne méritait un hommage moins dérisoire. Vous aviez tort seulement de croire que vous ne lui aviez pas rendu cet hommage, parce que elle n’est nommée presque nulle part ailleurs dans vos livres[2]. Le ciel de notre subconscient est peuplé de dieux ignorés : c’est toute votre œuvre qui est un hymne involontaire à la Bretagne et qui proclame à votre insu sa puissance. Non, Barrès, je n’abuse pas du rameau d’or ; je ne vous tire pas à nous, Bretons, plus qu’il n’est raisonnable ; je vous définis et je vous situe à mon tour — sur des témoignages et sur des faits.

Vous m’écriviez, peu après la publication des Scènes et Doctrines du Nationalisme : «…J’ai devant moi d’immenses espaces qui m’appellent. » D’immenses espaces ? Illusion de conquérant qui mesure le monde à l’envergure de son âme ! Ces « immenses espaces » si vite épuisés, ils ont nom dans votre œuvre Aigues-Mortes, Tolède, Cordoue, Venise, Ravenne, Sparte, la Syrie, des sépulcres et des déserts. Mais ne voyez-vous point à présent que ce n’étaient là que des variantes d’un même texte, des synonymes du même étrange et mélancolique royaume où vous descendîtes pour la première fois certain jour de juillet 1886 ? Vous pensiez ne faire qu’y toucher. Au fond. Barrès, vous n’êtes plus jamais sorti des frontières de ce pays crépusculaire ; volontairement ou par une vertu secrète plus forte que vous-même, vous êtes resté jusqu’au bout son captif ; vous n’avez pas plus réussi à vous en évader que du Val-sans-Retour le chevalier de la légende arthurienne — ou plutôt vous l’avez traîné partout avec vous. Au moment où vous le croyiez le plus loin, il revenait, vous assaillait. Charles Maurras me contait qu’un jour que vous l’étiez allé voir aux Martigues, vous suiviez tous les deux un chemin ensoleillé qui menait, je crois, à l’étang de Berre et qui se voila imperceptiblement. Il n’en fallut pas plus. Cette légère cendre et je ne sais quel détail du paysage, une pierre grise sur la colline, vous transportèrent à trois cents lieues dans le Nord-Ouest et vous demandâtes à votre guide :

— Êtes-vous sûr que nous soyons en Provence ? Moi je crois que nous sommes à Saint-Pol-de-Léon et que nous allons retrouver Le Goffic et Vicaire devant une bolée de cidre.

Boutade, dira-t-on. Oui, si le trait était unique. Mais, quand je vois les brouillards de Bretagne vous suivre jusque dans votre Lorraine natale, en estomper et en amollir les lignes rêches pour vous aider à retrouver son ancienne figure, à réveiller, par l’imagination, ses puissances mystiques endormies depuis Jeanne, je ne suis plus tenté de sourire ; je commence à entrevoir quelle éducatrice a été pour vous cette Terre du passé, cette contrée de silence qui rend sous le pied un son de caveau et dont la leçon s’infiltre dans les âmes comme ces gaz incolores et inodores qui ne font sentir leurs effets que longtemps après qu’ils ont pénétré tout l’organisme. Il est venu un moment où, sous son influence, le subtil et réaliste Lorrain que vous étiez, tout grâce, scepticisme, ironie légère, s’est changé en un grave « écouteur des morts » délibérément fermé à toute pensée, à toute religion, à toute beauté « qu’aucun mystère ne baignait plus ». Le plateau lorrain, ce jour-là, vous est apparu sous un autre aspect : vaste pays de la tristesse sans déclamation, il semblait prolonger vers l’Est la pathétique et un peu emphatique lande bretonne ; il n’était plus comme elle, sous les vents qui le raclent, qu’une grande bruyère hantée dont vous peiniez à harceler les fantômes dans le vain espoir de leur arracher un secret qu’ils ne confient qu’aux humbles de cœur et aux ignorants. Bordeaux a eu raison, dans son émouvant mémorial[3], d’appeler l’attention sur la préface si révélatrice que vous avez donnée jadis à la Ville enchantée de Mrs. Oliphant, traduite (avec quel art caressant, quelle entente des plus subtiles nuances !) par l’abbé Henri Brémond. Il appelle cette préface une « étonnante ronde de nuit à la Raffet », mais, en vérité, les morts n’y sont évoqués que de seconde main, si l’on peut dire, et ce qui m’a le plus frappé dans cette revue nocturne, c’est le sentiment très vif « et presque un peu douloureux » que vous y manifestiez d’avoir trouvé là, réalisée par une étrangère, « l’idée charmante », le « livret » sur lequel vous auriez le mieux fait chanter votre musique.

« Voilà, dites-vous, le livre que j’aurais dû écrire et que j’ai parfois entrevu. Fortune heureuse, fortune injuste, je vois fleurir, sur une tige saxonne, une pensée celtique, une de ces imaginations populaires qui nous viennent du lointain des âges et dont j’ai moi-même souvent éprouvé la puissance. »

Vous songiez, je pense, dans cette finale, à certain « conte inédit » paru sous votre signature quelque deux années avant la publication de la Ville enchantée et qui s’appelait : le Réveil des morts au village. Pour des raisons que je crois deviner vous ne l’avez point recueilli en volume. Si ce n’est pas tout à fait le thème de la Ville enchantée, c’en est un si voisin pourtant que, n’étaient les dates, on dirait une réminiscence. Mais non. Le bon curé lorrain de qui vous teniez cette histoire, l’abbé P…, n’est pas un personnage imaginaire : c’est lui qui a mené, près des sept témoins de l’événement, l’enquête dont vous n’avez fait que résumer les conclusions. Et ces sept témoins, interrogés à part et confrontés ensuite, se trouvèrent tous d’accord pour certifier qu’à Lignéville, la nuit de la fête du village, où ils s’étaient attardés un peu plus que de raison, ils furent pris en rentrant chez eux dans un remous de foule « aux bizarres costumes » que les corps les plus opaques n’arrêtaient pas, qui les traversait comme le rayon lunaire traverse la vitre, qui ne semblait rien voir ni rien entendre et qui se dirigeait en silence vers l’église voisine : c’étaient des trépassés et très probablement, d’après l’abbé P…, les morts mêmes de la paroisse, à l’intention desquels c’est la coutume en Lorraine, comme en Bretagne, de célébrer une messe de requiem le lendemain de la fête patronale. Et le récit achevé, revenant vers Charmes à travers une région plus aride, plus épuisée que jamais, sans autre bruit que le croassement des corbeaux jetant sur la campagne leur sinistre avertissement : Cras, cras, demain, demain, vous réfléchissiez qu’un tel récit ne suffit peut-être pas à lui seul pour ébranler l’imagination, mais que, s’il vient se placer dans une série de faits qui l’éclairent et l’appuient, il peut nous orienter, nous aider « à prendre le vrai point de vue. »

Une série de faits du même genre, on la reconstituerait assez difficilement, j’en ai peur, dans la Lorraine d’aujourd’hui, desséchée de rationalisme, mais dans les pays de pure race celtique, en Irlande, en Écosse, en Bretagne, rien ne serait plus aisé : ces morts vaguant par les routes, ces processions de trépassés y sont quasi de toutes les nuits et il n’est que d’avoir le sourcil dessiné d’une certaine façon pour les apercevoir — ou l’oreille assez fine, quand ils ne courent pas encore les champs, pour surprendre leur rumeur souterraine. L’auteur anonyme qui rédigeait au XIe siècle la Chronique de Nantes raconte qu’un habitant des faubourgs de cette ville rentrait chez lui au soir tombant et, comme il traversait le cimetière de Saint-Cyr, il se prit, en cheminant à travers les tombes, à faire, en son cœur, commémoration des défunts. Et un murmure lent et sourd, puis suffisamment distinct, monta autour de lui. C’étaient, sous forme de répons, les voix des trépassés qui bourdonnaient : Amen ! Amen ![4] Prototype des histoires d’outre-tombe qui emplissent les livres de nos folkloristes et dont on composerait toute une bibliothèque. Mais qui eût pensé jamais que ces contes de nourrice pussent à ce point passionner le père de Petite-Secousse et de Bougie-Rose et que, non seulement dans cette préface déjà ancienne à la Ville enchantée, mais hier encore, dans une lettre à l’Éclair sur les chefs-d’œuvre méconnus, il redirait tout son chagrin d’avoir passé auprès d’un tel sujet qui le hantait obscurément et qui était celui où il se serait peut-être le plus profondément exprimé ?

Eh bien, Barrès, ai-je tort de prétendre que l’homme qui parlait ainsi, la Bretagne — non pas peut-être la Bretagne géographique, mais la Bretagne idéale ou l’ensemble de sentiments, de croyances et de songes qu’on a l’habitude de comprendre sous ce mot — avait quelque droit de le revendiquer pour sien ? Date-t-il cependant de Combourg, comme vous le pensiez peut-être, et si tant est que vous n’ayez pris réellement conscience de vous-même, ô nouveau René, que ce jour de votre rentrée sous la poterne du manoir ancestral ? Et il est bien vrai sans doute que de ce jour vos traits se précisent, que ce patriotisme lorrain, frère du patriotisme breton de l’écrivain qui, suivant le mot de Brunetière, « en apportant sa province dans la littérature a modifié toute la sensibilité contemporaine », ce culte des ancêtres et de la terre, ce naturalisme mystique et jusqu’à ce tourment de l’absolu, cette instabilité perpétuelle, ce goût des ruines et des marécages, ces grands cercles que vous décrivez au-dessus des charniers de l’histoire, cette phrase musclée, sensuelle et toute gorgée d’images de vos livres sur l’Espagne et le Liban (après la phrase sèche et fiévreuse à la Michelet des Scènes et doctrines du nationalisme, qui succédait à la fine musique renanienne de l’invocation à Amaryllis et des stances à Bérénice), tout cela, qui est l’essence du Barrès de la troisième époque (et un peu déjà aussi de la seconde), c’est du Chateaubriand transposé et disposé sur le plan lorrain par un esprit bien décidé à « exciter en tout sens son imagination », mais qui sait garder le contrôle de lui-même et utiliser ses émotions en vue de fins rationnelles et précises, au point d’avoir pu tromper les contemporains par cette organisation toute classique de sa sensibilité. Pas longtemps d’ailleurs, et, à moins de donner aux mots un sens qu’ils n’ont pas, il nous faut bien convenir qu’aucun écrivain n’a été autant que vous, depuis René, dans la vraie ligne celtique du romantisme français.

Une doctrine et une esthétique, non pas très neuves, assurément, mais dont vous aviez toute l’étoffe nécessaire pour renouveler la formule, voilà ce que vous a fourni Combourg et qui était le plus grand service qu’on pouvait vous rendre à ce moment ; l’avoir payé d’un simple gauchissement de la route que vous suiviez et qui, du scepticisme renanien, risquait de vous mener tout droit par l’égotisme à l’anarchie, c’est, je l’accorde, de quoi justifier pleinement votre gratitude envers René. Mais déjà, sur cette route scabreuse, aux haltes de ses halliers de rêverie, les philtres de la Viviane armoricaine avaient commencé d’opérer ; déjà vous commenciez à soupçonner qu’« un être porte en soi plus de puissance à s’émouvoir qu’il ne s’en connaît », vous aperceviez qu’une conception purement rationnelle du monde ne résout rien que dans notre cerveau et laisse toute vive, toute nue et grelottante sous les vents de l’Occulte, la pauvre sensibilité. Souvenez-vous, Barrès, de ces soirs où nous revenions à pied, dans une brume de lait, par les grandes landes de Bringuiller, de ces vastes silences qui s’établissaient soudain et qui se fermaient sur nous comme une banquise. C’était comme si le pouls de l’univers se fût arrêté. Et tout à coup quelque chose passait, un frémissement inexplicable des ajoncs, le cri bref d’un de ces oiseaux de mer qui n’ont qu’une note, deux tout au plus, et qui ne savent qu’appeler ou gémir : seuls les oiseaux des sillons et des bois ont reçu du ciel la grâce de la mélodie. Tout est symbole à qui sait voir et entendre… Allez, Barrès, c’est là que vous avez appris comment le silence, les grands espaces solitaires, les longues files indéterminées des peupliers se transforment naturellement en prières dans une âme ; c’est là, ô aspirant mystagogue, ô Faust adolescent, que vous avez pris, mieux que chez Guaita, votre première leçon d’ésotérisme appliqué. Il y a des solitudes ailleurs ; là c’est la solitude même et l’âme y est en tête-à-tête avec le mystère ; elle est sur le seuil du grand Secret ; elle peut s’en détourner par la suite : elle gardera toujours sur elle la brûlure de ce vent de ténèbres ; elle gardera toujours l’ébranlement de ce « vertige du passé » qui, avant vous, avait saisi Michelet à la pointe du Raz…

Et que disais-je, qu’aucune trace ou presque ne demeurait dans vos premiers livres de cet ébranlement ?

Dans la vaste chambre, pareille à un dortoir, de cette auberge de Landrellec où nous avions déposé nos sacs de route et pris pension pour quelques jours, je vous voyais le soir, de mon lit, qui liriez de votre valise le manuscrit de la monographie encore sans titre qui devait s’appeler Sous l’œil des Barbares et que Lemerre avait accepté d’éditer.

Il est rare que vous vous soyez contenté de votre premier jet ; je l’ai pu vérifier dans votre jeunesse, au temps où vous m’admettiez à l’honneur de revoir les épreuves de vos livres ; vous ne conçûtes de doute sur mon infaillibilité de grammairien que le jour où Lemaître, qui était resté professeur, même devant le génie, et qui n’aimait pas d’ailleurs les écrivains de votre famille, vous reprocha certain passé antérieur subversif qui m’avait échappé : où il fallait eusse, je crois, nous avions laissé imprimer eus. Grossier solécisme ! J’en portai la peine en perdant votre confiance, mais d’autres me remplacèrent, comme Henry Bremond, qui surent la mériter jusqu’au bout.

De ce long commerce avec vos manuscrits, j’ai du moins retenu combien, pareil une fois de plus à René, bien qu’inapte encore à l’apparente liaison des idées et déconcertant le lecteur par vos raccourcis pascaliens, les tournants brusques de votre raisonnement, vous aviez souci de la cadence de vos phrases et par quelle gymnastique incessante, quels continuels exercices d’assouplissement, vous atteigniez à la perfection de ces divines vocalises. « Se méfier de l’em… universel et tâcher de prendre goût à mes conceptions avant de trop raturer », cette rude maxime de vie littéraire jetée en marge de vos brouillons de l’époque, un jour d’énervement où la séance avait été particulièrement laborieuse, vous ne l’avez jamais observée, même pour vos articles de journaux, et il n’en est point (j’entends de ceux que vous avez jugés dignes d’être recueillis en volume), qui ne portent la trace de corrections nombreuses et presque toujours heureuses, de surcharges qui en étendaient ou en dégageaient lumineusement le sens. Vous pratiquiez déjà, en cet été de 1886, ces probes méthodes de travail ; vous ne cessiez d’amender le texte de votre livre. Et l’impression profonde que vous avait faite ce premier contact avec la terre et la mer bretonnes passa dans vos retouches de Landrellec : car c’est là, j’imagine, sous la lampe, au bruit de la marée qui s’insinuait dans les chenaux sablonneux de la baie, qu’en termes dignes de Maurice de Guérin et dans la même disposition panthéistique, vous introduisîtes la phrase sur le « va-et-vient admirable de l’héroïque océan breton, mâle et paternel ». Et c’est à Landrellec encore — ou à St-Pol-de-Léon — que les nostalgiques chansons bretonnes imprimées chez ma mère, la Durzunel notamment, cette « sône » incomparable de la tourterelle que nous chantait une fileuse et où s’éplore tout le génie en mineur de la race, vous parurent déterminer la nuance de certains ciels élégiaques auxquels vous ne cessâtes plus de les associer :

« C’était, sur le Bois de Boulogne, le ciel bas et voilé des chansons bretonnes… »

Sur le bois de Boulogne, comme là-bas, en Provence, sur l’étang de Berre, comme sur le plateau lorrain, chez vous, chez cette petite nation aiguisée, prudente et terre-à-terre, qui refuse au voisin de lui prêter son lard, parce que ça s’use, mais qui lui prête volontiers sa femme, parce qu’il n’en coûte rien… Pays abandonné, perdu de désolation, à vous en croire, où l’on est « pressé par des ombres » et sur qui pèse une tristesse immobile dont personne encore ne s’était avisé.

« Pourquoi, demandez-vous, ces déserts me portent-ils des coups si forts et si justes ? Comment ces plaines déshéritées atteignent-elles sûrement mon cœur ? »

Ne faudrait-il pas demander plutôt pourquoi, jusqu’à vous, aucun écrivain de Lorraine n’avait senti la saisissante qualité morale du plateau lorrain ? Je sais bien ce qu’on répond, que je vais chercher bien loin ce que j’ai sous la main, qu’il suffit, pour tout expliquer, que le premier habitat de votre clan ait été ce Mur-de-Barrez, dans le Cantal, qui n’est peut-être pas « le plus vieux territoire celtique de la France », mais qui en est assurément l’un des plus vieux, et dont la « population », ajoute M. René Jacquet, « a été pénétrée de fortes infiltrations sarrazines[5] ». Et lui-même du coup s’éclaire et s’explique ce je ne sais quoi d’exotique, de dernier Abencérage, ces tons violents et sombres de telles de vos pages, ces arêtes brusques, ces fièvres, ces saccades, ce fatalisme, ces voluptés derrière la grille, ces airs détachés d’exécuteur maure essuyant son cimeterre au pan de son manteau, tout cet orientalisme qui reparaît de temps à autre dans votre œuvre et dont la dernière manifestation fut ce cantique du Jardin sur l’Oronte, exaltante musique sensuelle, duo d’amour éperdu d’un Aben-Hamet catholique et d’une dona Blanca musulmane. Vous êtes un composé, un carrefour de races, un confluent d’hérédités contradictoires comme tous les hommes de ce temps, Barrès. Tantôt l’une, tantôt l’autre, l’emporte chez vous. Mais la dominante, le courant de fond, M. Jacquet a raison, c’est le Celte.

Reste à savoir, refoulé comme il l’était au plus intime de votre être, noyé sous les afflux étrangers, si vous l’eussiez aperçu et ramené à la surface, sans l’avertissement breton ? Sincèrement je ne le crois pas. Je veux bien, en dernier ressort et pour ne point trop accorder à la Bretagne, qu’elle ne vous ait point engendré de toute pièce à la vie spirituelle : le Celte latent chez vous, mettons, si vous le voulez, qu’elle l’ait simplement aidé à se dégager des hérédités sarrazine et lorraine qui s’opposaient à sa libre expansion. Heureux mélange de sangs ennemis au demeurant et si l’on n’a égard qu’à l’émouvante beauté du débat qui s’est institué de bonne heure entre votre rationalisme et ces appels de l’Au-Delà, ces bourdonnements de vos plus anciens globules qui vous troublaient sans vous décider à leur donner votre adhésion ! Le Lorrain, là-dessus, chez vous, malgré de brèves défaillances, des minutes où on le crut près de se rendre, jusqu’au bout résista. Mais qu’il ait tant eu à se défendre, qu’entre le Celte et lui le débat ait pris cette ampleur, cette douloureuse noblesse, ce haut son liturgique, c’est ce qu’on n’aurait pas cru qui se pût voir au pays du cardinal Mathieu et de M. Poincaré, et c’est de quoi l’on ne sera jamais assez reconnaissant à la Bretagne : si elle n’a point été votre mère, ne lui marchandez point plus longtemps, ami, d’avoir été l’accoucheuse de la partie la plus profonde de vous-même.

Aussi bien en avez-vous quasi fait l’aveu. « Il est des lieux, dites-vous dans la Colline Inspirée, qui firent l’âme de sa léthargie… ». Au premier rang de ces lieux privilégiés, baignés de mystère, « élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse », vous citez Lourdes, le Mont Saint-Michel, les Saintes-Maries-de-la-Mer, le rocher de Sainte-Victoire, Domrémy, — enfin celle qui aurait dû tenir chez vous la tête de la nomenclature, et par droit d’ancienneté et par droit de primauté d’influence, la forêt de Brocéliande, à demi-païenne encore parmi tous ces chrétiens et ces chrétiennes d’une absolue orthodoxie, Brocéliande, si conforme à la figure de votre âme nostalgique, bruissante et profonde, qu’au lieu de vous chercher à Charmes, c’est peut-être là, Barrès, qu’en définitive, quelque soir de l’arrière-automne, au bord des étangs rouilles, sous les chênes fatidiques, j’irai vous évoquer…

Paris, 25 avril 1924.



UNE CELLULE
DE L’ORGANISME BRETON
(PLOUGASTEL)



COUP D’ŒIL GÉNÉRAL


À Charles Cottet.


Plougastel est triplement célèbre dans le monde : par son calvaire, par ses mariages, par ses fraises. Il devrait l’être encore par le pittoresque de ses mœurs, la douceur de son climat, le charme et la variété de ses paysages, surtout le bel équilibre de sa population et l’accord harmonieux qu’elle a su établir entre la tradition et les formes les plus perfectionnées du progrès économique.

Cette presqu’île du Finistère, taillée en bec d’espadon, qui s’allonge entre la rade de Brest, l’Elorn, les landes de Loperhet et le cours inférieur de la rivière de Daoulas, est l’une des mieux délimitées qui soient ; c’est à peu près aussi, malgré son étendue (4.682 hectares) et l’importance de sa population (8.000 âmes), la seule commune de ce département, si riche en tramways, que ne sillonne aucun rail. Mais les routes y sont bonnes, sans être larges : montueuses, mais bien entretenues. Point d’ornières, fût-ce dans les chemins de petite communication et d’intérêt privé.

Voilà qui n’est pas si commun en Bretagne. Les Plougastélois, de toute évidence, connaissent le prix du temps et diraient volontiers qu’une bonne route c’est de l’argent. Croyez, d’ailleurs, que, s’ils avaient trouvé quelque avantage à l’établissement d’un railway, ils n’eussent point attendu jusqu’à ce jour pour en demander l’exécution. Mais la mer leur suffit. Elle est la grande voie naturelle de cette région péninsulaire qu’elle étreint et qu’elle sculpte amoureusement. Son flot y pousse des pointes profondes et pénètre, par les quatre anses du Caro, de Penavern, de l’Auberlac’h et du Teven, jusqu’au cœur du pays. Brisé à son entrée dans la rade de Brest par la formidable barricade granitique de Roscanvel, il n’a plus ici aucune âpreté ; il s’est fait souple et insinuant. Pourquoi la terre résisterait-elle à ce séducteur ? Même en hiver, il ne lui apporte que des caresses, de molles écharpes de vapeurs irisées et la tiédeur de ses courants ; aux syzygies, il chasse vers elle les dépôts de fucus et de sable coquillier dont elle amende son sol siliceux ; en mai et en juin, il s’attelle aux steamboats rebondis, où elle entasse les prémices de ses fraisières et qui laissent derrière eux, à travers la Manche, un sillage parfumé.

On peut avancer sans témérité que la péninsule plougastéloise est l’œuvre de la mer. C’est comme une seconde Floride que ses effluves ont créée à l’autre extrémité du Gulf-Stream, une Floride bretonne, presque aussi lumineuse et aussi luxuriante que la Floride américaine. Mais, cette Floride, il faut la découvrir. Elle ne se livre pas du premier coup d’œil à l’observateur superficiel, et les touristes qui abordent Plougastel par le bac de Kerhuon sont loin de la soupçonner. Vu de la rive droite de l’Elorn, le paysage plougastélois est, en effet, un des plus tourmentés que je connaisse. Une côte à pic, où l’ajonc et les pins ont peine à s’agripper et que crénelle une chaîne d’énormes roches schisteuses, veinées de quartz blanc, donne à cette face septentrionale de la presqu’île l’aspect d’un vaste camp retranché. Et l’impression n’est pas tout à fait trompeuse : de Roc’h-Nivelen au bourg de Plougastel, sur une demi-lieue de plateau, s’étend une zone rase et désertique comme les zones militaires. Mais quel changement, sitôt le bourg franchi !… Brusquement le plateau fléchit, cède, s’échancre et coule, dirait-on, vers les bords de sa mer intérieure par toutes les pentes de ses vallées et de ses criques. Autant la rive de l’Elorn est sombre, hérissée, verticale, autant la rive opposée, qui regarde Logona-Daoulas et Crozon, est déclive, facile, accueillante. Nulle contrée n’a de routes plus délicieuses au printemps ; on glisse sous un entrelacs de néfliers, de pommiers, de cerisiers, de pruniers, dont le moindre frémissement de l’air secoue sur le promeneur la neige odorante. Et peut-être, dans cette configuration singulière de la péninsule plougastéloise, faut-il voir autre chose qu’un simple hasard et y distinguer une attention délicate de la Nature. On croirait volontiers qu’en mère prudente elle a voulu favoriser l’isolement des Plougastélois, sauvegarder l’intégrité de la race : elle a entassé les obstacles sur la frontière nord de la presqu’île, directement exposée à l’invasion brestoise et insuffisamment défendue par le fossé de l’Elorn ; vers le sud, où les risques étaient moins grands, elle n’a pas eu besoin de prendre les mêmes précautions et elle a laissé la mer et la terre consommer à loisir leurs fécondes épousailles.


I

LE PASSAGE.


À moins d’emprunter la voie maritime et de gagner Plougastel par l’Auberlac’h ou l’anse du Teven, il n’est, du reste, qu’un moyen pratique de se rendre à Plougastel pour le voyageur qui arrive de Paris ou de Brest : c’est de s’arrêter à la station de Kerhuon et de descendre jusqu’à la cale du bac à vapeur qui fait communiquer la rive droite de l’Elorn avec le petit port du Passage.

L’Elorn, quoique resserré à cet endroit, y mesure encore près de 700 mètres. C’est un vrai fleuve ; mais comme tous les fleuves bretons, un fleuve très succinct : à deux lieues en amont, il n’était qu’un ruisseau ; la mer a brusquement élargi ses berges et le voilà qui prend des façons de Mississipi. Son flot d’un gris mauve, moiré par les courants, s’enveloppait d’une imperceptible buée le matin d’avril où nous le traversâmes. Le soleil riait à travers cette gaze qui ne cachait point l’horizon et en amortissait seulement les contours. Brest, au creux de sa rade, en paraissait tout argentée, comme une ville musulmane, une cité en burnous. Et, sur nos têtes, le vent balançait de minces et languissants stratus qui ressemblaient eux-mêmes à de grandes palmes d’argent. Fugitive impression d’exotisme, bien vite dissipée par la vue des blocs de roches accores qui bastionnent la rive gauche de l’Elorn, Roc’h-Nivelen, Coat-Pehen, Roc’h-Quilliou, et qui, dans cet épanouissement de la lumière, continuaient à se draper d’une ombre hargneuse. Des orfraies tournoyaient autour de leurs crêtes avec des cris aigus. Une tradition locale veut que ces romantiques cailloux n’aient pas toujours habité la rive plougastéloise : ils flanquaient la rive opposée du fleuve, quand le diable, certain jour, las d’entendre célébrer sur tous les tons la charité du peuple léonard et pour en avoir le cœur net, prit une besace et un bâton, s’habilla en « chercheur de pain » et se rendit, ainsi déguisé, dans les chaumières de Kerhuon. Par malheur, il avait négligé de changer aussi de figure ; les Léonards, qui ne sont point des sots, eurent vite fait de l’éventer. Repoussé de partout, vilipendé, houspillé, notre « Polik[6] » ne savait plus à quel confrère infernal se vouer. Cependant, avant de jeter le manche après la cognée, il voulut tenter une dernière expérience et se présenta chez la veuve d’un cultivateur qui ne fut pas plus dupe que les autres de son travestissement, mais qui, plus avisée, réfléchit qu’obliger le diable n’était peut-être pas faire une si mauvaise opération. Notre Polik se lamentait, criait famine.

— Entrez, pauvre homme, dit la veuve, et, qui que vous soyez, mangez et buvez à votre contentement.

Ce disant, elle plaça devant lui une chaudronnée de bouillie d’avoine et une pleine bassinée de lait doux que le gouliafre engloutit instantanément.

— Eh bien, demanda la veuve, quand il eut mangé et bu, êtes-vous satisfait ? En voulez-vous encore ?

— Merci, dit le diable, j’en ai jusque là (et il ponctua d’un rot sonore sa déclaration et son geste). Mais, par Belzébuth, j’estime qu’on a fort exagéré l’esprit de charité des Léonards. Puisque vous faites exception au commun, il ne sera pas dit que, moi non plus, je n’aurai pas fait une exception en votre faveur. Il n’est guère dans mes habitudes d’obliger les gens. Une fois n’est pas coutume. J’ai quelque vigueur dans les bras et, s’il vous convient, je la mets à votre disposition. Commandez : j’exécuterai.

— Et que voulez-vous que je vous commande ? dit la veuve d’un air détaché. Je n’ai pas de besoins ; j’ai de quoi élever mes enfants ; mes terres sont les meilleures de la paroisse… Ah ! pourtant si, puisque vous tenez tant à m’obliger, il y a un service que vous pourriez me rendre. Voyez-vous ces roches au milieu de mes champs ? Ce n’est pas qu’elles gâtent le paysage, mais elles tiennent bien de la place et j’aimerais autant les voir ailleurs.

— Rien de plus facile, dit Polik, qui mit bas incontinent sa chupenn et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, transporta de l’autre côté de l’Elorn les énormes roches qui hérissaient autrefois, la rive droite.

Ce sont ces roches que nous avons devant nous et qui sont comme suspendues sur les coquettes maisons du Passage. Un éboulement général n’est point à craindre sans doute ; encore arrive-t-il qu’un bloc se détache et roule dans la grève… Le bac accoste. Nous remettons nos tickets au contrôleur et prenons pied en terre plougastéloise. Du même coup, nous entrons en Cornouaille, que l’Elorn sépare du Léon.

Cornouaille et Léon formaient jadis deux diocèses distincts. La Révolution les a fondus en un, avec Quimper pour siège ; mais, si elle les a fondus administrativement, elle n’a pu les fondre moralement et intellectuellement. Le Léon et la Cornouaille ont gardé leurs mœurs, dialectes et costumes respectifs. Quoi de plus différent, par exemple, des Plougastéloises aux coiffes blanches et aux vêtements bariolés que ces pêcheuses de Kerhorre, dont une demi-douzaine, qui ont pris place avec nous sur le bac, s’en vont pêcher les palourdes et les praires dans les anses de Saint-Adrien et de Saint-Gwénolé ? En noir des pieds à la tête, elles aggravent la sévérité de ce costume par le grand béguin de couleur sombre dont les pans retombent sur leurs épaules et qui leur donne un air monacal. Rudes femmes au demeurant, ces Kerhorraises, et qui ne boudaient pas à la besogne du temps où elles embarquaient pour la pêche du merlus et du maquereau. Bien qu’elles ne fussent pas inscrites sur les rôles, l’Administration tolérait leur présence à bord ; elles maniaient l’aviron et levaient les filets aussi dextrement que les hommes ; elles passaient avec eux toute la semaine en mer, rentrant le samedi et repartant le dimanche soir. « J’ai fait ce métier-là pendant quinze ans, me disait l’une d’elles. Il n’y avait pas d’offense entre honnêtes gens. La nuit venue, on mouillait, on abattait les mâts, on tendait une voile par dessus et l’on repartait à l’aube. » Aujourd’hui, les bateaux de Kerhorre, ces habitations flottantes que Pol de Courcy comparait à des jonques chinoises, n’ont plus que des équipages masculins, et le silence des beaux soirs d’été n’est plus interrompu par les chants alternés qui s’élevaient de leurs tentes.

Nous quittons nos pêcheuses au haut de la cale : le havenet sur l’épaule, elles embouquent lestement un sentier de traverse qui mène à Saint-Adrien.

— Le bonjour pour moi à saint Languy, nous jette la plus vieille qui n’est pas la moins alerte.

Ce petit saint d’allure inoffensive et que Rome a négligé d’inscrire dans son calendrier paraît être pour les Bretons un des synonymes du Destin. Il n’a de chapelle qu’au Passage[7] et l’on vient l’y consulter de très loin pour les enfants atteints de « langueur ». Dans sa fontaine, que la mer emplit deux fois par jour, on pose la chemise du malade : si elle flotte, c’est que l’enfant vivra ; si elle s’enfonce, c’est que l’enfant est condamné. D’où le surnom de Tu-Pe-Tu (littéralement : d’un côté ou de l’autre) donné à saint Languy. Sa chapelle est fort modeste, d’ailleurs, au dedans comme au dehors. Cambry a bien parlé aussi d’un puits extraordinaire qui se voit près de là et dont les eaux baissent quand la mer monte, et montent quand la mer baisse. Mais on me dit que tous les puits publics et privés sont dans le même cas sur les rives de l’Elorn. Biffons le puits. Aussi bien une demi-heure de marche nous sépare encore du bourg de Plougastel, premier, mais non le seul de mes « objectifs » et d’où je compte rayonner en divers sens à travers la péninsule. Parvenus sur la crête du plateau, nous nous arrêterons un moment pour contempler du haut de la Roche de l’Impératrice (elle porte ce nom depuis la visite que lui rendit, en 1858, l’impératrice Eugénie ) le magnifique panorama de l’Elorn et de la rade de Brest. Nous voici maintenant sur une grande route nue, bordée de friches et de maigres boquetaux. La flèche du clocher de Plougastel pointe entre les arbres ; la petite ville détache vers nous un de ses faubourgs. Nous avons fait trois quarts de lieue ; nous avons embrassé du regard cinq ou six kilomètres carrés de pays, et nous n’avons pas encore aperçu un seul champ de fraises !

La fraisiculture plougastéloise serait-elle un mythe, un bluff, une « galéjade » de ces Marseillais du nord qu’on prétend que sont quelquefois les Bretons ? Je commence sérieusement à me le demander.


II

LE CALVAIRE.


Du moins, le calvaire de Plougastel existe. Et, à la vérité, il est le seul monument artistique de ce gros bourg cossu, mais affreusement banal. L’église même n’a de remarquable que l’énormité de son vaisseau. Elle date de 1870, époque où fut démolie l’ancienne église, trop étroite pour les besoins du culte, mais dont il eût fallu respecter au moins la flèche flamboyante à crochets et un gracieux portail latéral de la Renaissance. Ajoutez qu’elle n’est pas en proportion avec le calvaire, qui en est comme écrasé.

Ce calvaire fut-il élevé, comme le disent Souvestre et Courcy, « par souscription publique, à la suite d’un vœu solennel fait en 1598 pour obtenir la cessation de la peste qui désolait la Cornouaille et le Léon ? » Ou faut-il l’attribuer, comme le veulent Violeau et la tradition locale, à la générosité personnelle d’un gentilhomme de la paroisse, le « sieur » de Kerérault, qui, « atteint du fléau dont il devait périr, aurait demandé à Dieu d’être la dernière victime de la peste, promettant, s’il en était ainsi, de faire ériger un calvaire dans le cimetière de Plougastel » ?[8] Le fait est qu’on voyait jusqu’à ces dernières années, dans le cimetière paroissial, la pierre tombale du brave sire, une grande dalle oblongue de schiste noir, autour de laquelle courait cette inscription : CY GIST LE FEU SIEUR DE KERERAULT MORT DE LA PESTE LE DIMANCHE 27 SEPTEMBRE 1598.

J’ai cherché vainement dans le nouveau cimetière (l’ancien a été désaffecté) cette dalle émouvante. On ne put me l’indiquer et il y avait une bonne raison à cela : c’est qu’elle a été transportée à Kerérault même où je l’ai trouvée le surlendemain, verdie de mousse et adossée à la chapelle privative de la famille Romain-Desfossés, propriétaire actuelle du domaine. Peu s’en fallut que je ne la prisse pour un banc : la plus grande partie de l’inscription est illisible, la terre et les graminées ayant envahi les creux et débordé tout autour. Seul le mot PESTE se détache nettement et donne à cette dalle un accent lugubre. Après trois cents ans, le souvenir du terrible fléau ne s’est pas encore effacé de la mémoire populaire : une croix écotée, à l’entrée de l’Armor, porte toujours le nom de Croaz ar vossen (croix de peste) ; à Kerhalvez, on montre un puits, aujourd’hui comblé et qui passe pour receler les ossements d’un grand nombre de pestiférés. Sur l’origine et la marche de l’épidémie, nous possédons le témoignage d’un contemporain particulièrement averti, farouche ligueur, mais probe historien, le chanoine Moreau, conseiller au Présidial de Quimper.

« Après ce troisième fléau (la guerre, la famine, les loups), dit-il, s’ensuivit la peste, qui était le quatrième, qui fut l’année 1598, un an après la paix, qui commença par les plus pauvres, mais enfin elle attaqua, sans exception de personnes, aussi bien aux riches qu’aux pauvres et en moururent les plus huppés…, et ce en punition des péchés des hommes qui y étaient si débordés que l’on n’y savait plus prier Dieu que par manière d’acquit.[9] »

Le « sieur » de Kerérault était sans doute de ces « plus huppés ». Encore est-il qu’il racheta par sa fin les désordres de sa vie, si tant est qu’on lui en puisse imputer. L’ancien manoir de Kerérault, l’une des très rares maisons nobles de la paroisse, n’existe plus : il a été remplacé par un manoir plus moderne, dans lequel on a encastré quelques débris de l’ancien, comme le joli arc en ogive de la porte principale et la pathétique inscription qui le surmonte :

MOVRIR POVR VIVRE
VERTV SVIVRE
VRAY HONEVR RETNIR
DE KERAVLT LE DÉSIR

Une traduction bretonne du premier vers de ce quatrain : MERVEL DA BEVA se lit sur une autre pierre encastrée dans l’aile droite de l’habitation. Il paraît certain, d’ailleurs, que, si le sieur de Kerérault fit les frais du futur calvaire, il n’en fut pas l’ordonnateur. Cet honneur revient aux personnages dont les noms sont gravés en caractères romains sur le fronton du monument :

CE MACÉ FUT ACHEVÉ A A 1602. M. A. CORRE
F. PERRIOU BAOD CURE
1604 J. KGUERN : L. THOMAS : 0. VIGOU
FAB. ROUX CURE

On n’a pas assez remarqué cependant que le maître d’œuvre chargé de la construction du calvaire de Plougastel y avait employé des pierres de couleurs différentes : les personnages, les colonnes et le linteau de l’autel sont en granit gris de Kersanton[10] ; le reste de l’édifice est en granit jaune. Et le curieux est qu’après trois siècles le ton des pierres n’a pas changé. Voilà qui aurait dû faire réfléchir certains architectes contemporains : j’ai toujours pensé que si Charles Garnier, au lieu de bâtir l’Opéra en marbre, l’avait bâti en granit de couleurs variées, la pluie et les brumes du ciel parisien eussent respecté sa polychromie, qui n’est plus qu’un souvenir. C’est que le marbre est fait pour le soleil ; la pluie le décolore : elle donne, au contraire, des tons plus vifs au granit.

C’est ce qui s’est passé à Plougastel. On ne saurait attribuer à une raison d’économie l’adoption d’une pierre de qualité inférieure pour une partie du monument : car nous sommes, ici, à deux pas des fameuses carrières de Logona-Daoulas d’où s’extrait le kersanton, ce Paros des carrières bretonnes. En outre, tant par ses dimensions que par le nombre des personnages sculptés sur ses entablements et ses frises, ce calvaire est incontestablement le plus riche des calvaires bretons. Les principes et l’ordonnancement en ont été discutés. Je me range volontiers à l’avis d’un bon juge, Gustave Geffroy[11] :

« L’architecture de ce calvaire, dit-il, est massive et simple. Sur une plate-forme en maçonnerie percée d’arcades, avec une voûte principale dans un cadre à grosses moulures, abritant un autel, la face et les côtés ornés de bas-reliefs de la vie du Christ et de sculptures en niches, plus de deux cents personnages grouillent au pied de trois croix, mettent en scène, comme sur un théâtre, le drame de la Passion. La croix principale s’élève au-dessus d’une colonne de granit coupée de deux traverses : sur la première, le Christ est enseveli par les femmes ; à chaque extrémité de la seconde, deux cavaliers, tête levée, attendent le dernier soupir du Crucifié. Les deux larrons, cloués aux deux autres gibets, se contorsionnent dans les affres de l’agonie. Pour la foule rassemblée autour des suppliciés, il n’y faut pas chercher la beauté ni la grâce, mais la vie pittoresque naïvement exprimée avec effort et gaucherie. Ce sont comme des groupes de figurants et l’on a là, une fois de plus, par la sculpture, l’équivalent des mystères joués aux porches des églises, leur représentation fixée par la pierre. Tous les épisodes de la Passion se présentent ensemble, avec les prêtres, les soldats, les apôtres, la foule, tout ce monde vêtu des costumes du temps ; les paysans joueurs de biniou accompagnant le Christ au jour où il entre à Jérusalem. »

Ce dernier détail, qu’on retrouve, du reste, chez tous les auteurs, depuis Souvestre jusqu’à M. Ardouin-Dumazet, est très sujet à caution. Comme l’a observé M. Ouizille, « c’est seulement sur l’entablement de la face que l’on aperçoit des instruments quelconques de musique : en tout et pour tout un tambour et deux olifants — et l’olifant n’a aucun rapport, même le plus éloigné, avec le biniou ou avec la bombarde. » Mais la légende est plus forte que l’histoire. Celle-ci a si bien pris racine dans les cerveaux que les Plougastélois eux-mêmes, — j’entends les Plougastélois du bourg, qui vivent à deux pas du calvaire et qui l’ont journellement sous les yeux, sont convaincus de l’existence des binious. Ce fut une protestation unanime dans la maison d’un de nos hôtes, M. Maléjac, quand j’en contestai la réalité. « Par exemple ! Nous allons vous les montrer ! » Hélas ! on ne me montra rien, pour la bonne raison qu’il n’y avait rien à montrer, et je ne vis jamais de gens plus ébahis que nos hôtes. L’accoutumance est décidément une grande maîtresse d’illusions et trop voir une chose équivaut souvent à ne l’avoir jamais vue. N’est-ce pas les Goncourt qui disaient : « Demandez à dix personnes quelle est la couleur du papier de leur chambre à coucher : il y en a neuf qui ne pourront vous répondre avec certitude… »

Mais d’où a pu naître cette légende des joueurs de biniou accompagnant Jésus-Christ dans son entrée à Jérusalem ? Ni Souvestre, ni Fol de Courcy, ni Le Méder (l’auteur de la Galerie armoricaine), qui ont fait mention les premiers des « binious » de Plougastel, n’avaient les yeux dans leurs poches : ils parlaient généralement en connaissance de cause, si bien que j’en arrive à me demander si l’une des statuettes du calvaire, celle du joueur de « bigniou » précisément, n’aurait pas disparu. Remarquez que le calvaire a été restauré, que les statuettes, qui étaient mobiles, n’ont été qu’assez tard fixées à l’entablement. En outre, Pol de Courcy dit que « le nombre de ces statuettes dépasse deux cents ». Or, M. Ouizille, qui les a recensées, n’en trouve que 174. Je suis arrivé, personnellement, à un chiffre un peu plus élevé : 181, Mais j’y ai fait entrer les personnages de la croix centrale et des deux croix latérales, ainsi que les anges perchés aux deux bouts de la croix centrale. Il faudrait dire figures plus que statuettes, d’ailleurs, car, dans quelques statuettes, il y a plusieurs figures. Cependant, même en décomposant les groupes, nous arrivons, comme on voit, à un chiffre assez éloigné de deux cents : dix-neuf figures manquent à l’appel, et il se peut, sans doute, que Courcy ait commis une erreur d’addition ou n’ait donné qu’un chiffre approximatif ; mais il se peut aussi que mon hypothèse subsiste et que les comptes de fabrique en fournissent quelque jour la vérification.

On a dit que le peuple d’Armorique, qui n’avait adhéré que des lèvres au christianisme romain et qui était resté fidèle jusque-là aux pratiques du naturalisme celtique, ne fut vraiment acquis au catholicisme qu’à partir du xviie siècle, sous l’influence des prédications de Michel Le Nobletz et du P. Maunoir, et l’on en a cru trouver une preuve dans la profusion des monuments religieux qui se sont élevés en Bretagne de 1600 à 1650. Cependant, dès les premières années du xvie siècle, vers 1520, pense M. l’abbé Abgrall, Tronoën-Penmarc’h voyait s’ériger dans son cimetière un grand calvaire à figuration dramatique qui a servi évidemment de modèle aux autres calvaires à personnages de la Bretagne. Le calvaire de Lanrivain est de 1548 ; celui de Guéhenno de 1550 ; celui de Plougonven de 1554 ; celui de Guimiliau de 1581. Et que de calvaires de second ordre nous rencontrerions encore au xvie ceux du Laz (1526), de Lopérec (1552), de Notre-Dame des Fontaines (1554), de Lanvénec (1556), etc., etc., dont quelques-uns n’ont pas moins d’une vingtaine de personnages ! Aussi serais-je tenté d’avancer de quelques années la date du mouvement néo-catholique en Bretagne et de la reporter au milieu du xvie siècle ; c’est l’époque par excellence des calvaires et des croix historiées. Les premières années du xviie siècle virent l’épanouissement de cette belle floraison artistique et religieuse ; mais elle était commencée depuis longtemps. Tout ce qu’on peut concéder au chanoine Moreau est qu’il ne fut peut-être pas inutile que la colère divine s’en mêlât et, pour réchauffer la foi bretonne, ajoutât de nouvelles épreuves à celles que la province venait d’essuyer[12].


III

LA MAISON ET LE MOBILIER PLOUGASTÉLOIS.


Nous nous sommes un peu attardés autour du calvaire de Plougastel, et c’est qu’il le mérite sans doute, et c’est aussi, comme je l’expliquais plus haut, qu’on n’a pas l’embarras du choix et qu’il est la seule œuvre d’art de quelque intérêt que nous offre le bourg, avec un assez beau retable Louis XIII en bois sculpté et doré provenant de l’ancienne église et qui a trouvé place dans la nouvelle.

Mais Plougastel ne tient pas tout entier dans son bourg et, qui ne connaîtrait que lui, ne connaîtrait pas ou connaîtrait mal la péninsule. Il faut sortir de ce bourg, comme je l’ai fait, emprunter au hasard l’un des cinq ou six chemins boisés qui s’enfoncent vers l’Auberlac’h ou l’anse du Teven et par les éclaircies desquels l’œil s’évade de grève en grève et de ravin en ravin jusqu’aux confins de l’horizon, cerné par l’échine circonflexe des Montagnes-Noires et les quatre cimes violettes du Ménez-Hom. Sur la première venue de ces routes, avisez derrière ses vergers la première ferme qui se présentera. Examinez-la, puis entrez. Il ne sera pas besoin que vous recommenciez l’expérience et, les observations que vous ferez céans, vous pourrez sans risque les généraliser et les étendre à toutes les fermes de la péninsule.

Chaque province, sans doute, a son type général d’habitation, et la Bretagne ne pouvait faire exception à la règle. Mais, en y regardant d’un peu près, on voit vite que, dans le détail, ce type est susceptible d’un assez grand nombre de variantes et que la maison cornouaillaise, par exemple, n’est pas tout à fait la maison léonarde, qui, elle-même, ne se confond pas avec la maison trégorroise ou vannetaise.

Il arrive même, à la faveur de leur « péninsularité », que certaines régions, comme le pays bigouden ou le pays plougastélois, introduisent dans ces types secondaires une variété nouvelle. J’ai visité, au cours de mes divers séjours dans la commune de Plougastel, un assez grand nombre d’habitations rurales. Qu’elles soient au nord, au sud, à l’est, à l’ouest ou au centre de la péninsule, leur disposition à toutes est la même : elles affectent toutes une forme rectangulaire et, aussi bien, presque toutes sont de construction récente, en schiste et granit rejointoyés.

C’est dire qu’elles ne diffèrent pas sensiblement à l’extérieur du commun des maisons manables du Léon et de la Cornouaille ; mais elles ont de plus un auvent en ardoises et, dans le ventail supérieur de leur porte, une petite porte intérieure (dor bihan) qui s’ouvre et se ferme à l’aide d’un battant mobile en bois plein. Dans la région de l’Auberlach, enfin, les cheminées sont fréquemment surmontées de petites croix en fer. Les étables et les granges, à l’écart de l’habitation principale, reçoivent assez souvent une couverture de glui ; jamais l’habitation principale. La tuile même ne se risque pas ici et toutes les toitures des maisons sont en ardoises. Premier signe d’aisance. Un signe plus certain encore de bien-être, c’est l’étage dont la plupart de ces maisons de cultivateurs sont pourvues. Remarquez, en effet, que cet étage est, à certains égards, une pure superfétation : on y loge les armoires, les coffres et autres objets mobiliers exclus par le rite domestique de la pièce du rez-de-chaussée ; on n’y habite pas.

C’est cette pièce du rez-de-chaussée qui est restée partout la pièce essentielle et à tout faire, à la fois dortoir, réfectoire, cuisine, salle de travail et de réception. Elle occupe généralement toute l’étendue du rez-de-chaussée, sauf le coin réservé à l’escalier. On y entre de plain-pied. Il ne s’y trouve pas de corridor. Mais, perpendiculairement à la porte, est placé un buffet-vaisselier qui fait office de cloison. Quand on a contourné le buffet, on a devant soi la cheminée, haute et large, avec des bancs ou des fauteuils en bois de chaque côté de l’âtre ; le chambranle en est caché par une toile cirée à fleurs ; sur le manteau sont appliquées des étagères chargées de vaisselle et qui encadrent une niche vitrée abritant un crucifix.

Du premier coup d’œil on saisit l’importance attribuée ici au foyer domestique. Il est vraiment encore un autel et, autant qu’à la présence du crucifix sur son manteau, cela se marque aux soins qu’on prend de son entretien, à l’élégance des étagères, à l’éclat de la vaisselle qui le décore, etc. Tout y est en ordre ; le combustible, landes et mottes, n’empiète pas, ne déborde pas de tous côtés comme dans les fermes du reste de la Bretagne, et cela grâce à une particularité de la maison plougastéloise qui a su ménager près du foyer un réduit spécial, nommé le patafourn.

Le patafourn ou plataforn (corruption peut-être du mot français plate-forme) est, dans sa plus simple expression, une grande tablette de bois raboté dont on emprunte le dessus comme desserte et sous laquelle on entasse le combustible. Le patafourn, transformé en chapelle ardente, fait également office d’échafaud pour l’exposition des morts. Il occupe un recoin de la pièce obtenu par une ingénieuse disposition des meubles alignés contre le mur du fond, face à la porte et à la fenêtre. Ces meubles placés bout à bout, sans solution de continuité et bordés de bancs-tossels, sont toujours des lits-clos. Ils ne forment pour ainsi dire qu’un seul panneau, de longueur plus ou moins grande, suivant l’étendue de la pièce ; mais ce panneau s’arrête à deux mètres environ du foyer et c’est dans le vide laissé par lui que s’ouvre le patafourn. De l’autre côté du foyer, contre le mur de pignon, un second buffet-vaisselier, bordé d’un banc-tossel, fait vis-à-vis à un lit-clos détaché, adossé lui-même au dos du buffet-cloison de l’entrée et bordé aussi d’un banc-tossel. C’est un nouveau réduit, un nouveau compartiment plutôt, qu’on a ainsi obtenu par la disposition des meubles dans cette pièce sévèrement rectangulaire. L’espace compris entre les bancs et qui est éclairé par une fenêtre à embrasure sert de salle à manger et reçoit à cet effet une table oblongue et massive dont le couvercle mobile dissimule fréquemment un pétrin[13].

Voilà, dans ses grands traits, l’aménagement intérieur d’une ferme plougastéloise. Ceux de mes lecteurs qui ont visité des fermes trégorroises, léonardes ou vannetaises, pourront faire la comparaison.

Précisons, maintenant, certains points de notre inventaire. Ce qui frappe tout de suite, quand on pénètre au rez-de-chaussée d’une maison de Plougastel, c’est la profusion des lits-clos et des vaisseliers. Ils sont, avec la table, les bancs et une horloge, les seuls meubles de la pièce. Lits et vaisseliers, même en sapin et de fabrication moderne, ont du cachet et une certaine grâce un peu lourde, comme la race. On n’y retrouve ni les fuseaux ni les roues des meubles cornouaillais. Les motifs ornementaux de ces meubles-ci auraient plutôt du rapport avec les spirales et les courbes du style Louis XV. Tels quels, antiques ou modernes et toujours cirés, vernissés, polis comme des miroirs, ils contrastent par leur richesse avec la pauvreté des bancs-tossels qui sont en bois blanc et sans la moindre moulure. Le lit-clos isolé près de la fenêtre, en face de la table, et qui est réservé aux maîtres, est généralement aussi le plus finement ouvragé et le mieux accoutré du logis. Un bénitier avec son buis, des images de sainteté, des devises pieuses brodées à la main autour d’un Sacré-Cœur ou du monogramme de Jésus-Christ, sont accrochés extérieurement aux panneaux de chaque lit. À Godwin-Vihen, près Saint-Gwénolé, une affiche, rapportée par la femme Hérou d’une retraite à Lesneven et collée par elle sur le mur, près de son lit, lui répète matin et soir :

AR MARO
A zo eur moment terrubl
Evit ar bec’herien
Galvet in ractal dirag
Ar Barner souveren[14]

Variante bretonne du Mane, Thecel, Pharès et qui flamboie sur bien d’autres murs qu’ici ! Comment ce peuple, nourri de si graves enseignements, ne serait-il pas dévot dans l’âme ?

Mais sa dévotion, pour profonde soit-elle, ne l’a pas assombri. Les gilets et surgilets du costume masculin, les corsages et les tabliers des femmes, les bonnets des enfants, le luren même (bandelettes) des bébés au maillot, déroulent toute la gamme du prisme, chantent sur tous les tons la joie de vivre. Ce peuple est le plus ardent des coloristes. Et c’en est aussi le plus raffiné. Les violets, les verts, les rouges, les jaunes vifs, qui formeraient ailleurs le plus adultère mélange, se juxtaposent et se combinent sur lui harmonieusement. Il porte cet amour de la couleur jusque dans son mobilier et ses ustensiles de ménage. Vous ne trouverez qu’à Plougastel ces cuillers en buis incrustées d’étain, sculptées de motifs rouges et verts, avec des cœurs creusés dans le manche, tapissés d’étoffe à fleurs et recouverts d’un petit carreau. Et vous ne trouverez encore qu’à Plougastel ce luxe de bols, d’assiettes et de plats en faïence peinte et dorée qui chargent les vaisseliers et qui, remarquez-le, ne remplissent qu’un rôle décoratif. On ne s’en sert jamais. Toute cette vaisselle est exclusivement pour la montre, pour le régal des yeux. Le Plougastélois pousse si loin ce goût de tout ce qui brille qu’il réserve un petit coin de son champ pour la culture de ces courges non comestibles, mais qui prennent en mûrissant les tons les plus chauds et ressemblent vraiment à de fabuleux fruits d’or. Et, l’hiver venu, avec son jour gris et la mélancolie de ses brumes, il aligne ces énormes pépites sur la corniche des lits-clos, sur les étagères des vaisseliers ; elles lui égaient la tristesse des « mois noirs » ; elles sont pour lui comme des gouttes de lumière, des parcelles de soleil miraculeusement conservées…


IV

LE COSTUME.


Après la maison, le costume.

Celui des habitants de Plougastel a de bonne heure fixé l’attention.

Abel Hugo, frère de Victor, dans La France Pittoresque (1833), trouvait que l’habillement du Plougastélois « imprime à sa physionomie quelque chose d’étrange et d’antique. Un bonnet de forme phrygienne de couleur brun clair recouvre sa tête ornée de cheveux touffus et flottants sur les épaules. Une large capote de laine, descendant à mi-cuisse et garnie d’un capuchon, retombe sur un gilet qu’entoure une ceinture de mouchoirs de Rouen ; des pantalons très larges et à poches latérales, forment le complément de ce vêtement singulier qui ressemble assez à celui que nos peintres modernes donnent aux Albanais ».

Il est assez curieux, par parenthèse, qu’Abel Hugo, dans sa description, soit resté à peu près muet sur les vives couleurs du costume plougastélois ; il en assombrit jusqu’au bonnet qu’il peint « brun clair » et qui était rouge. Pol de Courcy se montrait plus précis en 1865. À cette époque, le costume usuel des hommes de la péninsule se composait d’un pourpoint à basques (porpant) en berlinge blanc ; d’une veste à manches [roqueden], également en berlinge blanc ou en silésie violette ; de deux gilets de dessous, verts, rouges, blancs, bleus ou violets ; d’un pantalon à la turque, de toile, de berlinge brun ou de drap noir, suivant la saison, et qui se fermait le plus habituellement au moyen d’une cheville de bois et, quelquefois, d’une clef à laquelle on substituait le dimanche un double bouton ; d’une cravate de couleur à nœud coulant ; d’un turban à carreaux autour des reins ; d’un bonnet rouge et, les jours de pluie ou de tempête, d’un caban en toile piquée et matelassée. Très différent était le costume de cérémonie (noces, pardons, etc.) : le porpant, doublé de vert, se faisait alors amarante ; le pantalon et le bonnet étaient remplacés, l’un par une grande culotte rouge serrant aux genoux les bas de flanelle blanche, l’autre par un large feutre garni de chenilles de couleur. Et l’on jetait sur le tout — ce qu’oublie, Courcy — une grande cape noire à l’espagnole.

De ce double costume, tant usuel que de cérémonie, il est demeuré fort peu de chose. Et, tout d’abord la cape, l’habit et la culotte amarante, ainsi que le grand feutre à chenille qui se relevait sur les côtés, ont disparu à peu près complètement. En ces dernières années pourtant, sur l’initiative de l’Union régionaliste bretonne, qui tint une de ses sessions à Plougastel, quelques Plougastélois ont sorti de l’armoire les anciens costumes de noces et les chapeaux à chenilles de leurs pères. Au concours de costumes de Brest, en 1908, le grand prix d’honneur fut attribué à un superbe costume de marié du XVIIIe siècle, entièrement amarante, guêtres comprises, sauf les gilets, blanc bordé de bleu, vert bordé de jaune. La ceinture elle-même était à carreaux rouges ; de la culotte, serrée aux genoux, tombait un flot de dentelles.

Tout en applaudissant aux tentatives de restauration de l’Union régionaliste bretonne et du comité des fêtes brestoises, nous ne nous en dissimulons pas la vanité : il n’est guère à penser que la mode revienne jamais de ces beaux costumes rétrospectifs, qui resteront très probablement de simples curiosités archéologiques, des objets de vitrine, comme les costumes des paludiers du Bourg-de-Batz. De même le bonnet rouge, complètement passé d’usage et auquel, sur la côte, les pêcheurs-cultivateurs ont depuis longtemps substitué le vulgaire béret bleu. Quant au chapeau des hommes de l’intérieur, c’est maintenant celui du reste de la Cornouaille et du Léon : un feutre à cuve et à ruban de velours noir fermé par une boucle en argent.

Mais, pour avoir fortement évolué en ces cinquante dernières années, le costume plougastélois n’en a pas moins gardé, à la coiffure masculine près, une très vive originalité. Il se compose essentiellement d’un surgilet à manches, gileten ivar c’horré, violet ou vert à volonté (violet de préférence les jours de cérémonie), bleu, si l’homme est en deuil, et de trois gilets sans manches : le premier vert ou violet (mais toujours d’une couleur différente de celle du surgilet ; vert donc, quand celui-ci est violet, et violet quand il est vert) ; le second rouge (ou bleu, en cas de deuil) ; le troisième en flanelle blanche à ganse rouge (bleue, en cas de deuil). En outre, ce surgilet et ces gilets sont ornés aux boutonnières et au col de galons et de broderies dont la couleur verte, jaune, rouge, diffère de celle du vêtement lui-même. Entre les premières boutonnières et le col, au-dessous de la branchette ou de l’étoile qui décore le devant du surgilet, le propriétaire de l’habit fait toujours broder l’initiale de son prénom (cette initiale est le plus souvent à l’envers. Ex : C, F, E .) Une rangée de boutons descend de chaque côté du surgilet et sur le devant des gilets, et le choix de ces boutons n’est pas plus livré au hasard que le reste du costume : en poils de chèvre pour le gilet blanc ; en métal pour les autres gilets, ils sont en os ou en nacre pour le surgilet. Ajoutons que les gilets doivent être « étagés », de manière à se laisser voir du premier coup d’œil. Une dernière particularité : quand le Plougastélois porte son surgilet déboutonné, c’est qu’il est en tenue de cérémonie (pardons, messes, festins, noces) ; quand il le porte boutonné, c’est qu’il est en petite tenue, qu’il vaque à ses affaires ou se rend au marché.

Le Plougastélois ignore les bretelles et s’en tient encore, comme la plupart des Bretons, à la ceinture ou turban, tantôt en coton à carreaux, tantôt en flanelle bleu clair. La culotte ou braie fermée d’une clavette en buis, ibil beuz, a dû disparaître d’assez bonne heure, car on ne la voit même pas sur les plus vieux habitants de la paroisse. Mais le pantalon actuel s’en souvient encore : en drap noir l’hiver, l’été en toile blanche, il est toujours très évasé dans le haut, comme le pantalon à la hussarde ou la culotte de cheval, avec des poches basses sur les côtés, « assez larges, me dit un loustic, pour y entrer un cochon de lait, assez profondes pour y faire disparaître un litre d’eau-de-vie » ; serré aux genoux, ce pantalon moule étroitement la jambe jusqu’au cou-de-pied. Les vieux seuls portent encore des pantalons de berlinge, étoffe de laine grossière généralement brune et extraordinairement résistante, dont la principale fabrique se trouvait au moulin à foulon de Kergoff. L"élevage des moutons ayant presque entièrement cessé dans la commune, le moulin a fermé ses portes. Un vieillard me disait :

— J’ai quatre pantalons. Trois sont en berlinge et ils me survivront.

— C’est vrai, confesse son compagnon, plus jeune. Ces berlinges duraient très bien vingt ans. C’était quasi inusable. Mais l’élevage des moutons ne peut s’accommoder avec le développement de la culture maraîchère.

Sur le reste du costume masculin, il n’y a aucune particularité notable à signaler : bas, souliers, sabots ressemblent à ceux des autres régions de la Bretagne ; mais la chemise, empesée, montante, comporte, en plus, une cravate en soie brochée de couleurs vives, fabriquée spécialement à Lyon[15] et non à Plousastel, comme le dit M. Choleau, où on se borne à la coudre et à la replier sur une doublure blanche.

En somme, un Plougastélois a toujours au moins trois costumes : un costume de travail et deux costumes de cérémonie. Le deuxième jour des noces, en effet les assistants du sexe mâle, qui sont en surgilet violet ou vert le premier jour, se mettent en surgilet bleu pour le service funèbre que les familles des deux mariés font célébrer à la mémoire de leurs défunts. Le bleu, pourtant, n’est pas la couleur exclusive du deuil, comme le violet est surtout la couleur de la joie : c’est aussi la couleur sérieuse, adoptée par les hommes d’un certain âge. Mais ce bleu est de plusieurs tons : vers trente ans, les hommes mariés qui l’adoptent choisissent le bleu d’outre-mer ; les vieillards lui préfèrent le bleu de Prusse, qui se rapproche du noir. On voit apparaître, d’ailleurs, depuis quelques années, le noir comme couleur de deuil : le gilet noir à ganse bleue est particulièrement grand deuil.

Des prescriptions tout aussi sévères régissent l’habillement féminin. Plus lourd, moins chatoyant que celui des hommes, il comprend deux jupes : celle de dessous, lostenn dindan, en flanelle bleue ; celle de dessus, lostenn war c’horré, en drap noir pendant la semaine, en drap violet les dimanches et jours fériés et toujours liserée d’orange. Sur cette seconde jupe, on noue, pour le courant, un tablier de pilpous rayé ; les jours de cérémonie, un tablier en soie bleu pâle, verte, rouge ou gorge de pigeon, avec application de dentelles d’argent. Le corsage, véritable cuirasse, s’appelle krapos : suivant le cas, il est vert, violet ou bleu, et se porte sur l’hivizenn, sorte de camisole en drap noir, relevée aux manches jusqu’à la hauteur du coude, de manière à former une sorte de poche où les ménagères précautionnées insèrent la liste de leurs « commissions ». Un tricot de même couleur (blanc pour les noces) descend jusqu’aux mains. N’oublions pas le chiloc’h ou coq. C’est le nom donné à l’espèce de crête qui termine par derrière le krapos. Il est en carton rigide, recouvert de drap galonné : placé à la proue des femmes, au-dessous du ruban de la jupe, plus encore qu’à une crête, il ressemble à un gouvernail symbolique. Par dessus le krapos est noué, en semaine, un châle ou mouchoir de cotonnade. Mais là, derechef, le protocole intervient : tantôt le châle est un imprimé bleuté à fleurettes blanches ; tantôt les fleurs sont remplacées par des rayures blanches, et c’est qu’alors la femme est en deuil. Le deuil féminin se révèle également à la couleur noire du ruban des coiffes et du ruban des tabliers, ainsi qu’à l’adoption du kapot pour les dimanches et jours fériés. Ce kapot ou cape qui ne tombe que jusqu’aux genoux et se ferme par des agrafes en cuivre, est muni d’une visière rigide et dessine sur la tête comme un casque : on le met sur le bras pour entrer dans les maisons, mais on le garde à l’église.

Pour les jours de fête ou de cérémonie, les femmes ont un troisième châle complètement blanc, en tulle ou en mousseline, et une coiffe de même nuance et de même tissu, uni ou brodé, dont elles laissent pendre les ailes sur leur dos et sur le devant du corsage. En temps ordinaire, cette coiffe, qu’Abel Hugo admirait fort et qu’il comparait au chapska polonais, est en percale et relevée et épinglée sur la tête ; un cintre en zinc, nommé bourleden, lui assure la rigidité nécessaire ; deux barbes en descendent sur l’épaule ; une mentonnière de couleur la fixe au cou. Il ne faut pas moins de deux mètres d’étoffe pour la confection de cette belle coiffe, dont on ne peut mesurer l’amplitude qu’une fois dépliée et qui est le grand luxe des Plougastéloises. D’autre part, la blancheur immaculée qu’elles s’efforcent de lui conserver ne peut être obtenue par les procédés ordinaires : la lessive ne se fait que deux fois ou trois fois l’an dans les fermes bretonnes. Il en découle que, pour subvenir aux nécessités journalières, une Plougastéloise qui se respecte doit posséder au moins une grosse de coiffes, soit 144 !

Cela suppose une certaine aisance, parfaitement réelle d’ailleurs et dont la richesse des costumes enfantins nous fournit une nouvelle confirmation. Mais comment se reconnaître dans tout ce bariolage, au milieu de cette sarabande polychrome des bonnets, des tabliers, des luren ou bandelettes à franges d’or et d’argent, des turbans, des châles, des jupes de dessous nommées sae chez les enfants en rupture de maillot, puis drogot chez les fillettes de quatre à douze ans et qui présentent alors cette particularité de se rattacher au krapos pour tenir la taille ? Le lostenn se noue, en effet, à la ceinture et ne peut être porté que par les femmes dont les hanches sont formées.

On le voit, tout ou presque tout, dans ces costumes, est méticuleusement établi et réglé ; la part du caprice, de la fantaisie individuelle, y est aussi restreinte que possible : du premier coup d’œil, un connaisseur distingue au genre de sa vêture la condition d’un Plougastélois ou d’une Plougastéloise. Et voici le plus étrange de l’histoire : costumes masculins, costumes féminins, costumes d’enfants sont confectionnés à Plougastel par des femmes. Le seul kemener (tailleur) de la commune, vieux vétéran des guerres du troisième empire et de 1870, François Ropartz, plus connu sous le sobriquet de Fanch ar Pruss, a pris sa retraite l’an passé[16]. On ne suppose point qu’il ait eu des successeurs. Deux sortes d’ouvrières travaillent aux costumes tant masculins que féminins ; la couturière proprement dite et la tailleuse. La couturière ne « fait » que les coiffes, tabliers, mouchoirs, cravates, etc. ; c’est la tailleuse qui confectionne le reste. Pour le costume masculin au moins, il va sans dire que, dans ces conditions, tout essayage complet est assez difficile, mais les tailleuses sont adroites et il est rare qu’elles soient obligées à des retouches. On cite particulièrement, pour leur habileté professionnelle, Marie-Barba Gwennou et ses filles, tailleuses pour hommes au bourg de Plougastel…


V

LES MARIAGES COLLECTIFS.


C’est dans les mariages que se déploie surtout la pompe des costumes plougastélois. Mariages collectifs et qui dépassent le cercle d’une cérémonie de famille. D’où l’importance qu’on leur accorde, le soin qu’on prend d’y paraître à son avantage, si personne ne désire éclipser son voisin, personne non plus ne se souciant de lui rester inférieur.

Les mariages collectifs de Plougastel se célèbrent trois fois l’an : le mardi qui suit le dimanche des Rois, le mardi des Gras et le mardi de Pâques. Trente, quarante couples, quelquefois, sont unis à la même heure, dans la même église, par le même officiant.

Pourquoi les mariages collectifs de Plougastel ont-ils lieu à ces trois dates ? — C’est, m’a-t-on répondu, que les travaux agricoles chôment presque complètement de janvier à fin mars : les nouveaux épousés ont ainsi toute licence de se livrer à l’amoureux déduit…

Cependant, il ne faudrait pas croire que Plougastel ait le monopole des mariages collectifs. Ces sortes de mariages sont connus aussi à Languidic et à Pluvigner, dans le Morbihan, à Sizun, dans le Finistère. Je ne sais quels sont les jours qui leur sont affectés dans les deux premières de ces localités : à Sizun, ce jour est le Mardi-Gras, qui a pris de là le nom de Grand-Mardi. Il paraît que la cérémonie se déroule hors ville, non dans l’église paroissiale, mais dans la chapelle Saint-Cadou, à 7 kilomètres de Sizun, sur la route de Braspartz. Enfin, il est bon de remarquer qu’on ne célèbre pas à Plougastel que des mariages collectifs : on y célèbre aussi des mariages particuliers, surtout chez les marins au service qui se marient entre deux campagnes et dont les congés ne concordent pas toujours avec les dates affectées aux mariages collectifs.

Les rites du mariage sont encore les mêmes à Plougastel qu’il y a cinq cents ans. Si le breutaer (avocat ou porte-parole de la jeune fille) n’y joue plus qu’un rôle effacé, en revanche le rôle du bazvalan (ainsi nommé du bâton de genêt symbolique qui était l’insigne de sa fonction) a gardé toute son importance.

Vous savez ce qu’on entend par bazvalan. Le bazvalan est un entremetteur, un truchement d’amour, le diplomate chargé de rapprocher les cœurs et de négocier les alliances. Rôle parfaitement honorable en Bretagne, car il ne s’agit que d’alliances licites, sanctionnées par la mairie et l’église. Dans les autres localités, le rôle est généralement tenu par un tailleur ou un meunier, personnages à la langue affilée. Ici, le bazvalan est presque toujours cabaretier.

Il y aurait un bien piquant chapitre à écrire sur les cabaretiers de Plougastel. L’influence de ces personnages tient à la situation du bourg au centre d’une presqu’île fort vaste et à la nécessité où sont les cultivateurs d’y venir prendre langue une fois au moins, par semaine pour y régler leurs affaires, transporter leurs denrées, connaître les cours. C’est tout un voyage pour certains d’entre eux. Aussi le programme n’en est-il pas laissé au hasard : le choix du cabaretier chez qui l’on descendra préoccupe avant tout un chef de ménage, un pen-ty. Ce cabaretier ne vend pas seulement à manger et à boire : il est le chargé d’affaires de la famille, qui ne l’adopte qu’après mûres réflexions, ou plutôt son auberge est une agence de renseignements, quelquefois même le siège social d’un syndicat agricole auquel le pen-ty est affilié. Il en résulte, de l’un à l’autre, des relations beaucoup plus étroites que celles qui se nouent d’ordinaire entre un aubergiste et ses clients de passage. Vienne le moment où un jeune homme désire prendre femme, c’est, neuf fois sur dix, le cabaretier qu’il consultera, qui le renseignera sur la situation des parents, sur l’apport dotal de la jeune fille et qui, enfin, tout bien examiné, se chargera de la demande en mariage.

Cette demande, il la fait toujours de nuit[17]. La précaution se conçoit, le prétendant ne se souciant guère d’ébruiter son échec, s’il arrivait que son mandataire essuyât un refus. De là le caractère clandestin que celui-ci donne à sa mission.

La demande est-elle agréée cependant ? Le fiancé est introduit près de la fiancée. Tous deux s’assoient à une table avec leurs parents. On pose sur la table une miche de pain blanc et un flacon de dourkérès ou de doursivi (liqueurs spéciales faites avec des cerises ou des fraises) : mais il n’y a pour le couple qu’un seul couteau et qu’un seul verre. Quand le jeune homme et la jeune fille ont rompu le pain et bu au même verre, ils sont unis. Ainsi, autrefois, à la cour du roi Nann, Gyptis épousa Protis. Les Ligures ont précédé les Celtes en Bretagne : ces serviteurs de la Terre-Mère qui, suivant le mot de Camille Jullian, gardaient les traditions immobiles du plus ancien culte universel de l’humanité, ont peut-être légué aux Plougastélois un de leurs rites matrimoniaux. Son transparent symbolisme n’a pas besoin d’explication. L’acte n’a rien perdu avec le temps de sa gravité ; il a la valeur d’un engagement solennel, auquel, de mémoire d’homme, les contractants ne se sont jamais dérobés. Le reste n’est plus qu’une simple formalité.

Mais c’est ici que le cabaretier rentre en scène. Il n’avait jusqu’alors que les ennuis de sa charge : il va en connaître les bénéfices. Sans doute, avant la signature du contrat, les parents des futurs se font une visite de cérémonie. N’entendez point par là qu’on s’y prodigue en courbettes et en compliments, comme dans nos salons. On se congratule aussi à Plougastel, mais on y tient surtout à se montrer sous un jour avantageux en étalant aux yeux des visiteurs son plus beau linge, sa plus riche vaisselle, ses bassines les plus reluisantes. Tout le mobilier y passe et cette gweladen, comme on l’appelle, est une véritable inspection domiciliaire : les visiteurs, s’ils sont gens bien éduqués, doivent s’extasier devant l’ampleur et le poli des armoires et des coffres de l’étage, des vaisseliers et des lits-clos du rez-de-chaussée rangés d’affilée le long du mur, à la suite du patafourn. Après la cuisine, c’est le tour du grenier, de la grange, des étables, des écuries, du cellier et des terres. Il n’y faut pas moins d’une après-midi. On s’y entraîne, il est vrai, par une solide réfection indépendante du fricot dimizi ou festin des fiançailles qui précède la gweladen et auquel prennent part seulement les membres les plus proches des deux familles (une vingtaine), sans oublier notre bazvalan.

Le mot dimizi, qui est presque partout aujourd’hui synonyme d’eureuji, a, en effet, gardé là-bas son sens primitif d’accordailles ou fiançailles, attesté dans le vieux proverbe : Nep a ra tri dimizi heb eureuji… (celui qui s’est fiancé trois fois sans se marier, etc.). Tout mariage, à Plougastel, comporte d’ailleurs trois repas, trois festins plutôt, dont un en partie double : le fricot dimizi, dont nous venons de parler ; l’eured, ou festin de noces ; le bragaden ou festin de retour de noces. Et, bien entendu, deux au moins des trois ( un et demi serait plus juste) ont lieu chez le cabaretier qui a fait office de bazvalan. Il arrive même, si ce cabaretier est aussi celui de la famille de la fiancée, que les trois festins se donnent chez lui. Dans le cas contraire, voici comme les choses se pratiquent :

Pour le dimizi, les deux rumms (on appelle ainsi à Plougastel l’assemblage des membres et amis d’une même famille) se réunissent dans l’auberge du cabaretier-bazvalan. Pour l’eured, chacun des deux rumms banquette chez son cabaretier attitré. L’eured durant deux jours pleins, les nouveaux mariés se partagent entre les deux rumms. Quant au bragaden, qui a lieu le dimanche suivant, il se donne toujours chez le cabaretier qui n’a pas fourni le dimizi[18].

Voilà, n’est-il pas vrai, de bien plaisantes coutumes ; attendez, nous ne sommes pas au bout. Si le fricot dimizi ne comprend qu’une vingtaine de personnes, il n’en est pas de même de l’eured où l’on invite le plus de monde qu’on peut. Les eureds de trois et quatre cents personnes ne sont pas rares à Plougastel. Les invitations sont faites à domicile par le fiancé et la fiancée : c’est une véritable tournée et qui commence aussitôt qu’on s’est assuré le concours d’un certain nombre de garçons et de filles d’honneur : quatre garçons au moins et autant de filles d’honneur, quelquefois cinq ; mais seuls les deux premiers comptent. Et les autres, irrespectueusement, sont qualifiés de « torchons » ; gens d’esprit, ils prennent la plaisanterie en bonne part et, pour mériter leur sobriquet, on les voit souvent, un torchon sous le bras ou à la main, faisant le geste de garçons de café. L’eured, vous ai-je dit, dure deux jours. On se met à table assez tard dans l’après-midi, vers trois heures et demie, mais on n’en sort qu’à dix. Et le second eured se termine par le partage d’un grand gâteau béni à l’église, ar c’houign, dont les invités n’absorbent les morceaux qu’après s’en être signés dévotement au front, à la poitrine et aux épaules. Entre les deux repas de l’eured, le lendemain de la cérémonie religieuse, les mariés et leurs invités, en costumes bleus, assistent à un service funèbre pour les défunts des deux familles. Quant au bragaden ou festin de retour de noces, qui a lieu le dimanche suivant, il n’est que la répétition en petit de l’eured et il ne dure qu’un jour.

Êtes-vous curieux de connaître le menu d’un repas de noces à Plougastel ? En voici un, copié chez le principal restaurateur de la localité :

Soupe grasse
Tripes à la mode de Plougastel
Ragoût de veau
Bœuf nature au gros sel
Rôti
Fars de blé noir et de froment
Vins divers et liqueurs

C’est là le menu-type, si l’on peut dire, mais il comporte des variantes[19]. On m’assure, d’ailleurs, que les tripes, qui figuraient autrefois dans tous les menus l’eured, sont de moins en moins en faveur. Le seul mets proprement indigène du repas est le fars (fars dû ou fars sac’h), sorte de pudding breton, fait avec de la farine, des prunes et des rogatons de lard pétris ensemble dans un sac et mis à cuire dans la soupe.

Mais qui donc prend à sa charge le règlement de ces festins pantagruéliques ? Les deux familles pour une part ; les garçons et filles d’honneur pour une autre. Les invités eux-mêmes, sans être taxés pour une somme déterminée, contribuent à la dépense. Le deuxième jour de l’eured, la nouvelle mariée et sa fille d’honneur se postent chacune d’un côté de l’escalier qui mène à la salle du banquet : elles tiennent à la main une bouteille de vin et un verre et régalent les invités à mesure qu’ils arrivent. En échange, ceux-ci remettent à la mariée un cadeau de noce dont l’importance varie avec chacun, mais qui est toujours en argent : 2 francs, 5 francs et davantage.

Arrivons maintenant à la cérémonie nuptiale proprement dite. Cette cérémonie est toute religieuse. Le mariage à la mairie compte si peu, est si bien une pure formalité administrative, qu’il a lieu huit, dix, quelquefois douze jours avant le mariage religieux. C’est toujours une déception, cependant, pour les curieux qui affluent par milliers de Paris et des villes environnantes afin d’assister aux « mariages collectifs », de ne voir aucun cortège à l’entrée ni à la sortie de l’église. Est-ce un effet de la pudeur bretonne ? Toujours est-il qu’hommes et femmes se rendent à l’église séparément et comme en se dissimulant ; ils se débandent pareillement à la sortie et gagnent le plus tôt possible leurs auberges respectives. Aussi bien ne sont-ils pas venus directement de chez eux à l’église. Dès le lundi soir, ils ont débarqué au bourg en carriole et dans leur petite tenue ; leurs costumes de cérémonie, convenablement empaquetés, ont été déposés chez des parents, des amis ou chez le cabaretier même. Ceux qui sont venus à pied frètent des breaks en ville. Et, à la prime aube du lendemain, toute cette carrosserie s’ébranle vers le domicile des fiancés. Mais, remarquez-le, personne n’est encore en costume de cérémonie. La fiancée, ce matin-là, s’est rendue dans les fermes voisines pour distribuer des tartines de pain et de confitures aux enfants. Un roulement de tonnerre sur la route, et les barrières sont à peine ouvertes que les carrioles et les breaks des invités se précipitent dans la cour au grand trot. On descend, on trinque puis on remonte en voiture, avec le fiancé et la fiancée.[20] Une pétarade de coups de fusil salue le départ du cortège qui reprend le chemin du bourg. C’est alors seulement (après l’arrivée au bourg) que les invités revêtent leur costume de cérémonie. La bénédiction nuptiale se donne à neuf heures. Chacun se rend de son côté ; les couples que le prêtre doit unir se placent sur deux ou trois rangs devant la balustrade de l’autel. Quant aux invités, ils s’entassent comme ils peuvent dans la nef, les hommes à droite, les femmes à gauche. Exception n’est faite que pour le renad et la reneurez, l’un qui conduit la fiancée à l’autel ; l’autre qui remplit le même office près du jeune homme : le renad est généralement le parrain de la fiancée ; la reneurez la marraine de la fiancée. Ils occupent la place d’honneur non seulement à l’église, mais à table ; ce sont eux qui distribuent le gâteau bénit ou kouign : eux encore qui font la quête au milieu du repas. Petite quête indépendante du cadeau de noces ; mais il n’y a pas de petits profils, et c’est ainsi que s’étoffe peu à peu le budget d’un jeune ménage.

Une noce bretonne, fût-ce dans ce pays de cocagne qu’est Plougastel, ne saurait se passer exclusivement en bombances. Les morts n’y sont point oubliés, nous l’avons vu. On boit et on mange, mais on chante aussi, non point seulement au dessert, comme à Paris, dans le peuple, mais entre tous les services, pendant le repas ; chansons bretonnes et chansons françaises alternées. Vaille que vaille, vers dix heures du soir, après le partage du kouign, on se décide à lever la séance et les nouveaux mariés sont reconduits en voiture à leur domicile. Y vont-ils trouver enfin la douce intimité à laquelle ils aspirent ?

Hélas ! le logis est déjà plein d’autres invités des deux sexes, que la garde du ménage, les travaux des champs ou quelque infirmité ont empêché d’assister à l’eured. À tout ce monde-là et aux personnes du cortège, il faut bien offrir une tasse de café et quelques tournées de dourkérès ou de doursivi. Un rite essentiel, d’ailleurs, reste à accomplir : la cérémonie de la soupe au lait et déjà, pour préparer cette soupe symbolique, les deux premières filles d’honneur et leurs garçons se sont éclipsés dans une pièce voisine.

La coutume de la soupe au lait, qui tend à disparaître des autres parties de la Bretagne, a conservé ici toute sa vogue, mais en perdant son caractère primitif et en tournant à la grosse farce populaire. On coupe dans un saladier des croûtons de pain et des rondelles de carottes qu’on assemble en chapelet par un fil ; on les trempe dans du lait abondamment baptisé ; on y ajoute du sel, du poivre, et toutes sortes d’ingrédients bizarres, tels que du tabac à priser, qui, en nageant à la surface de la soupe, ressemble vaguement à du beurre roussi ; enfin, dans un navet ou une betterave, on taille deux cuillers dont on perce le fond à la manière d’une écumoire. Quand tous ces préparatifs sont terminés et que la soupe a reçu le degré de cuisson voulu, les deux premiers garçons et leurs filles d’honneur l’apportent sur une civière aux mariés en chantant la Sône de la Soupe au lait. Les mariés, assis sur le banc du lit-clos, doivent alors s’attabler devant elle, et leurs grimaces, leurs efforts pour attraper, avec des cuillers percées, quelques gouttes du méchant breuvage, mettent toute l’assemblée en liesse pendant plusieurs minutes. Je glisse sur certains détails moins ragoûtants, tels que la bataille des invités à coups de rondelles de carottes. Une plaisanterie d’un caractère moins équivoque est la promenade des poupées qui suit la cérémonie de la soupe au lait : la première et la deuxième fille d’honneur, précédées chacune de leur cavalier, un flambeau neuf au poing, circulent de groupe en groupe, en commençant par les mariés, et leur offrent de petites poupées qu’elles ont façonnées elles-mêmes grossièrement. Ces poupées-là ne sont-elles pas bien parentes des pupuli qu’on accrochait à Rome sur le passage des nouvelles épousées ?

Baissons le rideau : nous voici au dénouement de cette grande pièce farcie en plusieurs actes et je ne sais combien de tableaux qu’est une noce plougastéloise. Les mariés sont seuls. Puissent-ils goûter en paix la douceur d’aimer ! Rien de moins sûr au demeurant, et de nouvelles surprises pourraient les attendre au cours de leurs épanchements : lits truqués dont le sommier s’effondre brusquement, collections de poupées glissées sous le traversin, crins grillés et coupés menu dont on a saupoudré les draps… Pendant ce temps, sur l’aire ou dans la grange voisine, aux lueurs d’une demi-douzaine de lanternes vénitiennes, les invités se livrent à d’interminables gavottes. La polka et le quadrille, encore moins le tango et la matchiche, n’ont supplanté là-bas les vieux passe-pieds populaires, mais ces passe-pieds ne se dansent plus au son du biniou, comme dans le reste de la Cornouaille ; les « olifants » même ont disparu : Plougastel ne connaît que l’accordéon !


VI

LES FÊTES.


Elles sont fort nombreuses à Plougastel, comme partout, mais les seules intéressantes ici sont les fêtes domestiques et les fêtes religieuses.

1o Les fêtes domestiques. — Sans doute, la fête du leur-nevez (ou de l’aire neuve) n’existe plus : l’invention des batteuses à vapeur lui a porté un coup mortel. Mais d’autres fêtes domestiques sont restées très vivaces. Telles la radennadek ou fête de la coupe de la fougère, en septembre (cette fougère est quérie très loin, sur les dunes de Grozon, du Loc, de Penar-Vir) et la bizinadec ou fête de la coupe du goémon, en février et en mars ; telles encore la « fête du cochon » gwadiguenno, prétexte à ripailles, et la fête du meurs-ar-lard, très différente de notre mardi-gras français : on ne se déguise pas, on ne se masque pas ; mais le grand-père, l’ancêtre, réunit à table, ce jour-là, sa lignée au complet. C’est le festin de famille par excellence. Aussi les enfants partis au service ou établis hors de la commune demandent-ils un congé afin d’y assister. À ces fêtes régulières il faudrait joindre les fêtes occasionnelles, telles qu’anniversaires (célébrées, non en commémoration de la naissance, mais le jour même de la fête patronale du saint dont on porte le nom) ; baptêmes (où, en sus du repas qu’elle offre au parrain et à la marraine, la nouvelle accouchée fait porter un bol de lait doux à tous les enfants du voisinage) ; relevailles (où elle traite ses parentes et amies à la réserve des jeunes filles, non admises auprès d’elle ; cette visite à l’accouchée s’appelle kas ar kouign, mais le kouign ou gâteau y est remplacé par une pièce d’argent, un cadeau quelconque), etc., etc.

2o Les fêtes religieuses. — Très fidèlement, très strictement observées, l’institution des fêtes civiles ne leur a nullement préjudicié. Le 14 Juillet lui-même passe inaperçu à Plougastel : seuls les fonctionnaires illuminent et pavoisent. Il y a d’abord les « pardons », au nombre d’une douzaine et quelques-uns très pittoresques, comme ceux de Sainte-Christine, de Saint-Gwénolé, de Saint-Jean (connu aussi sous le nom de pardon des oiseaux[21] et où tous les oiseleurs de la région se donnent rendez-vous avec leurs pensionnaires ailés). Leur description nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à dire quelques mots du Pardon de Plougastel-bourg, qui se tient le 29 juin, fête de St-Pierre. Comme tous les pardons, il est annoncé la veille par des feux de joie ; mais il est surtout remarquable par sa procession. Trois mille personnes y assistent. Toutes les croix et toutes les bannières de la paroisse ont été mobilisées pour la circonstance ; elles sont fort lourdes les unes et les autres, ce qui explique qu’il y ait, pour chaque croix et chaque bannière, trois porteurs qui se relaient pendant la durée du parcours. Honneur envié de porter une croix ou une bannière, mais honneur qui se paie ! À l’issue de la procession, les porteurs des croix d’or et de vermeil ne peuvent moins faire, par exemple, que de déposer chacun sur l’autel un louis de vingt francs enveloppé dans un morceau de papier sur lequel est écrit leur nom. Pour les croix d’argent, on en est quitte à meilleur compte : 10 francs, 15 francs ; pour les bannières, on s’en tire avec cinq francs.

Une procession bien remarquable encore est celle des Rogations. Elle dure trois jours. Le premier jour la procession se borne à faire le tour du bourg ; le deuxième, elle se rend à la Fontaine-Blanche ; le troisième, elle pousse jusqu’à Saint-Claude. Mais il ne suffit pas que les champs soient bénits : pour participer aux grâces de cette bénédiction, il faut que chaque famille soit représentée à la procession par l’un au moins de ses membres.

Sur Noël et les étrennes, je n’ai recueilli que des renseignements sans grand intérêt. Comme partout en Bretagne, la bûche de Noël (an euteu) passe pour jouir de vertus particulières et l’on croit que ses charbons refroidis préservent les maisons de la foudre ; comme partout aussi, des théories de pauvres et d’enfants vont de seuil en seuil souhaiter la bonne année. La messe de Noël porte cependant ici un nom spécial : elle s’appelle oferenn ar pelgent, c’est-à-dire, d’après Troude et par contraction, « la messe d’avant l’aube ». Bien que la paroisse soit presque aussi longue que large et qu’il faille, suivant un proverbe, huit jours à un piéton pour en faire le tour, la population valide de la péninsule tient à honneur d’y assister, même les lointains habitants de l’Armor. Il est vrai que les habitants des « sections » les plus éloignées font le réveillon au bourg : cabarets et restaurants ont « la permission de la nuit », et il s’y consomme pour la circonstance une quantité incroyable de fouaces frites.

Peu de chose à dire également de la Chandeleur, où, en mémoire de la présentation de Jésus au temple et de la purification de la Vierge, les fidèles défilent dans l’église une chandelle ou un rat-de-cave à la main ; du lundi de la Quasimodo (lun ar kaspoudou), qui se célèbre comme partout en Bretagne par un massacre général des pots ébréchés et des vaisselles hors d’usage ; de la fête des Rameaux (sul bleuniou), où il faut noter, cependant, la consommation extraordinaire de buis et de lauriers bénits que font les assistants : c’est qu’aucune parcelle de terre, aucun recoin du logis ne doit être oublié ; on plante une branchette consacrée dans chaque champ ; on en accroche une à la corniche de chaque lit et, non seulement les crèches et les étables, mais les ruches elles-mêmes participent à la distribution. En outre, à l’issue de la grand’messe, toute la population se rend au cimetière paroissial et fleurit d’un rameau bénit les tombes de ses défunts.

Mais voici des fêtes d’un caractère plus spécial : la Saint-Jean et la fête des Trépassés. Cependant et pour bien faire entendre ce qui va suivre, il est nécessaire d’entrer dans quelques explications.

Administrativement, la commune de Plougastel est soumise au régime de toutes les communes françaises : mais sa vraie vie, sa vie profonde, est encore toute spirituelle et les divisions administratives, ne pouvant prévaloir contre les anciennes divisions religieuses, y ont dû se calquer sur elles. L’étonnement est vif chez un étranger d’entendre dire en parlant d’un Plougastélois : « C’est un tel, de la breuriez de telle section. » Passe pour la section, mais la breuriez ? Voici : comme toutes les paroisses de quelque étendue, Plougastel fut divisée de bonne heure, pour les besoins du culte, en un certain nombre de chapellenies. Il y en avait six céans, — et il n’y eut longtemps non plus, à Plougastel, que six sections administratives correspondant à ces six chapellenies : la section de Plougastel-bourg (ou de Saint-Pierre-Plougastel ) ; la section de Saint-Jean ; la section de Saint-Claude (ou Douarbihan) ; la section de Sainte-Christine (ou d’Ellien) ; la section de Saint-Gwénolé (ou de Rozégat) ; la section de Saint-Trémeur (ou de Lanvriran). C’est en ces dernières années seulement qu’a été ouverte la septième section, dite de l’Armorique et sans chapelle propre. Du reste il n’y a plus aujourd’hui de chapelains qu’à Saint-Claude, à Saint-Jean et à Saint-Langny (trève de la section de Saint-Jean) ; encore sont-ce de simples prêtres habitués. Mais Plougastel-bourg possède pour lui seul un curé et quatre vicaires. Que de sous-préfectures ne sont pas si bien partagées ! Subdivision de la chapellenie ou section, la breuriez, elle, correspond entièrement à notre ancien mot frairie. L’association d’un certain nombre de ménages forme une breuriez, comme l’association d’un certain nombre de breuriez formait autrefois une chapellenie. Mais, alors que la chapellenie, muée en section, est devenue une division administrative, la breuriez ou frairie est restée toute spirituelle, a gardé son autonomie propre, ses cérémonies, son fonds social provenant de contributions volontaires. Nous la verrons à l’œuvre dans tous les actes de la vie religieuse, mais spécialement à l’occasion de la Saint-Jean et de la fête des Trépassés.

La coutume des feux de la Saint-Jean se retrouve dans toutes nos provinces. Elle est vieille comme la race, s’il est vrai qu’au solstice d’été, le 24 juin, les Celtes célébraient déjà par de grands feux la fête du renouveau, de la jeunesse ressuscitée du monde. Le sens de la cérémonie s’est perdu, mais la cérémonie elle-même s’est conservée. Les rites en sont particulièrement précis à Plougastel : chaque tertre y a son feu, son tantad, autour duquel, les prières dites, on processionne en rond, à la file indienne, les hommes d’abord, nu-tête, puis les femmes et les enfants. Ce tantad est l’œuvre collective de la frairie ; mais son ordonnateur est toujours un homme de cette frairie prénommé Jean. C’est lui qui allume le feu (comme c’est un Pierre qui est chargé du même office pour les tantads de la Saint-Pierre) ; c’est lui encore qui recueille la cendre et la met aux enchères le lendemain pour le compte de la fabrique. Et cette cendre trouve toujours acquéreur, car elle est « sainte » et, comme telle, constitue un amendement de premier ordre. De même les tisons de la Saint-Jean, que se disputent les assistants et qui sont conservés dans les maisons comme amulettes, passent pour écarter les dangers d’incendie. On croit encore, à Plougastel, que pour guérir ou préserver les nouveau-nés du « mal de la peur », il suffit de les balancer trois fois au-dessus de trois tantads ; la flamme de ces mêmes tantads communique à une certaine herbe qu’on y fait chauffer et qui porte le nom d’herbe de Saint-Jean une efficacité souveraine contre les ophtalmies ; enfin, quand le feu commence à s’assoupir, jeunes gens et jeunes filles le traversent d’un bond en récitant un ave, et pensent ainsi s’épargner dans la vie future autant d’années de purgatoire qu’ils ont fait de bonds et récité d’ave par dessus autant de tantads.


VII

LE PAIN ET L’ARBRE DES ÂMES.


La fête des Trépassés prête à deux rites tantôt distincts, tantôt confondus : le rite du bara an anaon ou pain des âmes et le rite du gwezen an anaon ou arbre des âmes.

C’est à mon second voyage en terre plougastéloise que je fis connaissance avec eux. Les Vêpres des Morts venaient de s’achever et je flânais mélancoliquement sur la place, parmi la bigarrure des cornettes blanches, des corsages violets, des pantalons de berlinge brun, des vestes bleues soutachées de vert et des jupes noires lisérées d’orange, quand le sacristain de la localité passa devant moi avec un panier rempli de petits pains. Machinalement je le suivis des yeux et le vis qui entrait dans une maison voisine, se signait, remettait un de ses pains, empochait quelque monnaie et recommençait le même manège un peu plus loin. Les sacristains de Bretagne exercent généralement un métier auxiliaire, et il se pouvait à la rigueur que celui-ci fût boulanger ou fournier en même temps que sacristain. Mais, d’autre part, il n’est point d’usage qu’on distribue le pain dans l’après-midi et moins encore qu’on se signe en le distribuant. Et enfin il ne s’agissait point céans de tourtes ni de miches, mais de ces manières d’échaudés qu’on appelle en Bretagne des pains mollets. Intrigué, je me faufilai à travers les groupes et, comme l’étrange colporteur entrait avec le restant de sa fournée dans un débit de la place, j’arrivai assez tôt pour l’entendre qui, après avoir esquissé un signe de croix, demandait en breton :

— Désirez-vous un pain des âmes ?

— Oui, s’il plaît à Dieu, répondit l’hôtesse qui se signa elle aussi en prenant le pain, tendit une pièce d’argent au sacristain, enveloppa son achat dans une fine serviette de toile blanche et l’alla serrer incontinent dans un tiroir du vaisselier.

Le bara an anaon, le pain des âmes !…

Je tenais la clef du mystère. On est encore persuadé, en Bretagne, qu’à certains jours de l’année les défunts quittent leur sépulture et réintègrent les maisons qu’ils habitaient de leur vivant. Sur la table de famille, dans certaines paroisses des Montagnes-Noires, on dispose à leur intention les éléments d’une frugale réfection nocturne, kik-saezon, crêpes et laitage : les hôtes du logis se partagent au matin les reliefs de ce « past » mortuaire, et c’est leur façon de communier avec l’esprit des ancêtres.

Bien évidemment, la coutume du bara an anaon est née de cette croyance en un prolongement matériel et souterrain de la vie des âmes, — croyance qui, par parenthèse, dut être générale dans l’ancienne Gaule et le fait est qu’on en trouve des traces chez les Belges. Nous savons, par exemple, qu’à Bruges, il y a peu de temps encore, on pétrissait dans chaque ménage, la veille du jour des Morts, des galettes spéciales nommées pankœken, qu’on faisait bénir à l’église, puis qu’on répartissait entre tous les membres de la communauté. Chaque galette dévotement croquée rachetait une âme. Aujourd’hui, le pankœken ne se mange plus en famille. Mais, par une déviation singulière de l’usage, on en fabrique encore dans certains restaurants et cabarets populaires, où les meurt-de-faim de la localité, ravis de l’aubaine, se tiennent en permanence pendant toute la journée du 1er novembre et, moyennant une petite rémunération et quelques chopes supplémentaires, se chargent d’engloutir autant de galettes funèbres qu’on veut bien leur en offrir. Le peuple croit, en effet, que le pankœken peut être mangé par n’importe qui et que, pourvu qu’on le mange à l’intention d’un défunt bien déterminé, l’acte conserve toute son efficacité.

Le bara an anaon des Plougastélois présente de grandes analogies avec le pankœken. Mais, tandis qu’en Belgique la coutume populaire, si touchante, qui fait participer les défunts, pendant un jour de l’année, à la nourriture des vivants, s’est gâtée insensiblement et a fini par dégénérer en une façon de parodie, elle a gardé, à Plougastel, toute sa gravité initiale : telles les trois soupes que Du Guesclin avait coutume de manger avant la bataille en l’honneur de la Trinité. Mme Maléjac, dans le débit de laquelle j’étais entré à la suite du sacristain, m’expliqua fort aimablement que c’est la fabrique de l’église paroissiale qui commande aux boulangers le bara an anaon[22]. Autant de ménages, autant de pains mollets. Prix minimum de l’échaudé mortuaire : deux « blancs » (10 centimes) ; mais la générosité de l’acheteur peut pousser jusqu’à l’écu et même au-delà. Ce ne sont point les « âmes » qui s’en plaindront, puisque le produit de la collecte sera remis au clergé qui le convertira en services et en oraisons pour le repos des trépassés. Le soir venu, cependant, à la table de famille, après les « prières des défunts », le pain des âmes, tiré de sa blanche enveloppe, est partagé entre les assistants. Chacun se signe avant de manger son morceau. Et voici le plus touchant peut-être, car il est rare que, dans ce pays amphibie, où les cultivateurs eux-mêmes font leur service dans la Flotte et figurent sur les contrôles de l’Inscription maritime, la table de famille soit au complet : la part des absents est réservée et précieusement mise de côté dans l’armoire où l’inquiétude des mères ne tardera pas à la consulter.

— Ces morceaux de pain sont donc sorciers ? demandai-je avec étonnement.

— Ils sont sacrés, c’est tout ce que je sais, répondit mon hôtesse, et l’on peut donc les consulter sans faire de péché : s’ils se conservent en bon état, c’est signe que tout va bien pour l’absent ; s’ils viennent à moisir, c’est signe que sa santé se gâte ou que sa vie est en danger. Les pains n’ont jamais trompé personne.

— Ma foi, je serais volontiers de cet avis, confirme un Plougastélois qui assiste à la conversation. J’ai fait mon « congé » à Toulon et en escadre ; je n’ai pas été malade un seul jour pendant mes quatre années de service. Aussi, en rentrant à la maison, j’ai trouvé mes quatre morceaux de bara an anaon secs comme du bois…

Cela est dit sans sourire, d’un ton grave et convaincu, par un homme jeune encore, un « chulot », comme on appelle ici les membres de l’aristocratie terrienne, bien pris dans son antique pourpoint bleu-de-roi à boutons de nacre et qui parle le français avec autant d’aisance que le bas-breton. Le cas n’est point rare à Plougastel, dans cette cellule peut-être unique de l’organisme national qui ressemble à un rêve de Le Play réalisé à l’extrémité du territoire. Et, comme j’en étais là de mes réflexions, une sonnerie lente et musicalement gémissante sur quatre notes espacées et toujours les mêmes : do-la-sol-fa, me fit lever interrogativement les yeux vers mon hôtesse…

— Le glas noble, m’expliqua-t-elle. On ne le sonne que pour les grands enterrements et pour la Vigile des Trépassés. Le glas du commun se donne à deux cloches seulement Mais hâtez-vous, Monsieur : puisque ces coutumes paraissent vous intéresser, il n’est que temps, si vous voulez assister dans l’ancien cimetière à l’adjudication du gwezen an anaon ou arbre des âmes ; sa mise aux enchères a dû commencer avec le glas…

Cette fois encore, un supplément d’explication n’eût pas été inutile ; mais le temps pressait et le plus sage me parut de courir au cimetière. Je n’y arrivai malheureusement que pour assister à la péripétie finale de la pièce. Du socle de la croix qu’il avait pris pour estrade, mon fournier-sacristain de naguère, transformé en crieur public, levait vers la foule massée sur le placitre une sorte de grand candélabre en bois tourné dont les branches au lieu de chandelles, portaient des pommes — de belles pommes rouges — à chacune de leurs extrémités.

— Vingt-huit livres dix sous… Personne ne met au dessus ?… Adjugé !

J’étais navré… Quelqu’un me tira par la manche. C’était le « chulot » du débit qui m’avait suivi sur le placitre.

— On vend des arbres semblables dans chaque breuriez ou frairie, me dit-il, et on ne procède généralement à leur adjudication qu’après celle de l’arbre paroissial. En un quart d’heure de marche vous pouvez être rendu à la Fontaine-Blanche, la frairie la plus proche. Je vais moi-même de ce côté. Donc, si le cœur vous en dit…

L’invitation ne pouvait tomber plus à propos. Chemin faisant, mon compagnon me fournit tous les éclaircissements désirables sur l’institution des arbres mortuaires… Ces arbres ne sont pas tous en forme de candélabres. Il en est de beaucoup plus simples, comme celui de la frairie Saint-Trémeur, qui est un petit if de trois mètres de haut environ : le tronc en est écorcé, les branches taillées en pointe et l’on ente d’autres branches artificielles dans le tronc pour multiplier les saillies. Sur chacune de ces saillies, au nombre d’une quarantaine, on pique une pomme rouge…

— Et pourquoi une pomme ? demandai-je curieusement.

Mon guide l’ignorait et ses compatriotes, m’assura-t-il, n’étaient pas mieux renseignés. Comme pour les feux de la Saint-Jean, le rite s’est perpétué, mais sa signification s’est perdue.

— À moins pourtant, me dit-il après un moment de réflexion, que ce ne soit par allusion à la pomme qui causa la chute de notre premier père.

— L’arbre des âmes serait donc une réplique bretonne de l’arbre du Paradis terrestre ?

— Peut-être, mais je ne vous le garantis pas.

La réserve du « chulot » est bien explicable et il se pourrait fort en effet que l’origine du gwezen an anaon n’eût rien de biblique : ce peuple est si pénétré encore du vieux naturalisme aryen ! Tant y a que, le soir de la Toussaint, à Plougastel-bourg et dans les quinze ou vingt frairies de la paroisse, des arbres de cette sorte sont mis aux enchères et poussés quelquefois jusqu’à 30 et 40 francs par leur dernier enchérisseur. L’acquisition de l’arbre des âmes est généralement le résultat d’un vœu.

— C’est ainsi, me dit en substance mon guide, que, quand un ménage frappé de stérilité désire avoir un enfant, il promet, s’il est exaucé, de se porter acquéreur, au nom de l’enfant à naître, d’un gwezen an anaon. L’adjudication faite, une interversion de rôle se produit et, d’adjudicataire, l’acquéreur de l’arbre se transforme en vendeur au détail. Mais, comme les quarante pommes de cet arbre ne suffiraient pas aux exigences de la clientèle, notre marchand improvisé s’en procure quelques centaines d’autres qui, baptisées comme les premières avalo an anaon (pommes des âmes), se débitent au même tarif, soit un et deux sous pièce. Bien entendu, le produit de la vente des fruits, défalcation faite du prix d’achat, est versé au clergé par l’adjudicataire de l’arbre. Quant à l’arbre lui-même, tantôt l’adjudicataire le dépose dans la chapelle de la frairie, tantôt il le garde comme un porte-bonheur dans sa maison jusqu’à la Toussaint suivante, époque où il l’en sort, y pique de nouveaux fruits et le met aux enchères, soit directement, s’il est membre d’une frairie suburbaine, soit par l’intermédiaire du sacristain, s’il appartient à la frairie paroissiale… Mais nous voici rendus, Monsieur : la chapelle de la Fontaine-Blanche est devant vous et là, sur les marches du calvaire, se tiennent côte à côte le vendeur de l’arbre, le vendeur des pommes et le vendeur des pains…

Le soir tombait : ses premières ombres descendaient les pentes du Ménez-Hom, pareilles au glacis d’une forteresse démantelée ; aux brèches du grand plateau dénudé que bastionne le vieux mont quadricorne, des morceaux de mer luisaient sourdement comme des incrustations d’étain : une combe s’ouvrait à nos pieds dans l’éclaircie du feuillage et, de cette combe solitaire, entre la limpide fontaine qui lui a donné son nom et le calvaire signalé par mon guide, se levait le pignon fleuronné de la jolie chapelle en qui les anciennes chartes saluaient la rose du monachisme armoricain, rosa monachorum, et qui était, jusqu’à la Révolution, un prieuré de l’abbaye de Daoulas.

La légende veut qu’à cette même place, jadis, une chapelle plus antique s’érigeât. Comme elle tombait en ruines, on déménagea la statue de la Vierge et on la logea dans l’église paroissiale. Mais, à la faveur de la nuit, la statue prit sa volée : on la retrouva le lendemain au milieu des ruines, dans une touffe de sureau. Derechef on la transporta au bourg et derechef elle retourna clandestinement à son buisson fleuri. Il fallut l’y laisser et construire, pour l’y abriter, une chapelle toute neuve qui, avec sa rosace trilobée et son riche portail aux arcs en contre-courbe, n’a pas sa rivale dans toute la Cornouaille du nord. La belle dame qui l’habite reçoit, au 15 août et au lundi de Pâques, l’hommage solennel des pèlerins ; mais il lui survient, à certaines nuits, des visites plus mystérieuses : de la chapelle du Relecq, en Léon, une lumière se détache, franchit l’Elorn et pénètre dans la chapelle de la Fontaine-Blanche par la petite porte de la nef. Un instant elle s’arrête devant l’autel, puis continue sa promenade et va se perdre dans les lointains du Ménez-Hom, couronnés par une autre chapelle de Marie.

— C’est la Vierge du Relecq, vous disent les bonnes gens, qui vient rendre visite à ses cousines de Cornouaille !…

Pour le moment, le petit placitre qui s’étend devant la chapelle n’est pas très animé. Il ne s’y voit, avec les trois vendeurs, qu’une vingtaine d’assistants disséminés dans l’ombre des talus et sur les banquettes de la route.

Seiz livr ha dek gwennek ! (Sept livres et dix sous !) répète inlassablement le vendeur de l’arbre, un grand gaillard sec et tanné, qui répond au nom magnifiquement barbare de Gourloüen Cap.

Mais personne ne met de surenchère. L’arbre des âmes, l’arbre sacré de la frairie, payé trente-deux francs l’an passé, va-t-il donc s’adjuger à ce prix dérisoire ? Non ! Une partie des membres de la frairie a dû s’attarder au cimetière après les offices du bourg ; voilà des groupes qui dévalent vers le calvaire et, d’un de ces groupes, soudain, une voix féminine jette avec décision :

Eiz livr (huit livres !).

— Huit livres et dix sous, riposte de l’autre côté de la route une voix moins assurée, celle d’une jeune femme à tête hâve qui tenait jusque-là l’enchère et qui se démasque du talus où sa présence nous avait échappé.

— Neuf livres !…

La lutte est engagée et elle devient tout de suite palpitante, presque dramatique vraiment, entre ces deux rivalités féminines dressées pour la possession de l’arbre porte-bonheur. Quels secrets peuvent se tapir sous ces cornettes en bataille ? Mais visiblement la partie n’est pas égale entre les deux adversaires. À mesure que la « criée » se poursuit, la voix de la première enchérisseuse faiblit, devient plus hésitante : les ressources de la pauvre femme ne lui permettent pas sans doute de dépasser un certain chiffre.

— Vingt livres !… Trente !… Trente-cinq !… Quarante !…

Un arrêt, pendant lequel on entend un sanglot étouffé, puis le traînement d’un pas qui s’enfonce dans la nuit.

— Personne ne met plus ? demande le vendeur… Adjugé !

L’acquéreuse de l’arbre s’en empare avidement : c’est une riche « chulotte » de la frairie, m’explique mon guide, une Kerandraon du clan des Kerandraon de Kernévénen, dont la tige, à la Saint-Jean dernière, s’est fleurie d’un tardif rejeton.

— Et l’autre ? la vaincue ?

— Une femme de marin… Elle est sans nouvelle de son homme depuis six mois. Elle avait mis son dernier espoir dans l’arbre des âmes ; puisqu’il ne lui est pas resté au prix maximum qu’elle s’était fixé et qui excédait déjà ses ressources, c’est que l’homme ne reviendra pas. On ne peut s’engager avec les morts que pour le compte des vivants[23].


VIII

LES FRAISIÈRES DE PLOUGASTEL.


Et les fraises ? me direz-vous. Patience, j’y arrive.

Car on ne nous avait pas trompés ; la fraise de Plougastel n’est pas un mythe, mais sa culture n’occupe pas tout le territoire de la péninsule. Ni sur la rive de l’Elorn, ni sur les plateaux de l’intérieur, où l’abri lui manque, on ne la voit arrondir son joli dôme rubescent. Cependant, un peu avant le fort du Corbeau, près de Keralliou, à l’endroit où l’Elorn se perd dans la rade de Brest, la voici qui se hasarde, qui fait une première et timide apparition. C’est même sur le versant nord-ouest de la péninsule, dans l’exposition la moins favorable par conséquent, que sa culture a pris naissance[24].

La fraise s’appelle en breton sivien. Je ne sais exactement d’où vient ce mot. Fraise en latin se disait fraga. Or, presque tous les noms des légumes et des fruits, en Bretagne, ont une origine latine bien caractérisée. C’est que les Romains semblent avoir introduit en Gaule la culture maraîchère et fruitière, inconnue avant eux ou du moins demeurée très rudimentaire[25]. La fraise fait exception. D’assez bonne heure on a distingué la fraise ordinaire et la fraise du fraisier traçant, appelée sivienred. Ce n’est pourtant que vers la fin du xvie siècle qu’on a commencé à cultiver la fraise en France. Elle vivait, jusqu’alors, à l’état sauvage, comme nos fraises des bois. Et c’est en effet dans les bois qu’on l’allait chercher. Elle était fort petite, même la variété de fruit plus allongé connue sous le nom de fraisier des quatre saisons et qui est originaire, croit-on, du Mont-Cenis, dans les Alpes. Bien plus tard seulement sont apparus les fraisiers à gros et moyens fruits : le fraisier élevé (fragaria elatior) à la saveur musquée ; le fraisier des collines (fragaria collina), dont le calice est appliqué sur le fruit ; le fraisier du Chili (fragaria Chilœoensis), introduit en 1714 et qui, perfectionné par la culture et croisé avec la fragaria virginiana, s’acclimata tout de suite à Plougastel.

On y cultive, bien entendu, surtout depuis une cinquantaine d’années, un grand nombre d’autres variétés. Il semble même que le fraisier du Chili ait fait son temps, ainsi que la grosse fraise à fruit pourpre (Belle de Meaux, Belle de Montrouge, etc.) qui, dans la banlieue parisienne, s’est taillé une si belle place au soleil. C’est la fraise moyenne à qui vont les préférences des cultivateurs plougastélois. Les variétés les plus répandues là-bas sont la Docteur Morère, la Marguerite, la fraise noble, la Royale souveraine, la fraise d’Angers, la fraise Jaime et la fraise ananas. Aucune de ces variétés n’est indigène. Plusieurs sont nées d’hier et ont été obtenues dans les exploitations parisiennes par de lentes méthodes de sélection et d’hybridation : les Plougastélois se sont contentés de les adopter. En quoi peut-être n’ont-ils pas montré un esprit assez entreprenant, car il leur eût été possible (et il y eussent trouvé leur avantage) d’obtenir un type personnel qui eût distingué à l’étranger la fraise bretonne des autres fraises.

Tel quel, l’hectare de fraisiers, à Plougastel, rapporte brut 3.000 francs, prix maximum ; à Chatenay, Bagnolet, Bry, Montreuil, Verrières, Fontenay-aux-Roses, etc., etc., il rapporte deux fois plus : entre 6.000 et 7.000 francs. Il est vrai qu’ici, à la culture de plein air, on ajoute la culture intensive sous châssis et avec thermosyphon ; de plus en plus les horticulteurs de la banlieue parisienne visent à la qualité et à la précocité du fruit plus qu’à sa quantité.

Une troisième région de la France tient, avec le Finistère et la banlieue parisienne, une place importante dans la fraisiculture : c’est le Midi provençal, principalement la région d’Hyères et de Carpentras. On évalue à un million de kilogrammes les expéditions d’Hyères, à cinq millions celles de Carpentras et de ses annexes (Entraigues, Aubignan, Perres, Montueux, etc.). Autour de cette dernière ville s’étalent d’immenses champs de fraisiers qui ont remplacé avec avantage la garance dont ils étaient plantés avant le krach industriel dont ce produit fut atteint il y a quelques années. L’hectare y rapporte entre 3.500 et 4.000 francs, soit près de 1.000 francs de plus qu’à Plougastel, ce qui ne laisse pas de surprendre un peu, la majeure partie des fraises provençales, notamment les variétés Marguerite et Victoria, étant directement expédiées sur Londres comme les fraises de Plougastel et ayant à fournir une traite deux fois plus longue.

Les Anglais ne connaissent donc point la culture des fraises ? Si fait ! Ils possèdent, tout comme nous, des fraisières sous châssis et des fraisières à l’air libre, dont les plus considérables sont situées en Écosse, à Roslin, et dans le comté de Kent, à Tiptree Heath. Les estrawberries de Roslin sont même si renommées qu’à en croire un voyageur français, M. Paul Toutain, on organise pendant l’été, d’Édimbourg à Roslin, pour les amateurs de fraises, des « trains de gourmandise ». Quant aux exploitations de Tiptree Heath, on peut juger de leur importance par ce fait que les pompes élévatoires n’y distribuent pas moins de 3.500 gallons d’eau par heure (le gallon vaut 4 litres 523). Mais les fraises anglaises sont, en général, très tardives, insuffisamment sucrées et propres, tout au plus, à faire des confitures. De grandes usines à vapeur sont, effectivement, annexées aux exploitations de Tiptree Heath et l’on y traite les fraises sur place.

Les fraises françaises, à la différence des fraises indigènes, entrent, au contraire, dans la consommation immédiate. Elles sont servies en boîtes ou en paniers sur les tables. À Plougastel, les expéditions se font soit dans des « fardeaux » (couple de petites boîtes oblongues en forme de cercueil, nommées peut-être de là « carchets », corruption du mot breton arched, cercueil), soit en d’élégantes corbeilles de paille jaune et violette fabriquées dans le Vaucluse, soit encore dans les espèces de cribles appelés « cageots ».

Et sans doute on apporte le plus grand soin à la cueillette du produit. Les journaliers et journalières du Faou, de Loperhet, de Daoulas, etc., que les cultivateurs de Plougastel embauchent pour cette cueillette, s’y montrent d’une habileté consommée : la fraise est détachée d’une façon très délicate, l’ongle faisant levier, et rangée immédiatement, sans que la main l’ait touchée, dans le carchet ou la corbeille. Elle ne passe plus, comme autrefois, par l’intermédiaire du « bouleau » ou, du moins, cette sorte de bannette grossière en osier, avec un fond en cul de bouteille, ne s’emploie-t-elle plus qu’en fin de saison pour les fraises à bon marché qu’on exporte sur Brest, Landerneau, Quimper et Morlaix et qui ne craignent point le transvasement. Le carchet lui-même n’a peut-être plus de longs jours à vivre : on lui avait donné cette forme de cercueil ou de bateau à fond plat pour atténuer la pression des fraises du dessus sur les fraises du dessous. Ces carchets étaient en somme un premier progrès sur les anciens paniers de dix kilos pesant, où l’on entassait les fraises au début de l’exportation et dont elles sortaient en bouillie la plupart du temps. Mais, fabriqués en bois plein, ils ne permettent pas à l’acheteur de se rendre compte de l’état de conservation des fraises du dessous. Les corbeilles à claire-voie n’ont pas cet inconvénient. Aussi prévoit-on qu’elles remplaceront les carchets à bref délai, et déjà les syndicats fraisicoles de la région se préoccupent de trouver un système d’emballage qui permette de les arrimer convenablement dans les cales des navires.

Je viens de parler des syndicats. C’est là, en effet, une des autres étrangetés de ce pays tout à la fois si traditionnaliste dans ses mœurs et si avancé dans ses conceptions économiques. Jusqu’en 1865, date de l’ouverture du chemin de fer de Paris à Brest, Plougastel n’exportait ses fraises que sur les villes environnantes. Les prix étaient fort bas. L’exportation vers Paris les releva sensiblement et les envois finirent par atteindre, en 1875, deux millions de kilos. Cependant les cultivateurs plougastélois ne formaient pas encore d’associations ; les marchands fraisiers du dehors venaient acheter la fraise sur place et traitaient avec chaque producteur isolément. Cet état de choses commença de se modifier quand les steamers anglais, au lieu de charger la fraise à Brest, acceptèrent de venir la charger directement et pour ainsi dire à pied-d’œuvre dans les petits ports de la presqu’île : au Passage, au Caro, à l’Auberlac’h, etc. C’est à cette époque que se fonda, sous une étiquette anglaise, le premier syndicat fraisicole de Plougastel : la Shippers-Union[26], bientôt suivie de la New-Union et de la Farmers-Union. Et il se peut que le contact et l’exemple des commerçants britanniques n’aient pas été étrangers à cette évolution qui répondait si bien, par ailleurs, aux habitudes communautaires de la race et à son antique répartition en frairies : le syndicat n’est, en somme, qu’une extension économique de la breuriez. L’exportation des fraises s’était faite jusque-là dans des conditions assez fâcheuses : les cargos-boats qui chargeaient à Plougastel manquaient essentiellement de confort ; les fraises y avaient à la fois à souffrir du voisinage malodorant des chaufferies et du défaut d’aération. Aussi les syndiqués décidèrent-ils en 1899 d’affréter des navires spéciaux pour le transport de leurs produits. Le Résolute fut le premier navire de ce genre : la cale avait été éloignée de la machine et, si l’on n’y avait point fait, comme sur les steamers américains, la dépense d’un appareil frigorifique à dégagement d’ammoniaque et de chlorure de méthyle, une aération ingénieuse y entretenait suffisamment de fraîcheur pour que les fraises arrivassent sur les marchés en parfait état de conservation.

La Farmers-Union, la Shippers-Union et la New-Union se sont fondues depuis lors en une seule société : l’Union. Et peu s’en fallut que le trust de la fraise ne fût réalisé, l’Union, composée de gros producteurs, régentait le marché, pesait tyranniquement sur les cours : la situation devenait intenable pour les petits et moyens producteurs qui parlaient déjà de « faire passer la charrue dans les fraisières ». Mieux inspirés, ils s’associèrent à leur tour (1906) et opposèrent syndicat à syndicat. La F. F. (Fermiers Fraisiéristes), après des débuts assez pénibles, finit par prendre pied sur le marché. Un tiers de la production fraisicole s’écoule par ses steamers. Le plus curieux est que chacun de ces syndicats a pour président un Le Gall. On les distingue par leur lieu d’origine. Le Gall des Rosiers préside l’Union, et Le Gall de Pénanéro préside la F. F. Je ne serais pas étonné qu’ils fussent parents de surcroît : les mariages entre consanguins sont quasi la règle à Plougastel ; on ne s’y marie qu’« entre soi ». Qu’arrive-t-il ? C’est que tout le monde est un peu cousin et que le même nom est porté par des centaines de familles. Pour se reconnaître dans cette kyrielle de Kervella, de Calvez, de Jézéguel, de Kerzoncuff, de Le Bot et surtout de Le Gall qui sortent de terre à chaque pas, il faut recourir aux sobriquets ou les désigner par la breuriez dont ils font partie ou le nom des convenants qu’ils habitent…

Au petit port du Passage, où je m’étais rendu, en avril précédent, vers 5 heures du soir, pour reprendre le bac, deux steamers achevaient leur chargement : l’Annie et l’Alder-Newy. Ils devaient partir à la marée et on attendait leur retour pour le surlendemain. Sur le môle et les quais s’entassaient les « fardeaux », les cribles et les corbeilles du Vaucluse en paille jaune et violette. Chaque vapeur emporte par voyage trente mille caisses de fraises environ. Le total de l’exportation, qui était, il y a quelques années, de 300.000 caisses, représentant près de 500.000 kilos, est aujourd’hui cinq fois plus élevé et monte à 2.500.000 kilos.

Gros chiffre, si l’on réfléchit à la faible durée de l’industrie fraisicole ! Cette industrie s’exerce seulement du 15 mai au 15 juin. Il y a encore des fraises à Plougastel après le 15 juin, mais ce n’est plus de la fraise de primeur, la seule qui vaille qu’on l’exporte et dont la culture soit vraiment rémunératrice : payée de 7 à 14 sous aux producteurs, on la revend jusqu’à deux francs la livre aux Anglais. Les meilleures fraises de la région, qui sont aussi les plus précoces, mûrissent sur les pentes rocheuses de l’Auberlac’h et de Kerdaniel. La côte est là presque à pic. On appelle ces terrains les rochous et ils sont particulièrement recherchés des cultivateurs.

Le fait est que, dans la commune de Plougastel, l’hectare de ces rochous et, en général, de toutes les terres chaudes, atteint fréquemment 15.000 francs[27]. C’est un prix très supérieur à celui des autres terres de Bretagne, sauf autour de Roscoff et dans cette zone privilégiée du Trégor qu’on appelle « la ceinture dorée ». S’agit-il de terres froides ? L’hectare tombe tout de suite à 6.000, même à 5 et à 4.000 francs. La différence est sensible. Plougastel, d’ailleurs, ne produit pas que des fraises : il produit aussi des petits pois (200 quintaux), des choux et des haricots verts de primeur, qui s’exportent, comme les fraises, sur les marchés anglais, tandis que ses nèfles, prunes, cerises, pommes et poires au couteau vont alimenter les marchés de l’intérieur. Sauf sur la rive de l’Elorn, lande et bois, de Saint-Jean à Kéralliou, et sur le plateau, où l’on cultive un peu de céréales, toute cette péninsule n’est donc que vergers, jardins fruitiers et maraîchers. Et, pour une partie de sa population, la pêche ajoute son appoint aux revenus du sol : petite pêche, sans doute, qui ne comporte guère les lointaines expéditions, qui se fait en rade, par beau temps, et se borne au dragage des coquilles de St-Jacques[28], mais qui suffit pour que la moitié de cette population de maraîchers soit inscrite sur les rôles d’équipage et touche une pension de la Marine.

— Nous n’avons pas ici de très grosses fortunes, me disait un notable du bourg : cinq ou six seulement, car les plus belles fermes ne dépassent pas 15 hectares, mais nous n’avons pas de pauvres non plus. Si vous voyez un mendiant sur nos routes, soyez sûr qu’il est étranger.



CONCLUSION.


L’heureux pays ! Le pays privilégié et peut-être unique que voilà ! Au terme de la longue enquête que je viens de conduire, j’essaie de dresser son image en moi, de ramasser mes souvenirs et d’en dégager une impression d’ensemble. Je revois en esprit ces costumes chatoyants et précis, ces intérieurs distribués sur un plan uniforme, ces noces collectives qui ressemblent à des mariages de clans, toute cette vie domestique si bien ordonnée et si bien accordée au rythme de la vie générale ; je songe aux chapellenies et aux breuriez qui encadrent l’individu dans son groupe spirituel, aux syndicats qui l’encadrent dans son groupe social ; je rapproche des extraordinaires qualités pratiques de ce peuple son attachement à la tradition, aux rites partout ailleurs périmés de la naissance, des fiançailles et de la mort, à tant de coutumes aussi anciennes que lui-même et qui nous reportent vers le mystère des origines ; j’évoque, entre leurs collines flexueuses, les coulées d’or de l’Auberlac’h, du Téven, du Caro, les vergers ruisselants de fruits, l’air qui sent la fraise et l’iode, les steamers qui appareillent dans la pourpre du couchant et qui laissent derrière eux un sillage parfumé ; solidement établie dans ces paysages arcadiens, j’aperçois une race forte, bien découplée, haute de stature, régulière de lignes, indemne de tares… Santé, richesse, aptitude au progrès économique, combinée avec l’attachement à la tradition, parfait ! accord de l’individu et de son groupe, de l’homme et du sol, qu’est-ce donc que tout cela, si ce n’est pas le bonheur ?

Et je crois bien, en effet, que les Plougastélois sont des gens heureux. Ils portent, comme on dit, leur bonheur sur leur figure ; ils sont gais, ouverts, d’humeur accueillante et facile ; ils dessinent, au milieu de la mélancolique Bretagne, comme un îlot d’optimisme. C’est, sans doute, qu’un ensemble de conditions naturelles aussi favorables s’est rarement rencontré : Cambry, qui visita Plougastel à la fin du XVIIIe siècle, l’appelait un paradis et souhaitait d’y finir ses jours ; mais c’est surtout que ces gens-ci sont merveilleusement équilibrés. Leur immobilité n’est qu’apparente. À l’écart des autres peuplades de la Cornouaille et du Léon, repliées sur elles-mêmes ou emportées par un vent d’anarchie, la peuplade plougastéloise n’a pas cessé un moment de poursuivre sa lente et régulière évolution. Il n’y a pas eu chez elle de déchirure ; elle n’a pas brutalement rompu avec le passé ; elle s’est développée selon l’harmonieuse logique de ces beaux arbres dont la ramure ne cesse de monter et de s’étendre, tandis que, par leurs racines, ils plongent plus profondément dans le sol maternel.



ANNE DE BRETAGNE À BLOIS.


(Lettre au Dr Le Fur, directeur du Breton de Paris,
à l’occasion du 4e centenaire d’Anne de Bretagne.)


Mon cher Directeur,

Vous me demandez quelques notes sur Anne de Bretagne. Que vous dirai-je ? Comme tous les Bretons, j’ai un culte pour celle que nous avons tant de peine à nommer la reine Anne et qui est restée pour nous « la bonne duchesse ». Dans mon cabinet de travail, sur mon cartonnier, son effigie s’érige, blanche, jaune et bleue. C’est la genia loci, une genia en faïence de Blois, du coût modique de 4 fr. 75. On ne l’a pas exécutée sur commande pour votre serviteur : ces statuettes d’Anne de Bretagne se fabriquent à la grosse, sur les rives de la Loire, au 35 du quai des Imberts ; c’est même, m’a-t-on dit, un des articles les plus courants de la faïencerie blaisoise qui fait ainsi la leçon à nos faïenceries indigènes. Il y en a de toutes les tailles ; mais l’expression n’en varie guère et la ressemblance n’est pas garantie. Vous confesserai-je qu’après tout j’aime autant ça ?

Sur ma statuette, Anne de Bretagne est jolie. Elle l’était beaucoup moins dans la réalité. Je sais bien que les portraits qu’on a d’elle présentent d’assez grandes différences d’interprétation. Tel lui donne un double menton et une poitrine presque opulente (notamment le portrait qui appartient au comte de Lanjuinais), et, dans tel autre, elle est plate comme une nonain. Et les historiens ne s’accordent pas beaucoup mieux à son sujet que les portraitistes. Pour M. Barthélémy Pocquet, digne continuateur d’Arthur de la Borderie et qui, son égal en savoir, le passe singulièrement par la fermeté de la langue et l’heureuse mise en œuvre des matériaux, Anne de Bretagne avait le visage arrondi, les traits un peu forts, le front élevé, les yeux vifs et clairs, la bouche assez large, mais fraîche et ronde, le teint blanc, le nez court et bien pris. Mais un autre des plus récents historiens de la bonne duchesse, M. Louis Batiffol, la peint, tout au contraire, de visage un peu long et, chez lui, le teint d’Anne de Bretagne a tourné au blême, pour ne pas dire au gris cendré. À la vérité, M. Batiffol lui laisse son nez court et sa bouche trop grande. Le pis est que je ne retrouve ni l’un ni l’autre dans ses miniatures et ses portraits : elle y a une bouche moyenne et très finement arquée et un nez dont l’arête rentrante s’enfle assez disgracieusement vers le bout, qui prend ainsi l’apparence d’un bulbe. Bref, ce nez d’Anne de Bretagne paraît avoir été tout le contraire de ce que nous appelons le nez bourbonien, et, si ce n’était pas le nez en pied de marmite, il s’en rapprochait beaucoup.

Ajoutez que notre bonne duchesse, petite et de « taille menue », claudicait légèrement et que, pour dissimuler sa boiterie, elle chaussait des patins inégaux. Telle quelle, cette « fine Bretonne », comme l’appelle Brantôme, avait « si bonne grâce que l’on prenait plaisir à la regarder », surtout quand on la comparait à son premier mari, Charles VIII, dont la tête énorme, branlant sur un petit buste fluet, les gros yeux à fleur de tête, la lèvre pendante, le menton court, piqué de poils roux, donnaient toute l’impression d’un dégénéré. « De corps comme d’esprit, disait Contarini, il vaut peu de chose ». Anne, au contraire, était bien la plus avisée petite Brette qu’on eût vue par le monde. Volontaire « jusqu’à en être têtue », elle savait le grec, le latin, protégeait les poètes et les artistes, donnait aux pauvres sans compter, s’exprimait avec une grande élégance, voyait clair et juste en toutes choses, remettait les galants au pas et n’avait qu’un défaut : son caractère vindicatif. Elle n’oubliait jamais une offense, encore moins une injustice. Certains historiens l’ont accusée de n’avoir pas dépouillé suffisamment la Bretonne en devenant reine de France. Accusation toute gratuite : la façon dont elle gouverna le royaume, pendant que ce pauvre fou de Charles VIII bataillait en Italie, suffirait à montrer quelle profonde sagesse, quelle entente des plus difficiles problèmes de la politique elle savait mettre au service des intérêts français.

Mais la vérité est qu’elle avait fait deux parts de sa vie et que, tout en donnant son cerveau et ses forces à son nouveau pays, elle gardait son cœur à la Bretagne. De là certaines contradictions d’attitude qui n’ont surpris que ceux qui ne connaissent point notre race et sa facilité de dédoublement. Tantôt on la voit en grand costume de drap d’or fourré d’hermine, la gorge, les bras, les mains ruisselants de bijoux, fastueuse dans ses goûts comme dans son habillement, mangeant dans la vaisselle de vermeil et d’argent ciselé, commandant à des artistes célèbres des tapisseries, des pièces d’orfèvrerie, des tableaux, des manuscrits à miniatures « qui sont les plus belles œuvres de ce genre que nous possédions » — mais Anne de Bretagne ne fut-elle pas, avec Catherine de Médicis, la plus riche de toutes les reines de France ? — tantôt elle abdique tout luxe, se présente aux contemporains dans « un costume noir tout uni, coiffée d’une cape de son pays également noire, par dessus une coiffe blanche ». Ne dirait-on point une Léonarde ou l’une de ces îloises de l’antique Enez-Sûn qui sont vêtues d’un deuil éternel ? Elle semble, comme elles, même du vivant de ses maris, une âme en veuvage. Et ce n’était plus là sans doute Anne de France, mais c’était à coup sûr Anne de Bretagne — la première reine qui ait porté le deuil en noir !

On a dit qu’elle était jalouse, ce qui ferait supposer qu’elle aima ses maris. De fait elle eut du premier quatre enfants, dont ce délicieux et mélancolique petit dauphin Charles Orland, qu’elle fit peindre pour Charles VIII et que nous révéla une récente exposition de Primitifs. Tous quatre moururent en bas âge. Elle donna encore deux filles à son second mari : Claude et Renée de France, et ces deux-là vécurent. Après quoi il serait difficile de prétendre qu’Anne de Bretagne s’est soustraite aux charges de la maternité. Mais il n’est pas défendu d’admettre que les sens avaient peu de part dans son affection pour Charles VIII, sinon pour Louis XII, à l’égard de qui l’accord semble avoir été plus facile chez elle entre son cœur et la raison d’État. Louis XII, qui, de son côté, paraît l’avoir sincèrement aimée, qui, « en ses gayetés », l’appelait « sa Bretonne », fut tout un temps très affecté de sa perte. Il ne faudrait pas faire évidemment d’Anne de Bretagne une victime de la nostalgie : c’est une crise de gravelle qui l’a emportée et non le mal du pays. Et cependant, sur toute cette vie si pleine, si unie, vouée au devoir politique ou conjugal, ne sent-on point peser à certains jours comme une ombre, n’y a-t-il pas comme un vague regret du passé ? À Ambroise, à Blois, elle s’entoure d’une garde de cent gentilhommes bretons, « qui jamais ne falloient, quand elle sortoit de sa chambre, fùst pour aller à la messe ou s’aller promener, de l’attendre sur cette petite terrasse de Blois qu’on appelle encore « la Perche aux Bretons », elle-mesme l’ayant ainsy nommée ». Du plus loin qu’elle les apercevait : « Voylà mes Bretons, disait-elle, qui m’attendent sur la Perche ». Et, sur cette même Perche aux Bretons, en ses heures de mélancolie, ne se donnait-elle point le déchirant régal des musiques de là-bas, que lui sonnaient quatre joueurs de binious et de bombardes appelés tout exprès à Blois pour la bercer des airs de son pays ?

Quel dommage, mon cher Directeur, que l’impiété de Gaston d’Orléans n’ait pas respecté ce menéc’hy royal, cette sorte de lieu d’asile des songeries bretonnes de la reine Anne ! Nous y eussions pèlerine de compagnie. Mais la Perche aux Bretons n’existe plus dans son état primitif. François Ier qui avait commencé la transformation du château de Blois, avait du moins conservé, sur la face Ouest, les bâtiments qui bordaient cette petite terrasse. Gaston d’Orléans vint qui les remplaça par une aile de sa façon, prétentieuse et lourde. Il faut chercher ailleurs notre bonne duchesse. Sera-ce dans ces galeries où son chiffre et ses hermines s’entrelacent avec le porc-épic, qui était le peu galant emblème de Louis XII ? Voici la chambre où elle expira le lundi 9 janvier 1514, à 10 heures du matin. Montons encore cependant. Et c’est que, plus que partout ailleurs peut-être, Anne de Bretagne est présente sur ces hautes terrasses du château d’où l’on découvre la ville basse, le quartier Saint-Nicolas et le cours sinueux de la Loire. Je ne sais pas de fleuve qui porte davantage à la nostalgie : ses eaux paresseuses, qui se traînent entre des rives basses et laissent à découvert, au milieu de leur lit, d’énormes bancs de sable roux, ont je ne sais quoi de dolent, d’élégiaque et qui convient merveilleusement à une âme blessée. J’imagine que la pensée de la reine Anne devait emprunter le cours de ce beau fleuve languissant, s’en aller avec lui, au fil de l’eau, vers la Bretagne lointaine et toujours regrettée. Ainsi, de nos jours encore, le dimanche, sur les passerelles de la ligne de l’Ouest, les Bretons de Grenelle et de Vaugirard regardent fuir les rails qui mènent vers leur pays…



UN VOYAGEUR ITALIEN
EN BRETAGNE AU XVIe SIÈCLE



Il est bien vrai, comme dit M. Henry Cochin, que, pour nous donner une image vivante et réelle de la France dans les siècles passés, rien ne vaut les notes des voyageurs. Que ne devons-nous pas à Young, à Locatelli, à l’abbé Rucellaï, au cavalier Marin et même à Sterne ? De toutes ces notes, de tous ces récits, dûment colligés et rassemblés, on composerait sans peine une abondante bibliothèque dont il serait loisible ensuite, comme le souhaitait Gaston Paris, d’« extraire le suc » dans un petit volume portatif, vade mecum, bréviaire de poche des « Français qui pensent » — et même de ceux qui, ne pensant pas, ont d’autant plus besoin de gens qui pensent pour eux.

Le carnet de voyage de don Antonio de Beatis occuperait assurément une place de choix dans cette bibliothèque. Il faut savoir gré à Pastor de l’avoir publié (il dormait jusqu’en 1893 dans les réserves de la Napolitaine) et à Mme Robert Havard de la Montagne de l’avoir si diligemment traduit. M. H. Cochin, qui a enrichi l’édition française d’une savante préface, remarque avec beaucoup de sens que les notes des Allemands sont généralement toutes théoriques et dénuées d’intérêt ; l’Anglais, toujours exigeant, présente l’image de ce voyageur éternellement mécontent, dont Sterne fera, au dix-huitième siècle, une caricature restée fameuse. Au contraire, l’Italien est le plus souvent un excellent observateur des mœurs et décrit pour lui-même, pour se souvenir, sans passion et sans préjugé.

Tel est bien le cas de Béatis. Qu’était-ce que ce Béatis ? Le secrétaire du cardinal Louis d’Aragon qui, en 1517, comme l’avait déjà fait quelques années plus tôt celui qui devait être Léon X et qui n’était encore que le cardinal Jean de Médicis, s’avisa d’aller prendre l’air de l’Europe et de voir le monde — visurus mundum, dit Burckhardt, — très probablement sans mission diplomatique et pour le simple plaisir de satisfaire sa curiosité.

Le cardinal n’a point laissé de récit de son voyage. Il s’en fiait à son secrétaire, homme soigneux et de bonne foi, et c’est apparemment tout ce qu’il lui demandait. Béatis n’est point un grand écrivain, mais c’est un bon observateur. Il semble avoir très bien compris l’Allemagne et la Flandre ; il n’a pas été moins sensible à la galanterie française et à l’excellence de notre cuisine. Il rédigeait ses notes au jour le jour, ce qui leur donne quelque décousu, mais aussi beaucoup de piquant et de vie. Et ses portraits, d’un tour bref, mais où chaque mot porte, sont tout à fait parlants.

Les voyageurs arrivaient à la Cour de France au moment où il était fort question de son départ pour la Bretagne.

« Sa Majesté, dit Béatis, veut aller visiter son duché, car la chose est de grande importance ; mais, les Bretons étant ennemis naturels des Français et gens terribles, le roi tremble de peur chaque fois qu’il en parle. »

Voilà qui chatouillerait agréablement l’épiderme du barde Mathaliz. Mais l’éditeur de Béatis croit qu’il aura pris au sérieux quelque plaisanterie de François Ier, « dont on connaît l’intrépide bravoure ». Sans doute. Pourtant l’attitude des Bretons à cette époque justifiait assez bien les appréhensions du roi, qui, s’il ne craignait point pour lui-même, pouvait craindre pour son beau duché : est-on jamais sur de rien avec ces caboches de granit ?

Et cela mit en goût le cardinal et son secrétaire de pousser une pointe jusque chez ces avale-tout-cru. Ils y furent très courtoisement accueillis. Le comte de Laval et son fils, avec une riche et nombreuse escorte de gentilhommes bretons, vinrent au devant des voyageurs et les menèrent à Rennes où se tenait pour lors le Parlement.

Beatis fut médiocrement ravi, à vrai dire, de la capitale bretonne, dont il trouvait les églises sans beauté, les rues étroites et fangeuses. Chose remarquable, il ne se plaignit point des puces indigènes, qui, au dire de Paul Féval, étaient renommées dès Jules César pour leur grosseur et auraient dû lui rappeler celles de l’Italie, dont il fut si content d’être débarrassé en franchissant les Alpes. Beatis n’en revenait pas de coucher dans des lits sans vermine. Quel secret pouvaient bien avoir ces gens du Nord pour mettre en fuite poux, punaises et puces ? Il s’informa et apprit qu’on badigeonnait « le dessus et le dessous des matelas d’une sorte de mixture » qui avait la double vertu d’être « contraire aux punaises et autres vermines » et de rendre « si agréable la surface des matelas que l’on croyait dormir sur de la fine laine ». Beatis ajoute qu’on n’usait « de ce procédé qu’en été ». Il a oublié malheureusement, si tant est qu’il l’ait sue, de nous livrer la formule de la mixture. Un droguiste qui la retrouverait ferait sa fortune.

Nos voyageurs passèrent deux jours à Rennes, et ce ne fut que bombances. On servit sur les tables un poisson qui étonna bien Béatis : « Il est semblable au porc, dit-il, dont il a la grosseur, le goût et le nom. » C’était du marsouin. J’en ai goûté, moi aussi, et il est bien vrai que la chair en est fort savoureuse. Pourquoi ne mange-t-on plus de marsouin ? Cela vaudrait bien le cheval et même la bosse de chameau qu’on essaie depuis quelque temps d’acclimater sur nos tables.

Mais on n’eût point été en Bretagne si, après le dîner, les langues ne se fussent déliées pour filer quelques-uns de ces récits merveilleux qui firent autrefois la réputation des harpeurs de lais.

Le comte de Laval et le duc de Rohan rivalisèrent de verve et d’ingéniosité. L’un de ces seigneurs conta l’histoire d’une cane miraculeuse qui, « chaque année, en la fête de Saint-Nicolas, dans l’église d’un endroit de son domaine, à quatre lieues de Rennes, vient avec ses petits, vers le soir, monte sur l’autel, vole une fois tout autour et laisse un de ses canetons, sans que personne puisse savoir ce qu’il devient, ni où il va, ni qui le prend, quoique chaque année de nombreuses personnes cherchent à le découvrir. » L’autre conta l’histoire d’une fontaine enchantée, dans l’eau de laquelle, lorsque, s’étant confessé et ayant communié, on « trempe de la main une branche et la jette sur la pierre (margelle), l’air fût-il très serein, il pleut immédiatement » ; et encore l’histoire d’une forêt magique dans tous les arbres ; de laquelle, « lorsqu’on les coupe, on voit les armoiries de Rohan. »

J’en passe et de plus mirobolantes. Mais la palme de l’extravagance revint, sans conteste, au comte de Laval, qui ne craignit pas d’affirmer, avec la garantie de Mgr l’évêque de Nantes et de « beaucoup d’autres seigneurs et gentilhommes » présents, que, « de la putréfaction des mâts de navires, naissent certains oiseaux qui ne sortent de l’eau pour vivre sur la terre que lorsqu’ils ont toutes leurs plumes ; jusque-là, ils restent fixés au mât par le bec. »

Beatis en demeura estomaqué.

« Ceci est contraire aux lois naturelles, ne put-il s’empêcher de remarquer. Cependant beaucoup de ces oiseaux, au dire des seigneurs, existent en Bretagne, et l’expérience semble contredire la raison. Ils ont la taille d’un gros canard et sont très amusants à voir. Mon illustrissime maître en reçut deux de l’évêque de Nantes, mais, par l’incurie du charretier qui les transporta dans une cabine découverte, ils moururent de froid près de Marseille… »

M. Henry Cochin, dans son introduction, avait pris soin de nous prémunir contre le « gasconisme » des Bretons. Mme Havard de la Montagne exprime à son tour la crainte que le comte de Laval et le duc de Rohan, en narrant à leurs hôtes toutes ces choses singulières, n’aient voulu se payer leurs têtes. Peu satisfaite de cette précaution, elle rappelle encore dans une note que les « affirmations » du comte de Laval ne doivent être acceptées que sous bénéfice d’inventaire.

Eh bien ! j’en demande pardon à Mme Havard et à M. Cochin, mais ni le comte de Laval, ni le duc de Rohan ne gasconnaient. En l’état des connaissances sans doute, les faits qu’ils racontaient avaient toute l’apparence du merveilleux : la science en a expliqué quelques-uns ; elle expliquera peut-être les autres.

Je ne sais (et j’en doute) si le « miracle » de la cane et de ses petits se produit toujours à la fête de saint Nicolas ; mais il en demeure quelque chose dans le nom que porte la localité où il se produisait et qui, nommée administrativement Montfort-sur-Meu, s’appelle aussi Montfort-la-Cane[29]. Le phénomène de la fontaine qui se met à bouillir dès qu’on l’agite et dont les vapeurs troublent l’atmosphère est bien connu depuis les romans de la Table-Ronde : c’est à Baranton, dans la fameuse forêt de Brocéliande (aujourd’hui Paimpont), qu’il est loisible au premier venu de le provoquer, sans avoir besoin pour cela d’être en état de grâce. Les végétaux à l’intérieur desquels, « lorsqu’on les coupe, on voit les armoiries de Rohan » — de simples macles — sont sans doute une variété de ces fougères qui, transversalement sectionnées, font apparaître dans leur tissu la très nette image d’une aigle bicéphale. Et les oiseaux qui naissent « de la putréfaction des mâts de navires » sont tout bonnement de ces coquillages appelés bernaches ou anatifes, qui ont en effet une prédilection pour les épaves marines et dont la double valve reproduit à s’y méprendre la forme d’un bec d’oie sauvage. Et l’oie s’appelle elle-même bernache. L’origine végétale de ces volatiles était une croyance répandue dans l’antiquité chez les savants aussi bien que parmi le populaire[30]. Nos savants d’aujourd’hui en ont fait bonne justice, mais le peuple est resté fidèle à la légende : pour tous les pêcheurs du littoral de la Manche, les bernaches-oiseaux sont le produit des bernaches-coquillages et les bernaches-coquillages sont le produit des épaves marines.

Tout cela, sans doute, les contemporains de Béatis n’étaient pas tenus de le savoir ; mais on aurait aimé qu’à son défaut M. Cochin fût mieux renseigné. C’est vite fait de traiter de contes bleus les récits du seigneur de Laval et du duc de Rohan : il n’y a point de fumée sans feu, — ni de légende sans une parcelle de vérité.



UN PÈLERINAGE AUX ROCHERS.



À André Hallays.


Vitré, qui mêle à un rude passé féodal tant de gracieux souvenirs de la Renaissance, n’est point absent des Lettres de la marquise : les Sévigné y avaient leur « tour », qu’on a rasée et qui n’était point qu’une tour, mais un grand logis seigneurial avec cour et jardin et des appartements assez vastes pour que la marquise y pût recevoir « toute la Bretagne » quand les États se tenaient à Vitré. La ville n’est qu’à une petite lieue et demie des Rochers et, même avec les chemins mal accommodés du temps, ce n’était qu’une promenade de s’y rendre. Madame de Sévigné y venait donc assez souvent et tantôt pour ses intérêts et s’entendre avec les fournisseurs, tantôt pour ses dévotions et « gagner le jubilé », tantôt en visite de cérémonie et pour faire sa cour à la « bonne » princesse de Tarente. Mais, sauf à l’époque des États, où il fallait bien qu’elle payât de sa personne et qui mettaient Vitré sens dessus dessous, au point qu’il semblait que « tous les pavés fussent métamorphosés en gentilshommes », elle y séjournait guère et, à peine arrivée, reprenait le chemin de ses « chers » Rochers.

Nous l’y suivrons, si vous le voulez bien. Plus constants que Vitré, les Rochers sont encore tout pleins d’elle. Le domaine qui, par retour de dot, a passé des Simiane aux Hay des Nétumières, n’est point tombé en des mains mercenaires et le culte de Madame de Sévigné prend ici le touchant caractère d’une tradition de famille. N’en croyons point cette méchante langue de Charles de Mazade qui racontait qu’un jour, il n’y a pas si longtemps, un héritier lointain et direct de la marquise se plaignait tout haut des curiosités indiscrètes que lui attiraient les « paperasses » d’une telle aïeule. Nulle demeure célèbre n’est plus accueillante, plus exquisément hospitalière que les Rochers. J’en prends à témoin tous ceux qui comme nous, sans autre titre que leur admiration pour la marquise, ont eu l’honneur d’y être reçus par Madame la comtesse Yvan des Nétumières ; le précieux souvenir qu’ils ont gardé de leur visite aux Rochers reste intimement associé à celui de la femme charmante et distinguée qui voulut bien se faire, leur cicérone et dont la parole fine, spirituelle et renseignée, témoignait assez que ce ne sont pas seulement les avantages de la naissance qui sont héréditaires chez les descendants de Madame de Sévigné.

C’est à l’automne qu’il faut voir les Rochers. Nous y arrivâmes justement par un de ces « beaux jours de cristal » qui faisaient les délices de la marquise et dont la transparence a « quelque chose de merveilleux ». Ils sont plus fréquents ici que dans le reste de la province : la Bretagne est déjà presque angevine à Vitré, Madame de Sévigné le savait, et, aux gens qui la plaignaient d’habiter une région aussi humide, elle répliquait du tac au tac :

— Humides vous-mêmes ! Les Rochers sont sur une hauteur !

Le domaine doit son nom à un amas de grandes roches gréseuses qui se voyaient à l’ouest des parterres et qu’on a nivelées il y a quelque cent ans. Passé la chapelle Saint-Etienne, aujourd’hui désaffectée et qui fut peut-être un prêche de réformés, la route qui y conduit s’engage sous la futaie. Rafraîchis par une averse nocturne, ces vieux arbres exhalaient une odeur terreuse et puissante ; le fin clocher d’Etelles pointait entre leurs frondaisons, de ce vert « mêlé d’aurore et de feuilles mortes » dont notre connaisseuse disait que cela ferait une « étoffe admirable » ; un chapelet d’étangs et « une petite rivière » luisaient par échappées au creux d’un vallon. Mais, sur le point d’y descendre, la route prit à droite, monta, décrivit une courbe légère et nous déposa sur une large esplanade en forme de rectangle ouvert qu’on appelle la cour verte et qui était autrefois la place Madame.

Là se trouvaient, au temps de la marquise, « le jeu de paume, le manège à travailler les chevaux, les logements pour le receveur et la grande grange avec le pressoir et autres commodités ». Tous ces bâtiments ont disparu, remplacés par des communs plus modernes. Disparu aussi l’appareil féodal d’antan : « défenses, canonnières, fortifications, hautes murailles, fossés, grand portail ». Mais le manoir lui-même, qui occupe deux des côtés du rectangle, n’a pas bougé et Madame de Sévigné s’y retrouverait tout de suite chez elle.

Voilà ces deux ailes en équerre aux grands toits plongeants, aux mansardes en plein cintre, « avec leurs grosses tours et tourelles » que coiffent de si élégants capuchons d’ardoises bleutées. On a cependant, au XVIIIe siècle, ajouté un corps de bâtiment à l’aile droite et, plus récemment, le perron d’entrée, qui donnait de plain-pied dans le salon, a été doublé d’un vestibule extérieur dont on a tâché du moins d’accommoder le style avec celui de l’édifice. Enfin « le Bien-Bon », entendez l’aimable abbé de Coulanges, qui avait la manie de la truelle et qui fournit les plans de la chapelle du manoir, ne tarirait point d’éloges sur l’excellent état de conservation de cette rotonde assez disgracieuse, pour être franc, et dont la laideur n’est point sauvée par le coquet lanternon qui la couronne.

Une des pièces seulement du manoir, mais la plus importante, qui était la chambre à coucher de Madame de Sévigné et dans le « cabinet » de laquelle furent écrites la plupart des Lettres datées des Rochers, a été restituée par les châtelains dans son ancien état.

Elle est au rez-de-chaussée. On n’y habite point. C’est une pièce réservée et quasi un sanctuaire : les dévots de la marquise y peuvent communier avec sa mémoire sans qu’aucune faute de goût les dérange dans leur culte rétrospectif. Tout y est de l’époque et garanti, jusqu’aux tentures. Il n’y manque que la marquise elle-même. Encore, pour l’y suppléer, avons-nous son portrait attribué à Mignard et qui la représente vers l’âge de trente-cinq ans.

C’est de ce portrait fameux que l’artiste s’est inspiré pour la statue qu’on lui veut ériger à Vitré : Madame de Sévigné, coiffée à la grecque, un grand manteau de cour négligemment jeté sur les épaules, des guirlandes de fleurs à la main, n’y a point cette lourdeur qu’on lui voit dans ses autres portraits ; son automne, blond et rose, garde encore toutes les flammes de l’été ; la taille est élancée, la figure sans empâtement, les mains longues et fines. Elle n’est point seule sur la cimaise d’ailleurs. Une vraie troupe de contemporains se presse autour d’elle, dont il a bien fallu loger quelques-uns au salon voisin : son mari, son fils, sa fille, son père, le Bien-Bon, la marquise de Lambert, Madame de la Fayette, le duc de Chaulnes, M. d’Harrouis, sainte Chantal, grand-mère de la marquise, quatre ou cinq Coulanges et ce « divin » Pomenars qui portait si plaisamment sa double accusation de rapt et de fausse-monnaie et qui, condamné par la chambre criminelle, paya, dit-on, les épices de son arrêt en fausses espèces…

Ils sont tous là, vous dis-je, les parents, les commensaux et les amis de la châtelaine des Rochers. Incomparable galerie, échappée par miracle au vandalisme révolutionnaire ! Le château fut pillé cependant : mais déjà les toiles avaient été descendues de leurs cadres, roulées et enfouies. Que n’en put-on faire autant du lit de la marquise ?

— Les barbares, nous dit Madame des Nétumières, le jetèrent dans la cour avec quelques autres meubles qu’ils ne purent emporter, les archives et la bibliothèque du château, et firent de ces inestimables reliques un autodafé autour duquel ils dansèrent toute la nuit.

Il y a pourtant un grand lit à baldaquin dans la chambre ; mais ce lit n’est pas celui de Madame de Sévigné, quoi qu’en prétendent les Guides : c’est celui de sa fille, qu’on a drapé avec le couvre-lit de lampas jaune brodé de bleu, de vert et de blanc, que Madame de Grignan exécuta pour sa mère. Par exemple, le reste du mobilier défie la critique et l’on n’y peut rien voir qui ne soit de la plus scrupuleuse authenticité. Comment fut-il préservé de la destruction ? Le cacha-t-on ? Le reconstitua-t-on pièce à pièce ? Toujours est-il que le voici au grand complet : fauteuils, chaises, miroirs, la table de nuit et ses mouchettes, la coiffeuse et son jeu de brosses, de peignes, de capsules pour le rouge, de boîtes à mouches, etc., peint au vernis Martin et décoré dans le style chinois qui commençait d’être à la mode, la toilette avec son pot à eau, fort petit, mais fort élégant et qui provenait des faïenceries de Vitré, ainsi qu’un objet plus intime très propre à nous rassurer contre les allégations de M. Fauchois sur la prétendue « saleté » du grand siècle.

J’en passe. C’est un huissier qu’il faudrait pour continuer l’inventaire et ne rien oublier de ce mobilier de haut style, depuis le chandelier mobile, fiché près du lit dans une planchette du mur, jusqu’aux chenets à bourdon et à coquille de l’immense cheminée portant sur le bandeau de son chambranle, au-dessous des armes conjuguées de la marquise et de son mari, les grandes initiales M. R. C. (Marie de Rabutin-Chantal) et la date : 1664…

Madame de Nétumières nous fit remarquer la disposition de la pièce, éclairée au nord et au midi par deux fenêtres symétriques.

— C’est devant la première, nous dit-elle, que, d’après nos traditions de famille, Madame de Sévigné portait sa table à écrire, et voilà l’embrasure dont elle faisait son cabinet de travail.

Sa « table à écrire » ? On la cherche en effet et on est étonné de ne pas la voir dans cette pièce si soigneusement reconstituée et dont il semble qu’elle devrait être le meuble essentiel. Ce ne peut être cette table en marbre turquin posé sur des pieds en bronze doré : elle est trop lourde et trop froide et il ne s’agissait que d’un « petit bureau » portatif. Le petit bureau aurait-il donc suivi le même chemin que le grand lit de la marquise ? Point. Il est en lieu sûr, mais chez les Nétumières de la branche cadette, au Chatelet, où l’ont exilé des partages de famille.

À défaut de la table, on nous présente l’écritoire de l’illustre épistolière, une riche écritoire en cuivre émaillé, exposée sous une vitrine avec d’autres souvenirs d’inégale valeur, dont les plus précieux sont la bourse de Madame de Sévigné, le livre de comptes de Pilois, arrêté au 16 novembre 1671 et paraphé par la marquise, enfin un cahier de « morceaux choisis » où l’on a voulu reconnaître son écriture de jeunesse et qui contient d’abondants extraits en vers et en prose des auteurs de l’époque.

Que tout cela parle aux yeux et à l’esprit ! Et comme on serait peu étonné, dans cette pièce inhabitée et où l’on croit sentir pourtant comme une présence invisible, de voir tout à coup la marquise écarter les tentures et se révéler à ses visiteurs !

Ils révoqueront mieux encore dans ses bois : elle y coulait, à vrai dire, la moitié de son temps, levée à huit heures et tout de suite « les pieds dans la rosée », passant d’une allée à une autre et de la Sainte-Horreur à la Solitaire ou à l’Humeur de ma fille, pour s’arrêter enfin au bout de son Mail et y goûter le plaisir de « jouir de soi-même », sans trop craindre les rhumatismes, sous l’un de ces petits kiosques couverts en chaume qu’elle appelait ses « brandebourgs », sa « vermillonnerie », et dont il subsiste un charmant spécimen dans la Capucine de la Motte à Madame.

Les allées ont gardé les noms que leur donna la marquise et, si ce ne sont point les mêmes arbres, ce sont au moins les mêmes essences qui y répandent comme autrefois « le repos et le silence ». Mais où s’est le mieux marqué le respect des héritiers de Madame de Sévigné pour les lieux qu’elle illustra, c’est dans l’entretien du jardin à la française, demeuré tel que le dessina Le Nôtre et que le vit la marquise, avec sa charmille de tilleuls, plus âgés seulement de quelques centaines d’années, mais si robustes encore, ses beaux orangers disposés dans leurs caisses autour de « la place Coulanges », sa grille à cinq ouvertures, nommé « la porte de fer », son « écho » célèbre et qui n’a point cessé d’être un « petit rediseur de mots jusque dans l’oreille », son cadran solaire, ses pelouses, ses pavés et ses jasmins. Sauf quatre cèdres assez beaux, mais qui n’ont que la bagatelle de cent cinq ans, tout ce que vous voyez céans est contemporain du grand siècle et en remémore les splendeurs…

Bon ! direz-vous. Mais le labyrinthe, ce labyrinthe dont l’édification avait coûté tant de soins à la marquise et dont elle écrivait avec un orgueil tout maternel : « Il est net, il a des tapis verts et les palissades sont à hauteur d’appui » ?

Eh ! oui, sans doute, le labyrinthe ! Mais d’abord le labyrinthe ne faisait pas partie du jardin ; on l’avait logé sur les derrières. Puis, Madame de Sévigné s’en était bien dégoûtée sur la fin : elle l’appelait son « galimatias ». Tant y a qu’on l’a remplacé par des carrés de choux et des planches de salades. Le labyrinthe n’est plus qu’un potager.

Mais les bois, le parc, le manoir nous restent, et c’est assez, avec les Lettres de la marquise.

Magnifique accord du paysage et de la tradition écrite ! En vérité l’histoire de la Belle au bois dormant n’est point un conte et tout ce domaine semble avoir été touché par la baguette d’un enchanteur. Comment expliquer sans cela que rien ou presque rien n’y ait changé ? Savez-vous que les fermes du domaine sont encore tenues par des Meneu, des Catherine, des Bordage dont vous retrouverez les noms dans le livre de comptes de Pilois ? Et sentez-vous à présent l’incroyable profondeur du mot de Bussy enveloppant choses et gens des Rochers dans la même appellation dédaigneuse et les traitant tous en bloc d’« immeubles de Bretagne » ?

Immeubles, oui, puisque le propre des immeubles est d’être immobiles et que, dans ce pays-ci, par un privilège unique, gens et choses sont encore en place après plus de deux cents ans.



LETTRE OUVERTE de Mme de SÉVIGNÉ

Sur des Bretons qui lui refusaient une Statue à Vitré.



À SA FILLE.


Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres Rochers. J’y descendis par le plus beau clair de lune qui se pût voir. M. Boissier[31] m’avait assuré que tout y était resté en l’état, qu’on n’y avait rien changé et qu’après deux cents ans et plus je retrouverais mes tilleuls, mon écho, mon cadran, mes devises, mon petit cabinet et ma chambre comme je les avais quittés.

J’avais peine à l’en croire et que mes héritiers eussent poussé l’attention jusqu’à ne vouloir pour fermiers et pour jardiniers que les descendants authentiques de Bordage, de Catherine, de Meneu et de Gareau. Mais tout cela est vrai à la lettre. Et cette attention m’a plus touchée que les honneurs qu’on me voulait rendre. Croiriez-vous que l’écho de la place Coulanges ne s’est point enrhumé avec l’âge ? Il est toujours le même petit rediseur de mots à l’oreille ; mes tilleuls ont bien quelques verrues, mais ils sont élagués et font une ombre aussi agréable que dans leur jeunesse. Il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail : songez que je les ai tous plantés et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon, pas plus grands que cela.

Mais ce sont mes bois surtout qu’il me tardait de revoir : je les ai trouvés d’une beauté et d’une tristesse extraordinaires ; je suis restée une grande heure dans cette allée de l’Infini, toute désignée sans doute pour la promenade d’un esprit, et j’y serais peut-être encore sans l’affreux hourvari, qui m’en chassa. Parmi les clameurs et les sifflements, je distinguai des injures, dont la plus douce et la plus familière était « vieille bavarde » et auxquelles mon nom était mêlé. « Sus ! Sus ! Enlevez-la ! », criait-on. Ah ! ma fille, bien m’en a pris d’être morte, car je l’aurais été de frayeur incontinent. Ne m’avait-il point poussé en tête que c’était quelque nouveau tour de ces démons de Bonnets-Bleus qui me firent tant peur autrefois et dont un parti s’en vint piller et brûler jusqu’à Fougères, qui est un peu trop près des Rochers ? Il ne fallait qu’une seconde de réflexion pour me montrer l’absurdité de ce roman. Mais déjà je volais vers le château : j’y entrai comme le vent, et le silence, la tranquillité des lieux commencèrent de me rassurer. Tout y était dans l’ordre le plus parfait et M. Boissier n’a rien exagéré. Je ne me lasserai point de vous le dire, ma chère enfant, c’est une chose admirable que cette piété des Nétumières[32] pour ma mémoire, au point de ne pas souffrir qu’on emprunte mon cabinet ni ma chambre, d’y avoir descendu votre lit pour remplacer le mien qui fût brûlé en 1793 par les tumultuaires et d’y exposer comme des reliques mon écritoire, ma boîte à mouches, mon pot-à-eau et mes mouchettes !

Il n’est pas jusqu’au livre de compte de Pilois qui ne participe à ces honneurs posthumes : on l’a couché tout ouvert dans une vitrine à la page même où je l’arrêtai pour la dernière fois. Voilà qui me confond et je ne savais plus si je devais rire ou admirer encore. Il vous paraîtra sans doute comme à moi que la postérité a bien du temps à perdre pour s’occuper de mes additions. Mais où mes yeux se sont brouillés pour tout de bon, ma chère enfant, c’est quand j’ai reconnu ce couvre-lit de lampas jaune que vous brodâtes pour moi à Grignan et où vous me sacrifiâtes tant d’heures précieuses qu’il eût mieux valu ne point dérober au plaisir et à la représentation. Sa vue ne fit point que m’attendrir : elle acheva de dissiper mes chimères et, considérant que, dans l’état où je suis, les vivants ne me sont plus bien redoutables, je prêtai l’oreille au hourvari du dehors et tâchai d’en découvrir la raison.

Ce ne fut pas une chose aisée, attendu qu’aux milieu des sarcasmes et des invectives dont on m’assassinait, je croyais démêler des bouts de phrases que je vous avais écrits et dont je me demandais ce qu’ils venaient faire céans. Mais justement, ma fille, ce sont ces méchants petits bouts de rien qui ont causé tout l’aria. Tant il y a que me voici sur la sellette, comme autrefois notre pauvre Pomenard pour s’être aventuré de battre monnaie sans la permission du roi, et fort exposée comme lui à perdre la vie, si Dieu n’avait déjà pris la précaution de me l’ôter. Ah ! ma fille, c’est à ce coup que le ciel nous montre comme notre abaissement est voisin de notre élévation et qu’il faut se garder du péché d’orgueil comme de la peste ; car, dans le temps que je m’enflais à la pensée de la statue qu’on me voulait dédier et de l’honneur qu’on me faisait en me donnant place parmi les plus beaux esprits d’un siècle qui en compta de si grands, tout un parti se formait en Bretagne pour protester contre cet hommage et me renvoyer à… vos Provençaux.


Comment ! me direz-vous, les Bretons ne veulent plus de votre statue ? — Ils n’en veulent plus ou, du moins, il n’y en a que quatre ou cinq qui en veulent et qui ne sont point, je vous l’accorde, les premiers Bretons venus, puisque j’aperçois parmi eux nos beaux neveux des Nétumières, le bon et brave comte de Traissan, M. René Brice et un poète que je n’ai point lu, mais dont M. Boissier m’assure qu’il n’est point sans mérite : M. Tiercelin. Mais les autres, ma chère enfant, ils sont après moi comme des enragés. Ils disent que j’ai insulté leur province, que ce serait une honte, tout simplement, qu’on m’y rendît un hommage public et qu’après les avoir traités de lâches, de coquins et d’ivrognes, je n’ai que faire chez eux et que ma place est partout ailleurs, à Grignan, à Livry, à Carnavalet, sauf en Bretagne et à Vitré.

Mon Dieu, ma fille, je suis bien punie de quelques phrases malicieuses qui me sont échappées sur nos Bretons ; je ne les savais pas si chatouilleux sur le point d’honneur et pouvais-je me douter enfin qu’on ferait un recueil de ma correspondance et qu’on y imprimerait tout vifs les badinages que je vous adressais ? Il faut bien rire quelquefois. Et ces badinages m’étaient sortis de l’esprit. Heureusement j’ai trouvé ici un exemplaire de mes Lettres et cela m’a donné l’envie de rechercher les passages qu’on m’impute à crime et où j’ai traité un peu cavalièrement nos Bas-Bretons. Le fait est que j’ai quelquefois estropié leurs noms. Vous souvenez-vous de Mlle de Kerikinili et de M. de Bruquenvert et de M. de Crapado et de M. de Kiriquimi et de M. de Querignisignidi ? Et il est vrai encore que j’ai dit qu’ils aimaient le vin à l’excès et que leurs femmes étaient des sottes de me faire tant de civilités, qui risquaient de laisser croire qu’il n’y avait que moi dans la province, et que les miliciens bretons, quand ils veulent saluer, l’arme leur tombe d’un côté, le chapeau de l’autre, et que les penderies de Bonnets-Bleus m’étaient un rafraîchissement… quoi encore ? Ah ! j’oubliais le plus beau grief. Je vous ai écrit un jour, ma chère enfant : « Je méprise la Bretagne et n’en veux faire que pour la Provence. » M. de Wisme prétend que, si l’on m’élève une statue à Vitré, on y grave cette phrase épouvantable.

Ce que c’est de vous avoir trop aimée !… Il ne s’agissait dans ma lettre que d’une robe de chambre qu’on me voulait faire doubler de couleur feu, à quoi j’ai préféré le taffetas blanc dont la dépense était plus petite et s’accordait mieux avec mon regret de ne point vous avoir auprès de moi. Ne faisiez-vous point toute ma vie ? Pouvais-je trouver quelque douceur à notre séparation ? Je voulais dire tout uniment, et cela s’entendait assez de soi, pourtant, que je n’avais souci de me faire belle qu’aux endroits où vous paraissiez. Et, si vous aviez été en Bretagne au lieu d’être à Grignan, c’est pour le coup que j’aurais choisi la couleur feu et renoncé au taffetas blanc… Que vous dirais-je de plus, ma fille ? En vérité, si je ne savais que M. de Wismes est un écrivain qui honore grandement son pays, je serais près de retirer ce que je vous mandais un autre jour, qu’il y a des gens qui ont de l’esprit dans cette immensité de Bretons.

Mais, ma mie, cette innocente flatterie que je vous faisais et dont on me tient si cruellement rigueur, ne l’ai-je point rachetée dans dix, vingt, trente autres lettres où je vous disais à quel point la Bretagne m’était devenue chère ? Ne vous écrivais-je point certain dimanche de septembre 1671 : « J’aime nos Bretons : ils sentent un peu le vin — ah ! cela, je ne puis le retirer et c’est un fait aussi et l’on n’y peut aller contre — mais votre fleur d’orange ne cache pas de si bons cœurs », et l’un des dimanches précédents : « Je trouve (en Bretagne) des âmes plus droites que des lignes, aimant la vertu, comme, naturellement, les chevaux trottent », et encore : « Je ne comprends pas bien votre Provence et vos Provençaux : ah ! que je comprends mieux mes Bretons ! »

Mes Bretons ! les miens, entendez-vous ! Oui, ma fille, je me croyais Bretonne et tout le monde le croyait autour de moi ; les Rochers, plus que votre père, avaient fait ce miracle. Bretonne, au point de mériter que Bussy me traitât d’« immeuble de Bretagne » ! Bretonne, au point d’épouser les sentiments ombrageux de cette province et son horreur du despotisme ! Bretonne, au point de jeter feu et flammes quand on touchait à ses privilèges, comme il arriva quand le roi ôta au gouverneur de Bretagne le droit de nommer les députés sans aucune dépendance. « Est-ce une chose bien naturelle, vous mandai-je, qu’un gouverneur dans sa province ne choisisse point les députés ? Les autres gouverneurs de Languedoc et d’ailleurs en usent-ils ainsi ? Pourquoi faire cette distinction à l’égard de la Bretagne, toujours toute libre, toute conservée dans ses prérogatives, aussi considérable par sa grandeur que par sa situation ? Enfin notre grande héritière ( j’entends la duchesse Anne) ne méritait-elle pas bien que son contrat de mariage fût fidèlement exécuté ? »

Voilà comme je parlais, et ce langage semblait d’une sorte à me concilier les sympathies des Bretons qui font, en ce temps-ci profession de régionalisme. Le mot n’était point courant du notre, non plus que réciproquer, mais la chose n’est point nouvelle. J’ai été régionaliste avant MM. de l’U. R. B.[33] qui me font cette guerre de Turc à More, Pouvais-je davantage, et n’est-ce point se jouer du monde de me chanter pouilles pour n’avoir point montré de tendresse aux rebelles qui pillaient la maltôte, incendiaient les châteaux, massacraient les gentilhommes et voulaient ouvrir Saint-Malo à la flotte de M. Ruyter ? Mais qu’on me cite un seul des nobles de Bretagne, je dis un, qui n’ait pas pensé comme moi et souhaité la ruine des mutins ! On ne le saurait, parce qu’il n’en est point. Et il faut bien qu’on change d’antienne. « Soit ! me concèdent MM. de U. R. B., nous vous tenons quitte de n’avoir point pactisé avec les Bonnets-Bleus ; mais, quand l’insurrection a été réprimée, était-il bien à vous de plaisanter et de faire des gorges chaudes de ces malheureux qu’on rouait et qu’on écartelait et qu’on branchait en si grand nombre que les arbres faillirent manquer aux exécuteurs ? »

M’en suis-je moquée, ma fille ? Ai-je vraiment eu ce courage ? Et je voudrais donc qu’on me dise où. Toutes les fois que je parle d’eux, c’est pour les appeler « nos pauvres Bretons ». L’épithète ne marque point tant d’insensibilité. Et vous, ma belle, qui n’êtes point une sotte, vous ne vous y êtes point trompée. Vous saviez que ma grande amitié pour le duc ne m’aveuglait point jusque-là d’excuser la dureté de sa répression. J’écrivais en un temps qui n’avait point découvert la religion de la souffrance humaine et j’avais tout juste autant de cœur que les gens de mon siècle ; mais, quand je vous mandais le 31 juillet 1676 : « M. de Forbin doit partir avec 6.000 hommes pour punir notre Bretagne, c’est-à-dire la ruiner » ; le 3 octobre : « La haine est incroyable dans toute la Bretagne contre le gouverneur » ; le 20 : « Je prends part à la tristesse et à la désolation de toute la province » ; le 30 : « On a chassé et banni toute une grande rue (de Rennes) et défendu de les recueillir sous peine de la vie, de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher » ; le 6 novembre : « Si vous voyiez l’horreur, la détestation, la haine qu’on a ici pour le gouverneur… » ; le 13 : « Tout le pauvre parlement est malade à Vannes. Rennes est une ville comme déserte ; les punitions et les taxes ont été cruelles ; il y aurait des histoires tragiques à vous conter d’ici à demain » ; le 4 décembre : « Nous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de tous côtés » ; ma fille, quand je vous mandais tout cela et bien d’autre, vous entendiez que je ne badinais plus et que je plaignais sincèrement ceux qu’en loyale sujette du roi il m’avait bien fallu d’abord souhaiter qu’on châtiât, mais non à ce point et avec cette barbarie. De bonne foi, le cœur finissait par me soulever au spectacle de tant d’horreurs : petits enfants mis à la broche par les soldats, femmes éventrées, bourgeois roués vifs, vieillards écartelés et dont on exposait les quartiers aux quatre coins de la ville. Et le jour qu’on n’embrocha plus, qu’on n’éventra plus, qu’on ne roua plus, qu’on n’écartela plus et qu’on ne fit que pendre, eh bien ! oui, ce jour-là, il est vrai que la penderie me parut un rafraîchissement…

Ma fille, c’est ce mot de « rafraîchissement » qu’on ne me pardonne point et qui me fait douter si les Bretons d’aujourd’hui savent encore le français. En détachant un mot d’une période, que ne lui ferait-on pas dire ? Il en est de « rafraîchissement » comme du « je méprise » que je vous citais tout à l’heure, comme de mes plaisanteries sur les miliciens bretons, sur les façons bretonnes, sur le patois breton, etc. Pour ce qui est de ce dernier, je lui fais toutes mes excuses depuis que j’ai appris de M. de la Tour d’Auvergne qu’il était la langue du paradis terrestre ; mais c’est une chose qu’on ignorait généralement en mon siècle et qui n’est point encore acceptée de tous les bons esprits. Il s’en faut si bien en retour que j’aie médit des façons bretonnes qu’au contraire mes Lettres ne tarissent point d’éloges à leur endroit ; car, d’avoir raillé quelques noms plus rocailleux qu’il n’est permis ou déclaré qu’il y avait sottise à m’honorer au-dessus de mon mérite, cela ne tire point à conséquence quand on a dit encore des États qu’il n’y avait pas une province rassemblée qui eût un aussi grand air que celle-ci, que tout y est vif et brillant, qu’on ne sait point ce que c’est que danser si l’on n’a point vu les passe-pieds, les menuets et les courantes de Bretagne, que les gentilshommes de ce pays n’ont point leurs pareils pour ôter et remettre leurs chapeaux, que le beurre de la Prévalaye, avec des herbes fines et des violettes, est une chose dont on ne se lasse point et que j’en faisais des beurrées infinies… Mais ce sont toutes mes lettres des Rochers qu’il faudrait que je vous recommençasse ! Et cependant, ma fille, puisqu’il n’est que trop constant que je me suis un peu égayée avec vous des recrues de M. le duc, voici un autre passage de ma correspondance qui devait effacer et, à tout le moins, corriger l’effet du premier : « Le régiment de Carman est fort beau : ce sont tous Bas-Bretons, grands et bien faits, au dessus des autres, qui n’entendent pas un mot de français, si ce n’est quand on leur fait faire l’exercice, qu’ils font d’aussi bonne grâce que s’ils dansaient des passe-pieds ; c’est un plaisir de les voir. Je crois que c’était de ceux de cette espèce que Bertrand du Guesclin disait qu’il était invincible à la tête de ses Bretons ». J’avoue que ce sont deux jugements qu’il est assez difficile de concilier : mais, comme le disait Corbinelli, il n’y a que Dieu qui doive être immuable et, ayant reconnu mon erreur au sujet des soldats bretons, je n’ai point cru qu’il y fallait persévérer. On a retenu l’épigramme : on ne souffle mot du compliment. En bonne équité, est-ce là comme on agit ?…

Adieu, très parfaitement aimée. Cette lettre devient infinie et c’est un torrent que je ne puis arrêter. Vous vous demanderez ce qui me prend de vous écrire, quand nous avons toute l’éternité pour converser à loisir ? Il faut croire que nous ne dépouillons point dans la mort le tout de nos natures mortelles ou que nous retrouvons ces natures à l’instant que nous descendons sur la terre et que nous nous mêlons aux vivants, car je n’ai pu voir sur ma table cette écritoire et cette plume à qui je mis si souvent la bride sur le cou, sans être saisie d’une furieuse démangeaison de faire trotter encore une fois mon esprit sur le papier. Enfin, ma fille, voilà qui est fait. Pour conclure en trois mots, je n’ambitionne point une statue à Vitré : si l’on m’en eût élevé une, j’en aurais été ravie ; si je n’en dois point avoir, je m’en consolerai en relisant Nicole et son traité sur les moyens d’entretenir la paix entre les hommes. Le meilleur en l’occurence est peut-être de faire la morte. C’est une chose qui m’est très aisée, mais dont vous penserez sans doute que j’aurais pu m’aviser plus tôt.


Pour copie conforme.
G. L. G.



SUR LA PISTE
DE YANN-AR-GWENN.



À mes amis Morvan-Goblet.


Si vous le voulez bien, mes bons amis, aujourd’hui nous prendrons le chemin de Plouguiel (Côtes-du-Nord). Le ciel d’été, rafraîchi par une averse nocturne, est d’une délicieuse limpidité. Et le pays où je vous mène, s’il ne s’appelait déjà le pays de Yann-ar-Gwenn, mériterait qu’on l’appelât le pays des sources.

La canicule ne les a point taries : elles luisent au creux des roches, comme de beaux yeux humides ; et, d’autres fois, elles se dérobent pudiquement sous les aulnes, elles courent de ravins en ravins et se hâtent vers la mer prochaine et maternelle. On ne les voit pas ; elles ne se trahissent çà et là qu’à une lueur rapide, — comme une nymphe, en fuyant, découvre un bout d’épaule ou l’éclair d’une hanche allongée.

Ce sont nos Eaux-Douces d’Armorique. Et le fait est qu’un des plus beaux domaines qu’elles arrosent a reçu de son premier propriétaire, M. Tallibart l’ancien, qui avait été l’horloger en chef du sultan, le surnom de Constantinople. M. Tallibart ne poussait pas la passion de l’exotisme jusqu’à s’habiller en mamamouchi : cependant il avait copié dans sa villa le style et l’aménagement intérieur des maisons de Galata, et son Castellic était une réduction de Yldiz-Kiosk[34]. Renan l’y vint voir en 1884, sous couleur de confronter ses impressions d’Orient avec ce paysage du Bosphore transporté sous le ciel de Bretagne, et peut-être aussi parce que cet horloger enrichi au service du Grand-Turc était le frère de la petite Noémi… Mais ce n’est ni des Tallibart, ni de l’auteur des Souvenirs d’Enfance qu’il s’agit pour le moment. Plouguiel, sans eux, se suffit, — Plouguiel, nom fait de mousse et de miel, dirait-on, soupir qui s’achève en un accord de viole ! Si jamais pays s’indiqua pour être la patrie d’un barde, n’est-ce pas le pays qui porte un nom aussi divin, à la fois crépusculaire et matutinal ? Et si ce n’est pas à Plouguiel, en effet, que naquit celui qu’on appelait « le roi des chanteurs bretons », c’est à Plouguiel qu’il vécut, qu’il chanta, qu’il mourut.

Essayons de l’y retrouver.

Ce ne sera pas très difficile.

Yann-ar Gwenn, ou, comme on le désigne plus familièrement, Dall-ar-Gwenn (l’aveugle Le Gwenn), est vivant ici dans toutes les mémoires. Elles s’ouvrent spontanément dès qu’on a prononcé son nom et, sans qu’on les prie, laissent échapper un flot de souvenirs. La popularité de l’aveugle n’a pas souffert du temps. Elle se serait plutôt accrue en route. Et cependant Yann est mort il y a près de trois quarts de siècle, — vers 1860, disais-je dans la première série de L’Âme Bretonne. Je me trompais de onze ans. Un fin limier, M. Adam, secrétaire de la mairie de Plouguiel, s’est mis en chasse à ma prière et a fini par découvrir l’acte de décès du barde, ainsi libellé :

Extrait des registres de l’état civil de la commune de Plouguiel. — Du trentième jour du mois de décembre mil huit cent quarante-neuf, à une heure du soir, acte de décès de Jean Le Guen, né à Plougrescant, département des Côtes-du-Nord, âgé de 77 ans, profession de Poète Bretonne (sic), domicilié à Plouguiel, décédé le 29, à 7 heures du matin, fils légitimé (sic) du défunt Pierre et de la Marie (sic) Arzur et époux de Marguerite Petibon. — La déclaration du décès sus-mentionné a été faite par François Le Tallec, demeurant à Plouguiel, âgé de 58 ans, profession de journalier, qui a dit être beau-fils du défunt, et par Jean Le Déon, demeurant à Plouguiel, âgé de 67 ans, profession de tailleur, qui a dit être voisin du défunt. — Lecture donnée de ce que dessus, les comparants et témoins ont déclaré ne savoir signer. Constaté suivant la loi, par moi, Charles Adam, maire, officier de l’état civil, soussignant. — Signé : Adam.

Nous voilà donc fixés avec précision sur l’année, le jour et l’heure de la mort du roi des bardes. Du même coup nous apprenons quel était l’âge supposé du défunt et dans quelle commune il était né. Cela nous permettra, le moment venu, de retrouver son acte de naissance. Aussi bien la date exacte de cette naissance nous sera fournie à Plouguiel même, par un autre acte de l’état civil, celui du mariage de Yann, qu’on lira plus loin. Et cet acte nous servira également à redresser les erreurs de l’acte de décès.

Je ne dis rien de l’orthographe fantaisiste de cet acte, dont l’auteur était évidemment plus familiarisé avec la langue bretonne qu’avec la française.

Chose plus grave, Yann-ar-Gwenn y est appelé Jean tout court et, d’autre part, on le donne pour fils « légitimé » de Marie Arzur. Du moins est-ce ainsi que mon correspondant a cru devoir transcrire le nom de la mère du barde. Mais, vérification faite (et je l’ai faite moi-même), le registre de l’état civil porterait plutôt Areizun qu’Arzur. Il n’y a guère d’Areizun chez nous. Le scribe qui recevait la déclaration de François Le Tallec et Jean Le Déon a dû mal entendre et s’en tirer par un vague gribouillage. La mère du barde ne s’appelait en effet ni Areizun, ni Arzur, mais Henry.

« Légitimé », à son tour, est-il une graphie défectueuse pour « légitime » ?

Je le pense, car, dans le second acte dont j’ai pris copie et qui est antérieur au précédent, Yann-ar-Gwenn n’est nullement présenté comme un enfant naturel, que ses parents auraient ensuite reconnu. Enfin cet acte lui restitue son second prénom : Marie. Mais le scribe — sous quelle inspiration ? — avait d’abord écrit François, qu’il a biffé d’un gros trait. Le brave Yann, toute sa vie, paraît avoir été en délicatesse avec l’état civil. Quant au titre ronflant de « poète bretonne », que lui décerne son acte de décès, il est remplacé ici par l’appellation plus modeste de « chanteur de chansons ». Ce que l’acte ne dit pas, c’est que ces chansons étaient les siennes.

Mairie de Plouguiel. Arrondissement de Lannion. Du 23e jour du mois de juin, an 1810. — Acte de mariage de Jean-François-Marie Le Guen, âgé de 32 ans, né en la commune de Plougrescant, le 24 décembre 1774, profession de chanteur de chansons, demeurant à Plouguiel, département des Côtes-du-Nord, fils majeur de Pierre Le Guen, âgé de 65 ans, et de Marie Henry, son épouse, âgés de 64 ans, journaliers, demeurant à Plouguiel — et Marguerite Petibon, âgée de 26 ans, née en la commune de Plouguiel, département des Côtes-du-Nord, le 1er juillet 1779, profession de filandière, demeurant à Plouguiel, département des Côtes-du-Nord, fille majeure de feu d’Anthoine (sic) Petitbon et de Louise Le Dû, âgé (sic) de 62 ans, mendiante, demeurant au dit Plouguiel.

Le mariage a été contracté par devant Adam, maire, en présence des quatre témoins exigés par la loi, savoir : Yves Le Cuer, cultivateur ; Jean Rollant, cultivateur ; Jean Le Maillot, journalier ; Guillaume Péron, tailleur, tous de Plouguiel et amis des contractants.

Marguerite Petibon survécut à son mari. Elle l’accompagnait dans ses tournées estivales et le barde n’eut pas d’autre compagne jusqu’à sa mort. Cependant Olivier Souvestre parle d’une certaine Fantik qui lui servait de commère. Faut-il donc suspecter la véracité de l’auteur de Mikaël ?

Cela n’est pas nécessaire. En 1792, au moment où se passe la scène rapportée par Souvestre[35], Yann avait vingt ans. Il n’était pas encore marié. Mais, s’il avait déjà embrassé la profession de chanteur ambulant, il fallait bien, étant aveugle « depuis l’âge de sept mois », comme lui-même le déclare à la fin d’une de ses complaintes, que quelqu’un le convoyât par les chemins. Cette Fantik, en somme, pouvait fort bien être une de ses sœurs cadettes, si tant est que Yann eût des sœurs, ce que j’ignore pour le moment.

De toutes façons, à partir de 1810, apocryphe ou réelle, Fantik disparut de la vie de Yann-ar-Gwenn et sa place fut prise par Marc’harit (Marguerite) Petibon[36]. Les différents témoignages que j’ai recueillis sur cette Marc’harit à Plouguiel et ailleurs la représentent comme une accorte commère, qui n’avait pas froid aux yeux, comme on dit, dont l’humeur n’était pas toujours des plus commodes et qui en aurait peut-être fait voir de vertes à son mari, si celui-ci, en sa qualité de barde, n’avait disposé de certains secrets pour mâter les femmes acariâtres. Il en avait d’autres, sans doute, pour les maintenir dans le droit chemin, mais qui se perdirent avec lui, car Marguerite Petibon, restée veuve, ne put longtemps se plier au célibat. Elle se défiait encore de sa vertu à 70 ans ! Pour lui éviter de trop rudes assauts, elle écouta les propositions d’un certain Gratiet, qui avait le même âge qu’elle, et convola avec lui en justes noces.

— J’aime mieux me remarier, disait-elle, que de risquer un accident.

Et elle disait à d’autres :

— Le bon beurre se fait dans les vieux ribots.

Marc’harit, comme Sancho, avait un proverbe pour toutes les circonstances.

Nous savons déjà que Yann, contrairement à l’opinion courante, n’est pas né à Plouguiel, mais dans une commune voisine : Plougrescant. À son tour, le secrétaire de la mairie de cette commune, M. Leizour, a bien voulu compulser pour moi les anciens registres paroissiaux. Il y a trouvé, après d’assez longues recherches, l’acte de baptême que je transcris plus loin. En m’en adressant copie, M. Leizour me faisait remarquer que l’acte de décès du barde — si erroné déjà — se trompe également sur l’âge du défunt, qu’il dit être de soixante-dix sept ans : Yann avait seulement, quand il mourut, soixante-quinze ans et sept jours.

Extrait des registres paroissiaux de Plougrescant. — Jean Marie Le Guen, fils légitime de Pierre Le Guen et de Marie Henry, né le 24 décembre mil sept cent soixante-quatorze, a été baptisé le même jour par le soussignant recteur, Parein et Mareine (sic) ont été Jean Le Pruennec et Françoise Perrieit, qui, avec le père présent, ont déclaré ne savoir signer. ------J.-M. Le Ny, Recteur de Plougrescant.

Le 24 décembre, vigile de Noël ! Ce jour-là, s’ils avaient reçu le don de prophétie, les petits chercheurs de la part à Dieu qui s’en allaient de porte en porte, sur les routes de Bretagne, pour « annoncer la bonne nouvelle », auraient pu annoncer aussi que, pareil à son divin Maître et guère plus riche que lui, dans une humble chaumière du Trégor, le roi des bardes était né.

À quel moment vint-il se fixer sur les rives du Jaudy, au pied de cette éminence rocheuse qui porte en breton le nom de Crec’h-Suliet ?

On ne le sait trop.

Suliet dérive du verbe sula (rôtir, flamber), et c’est une épithète tout à fait appropriée à cette face orientale des berges de la rivière de Tréguier, qui reçoit et semble absorber dans son sol calciné, presque rouge, les ardeurs d’un soleil qu’on qualifierait volontiers aujourd’hui de tropical : Crec’h-Suliet équivaut en somme à notre français Côte-Rôtie [37]. C’est, présentement, un hameau de cinq ou six feux, échelonnés sur le flanc gauche d’un petit chemin raboteux qui conduit obliquement de Kerotré au Jaudy. La grève, à cet endroit, dessine une courbe légère, favorable à l’accostage des bateaux qui vont draguer le sable ou charger le goëmon d’épave au bas de la rivière. Ces maisons de Crec’h-Suliet ne manquent pas, d’ailleurs, d’une certaine élégance rustique. Toutes sont couvertes en ardoises et bordées au levant de minuscules jardinets en terrasses, avec des muretins à hauteur d’appui. Mais on chercherait vainement parmi elles la maison de Yann-ar-Gwenn, cette maison fameuse, aveugle comme son maître, et que Brizeux a décrite sans l’avoir vue, d’après un croquis publié par le Magasin Pittoresque de 1842. On aurait même quelque peine à repérer son emplacement, n’était un pan de mur qui s’en est conservé par miracle et un prunier appelé encore aujourd’hui le « prunier de Yann-ar-Gwenn » qui se trouvait « au bout » du clos. Grâce à ce pan de mur et à ce prunier et en s’aidant du croquis publié par le Magasin Pittoresque, on peut aisément reconstituer en esprit la demeure du barde, qui n’avait pas de fenêtre, en effet, dont l’unique ouverture, servant de porte, était tournée vers la grève et à deux ou trois mètres seulement d’une berge très déclive que le flot vient battre deux fois par jour. Elle était coiffée de chaume et on la flatte peut-être en l’appelant une maison.

— C’était plutôt une kraou, une crèche, ce qui explique tout, me dit mon guide, M. Adam.

— Sans doute, me confirmait plus tard le petit-fils de Yann-ar-Gwenn. Mais, ajoutait-il, avec une nuance d’orgueil, la kraou appartenait à mon grand’père, ainsi que le touzil (la motte de terre) sur laquelle il l’avait bâtie.

En réalité, je crois que ce « touzil » faisait partie d’une friche communale, d’une de ces terres vagues et vaines, res nullius, dédaignées des riverains et qu’on abandonne au premier occupant. Tant de chaumes, de huttes en Bretagne, qui figurent aujourd’hui au cadastre, à la faveur de la prescription trentenaire, ont été bâtis de la sorte sur des bordures de route ou sur des garennes abandonnées !

Yann ar-Gwenn ne s’en montrait pas moins très fier d’avoir une maison à lui, bâtie de ses deniers, si le terrain ne lui avait coûté que la peine de le prendre, et Brizeux avait parfaitement raison de lui faire dire :

Comme cet ancien barde, harmonieux maçon.
Chanteur, avec mes chants, j’ai construit ma maison.

J’ajouterai que cet aveugle, dans le choix du site où il voulut fixer ses pénates, s’était montré singulièrement plus perspicace que bien des clairvoyants.

Le paysage qu’on embrasse de Crec’h-Suliet est l’un des plus beaux de cette rivière de Tréguier qui en contient tant d’admirables. Le Jaudy, à marée haute, y mesure bien un kilomètre de large, et des navires de 600 tonnes le remontent sans effort. Et, par delà le fleuve, toute la campagne de Trédarzec, avec la courbe harmonieuse de ses collines, le damier de sa culture, ses landes, ses bois, ses clochers qui percent le feuillage, se déploie devant le promeneur. En face même de Crec’h-Suliet, un minuscule affluent du Jaudy, dont je ne sais pas le nom, s’est creusé le plus charmant des lits : il y coule sous d’antiques verdures qui s’écartent à son embouchure pour faire place à un petit estuaire où le flot marin, retenu par une digue-chaussée — le carpont — est conduit dans les vannes, jadis seigneuriales, d’un ravissant moulin de la Renaissance.

Ce beau paysage, Yann ne le voyait pas, mais il le sentait. Et qui peut dire si sa jouissance ne passait pas la nôtre ? Avez-vous remarqué que presque tous les aveugles sont gais ? Celui-ci ne faisait pas exception à la règle. Sa sensibilité, plus concentrée que celle des clairvoyants, percevait des nuances qui leur échappent peut-être. Crec’h-Suliet est voisin des pinèdes du Castellic et l’ouïe du barde ne pouvait manquer de recueillir la rumeur de ces grandes orgues aériennes, qui, mêlée au bruit du ressac sur la grève, à la sonnerie intermittente des cloches de Plouguiel, de Trédarzec et de Tréguier et au chant des bateliers montant ou descendant le fleuve, lui composait la plus suave des symphonies.

Sa maison était bien exiguë sans doute, et si basse, nous dit-on, qu’on n’y pouvait entrer qu’en pliant l’échine. Au retour de ses longues randonnées estivales, Yann y prenait ses quartiers d’hiver. Mais cette alouette des sillons ne se sentait vraiment à l’aise qu’en plein air. Tous les contemporains sont d’accord là-dessus : dès que le ciel se déridait, Yann sortait sur sa porte. Il se « cluchait » le dos au mur et restait là des heures et des heures, remuant ses lèvres et agitant son buste d’un mouvement isochrone, de haut en bas et de bas en haut, qui était le rythme machinal dont s’accompagnait chez lui le travail de la composition. Si la pluie ou le froid le consignait au logis, on l’y trouvait le plus habituellement assis sur son chipot. Vous savez que ces chipots trégorrois sont de grandes boîtes à sel de forme ronde qui, munies d’un dossier et placées dans le coin de l’âtre, peuvent, en effet, servir de siège. De là, par dérision, le surnom de chipots donné aux chaires à prêcher. On dit : « Pourvu que M. le Recteur ne reste pas trop longtemps dans son chipot ! » (Entendez : Pourvu que son prône ne soit pas trop long !).

Et voici encore un détail qu’on retrouve chez tous les contemporains : Yann, quand il composait ses chansons, avait à portée de la main une baguette de saule ; se défiant de sa mémoire et ne sachant ni lire, ni écrire, ni compter, il faisait une coche dans la baguette, après chaque couplet. Le châtelain actuel du Castellic, M. Tallibart fils, croit même se souvenir qu’il y traçait, à la pointe du couteau, d’autres signes mnémotechniques, « de manière sans doute à reconnaître au premier attouchement la chanson à laquelle se rapportait la baguette ». Yann liait ensuite ces baguettes en faisceaux « qui constituaient sa bibliothèque ».

Cependant Yves Le Coz, cultivateur à Kerotré, qui le fréquenta aussi dans son enfance à Crec’h-Suliet, sans contester les baguettes, ne pense pas que Yann en fit usage chez lui.

— Dehors, bon ! me dit-il. Mais quand il travaillait à domicile, ce qui était rare, du reste, l’aveugle procédait autrement. Je l’ai vu opérer et je sais comme les choses se passaient à chaque couplet composé, il plantait dans le mur un ibil[38], comme font les joueurs de boule pour marquer leurs points.

C’est un des hommes les plus précieux à consulter sur Yann-ar-Gwenn que cet Yve Le Coz. Il est âgé de 78 ans. Il avait donc seize ans à la mort du barde et il eut tout le loisir de le connaître, Kerotré, où il habitait et où il habite encore, n’étant qu’à une portée de fusil de Crec’h-Suliet. M. Adam me mène chez lui, par un sentier de traverse qui s’amorce à la grand’route. Nous le trouvons en corps de chemise et qui faisait la sieste dans sa grange. Il n’a pas l’air autrement flatté de notre visite. Il se dérange à peine pour nous accueillir et peste intérieurement sans doute contre les malappris qui viennent interrompre son somme. Mon guide est obligé de le secouer par la manche.

— Ewan, allons ! Réveillez-vous, que diable !… Vous savez bien, c’est le monsieur qui désire parler avec vous de Dall-ar-Gwenn.

Magie de ce nom de Le Gwenn qui, après tant d’années, a conservé toute sa vertu ! Mon guide ne l’a pas plus tôt prononcé que voilà notre dormeur sur pied, secouant les brins de paille qui se sont collés à ses cheveux et me tendant une paume calleuse, mais large ouverte.

La poignée de main bretonne — vous l’avez peut-être remarqué ? — se donne horizontalement. C’est tout le contraire du shake-hands, vertical et brusque. Quand deux mains bretonnes se sont saisies, elles se livrent à un mouvement de balancier, très lent, très doux, qui peut durer plusieurs secondes et même des minutes ou des quarts d’heure entiers, si leurs propriétaires viennent de fêter Bacchus, dieu propice aux longues effusions. Par bonheur, Yves Le Coz est un homme sobre, au moins sur la semaine. Notre poignée de mains n’excéda pas les habituelles dimensions chronologiques, et, à la septième ou huitième reprise au plus, je recouvrai l’usage de ma dextre. Le brave homme tâcha seulement de mettre à sa pression une énergie destinée à compenser la faible durée d’amplitude de ses oscillations.

Grand, sec et droit, ses soixante-dix-huit hivers ne lui ont pas fait perdre un pouce de sa taille. Avec son nez pointu comme un bec, son crâne démesurément allongé et l’espèce de crête ou de huppe que dessine au-dessus du front son poil blanc comme la neige et rêche comme du chiendent, il a l’air d’un geai, d’un grand geai chenu, le Nestor de l’espèce…

— Ainsi, dis-je, pour engager la conversation, vous avez connu Yann-ar-Gwenn ?

— Si je l’ai connu ! Mieux que mes père et mère, peut-être, monsieur, soit dit sans offenser leur mémoire. Quand je n’étais qu’un enfant, le vieux Le Gwenn m’honorait déjà de son amitié. Ces choses-là ne s’oublient pas. Je lui rendais de menus services, sans doute. Dans les débuts, Yann, qui ne savait ni lire ni écrire, se rendait à Lannion ou à Morlaix avec ses baguettes et y dictait ses chansons aux imprimeurs. Mais plus tard, quand la réputation lui vint avec la fortune, il prit un secrétaire…

— Un secrétaire !

— Oui, monsieur… François Le Ruzic, de Kerlouc’h, le plus savant homme à la ronde, après M. le curé. C’était toujours Yann qui composait les chansons, mais c’était Le Ruzic qui tenait la plume.

— Et Le Ruzic gagnait gros à ce métier ?

— Deux sols par chanson. Mais Yann, désormais, pouvait dormir sur les deux oreilles. Environ la mi-juin, quand le blé commence à épier et les pèlerins à bourdonner autour des places dévotes, avant de boucler son sac et de se mettre en route pour Saint-Jean-du-Doigt ou Saint-Hervé-du-Ménébré, il repassait mentalement son répertoire à l’aide de ses bâtons. Avait-il oublié un couplet ? Si son secrétaire n’était pas là, il me faisait appeler. J’avais passé deux ans et demi à l’école et je savais lire : je n’avais pas de peine à retrouver sur la copie de Le Ruzic ou sur l’imprimé le couplet qui manquait à la chanson.

— Et comment était-il, au physique, ce Yann-ar-Gwenn ?

— Petit et gros, monsieur, — à peu près comme vous, tenez ! Oui, oui, c’est tout à fait cela, sauf la figure qui ne ressemblait à aucune autre figure au monde et qu’on n’oubliait pas, une fois qu’on l’avait vue. Cette figure-là, monsieur, on aurait dit qu’elle riait par tous ses pores, par toutes ses rides. Les yeux eux-mêmes ne semblaient clos que pour mieux rire. Ah ! Yann-ar-Gwenn n’engendrait pas la mélancolie, je vous assure ! Quand il passait sur la route, filles et garçons accouraient sur les portes. Et l’aveugle jetait une facétie à l’un, décochait un quolibet à l’autre. Je le vois encore, montant la côte de Crec’h-Suliet et frappant le roc de son bâton ferré, un bâton de houx durci au feu. On n’aurait pas dit un aveugle, tant il filait droit et sans hésitation, au moins dans les chemins de par ici, qui lui étaient familiers. Il mettait son honneur à s’y diriger seul. Il ne voulait pas de convoyeur. Ce n’est que passé Plouguiel qu’il consentait à prendre le bras de Marc’harit. Encore se privait-il quelquefois de sa compagnie, comme il arriva certain jour que la commère ne voulait pas le suivre à Lannion, chez son imprimeur, et où il lui fit accomplir le double de la traite pour lui donner une leçon.

— Contez-moi cela, Yves Le Coz.

— Eh bien ! voilà, monsieur. Mais il faut vous dire d’abord que Yann-ar-Gwenn, comme tous les bardes nomades, était un peu sorcier. Il avait des secrets pour « faire marcher » les gens. Donc, un jour que Yann avait affaire à Lannion, il héla sa commère, qui était en train de laver au douet voisin. Pour être franc, je crois qu’elle travaillait beaucoup plus de la langue que du battoir. Tant y a qu’elle envoya promener notre Yann, qui se contenta de lui répondre : « Bien ! Bien ! continue, God[39]… Ne te presse pas, ma chérie… Tu as de bonnes jambes et tu seras rendue avant moi à Lannion. » De fait, pas plus tôt à la Croix-Rouge, qui n’est qu’à une pipée d’ici, il voit arriver Marc’harit, tout essoufflée. « Eh ! là, God, lui crie-t-il, où cours-tu ? Nous avons le temps, ma chérie, rien ne presse… Enfin, si c’est ta fantaisie de faire deux fois la route, ne te gêne pas. Tu me trouveras, au retour, dans ce fossé, où je vais ruminer une chanson en t’attendant. » Marc’harit, comme une somnambule, poursuit son chemin : elle ne marche pas, elle galope. La voilà rendue à Lannion. Elle s’enquiert de son mari à l’auberge où il a coutume de descendre. On lui répond qu’on ne l’a pas vu. Inquiète, elle retourne sur ses pas, traverse en trombe Trézeny, Coatréven, Camlez, Kerménou et ne retrouve son mari qu’à la Croix-Rouge, autant dire à l’endroit même d’où elle était partie. « Eh bien ! God, lui demande alors Yann-ar Gwenn, es-tu contente de ta promenade ? Tu ne voulais pas m’accompagner, pour mes affaires, à Lannion, ce matin ? Et voilà que tu y es allée et que tu en es revenue toute seule, pour rien, dans la même journée. On a bien raison de dire que l’humeur des femmes est changeante ! »

Le brave Yves Le Coz m’en aurait conté bien d’autres sur Yann-ar-Gwenn, si je n’avais été obligé d’abréger ma visite à Kerotré. Il me fallait voir encore cinq ou six contemporains du barde, prévenus Adam, et qui m’attendaient chez eux. Mais comme ils ne firent, presque tous, que répéter ce que m’avait dit Le Coz, je ferai grâce au lecteur de cette partie de mon enquête.

Chez Mme Cony, cependant, qui, bien qu’éprouvée par un deuil récent, voulut bien nous recevoir avec cette aménité pleine de noblesse qu’on trouve encore chez quelques-uns de nos cultivateurs, je recueillis une anecdote assez curieuse et qui vient à l’appui des dires de mon premier interlocuteur sur la puissance cabalistique attribuée au vieux barde ambulant.

Certain jour qu’on faisait des crêpes à Kerotré, Yann-ar-Gwenn vint à passer et entra dans la cuisine, alléché par la fine odeur de la pâte. Il n’y avait là, par hasard, que la servante, et, soit qu’elle fût de méchante humeur, soit qu’elle ne connût pas l’aveugle, elle négligea de lui offrir sa part du festin, comme c’est l’habitude. Yann était trop fier pour réclamer. Il ne dit rien et reprit son bâton. Il était déjà loin sur la route de Morlaix, quand il entendit la servante qui courait après lui en criant de toutes ses forces : Komeril ke n’eil ? Komerit ke n’eil ? « Ne la prendras-tu pas ? Ne la prendras-tu pas ? » En même temps elle lui tendait une crêpe au bout de son éclisse. Mais elle pouvait s’égosiller : Yann, ce jour-là, était aussi sourd qu’aveugle. Il continuait paisiblement son petit train, talonné par la femme, qui continuait de lui tendre la crêpe au bout de l’éclisse et de lui crier : Komerit ke n’eil ? et il la mena ainsi jusqu’à Morlaix, où il consentit enfin à prendre la crêpe. Sur quoi, le charme cessa et la servante inhospitalière put retourner à Kerotré.

Vous ai-je dit que Yann, de son mariage avec la Petibon, avait eu deux filles : Jeanne, qui épousa un tailleur nommé Jacot Raison, et Annan, qui épousa un journalier nommé Le Tallec ?

Je ne sais ce que sont devenus les Raison qui, d’assez bonne heure, émigrèrent à Trédarzec. Quant aux Tallec, ils eurent un fils, qui continue d’habiter Plouguiel et qui, demi-soldier, travaille la terre chez M. Tallibart. Il est marié et père d’une assez nombreuse famille. La descendance de Yann-ar-Gwenn n’est donc pas près de s’éteindre. Louis Le Tallec est très fier de son aïeul :

— Il ne m’a rien laissé, pourtant, me dit-il, pas même son talent de rimeur. Mais il a donné à ma mère et à moi ce qu’il n’avait pas lui-même et qui vaut mieux que la fortune et l’esprit.

— Quoi donc ?

— Des yeux.

Nouvelle preuve de la fausseté de l’axiome : nemo dat quod non habet.

Le Tallec convient d’ailleurs que l’infirmité de son grand-père ne l’empêchait pas d’être le plus gai des hommes : privé de la vue dès l’âge de sept mois, Yann ne pouvait mesurer l’étendue de la perte qu’il avait faite. Ses autres sens, et notamment le sens de la direction, s’étaient prodigieusement affinés et lui permettaient de se débrouiller dans l’inextricable lacis des petits chemins trégorrois. C’est ce que m’avait déjà dit Yves Le Coz. Mais croirait-on que Yann, tout aveugle qu’il était, poussât la témérité jusqu’à grimper dans les arbres du Castellic pour y couper sa provision de bois mort ? Et lui-même, d’après M. Tallibart, faisait ses bourrées et les portait à Crec’h-Suliet sur son dos !

C’était un proverbe en ce temps-là qu’il n’y avait point de bon pardon sans Yann-ar-Gwenn. La vénérable mère de Gustave Geffroy, qui était de Plougonven[40], me le confirmait peu de temps avant sa mort. Malgré son grand âge, elle se rappelait très bien l’aveugle, sa commère et son chien.

— L’arrivée de Yann dans une fête ou un pardon mettait toutes les têtes à l’envers, me disait-elle. On quittait tout pour l’entendre. Jamais barde populaire n’exerça un tel prestige sur les foules. Il y avait je sais quoi de religieux dans l’attitude de son auditoire. À certains passages de ses chansons, les paysans ôtaient gravement leur chapeau. Tous l’honoraient commue un homme marqué du signe divin…

Et Mme Geffroy me cita ces tierces-rimes d’une complainte de Yann qui, après soixante-dix ans, chantaient toujours dans sa mémoire :

Gwechall ar merc’het yaouank
Na evet kel ar gwiii-ardent
Hag ha chomet pel fur ha koant…

« Jadis les jeunes filles ne buvaient pas d’eau-de-vie et demeuraient longtemps sages et belles… »

Si nous ne possédions de Yann que ce couplet, on pourrait en conclure qu’il fut un poète gnomique, une manière de Solon ou de Phocylide armoricain. Et l’on se tromperait beaucoup. Sans doute, il ne dédaignait pas, à l’occasion, de faire un petit bout de morale aux gens. Mais sa jovialité naturelle reprenait vite le dessus et il était surtout à l’aise dans la facétie.

Encore fallait-il qu’il se pliât aux exigences de l’« actualité ». Les bardes nomades ont été les premiers journalistes de la Bretagne. C’est par eux que la péninsule, ensevelie le reste du temps au fond de ses landes, entrait, les jours de foire ou de pardon, en communication avec le monde des vivants : catastrophes maritimes, tremblements de terre, batailles rangées, mariages princiers, changements de régime, de tout cela et du reste, assassinats, épidémies, etc., les bardes chargeaient leurs complaintes. Yann était bien obligé de se soumettre à la loi commune. C’était, comme ses confrères, essentiellement un « actualiste ». Tout événement lui était bon, petit ou grand, et il travaillait même, au besoin, sur commande.

Que d’épithalames il composa ainsi, qui lui étaient payés d’un gros écu de six livres et d’une place d’honneur à la table des mariés ! Une vieille femme d’Yzen-Laouen, Françoise Le Quer, m’a chanté celui qu’il « rima » en l’honneur de sa propre fille et de son gendre Jacot Raison. Le dit Jacques ou Jacot, par désespoir d’avoir vu sa belle causer trop tendrement, dans un pardon, avec un rival, n’avait-il pas fait la sottise de s’engager comme remplaçant — littéralement d’aller « vendre sa peau » gwerza é gro’chen chez un marchand d’hommes de Tréguier (marc’hadour a bréné konscrivet) ? Il revint du service au bout de sept ans et retrouva sa belle, qui l’avait attendu. Tant de constance de part et d’autre valait bien quelques rimes. Yann-ar-Gwenn ne les marchanda pas aux nouveaux époux. Je crois même qu’il contribua aux frais de la noce. Yann n’aurait pas été barde jusqu’au bout s’il n’avait, comme tous les bardes, mangé son bien avec son revenu.

— Et pourtant, me disait Françoise Le Quer, il gagnait gros comme lui. Quand il revenait de tournée avec sa femme, Marc’harit avait des pièces d’argent cousues tout autour d’elle, dans la ceinture de sa jupe !

Ces pièces-là n’ont pas toutes roulé à la rivière et quelques-unes ont dû prendre le chemin des auberges voisines. Mais n’anticipons pas, s’il vous plaît, et revenons à l’œuvre du barde. M. Tallibart m’a parlé d’un autre poème que Yann aurait composé a l’occasion d’un incident héroï-comique dont Tréguier fut le théâtre, vers 1840, pendant les fêtes municipales.

— Au programme des réjouissances, me dit M. Tallibart, se trouvait une course à la nage dont une truie était l’enjeu. Il s’agissait d’attraper la truie par la queue et de la ramener sur la berge. Mais la queue avait été fortement suiffée et la truie se défendait mordicus, aucun des concurrents ne parvint à l’attraper. La truie fut placée « sous séquestre ». D’où un concert de réclamations, puis une véritable émeute. Yann-ar-Gwenn, qui assistait à la scène, sentit sa verve s’éveiller et composa sur ce thème une chanson qui eut un succès fou…

Je n’ai pu, malheureusement, me procurer ce chef-d’œuvre. Il a eu le sort commun à la plupart des productions du barde, imprimées sur feuilles volantes, et qui s’en sont allées où vont toutes les feuilles. Aucune bibliothèque publique n’a pris soin de recueillir cette littérature éphémère de nos rhapsodes nationaux…

Regrettons-le. C’est chez Haslé, à Morlaix, que Yann-ar-Gwenn faisait ordinairement imprimer ses chansons. Il en porta cependant quelques-unes à mon père. Mais, comme ces chansons n’étaient pas toujours signées, leur attribution reste incertaine, exception faite pour le Débat entre l’Eau et le Feu (Disput entre an dour hac an tan), et le Débat entre un cordonnier et un sabotier (Disput entre ur c’hereer hac ur botoer coat), dont les envois finaux contiennent le nom de l’auteur.

Je ne puis mieux terminer le récit de mon pèlerinage au pays de Yann-ar-Gwenn qu’en reproduisant ici la meilleure — qui est aussi la plus courte — de ces deux compositions. Elle n’est plus dans le commerce. Et c’est donc une rareté. Je l’ai trouvée dans le cahier des chansons imprimées à Lannion, chez mon père, et qui fut mon seul héritage, avec la vieille madone en granit qui décorait la niche extérieure de l’imprimerie paternelle et qui veille aujourd’hui sur ma maison de Trestraou.

Mar gallan gout ar feçon, e tenin da rima
Eun disput a neve flam, d’enem divertissa.
Savet entre ar c’hereer bac ar botoer coat
Pa vet erpg en eur boutail it daou pot dilicat.

O daou deus prometet e mige digante,
Goude formi eun disput excellant entrese,
Eun doucen vio fritet hac eun tam bara guen,
Hac eur banne da effa en fin ar ganaouen.

Mar be glebiet an anchen, ar bombard a zone,
A zilao gant parfeti eun darn a resono.
Vit ho lacat da zisput an eil oc’h e quile
Ha nen pas rima notra nemert ar virione.

AR BOTOER

« Er gouan ec’h intentan, eune ar botoer coat.
E me a zen da viscan treid an dud dilicat ;

Ha te, quereer infam, gant ta votou ler,
A zigac, ar c’hlenvejo hac eun nombr a vizer.

AR C’HEREER

« Eun tam eo estimet huelloc’h ma état
Evit nen deo da hini, pot ar botou coat.
Ma ranche beajerrien bale gant sorgello[41],
Et nent eun anter hirroc’h oc’h ober campagno.

AR BOTOER

« Evit prepari’in douar de lakat an trevat,
Eo eun drar necesser cavet eur botou coat ;
Ne voeler den o palat er parc gant botou ler.
Ha c’hoas e fell dit laret ne n’on qet necesser !

AR C’HEREER

« Goud a ran ev ar botou coat a gonserv ar yec’het
Hac a brepar an douar evit lacat an ed,
Evel ma c’her da redec er parc gant o vejo,
E scanvoc’h ar botou ler evit eur sorgello.

AR BOTOER

Pa deui an erc’h, hac ar scorn, hac ar gouan kallet,
E ranko ar c’hereer paca e vinaouet,
Ha me doucho an arc’hant partout er marc’hajo,
Ha te a sello ouzin ha digor da da c’heno.

AR C’HEREER

« Pa enuo ar mis meurs hac an nene amzer
Da visca an habijo brao hac ar boto ler,
Neuze na vo istimet netra ar boto coat :
Ur boto ler da vale a so traou dilicat.

AR BOTOER

« Alliés en ranqes mont da dy ar c’hivijer
Ha na pe nemet tri scoet pe eun tri scoet anter
Ha me laca assembles bete c’huec’h uguent scoet
Da brena ar c’hoat boto ar baysantet.

AR C’HEREER

« Goel a ze dit, ma mignon, pa tens cur bern arc’hant ;
An neb a deus nebeutoc’h a von honestamant.
Me a deb hic ha zouben, ma yod da greis-de :
Ordinal ec’h intentant on benet couls a te.

AR BOTOER

« Poent eo din finissa, rac an nos a dosta,
Hac an hostis a jeno pa na effomp netra,
Hac a roï din hon c’honje, coader ha q’ereer,
Da bartian deus he dy ha mont da gaet ar guer.

AR C’HEREER

« Ebars en hostaleri a vo rezonio.
Disput entre ar vignonet ha chass-bleo enecho;
Ar c’hoste créa c’hone ebars en peb affer :
Mar q’eres m’a vélo », eme ar c’hereer.

Goude leis cov e crogjont vel daou ghy animet
Ha stagao den emjannan evel tud malisset.
Q’en ha rangas an hostis q’emer e vas ribot,
Ha sq’ei voar zin discregui an fœçon no oant crog.

Goullennomp eur chopinet den om dispartia :
An hostis on servijo mar deuomp de bea;
Hac evomp pep a vemac’h e fin ar ganaoueun.
An oll a ranc caout boto pe vale dierc’hen.

An hini en eus rimet an disput dilicat
Savet entre eur c’hereer hac eur botoer coat,
En eus gret meur a hini, e hano Yann-ar-Guen.
Hac a veler ordinal en fin ar ganaouen.


TRADUCTION.

Si j’en puis trouver la manière, je rimerai volontiers, pour me divertir, un débat tout flambant neuf qui s’est élevé entre un cordonnier et un sabotier. La bouteille au poing, ce sont deux garçons fort délicats.

Tous deux m’ont promis, si je conduisais à bien leur débat, une douzaine d’œufs fricassés, un chanteau de pain blanc et un coup à boire à la fin de ma chanson.

La bombarde ne sonne que si l’anche est mouillée et elle sonne alors à la perfection. Pour former un débat entre l’un et l’autre, je n’ai qu’à laisser parler la vérité.

LE SABOTIER

« L’hiver, dit le sabotier, c’est à moi qu’il appartient d’habiller les pieds des gens délicats, tandis que toi, cordonnier infâme, avec tes souliers, tu ne leur apportes que des maladies et nombre de misères.

LE CORDONNIER

« Ma profession est estimée un peu plus haut que la tienne, homme des chaussures de bois ! S’il fallait que les voyageurs se servissent de tes sorgello, ils mettraient le double de temps à faire l’étape.

LE SABOTIER

« Pour disposer la terre à recevoir la semence, c’est une chose nécessaire d’avoir des sabots. On ne voit guère de gens bêcher avec des souliers. Et tu oses dire que je ne suis pas nécessaire !…

LE CORDONNIER

« Je sais que les sabots conservent la santé et qu’ils préparent la terre à recevoir le blé, tout de même que, si l’on passe la herse ( ?) sur un champ, les souliers sont plus légers pour courir que des sorgello.

LE SABOTIER

« Quand viendront la neige et la glace et le dur hiver, il faudra que l’alêne du cordonnier fasse trêve. (Pendant ce temps) moi je toucherai de l’argent partout dans les foires. Toi, tu me regarderas, la bouche ouverte.

LE CORDONNIER

« Quand le mois de mars arrivera et le renouveau et (que ce sera le temps) de revêtir de beaux habits et des chaussures de cuir, alors les sabots seront estimés moins que rien. Des chaussures de cuir pour se promener, voilà

le délicat !
LE SABOTIER

« Il te faut souvent aller chez le tanneur. Et tu n’as sur toi que trois écus et demi. Moi, d’un seul coup, je dépense jusqu’à cent vingt écus pour acheter le bois qui sert à fabriquer des sabots aux paysans.

LE CORDONNIER

« Tant mieux pour toi, mon ami, si tu as un tas d’argent ! Les gens qui en ont moins vivent quand même honnêtement. Je mange viande et soupe et ma bouteille à midi et je prétends vivre aussi bien que toi à mon ordinaire.

LE SABOTIER

« Il est temps d’en finir, car la nuit approche et notre hôte fera grise mine si nous ne consommons pas. Cordonnier et sabotier, il pourrait bien nous donner congé et nous mettre à la porte en nous priant d’aller (continuer notre discussion) chez nous.

LE CORDONNIER

« Il va y avoir du grabuge dans l’hôtellerie, dispute entre amis et peut-être crépage de cheveux. C’est le parti le plus fort qui l’emporte en chaque affaire. Si tu veux, allons-y », dit le cordonnier.

Et les voilà, le ventre plein, qui se jettent l’un sur l’autre, tels deux chiens furieux, et qui s’agrippent et se gourment comme des malfaiteurs, au point que l’aubergiste est obligé de s’armer d’un bâton à riboter et de cogner dessus pour leur faire lâcher prise, tant ils sont bien accrochés ! Demandons une chopine pour les départir. L’aubergiste nous servira volontiers, si nous le payons. Et buvons chacun un coup à la fin de la chanson. Il faut que tout le monde ait des chaussures, à moins de marcher pieds nus. Celui qui a rimé ce débat ingénieux, élevé entre un cordonnier et un sabotier, celui-là en a composé bien d’autres : son nom est Jean Le Guen. Et vous le voyez ordinairement à la fin de ses chansons.

Ceux de mes lecteurs qui connaissent le breton n’auront pu manquer d’être frappés par la verve abondante de ce petit poème renouvelé des jeux-partis du moyen-âge, qui n’étaient eux-mêmes que des façons d’amébées. La fin surtout en est magnifiquement bachique. Il semble qu’on voie les deux humeurs de piot rués l’un sur l’autre et s’enlaçant d’une telle étreinte qu’il faut à l’aubergiste, pour les séparer, s’armer du bâton à riboter… Voilà vraiment qui, malgré l’indigence de la langue, est supérieur aux productions habituelles de la muse populaire bretonne. Et que dites-vous de ce joli vers qui pourrait servir de devise, en Bretagne, à tant de rimeurs :

Mar be glebiet an anchen, ar bombard a zono…

« La bombarde ne sonne qu’autant que l’anche est humectée » ?

Ah ! comme, pour ce seul vers-là, Hédylos le Deipnosophiste, premier, au dire d’Athénée, des gosiers lyriques de son âge, l’archidiacre Gautier Map, renommé dans le sien pour sa soif inextinguible autant que pour son apertise de conteur, Olivier Basselin, le poète des Muids, et notre ami Gabriel Vicaire, leur digne émule et pieux continuateur, eussent chéri d’une dilection sans pareille, fêté et confirmé dans sa royauté bardique le bon « goliard » Yann-ar Gwenn ![42].



LAPRADE ET BRIZEUX

(D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE).




Un jeune écrivain, M. Jean-Pierre Barbier, qui prépare un travail sur les relations de Victor de Laprade et de Brizeux[43], a bien voulu me communiquer la correspondance — malheureusement fragmentaire et très peu nourrie du côté de Brizeux, — échangée entre les deux poètes de 1851 à 1856.

Cette correspondance, demeurée inédite jusqu’ici, est fort piquante par endroits, émouvante souvent, un peu sombre vers la fin et pourrait prêter à un curieux chapitre d’histoire littéraire. Il est regrettable que M. Dorchain n’en ait point eu communication au moment où il publiait son excellente édition des Œuvres de Brizeux : elle l’eût aidé à préciser certains traits de la physionomie morale du Virgile breton, comme l’appelait son émule et sœur en tristesse, Marceline Desbordes-Valmore.

En 1850, revenant d’Italie, Brizeux s’arrêta quelques jours à Lyon près de Victor de Laprade. Je crois bien que les deux poètes ne se connaissaient pas avant cette visite. Ils s’étaient écrits sans doute ; ils avaient échangé leurs vers ; ils se sentaient une certaine parenté d’âme. Les Lyonnais sont presque aussi mystiques que les Bretons, mais ces grands nébuleux ont un sens très fin des réalités et leur mysticisme est agissant et pratique. Brizeux fut enchanté de l’accueil de Laprade ; Laprade ne fut pas moins ravi de la « fête de cœur et d’imagination » que Brizeux lui avait donnée.

Ce sera un de mes plus chers souvenirs, lui écrivait-il le 6 avril 1851, de vous avoir eu à mon foyer, vous, le plus véritablement, le plus complètement poète de tous par l’âme, par le cœur, par la vie. Mon rêve perpétuel a été d’aimer ceux que j’admire. Dieu soit loué mille fois pour ce nom d’ami que vous me donnez !

Voilà leur intimité nouée. Brizeux, qui sait ou devine les vœux secrets de son nouvel ami, s’est tout de suite mis en campagne pour lui et a tenté de lui gagner Sainte-Beuve, — Sainte-Beuve que Laprade attaquera si violemment un jour dans sa fameuse satire des Muses d’État, mais qu’en attendant il cajole et dont un article le « charmerait ». Cet article ne venant pas et Sainte-Beuve même se montrant assez mal disposé pour l’auteur des Poèmes évangéliques, voire pour Brizeux, dont il avait prôné les premiers vers, mais dont il goûtait moins les suivants, le ton change d’une lettre à l’autre et Laprade, sérieusement, fulmine contre les « prévarications » de l’auteur des Lundis.

Il passera la moitié de sa vie à démentir la première ; il suffit maintenant que la poésie ne soit pas quelque part pour qu’il s’y plaise. Voilà qu’il prend au sérieux les creuses niaiseries de Pierre Dupont, des bêtises incendiaires par-dessus le marché ! Je pense qu’il veut se mettre en règle avec la République rouge et qu’il a écrit sous l’impression de la guillotine. Je ne sais pas où vous en êtes de votre négociation avec lui à mon sujet ; mais il me paraît doublement difficile qu’après avoir loué le mélange de clubs et de basse-cour qui s’appelle la muse populaire, il puisse parler d’une muse aussi peu populaire que la mienne ; il n’a plus de foi qu’au succès ; quelque jour il louera le grand style de Louis Blanc !

Si jamais apparut la vérité du mot d’Horace sur l’irritabilité particulière à la gent poétique, n’est-ce point ici ? Sainte-Beuve n’a pas encore parlé de Laprade et il a parlé sympathiquement de Pierre Dupont, — Lyonnais comme Laprade : double crime ! Qu’on le pende, qu’on l’empale, qu’on l’étripe et, en même temps que lui, cet infâme Buloz, à qui Brizeux a porté des vers de Laprade et qui les a refusés !

Cela n’empêche nullement Laprade, d’ailleurs, de renouveler ses tentatives près de la Revue des Deux Mondes et il n’a garde de dire à Brizeux : « Interrompez vos négociations avec Sainte-Beuve ». Le fait est que Brizeux, insensiblement, est devenu le chargé d’affaires en titre de son ami. Il voit pour lui les critiques, les directeurs de revue, les éditeurs, et jusqu’aux imprimeurs, sans parler des académiciens comme Vigny et Barbier. Les Bretons, qui s’entendent si mal à faire leurs propres affaires, s’entendent très bien à faire celles des autres. Brizeux, entre ces années 1851 et 1856, se multiplia vraiment pour Laprade. Et il est vrai que Laprade, qui venait d’épouser Mlle de Parieu, sœur d’un ancien ministre fort lié avec Fortoul, s’employait de son côté à faire augmenter la pension de Brizeux. Cette pension, servie par le ministère de l’Instruction Publique, était de 1.200 francs ; les efforts combinés de Laprade et de Barbier, appuyés d’une démarche personnelle de Lamartine près de Fortoul, la firent porter à 3.000 francs. Désormais, Brizeux, qui n’avait pas d’autre moyen d’existence, put manger deux fois par jour.

Le succès inespéré de Primel et Nola, « vendu en sept mois à 1.100 exemplaires », lui allait être un nouveau sujet de réconfort.

C’est un succès que je ne croyais plus possible, surtout pour un livre qui le mérite, lui écrit d’Aurillac, le 7 septembre 1852, Victor de Laprade. On aime donc encore la vraie poésie ! Ce succès doit bien vous encourager et compenser bien des tristesses. Je m’y associe de tout mon cœur, et votre lettre m’a rendu gai et heureux tout un jour, malgré mes rhumatismes. Cette joie est tout entière à cause de vous ; car je suis très loin de tirer un augure favorable pour mes Poèmes évangéliques. D’abord je n’en suis pas satisfait, et je n’ai pas besoin de vous dire combien je mets cela au-dessous de votre fraîche et savoureuse poésie ; de plus, ce n’est guère dans les conditions du succès : le monde littéraire m’appellera jésuite, le monde religieux me croira hérétique. J’aurai pour moi quelques douzaines d’amis et six cents exemplaires mettront bien sept ans au lieu de sept mois pour s’écouler. Mais je voudrais n’avoir que ce sujet de tristesse. Le succès et le bonheur de ma publication sera par-dessus tout de porter moi-même mon livre dans votre chambre et dans celle de quelques autres amis et d’en deviser en mangeant des huîtres, un autre de mes bonheurs de provincial à Paris. Et, à propos d’huîtres, croyez que j’avais religieusement gardé la consigne du fromage du Mont-d’or (sic). J’emploierai mon père, qui est un dilettante, à la recherche de l’idéal du genre. Je bouillonne d’impatience d’arriver à Paris…

La lettre, dans son négligé, est charmante, presque enjouée, avec de savoureux détails sur les préférences gastronomiques des deux correspondants, dont l’un raffolait des huîtres et l’autre du mont-dore : elle marque le point d’épanouissement de cette amitié poétique qui allait décliner et se faner si rapidement.

Que s’était-il donc passé entre les deux poètes ? Simplement ceci : que Brizeux, qui souhaitait d’entrer à l’Académie, qui avait même commencé ses visites, mais sans trouver le courage de poser officiellement sa candidature, avait eu vent que Laprade travaillait insidieusement à lui couper l’herbe sous le pied.

Nous n’avons pas la lettre de Brizeux qui devait être fort dure ; mais nous avons la réponse de Laprade. Elle est du 12 août 1856 et il semble bien qu’elle dégage la responsabilité de l’auteur des Symphonies. Quelque ambiguïté y subsiste cependant, du moins dans la seconde partie, qu’il convient de citer intégralement :

De tout ce qui a pu se passer à l’Académie, je suis aussi complètement innocent que des révolutions d’Espagne ou d’Italie. Je ne m’en suis absolument pas mêlé et je défie la personne qui vous a dit que vous deviez m’appréhender de prouver par un seul fait que ce mot peut s’interpréter autrement que dans ce sens : que l’Académie, tout à fait spontanément, inclinerait plus de mon côté que du vôtre. Que voulez-vous que je fasse à cela ? Je ne me suis jamais présenté ; je n’ai parlé de candidature que pour m’en défendre et rappeler vos titres en les appuyant. Faut-il, sans jamais m’être mis en avant, que j’écrive aux membres de l’Académie que je leur interdis de penser à moi pour un fauteuil ?

À la prochaine vacance, il est très probable que je ne me mettrai pas sur les rangs plus qu’à la dernière ; mais, s’il arrivait qu’un autre que vous dût être nommé dans le cas où je refuserais de me présenter, trouveriez-vous bon et avantageux à vous-même que je laisse passer un tiers à notre commun détriment, au lieu de profiter des chances que la nature des choses m’aurait ménagées ? Le cas peut se présenter ; aussi j’ai dû vous poser cette question. Jusqu’ici, j’ai agi, non pas seulement avec la plus scrupuleuse loyauté, mais avec un désintéressement complet. Il est difficile, impossible peut-être, de vous guérir du soupçon : cela m’est aujourd’hui prouvé. Néanmoins, je me suis promis une chose à moi-même et je vous l’énonce sans protestation aucune, parce que je n’ai pas la prétention de vous convaincre : je ne me présenterai pas à l’Académie à votre détriment ; je ne ferai pas le moindre acte de candidature, s’il ne m’est pas prouvé (de l’avis de gens auxquels vous et moi pourrions nous en rapporter) que je risque, en ne me présentant pas, de laisser nommer un tiers au lieu de nous deux.

L’éventualité envisagée dans ces dernières lignes se réalisa, comme on sait : candidat à l’Académie l’année suivante (1857), Laprade n’échouait que d’une voix et, plus heureux le 11 février 1858, il succédait à Musset par 17 voix contre 15 données à Jules Sandeau.

Brizeux, malade, rongé de dégoût plus encore que de phtisie, se traînait pendant ce temps de Marseille à Brest et de Brest à Montpellier. Quand il apprit l’élection de son ancien ami, il relut sa dernière lettre, s’arrêta à la phrase : « Il est difficile, impossible peut-être de vous guérir du soupçon », la souligna d’un large trait de crayon et, en renvoi, au bas de la page, écrivit : « Avais-je tort ? »



LA MAISON MORTUAIRE
D’ÉMILE SOUVESTRE



C’est à peine si, au cours des derniers événements, quelques journaux ont parlé de l’inauguration qui vient d’avoir lieu à Montmorency. Inauguration très simple, à vrai dire. Il ne s’agissait que d’une plaque commémorative posée sur la maison où est mort Émile Souvestre, le 5 juillet 1854, et dont un comité, présidé par M. Olivier de Gourcuff, a fait généreusement les frais.

Je n’assistais point à la cérémonie et, quoique Breton, n’y avais point été prié d’ailleurs. Je ne savais même point qu’elle dût avoir lieu et j’ignore donc encore, à cette heure, sur quel document s’est appuyé l’érudit M. de Gourcuff pour déterminer avec précision l’endroit de Montmorency où le catholique auteur des Derniers Bretons s’éteignit dans les bras d’un pasteur protestant. Une longue et minutieuse enquête récemment menée par Léon Durocher n’avait donné aucun résultat décisif. Un moment notre confrère avait cru tenir la piste. L’architecte J. Ponsin ne lui avait-il pas assuré que Souvestre était mort au no 22 de la rue Grétry ? La maison, qui fut bâtie en 1848, est habitée aujourd’hui par un mycologue, M. Boudier, membre correspondant de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine. Mais M. Boudier, qui n’est point de la première jeunesse pourtant, n’a aucun souvenir du prédécesseur qu’on veut lui donner. En outre, M. Jacques Bertillon tient de son père, médecin à Montmorency, qu’il vit un jour « entrer dans son jardin, sur un cheval couvert de sueur, une belle jeune fille, le visage baigné de larmes, ses cheveux inondant ses épaules ». C’était une des demoiselles Souvestre, dont le père « habitait Soisy » et qui venait le supplier d’accourir auprès de l’auteur des Derniers Bretons frappé d’apoplexie. Touché de cet accent et par le désordre pathétique de sa visiteuse, l’excellent praticien ne voulut même pas, à en croire M. Jacques Bertillon, « perdre le peu de temps nécessaire pour seller son propre cheval. Il était vigoureux et très alerte ; il sauta sur le cheval de Mlle Souvestre et la prit en croupe. Quand il arriva, le pauvre Souvestre était mort ».

Il était mort. Mais où était-il mort ? À Soisy, comme l’assure M. Bertillon ? À Montmorency, comme l’affirme M. Ponsin ? Mme Beau-Souvestre, consultée, ne put tout d’abord se prononcer.

« J’étais alors presque une enfant, écrivait-elle à Léon Durocher, et, quoique cette demeure (il s’agit de celle où est mort son père) soit associée dans ma pensée à des heures tragiques, le nom de la rue, le numéro de la maison sont bien effacés de ma mémoire, et je ne vois aucun moyen de reconstituer ce passé ».

Un peu plus tard, Mme Beau se montra plus affirmative. Ayant eu connaissance par notre confrère du récit de M. Jacques Bertillon, elle fit subir à ce récit un petit travail de mise au point qui semblait propre à tout concilier. Mme Beau était en effet cette même demoiselle Souvestre que le chef des travaux anthropométriques de la ville de Paris nous peint accourant chez son père, comme une héroïne de Feuillet ou de George Sand, « sur un cheval couvert de sueur, ses cheveux inondant ses épaules, etc. » Mme Beau ne conteste point le cheval, mais elle craint pourtant que l’anecdote, exacte dans son fonds, ne se soit « parée », chez M. Bertillon, d’un certain « romanesque ».

« Je puis dès maintenant, écrivait-elle à M. Durocher, le 31 août 1909, situer absolument la maison habitée par mon père rue Grétry, où nous avons passé deux saisons d’été en deux maisons différentes. Une première année, nous demeurâmes Maison des Bains (où habitait aussi, dans un pavillon en recul, Rachel) ; l’année suivante, un peu plus loin du centre de Montmorency et du même côté de la rue. Peut-être ces très faibles renseignements, mais très exacts, pourront-ils fixer votre religion. Il ne serait pas surprenant que la vieille masure, que M. Le Jean (un des auteurs de la Biographie Bretonne, qui avait fait visite à Souvestre quelques années auparavant et qui parle de cette visite dans sa notice) décore du titre de « joli cottage », ait été remplacée par une maison habitable ; il est certain qu’elle ne peut plus être debout et que le seul emplacement peut être recherché et déterminé ».

Plus heureux que Léon Durocher, M. de Gourcuff est-il parvenu à « déterminer » cet emplacement ? Nous aimerions fort le savoir. Comme on l’a déjà fait remarquer ci-dessus, le numéro 22 de la rue Grétry, où M. Ponsin et la tradition locale veulent que soit mort Souvestre, date de 1848, époque où la maison fut bâtie par un certain M. Court au lieu dit « Le Clos Divat ». Voilà qui ne s’accorde guère avec l’affirmation de Mme Beau-Souvestre, laquelle assure que la maison où est mort son père « ne peut plus être debout » et a dû être « remplacée » par une autre maison. Si M. de Gourcuff a découvert cette maison, tout va bien ; s’il ne l’a point fait, on est en droit de juger assez sévèrement sa tentative, qui n’allait à rien moins qu’à dépouiller M. Durocher des fruits d’une laborieuse enquête.



En retour et sur la nature même de l’hommage rendu à l’auteur des Derniers Bretons, je suis tout à fait à mon aise pour louer M. de Gourcuff et le féliciter de ses efforts. L’orateur qu’il avait choisi pour célébrer Souvestre n’a pu manquer de s’acquitter de cette tâche avec son talent habituel. C’était M. Camille Le Senne, l’inventeur du « feuilleton parlé » et l’un de nos critiques les plus avertis.

Je doute pourtant que M. Le Senne, très compétent pour disserter du Souvestre romancier et auteur dramatique, ait été aussi bien renseigné sur un troisième Souvestre moins répandu, moins accessible aux esprits parisiens et qu’on peut appeler le Souvestre traditionnaliste. Or, c’est ce Souvestre et point d’autre qui a quelque chance de survivre et qu’on peut tenir sans trop d’exagération pour un précurseur. De la masse incroyable de romans à tendance piétiste accumulée par ce Breton dévoyé, s’il surnage quelque chose, c’est uniquement les livres où il abdique le ton prédicant et se contente de décrire sa province. On ne lira plus — et de fait qui donc dès aujourd’hui les lit ? — Un Philosophe sous les toits, le Mémorial de la Famille, les Soirées de Meudon, Sous la Tonnelle, le Mendiant de Saint-Roch’, etc., etc. qu’on lira encore, au moins en Bretagne, le Foyer Breton, les Derniers Bretons, les Souvenirs d’un Bas-Breton. Excellents ouvrages qui suffisent amplement à la gloire de leur auteur ! Aussi bien ne sais-je pas d’écrivain chez qui le vieux mythe d’Antée trouve une application plus directe : chaque fois qu’il descendait de son évangélisme et touchait le granit natal, Souvestre recouvrait instantanément cette vigueur et cette saveur si remarquablement absentes du reste de son œuvre ; dès que la « vertu celtique » ne le soutenait plus, il redevenait le plus fade, le plus lymphatique, le plus mortellement ennuyeux de tous les écrivains de sa génération.

Qu’on ait fait en Suisse un succès à cet écrivain-là, je le veux bien et je le conçois parfaitement. Il n’est pas moins vrai que — littérairement parlant — le plus grave mécompte qui pouvait arriver à Souvestre était de déserter sa tradition et sa race. On n’a rien négligé autour de lui pour l’y aider et il me faut bien ajouter que le caractère même de l’auteur offrait une prise singulière à la passion zélatrice de ses nouveaux amis.

Que nous sommes loin de Renan et de l’heureux, du souriant tempérament trégorrois ! C’est un hasard qui a placé le berceau de Souvestre sur la rive droite du Queffleuc’h. Moralement et physiquement, l’homme est léonard de la tête aux pieds ; il a, de cette race austère et triste, le front carré et l’humeur puritaine. J’ai toujours été surpris que la Réforme ait fait si peu d’adeptes dans le Léon. Le clergé catholique, qui s’y est montré plus que partout ailleurs, au XVIe siècle, l’ennemi des danses et des chants, qui y a éteint toute inspiration profane, qui y a interdit les veillées, qui y a proscrit du costume féminin les galons et les colifichets, semblait préparer inconsciemment le terrain à quelque Wesley ou à quelque John Knox bas-breton. Celui-ci ne s’est pas présenté : le Léon est resté catholique, mais avec je ne sais quoi de roide et de sombre qui s’est encore aggravé chez Souvestre et qui le disposait à chercher dans une foi étrangère les satisfactions morales qu’il ne trouvait plus dans la sienne.

Entendons-nous. M. Marcel Guieyesse, dans une communication récente au Fureteur Breton, certifiait que Souvestre, tout en « évoluant un peu vers le milieu protestant, ne dut certainement pas y adhérer officiellement, ni définitivement », — ce qui n’empêche pas que ses enfants reçurent une « éducation protestante » et que lui-même fut enterré par le pasteur Paschoux.

L’adhésion tacite au protestantisme est donc patente, à défaut de l’adhésion écrite, et l’on n’a point ici à en faire un grief ou un mérite à Souvestre, qui fut, en tout état de cause, un homme d’une exceptionnelle moralité et d’une admirable dignité de vie. Nous concevons sans peine que les deux Coquerel aient été jaloux d’annexer à leur église une recrue de cette qualité. Le malheur est — et c’est le seul point de vue auquel nous avons voulu nous placer — que tout ce que la cause réformée gagnait chez Souvestre était perdu pour la Bretagne et pour Souvestre lui-même, qui n’était plus dans les dispositions requises pour comprendre ses compatriotes. Le malentendu ne fit que s’aggraver avec l’âge. Après plus d’un demi-siècle, il n’est point complètement dissipé. À Morlaix, sa ville natale, Souvestre n’a ni une statue ni un buste. C’est tenir un peu trop rigueur, vraiment, à un homme dont il est permis aux catholiques de regretter la défection et qui en porta tout le premier la peine, mais dont on ne saurait contester ni l’élévation ni la sincérité et qui, quand il n’eût écrit que les Derniers Bretons, vaudrait bien qu’on l’honorât autrement que par une plaque commémorative et ailleurs qu’à Montmorency.






AU VAL DE L’ARGUENON.
(Armand de Chateaubriand — Hippolyte
de La Morvonnais — Maurice de Guérin)



Aux touristes qui, pendant la « saison », s’arrêtent devant l’élégante conciergerie et les beaux ombrages du manoir du Val, sur la rive droite de l’Arguenon, le guide explique, comme on récite une leçon : « C’est ici que vécut Hippolyte de la Morvonnais, né à Saint-Malo en 1802, mort en 1854 au Bas-Champ, près Pleudihen. Il est l’auteur des Élégies et de la Thébaïde des Grèves ».

Comme le nom de La Morvonnais n’a pas franchi le cercle d’un petit groupe de lettrés et d’amis et que les nouvelles générations n’ont guère le loisir de rechercher par où ce délicat aède se distingue de la postérité chlorotique et larmoyante du poète des Méditations[44], il est rare que les touristes éprouvent le désir de pousser plus loin. Peut-être leur curiosité s’éveillerait-elle si le guide ajoutait :

« Avant La Morvonnais, c’est ici que vécut Armand de Chateaubriand, le courrier des Princes, et c’est encore ici que Maurice de Guérin s’ouvrit à la vie universelle, écrivit les plus belles pages du Cahier Vert et conçut le Centauro ».

Les murs anonymes ne sont que des murs : ils s’animent, ils s’éclairent dès que l’histoire ou la poésie les touche. Comme ces nues qui s’empourprent après que le soleil est descendu sur l’horizon, ils gardent sur eux l’ardent reflet du passé. Nos yeux les interrogent avidement ; nos oreilles leur prêtent un langage. Ce ne sont plus des pierres mortes : ce sont des témoins qui survivent aux acteurs évanouis…

Ici pourtant une déception nous guette : le manoir du Val, habité par un descendant de La Morvonnais, M. de la Blanchardière, et composé d’un corps principal, d’une aile avec voûte servant de passage dans l’arrière-cour et d’un pavillon à toiture triangulaire, est un monument assez banal de la fin du XVIIIe siècle. Sis dans la commune de Saint-Potan (Côtes-du-Nord), le château primitif, dont il subsiste quelques vestiges, s’élevait à une centaine de mètres de la construction actuelle et portait le nom de Vau-Balucon ou Balisson, emprunté à la famille qui l’avait fait bâtir et qui est une des plus anciennes de Bretagne.

Par parenthèse, c’est un des membres de cette famille, Geoffroy du Plessis-Balisson, protonotaire apostolique, qui, à Paris, en 1322, fonda le collège du Plessis, presque en même temps qu’un autre Breton, Guillaume de Coetmoan, y fondait le collège de Tréguier : la Sorbonne devait s’annexer l’un ; François Ier devait faire du second le Collège de France.

On ne sait trop comment le domaine passa aux Gouyon et si ce fut par mariage ou par acquêt. Amaury de Gouyon, puis son fils Charles entreprirent de rebâtir le château et substituèrent à la revêche construction féodale un manoir plus conforme au goût raffiné de leur époque (1582). Henri de Condé y trouva un asile en 1585 ; les Anglais le brûlèrent en 1758 et n’en laissèrent debout que l’aile ouest. Il appartenait alors aux Hallay de Montmoron qui le transmirent aux Boisgelin, qui le vendirent à « haut et puissant Pierre-Anne-Marie de Chateaubriand, chevalier, vicomte du Plessix », le 15 octobre 1777, pour le prix de 98.000 livres en principal[45]. Deux ans plus tard, « le manoir du Val était entièrement réédifié, dit M. Herpin, et Pierre de Chateaubriand venait l’habiter avec sa famille »[46].

Il y demeura jusqu’à son incarcération dans les geôles de la République, où les privations, un régime barbare, vinrent promptement à bout de sa santé et de celle de Madame de Chateaubriand. Son fils aîné était mort ; le cadet Armand, un matin de 1792, avait décroché son fusil de chasse, sifflé ses chiens et sauté dans la lande : depuis on ne l’avait pas revu. Du Val et de ses dépendances, mis sous séquestre et pillés entre temps par la soldatesque malouine, le directoire du district fit quatre lots : deux qu’il s’adjugea comme parts d’émigrés, deux qu’il laissa aux filles de Pierre de Chateaubriand, Marie et Emilie, restées en France. Le manoir se trouvait dans ces derniers lots, mais il n’était plus qu’une ruine et la fortune réunie des deux sœurs n’aurait pu suffire à réparer ses brèches. Un acquéreur se présenta : Michel Morvonnais, ancien jurisconsulte à St-Malo, qui offrit du domaine la somme de 49.762 francs, dont il paya moitié comptant le 26 prairial an IX, le solde un an après, jour pour jour. Il jouissait en paix de son acquisition quand, par une nuit sombre de l’hiver 1808, deux hommes frappèrent à sa porte : l’un était M. de Boisé-Lucas, l’autre Armand de Chateaubriand, traqué par la police impériale, qui avait éventé sa présence sur le continent. L’héroïque courrier des Princes, « l’ami des vagues », comme l’appelle M. Herpin, menait, sous le nom obscur de Terrier, l’existence la plus rude, la plus aventureuse qu’on puisse imaginer : sans cesse ballotté entre l’Arguenon et Jersey, il s’exposait sur de frêles planches aux tempêtes et aux balles des garde-côtes pour porter en France la correspondance de Louis XVIII et du comte d’Artois. À la vue de ce revenant, Morvonnais faillit tomber en syncope. Il n’eut que le temps de murmurer ;

— Partez ! Pour rien au monde je ne vous recevrai ici !

— Du moins, gardez-moi le secret, dit Armand, qui s’attendait à un autre accueil dans la maison de son enfance.

Morvonnais avait déjà refermé la porte : le proscrit s’en alla vers sa destinée. On sait le reste, son arrestation, sa mise en jugement, son exécution sur le boulevard de Grenelle, et les lignes vengeresses de René dans les Mémoires d’Outre-Tombe :

« Le jour de l’exécution, je voulus accompagner mon camarade vers son dernier champ de bataille. Je ne trouvai pas de voiture. Je courus à pied à la plaine de Grenelle. J’arrivai tout en sueur, une seconde trop tard : Armand était fusillé contre le mur d’enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle… Lorsque je me promène sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m’arrête à regarder l’empreinte du tir encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n’avaient pas laissé d’autres traces, on ne parlerait plus de lui ».

Au Val de l’Arguenon, tout nous parle encore d’Armand, sauf le manoir lui-même. La nature est plus constante que les hommes : voici la grève des Quatre-Vaux, où il s’embarqua pour sa dernière chevauchée marine ; les souterrains du Guildo, où il demeura caché trois semaines ; le vieux colombier des moines de Saint-Jacut, d’où il guetta pendant tant de nuits la goélette jersyaise qui ne vint jamais ; la Vallée-aux-Chênes où il pleura les seules larmes que le regret du sol natal plus que l’appréhension de la mort arracha à ce grand cœur… Et, par une rencontre étrange, ce sont les mêmes lieux, générateurs d’héroïsme, qui vont tout à l’heure éveiller à la conscience de l’obscure vie élémentaire l’âme assoupie d’un hôte de passage plus heureux qu’Armand et accueilli en frère au foyer du fils de l’acquéreur du Val.

Il n’est pas contestable, en effet, après les documents produits par M. Abel Lefranc dans son beau livre sur Guérin[47], que celui-ci ait dû à la mer bretonne la révélation de son génie et la conscience de cette vie universelle dont il n’avait jusqu’alors que le confus pressentiment. À plus juste titre peut-être que René, bercé sur le même rivage, nourri des mêmes spectacles, il aurait pu dire que la mer a formé le fond du tableau dans presque toutes les scènes essentielles de son œuvre. Mais, cette mer, comme il la voit et la sent et l’interprète d’une autre âme que René ! Si Guérin arriva en romantique au Val de l’Arguenon, il y laissa sa défroque et en partit un autre homme. C’est à quoi l’on n’a pas assez pris garde. La mer bretonne fut pour lui une éducatrice latine. Il l’aima, non pour ses colères et son écume, pour sa stérilité et sa tristesse comme René, mais pour sa majesté, sa fécondité, son eurythmie, la puissance d’organisation qu’il devinait en elle. Il ne se frappa point la poitrine devant elle, comme un Michelet sur la falaise du Raz ; il n’essaya pas de mesurer sa petitesse à son infini, comme un Hugo sur le rocher de Guernesey. Et, à vrai dire, ces idées de néant, d’infini, propres aux races occidentales, lui sont totalement étrangères. Loin qu’il éprouve devant la mer cette oppression, cette détresse, sous lesquelles nous les voyons qui ploient, il s’exalte, il se dilate, il aspire à se fondre en elle ; le « divin » océan, c’est aussi pour lui le « bon » océan, la force mâle, ordonnée, créatrice, source de toute énergie, le sang riche et harmonieux qui bat dans les artères du monde. Son flux et son reflux de six heures, cette montée et cette descente régulières du flot, quelle image mieux faite pour évoquer la respiration du grand être universel !…

Mais il faut ajouter que, nulle part mieux que sur les rives de l’Arguenon, Guérin n’aurait pu saisir le rythme de cette respiration. La mer bretonne, qui gonfle et abaisse deux fois le jour son sein, découvre ici, dans ses retraits, d’immenses étendues sablonneuses et recule jusqu’aux limites de l’horizon : ses retours n’en sont pas dérangés et rien n’égale la vigueur et l’élan dont, aux marées d’équinoxe, son jet puissant pénètre jusqu’au cœur du pays. M. Lefranc note avec raison l’équilibre surprenant qui s’établit pour la première fois dans l’âme tourmentée de Maurice presque à son arrivée au Val et il en fait honneur surtout à l’heureuse influence d’Hippolyte et de sa femme : autant qu’à l’amitié, cet équilibre ne fut-il pas dû au spectacle de la mer bretonne et à l’espèce de vertu organisatrice que Guérin lui attribuait ?

« Là se sont tus durant quelques heures, écrit-il, tous ces bruits intérieurs qui ne se sont jamais bien calmés depuis que la première tempête s’est élevée dans mon sein. Là, toutes les mélancolies douces et célestes sont entrées en troupe dans mon âme avec les accords de l’Océan, et mon âme a erré comme dans un paradis de rêveries. »

Un paradis ! Que nous sommes loin de la géhenne marine des romantiques, de la mer aux « lugubres histoires » du vieil Hugo !… Pour visiter cette baie admirable de l’Arguenon, le meilleur guide est encore Guérin. La plaie du « balnéisme » a épargné le paysage : rares sont les villas rococo qui troublent ses lignes simples et graves. La grande route de Dinard à Saint-Cast franchit bien maintenant l’Arguenon sur un viaduc en fer de cinq travées. Ce viaduc, postérieur au séjour de Guérin, n’a qu’une excuse, c’est qu’il fait belvédère et qu’on peut capter de là toute la baie : la mer et les îles au fond ; à gauche, la tour croulante du Guildo, drapée de lierre comme un hidalgo dans sa cape ; à droite, sur la grève, le chaotique amas des Pierres-Sonnantes, blocs d’amphibole qui rendent sous le pied un tintement argentin ; plus loin l’entrée, à demi masquée par les lianes, de cette Grotte-de-la-Fée décrite dans le Cahier Vert et qui fut l’original de la grotte du Centaure ; sur la hauteur enfin, émergeant des taillis, le manoir du Val, dont les allées, le « petit bois », les bosquets de roses se souviennent peut-être du romantique visiteur qu’ils accueillirent dans l’hiver de 1833 et qui emporta de chez eux la vision d’un univers rajeuni aux sources vierges de la Nature bretonne.






LES DEUX VILLIERS.



Saint-Brieuc vient de fêter la mémoire d’un écrivain qui, en son vivant, la laissait totalement indifférente et qu’elle revendique aujourd’hui avec fracas : Villiers de l’Isle-Adam. Entre une ode de Théodore Botrel et une cantate de M. Colin, des bouches aussi éloquentes que radicales ont célébré ce parfait réactionnaire.

Il y a toujours eu de l’ironie dans la vie de Villiers de l’Isle-Adam et il convenait qu’il y en eût jusque dans sa glorification posthume. C’est une ville charmante que Saint-Brieuc, en dépit de son sobriquet. Pourquoi l’a-t-on surnommée Saint-Brieuc-les-Choux et non, par exemple, Saint-Brieuc-les-Bains ou les Caleçons ?[48] Sans doute la plage est loin de la ville. Celle-ci est bâtie sur une éminence granitique dominant l’abrupte vallée du Gouet. Mais, de ce grand balcon de cent mètres de haut, l’œil enveloppe un admirable horizon de mer, les falaises lointaines de Paimpol, le rude Fréhel et cette tour prochaine de Cesson, vieux burg démantelé, mais toujours solide, qui signale aux navires l’entrée du port et dont le nom ressemble à un impératif. C’en est un. Vous savez qu’en Bretagne la Vierge, certains jours, vient rendre visite à ses féaux. Au cours d’une de ces tournées mystérieuses, où l’accompagnaient saint Jean et saint Symphorien, Marie s’arrêta au pied de la falaise à un endroit qu’on appelle encore le Pas de la Vierge, puis reprit sa montée et, un peu lasse en arrivant au sommet, tentée peut-être aussi par le charme du paysage, elle dit :

« Assez cheminé, cessons ! »

Et l’écho répéta : « Cessons ! » L’s tomba dans la suite, avec un pan de la tour sans doute, mais la légende est restée.

Il y a d’autres monuments d’ailleurs à Saint-Brieuc : la cathédrale d’abord, qui date en partie du XIIIe siècle, et l’hôtel de la préfecture, qui emprunte quelque grâce d’une ancienne prébende du Saint-Esprit qu’on y a enclavée, surtout de son beau parc de plusieurs hectares où les Briochins, en 1896, donnèrent à un prédécesseur de M. Millerand le régal nocturne d’une « dérobée » aux flambeaux, sorte de bourrée ou mieux de farandole armoricaine. Dans les rues même de Saint-Brieuc on trouve plusieurs maisons de haut style, comme le Pavillon de Bellecize, l’hôtel Quiquengrogne (ancien palais épiscopal), l’hôtel Le Ribault, l’hôtel de Rohan et l’hôtel des Ducs de Bretagne, où descendirent Jacques II à son retour d’Écosse, le grand-duc et la grande-duchesse de Russie en 1782, et qui n’est plus aujourd’hui qu’une auberge de rouliers.

Grandeur et décadence ! Précisément c’est dans une de ces antiques « demeurances », qui regardait par son unique tour le port du Légué et la baie, que naquit Villiers de l’Isle-Adam. Je ne sais si elle existe encore. Saint-Brieuc s’est beaucoup rajeunie en ces dernières années et la maison natale de Villiers n’avait rien d’un palais. Plus que de ses hypothétiques aïeux de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, peut-être conviendrait-il, à cette occasion, d’évoquer la mémoire de l’ascendant direct du romancier des Contes cruels et de Tribulat Bonhomet, cet étonnant Joseph Villiers de l’Isle-Adam, une des figures les plus originales de l’ancien Saint-Brieuc, hanté à ce point par la manie des trésors cachés qu’il avait fait de leur recherche une véritable profession.

M. du Pontavice nous a décrit ce bonhomme maigre, aux pommettes saillantes, au nez busqué, aux yeux vifs et ronds, et qui dansaient comme des feux follets sous des sourcils ravagés. Tout Saint-Brieuc le connaissait. Persuadé, sur la foi d’on ne sait quelle légende, que le relèvement de sa famille tenait à l’existence d’un trésor caché dans les décombres d’un des innombrables châteaux qu’elle possédait autrefois ou croyait avoir possédés, il avait commencé par exécuter des fouilles pour son propre compte en différents endroits du pays. Ses échecs successifs et la diminution de son patrimoine ne le découragèrent pas et, voyant dans l’idée qui l’avait conduit le germe d’une entreprise à généraliser, il s’établit à Saint-Brieuc découvreur de trésors pour le compte d’autrui. Héraldiste de premier ordre, possédant sur le bout du doigt son armoriai breton, le vieux Villiers lança des circulaires de tous les côtés, tant sur les familles que la Révolution avait dépouillées et qui pouvaient espérer rentrer ainsi dans une partie de leurs biens que sur les familles encore en possession de leur patrimoine et qu’il alléchait par l’espoir d’un accroissement de fortune.

Il ne paraît point qu’aucune d’elles ait répondu aux invites du tentateur. Le vieux Villiers était sans doute de bonne foi : l’illuminisme celtique n’en est plus à compter ses victimes. Un érudit breton, M. Théophile Janvrais, dernièrement, voulut tirer au clair cette légende de l’opulence ancienne des Villiers.

« Il était de tradition dans la famille Villiers, dit-il, que celle-ci avait été dépossédée par la Révolution d’une fortune considérable. Il n’est donc pas surprenant que, par la suite, les biographes du grand écrivain, impressionnés par les récits captieux qu’enfantait sa féconde imagination, aient pu attribuer, comme propriétés authentiques, différents manoirs bretons à Villiers de l’Isle-Adam et à ses ancêtres ».

En fait, M. Janvrais l’a démontré, pièces en mains, tous ces manoirs se réduisaient à un. Et quel manoir ! Une minable bâtisse paysanne, longue, laide, grise, à laquelle le cintre de sa porte et les meneaux d’une demi-douzaine de fenêtres Renaissance s’essaient vainement à donner quelque grâce. Il est vrai que Penanhoas — c’est le nom du manoir — est aujourd’hui tombé en roture ; un fermier y habite ; la chapelle a été rasée ; une aile du corps de logis est détruite. Mais, avec la meilleure volonté du monde et quand on aurait l’imagination de Villiers lui-même, il serait difficile de prêter un air seigneurial à cette gentilhommière mesquine, bonne tout au plus pour abriter un petit « faisant valoir ».

Il faut en faire notre deuil : toute la richesse des Villiers de l’Isle-Adam était dans leur cerveau ; c’est là que gitait leur vraie fortune, et non dans les souterrains et les pans de mur où le père de l’auteur des Contes cruels s’obstinait à la chercher. Le peu d’argent qui lui restait se consuma dans ces entreprises extravagantes. Les décombres féodaux que fouillait le pic de cet halluciné ne lui livrèrent que des nids de chouettes et d’orfraies ; les souterrains ne se révélèrent abondants qu’en vipères.

Mais la folie du vieux Villiers se transmit à son fils qui demeura toute sa vie en proie à l’obsession de l’or, — l’or des chevaliers de Rhodes mystérieusement enfoui, par le dernier grand-maître, dans un de ses trente-six châteaux de Bretagne. Axel, le Vieux de la Montagne, ne sont que l’adaptation dramatique du rêve paternel. Et c’est ce rêve encore que Villiers mettait en action quand il se portait candidat au trône de Grèce. Les journaux du temps prirent sa candidature pour une mystification. Ils étaient loin de compte : jamais Villiers n’avait été plus sérieux. Personne ne lui aurait ôté de la tête que, sans la jalousie inexplicable de Napoléon III, qui l’avait attiré aux Tuileries avec l’intention bien arrêtée de le faire étrangler par les sbires du duc de Rassano — tentative qu’il déjoua par une prompte retraite —, cette candidature eût obtenu l’assentiment des grandes puissances européennes. Vieilli, malade, sans ressources, ce demi-génie, sur son grabat de Montmartre, continuait de caresser sa chimère. Dans son agonie il jonglait avec les millions ; il croyait avoir mis la main sur le trésor de l’Ordre…

Pauvre Villiers ! M. Janvrais nous apprend ce qu’il faut penser de ces divagations : tout l’apanage de la branche bretonne des l’Isle-Adam consistait en un castel branlant, sis au pays de Lopérec, dans la plus pauvre partie de la Cornouaille finistérienne ; encore lui était-il échu par alliance. Et cette révélation, il faut bien le dire, ne nous diminue pas Villiers. Elle nous le rendrait plutôt sympathique. Espérer contre tout espoir, croire contre toute raison, élever jusqu’au bout la protestation du rêve contre les platitudes ou les injustices de la réalité, quel magnifique programme de vie pour un poète, un gentilhomme et un Breton !





ROSMAPHAMON[49]


« Rosmapamon, cet assemblage de syllabes qui a quelque chose d’un peu féerique… »
(Maurice Donnay.)


Rosmaphamon, la chère et glorieuse maison d’été qui abrita la vieillesse de Renan et dont sa famille était restée locataire, et, avec Rosmaphamon, le pavillon voisin, la ferme, le « salon des Écureuils », le magnifique bois de châtaigniers, la blanche hêtraie aux troncs droits et lisses comme des fûts de colonnes doriques, tout ce ravissant domaine, dédié aux muses de l’Hellade par un nourrisson des fées bretonnes, va être morcelé, dispersé au vent des vacations publiques : les efforts tentés par la fille du grand écrivain pour en éviter l’aliénation n’ont pu aboutir, et des camions ont emporté hier, vers un toit plus hospitalier, le mobilier de l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Rosmaphamon survivra sans doute, en tant qu’immeuble. Mais Rosmaphamon sans Renan sera-t-il encore Rosmaphamon ?

J’ai voulu voir au moins, une dernière fois, avant qu’elle n’ait changé d’hôtes et perdu la physionomie que la piété filiale de Madame Noémi Renan lui avait conservée, cette maison naguère si accueillante, où passèrent tant de visiteurs illustres et qui ne rebutait pas des pèlerins moins fortunés. Le vendredi est le « jour des pauvres » en Bretagne et chaque semaine, ce jour-là, leur procession loqueteuse emplissait l’avenue de Rosmaphamon : les aumônes qu’ils recevaient de la main du maître ou de sa femme, ils les payaient en patenôtres.

— C’est encore moi qui gagne à l’échange, expliquait Renan avec bonhomie, et je reçois de ces pauvres gens infiniment plus que je ne leur donne.



Où sentirait-on mieux qu’ici, d’ailleurs, l’espèce de vertu pacifiante que la mort peut dégager du conflit des idées ? Cette maison de Renan, c’est aussi la maison de ses deux petits-fils, Ernest et Michel Psichari, les deux héros chrétiens tombés à Rossignol et en Champagne. Je les y ai vus, enfants, autour de leur grand-père dont ils étaient l’orgueil. Je retrouve leur image auprès de la sienne, dans le salon du rez-de-chaussée, tendu de la même andrinople écarlate, décoré des mêmes toiles des frères Scheffer, où l’illustre philosophe me reçut un jour avec Maurice Barrès que je lui présentais… La visite dura bien dix minutes qui devinrent les fameux Huit jours chez M. Renan[50], dont le bruit fut si vif et qui fâchèrent un peu — bien à tort — le grand vieillard dérangé de ses songeries crépusculaires par la turbulence de nos vingt ans.

Il avait loué cette maison une ou deux années auparavant, après les fêtes de Tréguier qui l’avaient rassuré sur les dispositions de ses compatriotes à son égard. Le besoin de revenir au pays natal, quand les premières ombres commencent à descendre sur nos têtes, n’a peut-être d’égal que notre empressement à le quitter quand nous sommes à l’aube de la vie, et l’on ne cite guère que Léopardi qui ait gardé jusqu’au bout l’horreur de la maison où il était né et dont il s’était évadé comme d’une prison. Renan, resté Breton dans l’âme et qui souffrait d’être devenu un étranger, presque un ennemi, dans le pays qui avait gardé toute sa tendresse, fut ravi à l’idée d’y passer désormais ses « vacances ». Des amis s’employèrent à lui chercher l’« ermitage » qu’il souhaitait, « ni trop loin, ni trop près de la mer », et crurent l’avoir découvert dans la banlieue de Lannion, à la Haute-Folie. Mais cette Haute-Folie, au carrefour de deux routes fréquentées[51], manquait de recueillement, et Renan lui préféra Rosmaphamon qui, à mi-chemin de Perros et de Louannec, dans une anse solitaire de la côte trégorroise, s’enveloppe d’ombre et de silence.

L’habitation elle-même, de forme rectangulaire, n’avait rien de princier : c’est une de ces maisons des champs construite par la bourgeoisie du second Empire sur l’emplacement et peut-être avec les débris d’un ancien manoir[52] ; elle ne comporte qu’un étage et des mansardes, mais ses quatre portes-fenêtres, dont les cintres de pierre blanche tranchent sur le crépi jaunâtre de la façade, ouvrent de plain-pied, au rez-de-chaussée, sur une terrasse d’où l’on voit scintiller la mer à travers le feuillage. Par les temps clairs. Tomé (en breton, Tavéac, la « silencieuse »), que Renan comparaît à un léviathan marin, soulève à l’horizon sa rugueuse échine de granit. Un jardin potager occupe les derrières de la maison. Et, tout de suite après, le long d’un ruisseau qui prend sa source à Barac’h et que la route de Louannec franchit au hameau de Truzuguel, s’étend à perte de vue le royaume enchanté des futaies, la Brocéliande adoptive de ce nouveau Merlin.



— Oui, nous disait Madame Noémi Renan, que nous trouvâmes occupée aux mélancoliques apprêts de son déménagement et qui voulut bien les interrompre un moment pour nous guider dans notre pèlerinage, ce sont ces bois surtout qui séduisirent mon père. Il aimait y rêver : « les meilleures pensées, disait-il, viennent en rêvant ». Et, pour avoir constamment leurs beaux feuillages sous les yeux, il voulut installer sa chambre, qui était aussi son cabinet de travail, dans une pièce de derrière qui donnait sur eux et où je vais vous conduire.

Je la connais bien, cette pièce : Renan m’y reçut autrefois et je pourrais la décrire les yeux fermés. Elle n’a pas changé : voici l’alcôve, avec sa portière de cretonne à fleurs ; la commode Louis-Philippe ; la table de travail, si simple, que le maître portait près de la fenêtre et devant laquelle je le trouvais assis, les mains croisées sur son ventre débonnaire, dans un vieux fauteuil Louis XIII en tapisserie reprisée. La même aquarelle de Scheffer — une cascade anonyme dans un paysage de fantaisie — se balance au-dessus de la cheminée ; le papier de la pièce, à fond vert jaune, est seulement un peu plus fané. Aucun luxe céans : à peine le nécessaire. Renan était bien de sa race, la plus indifférente qui soit à un certain ordre de contingences et, en vérité, il ne manque que lui ici — et Madame Cornélie Renan, à qui était réservé cet autre fauteuil en moleskine noire, rangé contre la cloison. Madame Renan dont la chambre, située sur le devant, communiquait avec celle de son mari.

L’émotion fait trembler légèrement la voix de notre hôtesse en nous montrant ce modeste intérieur si chargé pour elle de souvenirs.

— C’est ici, nous dit-elle, que mon père m’a dit ses plus belles paroles.



Quelles étaient ces paroles ? Celles qui avaient trait à la vérité, toujours triste, et qu’il faut chercher quand même, ou celles qui, pour ennoblir la vie, conseillent de donner à chaque acte sa signification mystique ? Nous n’osons pas le lui demander. Mais il en est d’autres, qu’elle se rappelle, et dont l’écho ne retentit pas moins profondément dans cette âme si tragiquement partagée entre sa piété filiale et sa tendresse maternelle. Car c’est la destinée étrange de cette demeure illustre que les mêmes murs devaient entendre tour à tour, et de bouches pareillement sincères, la voix captieuse du doute et l’accent souverain de l’affirmation chrétienne. La messe que Renan n’avait pas dite, l’aîné de ses petits-fils voulait la dire pour lui, et il l’annonça ici même à sa mère : une balle, avant qu’il eût mis son projet à exécution, le coucha sur sa pièce, à l’entrée du village belge qu’il défendait pour protéger la retraite de ses hommes.

Celle qui concilie peut-être en elle les deux thèses, mais qui garde son secret[53], nous dit sa tristesse de quitter une maison qui recélait de si chers fantômes.

— Il y a trente-cinq ans que nous étions ici. Nous avons tout fait pour y rester : n’y pensons plus ! Ma fille Euphrosine, qui est mariée au Dr Revault d’Allonnes et mère de quatre enfants, a fait l’acquisition d’une villa dans la vallée de Trestraou ; j’ai acquis moi-même une maison plus simple, pour ma seconde fille Corrie et pour moi, sur la corniche de Trestignel. Et nous avons baptisé l’une le Jaudy et l’autre le Guindy, du nom des deux rivières qui mêlent leurs eaux à Tréguier.

Ainsi Andromaque, chassée de Troie, donnait au ruisseau qui coulait près de sa nouvelle demeure le nom du Simoïs.



TRISTAN CORBIÈRE[54]



Le 1er mars 1875, dans la trentième année de son âge, s’éteignait à Morlaix un pauvre être falot, rongé de phtisie, perclus de rhumatismes et si long et si maigre et si jaune que les marins bretons, ses amis, l’avaient baptisé an Anhou (le Spectre).

Il portait à l’état civil le nom prédestiné de Corbière : une « Corbière », c’est, dans la langue maritime, le liseré de côtes sur lequel s’exerce la surveillance des douaniers et qui est hanté par la contrebande et la quête des épaves. Poète, il garda le nom, mais remplaça ses prénoms (Edouard-Joachim) par celui de Tristan, peut-être en souvenir de ce Tristan de Léonois qui fut la première et la plus illustre victime des fatalités de la passion, peut-être pour obéir à la mode romantique des prénoms moyenâgeux, peut-être pour se moquer de lui-même et de sa figure d’enterrement, peut-être pour toutes ces raisons à la fois. Et, par bravade ou sympathie, il donna le même nom à son chien, le plus crotté des barbets d’Armorique. Ils n’allaient jamais l’un sans l’autre. On n’a pas encore oublié les deux Tristan à Roscoff, où se déroulèrent, de 1866 à 1872, les plus palpitants chapitres de leur carrière accidentée. La famille Corbière possédait dans ce « trou de flibustiers », près de l’église italienne de Notre-Dame de Croaz-Batz, une vieille maison du seizième siècle qu’elle avait aménagée en villa pour ses résidences d’été ; son arrivée mettait régulièrement en fuite les deux fantoches qui, plutôt que de se plier à la régularité d’une existence bourgeoise, préféraient s’accommoder d’un simple hamac chez un pêcheur du voisinage. En automne seulement, au départ de ses hôtes, ils réintégraient la villa familiale. Tristan Corbière prenait possession du salon et y remisait son canot dont il faisait son lit ; Tristan, le chien, couchait à l’avant, dans une manne à poissons !

Ces excentricités — et d’autres moins innocentes — valurent rapidement à leur auteur une manière de célébrité locale, d’assez mauvais aloi d’ailleurs. Transportées à Paris, elles n’intéressèrent que quelques artistes, amis du pittoresque, et quand Tristan Corbière, dans les derniers mois de 1873, s’avisa de publier chez les frères Glady son premier et unique recueil de vers, les Amours jaunes, le livre, malgré le tire-l’œil du titre, passa totalement inaperçu. Corbière mourut peu après ; les Glady déposèrent leur bilan et tout parut consommé : le soleil des morts fut seul à se pencher, pendant huit longues années, sur cette ombre douloureuse et grimaçante comme les gargouilles de nos cathédrales. Il est fort possible en effet, et j’en croirais volontiers M. Luce, et M. Paterne Berrichon, qu’un exemplaire des Amours jaunes, découvert sur les quais par le dessinateur-poète Parisel, ait été communiqué d’assez bonne heure aux « Vivants », le cénacle poétique fondé en 1875 par Jean Richepin, Raoul Ponchon et Maurice Bouchor. Mais il faut donc que les membres du cénacle aient gardé jalousement pour eux cette révélation, car il n’en transpira rien dans le public jusqu’en 1883. C’est seulement à la fin de cette année-là que Pol Kalig, pseudonyme du docteur Chenantais, cousin et ami de Corbière, parla des Amours Jaunes à Léo Trézenic, lequel dirigeait, avec Charles Morice, une petite revue d’avant-garde nommée Lutèce où Verlaine collaborait. On sait le reste et comment Verlaine, à qui Morice et Trézenic avaient porté l’exemplaire prêté par Pol Kalig, le lut, s’enflamma et rédigea, séance tenante, l’étude fameuse qui ouvre sa série des Poètes maudits :

« Tristan Corbière fut un Breton, un marin et le dédaigneux par excellence, œs triplex… Comme rimeur et comme prosodiste il n’a rien d’impeccable, c’est-à-dire d’assommant… Son vers vit, rit, pleure très peu, se moque bien et blague encore mieux. Amer d’ailleurs et salé comme son cher océan, nullement berceur, ainsi qu’il arrive parfois à ce turbulent ami, mais roulant comme lui des rayons de soleil, de lumières et d’étoiles, dans la phosphorescence d’une houle et de vagues enragées !… Il devint Parisien un instant, mais sans le sale esprit mesquin : de la bile et de la fièvre s’exaspérant en génie et jusqu’à quelle gaieté !… »

Suivaient quelques citations : Rescousse, Epitaphe, etc.

« Du reste, ajoutait Verlaine, — qui donnait cependant et avec raison la préférence au Corbière marin et breton sur le Corbière parisien, — il faudrait citer toute cette partie du volume, et tout le volume, ou plutôt il faudrait rééditer cette œuvre unique, les Amours jaunes, parue en 1873, aujourd’hui introuvable ou presque, où Villon et Piron se complairaient à voir un rival souvent heureux, et les plus illustres d’entre les vrais poètes contemporains un maître à leur taille, au moins ! ».


I.


Sept ans devaient s’écouler avant qu’un éditeur se rendît à la sommation du « pauvre Lélian ». La gloire de Corbière, en 1891, avait pourtant commencé d’émerger à la lumière des vivants, mais ce n’était encore qu’une gloire de cénacle. Le public et l’Académie l’ignoraient. Catulle Mendès, l’éternel pasticheur dont Corbière dérangeait les ambitions rétrospectives et qui travaillait à se donner pour un précurseur du symbolisme, lui contestait — ainsi qu’à Rimbaud d’ailleurs — toute influence sur la nouvelle génération poétique et l’appelait un « Pierre Dupont bassement transposé, vilainement parodié ». Mais Jules Laforgue, Gustave Geffroy, Léon Bloy, Charles Morice, Jean Ajalbert, d’autres que j’oublie, se rangeaient à l’opinion de Verlaine et parlaient de Corbière avec la plus sincère admiration.

Sans doute ils n’acceptaient pas tout du poète ; ils faisaient certaines réserves sur sa syntaxe vacillante le dégingandement de sa prosodie, l’outrance de son dandysme baudelairien. « Pas de métier », disait Laforgue. Et le des Esseintes de Huysmans s’exprimait plus librement encore sur ces Amours jaunes « où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée » où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d’une parfaite obscurité… L’auteur parlait nègre… affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis voyageur ; puis, tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise… »

Jugement assez dur pour Corbière, au premier abord. Prenez garde cependant que, sous sa phraséologie impressionniste, il lui accorde tout l’essentiel, la spontanéité, l’énergie, la beauté du cri ; ses fortes restrictions ne surprennent que par comparaison avec le long dithyrambe de Verlaine, dont il est contemporain, ce qui le fait antérieur de plusieurs années à la réédition de 1891. Et c’est ce jugement un peu trouble, dont on ne peut pas dire qu’il soit complètement injuste, ni qu’il soit complètement équitable, parce qu’il est beaucoup trop général, qui ralliera la plupart des lettrés et le public lui-même, admis enfin à pénétrer dans l’œuvre du poète autrement que par des citations habilement choisies. L’un des hommes qui, avec le moins de dispositions indulgentes, ont le mieux et le plus profondément parlé de Corbière depuis qu’il nous a été restitué, Rémy de Gourmont, écrira, par exemple, que son « talent » est un composé d’esprit vantard, de blague impudente et d’à-coups de génie. Le génie est-il donc monnaie si courante qu’on ait le droit d’en faire fi, même à l’état d’alliage ? Mais la vérité je crois, est qu’il importe de distinguer dans l’œuvre de Corbière et que l’incertitude de la critique sur la valeur de cette œuvre vient en grande partie de ce qu’elle a confondu des choses très différentes d’inspiration et d’accent.


II.


Le recueil de Corbière comprend sept groupes de pièces qu’on pourrait aisément ramener à deux : dans le premier groupe on rangerait les pièces sentimentales, gouailleuses et généralement parisiennes (À Marcelle, Les Amours jaunes, — qui ont donné leur nom au recueil, — Rondels pour après) ou exotiques (Sérénade des Sérénades et Raccrocs) ; dans le second groupe, les pièces bretonnes et maritimes (Armor et Gens de Mer).

La division n’a rien d’arbitraire, tant le caractère des pièces est bien tranché généralement. Le Poète contumace, par exemple, qui termine les Amours jaunes, se passe « sur la côte d’Armor », mais son lyrisme tout intime le classe d’emblée dans le premier groupe. C’est d’ailleurs — avec des trous et les inévitables coq-à-l’âne — une des plus belles pièces de cette série, qui en contient tant de déconcertantes et, pourquoi ne pas dire le mot, de franchement insupportables.

Pour les Amours jaunes, comme pour Sérénade, Raccrocs, etc., le verdict de Huysmans, aggravé par M de Gourmont, serait parfaitement acceptable en somme, s’il faisait la part plus large aux beautés de premier ordre qui étincellent « dans ce fouillis ». Du petit nègre ? Ma foi oui, ou presque. La phrase s’achoppe à cet instant, ou, prodigieusement elliptique, emportée dans un vent de folie, n’est plus qu’une ruée de syllabes quelconques. On s’y perd, et l’auteur n’est peut-être pas logé à meilleures enseignes que son lecteur. Il y a chez lui un besoin visible de l’ahurir et peut-être de s’étourdir lui-même. Un cliquetis perpétuel d’antithèses, les alliances de mots les plus baroques, du charabia romantique et de l’argot de barrière, des blasphèmes et des calembours, des pirouettes et des génuflexions, que ne trouve-t-on pas dans cette première partie du recueil ?

Que n’y trouve-t-on pas en effet ? Écoutez ceci, qui

est la finale d’un sonnet « espagnol » intitulé Heures :

J’entends comme un bruit de crécelle :
C’est la male heure qui m’appelle.
Dans le creux des nuits tombe un glas, deux glas.

J’ai compté plus de quatorze heures.
L’heure est une larme. — Tu pleures,
Mon cœur ?… Chante encor, va ! Ne compte pas.

C’est du Verlaine tout simplement et du meilleur, Et c’est du Verlaine d’avant Verlaine. Quand Corbière écrit : « Il pleut dans mon foyer ; il pleut dans mon cœur », cela ne vaut pas sans doute le délicieux, l’inoubliable andante :

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville…

Et cependant, plus que l’octosyllabe de Rimbaud qui leur sert d’épigraphe, le pauvre vers boiteux des Amours jaunes ne fait-il pas songer à ses frères ailés des Romances sans paroles ?…

Il ne faut pas s’exagérer sans doute l’influence de Corbière sur Verlaine. Il ne faut pas davantage la contester : par tout un côté de son génie étrange et maladif, Corbière a certainement retenti sur Verlaine en 1883, comme Rimbaud en 1871. Et il a retenti du même coup sur toute l’école décadente et symboliste. Tel lui a pris sa blague gamine ou féroce, qui pouvait être d’essence baudelairienne, mais qui était bien quelquefois aussi du bel et bon esprit français, comme quand Corbière appelait Hugo « garde national épique » ou quand il parodiait à la Banville, mais avec plus de gaieté véritable, de libre et naturel humour, les Orientales de l’ancêtre :

N’es-tu pas dona Sabine ?
Carabine ?
Dis : veux-tu le paradis
De l’Odéon ? Traversée
Insensée !
On emporte des radis…

Et vous trouveriez chez d’autres contemporains ses césures libertines, ses hiatus, ses élisions, son dédain des règles et, chez les meilleurs, ses langueurs de rythme, ses assonances mystérieuses, ses phrases brusques, frissonnantes et sans liaison immédiatement sensible, même son vocabulaire personnel qui a fourni au symbolisme ce verbe plangorer, emprunté de la vieille souche latine et si beau et si large qu’on peut regretter qu’il n’ait pas survécu… Refuser tout métier à Corbière, comme le fait Laforgue, est une dure plaisanterie, et il aurait fallu convenir d’abord du sens qu’on donne au mot métier. Corbière avait lu les romantiques, Musset surtout et sans doute Baudelaire. On peut croire cependant que, dans sa lointaine province, les parnassiens n’avaient pas pénétré. Mais eût-il été homme à se plier au joug de leur étroite discipline ? Ce qui est vrai, c’est qu’assez fréquemment son vers excède ou ne remplit pas la mesure. Examinez-le d’un peu près : vous verrez que c’est seulement quand il contient une diphtongue. On dirait que, par esprit de contradiction, Corbière pratique la diérèse partout où les autres poètes se l’interdisent (à l’exception de Musset, qui n’était pas un très bon modèle à suivre sur ce point) et, réciproquement, qu’il fait exprès de se l’interdire là où ils se la permettent. C’est ainsi qu’il compte pa-piers, fi-èvre, mili-eu, pi-erre pour trois syllabes, nu-it, ci-el, pi-ed pour deux, et qu’en retour, dans tué, fiancé, diamant, muet, viatique, harmonieux, il compte la diphtongue pour une seule syllabe. Cette libre arithmétique dut fort choquer les parnassiens, gens méticuleux, qui pesaient les diphtongues au trébuchet : nous en avons vu bien d’autres depuis Corbière, et il serait peut-être excessif de continuer à lui faire grief d’une liberté que tout le monde s’arroge aujourd’hui.

Car c’est à quoi se réduit son prétendu manque de métier. Les quelques élisions qu’on rencontre dans son œuvre (sans voir s’elle était blonde), les suppressions de pronoms (vais m’en aller, fut quelqu’un ou quelque chose), même les accrocs à la règle de l’alternance des rimes ne peuvent décemment lui être imputés pour des négligences et sont parfaitement prémédités. Corbière rompait là, délibérément, avec la prosodie romantique pour en adopter une autre, plus proche de sa nature, plus répondante à ses secrets instincts, et qui était la prosodie même des chansons populaires. Il est tout imprégné de cette poésie primitive, rondes, berceuses et complaintes, qui, à chaque instant, comme une bulle légère, remonte à la surface de son inspiration. Et cela encore, en 1873, était une nouveauté. Et c’en était peut-être une autre, malgré la Bonne chanson, que l’étrangeté et le trouble de l’émotion sensuelle, traduits en des rythmes d’une si extraordinaire fluidité :

Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Il n’est plus de nuits ; il n’est plus de jours.
Dors, en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! qui disaient : toujours !…

Buona vespre ! Dors. Ton bout de cierge,
On l’a posé là, puis on est parti.
Tu n’auras pas peur seul, pauvre petit ?
C’est le chandelier de ton lit d’auberge…

Poésie de clair-obscur, chuchotée plus que chantée, si musicale cependant, pleine de lointaines résonnances, de prolongements mystérieux, expression d’un état d’âme inconnu de la génération parnassienne et qui allait devenir celui de la génération de 1884. Elle ne durait pas ; ce n’était qu’une rose dans les ténèbres, comme dit quelque part un personnage de Mæterlink. Oui, sans doute. Et le démon du poète, son besoin morbide d’effarer le bourgeois, peut-être tout simplement sa peur du ridicule, étouffaient presque tout de suite ces adorables préludes de viole. Un vertige l’emportait. Il redevenait la proie des mots. Et il assistait, témoin impuissant, mais lucide, aux convulsions de son misérable génie :

Va donc, balancier soûl affolé dans ma tête…
Je parle sous moi…

L’effroyable aveu, quand on y songe ! Et n’avons-nous pas prononcé un peu vite tout à l’heure ? N’y-a-t-il en effet que dandysme et affectation dans le « cas » de Tristan Corbière ? Vraiment on hésite et l’on a le droit d’hésiter, quand on connaît l’homme, déséquilibré de génie, incapable d’accorder les contradictions de sa nature, mais non de les analyser et celui de nos poètes qui, après Baudelaire, a porté peut-être sur lui-même le coup d’œil le plus aigu.


III.


Il était né, le 18 juillet 1845, dans la banlieue de Morlaix, à Coatcongar, domaine noble tombé en roture et dont il ne reste que d’admirables futaies et un beau puits de la Renaissance aux colonnes doriques recoupées. Ses parents appartenaient à la meilleure bourgeoisie morlaisienne. Tour à tour corsaire, journaliste, combattant de Juillet, romancier et négociant, Édouard Corbière — Corbière l’ancien, comme l’appelle M. Martineau — avait épousé en 1844, à près de cinquante ans, une jeune fille de dix-huit ans, Marie-Angélique-Aspasie Puyo. On a vu des mariages plus disproportionnés et dont les fruits n’avaient rien d’amer. C’est à cette disproportion d’âges cependant que Tristan Corbière attribuait sa disgrâce physique et les terribles crises de rhumatismes qui le déformèrent dès l’âge de seize ans. Il avait été jusque-là un enfant très normal et même presque joli, — autant qu’on en peut juger du moins par une photographie de l’époque qui le représente en costume de lycéen : la maladie en fit une pauvre caricature d’homme, l’espèce d’Ankou, de spectre ambulant, dont se moquaient les Roscovites et qui, par bravade, put bien se draper dans sa déchéance, mais non la pardonner complètement à ses auteurs réels ou supposés. Tout le caractère et l’œuvre elle-même de Corbière, où tant d’ironie tapageuse est mêlée à tant d’amertume secrète, s’expliquent par une rancune de paria. Aux premières atteintes du mal, sa mère l’avait conduit dans le Midi. Mais la lumière effarouchait ce maigre oiseau des brumes, et la Bretagne, d’ailleurs, n’a-t-elle pas aux portes mêmes de Morlaix, l’équivalent des stations méridionales les plus tempérées ? Sur les conseils d’un médecin de la famille, Roscoff fut substitué à Cannes, et Tristan n’en bougea plus jusqu’en 1868. Il prenait ses repas chez un restaurateur de la localité, M. Le Gad, qui vit encore et qui lui a gardé le plus indulgent souvenir ; des artistes, Hamon, Michel Bousquet, Besnard, Charles Jacques, fréquentaient en été la pension Le Gad. Tristan les amusa par son humeur fantasque et un talent de caricaturiste qui, à s’en référer aux quelques spécimens dont nous avons pu avoir connaissance, notamment au portrait d’un capitaine blohaic’h (morbihannais), peint sur panneau et conservé chez M. Le Gad, n’était pas sans analogie avec la manière large de Daumier.

C’est à l’instigation d’un de ces artistes, Breton comme lui, le peintre pompéien Jean-Louis-Hamon[55], que Tristan, à la fin de 1868, s’embarqua pour l’Italie, visita Gênes, Rome, Capri, Naples, Palerme et poussa peut-être jusqu’à Jérusalem. Mais il ne semble pas que la séduction des pays du soleil se soit davantage exercée sur lui en 1868 qu’en 1863. On dit qu’à Naples, costumé en mendiant breton, la vielle en sautoir, il demandait l’aumône par les rues. Farce de rapin qui faillit lui coûter cher, cette tentative de concurrence à l’industrie nationale de la mendicité n’ayant que médiocrement séduit le lazzaronisme indigène ! Nous ne la rapportons ici qu’à titre de document et parce qu’elle fait éclater une fois de plus ce goût maladif de la charge qui n’était peut-être, chez Corbière, qu’une forme de sa détresse intime devant la magnificence de l’univers. « Je suis si laid ! » gémira-t-il dans les Amours jaunes. Les René et les Obermann, dont on a voulu le rapprocher, n’ont souffert que dans les parties nobles de leur être. C’étaient des âmes « en exil » dans des corps parfaitement constitués. Chez Corbière, au contraire, c’est l’être tout entier, corps et âme, qui souffre de son esseulement ; sa détresse morale est le réflexe de sa détresse physique. Elle n’a rien d’intellectuel, — ni d’imaginaire. En est-elle moins humaine ? Je n’excuse pas Corbière ; je goûte peu sa parodie sacrilège de l’Italie romantique (Raccrocs). Artiste et poète, il aurait dû sympathiser doublement avec l’Italie sans épithète : il n’en sentit ou n’en voulut sentir, par une infirmité de sa nature, que les ridicules, la pouillerie et l’emphase, qui lui cachèrent le visage immortel de la déesse. Et, plus féru que jamais de solitude, de ciel gris et de grand vent, il retourna s’enfermer dans son « trou de flibustiers ».


IV.


Trou de flibustiers, vieux nid
À corsaire, — dans la tourmente
Dors ton bon somme de granit
Sur tes caves que le flot hante…

Ton pied marin dans les brisans,
Dors : tu peux fermer ton œil borgne,
Ouvert sur le large et qui lorgne
Les Anglais depuis trois cents ans.

Dors, vieille coque bien ancrée :
Les margats et les cormorans.
Tes grands poètes d’ouragans,
Viendront chanter à la marée…


Quelle fougue et quel coloris ! Et quelle largeur d’expression ! Mais c’est la nouveauté du sentiment qu’il faut surtout remarquer ici : le railleur n’a pas désarmé chez Corbière ; il aura plus d’un retour offensif dans Armor comme dans Gens de Mer ; mais la « vertu » bretonne a pourtant commencé d’opérer et le ton de son ironie n’est plus le même ; en un mot, rien ne ressemble moins aux médiocres facéties de Raccrocs et de Sérénade des Sérénades que « le grand pathétique amer[56] » de la Rapsode foraine, du Bossu Bitor, de la Fin ou de la Pastorale de Conlie. Qu’est-ce à dire, sinon que les ressources de la Viviane armoricaine, ses puissances de séduction, sont proprement infinies et que tel qui restera insensible à sa grâce ou à sa langueur ne résistera pas à sa rudesse ? Ubique veneficium. Corbière, si bien gardé qu’il se crût contre toute surprise, n’y résista pas plus que les autres.

Nul doute, en effet, qu’il n’ait senti profondément la poésie d’une certaine Bretagne au moins, de celle qui étend ses grands horizons mélancoliques à l’ouest de Roscoff, entre Sibiril et l’Aber-Vrac’h et qui est la plus déshéritée des Bretagnes. Il lui annexa dans la suite quelques croupes pelées de ménez et la triste Méotide de Sainte-Anne-la-Palud, avec son placitre grouillant de stropiats et d’ivrognes. Mais ses préférences le reportaient vers la « Corbière » du Léon, plus âpre et mieux accordée à sa détresse intime. Pays plat et pauvre, hérissé de calvaires, sans arbres, sans moissons, pays des naufrageurs et des brûleurs de varech, des landes crispées sous le vent du large, des cirques de sable pâle et ténu comme une poussière d’ossements, des rochers au pacage dans les dunes comme des troupeaux de mammouths… Et tout cela, qui était une Bretagne dure, rugueuse, déshabillée de ses grâces d’églogue, s’incrustait dans ses yeux profonds et sans indulgence, des yeux qui « voyaient trop » — pour nous changer peut-être de ceux qui ne voyaient pas assez ! Aussi, l’heure venue, comme il la peindra au vif, cette Bretagne insoupçonnée des Chateaubriand et des Brizeux, comme il la campera sur son roc de misère, dans la grande immensité hostile, avec ses haillons, ses plaies, sa vermine et ses oremus !


C’est le Pardon. Liesse et mystères !
Déjà l’herbe rase a des poux…

Il faut lire toute la pièce (la Rapsode foraine) ou plutôt il faut la laisser se déployer devant soi. C’est le chef-d’œuvre du réalisme lyrique. Dans cette grande fresque barbare, violemment coloriée et d’une fougue d’exécution prodigieuse, tient à l’aise toute la Bretagne des pardons et des calvaires, celle qui chante et celle qui mendie, celle qui titube et celle qui s’agenouille et qui est la même parfois, à des heures différentes de la journée. L’orgie sacrée se déroule pendant quatorze pages, sur cinquante-neuf strophes de quatre vers. Et le miracle est qu’au milieu de cette sauvagerie éclosent par instant les plus délicieuses effusions mystiques, des stances d’une douceur et d’une beauté incomparables, comme ce fragment du Cantique spirituel à sainte Anne :


Des croix profondes sont tes rides.
Tes cheveux sont blancs comme fils…
— Préserve des regards arides
Le berceau de nos petits-fils !

Fais venir et conserve en joie
Ceux à naître et ceux qui sont nés,
Et verse, sans que Dieu te voie,
L’eau de tes yeux sur les damnés !

Reprends dans leur chemise blanche
Les petits qui sont en langueur ;
Rappelle à l’éternel Dimanche
Les vieux qui traînent en longueur…

Prends pitié de la fille-mère,
Du petit au bord du chemin ;
Si quelqu’un leur jette la pierre.
Que la pierre se change en pain !…


Merveilleuses litanies ! Et que Verlaine avait raison d’évoquer le souvenir de Villon à propos de stances comme celles-là, qui n’ont d’analogues, dans notre littérature, que certaines octaves du Grand Testament ! Corbière ne s’est jamais élevé plus haut, même dans ses pièces maritimes. Et c’est ici qu’on commence d’apercevoir ce qu’avait de trop général la critique d’un Huysmans, déniant à l’auteur toute « capacité de réalisation » et ne lui accordant que des sursauts, ou, comme Rémy de Gourmont dira, des à-coups de génie. Acceptable pour une partie de l’œuvre de Corbière, ce verdict ne l’est plus pour l’ensemble : Corbière s’est « réalisé » au moins une fois dans la Rapsode foraine et, quand il n’eût écrit que ce poème (le plus important des Amours jaunes, remarquez-le), il mériterait encore de survivre. Mais il en a écrit d’autres qui le valent presque et, dans Armor même, le Vieux Roscoff et cette Pastorale de Conlie dédiée à Gambetta et dont restera ineffaçablement marquée l’imbécile méfiance des politiciens qui, en 1870, par crainte d’un coup de force royaliste, immobilisèrent dans la boue une armée de 50.000 Bretons ; il a écrit Matelots, Aurora, le Novice en partance, le Douanier, Lettre du Mexique, la Fin surtout, cette réplique cinglante au Victor Hugo Oceano Nox, dont il n’est pas sûr, comme le disait Verlaine, qu’elle contient toute la mer, mais qui contient certainement toute l’âme orgueilleuse et nostalgique des marins. Corbière est le premier qui les ait compris, qui les ait fait penser et parler comme ils pensent et comme ils parlent, et c’est de lui que date leur entrée dans la poésie :

Eh bien, tous ces marins — matelots, capitaines,
Dans leur grand océan à jamais engloutis,
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines.
Sont morts — absolument comme ils étaient partis…


Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière :
Eux, ils vont aux requins ! L’âme d’un matelot,
Au lieu de suinter dans vos pommes de terre.
Respire à chaque flot…

Écoutez, écoutez la tourmente qui beugle !…
C’est leur anniversaire. Il revient bien souvent.
Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle ;
— Eux, le De profundis que leur corne le vent.

…Qu’ils roulent infinis dans les espaces vierges !
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges…
— Laissez-les donc rouler, terriens parvenus !…

L’apostrophe est belle assurément. Je ne jurerais point que toute rhétorique en soit absente et je n’oserais point jurer le contraire non plus. Où commence la rhétorique et où finit-elle ? Et, chez Corbière, le sentiment de la mer était si profond ! Il avait vraiment pour elle des tendresses et presque une jalousie d’amant ; il veillait sur elle comme sur son bien. Passion trop explicable ! N’était-ce pas à la mer qu’il devait ses seules satisfactions d’amour-propre ? Ce pauvre déchet d’humanité, qui traînait sur la terre ferme avec des gaucheries d’échassier dont on a rogné les ailes, la mer en refaisait un homme à l’égal des plus robustes, un matelot « premier brin ». Verlaine parle des « prodiges d’imprudence folle » qu’il accomplissait sur son cotre le Négrier. Il n’y a rien là d’exagéré. Vingt fois il faillit couler dans les terribles chenaux de la côte léonarde ; il attendait exprès, pour s’embarquer, que le cône des basses pressions atmosphériques fût hissé à la drisse du sémaphore ; il eût souhaité peut-être que la sirène répondît à ses provocations et, par quelque belle nuit d’équinoxe, le couchât dans sa robe étoilée…


V.


Ce ne fut pas la mer qui le prit. Une femme passa, une « Parisienne ». Belle, jeune, élégante et titrée, elle devina le secret si bien caché à tous les yeux ; elle aima Corbière : il était trop tard, et cette conjonction romanesque d’une héroïne de Feuillet et d’un triton des eaux bretonnes n’enrichit pas d’un brillant chapitre la littérature sentimentale du dix neuvième siècle.

La faute n’en fut peut-être ni à l’un ni à l’autre, mais à la vie : le bonheur demande un apprentissage que n’avait pas fait Corbière. Un homme qui a connu profondément l’auteur des Amours jaunes son cousin Pol Kalig, l’a défini « un tendre comprimé ». Il y a sans doute des compressions trop violentes et trop longues après lesquelles le cœur n’a plus la force de se détendre ; le pli est pris : ce fut toute l’histoire de Corbière. Il a vingt-sept ans au moment où nous voici (1872) ; sa disgrâce personnelle et la solitude ont encore développé et presque poussé au paroxysme les instincts anarchiques qui sommeillaient en lui comme au fond de tous les Celtes[57] ; la révolte est devenue son état normal ; la raillerie et la pose lui ont fait une seconde nature ; il en est arrivé au point de cultiver sa laideur comme une originalité. Quelle forme prendra l’amour chez ce malade ? On le devine assez et qu’incapable d’aimer simplement, il cherchera — et trouvera — toutes les raisons de se déchirer et de déchirer celle qu’il aime ; il lui supposera des calculs d’intérêt, de la compassion, du sadisme, tout, excepté un sentiment sincère, nu et franc ; il saura qu’il est injuste ; il conviendra de son humeur rebourse :

Mon amour à moi n’aime pas qu’on l’aime…

Mais l’orgueil chez lui aura le dernier mot et, le jour venu de baptiser dans un livre cet étrange commerce sentimental, il l’affublera, par bravade, par dérision, de l’épithète à double sens qui trompa le public et qui lui fit croire, dit Pol Kalig, que les Amours jaunes étaient un recueil de vers libertins.

Le poète avait quitté Roscoff sans esprit de retour. Il avait retrouvé à Paris les artistes qui fréquentaient la pension Le Gad : il n’eut guère le temps ou il dédaigna de se mêler au mouvement littéraire. Cependant il donna quelques vers à la Vie Parisienne de Marcellin, publia son livre et en rêva un autre, qu’il voulait appeler Mirlitons.

Qu’aurait été ce livre ? Une réplique de la première partie des Amours jaunes ? On peut le craindre, d’après les deux pièces qui nous en sont parvenues. Pour nous, le vrai Corbière n’est pas là, malgré les étranges musiques qui y résonnent par moment, si douces et si déchirantes qu’elles font songer à cet oiseau dont parle Renan et qui se sciait le cœur avec une scie en diamant. Le Corbière que nous retiendrons, c’est surtout le Corbière d’Armor et de Gens de Mer, le poète inégal encore, mais puissant et savoureux, sincère jusqu’à la brutalité et soudain d’une infinie tendresse, comme ce canon désaffecté de son Vieux Roscoff dans la gueule duquel s’était logée une candide touffe de jonc marin. Il ne serait pas difficile de montrer que ce Corbière-là n’a pas eu moins d’influence que l’autre sur les directions de la poésie contemporaine et que le Richepin de la Chanson des Gueux et de la Mer, par exemple, lui est aussi redevable que le Verlaine de Jadis et Naguère, d’Amour et de Parallèlement au poète de Raccrocs et des Rondels pour après. S’il est vrai, comme le croyait Jules Tellier, que les choses imparfaites procèdent dans l’absolu des choses parfaites et n’en sont qu’un reflet, il est vrai aussi que l’historien des lettres, habitant du relatif, courrait certains risques à trop vouloir négliger les misérables contingences de la chronologie terrestre. Peut-être que le principal mérite des Amours jaunes est d’avoir paru en 1873, dix ans avant la révolution symboliste et trois ans avant la Chanson des Gueux. Encore y aurait-il une injustice véritable à ne pas faire la part des « réalisations » dans l’œuvre de Corbière. Il y eut autre chose chez lui que des intentions et, si gâté de puérilités qu’il soit, si insupportable même souvent par sa jactance, ses bouffonneries et son débraillement, la postérité en fin de compte restera indulgente à ce « grand poète d’ouragan », dévoyé sous le ciel parisien, qui tourna un moment sur nos têtes, poussa un cri bref et disparut dans ses brumes.




UNE RELATION INÉDITE
DE L’EXPLOSION DU PANAYOTI.



Qu’il est donc malaisé d’écrire l’histoire ! Tous les historiens le disent et que la certitude historique n’est pas de ce monde. Il faut se contenter d’une vérité approximative. Il faut surtout, autant que possible, remonter aux sources : les événements n’y ont point encore eu le temps de se troubler et de se charger d’incidents apocryphes.

Dans cet épisode de l’explosion du Panayoti, par exemple, qu’on a raconté de tant de façons différentes, il est certain qu’on se fût évité bien des méprises en recourant à la déposition du principal intéressé — avec Bisson — : le quartier-maître pilote Trémintin.

Il paraîtrait, en effet, que dès le 8 novembre 1827, soit trois jours après l’explosion du Panayoti, Trémintin rédigea, « sur la sollicitation du gouverneur » de Stampali, une relation détaillée de l’affaire qui fut envoyée au Consul français de Santorin, lequel la transmit à son collègue de Milo, lequel en informa le gouvernement français. C’est, du moins, le vice-amiral Halgan qui l’affirme. L’amiral Halgan écrivait en 1853. Avait-il vu la relation de Trémintin et qu’est devenue cette relation ? On aurait intérêt à le savoir si tant est qu’elle ait jamais existé. J’en doute personnellement ; mais, enfin, si elle existe, il en doit demeurer trace dans les archives de la marine.

Il me paraît plus probable, étant donné le piteux état où se trouvait Trémintin, que le gouverneur de Stampali se borna tout uniment à recueillir la déposition du blessé. Ou, si l’on veut que celui-ci ait mis lui-même « la main à la plume », ce n’a pu être que pour exposer très sommairement les faits. Plus tard, par exemple, décoré, retraité, promu à la dignité de gloire nationale et locale, il prit sa revanche, sinon de la plume, du moins de la langue, et fournit, à qui voulait l’entendre, autant de détails qu’on en pouvait souhaiter sur cet événement capital de sa carrière maritime. J’aurai l’occasion tout à l’heure de revenir sur ces rapsodies héroïques de Trémintin. Dans l’ensemble, elles concordent avec le récit de l’amiral Halgan, qu’on me permettra de résumer ici, parce que l’amiral, lui, semble bien avoir puisé aux sources.

En 1827, pendant la guerre de l’indépendance hellénique, un navire appartenant à des forbans grecs, le Panayoti, fut capturé par une de nos corvettes, la Lamproie, et le commandement en fut confié à l’enseigne de vaisseau Bisson, de Guéméné (Morbihan), à qui on donna pour second le pilote Trémintin, de l’île de Batz, avec quinze hommes d’équipage, presque tous Bretons. Mais, dans la nuit du 4 au 5 novembre 1827, le Panayoti fut séparé de son convoyeur par le gros temps et dut se réfugier sous le vent de l’île Stampali, dans le petit port de Maltezzana. L’île était infestée de pirates, et Bisson le savait. La journée se passa néanmoins sans incident.

« À la chute du jour, continue l’amiral Halgan, Bisson ordonna à son équipage de prendre un peu de repos, les travaux qui avaient précédé le mouillage ayant été fort pénibles. Puis, accablé lui-même, il se jeta sur son banc de quart, en se concertant avec son pilote, M. Trémintin, sur les mesures à prendre en cas d’attaque nocturne. Bisson fit promettre à son second que, si les Grecs parvenaient à s’emparer du bâtiment et qu’il lui survécût, il ferait sauter la prise plutôt que l’abandonner aux pirates. À dix heures du soir, malgré l’obscurité d’un temps lourd et bas, la vigie signala deux embarcations, deux mistiks, chargées chacune de soixante à soixante-dix hommes, qui, à mesure qu’ils approchaient du brig, poussaient des cris de vengeance. Aussitôt chacun fut à son poste de combat ; Bisson monta sur le beaupré pour mieux observer la manœuvre des deux embarcations et, quand elles furent à petite distance, donna l’ordre à sa mousqueterie de faire feu, déchargeant lui-même son fusil à deux coups sur l’embarcation la plus rapprochée ».

Les pirates ripostèrent par une vigoureuse fusillade, puis se lancèrent à l’abordage. Que pouvaient les dix-sept hommes du Panayoti contre cette ruée de forbans ? « Plusieurs des marins français qui s’étaient présentés à l’avant pour préparer la défense furent tués », dit l’amiral Halgan. Bisson lui-même, blessé et tenu pour mort, ne dut qu’à cette circonstance et aux instincts de pillage des forbans de pouvoir se glisser vers la soute avec une mèche allumée. « Avertissez ce qui reste de nos braves ( ils étaient quatre : Hervé, Le Guillou, Carsoule et Bouyson) de se jeter à la mer », dit-il à Trémintin. Puis, serrant la main de son second : « Adieu, pilote, je vais tout finir. C’est le moment de nous venger. » Quelques secondes après, une effroyable explosion réduisait en miettes le Panayoti et les deux mistiks. Trémintin, qui n’avait pas voulu se jeter par dessus bord, sautait avec son chef, mais, par miracle, il en était quitte pour une jambe cassée et des brûlures un peu partout ; on le retrouvait à la côte, évanoui, mais vivant encore.

L’amiral Halgan ajoute qu’il fut transporté et soigné chez le gouverneur de Stampali. Est-ce bien sûr ? En tout cas, de retour en France, Trémintin dut entrer au Val-de-Grâce et prendre une retraite anticipée. Du moins les pouvoirs publics ne lésinèrent pas avec ce héros : on le décora, on lui offrit une épée d’honneur et on lui conféra le grade d’enseigne qui équivalait alors à celui de lieutenant de vaisseau. Trémintin put ainsi « se la couler douce » jusqu’à la fin de sa vie qui se prolongea jusqu’à l’âge respectable de 93 ans. Grâce à quoi, des hommes de ma génération ont pu connaître et entendre, à Roscoff, où il s’était retiré, le dernier survivant du Panayoti.

Un de ces privilégiés fut précisément l’auteur des Amours jaunes, ce fumeux et génial Tristan Corbière qui signait au-dessous de son nom : « poète de mer, à Roscoff ». Héros et poètes sont fait pour sympathiser. À force d’ouïr Trémintin conter dans les cabarets du port « le bastringue de son exploit » du Panayoti et vanter aux camarades le fameux lapin qu’était le commandant Bisson :

Ah ! n’y avait pas comm’lui pour le mat’lot sauté !


Tristan finit par connaître par cœur le sujet et n’eût plus, pour le « mettre en vers » qu’à l’adorner de quelques rimes appropriées.

Ce curieux et savoureux poème est encore inédit. J’en dois la communication à un artiste distingué, M. Ernest Noir, fils du romancier Louis Noir, qui fut un des amis de Tristan à Roscoff et qui hérita d’un des précieux albums où le fantasque auteur des Amours jaunes jetait pêle-mêle des notes, des impressions et des croquis. L’épisode du Panayoti occupe trois grandes pages de cet album. Ah ! dame, ce n’est pas le ton solennel de l’épopée. Les héros — surtout les héros du peuple — ont une manière à eux de narrer leurs exploits qui ne rappelle que de très loin Victor Hugo. Trémintin, même décoré et promu officier de la marine royale, restait le quartier-maître pilote Trémintin. L’histoire, dans sa bouche, était encore de l’histoire ; mais c’était de l’histoire contée à coups de poing, suiffée, salée, goudronnée, de l’histoire au jus de chique. Et, tout de même, l’émotion y était, le je ne sais quoi qui fait passer tout à coup dans les veines un frisson sacré…

Vous entendez bien que je ne vais pas reproduire ici ce poème, assez long d’ailleurs et que M. Ernest Noir se réserve de publier en temps et lieu. Je me borne à y glaner quelques détails assez pittoresques et négligés par l’Histoire, — celle qui prend une majuscule. C’est ainsi que Bisson, paraît-il, se mit en grande tenue, épaulettes, claque à cornes, etc., pour recevoir les pirates. Élégance d’officier français qui aime à se parer pour la mort ! Quant au dialogue qu’il échangea, en cet instant suprême, avec Trémintin, c’est bien, au ton près, plus savoureux chez Corbière, celui que rapporte l’amiral Halgan :

 
Trémintin, q’y me dit, accoste à moi, matelot :
T’as du cœur ? — Moi, du cœur ?… Foi de Dieu ! Plein mon ventre !
— Bon ! Si j’aval’ma gaffe avant toi, faut pas s’rendre.
— J’sais ça-zaussi bien qu’vous. — Oui, mais faut f… le feu
Dans la soute aux poudres et… ta main, gabier, adieu… !


C’est ainsi que parlent les héros… dans la vie réelle. On n’a pas le temps de pomponner ses phrases quand deux cent forbans s’apprêtent à vous tomber dessus. Le plus singulier — mais ce détail demanderait confirmation, bien que je ne le croie pas de l’invention de Corbière, — c’est que lesdits forbans avaient des femmes à leur bord et qu’elles ne furent pas les dernières au pillage. Là-dessus le Panayoti saute : Trémintin voit trente-six chandelles et est lancé en l’air comme un bouchon de Champagne ; son commandant, « en quatre morceaux, sans compter l’uniforme », lui passe « au razibus », si près qu’il « en sent le vent ». Puis tout sombre autour de lui et en lui. Comme chez le personnage de Labiche, il y a une lacune dans son existence. Tout ce que je sais, dit il, — et ceci contredit un peu l’amiral Halgan, —

 
       … C’est qu’un jour j’ouvre l’œil bel et bien,
D’vinez où ? Sauf vot’respect, sous l’nez d’un chirurgien
D’troisième classe…



un chirurgien de la Lamproie, le navire convoyeur du Panayoti, que le bruit de l’explosion avait attiré sur les lieux et qui avait « repêché en dérive » l’infortuné Trémintin.

J’arrête là mes citations. Je ne m’en exagère pas la valeur historique : je sais que les poètes ont droit de beaucoup oser, mais je sais aussi que Corbière était un des auditeurs les plus assidus du brave Trémintin et que, fils de marin et marin lui-même, il se piquait d’une scrupuleuse fidélité dans ses transcriptions de scènes de la vie maritime.




LE PREMIER BOMBARDIER
DE BRETAGNE

(Prosper Proux).




Je ne me flatte pas que beaucoup de Parisiens, même parmi les plus lettrés, connaissent Prosper Proux. Le rayonnement de cette gloire locale n’a pas dépassé la Bretagne ; mais il est très vif là-bas, si vif que la Faculté des Lettres de Rennes n’a pas trouvé que l’œuvre de Prosper Proux fût indigne de faire l’objet d’une thèse de doctorat.

La thèse a été soutenue, non sans éclat, et son auteur, M. François Jaffrennou, reçu docteur de l’Université : elle avait ceci de remarquable qu’elle était écrite en breton et que la soutenance elle-même s’en faisait en breton[58]. C’est la seconde du genre. Avant la thèse bretonne de M. Jaffrennou, nous avions eu celle de M. Paul Diverrès ; d’autres sont en préparation.

Tous les bardes de Bretagne aspirent aujourd’hui à la barette doctorale. Où est le temps que M. Combes, dans une circulaire fameuse, déclarait la guerre au breton, l’interdisait en chaire et même au catéchisme ? Vanité des ukases ministériels ! Ce n’est plus le clergé seulement qui parle breton en Bretagne : c’est le haut personnel universitaire, depuis que le Conseil de l’Instruction publique, moins, j’en ai peur, pour céder aux vœux des régionalistes que pour ouvrir une brèche de plus dans notre enseignement gréco-latin, a institué un doctorat d’Université qui n’exige aucune licence préparatoire et pour l’obtention duquel la connaissance du français n’est même pas nécessaire : il y suffit du breton, du provençal ou du basque, en attendant qu’on se contente de l’auvergnat.

Chacun sait, du reste, — et je n’en suis pas autrement flatté pour mes compatriotes — que, dans la campagne contre les études classiques, les « bardes » bretons, auxiliaires inattendus de cette Université qui, la veille, n’avait pas assez de dédain pour eux, ont été parmi les plus ardents champions des doctrines nouvelles et que cette même Faculté des Lettres de Rennes, où on les reçoit à bras ouverts, est aussi la première, et je crois bien, la seule Faculté de France qui ait osé réclamer la suppression de la chaire de littérature latine occupée chez elle, sauf erreur, par un ancien et très savant élève de l’École de Rome, mon vieux camarade Alcide Macé.

Entre universitaires et bardes, la réconciliation s’est faite sur le dos de Virgile. Et c’est bien de l’ingratitude de part et d’autre. Je n’insiste pas, puisque, aussi bien, sans épouser ces haines rétrospectives et en demeurant un partisan convaincu de la culture gréco-latine, j’approuve pleinement la décision du Conseil de l’Instruction publique qui a créé le doctorat d’Université.

Cette décision, au moins en Bretagne, a déjà porté des fruits heureux : la thèse de M. Diverrès fait le plus grand honneur à ce jeune celtisant et à ses maîtres, MM. Loth et Dottin ; c’est une thèse grammaticale. Celle de M. Jaffrennou est purement littéraire et biographique ; elle intéresse aussi plus directement les Bretons qui ne connaissaient, jusqu’ici, Prosper Proux que par ses vers et ignoraient à peu près tout de sa vie. Lacune d’autant plus regrettable que, s’il y a un poète en Bretagne qui mérite le nom de national, c’est bien celui-ci. Il n’y a pas de barde qui soit plus populaire là-bas. Cependant Proux est mort le 11 mai 1873. Quand, au bout de quarante ans, la mémoire d’un écrivain est encore aussi vivante qu’au premier jour chez ses compatriotes, c’est que cet écrivain était bien l’expression de sa race et que sa race continue à se retrouver en lui, sinon tout entière, au moins dans son essentiel. Tel paraît bien être le cas de l’auteur de Bombard Kerné (La Bombarde de Cornouaille), recueil de poésies publié en 1866 et qui fait date dans l’histoire de la Renaissance celtique. Peu de livres furent reçus avec un applaudissement plus général.

« M. Proux est un poète d’une originalité très accentuée, d’une verve primesautière et endiablée, écrivait Luzel. Son vers franc, bien venu, né du sol, est tout imprégné du parfum des landes et des champs de Breiz-Izel ». La Villemarqué se montrait encore plus enthousiaste et n’hésitait pas à préférer Prosper Proux à Brizeux — le Brizeux des poésies en langue bretonne.

Contentons-nous de ces attestations qui émanent des deux représentants les plus autorisés du bardisme armoricain. Mais le public n’avait pas attendu, pour adopter Prosper Proux, cette manière d’investiture officielle et, bien avant qu’elles eussent été recueillies en volume, telles de ses élégies sur feuilles volantes, comme le Kimiad eur zoudard iaouank (Adieux d’un jeune soldat), chantaient sur les lèvres de tous nos conscrits et mettaient des larmes dans les yeux de toutes les mères bretonnes. C’est que personne n’avait traduit en strophes plus belles de simplicité, plus exemptes de toute vaine rhétorique, le déchirement des cœurs à la pensée de quitter le sol natal, « la chaumière coiffée de genêt » au bord du chemin creux, le coin de l’âtre, les objets et les êtres familiers.

« Que de fois vous pleurerez, ma mère, quand mon chien anxieux viendra solliciter vos caresses, quand vous verrez, au foyer, mon escabelle vide et l’araignée ourdissant sa trame autour de mon penbaz de chêne ! — Adieu, cimetière de ma paroisse, terre sacrée qui recouvrez les restes de mes parents appelés par le Sauveur ! Au jour de la Fête des Âmes, je n’irai plus sur vos tombes verser l’eau bénite mêlée à mes larmes. — Adieu, ma plus aimée, ma douce Marie…, adieu, Mindu, mon pauvre chien : nous n’irons plus sur la rosée chercher la piste du lièvre. Adieu tous mes plaisirs ! »

Je ne prétends point que cette élégie soit bien entraînante. Mais quoi ! c’est une élégie, non une Marseillaise ni un Chant du Départ. En 1866, nul ennemi ne menaçait nos frontières. On pouvait s’attendrir sur le foyer quitté sans passer pour un mauvais Français. La note guerrière ou même simplement patriotique qui manque au Kimiad, Prosper Proux la réservait pour une autre occasion, et, en effet, dans une pièce qui fait suite ou plutôt pendant à la précédente et qui s’appelle Distro ar zoudard e Breiz (Le retour du soldat en Bretagne), le ton est très différent et notre conscrit, qui a « payé sa dette à la loi », n’est pas très loin de s’applaudir d’avoir dû quitter ses bruyères pour servir la patrie. L’épreuve a été bonne en somme : s’il troque avec joie son uniforme de soldat contre son ancienne chupen de Kernévote, s’il invite sa « douce » à saisir une paire de ciseaux pour lui couper les moustaches et le rendre un peu plus semblable à un pacifique laboureur, il ajoute, non sans une pointe de fierté :

« Tu ris, espiègle ! Eh bien, oui, je les regrette : elles sentent encore la poudre ; elles ont été gelées ; elles ont été roussies, mais jamais raccourcies par personne. »

À la bonne heure, et l’on peut être sûr que le Breton qui parle ainsi, sans emphase, sans fla-fla, a bien fait son devoir de Français. La fameuse chanson patoise du Conscrit de Saint-Pol :

 
J’suis né natif du Finistère :
À Saint-Pol, j’ai reçu le jour.
Mon pays est l’plus biau d’la terre,
Mon clocher l’plus haut d’alentour,


cette chanson-là, aussi indigente de forme que de fond et qu’on a donnée quelquefois comme le chant national des Bretons, n’est qu’une ineptie de café-concert totalement inconnue des conscrits de la Basse-Bretagne, surtout de ceux de Saint-Pol-de-Léon, qui ne jargonnent pas le gallot. Les sentiments qu’elle exprime sont si écœurants qu’on croirait lire du Monthéus. Ce ranz des lâches n’a jamais déshonoré une lèvre léonarde ou kernévote ; mais je crois bien qu’il n’est pas une seule de nos recrues qui n’ait soupiré au départ pour le régiment et entonné au retour le Kimiad et le Distro de Prosper Proux[59].

Quand il n’eût écrit que ces deux chansons, il faudrait encore se souvenir de leur auteur et, en un temps si prodigue de statues, ne pas trop marchander le petit morceau de bronze qu’on demande pour lui. M. Jaffrennou, dans sa thèse si renseignée et d’une langue si alerte, a tracé de Prosper Proux le plus amusant des portraits. L’élégiaque n’était qu’une des faces de l’auteur du Bombard Kerné : il y avait un autre Prosper Proux, rieur, bon vivant, ami des franches lippées et grand trousseur de cotillons. Peut-être la légende a-t-elle un peu exagéré ses prouesses de Don Juan de village. M. Jaffrennou a interrogé, au Guerlesquin, des nonagénaires de sa génération : ils ne lui ont pas connu plus de trois « bonnes amies » à la fois, outre sa femme légitime.

J’aurais souhaité que, pendant qu’il y était, M. Jaffrennou interrogeât aussi les Morlaisiens sur son auteur. Sans que mes souvenirs soient bien précis là-dessus (ils datent de trente ans), je crois bien avoir ouï conter au baron de Shonen, grand ami de Guillaume Le Jean et qui tenait peut-être l’anecdote de sa bouche, qu’à Morlaix, en 1870, Prosper Proux fut pris pour un espion et coffré comme tel dans le violon municipal. Le chagrin qu’il en ressentit avait même hâté sa fin.

Et j’aurais aimé encore que M. Jaffrennou, qui a recueilli et cité, au cours de sa thèse, les jugements, toujours si favorables, portés sur Prosper Proux par ses confrères, nous expliquât d’où venait cette unanimité de la critique à son égard et pourquoi tous les bardes de la Renaissance celtique, même les plus illustres, sentaient confusément sa supériorité. C’est qu’au fond cette Renaissance était bien artificielle ; c’est que la plupart des bardes du groupe villemarquéen n’étaient que des simili-bardes ou, si vous préférez, des Français habillés en Bretons ; lettrés de collège ou de séminaire, sauvageons dégrossis par la culture française, ceux même d’entre eux qui n’avaient pas vécu à Paris avaient senti au fond de leur province les atteintes du romantisme. La Bretagne, au lieu de se révéler à eux directement, leur apparaissait à travers Baour-Lormian et Marchangy. Qui dira les réactions de l’ossianisme sur ces premiers essais de la muse armoricaine ? Et je veux bien que le terrain chez nous y prêtât ; j’accorderai même, si l’on veut, que la part d’invention personnelle chez la Villemarqué (comme chez Macpherson d’ailleurs) fut plus réduite qu’on ne l’a dit. Sa poésie, malgré tout, reste celle d’un arrangeur, d’un « truqueur » ; elle sent l’huile, tandis que, chez Prosper Proux, même quand il transposait La Fontaine, langue, cœur et cerveau, tout était naturellement et spontanément breton[60].

LE MONUMENT
DE NARCISSE QUELLIEN[61]


À Madame Dussane.


La Bretagne fut bien inspirée d’honorer d’une stèle et d’un médaillon le barde Narcisse Quellien : ce fut un poète charmant, qui la chanta sur tous les tons, qui ne connut qu’elle, n’aima qu’elle et, pour n’avoir point à souffrir d’atteinte dans l’affection qu’il lui portait, se tint prudemment à distance et ne bougea pas de Paris.

Le fait est qu’on le connaissait beaucoup plus sur le boulevard qu’à Tréguier ou à Landerneau. Le Dîner celtique, qu’il avait fondé dans un restaurant de la rive gauche, était une des « curiosités » de la capitale et figurait au programme de la tournée des grands-ducs entre la visite aux assommoirs de la place Maub et le bock traditionnel chez Salis. D’une simple réunion de linguistes qu’était d’abord ce dîner, Quellien avait fait une manière de gigantesque Table-Ronde des Lettres contemporaines où ne dédaignèrent pas de s’asseoir, autour de Renan, président perpétuel, les convives les plus illustres et les plus inattendus, Paul Bourget et Jean Richepin, Maurice Barrès et François Coppée, André Theuriet et le prince Roland Bonaparte. On peut dire que le Tout-Paris de l’intelligence y reçut le baptême celtique. Et Quellien ne se montrait pas médiocrement fier d’avoir été le grand ouvrier de cette conversion. S’il se trouvait quelque ignorant pour lui dire : « Comment vous, Quellien, le Celte pur, la Bretagne faite homme, pouvez-vous habiter Paris ? » il protestait au nom de la géographie et affirmait que, depuis l’ouverture de la ligne de l’Ouest, le quartier Montparnasse tout au moins n’est qu’une rallonge de la Bretagne, une « marche » armoricaine. Le Dîner celtique avait sanctionné officiellement cette prise de possession : Paris, la France, la « terre d’exil » commençaient seulement de l’autre côté de la Seine. À l’abri de cette fiction, l’excellent barde se sentait la conscience en repos ; vivant au milieu des Parisiens, il pouvait se croire encore chez des Cimmériens un peu plus dégrossis. Et, pour connaître les amertumes du déracinement, il lui suffisait de descendre jusqu’au pont des Arts et de passer sur la rive droite.

C’était là le grand avantage de la combinaison. En vingt poèmes de la plus délicate beauté, Quellien a dit les tristesses de l’exil, du foyer quitté, de la lande sombrée sous l’horizon avec son clocher à jour, ses roches grises et son ciel en haillons. La nostalgie est un des thèmes préférés du romantisme, et les Celtes sont tous des romantiques, si même ce n’est pas l’un d’eux qui a inventé le romantisme. Leur royaume est le rêve. Ces idéalistes assez mal nommés font, en réalité, très bon marché des idées et ne sont à l’aise que dans le sentiment. Mais quels effets ils en tirent ! Vous le verrez dans les poésies bretonnes de Quellien. Ce n’est pas assez dire qu’il vivait avec sa nostalgie : il en vivait. On voulut, à diverses reprises, le nommer archiviste en Bretagne. Il refusa, presque avec indignation. Il avait raison. « Eh quoi ! s’écrie un personnage de Gondinet, vous aviez un volcan, et vous l’avez laissé s’éteindre ! » Quellien n’était point si sot : il entretenait sa nostalgie avec autant de zèle que d’autres, en apportent à s’en guérir. L’un des mots les plus profonds qu’on ait dits de la race celtique, c’est que cette race a su faire un charme de sa souffrance. L’explication du mystère est là. Les Celtes eurent toujours le goût des larmes. Au fond cette nostalgie de l’excellent barde lui était une jouissance supérieure : on était vraiment mal venu à lui demander d’y renoncer.



Un autre thème de Quellien et dont il jouait en grand virtuose, c’était le pressentiment de sa fin prochaine et du déclin de la race celtique elle-même.

Sur le premier point, il ne se trompait guère, hélas ! puisqu’il mourut relativement jeune et de la plus horrible des morts, écrasé par une automobile que montait M. Agamemnon Schliemann. Mais il s’abusait un peu sur la gravité des dangers qui menacent la race celtique et qui ne sont ni si grands ni si imminents surtout que le donnait à croire Quellien.

Les écrivains bretons ont toujours aimé à porter de ces pronostics funèbres sur leur pays. Il y a une douceur secrète et mêlée d’orgueil à se dire qu’on est le dernier représentant, la fleur suprême, d’une race vouée à une disparition prochaine. Chateaubriand annonçait déjà, sous Louis-Philippe, la fin de la Bretagne, où il n’avait pas remis le pied depuis l’émigration ; Souvestre, vers 1860, intitulait ses curieuses monographies : Les Derniers Bretons ; un peu plus tard, Paul Féval donnait comme sous-titre à son Châteaupauvre : « Voyage au dernier pays breton ». Et je ne parle pas de Renan qui, dans ses Souvenirs d’enfance, enterre avec l’onction et l’élégance qu’on sait la Bretagne et la foi bretonne. Ici donc encore, Quellien ne faisait que se conformer à une tradition presque constante chez ses prédécesseurs et qui n’est pas près d’être abandonnée. Ce rôle d’appariteur funèbre pour nationalité agonisante, avec toutes les belles phrases et la hautaine mélancolie d’attitude qu’il comporte, est un des plus tentants qui soient. Mais il est rassurant de penser, pour l’avenir de la race bretonne, que Chateaubriand, Souvestre, Féval, Renan et Quellien lui-même sont morts — et qu’il y a toujours une Bretagne.

L’illusion cependant était permise à Quellien plus qu’à tout autre, parce qu’il vivait loin de son pays ou n’y faisait que de très rares visites estivales. Il pouvait s’abuser ainsi en toute sincérité sur le déclin de la race celtique ; étranger au mouvement de renaissance littéraire qui commençait à travailler la péninsule, il aimait à se dire et à signer « le dernier des bardes ». Gabriel Vicaire, qui fut son ami, lui envoya un jour un de ses recueils avec cette dédicace : Au dernier des bardes, l’avant-dernier. Je doute que Quellien ait senti l’ironie du trait. Comme il se croyait le dernier des bardes, il croyait aussi qu’il était le dernier homme à savoir le breton. Il avait fait partager cette conviction aux Parisiens. Il provoquait sur le boulevard le même sentiment d’admiration badaude que ce perroquet centenaire retrouvé par Humboldt et qui était le dernier être vivant qui connut encore quelques mots de la langue des Apures. Et il est vrai du moins que le savant Arbois de Jubainville, quand il avait un texte armoricain à commenter devant ses auditeurs du Collège de France, l’empruntait toujours aux recueils de Quellien.



Car, beaucoup plus justement que le dernier des bardes, il aurait pu s’appeler le premier des bardes ou, comme nous disons aujourd’hui et ce qui revient d’ailleurs au même, le prince des bardes bretons. La Bretagne de langue bretonnante eut en lui son Tibulle et son Properce. Elégiaque, il le reste jusque dans cette Messe Blanche [Ann ofern wenn) qu’une page de Renan — une des plus belles pages des Souvenirs d’enfance — a rendue célèbre et qui aurait dû lui fermer à jamais le cœur de son maître, si ce cœur n’avait été un abîme de contradictions. Je me suis toujours demandé comment Quellien avait osé, non pas écrire la Messe Blanche, mais la présenter à l’auteur de la Vie de Jésus : c’était, sous une forme populaire et dans un mythe de la plus grande beauté, la réprobation et la condamnation la plus nette des doctrines de Renan et de ce qu’on appelait crûment en Bretagne son « apostasie ». C’était même quelque chose de pis ou de mieux, comme on voudra : car, devançant l’arrêt du tribunal suprême, Quellien, interprète du sentiment public qui avait alors le nom de Renan en exécration — et restait si indulgent à Lamennais — imaginait déjà le genre de châtiment posthume qui attendait le célèbre « renégat »[62]

Cette Messe Blanche fut en quelque sorte son Vase Brisé. On prit l’habitude de l’accoler au nom de l’auteur, comme si elle avait été son unique réussite et que, dans Annaïk et dans Breiz, il n’y eût pas dix petits chefs-d’œuvre d’égale valeur. Faisons bon marché, si vous voulez, et je n’ai pas été le dernier à le faire, de l’historien (?) d’Une compagne de Jeanne d’Arc et de la Bretagne armoricaine (malgré certaine « dédicace » à ses deux fils, Georges et Allain, qui est une merveilleuse cantilène en prose, et en prose française de surcroît). En général, sauf peut-être dans ses Contes du pays de Tréguier, où il est soutenu et comme porté par son sujet, Quellien n’est pas à l’aise dans la langue de Voltaire, qui fut pourtant aussi celle de Chateaubriand. Oh ! non pas qu’il écrive mal ! Sa phrase au contraire est jolie, quoique un peu obscure et recherchée ; elle est souvent fine de pensée et de trait, et elle garde cependant je ne sais quoi de gauche, d’étriqué, de souffreteux. On sent que le français lui était un costume d’emprunt, qu’il ne respirait bien, n’était vraiment lui-même que sous la « chuppen » flottante des Trégorrois.

Aussi bien n’est-ce pas à l’écrivain de langue française, mais au Breton bretonnant que la Roche-Derrien dédie aujourd’hui un médaillon. Il n’y a pas de villette plus curieuse que cette Roche-Derrien qui fut une des bastilles de l’Anglais en Bretagne et que Duguesclin lui ravit : sur les berges vaseuses de son fleuve, de grandes maisons branlantes en torchis et en planches losangées abritaient sous leurs toits pointus des tribus entières de chiffonniers nomades, vivant pêle-mêle avec leurs chiens, leurs chats, leur volaille et leur vermine. On avait dû fabriquer ces demeures préhistoriques avec les épaves de l’arche de Noé. Mais les stoupers qui campaient là avaient beaucoup vu au cours de leurs pérégrinations et pas mal retenu. C’étaient des conteurs et des chanteurs incomparables, bien que d’une verve un peu gauloise. Ils furent les premiers maîtres du barde, qui se souvint toujours de leurs leçons.

Il en reçut d’autres, plus tard, à Paris, qui ne les valaient pas, bien qu’elles tombassent d’une bouche plus raffinée. Professeur dans une petite institution de la rive gauche, Quellien y avait connu Bourget et Brunetière et, par eux peut-être, était entré dans l’intimité de Renan. L’illustre philosophe, à l’apogée de sa gloire, accepta de présenter au public les vers bretons de son jeune compatriote.

Ainsi, grâce à vous, lui écrivait-il, dans une Lettre-Préface, notre cher pays de Tréguier aura son poète ; et les chants que avez au cœur, c’est dans notre vieille langue bretonne que vous voulez les dire d’abord. Vous avez bien raison. La poésie est chose du passé ; il est des temps où mieux valent les morts que les vivants, et ceux qui ont un pied dans la tombe que ceux qui naissent. Un idiome a toujours assez vécu quand il a été aimé et que de bonnes études philologiques ont fixé son image pour la science, comme un fait désormais indestructible de l’histoire de l’humanité. Les poètes et les philologues m’apparaissent comme des embaumeurs de langues. Leur approche paraît de funèbre augure ; mais ils conservent pour l’éternité. Chantez donc, cher Monsieur Quellien, chantez harmonieusement dans notre dialecte celtique, pour qu’un jour on dise de lui : « Il disparut selon la loi de toute chose ; mais comme il eut de doux accents avant de mourir ! »

La page était belle assurément, mais quel ton désabusé ! Et quelles théories surtout ! C’est de ces théories-là, reprises et développées, qu’une certaine Sorbonne s’inspirera un peu plus tard pour décider que la critique n’est qu’une dépendance de la grammaire et que l’histoire littéraire doit rentrer dans l’histoire générale et se faire scientifique sous peine de ne pas être.

On a vu où menaient ces élégants paradoxes. Ils furent du moins sans effet sur Quellien, qui n’était qu’un poète et ne toucha qu’accidentellement à la philologie dans son étude sur l’« argot » des nomades de la Roche-Derrien. Mais en retour, on ne le sait que trop, l’excellent barde partagea longtemps le pessimisme de son maître sur l’avenir des races celtiques ; il crut sérieusement avec lui qu’elles étaient condamnées et que leur disparition n’était plus qu’une affaire d’années, peut-être de jours. C’est seulement vers la fin de sa vie, me disait son fils Georges, qu’il se reprit à espérer dans un renouveau breton.

Lui-même, par ses conférences, ses articles, ses livres, surtout par l’action efficace de ses vers, les plus purs et les plus profonds sans conteste qui soient sortis d’une lèvre de Celte, avait puissamment, quoique inconsciemment, aidé à ce renouveau. La Bretagne lui paye aujourd’hui sa dette de reconnaissance. Il avait toujours souhaité dormir son dernier sommeil en terre bretonne. L’épouse accomplie et les fils pieux qu’il laissait et qui portent si dignement un nom auquel le temps ne touchera que pour en dégager la secrète noblesse ont exaucé son dernier vœu, et les fêtes de la Roche-Derrien coïncidèrent justement avec la translation de ses restes dans le petit cimetière de sa paroisse.

Il y oubliera Paris — le sceptique Paris qui ne lui fut pas toujours très indulgent et qu’il rêva peut-être de conquérir — et il se satisfera d’une immortalité plus restreinte, mais plus douce, dans la mémoire de ses compatriotes.




LES SOUVENIRS
DE LE GONIDEC DE TRAISSAN.



J’étais en Alsace quand est mort M. Le Gonidec de Traissan et je n’ai pu me joindre à ceux de nos amis qui accompagnèrent jusqu’à sa dernière demeure ce digne homme. Combien je l’ai regretté ! Sans avoir été des intimes de M. Le Gonidec de Traissan, j’ai été à même, plus d’une fois, d’apprécier la grâce exquise, la délicieuse simplicité de notre compatriote. Je savais de surcroît tout ce qui se cachait de bravoure sous cette enveloppe si peu martiale à première vue, malgré la barbiche et les cheveux en brosse, souvenir du temps où Le Gonidec, un Sacré-Cœur sur sa veste de zouave, se battait à Mentana contre Garibaldi et à Patay contre les Prussiens.

On n’a point ici à lui faire honneur — ou grief — de ses sentiments religieux. Mais enfin, ce serait trahir le défunt que de ne pas rappeler à quel point il était fervent catholique. Je crois même qu’il n’était si brave que parce qu’il était de roc dans sa foi.

— En somme, me disait-il, la mort n’est redoutable que quand on n’y est pas préparé. Or tous tant que nous étions, chez les zouaves pontificaux, nous communions chaque matin avant d’aller au feu. D’avoir la conscience en règle, vous n’imaginez pas comme cela rend facile l’exécution de ses devoirs de soldat.

Fortes paroles, prononcées de ce ton si simple dont ne se départait jamais Le Gonidec ! Elles me rappelaient le mot de l’Anabase : « Ceux qui craignent le plus les dieux sont ceux qui, dans la mêlée, craignent le moins les hommes. » Il faudrait ajouter pour Le Gonidec : « Ceux qui craignent le moins les hommes sont ceux qui font le moins étalage de leur bravoure. » Qui se fût douté, à voir ce vieillard si doux, si effacé, si modeste, qu’il était un des héros de l’Année Terrible et qu’il avait vingt fois gagné, par des prodiges de vaillance, le petit bout de ruban rouge qui fleurissait imperceptiblement sa boutonnière ?

À Loigny, quand Sonis, désespéré par la débandade du 51e régiment de marche, se retournait vers Charette et lui criait : « Il y a des lâches, là-bas. Suivez-moi et mourons ensemble », Le Gonidec avait été un des premiers à se mettre aux ordres du commandant du 17e corps. Ce jour-là, dans la plaine blanche et glacée, sous le vol strident des obus, je ne sais si les zouaves pontificaux eurent le loisir d’entendre la sainte messe et de communier : ils durent se contenter de recevoir à genoux et en bloc la bénédiction de leur aumônier et, partis 300 pour reprendre Loigny, cédé par la brigade Bourdillon, ils revinrent 60, n’ayant pu enlever que la ferme de Villours, mais ayant donné au 37e, qui tenait stoïquement dans le cimetière, le temps de briller ses dernières cartouches et au reste du corps de Chanzy le temps de se dégager : Sonis avait la cuisse broyée ; Bouillé, son chef d’état-major, Charette étaient grièvement blessés. Le Gonidec s’en tirait avec quelques égratignures. Patay même, le sanglant Patay, l’épargna ; mais, à l’attaque du plateau d’Auvours, le 11 janvier, quand Gougeard prit la tête de la colonne d’assaut au cri d’« En avant, pour Dieu et la patrie ! », dans le corps à corps qui suivit la charge, une balle frappa Le Gonidec à l’épaule qui en demeura longtemps paralysée.

Ce fut la fin de sa carrière de soldat, mais non de sa vie militante, car l’arrondissement de Vitré l’envoya peu après à la Chambre et, à chaque renouvellement de l’assemblée, il fut réélu sans concurrent. Cette constance du suffrage universel à son endroit aurait pu lui enfler le cœur, s’il s’était fait une idée plus transcendante de son mérite — et de celui de ses collègues.

— On s’est moqué de nos rois, se plaisait-il à dire, qui, par grâce d’état, savaient tout sans avoir rien appris. Mais le miracle se renouvelle chez nous, périodiquement, pour cinq ou six cents élus du suffrage universel qui ne savaient rien la veille de leur élection et qui, le lendemain, connaissent tout, le passé, le présent, le futur et même le paulo post futur, comme le bachelier de Salamanque…

Ce n’était point son cas, quoi qu’il en soit, et, plus il avançait dans la vie, plus il disait qu’il avait à apprendre. Je ne sais pas ce qu’il valait comme orateur et je ne sais même pas s’il fut orateur : du moins n’ai-je souvenir d’aucun débat où il soit intervenu à la tribune. Mais quel causeur charmant il faisait ! Quel esprit averti, délicat et plein de tact ! Ce doyen des représentants bretons, qu’auraient dû gâter trente années de parlementarisme, je l’ai entendu, chez Paul Sébillot, présenter les plus justes et les plus fines remarques critiques sur le texte d’un manifeste qu’on nous soumettait. L’auteur de ce texte y avait employé le mot « constituer », si lourd, si pédantesque et dont on abuse vraiment un peu trop.

— Pourquoi ne pas dire « faire », tout simplement ? observa Le Gonidec.

Tout l’homme est dans ce trait. Il détestait l’emphase dans le style comme dans la vie. Il n’eût pas été complètement breton, cependant, s’il n’avait eu son coin de chimérisme. Un hasard me le fit découvrir, certain jour que nous causions de Garibaldi.

Le Gonidec ne contestait pas l’existence de Garibaldi ; il acceptait de la vie du grand condottiere tout ce qui est antérieur au 29 août 1862 ; mais il repoussait délibérément tout ce qui suit et le mettait au compte d’un certain Sgaranelli, natif de Livourne, qui était, comme on dit vulgairement, le portrait craché de Garibaldi.

Et sur quel fondement asseyait-il sa créance ? me demanderez-vous. Voici :

— Remarquez tout d’abord, me disait M. Le Gonidec, que le type garibaldien est très répandu en Italie. Le « héros » n’avait pas qu’un sosie dans la péninsule : il en avait dix ou douze. Et c’est ainsi qu’à Gênes, sans qu’on s’aperçût de la substitution, un débardeur des quais posa longtemps les Garibaldi chez les photographes locaux. Vous me direz que cela ne prouve rien et que, si Garibaldi avait été tué en 1862 à Aspromonte, comme je le crois, on aurait bien fini par le savoir tôt ou tard. Oui, si la chose s’était passée ailleurs que dans les Calabres. L’Italie n’est point la France et nous sommes céans dans le pays par excellence, dans le Chanaan des sociétés secrètes. Tout le monde conspire peu ou prou en Italie ; tout le monde est d’une maffia ou d’une camorra quelconque. Et vous voyez pourtant comme les mystères d’une camorra ou d’une maffia sont bien gardés !…

— Soit, concédai-je. Quel intérêt auraient eu les garibaldiens à cacher la mort de leur chef ?

— Quel intérêt ? Mais les Garibaldiens sans Garibaldi n’étaient plus rien ! Ils perdaient toute importance politique ; leur cause était irrémédiablement ruinée.

— Et les fils de Garibaldi auraient accepté une substitution aussi honteuse ?

— Je ne suis pas dans le secret des dieux. Mais ainsi s’expliqueraient les effroyables disputes entre Menotti et son père putatif, dont retentirent à l’époque les échos de Caprera.

— Un mot encore. Persuadé, comme vous l’êtes, que Garibaldi mourut à Aspromonte, comment n’avez-vous point saisi l’occasion, à la Chambre, de protester contre les honneurs qu’on rendait à sa mémoire ?

— Je l’ai fait et l’Officiel peut en témoigner. Un jour que M. Lockroy occupait la tribune et qu’il parlait des droits de Garibaldi à être honoré en terre française comme originaire de Nice : « Mais, vous savez bien, répliquai-je, que votre Garibaldi était de Livourne ! »

Ainsi me parla, dans une conversation dont je garantis le sens, sinon les termes, M. Le Gonidec de Traissan, député d’Ille-et-Vilaine et ancien zouave pontifical. J’ai su depuis que beaucoup de ses compagnons d’armes partageaient sa manière de voir et qu’ils ne doutaient point que nous eussions eu affaire, en 70, à un faux Garibaldi.

L’hypothèse, reconnaissons-le, s’accommoderait assez bien avec les singulières défaillances du « héros » l’ascendant inexplicable qu’avait pris sur lui l’ineffable Bordone, pharmacien, promu général de brigade, surtout la licence des reîtres qui lui faisaient cortège et dont un historien peu suspect, M. Arthur Chuquet, de l’Institut, a dit qu’« ils avaient l’air de saltimbanques » et que « quelques-uns étaient des drôles et des coupeurs de bourses ». Et il est certain aussi, d’autre part, que, dès le début de l’engagement d’Aspromonte, Garibaldi tomba frappé de deux balles, l’une à la cuisse gauche, l’autre dans la cheville du pied droit, que cette dernière balle le fit particulièrement souffrir et qu’une légende — qui est peut-être de l’histoire — veut qu’elle n’ait pu être extraite que sur les indications de Nélaton.

Pour croire à la mort de Garibaldi et accepter en même temps l’hypothèse de sa réincarnation, il faudrait admettre que le gouvernement de Victor-Emmanuel se fût entendu avec son fils Menotti et ses lieutenants Nuto et Corte, — et voilà qui n’est plus du tout vraisemblable.

Après sa soumission, le chef des Chemises-Rouges, transporté sur un brancard à la caserne de la Marchesina, où il passa la nuit, fut embarqué le lendemain sur la Duca di Genova, à destination du fort de Varignano. Il y demeura plusieurs mois. S’il était vrai qu’il y fût mort et qu’on lui eût substitué le Livournais Sgaranelli, ce n’aurait donc pu être à l’insu et sans la complicité du gouvernement italien. Or, celui-ci commençait à trouver bien gênant Garibaldi. Loin qu’il eût intérêt à le ressusciter, il n’eût point été fâché, je crois, d’être débarrassé à tout jamais de ce brouillon.

Telles sont, entre beaucoup d’autres, quelques-unes des raisons qui m’empêchent, aujourd’hui encore, d’adopter les conclusions de M. Le Gonidec de Traissan. Je les exposai dans un article déjà ancien. J’espérais entraîner ainsi l’excellent homme dans un débat public, où il eût sorti ses derniers arguments. Peut-être les a-t-il consignés dans des mémoires qui paraîtront quelque jour. Peut-être s’en est-il tenu à de simples impressions. Ou peut-être, tout simplement, comme je l’insinuais plus haut, y avait-il un grain de chimérisme dans ce cerveau par ailleurs si net et si lucide. N’est-ce pas un autre Breton célèbre, l’abbé Moigno, qui se fit fort, un beau jour, de prouver que Napoléon était un simple mythe solaire et ses douze maréchaux une incarnation des signes du zodiaque ?

Le Gonidec était peut-être cousin de ce Moigno-là.





LA LÉGENDE DE Mgr DUCHESNE.



Personne ne prêta plus à la légende que ce démolisseur de légendes. Il n’y a pas de fumée sans feu, dit-on. D’accord, mais à condition que d’une allumette qui flambe on ne fasse pas un feu de la Saint-Jean et d’un prélat homme d’esprit un prélat voltairien — ou pire.

En fait, le mot le plus exact qui ait été dit sur Mgr Duchesne l’a été par Etienne Lamy qui le félicitait, dans son discours de réception, d’être « le moins crédule des croyants ».

Le moins crédule, soit ! Mais « croyant » enfin, et c’est l’essentiel, croyant au point de s’être institué en public, certain jour, l’apologiste de la tradition.

C’est aux élèves du Collège Stanislas qu’il fit cette surprise :

« Mes enfants, leur dit-il — ou à peu près — vous êtes ici dans une maison de tradition, tradition religieuse, tradition patriotique, tradition littéraire. Profitez-en. Imprégnez-vous d’esprit traditionnel. Faites-en d’abondantes provisions ; vous aurez assez d’occasions de les dépenser. Nous autres Français, nous avons l’instinct anti-traditionnel ; nous avons toujours peur que la tradition ne nous trompe ; nous nous défions d’elle ; nous avons une tendance innée à nous estimer d’autant plus que nous nous en sentons plus complètement détachés. Cela va jusqu’à la puérilité. J’ai vu le temps où l’on ne pouvait trouver un silex taillé sans le jeter à la tête de Moïse. Avons-nous réalisé quelque amélioration dans les conditions de la vie ou dans l’organisation de la société ? Nous nous empressons de proclamer qu’on n’en avait pas fait autant sous Louis XIV. Tout le monde n’est pas ainsi : voyez plutôt les Anglais. Vous avez lu des descriptions de leurs dernières fêtes, du couronnement de S. M. Georges V. Quoi de plus traditionnel ? On se serait cru au sacre de Henri II Plantagenet ou de Philippe-Auguste. Et pourtant les Anglais qui officiaient dans cette cérémonie sont des Anglais du vingtième siècle et vivent sous le ministère très libéral — subversif même, disent ses adversaires, — de M. Lloyd George ».

Voilà un langage où la plus ombrageuse orthodoxie ne trouverait rien à reprendre. Le bon sens s’y aiguise de malice, mais on ne peut se tromper à la fermeté de l’accent. Qu’est-ce-à-dire cependant et nous aurait-on abusés sur le compte de Mgr Duchesne ? Et ce prélat qui recommandait à nos enfants de s’imprégner d’esprit traditionnel, est-ce le même dont on colportait dans les feuilles anticléricales les mots irrévérencieux sur Pie X, nautonier sans habileté, conduisant la barque de saint Pierre « à la gaffe », et sur l’encyclique contre le modernisme, baptisée par lui l’encyclique digitus in oculo ?

C’est le même Homo duplex. À moins, pourtant, que les mots qu’on prêtait à Mgr Duchesne et contre lesquels, jusqu’à sa mort, il n’a cessé de protester, n’aient été forgés de toutes pièces par d’ingénieux mystificateurs.

S’il en était ainsi — et, quand on a lu l’excellente notice de Mme Claude d’Habloville qui vécut à Rome dans l’ombre de l’illustre prélat, on ne doute point qu’il en soit ainsi — il faudrait plaindre bien sincèrement le défunt, victime d’une réputation d’homme d’esprit universellement établie et qui comporte plus d’inconvénients que d’avantages. On ne prête qu’aux riches, dit le proverbe. Mais il est rare que ces prêts soient gratuits et qu’on n’en attende pas quelque profit inavoué.

Ce serait précisément le cas ici, d’après Mme d’Habloville, qui s’indigne contre la « campagne tantôt ouverte et sincère, tantôt perfide et venimeuse », qu’une « certaine » presse mena contre Mgr Duchesne au moment où il se présentait à l’Académie. « On lui fit un grief, dit-elle, de « mots » dits dans l’intimité et déformés pour les besoins de la cause ; on lui imputa comme crimes de vieilles plaisanteries de séminaire, rééditées et augmentées.[63] » Bref, peu s’en fallut que l’Académie ne lui claquât la porte au nez, avec un : « Serviteur, monsieur, vous avez trop d’esprit pour nous », qui eût été bien fâcheux pour la réputation de cette compagnie. Après sept tours de scrutin, durant lesquels les partis adverses restèrent sur leurs positions respectives, l’élection fut remise à un an. Il passe pas mal d’eau, en un an sous le pont… des Arts. Nos immortels eurent tout le temps de se faire une raison. Ce fut un peu dur, mais, enfin, l’heure de la seconde élection venue, ils ne se dérobèrent pas comme la première fois. Et, voulant un prélat, ils se résignèrent à le prendre homme d’esprit, savant et roturier.



Il apparaît bien aujourd’hui qu’on peut être l’un et l’autre, et prélat de surcroît, sans nourrir de ténébreux desseins contre le Saint-Siège et la tradition catholique. Les Goncourt écrivaient, un jour, à Flaubert : « Vous nous demandez pourquoi nous n’avons pas l’air rigolo dans nos lettres ? La réponse est bien simple : c’est que nous ne sommes pas rigolos pour un sou. » Les Goncourt étaient nés tristes, comme Mgr Duchesne était né gai. Il était Breton, pourtant, mais Malouin, ou plutôt Servannais, ce qui y ressemble fort. J’entends bien que Chateaubriand et Lamennais sont aussi Malouins et que, s’ils furent gais, ceux-là, c’est donc de cette gaieté de fossoyeurs dont parle quelque part Sainte-Beuve. Les races actives sont rarement mélancoliques, et l’exception de Lamennais et de Chateaubriand ne prévaut pas contre un trait de caractère affirmé par vingt autres Malouins ou Servannais illustres.

« Issu d’une lignée de marins bretons toujours prêts à monter à l’abordage ou à lutter avec la tourmente, dit Mme d’Habloville, Louis-Marie-Olivier Duchesne naquit dans les brumes matinales d’une fin d’été, alors que son père pêchait la morue sur les bancs de Terre-Neuve. Une sœur, plus âgée que lui, seconda sa mère dans les soins de la première enfance. Novice en ses essais de puériculture, la jeune fille s’effrayait, tâtant le crâne de son petit frère, d’y trouver des protubérances excessives. Elle craignit une maladie du cerveau ; le médecin de la famille, consulté, la rassura. Palpant les bosses incriminées, il déclara que, dans l’avenir, le nouveau-né n’aurait pas à s’en plaindre. Suivant le système phrénologique de Gall, elles annonçaient de belles facultés intellectuelles. La prédiction se réalisa tôt. Quand cette grande sœur commença à donner au tout petit les notions élémentaires de la science, il y mordit d’un superbe appétit : « Encore ! réclamait-il après chaque leçon. Encore ! ». Le supérieur du collège Saint-Charles, de Saint-Brieuc, où Louis Duchesne fit ses études classiques, a recherché, dans les anciens palmarès de l’établissement, quels furent les succès scolaires de l’académicien. Il eut tous les premiers prix, sauf un seul : celui de thème latin. Mgr Duchesne ne fut jamais un « fort en thème ». On s’en doutait. Ceux-là finissent, généralement, sous-chefs de bureaux dans une administration provinciale ».



Pas toujours. Retenons cependant, de cette preste et jolie page, où je croirais volontiers que l’intéressé collabora, que Mgr Duchesne, de bonne heure, montra un goût très vif pour les sciences. Nous comprendrons mieux que, plus tard, après avoir failli se diriger vers l’École Polytechnique, il aborda l’histoire par son côté le moins conjectural, qui est l’érudition.

On ne conçoit point aujourd’hui qu’un historien ne soit point un érudit. C’est une opinion qui n’était pas si courante il y a une cinquantaine d’années où, malgré l’autorité de Fustel et son exemple, l’on avait encore de l’histoire une conception beaucoup plus oratoire que scientifique. Chez Mgr Duchesne, dans ses mémoires, dans ses articles d’érudition, le style, volontairement dépouillé, n’a pour fonction que de servir et d’éclairer la vérité. C’est un esclave, non un tyran. Mais sa nudité n’est point sécheresse. Et jamais style, dans sa sobriété, ne fut plus français que celui-là. Et enfin ce style sait sourire. Mme d’Habloville cite, comme un modèle de critique enjouée et pénétrante tout à la fois, l’article que Mgr Duchesne publia, en 1882, sur l’Ecclésiaste de Renan. Le pastiche est des plus réussis, en effet, et M. André Thérive lui-même n’eût pas mieux fait. Ah ! dame, vous savez, quand les Bretons se mêlent de faire la leçon aux Bretons…

« C’est moi, Renan (Ernest), qui suis l’auteur du Kohéleth. La métempsychose n’est pas une fable vaine. Avant d’être professeur d’hébreu au collège de France et d’épigramme au palais Mazarin, avant même de gouverner l’Empire roman sous le nom de Marc-Aurèle, j’ai été professeur à Jérusalem… Je demeurai sur le chemin des jardins du roi, comme qui dirait[64] les Champs-Elysées de Jérusalem… Des terrasses de ma villa, je pouvais voir, chaque matin, fumer l’autel du Temple… Les cavaliers de la cour du roi Hyrcan distrayaient mes regards. Parfois je les laissais errer plus loin, sur les tombeaux épars dans la vallée de Josaphat. Toutes ces contemplations et certaines expériences d’une vie déjà longue engendraient en moi une sorte de mélancolie sceptique ; las de porter le poids de mes pensées, je finis par m’en décharger sur un rouleau de parchemin que l’on trouva longtemps après ma mort, dans le coin de quelque secrétaire. Un rabbin, complaisant, mais un peu myope, déclara le livre inspiré et le mit dans la Bible. Dieu a permis que je revinsse au monde sous l’écorce d’un hébraïsant, pour étudier ce phénomène curieux d’inspiration et me convaincre, une fois de plus, par la fortune de mes boutades, que tout est vanité ».

Boutade aussi, dira-t-on. Sans doute, mais qui prouve, du moins, qu’un érudit, chez nous, n’est pas nécessairement un pédant alourdi de science. Vous avez vu comme la manière de Mgr Duchesne, jusque dans ce pastiche, restait vive et succincte. Le jour qu’il voulut faire œuvre d’historien, il n’eut presque rien à changer dans ce style net, un peu court et qui ressemble assez au style de Montesquieu.

Hélas ! nous sommes si gâtés de romantisme que nous ne savons plus apprécier à sa valeur un style comme celui-là. C’est au nombre et à la splendeur des images que nous jugeons du style d’un écrivain. Je ne veux pas dire du mal des images. L’image est évidemment un progrès sur le geste : elle est trop souvent la ressource des esprits incapables d’étreindre leur pensée et de l’exprimer dans toute sa sévère et vigoureuse nudité. C’est un don de sauvage — ou de poète. L’humanité pensa d’abord par images ; elle ne s’est haussée que par étapes du concret à l’abstrait. Nos plus beaux siècles littéraires sont ceux où, comme chez Mgr Duchesne, la raison parla le langage de la raison…



Et j’ai cité encore, après Mme d’Habloville, cette page peu connue de Mgr Duchesne pour bien marquer sa position dans le camp des exégètes. Paul Souday, sans en faire tout à fait un esprit fort, veut cependant qu’il y ait eu dans sa physionomie et dans sa verve quelques traits du vieil Arouet. Dans sa physionomie peut-être, dans le plissement de son œil malicieux et dans ses lèvres minces d’où, comme d’un arc tendu, partait le mot acéré, mais la qualité de ce mot, l’humanisme de cette verve faisait plutôt songer à Erasme dont le portrait — le seul avec celui de Mommsen — décorait son cabinet du palais Farnèse. Je crois bien qu’après la guerre, Mommsen disparut, mais Erasme resta. Et cet Erasme, en effet, sceptique et croyant, téméraire et circonspect, brouillé avec Luther, comme Mgr Duchesne avec Renan, mais qui trouve le moyen de se concilier les bonnes grâces du pape Léon X et du schismatique Henri VIII, ressemble par tant de côtés à notre prélat !

Nulle duplicité là-dedans et aussi bien les hommes de ce type sont assez fréquents chez les Bretons, race d’éternels louvoyeurs qui ne détestent rien tant que le vent arrière et préfèrent à la ligne droite, facile et sans danger, les bordées aventureuses dans toutes les directions. La grande adresse de Mgr Duchesne — et peut-être sa plus grande jouissance — fut de naviguer toute sa vie sous le pavillon de l’Église dans les eaux du libre-examen, sans amener son pavillon et sans renoncer — pour tout ce qui n’était pas le dogme — aux principes du libre-examen. Je dois dire pourtant qu’une petite aventure personnelle ne laissa pas de m’inspirer certains doutes sur la sûreté de son information : il avait parlé de moi au bon éditeur Honoré Champion comme d’un de ses élèves (du temps où il enseignait à l’institution Saint-Vincent de Rennes) ; il ajoutait même — sympathiquement : « C’était un fameux cancre. » Ayant eu plus tard l’occasion d’entrer en rapports avec lui, je ne crus pas devoir l’encourager dans son erreur, si avantageuse qu’elle me fût, et je lui confessai que c’était mon frère Alphonse, et non moi, qui avait eu l’honneur de paître sous sa férule. Et je le priais en même temps de reporter sur le cadet des Le Goffic la sympathie qu’il semblait avoir gardée pour l’aîné.

Ah ! la riposte ne traîna pas !

« Je sais ce que je dis, m’écrivit ou à peu près Mgr Duchesne, et c’est bien vous et pas un autre qui avez été mon élève à Saint-Vincent. »

Les palmarès du lycée de Rennes font pourtant foi du contraire ; mais j’étais candidat à un fauteuil de l’Académie, et Mgr Duchesne était académicien, ecclésiastique et irritable. Qu’auriez-vous décidé à ma place ? Moi je crois bien que je lui répondis — comme Pandore :

— Monseigneur, vous avez raison.




FÉLIX ET LOUIS HÉMON.


I.

UN LIVRE DE FÉLIX HÉMON SUR BERSOT.


L’heure est bonne (15 août 1911) pour nous parler de Bersot. On peut dire que Bersot incarna l’idéal universitaire de sa génération, cette génération qui naquit à la vie professorale vers la fin du règne de Louis-Philippe, que l’empire réduisit au silence ou refoula dans l’opposition et qui, après une vacance de dix-huit ans, reparut aux affaires avec la République.

C’est à elle que Thiers, puis Gambetta confièrent la direction et la réorganisation de nos trois ordres d’enseignement. Bersot, placé pour sa part à la tête de l’École Normale, devait et pouvait donner une impulsion nouvelle à ce grand séminaire de la pensée laïque, où l’enseignement supérieur et l’enseignement secondaire recrutaient l’élite de leur personnel et aux destinées duquel ils étaient eux-mêmes suspendus. « Je fais en toute confiance appel à votre dévouement pour étudier ses besoins, lui écrivait Jules Simon, et m’adresser, après un examen approfondi, les propositions que vous jugerez les plus conformes à ses intérêts, qui sont ceux de l’Université ». Bersot n’y faillit point. Aussi longtemps qu’il resta en fonctions — et ce fut jusqu’à sa mort, — il se prodigua sans compter et, rongé par un mal effroyable, garda jusqu’au bout son application aux choses du service, sa force d’âme et son sourire.

Si l’Université avait disposé d’un pouvoir canonique, elle eût volontiers fait un saint de Bersot. « Vous êtes de la grande race des philosophes pratiquants », lui disait Pasteur, qui cherchait à comprendre comment un tel caractère avait pu se développer hors de l’Église ; Jules Ferry, dans le camp rival, lui pardonnait son spiritualisme, « parce qu’il avait porté haut la vertu, dans le sens antique, sans l’appui de la foi ».

Ni l’un ni l’autre ne cachaient leur admiration, que partageaient tous ceux qui avaient approché Bersot.

Ce rationalisme modéré, ce stoïcisme sans pose, tant de vertus professionnelles poussées jusqu’à la complète abnégation de soi répondaient trop bien à l’idéal philosophique de l’Université d’alors, qui retrouvait par ailleurs, en Bersot, toutes les qualités de finesse, de mesure et d’élégance qui composaient son idéal littéraire. Libérale, tolérante et n’ayant qu’une aversion ou plutôt qu’un dédain, celui des « convultionnaires » de toute catégorie, elle ne s’étonnait pas que l’homme en qui elle aimait à se contempler comme dans un miroir qui n’eût laissé subsister que ses traits les plus nobles, pût, sans s’amoindrir, sans rien céder de lui-même, concilier dans sa sympathie éclairée Montalembert et Renan, Nisard et Sainte-Beuve, Jules Ferry et le comte de Falloux.

« Nous nous sommes battus, disait Bersot, nous nous battrons peut-être encore, mais pas de la même manière que si nous ne nous étions pas connus. »

Est-il impossible, d’ailleurs, de trouver un terrain d’entente entre honnêtes gens de confessions et d’opinions différentes ? Les adversaires les plus irréductibles n’ont-ils pas intérêt à « mettre au-dessus de leurs divisions certains sentiments communs ? » Et, quand on est un Bersot, qui n’eut jamais d’autre passion que celle de la douceur, le profit ne se double-t-il pas d’un plaisir ?…

Voluptés délicates de l’éclectisme, de la conciliation des extrêmes, que vous êtes loin de nous ! M. Félix Hémon, qui vient de nous donner sur Bersot et ses amis une étude qu’on ne saurait mieux louer qu’en disant qu’elle aurait été digne de Bersot lui-même, n’a peut-être pas fait exprès de publier son livre en l’an de grâce 1911, au plein de cette crise des humanités qui met toutes les cervelles à l’envers. Il m’écrivait familièrement :

« Le livre que je vous ai envoyé et qui aura une suite, si je vis[65], est, comme dit l’autre, une pensée de jeunesse réalisée dans l’âge… plus que mûr. C’est à Bersot que je voulais, très jeune, dédier mon Buffon[66] : il n’a accepté qu’une ligne de souvenir pour l’Ecole Normale plus que pour lui. Il n’était plus là quand je dédiai à sa mémoire le La Rochefoucauld donné chez Lecène. J’avais cependant amassé des documents et, plus de trente ans après sa mort (vous voyez par là l’action persistante qu’il exerce sur nous), j’ai pu faire paraître un livre qui s’est fait lentement et presque tout seul, par apports successifs. Au reste, vous n’aurez pas de peine à en discerner l’esprit : Bersot est le libéral « en soi », avant de devenir, par son martyre héroïquement supporté, l’homme en soi… Le livre est peut-être une leçon, mais ne fait la leçon à personne. »

Je le veux bien, puisque M. Hémon le dit. Personne n’est visé dans son livre. Et, à la manière dont ce livre a été écrit, dont il s’est déposé, pour ainsi dire, chez son auteur, on ne peut douter en effet que celui-ci soit resté complètement étranger à de mesquines préoccupations individuelles. C’est le contraire d’un livre à clef. Rien n’y sent l’allusion. Imaginez pourtant ce livre publié il y a douze ou treize ans, eût-il provoqué les mêmes réflexions qu’aujourd’hui ? Y eut-on vu une leçon ? Bersot s’y fût-il accusé avec un égal relief ?

Évidemment non. L’Université de cette époque comptait encore trop de talents et de caractères formés à la même école pour qu’on aperçût au premier coup d’œil par quoi Bersot s’en distinguait. Ou du moins, s’il s’en distinguait, c’était seulement par le degré d’excellence auquel il avait porté, comme éducateur et comme écrivain, des qualités qu’on rencontrait chez la plupart de ses collègues. Il y a treize ans — avant l’Affaire, cette Affaire qui a pratiqué une coupure si profonde dans notre vie nationale et, chez certains même, dans leur vie morale — l’Université presque tout entière était libérale et spiritualiste, comme Bersot. On sait ce qu’elle est aujourd’hui, du moins dans la personne de ses dirigeants. Est-ce donc notre faute, si ce livre de M. Hémon, d’un ton si modéré, d’une langue si ferme et si fine, où les nuances sont si savamment observées et les opinions si délicatement ménagées, nous trouble à l’égard du plus sévère réquisitoire et si, ne voulant, avec l’auteur, que chercher des raisons de mieux admirer Bersot, nous en trouvons surtout de détester plus fortement ses successeurs ?

De l’héritage de Bersot, de son œuvre universitaire, du large esprit dont il l’avait animée, il ne reste à peu près rien au bout d’un quart de siècle. Et Bersot croyait peut-être avoir bâti pour l’éternité !

Jamais démenti plus cruel ne fut donné à l’optimisme candide d’un libéral. Nous sommes presque tentés de sourire aujourd’hui en lisant chez Bersot :

« Il y a une chose que la France, qui tolère bien des choses, ne tolérera jamais, c’est l’intolérance ». Ou bien : « Toutes ces violences contraires (des partis extrêmes) vont à nous faire deux Frances, et nous n’en voulons qu’une ». Ou encore : « On ne détruit pas une injustice par une injustice, mais par la justice ». Combien le pessimisme de Schérer, ce Renan plus sombre du protestantisme, comme l’appelle M. Hémon, était mieux averti : « Ce qui manque à la France, c’est la notion même de la liberté » !

Cette notion, du moins, ne manquait pas à l’Université de 1880 et il convient d’ajouter que Bersot n’avait rien oublié pour la fortifier en elle. Toute son action et son exemple personnel n’avaient tendu qu’à cette fin. N’oublions pas que Bersot avait combattu l’obligation en matière d’enseignement primaire, « persuadé, dit M. Hémon, qu’il ne faut point essayer de faire par les lois ce que les mœurs font toutes seules ». Plus tard, dans deux articles des Débats, on le voit qui soutient, par des arguments tirés du fond même de la doctrine républicaine, le principe de l’inamovibilité des fonctionnaires. Il y avait déjà quelque mérite à prendre cette attitude en 1879, au moment où la politique de parti s’essayait à corrompre les sources du haut enseignement et où le grand Fustel, suspect de cléricalisme, ne devait qu’à l’intervention de Bersot de n’être pas écarté de la chaire créée pour lui à la Sorbonne.

Les Fustel, s’il en est encore, languissent aujourd’hui dans les honneurs obscurs de quelque Université provinciale, quand ils ne sont pas recueillis par l’Institut Catholique, comme Branly, ou par la Société des Conférences, comme Brunetière. Mais Bersot lui-même, où serait-il ? Quelle serait sa place dans l’Université de ce temps ? À l’homme, à l’éducateur humaniste qui professait que « l’Ecole Normale n’est pas l’Ecole des Chartes » et que « ce qui importe, c’est de former des esprits justes et ouverts en protégeant la culture générale, les facultés contre la menaçante invasion des connaissances, » quel ministre oserait confier la direction d’un de nos grands établissements d’instruction supérieure ? Et enfin, puisque le langage des guerres civiles est devenu celui des discussions parlementaires, de quel côté de la barricade pense-t-on que se trouverait aujourd’hui le « saint » laïque de la rue d’Ulm, le chef, l’apôtre, le martyr qui incarna le plus haut idéal universitaire de la troisième République ?[67]

Toutes ces questions, ce n’est pas M. Hémon qui les pose, c’est son lecteur. Et peut-être vaut-il mieux que les chose soient ainsi. Il est superflu de louer l’écrivain qu’est Félix Hémon : son livre est un modèle d’atticisme ; c’est aussi un modèle de tact, admirable par tout ce qu’il dit et plus admirable encore par tout ce qu’il ne dit pas et qu’il suggère.

II.

Maria Chapdelaine
OU COMMENT UN BRETON DÉCOUVRIT POUR LA SECONDE FOIS LE CANADA[68].


Quoique publié en feuilleton par le Temps, quelques mois avant la guerre, le roman que voici n’a pas paru en France, mais à Montréal[69]. Je sais bien que le Canada est une rallonge transatlantique de la France ; mais, si nos livres sont lus là-bas, les livres canadiens sont assez peu lus chez nous. Et ce livre-ci, qui s’appelle Maria Chapdelaine et qui est vieux déjà de cinq ans, ne semble pas avoir eu un meilleur sort que ses confrères. Pourtant, sur les deux préfaces dont il s’adorne, l’une est signée Émile Boutroux[70]. Et ce grand nom aurait dû lui servir de passeport près du public français. Mais je n’ai pas vu que les vitrines et les étalages des libraires de nos boulevards lui en soient devenus plus accueillants. C’est un ostracisme que quelques admirateurs de Maria Chapdelaine s’occupaient de faire cesser. J’avais, pour ma part, entretenu de ce beau livre un de nos grands éditeurs de la rive gauche ; je lui avais signalé tout l’intérêt, l’urgence même — en raison des manœuvres d’approche de certaines firmes étrangères — qu’il y avait à le couvrir au plus tôt d’une firme française : M. Daniel Halévy a pris les devants, et je vois, par les journaux, que les Cahiers verts, la nouvelle collection qu’il prépare, vont ouvrir leur premier numéro avec ce chef d’œuvre inconnu.

Chef-d’œuvre, c’est le mot. Inconnu ? Entendons-nous. Il n’est inconnu que dans la patrie de son auteur. Au Canada, dans toute l’Amérique du Nord, en Angleterre, aux antipodes, il est fameux depuis longtemps. Et, en vérité, le cas de cette Maria Chapdelaine est bien — littérairement parlant — un des plus étranges et presque des plus déconcertants qui soient.

Si vous êtes un peu au courant des lettres canadiennes, vous savez l’émouvant effort qu’elles font, depuis tantôt un siècle, pour se dégager de l’imitation, être autre chose qu’une simple littérature de reflet. Le Canada ne cherche pas à rompre avec nous, avec notre langue, dont il garde peut-être la tradition mieux que nous-mêmes : le Canada ne fut jamais plus français de cœur qu’aujourd’hui, surtout depuis que nous avons renoncé ou que nous avons eu l’air de renoncer à la politique sectaire de l’ancien combisme. Mais, étant le Canada, c’est-à-dire un pays fortement caractérisé sur la planète par ses lacs, ses monts, ses bois, sa faune, ses mœurs, son histoire, ses aspirations, il estime, et avec raison, qu’il a droit à ce qu’un peu de tout cela se transfuse dans les poèmes et les récits qui prétendent à l’exprimer : le Canada, en un mot, veut avoir une littérature à l’image de son sol et de son âme.

Eh bien, il faut l’avouer, malgré les réussites partielles d’un Fréchette, d’un Chapmann, d’un Gérin-Lajoie, d’un Jules Tremblay et de quelques autres, cette littérature, il ne l’avait pas. Non, jusqu’à Maria Chapdelaine, il n’y avait pas un livre, vers ou prose, vraiment, pleinement, uniquement canadien, un livre dont on pût dire ce qu’on dit de tel livre de Kipling ou de Jack London, qu’il est le livre de la Jungle ou le livre de l’Alaska. Et que cette injustice de la destinée ait tout à coup pris fin, que le Canada possède depuis 1916 le livre qui l’exprime, c’est déjà un fait assez considérable par lui-même et qui ne pouvait nous laisser indifférents. Mais ce qui doit nous toucher bien davantage — et nous confondre un peu aussi — c’est que ce livre soit l’œuvre, non d’un Canadien de race, mais d’un écrivain de chez nous, mort tragiquement presque aussitôt après l’avoir écrit : Louis Hémon.

Ce Louis Hémon — qui portait un nom cher à tous les Bretons et même à pas mal de Français — était le fils de Félix Hémon, l’Inspecteur général de l’Université qui a publié sur Bersot, sur les Races vivaces, des pages concises, pleines et fortes, et le neveu de Louis Hémon, député du Finistère et l’une des voix les plus éloquentes du Parlement. Deux autres de ses oncles avaient marqué dans les lettres, l’un surtout, Prosper, par ses travaux sur la chouannerie bretonne qui font autorité en la matière. À Quimper, dès le collège, où ils enlevaient tous les prix, on avait plaisamment baptisé ces quasi-homonymes des populaires héros d’Huon de Villeneuve : les quatre fils Hémon. Un frère même du futur auteur de Maria Chapdelaine, prénommé Félix comme son père et mort prématurément à vingt-sept ans (1902), au retour d’une campagne en Extrême-Orient, laissa des notes de voyage d’un assez vif intérêt qui furent publiées sous le titre de Sur le Yang-Tsé.

Quant à Louis Hémon no 2 — celui qui nous occupe — il était né à Brest le 12 octobre 1880, « juste en face de la rade », m’écrit sa sœur, qui est tentée de voir là une prédestination et croirait volontiers qu’en donnant carrière, de si bonne heure, à sa passion des aventures il n’ait fait que céder aux grandes voix tentatrices du Large qui soufflaient autour de son berceau. Toujours est-il, ajoute-t-elle, que « l’idée des voyages lointains » le hanta presque dès l’enfance. Pour ne pas désobliger son père, il consentait à préparer sa licence en droit et le concours d’entrée de l’École coloniale. Mais, quoique reçu en bon rang et nanti du diplôme d’annamite, il démissionnait aussitôt, ayant horreur de tout ce qui ressemblait à un enrégimentement.

Jamais homme en effet ne se sentit moins de disposition pour la vie de fonctionnaire que ce fils d’un des plus hauts dignitaires de l’Université : sa sœur le peint comme un caractère renfermé, fuyant le monde, aimant la solitude et la méditation, et ce sont les traits habituels auxquels se reconnaissent d’abord les Bretons ; il y joignait un goût violent des sports qui n’est pas aussi commun chez eux et qu’il conciliait je ne sais comment avec son caractère méditatif. Peut-être, devançant la génération d’aujourd’hui, avait-il découvert que la culture physique, l’effort musculaire harmonieux ont non seulement leur utilité et leur beauté, mais encore leur valeur spirituelle et qu’il y a une mystique du sport, comme l’assure M. Alexandre Arnoux. Ce goût, quoiqu’il en soit, était si peu chez lui une passade, un caprice de jeune homme, qu’à la suite d’un concours littéraire ouvert par l’Auto (février 1906) et où il remporta le premier prix, il devint un collaborateur régulier de ce journal et le resta jusqu’à sa mort. Sur les photographies qu’on a de lui à cette époque, il se présente avec une physionomie longue, aiguë et glabre, d’Anglo-Saxon. Mais un séjour de quelque durée qu’il avait fait en Angleterre où il se maria, croyons-nous, et d’où il rapporta une exquise nouvelle : Lizzie Blakeston, publiée par le Temps en 1908 et qui est l’histoire d’une petite danseuse des rues londoniennes, sœur lointaine de l’enfant Septentrion, put bien lui avoir communiqué ce faciès un peu sec de jeune bachelor, corrigé par la mélancolie voilée d’un beau regard de Celte.

Que se passa-t-il ensuite dans sa vie ? Il semble que, devenu veuf à trente-deux ans, rongé de spleen, il ait cherché dans le vaste monde un coin solitaire pour y enfouir son chagrin. Tout ce qu’on savait jusqu’ici de cette portion finale de sa brève carrière était peu de chose : il était parti pour le Canada et, sans s’arrêter dans les villes, poussant toujours vers l’Ouest, vers les confins de la colonisation, les « terres neuves », comme on dit là-bas, il s’était fixé dans la région du lac Saint-Jean, aux environs de Saint-Edouard de Péribonka, en pleine zone forestière. Il y était demeuré dix-huit mois, hôte d’une tribu de bûcherons-défricheurs dont il partageait la vie élémentaire, notant, observant, combinant l’intrigue — oh ! si peu compliquée ! — du livre qu’il projetait d’écrire sur ces échantillons de la primitive et libre race canadienne. Et, son manuscrit terminé, ficelé, expédié à M. Hébrard, directeur du Temps, le 8 juillet 1913, il se mettait en route, à pied, le sac au dos, le long du Transcanadien, vers des pays encore plus inexplorés, quand, près de Chapleau (Ontario), un train, que sa contention d’esprit et peut-être une légère paresse d’oreille l’avaient empêché d’entendre venir, le prit en écharpe et l’envoya rouler à dix mètres de la voie. Ce stupide accident (qui, d’après sa sœur, aurait également coûté la vie à un jeune Australien, son compagnon de route) enlevait au Canada le premier grand écrivain qui l’eût compris, le seul interprète égal à sa stature que la destinée jalouse lui eût encore concédé et qu’elle lui retirait presque aussitôt.

Je reviendrai tout à l’heure, à l’aide des documents qu’a bien voulu me communiquer M. Damase Potvin, directeur du Terroir, de Québec, sur les circonstances, vraiment singulières et touchantes, où fut écrite Maria Chapdelaine. Il est temps de présenter au lecteur une analyse sommaire de ce beau livre, plus riche de substance spirituelle que d’événements et qui est donc de ceux qu’on ne peut résumer qu’assez mal.

Une famille de défricheurs canadiens, les Chapdelaine, vit dans la solitude, près des chutes de la Péribonka, à l’orée des grands bois qu’elle abat sans désemparer du printemps à l’automne pour « faire de la terre » — forte expression du pays qui exprime bien, dit l’auteur, « tout ce qui gît de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés et semés ». Cette famille se compose du père, Samuel Chapdelaine, de la mère, Laura, de leur fille aînée. Maria, l’héroïne du roman, de leur cadette, Alma-Rose, de leurs quatre fils, Esdras, Da’Bé, Tit’Bé, Télesphore, et d’un vieux valet de ferme, d’un « homme engagé », suivant l’expression locale, Edwige Légaré, dit Blasphème. Il y a encore le cheval, ce grand « malavenant » de Charles-Eugène, ainsi nommé d’un voisin du bisaïeul ou trisaïeul des Chapdelaine avec qui ceux-ci avaient eu maille à partir et pour se venger duquel, de père en fils, ils donnaient ses prénoms chrétiens et le qualificatif de « malavenant » à leur bête de trait. Et il y a enfin Chien — un chien, en effet, pour qui l’on ne s’est point tracassé la tête et qui s’appelle Chien tout simplement comme s’il était le seul de son espèce. Groupez maintenant autour de ce petit monde et des quelques vaches, moutons et volailles, qui forment tout son cheptel, un voisin célibataire (on est voisin dans la région du lac Saint-Jean quand on n’habite pas à plus de 4 ou 5 milles), Eutrope Gagnon, et des hôtes de passage, comme Lorenzo Surprenant, parti pour les « États » où il travaille dans une usine, et François Paradis, un fils de colon que la « magie » du bois a ensorcelé et qui s’est fait trappeur, — vous aurez, avec des personnages épisodiques, tels que Napoléon La liberté, crieur public de Péribonka, Tit’Sèbe, le « remmancheur » (rebouteur), et l’estimable M. Tremblay, curé de la Pipe, la troupe au complet, figurants et protagonistes, du drame humain, simple et profond comme la vie, qui va se jouer dans cette clairière perdue de l’Extrême-Ouest canadien.

Dès le début, le drame est noué : c’est la rivalité qui met aux prises dans le cœur de Maria Chapdelaine, la belle fille, forte et saine, aux « cheveux drus », au « cou brun », ses trois amoureux représentatifs des trois genres de vie qui s’offrent à elle : Eutrope Gagnon, en qui s’incarne la tradition des antiques défricheurs ; Lorenzo Surprenant, le déserteur de la terre, l’émigré des « États » ; François Paradis, l’homme de la vie libre et des grands espaces, tantôt trappeur, tantôt foreman, qui ne se sent à l’aise qu’au cœur des forêts. Et c’est François Paradis qui l’emporte d’abord. De passage à Péribonka, où les Chapdelaine lui ont offert l’hospitalité de la nuit, il se rend avec eux à la cueillette des « bleuets » (myrtilles dont on fait des confitures) et, le hasard ou son astuce d’amoureux lui ayant ménagé un tête-à-tête avec Maria, il lui explique doucement :

— Je vais descendre à Grand’mère la semaine prochaine pour travailler sur l’écluse à bois… Mais je ne prendrai pas un coup, Maria, pas un seul !

Il hésita un peu et demanda abruptement, les yeux à terre :

— Peut-être… vous a-t-on dit quelque chose contre moi ?

— Non.

— C’est vrai que j’avais coutume de prendre un cou pas mal, quand je revenais des chantiers et de la drave ; mais c’est fini. Voyez-vous, quand un garçon a passé six mois dans le bois à travailler fort et à avoir de la misère et jamais de plaisir, et qu’il arrive à la Tuque ou à Jonquières avec toute la paye de l’hiver dans sa poche, c’est quasiment toujours que la tête lui tourne un peu : il fait de la dépense et il se met chaud, des fois… Mais c’est fini. Et c’est vrai que je sacrais un peu. À vivre tout le temps avec des hommes « rough » dans le bois ou sur les rivières, ou s’accoutume à ça. Il y a eu un temps où je sacrais pas mal, et M. le curé Tremblay m’a disputé une fois parce que j’avais dit devant lui que je n’avais pas peur du diable. Mais c’est fini, Maria. Je vais travailler tout l’été à deux piastres et demie par jour et je mettrai de l’argent de côté, certain. Et, à l’automne, je suis sûr de trouver une « jobe » comme foreman dans un chantier, avec de grosses gages. Au printemps prochain, j’aurais plus de cinq cents piastres de sauvées, claires, et je reviendrai.

Il hésita encore, et la question qu’il allait poser changea sur ses lèvres.

— Vous serez encore icitte… au printemps prochain ?

— Oui.

Et, après cette simple question et sa plus simple réponse, ils se turent et restèrent longtemps ainsi, muets et solennels, parce qu’ils avaient échangé leurs serments.

La scène vraiment ( que j’ai dû abréger à regret) est d’une beauté toute mistralienne… Et, plus d’une fois en effet, Maria Chapdelaine fait songer à la Mireille du grand Provençal. Et l’on a aussi dans le dialogue précédent un savoureux échantillon du parler canadien, où gage est féminin, où icitte se dit pour ici, risée pour plaisanterie, règne pour existence, chars pour wagons, à bonne heure pour de bonne heure, adonner et adon pour faire plaisir, c’est correct pour c’est bien, oui, son père, pour oui, mon père, il mouille pour il pleut, je vous marierai pour je vous épouserai, se mettre chaud pour s’enivrer, s’écarter pour perdre le sens de l’orientation, ce qui équivaut là-bas à perdre la vie… Le langage populaire, en tous pays, s’ingénie à chercher des atténuations au dur mot mourir. Mais il ne sert de ruser avec la vérité et le jour qu’elle apprendra par Eutrope Gagnon que le pauvre François Paradis, parti seul, un soir d’hiver, « à raquette », sur la neige, dans ces bois sans limite, pour venir passer les fêtes de Noël auprès d’elle, a été surpris par une tempête de « norouà » et s’est « écarté », Maria n’aura pas besoin d’en apprendre davantage : elle sait ce que parler veut dire et qu’elle ne reverra plus son amoureux. Mais, comme elle est de ces fortes chrétiennes qui portent leur croix en dedans, elle ne pleure ni ne bouge et reste, dit l’auteur, tout le temps de la conversation entre ses parents et Eutrope, « les yeux fixés sur la vitre de la petite fenêtre que le gel rendait pourtant opaque comme un mur. » C’est seulement une fois seule qu’elle consent à écouter sa douleur. Encore son cœur simple craint-il bientôt « d’avoir été impie en l’écoutant » et, songeant que l’âme de François a peut-être besoin de prières, elle reprend son chapelet tombé sur la table et se remet à l’égrener dans la nuit, interminablement.

Le drame en somme est fini avec cette mort du jeune trappeur et ce qui suit peut se résumer en quelques lignes : la vie a repris son cours régulier dans le « range » du père Chapdelaine ; catéchisée par le curé de la Pipe, qui lui explique qu’une fille comme elle, « plaisante à voir, de bonne santé, avec ça vaillante et ménagère et qui n’a pas dessein d’entrer en religion, c’est fait pour encourager ses vieux parents, d’abord, et puis après se marier et fonder une famille chrétienne », Maria a chassé « de son cœur tout regret avoué et tout chagrin, aussi complètement que cela était en son pouvoir ». Mais la mère Chapdelaine meurt à son tour dans de cruelles souffrances que ne réussissent pas à atténuer les pilules d’Eutrope Gagnon ni les malaxages du remmancheur Tit’Sèbe (et, par parenthèse, le récit de cette mort, l’éloge funèbre de sa fidèle et admirable compagne par le vieux père Chapdelaine sont des morceaux incomparables où l’auteur, sans le chercher, atteint à la grande ingénuité homérique) ; Maria, un moment hésitante entre Lorenzo Surprenant, qui veut l’entraîner à la ville, aux « États », et Eutrope Gagnon, qui veut la garder à la terre, au pays des ancêtres, comprend que son devoir est de rester. C’est un pays dur « icitte », sans doute. Mais ce pays si dur a des séductions, une éloquence secrète à laquelle on ne résiste pas. Empruntant sa voix profonde, les vieux fondateurs de la colonie, les pères de l’âme canadienne disent à Maria :

Nous sommes venus il y a trois cents ans et nous sommes restés. Nous avions apporté d’outre-mer nos prières et nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre

pays, vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu’au rire, le cœur le plus humain de tous les cœurs humains : il n’a pas changé. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n’avons compris clairement que ce devoir-là : persister… nous maintenir… et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise : « Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir… » Nous sommes un témoignage.

Eutrope Gagnon s’étant présenté sur les entrefaites devant Maria et lui ayant demandé : « Calculez-vous toujours de vous en aller, Maria ? » elle fit non de la tête et, comme il insistait pour savoir s’il devait voir là un encouragement, une promesse, elle lui répondit : « Oui. Si vous voulez, je vous marierai, comme vous m’avez demandé, le printemps d’après ce printemps-ci, quand les hommes reviendront du bois pour les semailles ». Maria, aussi, comme tous les siens, maintiendra.

Je sens tout ce qu’une analyse comme celle que je viens de présenter a d’insuffisant. On l’a dit avec raison : il faudrait beaucoup de citations et beaucoup de place pour donner une idée à peu près exacte de la beauté d’un tel livre, où la personnalité des héros reste engagée dans la vie de la terre, du ciel, de l’eau, du vent, de la neige, où le pathétique de l’anecdote est tout lié à celui des saisons. Et la France, elle, tout d’abord, a pu s’y tromper ou n’y pas faire attention. Mais au Canada, quand parut, dans le Temps, Maria Chapdelaine, ce fut une émotion indescriptible : on ne voulait pas croire qu’un écrivain français eût pu pénétrer si à fond dans l’âme canadienne. Ce roman si simple, presque dépouillé, était une immense révélation. Non pas seulement la révélation d’un écrivain admirablement doué et d’une sensibilité supérieure : Maria Chapdelaine révélait à elle-même l’âme canadienne qui n’avait fait encore que se soupçonner. Et là vraiment était la merveille, le coup de fortune sans précédent : un aiguillage nouveau, une orientation nouvelle des lettres canadiennes, mises enfin sur leur vraie voie, pouvait résulter de cette révélation.

Mais il convient d’ajouter que cette réussite inespérée fut le prix d’un long effort, d’une observation appliquée et minutieuse de plusieurs mois ou plutôt d’une expérience personnelle menée dans des conditions que peu d’écrivains accepteraient de s’imposer. Il résulte en effet, des renseignements recueillis sur place par M. Damase Potvin, dont on ne saurait assez louer les multiples initiatives, que Louis Hémon, venu en flâneur dans la région forestière de la Péribonka avec des ingénieurs « qui exploraient, écrit-il lui-même à sa sœur, le tracé d’un très hypothétique, en tout cas, très futur chemin de fer », renonça un beau jour à cette vie de farniente pour s’engager, « à raison de 8 dollars par mois, au service d’un cultivateur de l’endroit du nom de Samuel Bédard ». Comment s’étonner qu’il ait décrit avec une telle sûreté, une telle profondeur d’accent, l’âpre et rude existence des défricheurs canadiens, puisque lui-même, pendant dix-huit mois, épousa cette existence, fut un de ces défricheurs ? Pour qu’on se défiât moins de lui chez ses hôtes et qu’il pût surprendre au naturel leur parler et leurs gestes, il eut soin de leur cacher sa vraie personnalité, ne souffla mot ni de ses antécédents ni de ses projets littéraires ; il passa parmi eux comme un ouvrier de la terre, a pu dire justement notre consul général au Canada, M. Ponsot, avant de se révéler à eux, par son roman posthume, sous sa qualité véritable d’ouvrier de lettres, un ouvrier qui, par son coup d’essai, s’égalait à un maître. Et, le livre publié, il s’en dégageait une vérité si criante que tous s’y reconnurent ou crurent s’y reconnaître : Samuel Chapdelaine, l’infatigable pionnier travaillé du besoin « de mouver souvent, de pousser plus loin et toujours plus loin » pour se battre avec le bois, c’est le patron même de Louis Hémon, Samuel Bédard ; la mère Chapdelaine, c’est la courageuse Laura Bédard, sa femme ; Edwige Légaré, c’est Joseph Murray, dont le juron favori est : blasphème ; Lorenzo Surprenant, c’est Edouard Bédard, employé aux « États », dans les « facteries » ; Tit’Sèbe, le remmancheur, c’est Eusèbe Simard, dont on raconte des cures merveilleuses ; Eutrope Gagnon, c’est Eutrope Gaudrault, un jeune colon de Honfleur que Louis Hémon rencontra maintes fois à la veillée chez les Bédard ; Da’Bé et Tit’Bé sont les prénoms vaguement tonkinois de deux enfants d’Ernest Murray, le plus prochain voisin des Bédard ; il n’est pas jusqu’à François Paradis et Maria Chapdelaine qu’on ne veuille identifier, l’un avec François Lemieux, de Mistassini, un guide des acheteurs de pelleteries qui « s’écarta » un soir de grande neige et fut « trouvé mort gelé dans les bois de Chibogamou », l’autre avec « Mlle Eva Bouchard » de Péribonka, jolie, saine et forte comme Maria et qui, jusqu’ici, comme Maria, « a toujours remis ses prétendants au printemps d’après ce printemps ».

Et sans doute plusieurs de ces rapprochements, de ces identifications, eussent fort étonné l’auteur qui n’avait pas prétendu écrire un livre à clef ; il a pu emprunter ici et là certains traits, certains noms, mais ses héros participent d’une vérité générale qui les hausse très au-dessus des personnages accidentels qu’on veut qu’il ait pris pour modèles. Tout au plus s’en est-il inspiré. Ce n’en est pas moins un bon signe que cette application du public à retrouver dans la vie les héros de Louis Hémon : les œuvres belles et sincères sont les seules qui provoquent de ces recherches, et c’est comme un hommage que leur rend l’admiration populaire, d’accord avec le sentiment de l’élite. Les marques de la reconnaissance officielle et des lettrés n’ont pas manqué en effet à Louis Hémon de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis que son nom était encore inconnu chez nous, la Société des Arts, Sciences et Lettres du Canada faisait élever par souscription, sur sa tombe, un mausolée de marbre blanc ; un autre monument lui était élevé à Péribonka, près du lac Saint-Jean, dans la ferme où Maria Chapdelaine fut composée, et le père Chapdelaine, alias Samuel Bédard, celui-là même « qui eut tant de peine à « faire de la terre », a voulu céder pour rien, nous dit-on, le morceau de terre où s’élève aujourd’hui ce monument, dédié à la mémoire de son ancien « engagé ». Les deux monuments ont été inaugurés au printemps de 1919, en présence de notre consul, par le ministre des Colonies et le surintendant de l’Instruction publique. Mais déjà la Société de Géographie de Québec (1917) avait donné le nom de lac Hémon à l’ancien lac des Islets, au nord du canton Tanguay, et le nom de lac Chapdelaine à l’ancien lac Vert, sur le parcours de la rivière Tête-Blanche (région du lac Saint-Jean).

Par les honneurs vraiment exceptionnels rendus là-bas à Louis Hémon, par ces mausolées et ces stèles dont les hommes de lettres, les géographes, le gouvernement de la colonie ont voulu marquer chacune de ses étapes en terre canadienne, par ce baptême, à son nom et au nom de son héroïne, des lieux où se déroule la si simple et si émouvante intrigue de son roman, on peut mesurer l’impression qu’a produite au-delà de l’Atlantique la publication de Maria Chapdelaine. Le Canada a enfin le livre après lequel il soupirait, l’épopée domestique qui l’exprime tout entier. La plupart des personnages, sans rien perdre de leur vigoureuse individualité, y ont une valeur de symbole : comme Maria est la personnification du Canada, ses amoureux personnifient les trois tendances qui se disputent l’âme canadienne. Et c’est ce livre qui a révélé une race à elle-même, ce chef-d’œuvre d’un de ses fils, que la France ne connaît pas ou qu’elle connaît à peine ! L’aurais-je connu moi-même sans le hasard d’une conversation avec mon ami René Grivart, globe-trotter émérite, à qui le roman avait été envoyé par un correspondant canadien et qui voulut bien s’en dessaisir en ma faveur ? Qu’il en soit ici remercié ! Et que soit loué aussi M. Daniel Halévy, malgré la petite dent que je lui garde pour m’avoir coupé l’herbe sous le pied, de vouloir réparer une des plus criantes injustices littéraires de ce temps en accordant les honneurs du premier numéro de ses Cahiers au chef-d’œuvre de Louis Hémon, — écrivain de génie mort à trente-trois ans et célèbre dans le monde entier, sauf dans son pays.



FÉLIX LE DANTEC.


I.

LE SCANDALE DE LA SORBONNE.[71]


Voilà donc Félix Le Dantec décrété à son tour de modérantisme. Entre nous, il ne l’a pas volé. C’est un scandale — d’aucuns disent une trahison, — c’est surtout une stupeur dans les milieux « bien pensants » de la nouvelle Sorbonne qu’un homme qui avait donné des gages si précieux au rationalisme, qui ne croyait qu’à la biologie et qui ne jurait que par elle, soit allé se ranger dans le camp des ennemis de la révolution sociale et, au nom même de cette biologie sacro-sainte, ait osé proclamer que la perfectibilité indéfinie de l’espèce est une chimère, que la justice absolue n’est pas de ce monde, que la propriété durera autant qu’il y aura des hommes, qu’il est bon qu’il y ait des frontières et que, si la guerre n’existait pas, il faudrait peut-être l’inventer.

Il en dit bien d’autres d’ailleurs, Le Dantec, et toujours au nom de la biologie, ce qui aggrave singulièrement son cas. Passe encore s’il recourait au subtil distinguo du professeur Grasset et s’il logeait le savant dans un lobe de son cerveau et le politique dans un autre. « Est-ce à votre cuisinier ou à votre cocher que vous avez affaire. Monsieur ? » Point, et Le Dantec, qu’il parle science ou politique, parle toujours en biologiste ou, si vous le préférez, en matérialiste convaincu. Il n’est pas l’homme des compartiments ; il répugne aux cloisons. C’est un logicien et de la plus dangereuse espèce qui soit, celle qui va jusqu’au bout de ses raisonnements.

Lors de la dernière grève des chemins de fer un rédacteur de la Guerre Sociale vint lui demander, de la part du Breton Gustave Hervé, de signer une protestation contre les actes d’autorité d’un autre Breton, mon ancien camarade de philosophie du lycée de Nantes, Aristide Briand.

« Je répondis à mon visiteur, dit Le Dantec, que je ne pouvais prendre parti dans une question où je ne voyais pas clair et au sujet de laquelle mes meilleurs amis étaient divisés ; mais j’ajoutai que j’entrevoyais une lueur qui me permettrait de me guider dans le dédale des faits sociaux sans renoncer à mes habitudes de biologiste positif. Je ne sais pas, ajoutai-je, si ce que je trouverai plaira aux lecteurs de la Guerre Sociale ou à ceux des journaux conservateurs. En tout cas, ce que je trouverai, je le dirai, quoi que ce soit… »

Telle fut l’origine du livre qui fait tant de bruit en Sorbonne (l’égoïsme, seule base de toute Société), qui scandalise Aristippe, indigne Carnéade et Georgias et attire sur le crâne de Le Dantec — un solide crâne de Celte heureusement — la belle averse de sarcasmes et d’injures que vous savez. Peu s’en faut que ces philosophes ne lui dénient le droit de philosopher : « Vous sortez de votre spécialité ; retournez à la biologie ! » Car il n’est plus permis, dans la docte maison, d’avoir des idées générales et de lever le nez de ses fiches ou de son microscope. Ou, si l’on a des idées, il faut qu’elles soient courtes et d’une orthodoxie éprouvée. Le billet de confession n’est pas encore exigé en Sorbonne : mais on y viendra. Et déjà l’on n’y souffre pas qu’un étudiant, à plus forte raison un professeur, manifeste quelque indépendance à l’égard du dogme établi et en rejette ou en discute certains articles. Et comment le souffrirait-on au surplus ? Est-il permis de contester l’évidence ? Et quand la Science a prononcé, n’est-ce point pour tous une obligation de s’incliner ?

Or, que dit la Science, — la Science officielle, oracle de ces Homais du haut enseignement ? Elle dit que l’individu naît bon et que c’est la société qui le pervertit : qu’il vaut mieux que le monde périsse plutôt qu’une iniquité soit tolérée ; que le régime de la propriété individuelle est cause de la plupart des maux dont nous souffrons ; que la guerre est un fléau, les armées permanentes une honte et que tous les hommes sont frères, égaux en droit et perfectibles à l’infini…

J’abrège. Mais il est remarquable comme cette Science-là, qui se donne pour la résultante du long effort de la pensée du XIXe siècle, est tout entière déjà chez Jean-Jacques, le moins savant des hommes et qui vivait en un temps où l’on ne connaissait même pas encore le mot de biologie. Ah ! qu’avec raison notre démocratie élève des autels au Voyant merveilleux qui, perçant la brume des âges, fit mieux que deviner et rédigea par avance les conclusions où devait aboutir, cent cinquante ans plus tard, la Science officielle de la troisième République ! Voici qu’on va célébrer en grande pompe le deuxième centenaire du « Père des Temps nouveaux » ; le Panthéon ne sera pas assez vaste pour contenir sa postérité spirituelle, même allégée de Bonnot, de Valet et de Garnier. Et c’est ce moment qu’un biologiste universellement réputé, un professeur de Sorbonne, dont la parole faisait autorité jusqu’ici chez les « intellectuels », va choisir pour dire à ses collègues ébaubis ;

— Mais non, vous vous trompez ! La science sans majuscule et tout court, — la seule que je connaisse — n’enseigne rien de ce que vous prétendez. Et elle enseigne même précisément le contraire. Il fallait être un Jean-Jacques pour croire que l’homme, à l’état sauvage, n’a que des vertus et que l’égoïsme est une déviation de notre nature primitive. Avec cet « utopiste », vous voyez dans le droit une notion métaphysique et sacrée. Biologiste, je n’y distingue rien de tel. Et je vois très bien en revanche les raisons très fortes et purement positives, essentiellement égoïstes, qui ont poussé l’homme à fonder les syndicats de garantie et d’assistance qu’on appelle des sociétés. Je vais plus loin et j’estime que la grande majorité de nos semblables, voire les plus malheureux, les plus déshérités, souhaitent obscurément la continuation d’un régime social qui leur est devenu indispensable par l’effet d’habitudes plusieurs fois millénaires. En sorte que, d’un commun accord, on doit, me semble-t-il, imiter l’éducation des siècles passés et développer chez les jeunes hommes le sentiment du devoir plutôt que la conscience de droits qu’ils n’ont que trop de tendance à s’exagérer…

Ainsi parle, ou à peu près, Le Dantec, et vous concevez aisément le trouble et même l’indignation qu’un pareil langage devait provoquer dans certains milieux. Cette indignation n’a pas été ressentie qu’en Sorbonne : elle s’est propagée jusqu’aux extrémités du corps enseignant, et de pauvres cerveaux de primaires, touchants de crédulité, de foi naïve dans la Science — avec une majuscule cette fois — ont été bouleversés par le dernier livre de leur auteur préféré. L’un d’eux écrivait :

« Que penserait-on d’un général qui ferait tirer sur ses troupes ? Telle est exactement l’impression de douloureuse stupeur qu’a produite sur nous la nouvelle attitude de M. Le Dantec ».

Je dois dire que la stupeur a été moins vive et surtout moins douloureuse chez ceux qui croient connaître vraiment Le Dantec. Que parle-t-on de sa « nouvelle » attitude ? Comme il n’avait pas réfléchi jusqu’ici aux problèmes politiques, il demeurait vis-à-vis d’eux sur une prudente réserve : le jour qu’il s’y est sérieusement appliqué, il est arrivé à des conclusions qui l’ont surpris et peut-être contristé tout le premier, mais qu’il n’a pas pu ne pas adopter, parce qu’elles lui étaient imposées par une force supérieure à ses propres inclinations.

Le Dantec « fait de la logique » comme d’autres font des calembours ou de la tuberculose. C’est son état naturel. Il a, de son maître Pasteur, le souverain détachement, la magnifique impersonnalité scientifique : aucune affirmation, s’il ne l’a préalablement vérifiée, n’a pour lui la valeur d’un article de foi, et, conservant dans l’ordre politique la même liberté d’examen que dans l’ordre scientifique, analysant, définissant, enchaînant — toutes choses inconnues d’un Jean-Jacques —, il était inévitablement exposé à bousculer dans ses conclusions le nuageux édifice des annonciateurs de la Cité future. Observez que les mêmes hommes qui lui font grief aujourd’hui de son indépendance d’esprit à l’égard des « immortels principes » ne trouvaient pas assez d’éloges pour sa critique incisive du spiritualisme. Tant que Le Dantec ne s’attaquait qu’aux métaphysiciens de la philosophie, tout allait bien et il était une des lumières de la Sorbonne. Mais voilà que Le Dantec s’en prend aux métaphysiciens de la politique et avec la même puissance d’argumentation, la même rigueur de méthode, leur démontre l’inanité du dogme radical-socialiste ; aussitôt l’antienne change et le grand homme de la veille n’est plus bon qu’à jeter aux corbeaux.

La morale de cette histoire, c’est qu’il n’est pas prudent de se fier aux Celtes, qu’ils s’appellent Chateaubriand, Lamennais, Renan ou Le Dantec : aucun parti, aucun système politique ou religieux, n’est sûr de leur adhésion définitive et sans réserve.

Mais défection n’est pas trahison. Si un parti détenait la vérité totale, ils lui resteraient inébranlablement fidèles, mais la vérité a trop de facettes, et l’infirmité de leur nature les empêche de se contenter, comme les autres hommes, d’une vérité incidente et fragmentaire. Ce tourment de l’absolu, qui est proprement un mal celte, fait qu’ils ne sont à l’aise nulle part. Souhaitons qu’on ne les appelle jamais au gouvernement du monde : par horreur du relatif, ils le conduiraient aux pires catastrophes. Mais, tout en les bannissant de la République, rendons-leur justice : ce n’est pas l’intérêt qui les guide. La mobilité de leurs opinions, dont ils portent les premiers la peine, vient uniquement de leur impuissance à résister aux sollicitations de tout ce qui porte le caractère ou revêt l’apparence d’une vérité : dupes quelquefois et plus souvent d’une clairvoyance extraordinaire, ils s’inquiètent peu d’avoir l’air de se contredire, et je crois même qu’ils n’en sont pas autrement fâchés. Peut-être ne sont-ils aussi versatiles que parce qu’ils sont un peu plus fins et beaucoup plus désintéressés que le commun de leurs semblables. Et peut-être aussi ce que La Bruyère dit du cœur que, seul, il concilie les choses extrêmes et admet les incompatibles, s’appliquerait-il assez bien aux Celtes qui sont avant tout des sentimentaux, — même quand ils font de la logique, comme Le Dantec.



II.

SUR LA MORT DE FÉLIX LE DANTEC.
(Liberté du 9 juin 1917).


Avec quel déchirement j’écris ce nom en tête de mon article ! J’ai perdu le plus cher de mes amis, mon plus ancien compagnon, car nous nous connaissions depuis l’enfance, et je voudrais m’isoler dans mon chagrin, en épuiser à l’écart toute l’amertume.

Cette satisfaction égoïste m’est refusée. Le public a le droit de savoir ce qu’était l’homme qui vient de disparaître, la grande perte qu’ont faite en lui la science et les lettres françaises. Je suis mal qualifié sans doute pour parler du savant. D’ailleurs, de très bonne heure, Le Dantec avait abandonné les recherches pures de la biologie pour la philosophie des sciences ; son cerveau était tourné vers la synthèse. Pasteur, qui l’aimait comme un fils, l’avait chargé de fonder un laboratoire à Sao-Paulo pour l’étude de la fièvre jaune. C’était au plus fort de l’épidémie. Il avait vingt-trois ans, l’âge des épanouissements sentimentaux. Les hôpitaux regorgeaient. Il vécut dix-huit mois, comme un chartreux, au milieu de cette pourriture mortuaire. Mais ce rude noviciat décida de sa vocation : les problèmes de la vie et de la mort l’intéressèrent seuls désormais.

Nommé à son retour du Brésil maître de conférences à la Faculté de Lyon (1893), puis chargé du cours d’embryologie générale à la Sorbonne, il publia coup sur coup la Matière vivante, Théorie nouvelle de la vie, l’Unité dans l’être vivant, etc., etc. Tous ces livres se tenaient étroitement : c’étaient les pièces d’un vaste système philosophique qu’il construisait avec une hâte fiévreuse, le pressentiment très net de la brièveté de sa destinée. Que vaut ce système ? Félix Le Dantec, quoi qu’il en soit, est le premier qui ait appliqué à l’étude des êtres vivants les méthodes qui avaient servi jusque-là pour l’étude des corps bruts ; il se flattait d’être arrivé à raconter tous les phénomènes vitaux objectifs dans « le langage général de l’Équilibre ». Les étrangers le tenaient pour l’égal de Comte.

Sa pensée eût-elle évolué par la suite ? « Ayant aperçu les limites du connaissable, dit Gaston Deschamps, et libérée des bornes fatales de l’empirisme, peut-être eût-elle rencontré, dans une dialectique hardie, la pensée d’un Henri Poincaré, d’un Boutroux, d’un Bergson ? » Je ne le crois pas pour ma part. L’agnosticisme scientifique de Le Dantec n’avait fait que se fortifier avec l’âge. J’en parle en homme très détaché et qui, philosophiquement, habitait aux antipodes de l’auteur du Conflit. Mais ce libre-penseur véritable avait cette originalité de comprendre et d’accepter les formes de pensée qui lui étaient les plus étrangères. Il ne cherchait jamais, fût-ce dans son entourage, à imposer ses façons de voir ; il ne contrariait personne sur ses croyances et, par respect pour la chrétienne accomplie qu’il avait épousée[72], il faisait maigre le vendredi, comme Littré, qu’il rappelait par tant de côtés et qui fut, comme lui, une manière de saint laïque, de chrétien sans la Grâce. Il doit y avoir tout de même, dans le Paradis, un petit coin pour ces mécréants-là.

C’était surtout le plus sincère des hommes et qui sacrifia tout à ce qu’il croyait être la vérité. Vous savez le bruit que fit un de ses livres : l’Égoïsme, seule base de la Société et l’indignation qu’il provoqua dans les clans socialistes du haut enseignement. D’aucuns crièrent à la trahison parce qu’il n’avait pas respecté leur erreur. Cette erreur leur était chère et, comme Rachel qui ne voulait pas être consolée, ils ne voulaient pas être détrompés. Et ils le signifièrent à leur contradicteur en le confinant dans des postes secondaires, en lui refusant la titularisation…

Le Dantec souriait de ces mesquines représailles. Depuis longtemps sa santé était atteinte. Il se savait perdu, mais il ne se plaignait pas. L’une des dernières fois que je le vis dans son cher Ty-Plad où il se retrempait chaque année, car ce Breton ne pouvait se passer de sa Bretagne et c’était d’ailleurs un de nos plus remarquables celtisants, il me dit avec un accent que je ne lui connaissais pas et comme s’il parlait déjà de lui au passé :

— En somme, j’ai été un homme heureux. En trente ans de ma vie scientifique, je n’ai pas connu une heure de doute. J’ai joui, comme aucun homme n’en a peut-être joui, de toutes les découvertes de mon temps. Cette certitude que j’ai tout de suite acquise, cette plénitude de sécurité, je les dois à la méthode. La méthode, tout est là. Trois hommes l’ont créée chez nous : Descartes, Lavoisier et Laplace. Ils ont fait la clarté dans le monde. La clarté, la qualité essentielle du génie celtique !

Et il répéta encore :

— J’ai été un homme heureux. La vie m’a gâté. C’est qu’il se satisfaisait de peu, comme la plupart des Bretons qui sont indifférents aux vanités de ce monde, comme ce La Tour d’Auvergne qui avait pris pour devise : Bara, lez ha librente, du pain, du lait et la liberté, ou comme ce Duclos à qui Mme de Rochefort disait un jour : « Oh ; vous, Duclos, on sait ce qu’il vous faut : du pain, du fromage et la première venue ». Son bonheur, il le mettait à faire celui des autres. Il était adoré là-bas des paysans. Trop faible pour s’engager, il avait pris du service, au début de la guerre, dans un hôpital de la région ; l’un de ses frères, René, commandait en second le front de mer de Dunkerque ; un autre, Jules, capitaine au 19e de ligne, avait été promu chef de bataillon et décoré pour sa magnifique défense de Tahure. Je vois encore Félix venant m’apporter la citation de ce brave.

— C’est un héros, tu sais, un vrai !

Il rayonnait de fierté fraternelle. Il y a deux mois, le 15 avril, sur l’Aisne, la veille de l’attaque de Craonne, le commandant Le Dantec partait en reconnaissance avec un de ses hommes : on vient de retrouver son corps criblé de mitraille. Le soldat et le philosophe s’en vont presque à la même heure. En des postes différents, tous deux ont fait leur devoir jusqu’au bout, Félix comme Jules. Et cependant une inquiétude travaillait cette conscience scrupuleuse. Dans son agonie, on l’entendit demander :

— Ai-je été un bon Français ?

— Oui, Félix, lui répondit sa belle-mère, un bon Français… et un bon Breton.

Il sourit… Ah ! comme la lande, les îles, la mer, cette année, vont me sembler vides !



JOSEPH BÉDIER DU MÉNÉZOUARN

( À PROPOS DE SA RÉCEPTION À l’ACADÉMIE FRANÇAISE)




Sans doute nous ne sommes plus au temps où, pour excuser l’Académie française, qui avait appelé à elle l’abbé Gallois, Fontenelle devait expliquer au public qu’aucun des statuts de l’illustre Compagnie ne lui interdit de recevoir « l’érudition qui n’est pas barbare » sur le même pied que l’éloquence et la poésie. Les plus grands de nos érudits, un Fauriel, un Littré, un Gaston Paris, un Bréal furent des lettrés de la plus haute distinction. Et c’est aujourd’hui le cas d’un Joseph Bédier. Il y avait tout de même jusqu’ici, à chaque élection de ce genre, un petit mouvement de surprise dans le public : le moindre vaudevilliste lui est assurément plus sympathique et est, en tout état de cause, beaucoup mieux connu de lui que les plus fameux de nos érudits. Mais pour Joseph Bédier, rien de pareil, et les cent et quelques éditions de son Tristan en faisaient presque l’égal de l’auteur de Phi-Phi.

Cependant, et puisque on veut que cette réception de M. Bédier soit un signe de renouveau celtique, comment ne pas s’étonner un peu que, dans son très beau discours de réception, le nouvel académicien, qui a si bien parlé de son pays d’origine, « noble entre les nobles terres de douce France », la « petite île Bourbon », n’ait pas trouvé un mot de souvenir pour une patrie plus lointaine dans le temps, sinon dans l’espace, à qui, comme Leconte de Lisle, il est pour le moins aussi redevable qu’à la « perle de l’Océan Indien » et qui s’appelle la Bretagne ?

J’ai d’autant plus le droit de m’en affliger que M. Bédier, le jour même de son élection, me fit le grand honneur de me venir voir et, ne m’ayant point trouvé, me laissa sa carte — une carte que je conserve précieusement et où étaient griffonnés quelques mots qu’il avait tenu à signer « pour la première fois », me disait-il, de son nom complet : « Joseph Bédier du Ménézouarn ».

Rien ne pouvait plus flatter mon amour-propre de Breton. Qui dit Ménézouarn (colline de fer), dit Breton jusqu’à la moelle, et je m’applaudissais déjà, pour ma petite patrie, du nouveau lustre que ce relèvement de titre allait faire rejaillir sur elle. Je savais vaguement jusque-là que M. Bédier appartenait à une vieille famille vannetaise, dont le chef, compromis dans la conspiration de Pontcallec, sous le Régent, avait cru prudent de passer aux îles pour déjouer les recherches de ce terrible colonel de Mianne que la Chambre royale de Nantes avait lancé aux trousses des conjurés. Néanmoins, le nom de Bédier ne figure pas dans les listes, d’ailleurs très incomplètes, qui furent remises au colonel ; mais il est probable qu’on l’eût trouvé au bas de l’acte d’association qui fut signé à Lanvaux entre les conjurés et qui comprenait 5 ou 600 noms de gentilshommes des quatre évêchés. Petits hobereaux pour la plupart. La grande noblesse, prudemment, les Rohan, les La Trémouille, etc., s’était tenue à l’écart du mouvement. Un collègue de M. Bédier au Collège de France, et le plus savant homme de Bretagne, mon éminent ami M. Joseph Loth, a retrouvé, près de Guéméné, je crois, la terre de Ménézouarn. Aucun doute, désormais, et c’est là, autant qu’à Bourbon, j’imagine, qu’il faut chercher le secret de certaines attitudes du nouvel académicien et, plus spécialement, de son amour presque filial pour les légendes arthuriennes. Ménézouarn est si voisin de Brocéliande !

J’entends bien que ce Joseph Loth, qui a su si promptement dénicher le terroir perdu de Ménézouarn, est aussi le même homme qui conteste à la Bretagne l’honneur d’avoir servi de cadre à la mélancolique histoire de Tristan et d’Yseult : c’est la Cornouaille britannique qui aurait seule le droit, à l’en croire, de revendiquer cet honneur. Il importe assez peu, et M. Loth ne conteste pas tout au moins que les fictions arthuriennes soient issues de la collaboration intime du génie armoricain et du génie gallois.

Mais il y a une difficulté plus grande à mon gré. Comment concevoir qu’une aventure comme celle de Tristan et d’Yseult soit sortie d’un cerveau breton ? Quand le prude Vivès, dans son Institution de la femme chrétienne, si diligemment traduite par notre Pierre de Changy, mettait en garde les maris et les pères du seizième siècle contre ces livres « pleins de lasciveté et pestiférés, attirants à vice, comme Lancelot du Lac, Tristan, Merlin, etc. », il ne faisait que constater au demeurant ce paradoxe en apparence inexplicable d’un peuple dont l’extrême sévérité de mœurs, la pudeur presque farouche, ont passé en proverbe de très bonne heure et dont la littérature est en même temps la première qui établit et fit triompher dans tout l’Occident le prétendu dogme de la fatalité de la passion, excuse de l’adultère qu’elle parait des couleurs les plus séduisantes. Mais il faudrait savoir d’abord si ces couleurs se trouvaient dans les originaux bretons et si elles n’ont pas été ajoutées précisément par les adaptateurs étrangers. Je le croirais volontiers et que les auteurs bretons, enclins par tempérament (car nulle race, après la musulmane et la slave, n’est plus fataliste que la race bretonne) à restreindre en toutes choses la part de la responsabilité humaine, ne péchèrent que par un excès de complaisance envers les malheureux amants, plus victimes que coupables, dont la volonté, à les entendre, demeurait aussi étrangère aux égarements de leurs sens qu’elle est absente des égarements de la raison.

M. Bédier a, lui aussi, marqué quelque étonnement que des Celtes aient pu « inventer » la légende de Tristan et d’Yseult, mais son étonnement vient surtout de ce que le conflit douloureux de l’amour et de la loi fait tout le fond de la légende, alors que, dans l’ancienne législation celtique, le mariage était révocable à la volonté des parties. « Peut-elle (cette légende), dit-il, avoir été conçue par un peuple qui a considéré le mariage comme le plus soluble des liens ? » Il y aurait là contradiction et presque incompatibilité, en effet. Mais M. Loth, cette fois encore, a mis les choses au point, et il ne paraît pas que l’union libre ait été un article du code d’Hoël-Da, qui est le Solon des Gallois. La contradiction n’était qu’apparente.

Mais elle montre à quels embarras on se heurte de tous côtés. Il n’est plus de mode sans doute, depuis Michel Bréal, de voir dans l’Iliade et l’Odyssée des œuvres anonymes, filles de la route et du hasard, mais il demeure qu’à passer par tant de bouches et des rhapsodes, qui y introduisaient leurs variantes personnelles, aux diascévastes et aux diorthontes, qui les arrangèrent et les polirent, elles ont dû subir bien des altérations et des interpolations avant de se fixer par l’écriture dans le texte des Pisistratides. Et qui sait, en définitive, comment se forment les grands mythes humains ? Ils sont autant, et davantage peut-être, l’œuvre de la foule, des siècles, qui y ajoutent ou y retranchent, que des matrices individuelles qui les ont engendrés pour la première fois à la lumière. Ce sont des créations continues, si ce ne sont pas des phénomènes de génération spontanée. Et c’est pourquoi un comte de Tressan, au XVIIIe siècle, et, avec autrement de génie, un Tennyson, un Wagner, un Bédier, de nos jours, peuvent reprendre les vieilles légendes arthuriennes : leur éternelle jeunesse, leur merveilleuse plasticité font qu’elles s’adaptent à tous les temps et trouvent immédiatement un écho dans les âmes.



CHARLES GÉNIAUX.

Romancier de la mer.




À PROPOS DE SON LIVRE « L’OCÉAN ».


C’est la symphonie du Large. Toutes les orgues de l’Atlantique y ronflent. Il y passe je ne sais quel souffle acre de tempête, de saumure, d’eau-de-vie, de rut et d’héroïsme ; l’Océan y est évoqué, saisi à l’état de force vierge, indomptée et vivante.

Et je reconnais volontiers que ce n’est pas ainsi que les Parisiens se représentent « la grande bleue », comme l’appelle un des leurs, le délicat René Maizeroy. Nous voici précisément à l’époque des villégiatures : la « saison » bat son plein sur les plages ; il est entendu qu’après le Grand Prix, Paris n’est plus dans Paris, mais à la mer. La Manche, l’Atlantique, se disputent la clientèle des « baigneurs ». Ce n’est plus seulement Trouville, Dinard et la Baule qui sont des rallonges de la capitale : toute la côte bretonne est devenue une annexe du boulevard, une banlieue maritime du quartier de la Bourse et de l’Opéra. Paris, reste Paris toujours et partout et, par contagion, tout se parisianise autour de lui, les êtres et les choses.

Hélas ! oui, même la mer ! De juillet à septembre, elle n’est que fanfreluches ; elle fait toilette trois fois par jour, comme une mondaine ; elle sait toutes les danses à la mode, tango compris — surtout le tango, dont elle n’attend pas toujours que l’orchestre des casinos voisins lui donne le signal ; elle a même, de temps à autre, ses vapeurs et ses nerfs, pour mieux ressembler à une petite maîtresse. C’est la « mer élégante », chantée par Rodenbach… Géniaux, lui, n’a voulu affaiblir d’aucune épithète l’énorme mot qu’il a donné pour titre à son livre et qui l’emplit tout entier : l’Océan. Mais, comme il fallait que cet écrivain se sentît les épaules solides pour porter le poids d’un pareil titre !

Il m’écrivait, quelques jours après la publication de son livre :

« Je serais maintenant le plus heureux des Bretons si, chaque jour, le courrier ne m’apportait soit une rose, soit un chardon, soit du bois sec. Je veux, par là, faire allusion aux articles de la presse sur l’Océan. Mais je reçois aussi des lettres qui me bouleversent, me remuent jusqu’au fond de l’âme. Des écrivains ou des lecteurs m’écrivent quelles émotions ils éprouvent à vivre parmi mes matelots. Et, dans mon grand orgueil, j’ai conscience de n’avoir pas été trop écrasé par mon titre… Oui, mon orgueil est aussi grand que la misère de mon esprit. Vis-à-vis de la foule, je maintiens mon attitude ; je sais ce que l’écrivain vaut en moi. Hélas ! vis-à-vis de moi-même, c’est un désolé qui se regarde et qui crie sans espérance. La lumière vacille. Où vais-je avec mon amour si réel pour les souffrants ? Je vais à la mort, à rien, ni plus ni moins que le dernier des niais. Ma femme et moi, si unis, nous sentons la détresse nous envahir à mesure que semble s’affermir ma situation littéraire. Ma situation ? Et pourquoi mon grand effort ? Qui me pousse ? Du vent. Ce n’est pas (ici le nom d’un philosophe rationaliste) qui me consolera… »

L’émouvante confidence que voilà et qu’on dirait écrite pour servir de contre-partie au « roseau pensant » de Pascal, s’affirmant supérieur à l’univers qui l’écrase ! Et que cette impression de détresse, ce sentiment de la vanité de l’effort, à l’heure même du triomphe, est bien d’un Breton, d’un homme de cette race étrange que le bonheur rend triste et qui n’est vraiment à l’aise que dans le remâchement du passé, dans le deuil et dans le regret !…

Mais quel autre aussi qu’un Breton eût pu pénétrer à cette profondeur dans l’âme de ses compatriotes et, comme le plongeur de la légende, y faire tinter l’anneau mystique, gage et symbole de l’infrangible alliance qu’elle a conclue avec la mer ? La Bretagne ne s’est pas toujours appelée la Bretagne. Certes ce nom de Bretagne qui vient du celtique breiz et qui veut dire « nuancé, bigarré », il n’en est pas de plus congruent, de mieux approprié au caractère du pays à qui il fut conféré dans un sentiment tout à fait étranger d’ailleurs à l’esthétique et à la géographie[73]. « Que le Dieu de la mélancolie te protège et que le tailleur te fasse un pourpoint de taffetas changeant, dit, dans la Nuit des Rois, un personnage de Shakespeare, car ton âme est une véritable opale. » Cela ne s’appliquerait-il pas merveilleusement à la Bretagne et, comme on a dit de l’Irlande qu’elle était l’émeraude des mers, ne pourrait-on pas dire de cette chatoyante contrée qu’elle est l’opale du couchant ? Mais la Bretagne porta jadis un autre nom que lui avaient donné les Celtes et qui était encore le sien au temps de César : l’Armorique. Or Armor ou Armorik est un mot composé qui veut dire « pays au bord de la mer » ou, plus simplement, « pays de la mer »[74]. Appellation aussi justifiée que la première, mais plus inattendue et même tout à fait étrange, quand on y réfléchit, car bien d’autres pays dans le monde sont baignés par la mer, que nonobstant on n’a pas appelés des « pays de la mer ». D’où vient-donc la faveur échue à celui-ci ? Et le mot de l’énigme, Flaubert, d’aventure, certain jour qu’il pérégrinait à la pointe Saint-Mathieu, ne l’aurait-il pas trouvé sans le savoir ?

« Je sentis tout à coup, dit-il, que j’avais derrière moi toute l’Europe et toute l’Asie, et, devant moi, la mer, toute la mer ! »

Eh bien, — autant que ces hypothèses rétrospectives sont permises, — c’est très probablement la même impression que durent éprouver les « grands barbares blancs » qui, descendus des hauts plateaux de l’Asie Centrale (car je me refuse, jusqu’à preuve du contraire, à faire du bassin de la Baltique le premier habitat de la famille humaine), arrivèrent un jour, au bout d’on ne sait combien d’années, de siècles peut-être de marche, dans le pays après lequel il n’y avait plus rien — rien que la mer — et où il fallait donc qu’ils s’arrêtassent. Finis terræ. Ici était le terme obligatoire de leur exode ; ils ne pouvaient aller plus loin. Ils avaient derrière eux, ramassées, perdus dans la brume de leurs souvenirs ataviques, la formidable Asie et la monstrueuse Europe de l’âge quaternaire, des milliers et des milliers de lieues de steppes, de forêts, de marécages, de landes, de monts, de plaines, de vallées et, devant eux, la mer, toute la mer, l’immense virginité des eaux. Partout où ils se portaient, ils se heurtaient à elle ; ils la retrouvaient jusque dans les terres, où elle dardait, comme de grands tentacules d’argent, ses estuaires et ses fiords, où elle se creusait de grands lits de repos, qui furent, plus tard, la rade de Brest, le golfe du Morbihan, la baie de Douarnenez. C’était comme une obsession, une hantise. Et ils finirent par comprendre qu’ils étaient sur une terre réservée, une terre sur laquelle la mer avait mis son sceau, qui était comme une annexe continentale de son grand domaine maritime, en un mot, une colonie, un pays de la mer : Armor

Les géologues leur ont donné raison : la science a confirmé les intuitions de la barbarie primitive. Nous savons aujourd’hui que la Bretagne émergea la première de l’abîme, aux âges siluriens. C’est la plus vieille terre du monde, et il lui en est resté quelque chose. Elle avait primitivement la forme d’une île ; merveilleuse opale du couchant, pour reprendre notre comparaison de naguère, les eaux la sertissaient de toutes parts. Puis, d’autres terres, à l’Est, sortirent de l’abîme, se rapprochèrent, se soudèrent à elle. D’île, elle devint une péninsule ; mais on dirait qu’elle a gardé la nostalgie de son premier état ; il semble qu’on la voie, le dos tourné au monde, perdue dans la contemplation de cet infini marin qui l’épousait jadis de toutes parts et qui pénètre encore jusqu’à son cœur par le double mouvement quotidien de ses marées.

Que la race qui habite une terre chargée d’un tel passé ne soit pas semblable aux races du reste de la France, qu’il y ait, en elle, quelque chose d’autre et comme un ressouvenir confus de la préhistoire, qui pourrait s’en étonner ? Le fait est que l’œuvre de Géniaux, bien que se passant de nos jours et mettant en scène des êtres directement pris sur le vif, comme ce magnifique Fanch Trémeur, dont on retrouverait le prototype dans le sauveteur Auffret, a des allures, un accent, presque un bâti d’épopée primitive ; avec leurs titres abstraits : la Tempête, la Coupe du Goémon, le Sauvetage, etc…, les chapitres en ressemblent à des chants.

Entendons-nous. Cela n’a rien d’homérique. Il y manque la lumière hellène et cette vénusté qui adoucissait déjà les contours de l’Olympe naissant. Tous ces êtres-ci sont taillés dans le granit de leurs rivages ; ils en ont la rudesse, la lourdeur et la puissance. S’ils s’apparentent à des héros de légende, c’est à ceux des Niebelungen ou de la Chanson de Roland, ou même aux Troglodytes de Rosny. Aussi bien, l’art de Charles Géniaux est-il plus plastique qu’introspectif. Il y aurait une étude bien intéressante à tenter sur la manière de ce romancier, qui ne s’est jamais mieux réalisé que dans le présent livre, admirable restitution de la vie des sauveteurs bretons, et dans l’extraordinaire gargouille symbolique appelée l’Homme de peine. Consciemment ou non, Géniaux applique à la littérature les procédés et le « faire » des anciens imagiers ; si on voulait lui chercher des ancêtres directs, c’est peut-être aux tailleurs de calvaires qu’il faudrait les demander, à ces artisans anonymes dont le ciseau, à la fois réaliste et mystique, campa, sur les places de nos bourgs, le peuple grouillant des crucifixions…

Ou plutôt c’est à l’Océan lui-même qu’on s’adresserait pour l’expliquer — cet Océan qui est aussi une manière d’artiste démesuré, modelant la dune avec le pouce des vents, canonnant la roche avant de la polir et dont Hugo disait que ses fantaisies sculpturales, étrangères à ce que nous nommons le goût et toujours sublimes, dégagent « une sorte de plaisir terrible », — celui-là justement qu’on goûte à la lecture de Géniaux.





AU VILLAGE.



ANSELME CHANGEUR — JOS PARKER —
JEAN DES COGNETS.




Tous nos villages, qu’ils soient bretons, lorrains, beaucerons, normands, provençaux, saintongeois, ont-ils certains traits généraux faciles à dégager et qui leur donnent, à défaut d’une physionomie commune, un certain air de parenté ?

Changeur le croit. Anselme Changeur est le dévoué secrétaire général de la Société pour la protection des paysages, — si dévoué qu’on en abuse un peu. Il ne s’en plaint point. Il trouve tout naturel qu’on lui laisse faire toute la besogne de la propagande, de la correspondance et du bulletin. Besogne écrasante, s’il en est. Mais Changeur touche une indemnité ? Pas un fifrelin : c’est tout au plus si on lui rembourse ses frais de poste. À elle seule, la correspondance qu’il lui faut entretenir avec les délégués de la Société, les municipalités, les administrations locales, etc., suffirait à remplir la journée d’un homme bien entraîné. Et Changeur trouve encore le temps de voyager, d’enquêter sur place, d’écrire des rapports et de faire des conférences ! Il y a dix ans qu’il mène cette vie de galérien volontaire et M. Beauquier, qui préside la Société des paysages de France, qui est député et membre de la majorité radicale, n’a pas encore pu décrocher pour son collaborateur le petit bout de ruban rouge qu’on prodigue à tant de prétentieuses nullités de la politique et des lettres[75].

Ajoutez que Changeur, qui se dépense ainsi sans compter pour la défense de notre patrimoine national, est un écrivain charmant, pittoresque, disert, riche d’aperçus ingénieux et de remarques émues ou plaisantes, une sorte de Toppfer des paysages de France. Il faut l’entendre parler du Village, tel qu’il s’est cristallisé en son esprit, du Village en soi, synthétique et concret tout ensemble :

« Le Village, dit-il, est l’habitat humain le plus proche de la nature ; c’est le premier anneau — anneau de mariage, pourrait-on dire — de la chaîne qui relie — et qui le lie — l’homme à la nature. C’est au village que s’opère la mystique et féconde union. Le paysan, le villageois, revêt toute la grandeur d’un symbole sans s’en douter, comme il sied. Il incarne en quelque sorte la force même de la terre à laquelle il s’adapte strictement par son aspect, son attitude, son geste ; il s’y relie comme l’arbre trapu et noueux s’incorpore au sol qu’il fouille de ses racines et dont il boit la sève, ardente comme du sang ».

Et cette force — ce dynamisme, — puisée dans le flanc de la terre, ne se traduit pas seulement en acquisitions matérielles, en muscles et en hémoglobine : elle est aussi génératrice de vigueur morale et de vigueur intellectuelle. Comptez les hommes illustres en tous les domaines qui ne peuvent pas se réclamer de la terre, c’est-à-dire de leur village ou de celui de leur père et de leurs aïeux ! Leur nombre est infime. Chez presque tous, il y a un ancêtre paysan. Droiture, bon sens, équilibre des facultés équivalent chez les meilleurs à un certificat d’origine : ils leur viennent du village ancestral, comme en viennent le blé, le vin, les fruits. Rien ne pousse sur le pavé, — que la chlorose et le vice.

Honorons donc le Village, comme nous y invite Anselme Changeur. C’est pour l’avoir trop méprisé, ridiculisé, chansonné, pour avoir trop prôné les avantages et la prétendue supériorité de la ville — de la ville qui consomme et ne produit pas — que nous avons déterminé ce mouvement général d’exode, cette désertion progressive des campagnes, une des causes de l’affaiblissement de notre natalité et, qui sait ? peut-être de notre moralité publique.



Et, précisément, voici qu’à l’autre bout de la France, du délicieux bourg arcadien de Fouesnant, une voix fraternelle répond à Changeur, fait écho à sa louange du Village. Le nom de Jos Parker n’est peut-être pas venu jusqu’à vous ? C’est que Parker est un sage, qu’il vit à l’écart des cités, entre sa pipe et son chien, dans un petit manoir breton presque aussi bas que les pommiers qui l’ombragent et que, s’il chante, s’il écrit, c’est pour lui et pour la douzaine de braves gens qui lui composent son auditoire.

Il ne prend même pas la peine de faire éditer ses livres à Paris ; son dernier recueil — prose et vers — le Journal de Village, porte la firme d’un libraire morlaisien[76]. Et qui donc intéresserait-il, en effet, dans l’énorme et bruyant Paris, ce recueil qui ne parle que des choses et des êtres aperçus dans un rayon de quelques arpents, même quand ces arpents-là sont ceux d’un petit paradis terrestre, célèbre pour la juteuse saveur de ses pommes et l’incarnadine fraîcheur de ses Èves à collerettes tuyautées et à devantiers de soie cerise ou lilas ? Mais, l’été venu, vous ferez peut-être une infidélité au boulevard. Alors et si les dieux vous conduisent vers l’un de ces verdoyants estuaires ou sur l’une de ces plages de sable rose qui s’ouvrent comme des lèvres dans l’âpre granit finistérien, prenez ce livre, emportez-le et, à vos heures de trêve, de grève et de rêve, feuilletez-le devant la mer : aux émanations iodées des varechs, à la rude salure du large, il mêlera pour vous sa senteur agreste, son odeur de verger, de foin mûr et de chair en fleur.

Al laouenan a gar ato
E doen ha kornig e vro…

« Le roitelet aime toujours son toit et le petit coin de son pays », dit la sagesse de Bretagne. Jos Parker, qui connaît le proverbe, qui l’a piqué en épigraphe à son livre, ne veut être qu’un roitelet. Mais il arrive que ce roitelet, çà et là, chante comme un rossignol. S’il redescend à la prose, c’est en lui gardant quelque chose d’ailé. Et cependant cette prose est celle d’un réaliste, d’un homme pour qui le monde extérieur existe, suivant l’expression de Gautier, qui voit et qui sait traduire sa vision en mots évocateurs, à la fois pittoresques et précis.

Écoutez ce joli couplet sur la pluie bretonne — la pluie au Village :

« Depuis ce matin, s’assombrissant par degrés, le temps est parvenu au noir d’encre. La clarté est morte dans le ciel funèbre, couleur d’ardoise tombale, si bas qu’il semble écraser la terre ; et sur toute la campagne évanouie s’étend un voile opaque, tissé des hachures de la pluie : une pluie obstinée, ruisselante, qui fouaille les ajoncs roux, ravine les talus et répand le trop plein des douves sur les chemins… De l’eau, de l’eau partout ; de l’eau torrentueuse — comme si les cataractes diluviennes voulaient renouveler la noyade des humains… De l’eau… de l’eau en folie… Les maisons du village, toutes portes closes, sont comme enveloppées d’une étoffe de fumée que découpe la rue luisante et vide. À côté de l’église — arche échouée au pied de l’if, surgi comme un récif sur une mer de brume — les croix du cimetière simulent de petits fantômes qui étendent les bras pour tordre des linceuls, sur une grève bosselée d’épaves humaines… C’est le règne de l’eau, avec ses évocations meurtrières. Elle engloutit jusqu’au vent : rien que le bruit obsédant de la pluie qui grignote les ardoises et glousse dans les gouttières »[77].

Il y a mainte page de cette saveur dans le Journal de Village. Et c’est bien en effet ici un journal. Parker l’a griffonné au jour le jour, sur quelque carnet, en marge de ses croquis (car il est artiste aussi et vous l’aviez sans doute deviné), et le livre s’est fait tout seul, sans que l’auteur y ait songé.

Tel quel, je le répète, il est charmant. Conscrits qui défilent en scandant leur marche titubante d’une rauque mélopée, mendiant traînant ses guêtres sur la route, commères à la veillée, dévotes à la chapelle, aubergiste à son comptoir, jouvencelles à la danse, et M. le sous-préfet dans sa calèche, et Pandore sur son destrier, toute une humanité en réduction est saisie là sur le vif, dans son geste essentiel, avec son ridicule, son tic, sa grâce ou son sourire. Et ce livre est sain. Il est le vivant commentaire de la conférence de Changeur. Au précepte il ajoute l’exemple. On aperçoit par lui ce qu’est ou du moins ce que devrait être, sans l’affreuse politique, la vie d’un Village de France : vie simple, harmonieuse et forte, déroulée à l’ombre du clocher, cadencée par ses sonneries aériennes, vie pareille à celle qui nous donnait au Moyen-Age une Jeanne d’Arc, dans les temps modernes un Mistral et qui, Dieu merci, en dépit de l’odieuse engeance des « délégués », est encore capable de nous donner un Parker.



Et, après Jos Parker, voici Jean des Cognets, autre peintre de la vie de Village — Cottet ou Simon après Feyen-Perrin ou Afred Guillou.

Son livre s’appelle : D’un vieux monde. Titre un peu hermétique, aux yeux de certains qui ne connaissent pas l’auteur, parfaitement clair pour ceux qui possèdent déjà leur des Cognets. Car de quel autre « vieux monde » que de la Bretagne pourrait nous entretenir ce pur Breton ? La forme adoptée par l’auteur surprendra davantage : les vers s’y entrelacent à la prose ou plutôt les chapitres du livre — si ce sont là des chapitres, car chacun d’eux fait un tout complet et contient en raccourci la matière d’un gros roman — y sont séparés par des pièces de vers, tantôt isolées, tantôt en groupes, où le lecteur peut voir à sa fantaisie une illustration, un commentaire ou un interlude, comme on disait au temps du symbolisme. Tant y a que cette forme insolite (au moins de nos jours, car nos pères s’y complaisaient fort, témoin La Fontaine, le jovial Chapelle et ce coquin de Voltaire lui-même) donne beaucoup de grâce et d’aisance au livre. Elle l’aère, si je puis dire. Mais elle complique un peu la tâche du critique qui, dans un même recueil, est tenu de considérer tour à tour le poète et le prosateur et de porter sur eux un double jugement. Mais ce jugement sera-t-il aussi favorable au poète qu’au prosateur — ou réciproquement ?

Dans l’espèce, la difficulté est plus apparente que réelle. Car, chez Jean des Cognets, le poète ne fait que transposer dans le mode lyrique les dons mêmes du prosateur, son réalisme savoureux, ses magnifiques réserves d’observations, son verbe dru, nourri, substantiel et capable cependant, tant il sait rester souple, des plus beaux élans comme des plus suaves effusions. Et le poète, de son côté, prête au prosateur son œil visionnaire, ce sens de l’« au-delà » et des correspondances mystérieuses qui nous relient à l’âme universelle.

« Il était bien vieux déjà, dit l’auteur dans son avant-propos, le monde que décrit ce livre, quand, un inoubliable soir d’été, toutes les cloches de toutes les chapelles éparses dans ses campagnes s’unirent aux cloches de toutes ses paroisses pour sonner son glas. Ceux qui se battent pour lui, si loin de lui, le reconnaîtront-ils quand ils reviendront ? J’ai tenté du moins de retenir quelques-uns de ses aspects essentiels, tandis qu’il en était temps encore. »

Ainsi, sans qu’il le dise expressément, mais cela résulte de son titre et du soin même qu’il a pris de ne localiser aucune de ses actions, de n’individualiser aucun de ses personnages, c’est une œuvre de synthèse qu’a entendu faire Jean des Cognets ; c’est la Bretagne, ce sont des types bretons, c’est, lui aussi comme Changeur, la vie d’un Village idéal — d’un village du pays breton cependant — qu’il veut nous présenter dans un chapelet de récits qui soient des récits alertes, vivants, pittoresques, concrets, tout en se haussant au-dessus de l’accidentel et en conservant leur caractère général. Et, certes, je crois qu’il n’est pas resté inférieur à son ambition, si haute fût-elle. Malgré tout, il n’a pu s’abstraire si complètement de lui-même et de son clocher que quelque chose n’en ait passé dans son livre. « L’accent du pays où l’on est né, dit La Rochefoucauld, demeure dans l’esprit et dans le cœur comme dans le langage. » C’est cet « accent » qui dénonce l’homme de l’Argoat[78] qu’est plus spécialement Jean des Cognets ; né à Plounévez-Moédec, en pleine Cornouaille domnonéenne, c’est de Plounévez-Moédec qu’il a surtout vu la Bretagne. Comment l’a-t-il vue ? Je le dirai tout à l’heure. Et l’a-t-il vue comme elle est ou comme il la voulait voir ? Nous avons affaire ici, remarquez-le, non pas seulement à un rêveur, à un sentimental, à un poète, mais encore à un tempérament critique de premier ordre, donc, comme on dit outre-Rhin, essentiellement objectif. Et c’est une garantie que nous ne trouvons pas, j’entends au même degré, chez tous les écrivains bretons.

« Il ne faudrait jamais dire l’Espagne, mais les Espagnes », observe quelque part Barrès. Peut-être aussi devrait-on dire les Bretagnes et non la Bretagne. Il apparaît bien tout au moins qu’il y a presque autant de Bretagnes que d’écrivains bretons et qui toutes sont vraies d’ailleurs par quelque côté. La Bretagne, en somme, est un « état d’âme » et il n’est que de choisir, entre tant d’effigies, celle qui correspond le mieux aux nuances de notre sensibilité. Du moins est-ce ainsi que je m’explique qu’entre tant de livres publiés sur les « pardons », et dont l’un pourtant est un pur joyau littéraire, le probe Breton mais sans grande ouverture, qu’était François-Marie Luzel ne celât pas sa préférence pour la Bretagne qui croit de Louis Tiercelin. C’est qu’une certaine roideur puritaine lui était restée de ses longues controverses avec les diascévastes armoricains : le tour d’imagination palingénésique, dont il avait observé les premières manifestations chez La Villemarqué et qu’il retrouvait dans la nouvelle école, effrayait quelque peu, je pense, son réalisme appliqué, scrupuleux et terre-à-terre ; il ne devait supporter qu’avec peine cet élargissement prodigieux de l’humble conscience indigète ; fermé à toute symbolique, il ne voyait point ou ne voulait point voir au-delà des faits et s’irritait, comme d’une déformation, de toute glose qui n’était qu’éloquente ou pittoresque.

Je crois pourtant, et bien que le livre de Jean des Cognets ne se défende à l’occasion ni du pittoresque, ni de l’éloquence, que D’un vieux Monde eût trouvé grâce devant ce juge sévère et qu’il en eût goûté tout au moins l’émouvante sincérité. Et lui aussi, d’ailleurs, était de l’Argoat et, sinon de Plounévez-Moédec, d’un terroir presque contigu : l’ombre du Ménez-Bré, après qu’elle a couvert les futaies de Porz-en-Park, n’a pas grand chemin à faire pour atteindre la girouette de Keramborgne[79] ; c’est du même belvédère géologique — et spirituel — que les deux auteurs ont vu la Bretagne et qui a lu chez l’un la ballade du seigneur de Penanstank, cet évêque interdit que la vindicte populaire s’est plus à loger pour l’éternité dans la « bouillie » d’un marais voisin et dont Albert Le Grand se borne à dire, dans son Catalogue des Évêques de Cornouaille, qu’il fut enterré « sans enfeu ni épitaphe », n’est pas très étonné de découvrir chez l’autre l’aventure, guère plus édifiante, de l’abbé Chuidic, victime de son penchant immodéré pour l’alcool et traînant sa soutane de cabaret en cabaret. Évocations pénibles, mais nécessaires peut-être, imposées par le même esprit de probité historique qui est leur grande marque à tous deux et rachetées d’ailleurs, chez des Cognets comme dans les recueils de Luzel, par tant de peintures ineffables, d’effigies virginales, voire proprement angéliques, telles qu’on n’en rencontre plus qu’au fond de la Cornouaille et dans les fresques des Primitifs. Nous rentrons ainsi dans la Bretagne traditionnelle, dont nous ne nous étions pas tant écartés, malgré l’apparence, et qu’il ne faut pas confondre avec la Bretagne conventionnelle ; nous retrouvons l’autre « aspect essentiel » de l’âme bretonne : la rêverie, l’inclination mystique. Jean des Cognets ne l’a pas plus inventé que le reste. Et le fait est que nous connaissions depuis longtemps les deux faces de cette Bretagne déconcertante, si rude et si douce tout à la fois ; mais peut-être qu’aucun écrivain breton n’avait su comme lui, dans une langue plus nuancée, en même temps que plus pleine, exprimer et fondre en une seule ces deux images contradictoires de la plus hégélienne des races.

Le seul défaut d’un tel livre (je parle pour le critique) est qu’il échappe à toute analyse. Ce sont bien les mêmes personnages qui circulent d’un bout à l’autre du recueil et burinés d’un trait si sûr qu’ils s’incrustent dans la mémoire et n’en bougent plus désormais : tels l’« innocent » Fanch-ar-Lac’h, le vieux marquis de Maugouar, le trimardeur Diberrès, ce type par excellence du déraciné breton, l’évangélique M. Le Minous, le tonitruant abbé Talabourdon ou ces archanges foudroyés, l’abbé Chuidic et le clerc Mandez, engagé « à Islande » pour la moitié du prix d’un homme ; mais ces personnages accomplissent une action différente dans chacun des sept récits qui composent le volume et l’on ne peut songer à résumer ces sept récits.

Tous les sept sont à lire et à retenir. S’il me fallait cependant indiquer une préférence et faire un choix dans ce captivant heptaméron, c’est le Droit du Seigneur que j’élirais, l’histoire de la douce et passive Lizaïc Malzenn, séduite par un affreux tyranneau de village nommé Bondiou, grosse de ses œuvres, abandonnée, jetée au ruisseau et qui pousse l’esprit de mansuétude jusqu’à faire saluer le gredin par son petit : « Dis : bonjour. Monsieur le maire ! » Et le récit aurait pu finir là. Et ce n’eût été que du Maupassant — du Maupassant supérieur. Chez des Cognets, il se poursuit pendant quelques lignes qui étonnent d’abord. L’auteur prend le ton de la plaisanterie ; il semble n’attacher qu’une importance secondaire à l’aventure qu’il vient de nous conter et qui est monnaie courante dans nos campagnes. Et brusquement, dans un bref paragraphe final, le ton rebondit sur un roulement de Dies iræ : Dieu s’évoque dans son plafond de nuées, comme au jour où il viendra juger les vivants et les morts, les Bondiou passés, présents et futurs… Je ne sais rien d’aussi saisissant. Grand art donc, si l’on veut. Cet art-là, quoi qu’il en soit, n’est pas le fait d’un simple intellectuel, comme on dit aujourd’hui[80], et si bien doué soit-il.

Et c’est en définitive le secret de cette maîtrise que Jean des Cognets vient d’affirmer dès son premier livre d’imagination et qui ne surprendra pas autrement du reste les fidèles du Sillon : il y a ici plus qu’un écrivain de la grande race, plus qu’un peintre fidèle et scrupuleux — scrupuleux jusqu’à l’intransigeance — des mœurs de son pays ; il y a un homme de cœur, un croyant et — oui, je risque le mot — un apôtre.



AUGUSTE DUPOUY.


DE « PARTANCES » À « L’AFFLIGÉ ».



J’écrivais, le 15 décembre 1905, à propos du premier livre de vers d’Auguste Dupouy : Partances :

« Voici un début remarquable. Toute la nostalgie des ports bretons est enclose en ce mince volume de 180 pages. Auguste Dupouy est né en 1872, à Concarneau. Il n’est pas de ceux qui sont venus en flâneurs sur la grève bretonne chercher des inspirations, « croquer le motif » ; il n’a pas découvert la mer un beau matin, en sautant de wagon. La mer natale s’est insinuée en lui lentement, du premier jour où il a ouvert les yeux, et il est tout fait d’elle de son haleine, de ses iodes, de sa salure, de son rythme, de ses nuances. Il est le poète qu’attendait la Bretagne maritime. Il l’a dite en lettré sans doute, voire en grand humaniste formé à l’école de Frédéric Plessis, mais toujours en « homme de la partie », non en amateur et comme seul Tristan Corbière, dans une gamme plus violente, l’avait dite avant lui. Sur le quai, Nocturne, L’Île, La Sirène aux Yeux verts, Nox, vingt autres morceaux, aussi achevés, aussi « prenants », sont, à cet égard, de vraies merveilles d’évocation. Je reconnais les très beaux vers au mystérieux frisson qu’ils me donnent. Et ce frisson, je l’ai senti presque à chaque page du livre d’Auguste Dupouy, qu’il évoquât les « voix des nuits par les mers étales », le « soleil souffrant » de son pays :

…………………immergé
Dans la laine d’un ciel figé,
Dans l’étain de la mer bretonne,


ou la détresse morale de ces « soldats de frontières »,

Dont Rome impériale, oisive entre ses murs,
Usait jadis la force en des combats obscurs,
Près du même océan, par les mêmes bruyères.

Ils dressèrent des camps, ouvrirent des chemins.
Défrichèrent le sol à travers mainte alerte.
Sous l’herbe qui le vêt, de sa tenture verte
Se déchiffre toujours le labeur de leurs mains.

Ils connurent aussi des jours de flânerie,
D’une besogne à l’autre un loisir morne et lent,
Et je crois les ouïr dans le passé, sifflant
Sous le ciel de l’exil des airs de la patrie…

« Partances mériterait une longue étude qu’il m’est pénible d’être obligé de remettre à des jours meilleurs. Peu de livres à tant de délicatesse et de sobriété unissent une telle intensité d’émotion. On peut fonder de grands espoirs sur Auguste Dupouy. Aujourd’hui, je ne fais que saluer cette jeune gloire, encore peu connue, qui monte doucement, discrètement, sur l’horizon… »

Et dix-sept ans — longum aevi spatium — après l’apparition du premier livre de vers d’Auguste Dupouy, voici son premier roman : L’Affligé. Et tout de même, entre les deux livres, il n’y a pas eu un vide, un espace mort. Si le romancier n’avait pas encore fait entendre sa note, on avait pu apprécier du critique, avec un Vigny singulièrement aigu, une étude de littérature comparée : France et Allemagne, le premier de nos livres d’ensemble sur la question. Puis un sociologue, dont l’information savait se faire vivante et pittoresque, se révélait dans Pêcheurs Bretons : les connaisseurs faisaient un succès des plus vifs à cette enquête magistrale et l’Académie sanctionnait leur suffrage en lui attribuant, en 1921, le prix Marcellin Guérin, comme elle avait attribué, en 1906, à Partances, la majeure partie du prix Archon-Despérouses.

Quel sera maintenant le sort de L’Affligé ? C’est un très beau livre, un peu abrupt peut-être, non par sa forme, qui est parfaite, mais par sa donnée et ses personnages, qui ont encore, sous leur vernis de civilisés, toute la sauvagerie des premiers âges. À ceux qui ne se plaisent que dans une Bretagne conventionnelle, je dirai : « Laissez-là L’Affligé. Ce livre n’est pas pour vous. » Aux autres, que n’effraient pas les constatations d’une psychologie aigüe quelquefois jusqu’à la cruauté, je dirai au contraire : « Voilà le livre qu’il faut lire ; voilà, non pas toutes les âmes certes (et l’auteur n’a garde de généraliser), mais quelques spécimens des âmes qui hantent les fourrés ténébreux, les vieilles salles embrumées de nos manoirs bretons, — et même de certains logis moins aristocratiques, car, dans toutes les classes de la société, on rencontre de ces Celtes extrêmes à la façon de François de Trohanet, capables du meilleur comme du pire, et qui sont du bois dont on fait les forbans, les héros et les saints. »

Eh ! oui, encore un coup, cela nous change de l’églogue habituelle, et Kérizel et Prat-Meur n’ont que de lointaines analogies avec la tour d’Elven. De l’églogue, il y en a sans doute, même dans ce livre amer, et l’on ne s’y assassine pas à toutes les pages : vous feuillèteriez longtemps les maîtres du genre avant de trouver, dans des paysages plus amoureusement dessinés, une plus fraîche et plus suave figure de Bretonne que cette Marie-Rose qui est la figure centrale du drame. Mais, autour de Marie-Rose, il y a les messieurs de Trohanet, François et Hubert, Etéocle et Polynice d’une Thébaïde sans Antigone, et cette rivalité tragique des deux frères, cette haine sourde de la douairière de Trohanet pour son fils disgracié, je serais tenté de dire que c’est de l’Eschyle ou du Sophocle transporté sous les brumes armoricaines, si ce sombre conflit de famille n’était assez dans la ligne des vieux romans de la Table Ronde où les passions atteignaient un paroxysme qui n’a point été dépassé. On s’aimait, on se jalousait et on s’entretuait aussi frénétiquement à la cour du roi Marc’h.

Et, précisément, nous sommes ici au pays de ce barbon et de sa volage moitié, Yseult aux blonds cheveux : quelque chose du Tristan légendaire, à qui son chagrin avait tourné l’esprit et qui répondait au roi Marc’h qu’il s’appelait Tantris et qu’il était le fils d’une baleine, s’est transmis peut-être à l’Affligé d’Auguste Dupouy.

Et le fait est tout au moins que, comme nous ne pouvons nous empêcher, malgré ses erreurs, de compatir à la souffrance amoureuse de Tristan, notre sympathie, malgré son fratricide final, ne peut s’empêcher d’aller à ce François de Trohanet, victime encore plus lamentable du double complot que trament contre lui-même son cœur ombrageux et la malice d’une mère sans entrailles.

C’est lui, ou plutôt son sobriquet mélancolique, qui a fourni le titre du livre. Et ce sobriquet pourrait servir à toute sa race. « Les Bretons n’ont jamais eu de bonheur », aimait à dire Féval qui ne faisait exception que pour les Nantais, gens circonspects « qui regardent où ils mettent le pied et qui sont les Normands de la Bretagne ». Tel ne saurait être évidemment le cas de François, natif de Kérizel, en Saint-Jean-Trolimon (Finistère), et pied bot de surcroît. Madame de Trohanet, avec son arrogance de parvenue et ses prétentions ridicules au bel air, Hubert de Trohanet, le brillant officier d’Afrique, même M. de Rustéphan, le vieil archéologue dont la montre s’est arrêtée au pliocène, pourraient se concevoir à la rigueur sous une autre latitude ; ils ne sont pas de ces figures qui réclament nécessairement un cadre plutôt qu’un autre. Mais l’Affligé, lui, sentimental, farouche et réticent, tout gonflé d’une tendresse qui s’aigrit d’être renfermée et lui tourne à la longue sur le cœur, comment l’entendre, le voir, le situer en dehors de ses solitudes natales ? Il leur appartient, il est, comme l’ajonc, comme les chênes tors des talus, un produit spécial de ce sol âpre et déshérité en apparence et cependant d’une si merveilleuse sensibilité sous-jacente.

En vérité, je ne connais pas, dans la littérature romanesque de ces vingt dernières années, de caractère masculin plus en harmonie avec son milieu. Dupouy, visiblement, a étudié celui-ci avec une complaisance particulière. Et c’est qu’il est bien rare qu’un premier roman ne soit pas en partie une confession et, jusque dans le récit de passions ou d’événements qui nous sont le plus étrangers, nous trouvons le moyen d’introduire un peu de nous-mêmes. Une conception si strictement bretonne du personnage principal de L’Affligé risquerait cependant d’indisposer certains lecteurs si, comme le fait observer la dédicace du livre, la Bretagne n’était justement la terre d’élection de ces sortes de déséquilibrés supérieurs et si, de Bretagne ou des pays celtiques, ces nouveaux héautonstimoroumenoï, ces bourreaux de soi-même… et quelquefois des autres, ne s’étaient répandus un peu partout dans l’univers. Le mal de François de Trohanet perd ainsi de son caractère exceptionnel pour devenir une des multiples variétés de la grande névrose intellectuelle et morale connue sous le nom de byronisme (bien que très antérieure à Byron), qui a tant fourni à la littérature de la première moitié du dix-neuvième siècle. Mais, alors que les romantiques byronisaient lyriquement et se complaisaient à l’étalage de leurs souffrances, François de Trohanet porte son mal en dedans et il faut toute la subtilité de l’auteur pour débrider cette plaie secrète et qui ne veut pas guérir. Voilà par où l’Affligé se distingue d’un Chatterton ou d’un Antony. Rassemblant tout ce qui précède, on pourrait le définir assez bien, je crois, un cas de byronisme armoricain observé avec les yeux d’un disciple de Stendhal et rendu avec le frémissement intérieur, la souplesse de style d’un émule de Fromentin.



LA HAUTE-BRETAGNE.


À René Grivart.


La Constituante avait divisé la Bretagne en cinq départements. Ils subsistent toujours, mais à cette division artificielle on préfère généralement la division en Haute et Basse-Bretagne qui n’est pas beaucoup plus exacte, car il y a au moins trois Bretagnes en Bretagne. Et il est vrai que ces trois Bretagnes ont des caractères communs. L’unité d’origine d’abord : le même sang coule aux veines des morutiers cancalais, des éleveurs du Léon et des saulniers du Bourg-de-Batz. Et la physionomie générale des trois régions est sensiblement la même aussi.

Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à la page célèbre des Mémoires d’Outre-Tombe : vallons étroits et profonds, où coulent, parmi des saulaies et des chenevières, de petites rivières qui prennent brusquement à quelques lieues de leur embouchure la majesté des fleuves américains, futaies à fonds de bruyère et à cépées de houx, plateaux pelés, champs rougeâtres de sarrazin, grandes landes semées de pierres druidiques autour desquelles plane l’oiseau marin, solitudes infinies où l’on peut cheminer des journées entières sans apercevoir autre chose que des ajoncs, des grèves et une mer qui blanchit contre une multitude d’écueils, tous ces traits, recueillis dans la description de Chateaubriand, peuvent convenir aussi bien à l’une qu’à l’autre des trois Bretagnes : la Bretagne du Nord-Ouest, où l’on parle la variété dialectale du celtique connue sous le nom de breton armoricain ; la Bretagne du Sud, dont Nantes est la métropole ; la Bretagne de l’Est et du Centre, qui correspond à l’ancien comté de Rennes, agrandi du Vitrélais, du Penthièvre et du Porhoët et tel ou à peu près que l’avait constitué, dès la fin du Xe siècle, le duc Geffroi Ier.

Ces deux dernières Bretagnes, depuis longtemps, ne parlent plus que le français ou, comme on dit là-bas, le « gallot » : mais nombre de leurs villages et de leurs bourgs portent encore des noms bretons, reconnaissables aux préfixes en tré, en plou et en lan ; les « pardons » y font défaut, mais on y tient toujours des « assemblées » et des « louées », comme cette foire aux Terreneuvas où se fait, en rompant le pain sur une table d’auberge, l’embauchage des hommes pour la grande pêche[81] ; le costume masculin s’y est banalisé, sauf dans le Fougérais, où les paysans, l’hiver, sur leurs gilets, passent encore le sayon en poils de chèvre de leur homérique ancêtre Marche-à-Terre : mais il reste quelque chose des élégantes vêtures d’autrefois dans les guimpes et les châles des femmes, dans leurs « devantières » de satin crème ou lilas et leurs ceintures de moire à boucle d’argent, dans leur coiffe surtout, d’une richesse et d’une variété extraordinaires, tantôt architecturale comme la mitre de Miniac-Morvan, tantôt amenuisée, réduite aux proportions d’un petit carré de dentelle guère plus large que la main, comme la « polka » des environs de Rennes — la plus petite coiffe de Bretagne —, tantôt éployée à la façon d’une grande paire d’ailes stylisées dont les extrémités se recourberaient en volutes, comme dans les campagnes de Saint-Brieuc, tantôt adoptant cette forme de conques marines qu’on voit aux sveltes cancalaises de Feyen-Perrin. Si vous voulez boire du cidre, du vrai cidre breton, doré, sapide et doux-fleurant, vous ne pouvez être mieux servis qu’à Lamballe ou qu’à Plouer, dont les crus valent ceux de Fouesnant. Et quel beurre de Bretagne serait comparable à celui de la Prévalaye, qui faisait les délices de Me de Sévigné ? Laënnec, dans la préface de sa Moutarde celtique, comptait au nombre des mets qui ne dépareraient point une table divine les poulardes de Rennes, les huîtres de Cancale, les miches de Guichen, les laitages de Fougères et ces fameuses brioches « qui naquirent sans doute à Saint-Brieuc, comme le démontre l’origine du mot », de même que les pralines, « blanches, brunes, roses, lilas », furent « inventées dans les fêtes de Lorge pour les seigneurs du lieu, nos braves et généreux Praslins. » Il n’est bon sel que de Guérande, comme il n’est fines aloses qu’en Loire et loyal muscadet qu’à Nantes. En vérité non, la Haute-Bretagne, pour reprendre l’ancienne appellation, moins exacte, plus commode que la division tripartite des géographes, n’a rien à envier sur ce chapitre, ni sur beaucoup d’autres, à la Basse. Et peut-être même, quelquefois, l’avantage lui reste-t-il : Lokmariaquer possède le géant des menhirs, le Men-er-H’roech, haut de 22 mètres, mais il git à terre en quatre tronçons, tandis que la pierre levée du Champ-Dolent, près de Dol, qui mesure 9 mètres 30 d’élévation, 8 mètres 70 de tour et qui plonge à 7 mètres dans le sol, commande encore les solitudes de Carfantain.

Est-ce l’âme qui diffère ? Les pays de « marche » participent toujours d’un double caractère et cette Haute-Bretagne, riveraine de la Normandie, de l’Anjou et du Maine, n’a pas été bien évidement sans se ressentir, d’un tel voisinage. Les traits sont moins accusés que ceux de la Bretagne bretonnante et il semble que l’air y soit plus léger, moins chargé de mystère et, pour dire le mot, sensiblement plus fade que l’air trégorrois ou vannetais. Autour de Saint-Malo cependant, les « intersignes » sont aussi fréquents qu’autour de Paimpol ; ils s’appellent seulement ici des « avènements ». Comme les femmes des Islandais, les femmes des Terreneuvas sont « averties » du décès de leurs hommes par des chandelles qui s’allument toutes seules, par des voix inconnues qui les hèlent au détour d’un chemin creux, par des larmes de sang qui s’égouttent sur leurs couettes, par un goéland obstiné qui frappe à leurs vitres, quelquefois par une apparition vaporeuse, le fantôme de la victime, encore vêtue de son « ciré » et coiffée de son suroit, qui les regarde de ses yeux troubles, pâlit et s’efface. Les marins eux-mêmes, si bronzés qu’ils soient contre les dangers physiques, n’échappent pas à la contagion et pour eux, dit M. Herpin, les processions de glaçons en dérive sur le Banc sont les transparents cercueils des « péris en mer », les cercueils de leurs âmes qui, encloses dans ces étranges et miroitantes prisons, rôdent autour des navires pour demander une prière. Les cloches d’Is, en Basse-Bretagne, ont pour pendant exact dans la Haute la cloche du Murain que des pirates Scandinaves dérobèrent à l’église Saint-Melaine et qu’une tempête engloutit : l’ouïe des pâtres, certains soirs, perçoit encore sous les eaux sa rumeur étouffée. Ces cloches submergées sont toutes un peu magiciennes ; elles prolongent, dans les profondeurs, une existence clandestine ; il arrive même qu’elles remontent à la surface. C’est le cas, paraît-il, de la cloche du Murain qui, toutes les fois qu’un grand événement s’apprête pour la Bretagne, reprend sa place au clocher de l’église métropolitaine et mêle son timbre rouillé au concert des autres cloches…

Sonna-t-elle pour la naissance de René ? On veut l’espérer et que, dans l’enfant obscur pareil à tous les enfants, la cloche-fée pressentit l’écrivain de génie qui, suivant le mot de Brunetière, devait « rétablir parmi les hommes le sens presque éteint de l’Au-Delà, c’est-à-dire, et du même coup celui de la religion et de la poésie » : Chateaubriand est né à Saint-Malo, si c’est à Combourg qu’il s’est connu. Mais Combourg aussi est en Haute-Bretagne ; ses vieilles tours féodales sont toujours debout ; elles se mirent dans les mêmes eaux mortes ; elles oppressent de leur stature le même horizon mélancolique. Certes il suffirait à la gloire de la Haute-Bretagne que, sur une de ses bruyères, René adolescent se soit éveillé au sentiment de l’infini. Et, pour que cette terre affirmât plus hautement encore combien elle était bretonne jusque dans ses contradictions, c’est à quelques lieues de ce même Combourg, dans la solitude sylvestre de la Chesnaye, où il a reconstitué les premières communautés celtiques, que l’âpre génie d’un Lamennais conçoit son Essai sur l’Indifférence, sommet vertigineux qui, de chute, en chute, doit le jeter aux abîmes de l’incroyance universelle.

Chateaubriand et Lamennais, les deux plus grands noms littéraires de la Haute-Bretagne et dans lesquels on peut croire qu’elle se résume avec tous ses contrastes et ses heurts, mais toujours son même besoin d’absolu ! Il y a mieux pourtant que Combourg et La Chesnaye et, dans cette Haute-Bretagne encore, il y a Paimpont ou, comme on l’appelait autrefois, Brocéliande, la forêt bretonne par excellence, sanctuaire des traditions de la race celtique et laboratoire de sa poésie. Merveilleuses fictions du Val-Sans-Retour et de la Quête du Graal, prodige de la fontaine de Baranton, dont quelques gouttes, jetées sur la margelle, opéraient un brusque changement atmosphérique, ombre adorable de Viviane rôdant sous le couvert, fantôme de Merlin prisonnier, sous un buisson d’aubépine, du sortilège dont il a lui-même fourni la formule, telle est la fidélité de cette terre, sa puissance de conservation, que leur prestige n’a pas faibli. Après avoir ravi tout l’Occident, modifié la conception de l’amour profane, instauré le dogme de la fatalité de la passion, les vieilles traditions de la forêt enchantée continuent à vivre d’une sorte de vie souterraine dans les âmes des riverains. La fontaine de Baranton elle-même n’a pas perdu, si l’on en croit Paul de Courcy, toutes ses propriétés : quand on l’entend mugir, c’est signe d’orage ; dans les temps de sécheresse, le clergé s’y rend processionnellement, trempe la croix paroissiale dans le bassin, la secoue sur le perron et l’antique miracle se renouvelle… Pour des « sots Bretons », comme les Bretons bretonnants appellent quelquefois leurs compatriotes des hautes terres, concédez que les Bretons de la Bretagne rennaise n’ont pas mal servi la gloire de leur vieille province !…

Paimpont est comme le cœur du pays celte. Nous sommes avec cette forêt enchantée sur la limite des trois Bretagnes : au Sud, par Redon, les marécages de la Grande-Brière, les salins du Bourg-de-Batz, le mail guérandais, vert écrin d’un des plus purs joyaux que nous ait légués la Féodalité, nous touchons à la Loire et à son grand emporium, Nantes-la-Superbe, qui tranche par sa richesse, son luxe, son heureux sens du commerce, sur la pauvre et triste Bretagne d’alentour.

— Les Bretons n’ont jamais eu de bonheur, aimait à dire le malicieux Paul Féval, excepté les Nantais pourtant, qui regardent où ils mettent le pied et sont les Normands de la Bretagne…

Saint-Nazaire, qui est l’avant-port de Nantes, serait donc un peu normand aussi, par alliance. À l’Ouest et au Nord, Paimpont regarde vers les âpres solitudes morbihannaises, la riante Cornouaille, le grave et charmant Trégor. C’est ici la Bretagne classique, si l’on peut dire, la Bretagne des « pardons », des calvaires, des binious, des menhirs, des korrigans, des clochers à jour, des vêtures pittoresques, la Bretagne bretonnante des vieux bardes, rhapsodes ambulants dont la rauque mélopée déchire l’air dans les assemblées, mais qui est aussi la Bretagne de Brizeux, de Hello, de Renan et de Le Braz, du français le plus musical qu’on ait parlé au XIXe siècle.

Et enfin, à l’Est, Paimpont est tout rennais et haut breton. Mais où commence exactement la Haute-Bretagne ? Là où manquent les fleuves et en l’absence d’un système orographique bien dessiné, c’est l’incertitude, le vague. Il ne faudrait pas juger, par exemple, la molle région ondulée, qui s’étend au-delà de Vitré sur la description un peu trop conventionnelle qu’en a donnée Balzac et qui ne s’applique qu’à la Pèlerine et à ses environs. Ce pays de transition, ce border est moins breton que ne le dit Balzac. Déjà pourtant, dans le vallonnement du sol, dans ces levées de terre, cernant les petites divisions agricoles et toutes hérissées de gros arbres ou de fascines d’ajoncs, dans ce perpétuel ruissellement d’eaux vives, de sources et de cascatelles, dans ces chemins encaissés où s’enliserait encore, pendant les pluies d’hiver et malgré les progrès de la voirie, le carosse de Mme de Sévigné qui eut là sa délicieuse retraite des Rochers, dans un air plus vif et comme imprégné de senteurs marines, dans tout un je ne sais quoi qui ne se peut définir et qui est particulier à ce pays, on respire, on sent la Bretagne.

On y entre réellement à Vitré.

La défense de la Bretagne à l’Est s’appuyait sur deux piliers qui passaient pour inébranlables : Fougères et Vitré. Ils flanquaient le seuil du haut pays, le bastionnaient vers la Normandie et le Maine. Ils ne sont plus que des curiosités archéologiques.

Mais on en chercherait vainement d’aussi bien conservées dans tout le reste de la Bretagne. Vitré surtout nous est parvenu presque intact. La ville n’a pas gardé qu’une moitié de son enceinte et la totalité de son imposant château fort de la Trémoille dont le châtelet, la courtine et les cinq tours d’angle aux noms pittoresques (la Montalifant, la tour des Archives, la tour Saint-Laurent, la tour de la Chapelle et la tour de l’Argenterie) font un cadre à souhait aux magnifiques logis seigneuriaux enfin dégagés et restitués dans leur état primitif : c’est encore dans ses rues et ses venelles, sauf aux abords de la gare, un véritable musée à ciel ouvert. Rue Baudrairie, rue Gatesel, rue Notre-Dame, rue Poterie, rue d’Embas, place du Marchix, carrefour Garengeot, ce ne sont que maisons à bardeaux et aux étages surplombants, pignons à boiseries sculptées, toits à épis, faîtages ajourés, statuettes, gargouilles, niches, tourelles, porches en ogive ou en plein cintre, tout un délicieux bric à brac du temps de la Renaissance et de la féodalité. L’église Notre-Dame a grand air, quoique composite, mais sa chaire à prêcher extérieure, timbrée d’un écu, tonna pendant toute la Ligue contre les réformés et est entrée par eux dans l’histoire ; le trésor de la sacristie renferme une série d’émaux du célèbre artiste limousin Penicaud. Au pied des remparts coule la Vilaine, fraîche et dorée ici comme une nymphe de Rubens. Et, la Grande-Poterne franchie, voici le faubourg du Rachapt, curieux assemblage de bicoques en tire-bouchon dont les plus biscornues grimpent le long d’une rue à pic où l’on peut voir travailler sur le pas de leurs portes les ouvrières qui se livrent à l’industrie du tricotage à main, une des spécialités vitréennes avec les bagés, qui sont la grande friandise locale. Les aiguilles de buis trottent prestes aux doigts des artisanes, mais les langues vont encore plus vite et les yeux ne chôment point quand passe un étranger.

Se targuant, ni plus ni moins que Rome, d’une origine remontant à la guerre de Troie, Vitré, dont les bourgeois se donnaient du gentilhomme, avait élu pour fondateur Vitruvius, un des compagnons du petit-fils d’Enée, le légendaire Brutus, père putatif des Bretons de la Grande-Bretagne. Vitrivius, est-il besoin de le dire ? n’a jamais existé que dans l’imagination de quelque scribe en mal d’érudition. Le nom de Vitré ne commence d’apparaître que vers la première moitié du xve siècle, avec ce Riwallon d’Auray, qui fut une manière d’Aymerillot bas-breton et à qui le duc Geffroi, pour prix de son zèle à le servir, apanagea un grand fief limitrophe du Maine et de l’Anjou : le Vandelais. Riwallon y bâtit le château de Vitré et prit le titre de baron. Au bout d’une année, sa femme Gwen-Arc’hant (blanche comme l’argent), qui était de Basse-Bretagne comme lui, mit au monde un fils qu’on appela Tristan. Et ce fut Tristan le bien nommé ; car, à la mort de ses parents, chassé par ses vassaux en révolte, il lui fallut chercher un asile à Fougères près du Seigneur Main, lequel avait pour sœur Inoguen.

« Or, cette sœur, belle à merveille, dit la chronique, aima Tristan de Vitré et, désirant l’avoir à époux et non autre, révéla le secret de son cœur à son frère Main, qui de ce requit Tristan. Et Tristan, en s’excusant, répondit qu’il était déshérité et n’avait terre où il la pût mener quand il l’aurait épousée. Adonc Main lui promit en dot de mariage, avec la dite Inoguen sa sœur, tout ce qu’il avait en Vandelais, outre le fleuve de Couesnon. Quand Tristan se vit ainsi pressé, il considéra la grâce que lui avait faite Main ; ainsi ne l’osa refuser, mêmement pour l’honneur et la beauté de la demoiselle, et la prit à femme avec la dot qui lui fut assise et baillée. »

Conte-t-on encore ce joli déduit d’amour aux pèlerins qui se rendent de Vitré à Fougères ? L’histoire de Tristan et d’Inoguen a comme un parfum de chevalerie. Les Guides devraient la recueillir : ce serait la meilleure initiation aux beautés féodales de la reine des places fortes bretonnes.

Fougères en effet offre cette singularité d’être à la fois une ville industrielle — la première ville industrielle de Bretagne après Nantes — et une ville du plus parfait archaïsme, la ville par excellence de la féerie celtique : Viviane de Brocéliande n’y est-elle point honorée sous le vocable d’une sainte totalement inconnue de la liturgie officielle[82], et Juliette Drouet, cette autre Viviane de cet autre magicien du verbe que fut l’auteur de la Légende des Siècles, n’y ouvrit-elle pas ses beaux yeux de jais à la lumière ? Accord miraculeux du paysage et des amants qui s’y bercèrent tout un été de 1837 ! Le soir surtout, quand Fougères arrête ses métiers et que, rendues au silence du passé, ses vieilles tours de Mélusine et du Gobelin, ses remparts, ses échauguettes et ses flèches s’enlèvent en noir sur le ciel, c’est un rêve de Hugo réalisé ; on dirait un de ces dessins à l’encre où, sous un ciel dramatique et mouvementé, le grand poète s’amusait à ériger les capricieuses architectures moyenâgeuses qui hantaient son cerveau de burgrave en disponibilité. Cette flore de pierre épanouie à l’extrémité d’une longue artère moderne — le boulevard de Rennes — peut à la fois s’admirer d’en bas et d’en haut, car une partie de la ville la domine. De la Place aux Arbres, observatoire merveilleux où aimait à s’accouder la rêverie de Balzac suivant au fond du vallon la reptation silencieuse de ses Chouans, un petit chemin brusque et ombreux, dit de la duchesse Anne, mène dans le populeux faubourg du Nançon, pressé autour de sa vénérable abbaye de Saint-Sulpice et tout bruissant, comme les rues de la haute ville, d’un claquement de sabots et de galoches. C’est vers 1830 que fut importée à Fougères la fabrication du chausson de lisières qui occupait, quelques années plus tard, un millier d’hommes. Fougères fabrique aujourd’hui tous les produits ordinaires de la cordonnerie ; ses ateliers sont pourvus des machines les plus perfectionnées ; 15.000 ouvriers et 1.200 employés y travaillent dans 35 fabriques : le total de la production s’élève à 80 millions de francs[83]. Mais les crises sont fréquentes céans ; les grèves sans violence, mais longues et passionnées. L’ouvrier fougerais est un syndicaliste qui se prend au sérieux, la féodale Fougères un second Limoges : tout s’y traite en accord avec la C. G. T., qui donne au besoin l’impulsion, entretient sur place des délégués permanents. Presque aucun soir, à Fougères, ne se passe sans quelque réunion corporative et ce n’est pas en somme une des moindres surprises que réserve au visiteur cette paradoxale cité d’y voir les questions économiques les plus aiguës se débattre dans un décor du temps de Merlin l’enchanteur.

Quelle différence avec Rennes ! Rien — ou si peu — n’y est du moyen-âge ou de la Renaissance ; rien ou presque rien, dans cette capitale d’Arthur de Richemont et de François II, n’évoque les temps de l’indépendance. Et, en revanche, tout y reporte l’esprit vers le siècle qui consomma l’asservissement de la province. C’est ainsi qu’on a pu définir Rennes un Versailles sans Versailles, autrement dit sans le château ni le parc, mais avec les vastes avenues, les routes droites, l’herbe entre les pavés et cette couleur grise du temps passé qui, à Rennes comme à. Versailles, revêt toute chose de sa mélancolie solennelle. Mais la vérité est que Rennes est surtout une ville parlementaire, et c’est pour n’avoir pas compris ce caractère qu’on l’a tant calomniée, même l’indulgent Henry Houssaye qui, rappelant, à l’Académie française, que Leconte de Lisle y passa ses premières années d’étudiant, disait : « Encore que Rennes ne soit pas précisément une ville enchanteresse… » Mais Marbode, qui fut évêque de Rennes et qui cultivait le vers « catapultin », a-t-il parlé en termes plus flatteurs de sa bonne ville épiscopale ?

Urbs Redonis, spoliata bonis, viduata colonis,
Plena solis, odiosa polis, sine lumine solis…

Et Paul Féval — un Rennais encore — se montrait-il plus tendre quand il parlait des puces de sa ville natale, « renommées depuis Jules César pour leur grosseur », et qu’il ajoutait : « À Rennes, presque toutes les maisons ont à l’intérieur des galeries régnantes qui ne rappellent en rien celles de Florence. Ce sont de longs appendices branlants comme des échafaudages et soutenus par de simples soliveaux tout naïvement piqués dans les murs » ?

Voilà une belle description ! Il est incontestable que Rennes manque de gaieté, que la Vilaine, bloquée entre deux hautes parois de pierre, y fait l’effet d’un fossé bourbeux, que l’architecture de certains faubourgs laisse grandement à désirer ; mais sur la rive droite du fleuve, dans le quartier large et aéré, où voisinent l’Hôtel de Ville, la Préfecture, le Palais de Justice, le Théâtre, l’Hôtel-Dieu, la Cathédrale, etc., l’impression est très différente. Ce sont bien là ces « belles grandes rues monumentales » dont a parlé Taine et où il regrettait cependant qu’il n’y eût rien pour le goût. Il eût fallu dire pour un certain goût, car le Palais de Justice tout au moins, qui est l’ancien palais du Parlement de Bretagne et qui fut bâti de 1618 à 1694 sur les plans de Debrosse et décoré intérieurement par Coypel, Erhard et Jouvenet, possède toute la majesté qui sied aux monuments de cette sorte. Et enfin Rennes a son Thabor, un des plus beaux jardins d’agrément qu’il y ait par le monde, sa porte Mordelaise, flanquée de grosses tours à mâchicoulis — tout ce qui lui reste de ses ducs —, le Véronèse et le Jordaëns de son musée, surtout ses Lices, ses Arcades et son Café de la Comédie, fameux à vrai dire moins par lui-même que par la clientèle panachée dont il était le rendez-vous aux premiers âges de la République. Waldeck-Rousseau, qui y fréquenta, en gardait le plus joyeux souvenir.

— Figurez-vous, me contait-il un soir, au Dîner des Bretons de Paris, qu’il était divisé, comme la Chambre, en droite et en gauche. Bien entendu, les républicains, Méhaulle, Jouin, Martin-Feuille, Brice, Hovius, Durand, Robidou, moi-même, nous siégions à gauche. À droite les conservateurs. Un terrain neutre, le centre, occupé par un billard. Mais il n’y avait pour tout le café qu’un billard, et les deux camps comprenaient d’acharnés pousseurs de billes. Des compétitions étaient à craindre. La gérante, du haut de son comptoir, prononçait : « Au tour de ces messieurs de la gauche ! » ou bien : « Messieurs de la droite, le billard est vacant. » Cette gérante était une belle et puissante dame qui, avec un bandeau sur les yeux et une balance dans la main, aurait fait une excellente incarnation de la Justice. Nous appartenions presque tous au barreau ; nous avions le respect des formes. Et c’est ainsi que des conflits sanglants purent être évités…

Le barreau rennais ! Il a sa page dans l’histoire. Et le fait est que, sans remonter aux jurisconsultes dont les statues ornent le perron du Palais (d’Argentré, La Chatolais, Touillier et Gerbier), bien peu de barreaux de province comptèrent autant d’illustrations, depuis le bâtonnier Méhaulle, représentant du peuple en 48, homme éloquent, mais disgracié, sous le portrait duquel un plaisant qu’on dit être Dumas père avait griffonné ce quatrain qui courut tout Paris :

        Cette image dont j’ai l’étrenne
Représente Méhaulle au regard incertain.
        On lit en haut : Ille-et-Vilaine,
        On devrait dire : Il est vilain


jusqu’au petit papa Jouin, guère plus grand que Thiers et presque aussi bien doué que lui, en passant par Me Hamard, le Lachaud breton. Me Giraudeau, Me Ménard, Me de la Pinelais, Me Grivart surtout, dont on citait ce beau trait : gouverneur du Crédit Foncier en même temps que sénateur, il se signalait par l’indépendance de ses votes. Un ministre lui en fit l’observation :

— Je ne comprends pas, M. Grivart, je trouve même étrange qu’un fonctionnaire vote si souvent avec l’opposition.

Le soir même, Grivart donnait sa démission de gouverneur et votait de plus belle contre le ministère…

Il semble qu’on franchisse toute une civilisation en passant de Rennes à Saint-Malo, de la vieille cité parlementaire à la cité des corsaires, île plus que presqu’île, secouée sur son roc d’un obscur frémissement et toujours prête, dirait-on, à rompre son amarre continentale pour se lancer dans les aventures du large. Le même besoin d’inconnu, la même aspiration vers les grands horizons de la Nature ou de l’âme travaille ses Jacques-Cartier, ses Duguay-Trouin, ses Mahé de la Bourdonnais, ses Surcouf, ses Chateaubriand et ses Lamennais. Remonteurs de courants, découvreurs de terres vierges, ils sont là comme dans une aire d’où ils s’élancent pour annexer des mondes. Tout ce qu’ils touchent, ils le renouvellent ou le marquent au cachet de leur ardente personnalité ; Broussais fonde la médecine physiologique ; Lamettrie fait de la psychologie une annexe de l’histoire naturelle ; Maupertuis court jusqu’en Laponie mesurer le globe terrestre ; Porcon de la Barbinais ressuscite Régulus ; Boursaint crée l’assistance aux marins. « Ville unique au monde ! pouvait écrire Jules Simon. On fait en un quart d’heure le tour de ses remparts et cependant, rien qu’à parcourir ses rues, on y apprendrait l’histoire de France. »

Les étranges rues ! À peine le guichet de la Grand-Porte franchie, on se sent tout de suite transporté dans une ville à part et comme amphibie, une ville de haut bord, une République de la mer. Tout y est marin, jusqu’à l’escarpement des rues raides comme des haubans, et au clocher de la cathédrale, élancé comme un mât. Nulle autre ville ne possède de ces maisons du XVe siècle dont le pignon en petits carreaux de verre rappelle si étrangement les proues des anciennes galiotes. Et que d’autres bâtisses somptueuses ou bizarres accrochent l’œil au passage ; la Maison d’Argent ; le château des Bigorneaux, ainsi nommé des mollusques lumineux qui, d’après la légende, étoilent sa face à Noël, pendant les douze coups de minuit ; la maison Renaissance à devanture de bois où naquit Duguay-Trouin ; la belle maison Louis XIV d’André Desilles, surnommé « le héros de Nancy » qui, au cours d’une révolte militaire, en 1790, se jeta au devant des canons déjà braqués et fut tué en essayant d’arracher les mèches des mains des servants ; l’Hôtel de France enfin, ancien logis des Chateaubriand et qui conserve dans son état primitif la chambre où, par une symbolique nuit d’orage, la mère de René lui « infligea » la vie. Des îles s’égrènent à l’horizon, cimetières marins préhistoriques, dont l’un, le Grand-Bé, a retrouvé sa destination avec l’incurable hypocondre qui, pareil au pharaon de la colline d’El-Kab, anonyme et solitaire comme lui, y a enfoui son dédain des hommes et sa nostalgie de l’absolu.

Saint-Malo aussi s’endort deux fois l’an. Une première fois après l’émigration de sa population masculine vers Terre-Neuve ; une seconde fois à la fin de la saison balnéaire. Et elle ressemble ainsi tour à tour à une ruche et à un tombeau. Le départ pour Terre-Neuve a lieu généralement en mars. C’est la veille de ce grand exode maritime qu’il faut voir Saint-Malo, avec ses auberges mugissantes comme des repaires de boucaniers. Derrière les remparts on entend la mer qui roule dans la nuit. Au petit jour, dans la brume, la caravane des Terreneuvas s’enfoncera vers l’inconnu. Et Saint-Malo, veuf de ses fils, retombera au silence jusqu’à l’août prochain, où la saison balnéaire emplira de nouveau ses rues d’une animation factice et substituera dans les bassins, aux lourdes coques des goëlettes moruyères, la clientèle élégante du yachting international.



D’ORLÉANS À LANDERNEAU


À Raymond Prévost


Madame de Sévigné, quand elle allait en Bretagne, prenait volontiers le coche d’eau qui la menait en musant à Ancenis ou à Nantes, d’où, par voie de terre, elle gagnait les Rochers. On n’était pas à quelques jours près en ces âges d’innocence et l’on ne souhaitait pas, à peine parti, d’être déjà rendu. Nous avons changé tout cela et, d’ailleurs, il n’y a plus de coche d’eau d’Orléans à Nantes et pour cause, puisque la Loire — ô progrès ! — n’est plus navigable. Mais quoi ! c’est quand même et toujours la Loire et, pas un moment jusqu’à Saint-Nazaire, la voie ferrée, qui longe le beau fleuve chanté par Ronsard, ne laisse à l’œil le temps de se reposer. L’histoire s’inscrit partout dans le paysage en traits magnifiques. Les plus fameux sont rassemblés dans l’Orléanais et la Touraine — cette Touraine heureuse qui a mérité qu’on l’appelât le Jardin de la France et dont les plans harmonieux semblent avoir été disposés par une nature géomètre et musicienne. Là s’élèvent Chambord, Blois, Chaumont, Chenonceaux, Amboise, Azay-le-Rideau, etc., demeures princières qui nous font pénétrer au cœur même de la Renaissance française. Le siècle de François Ier s’y est exprimé aussi pleinement et avec plus de souplesse et de variété que le siècle de Louis XIV dans la fastueuse synthèse de Versailles : c’est une suite de pages merveilleuses, une chronique complète de la cour des Valois écrite dans la pierre par des « maîtres d’œuvres » et des tailleurs d’images qui ne portaient pas tous des noms en i, comme on l’a cru longtemps, et s’appelaient bravement Viard, Coqueau, Gourdeau, Nepveu, Philibert Delorme et Michel Colomb.

Il n’est pas indifférent de noter que l’un de ces artistes, le dernier et le plus grand peut-être, avait vu le jour « au diocèse de Saint-Pol-de-Léon ». Par lui, comme par la souveraine qui l’appela auprès d’elle et qui était cette petite « Brette » nostalgique et têtue qu’épousèrent successivement Charles VIII et Louis XII, la Bretagne prit une part glorieuse au mouvement de la Renaissance française. Mais chez elle, soit paresse d’esprit, soit fidélité à la tradition, cette même Bretagne continua, presque jusqu’au milieu du XVIe siècle, d’employer dans ses monuments les formules périmées du gothique…

Le défilé de toutes ces merveilles, par express, ne demande pas plus de cinq ou six heures, quand, au temps de la marquise, il exigeait cinq ou six jours. Et soudain, à Saint-Nazaire, voici l’Océan. La ville, rectiligne et sans imprévu du reste, le port, les bassins, les jetées, tout s’efface devant Lui. On dirait qu’il est plus immense ici que partout ailleurs : le contraste serait presque trop vif entre les coteaux fleuris de pampres, les architectures d’une suprême élégance qu’on vient de quitter, et ces espaces illimités, parcourus des grandes houles atlantiques qui s’y déploient sans obstacles, si, près de là, dans la dune, ne s’ouvraient sous les pins les criques les plus reposantes, des hémicycles de sable blanc d’un dessin si parfait qu’on les dirait tracés au compas : Pornichet, le Pouliguen, la Baule, la Turballe — et d’un coloris si clair que le nom de Côte d’argent conviendrait seul à cette zone privilégiée du littoral breton commandée par les onze tours, les quatre portes cardinales et les hauts remparts à mâchicoulis de son ancienne métropole Guérande, sarcophage d’une cité momifiée.

Il n’y a pas cinquante ans, on jargonnait encore un breton barbare dans quelques villages des environs du Bourg-de-Batz[84] et les paludiers de la région portaient les gilets étages, les braies en toile fine, serrées aux genoux par des jarretières flottantes, la veste écarlate et le feutre à larges bords relevés sur le côté, qu’on ne leur voit plus qu’à la procession du Sacre et dans les cavalcades de charité. La Grande-Brière, un peu à l’écart, noyée de brumes, s’est mieux gardée, sans doute grâce à son isolement : elle forme comme un maquis aquatique, une Corse marécageuse au milieu de cette Bretagne du Sud, plus française que bretonne. L’autre Bretagne, la « bretonnante », pour la découvrir, il faut attendre d’avoir franchi la Vilaine et même poussé un peu plus loin jusqu’aux abords de Vannes, chez les Guénédours[85]. C’est quelques tours de roue supplémentaires à s’infliger : mais comme on en est récompensé !

Quand, par le magnifique chemin de la Loire, on arrive comme au bout d’une avenue royale à la lisière du mélancolique Morbihan, on est saisi malgré soi par le changement qui s’opère dans le paysage. Ces landes âpres, dont la plus grande, l’immense lande de Lanvaux, a pu être comparée au désert de Gobi, ces forêts mystérieuses (Lanoë, Camors, Quénécan, etc.), qui furent les bauges de la chouannerie après avoir été les sanctuaires du druidisme, ces longues files de peulvans et de menhirs processionnant jusqu’aux limites de l’horizon, ces étangs léthargiques, mirant dans la rouille de leurs eaux des fantômes de châteaux démantelés, tout ici, jusqu’à la grisaille de l’atmosphère, jusqu’au cri des échassiers, seuls hôtes de ces solitudes, semble appartenir au Passé et protester contre la violation de son dernier asile.

Quel sortilège pèse donc sur ce pays ? D’où vient cette immobilité des choses qui, à certaines heures, en certains lieux, donne presque l’impression d’une sourde hostilité ?

C’était, jusqu’au christianisme, une croyance répandue dans tout l’Occident que les âmes des morts s’en allaient outre-mer habiter d’autres rivages, désignés chez les Celtes sous le nom d’Annwyn, chez les Latins d’orbis alius et qu’avant d’appareiller pour la traversée suprême ces âmes faisaient escale dans les îles du littoral armoricain transformées en entrepôts de l’Au-Delà. Les noms de Tombelaine, du Mont Tombe (ancien nom du Mont Saint-Michel), du Grand-Bé, du Petit-Bé ( veut dire tombe en celtique), d’Enez-Sûn ou île des Sept-Sommeils (île de Sein), etc., rappellent encore cette affectation funéraire. Dans l’esprit des anciens, l’Armorique, en effet, passait pour la péninsule la plus rapprochée du sombre rivage. D’où l’usage qui aurait prévalu de bonne heure d’y conduire les dépouilles des morts, surtout des morts illustres, pour éviter à leurs mânes un trop long voyage par terre : parvenus à destination, on les inhumait au bord des flots, tantôt sous une pierre levée (menhir), tantôt dans une chambre sépulcrale, sous un mamelon artificiel {dolmen, galgal et tumulus). Le Morbihan, sans doute à cause du nombre et de la proximité des îles du golfe, devint ainsi, à une époque qu’il est malaisé de déterminer, mais assurément très ancienne, une vaste nécropole, un grand « champ dolent » du monde occidental. Erdeven, Kerserho, Sainte-Barbe, la lande du Haut-Brambien, Carnac surtout, avec ses 2,000 menhirs, débris de la prodigieuse forêt lithique qui le couvrait autrefois, furent les principaux centres d’inhumation. Mais comment, après avoir rempli un tel rôle dans le passé, le Morbihan ne serait-il pas un peu mélancolique ? D’avoir été le cimetière du monde il n’est pas que quelque chose n’en demeure au moins dans l’aspect général.

Et n’est-ce pas encore ce pays qui par trois fois : en 56 avant J.-C, en 1364 et en 1795, servit d’ossuaire à la nation armoricaine, à la fleur de la chevalerie bretonne et aux derniers tenants de la monarchie française ? À quelques pas de l’estuaire où la fortune et les vents trahirent la flotte des Venètes, à l’endroit même où Charles de Blois tomba en hoquetant : Haa Domine Deus ! 952 gentilhommes de l’armée de Sombreuil, fusillés et enfouis au lendemain de Quiberon dans le champ qui reçut de la piété populaire le nom de Champ des Martyrs, puis transportés dans la chartreuse d’Auray, attestent l’espèce de fatalité historique qui continue de peser sur ce coin de terre, immémorialement voué aux dieux infernaux. Hic ceciderunt, lit-on sur le mausolée d’Auray. Inscription de charnier, laconique et sublime, et qui semble envelopper dans son anonymat volontaire tous les hôtes du ténébreux sous-sol morbihannais !

« L’Armorique, terre des morts. » Cette formule de l’historien des Gaules, Camille Jullian, est particulièrement applicable au Morbihan. Encore ne faudrait-il pas étendre à tout le département ce qui n’est vrai que de sa portion inférieure, la plus sauvage, mais non pas la moins émouvante et qui contraste par sa rudesse, son air d’antiquité, avec l’apaisante douceur, la grâce sans pareille, la verte fraîcheur des vallées du Blavet, du Loch, du Ninian et de l’Ével.

La Bretagne est la terre des oppositions. On y passe en quelques minutes de la tragédie à l’églogue. Marie, la plus pure et la plus aimable des effigies bretonnes, n’est-elle pas appelée par son poète une « grappe du Scorff » ? Meyerbeer n’a-t-il pas conféré l’immortalité musicale au charmant, quoique tout conjectural « pardon » de Ploërmel ? Octave Feuillet n’a-t-il pas placé dans la tour d’Elven la scène principale de son idyllique Roman d’un jeune homme pauvre ? Et ce qu’il dit du village d’Elven lui-même ne conviendrait-il pas merveilleusement à la plupart des petites villes morbihannaises, Auray, Questembert, Cléguérec, Le Faouët, Guéméné, Rochefort-en-Terre, Plouay, Malestroit, comme confites dans le passé et si délicieusement surannées avec leurs maisons à bardeaux, leurs « baies incrustées et sans châssis qui tiennent lieu de fenêtres », leurs groupes de femmes « au costume sculptural, qui filent leur quenouille dans l’ombre et s’entretiennent à voix basse dans une langue inconnue » ?

Ce dernier détail seul est sujet à caution, au moins en ce qui concerne Elven, à cheval sur la frontière gallo-bretonne et dont une moitié ne parle plus breton ; mais il est exact pour les autres villes et villages du département qui se trouvent à droite d’une ligne idéale partant de Croixanvec et aboutissant à Billiers, près de l’embouchure de la Vilaine, en passant par Noyal-Pontivy, Naizin, Locminé, Saint-Jean-Brévelay, Berric et Muzillac. Au total 133 communes du Morbihan sur 256 parlent encore la variété dialectale du breton armoricain connue sous le nom de vannetais.

Gallotes ou bretonnes, d’ailleurs, toutes ces communes sans exception sont restées fidèles à leurs vieux us et à leurs antiques costumes. Sauf dans la Cornouaille finistérienne, on ne retrouverait nulle part d’aussi pittoresques « vêtures ». Et quelle variété, surtout dans la coiffe des femmes, depuis le joli bonnet carré des Alréennes, qui recule le visage comme au fond d’une niche de dentelle, jusqu’à la toque d’avocat des ménagères de Plouray, qui prête aux réunions de ces villageoises l’aspect inattendu d’un aréopage féminin !… Est-il plus naïfs « pardons » que celui de Saint-Cornéli-de-Carnac, où défilent, à l’issue de la messe paroissiale, devant le grand portail, les bestiaux gracieusement offerts par les cultivateurs de la région au céleste protecteur des bœufs ; plus étranges que celui de Notre-Dame-de-Josselin, avec les cris lugubres de ses « aboyeuses » venues chercher la guérison au pied de la Vierge du Roncier ; plus émouvants que celui de Notre-Dame-de-Larmor, d’où part, chaque année, le 24 juin, pour la bénédiction solennelle des « coureaux », la procession marine des sardiniers conduite par le clergé de Plœmeur et que rejoignent, en mer, sur des barques pavoisées, les processions de Riantec, de Port-Louis et de Groix ; plus imposants et plus réputés enfin que celui de Sainte-Anne-d’Auray, où l’affluence des pèlerins est si grande que l’énorme vaisseau de la basilique ne peut la contenir et qu’il faut célébrer les offices en plein air, — Sainte-Anne-d’Auray qui, depuis quelques années, possède son théâtre breton, rival du théâtre bavarois d’Oberammergau et dont l’abbé Le Bayon est à la fois l’imprésario, le metteur en scène et le génial fournisseur ?…

Que dire cependant des églises, chapelles et oratoires qui sont les prétextes de ces pèlerinages ? Si la basilique de Sainte-Anne est moderne, son cloître est du pur Louis XIII ; à Saint-Fiacre du Faouët, vous verrez la merveille des jubés bretons, un cancel supérieur à ceux de Saint-Herbot, du Folgoat et de Kerfons ; à Kernascléden, dont le granit est si délicatement fouillé, ciselé, dentelé, festonné, que la tradition en veut faire honneur à deux anges qui se relayaient pour guider la main des ouvriers, vous tomberez en extase devant des fresques dignes du Ghirlandajo ; le calvaire de Guéhenno, œuvre de l’imagier Guillouic, retouchée par les abbés Jacquot et Laumaillé, ne le cède, pour la majesté de l’ordonnance et le fini de l’exécution, qu’aux calvaires de Guimiliau, de Plougastel et de Pleyben ; Saint-Armel, outre un portail et une façade d’une extraordinaire richesse de détails, possède les plus belles verrières de Bretagne : Saint-Nicodème de Pluméliau, la plus belle fontaine miraculeuse (trois piscines) et le plus hardi clocher à jour (46 mètres) du diocèse de Vannes. L’architecture militaire et civile n’est pas moins brillamment représentée dans le Morbihan : Sucinio, Elven, Pontivy, Hennebont, Rohan-Guéméné, Castel-Finans, Rochefort-en-Terre, etc., jusque dans leurs tours, leurs portes et leurs murailles déchiquetées, gardent encore fière allure ; Josselin, Comper, Keralio, Château-Gaillard, la Connétablie de Vannes, soigneusement restaurés, Péaule, avec son presbytère Renaissance dans le style du palais Farnèse, Port-Louis, avec sa citadelle intacte, Lorient, avec son arsenal flanqué des deux pavillons Louis XV construits par la Compagnie des Indes, méritent l’attention des archéologues. Auray seule, que Rio, en 1840, appelait « la première ville du département », n’a plus que quelques pans de murs ; mais, comme elle rachète ce désavantage par les admirables perspectives de sa promenade du Loch, ses rues capricantes, ses maisons vénérables et ventrues, aux armes des Montigny, des Montcalm et des Gouvello !…

Ce qu’il faut mettre à part, dans le Morbihan, et qui confère à ce département, parfois si âpre, un caractère proprement unique, c’est le lacis verdoyant de ses anses intérieures, ce sont les petites méditerranées formées par les embouchures de ses rivières, c’est la poussière d’îles et d’îlots jetés comme à la volée dans ses estuaires, ses fiords, ses lagunes, ou posés en brise-lames (Groix, Belle-Isle, Hœdic, Houat) à l’avant-garde du continent. Belle-Isle en particulier n’a pas volé son nom : toutes les gammes de la lumière, toutes les folies de la couleur y chantent un cantique éperdu. Derrière ce barrage et à la faveur des courants secondaires du Gulf-Stream qui pénètrent dans ses pertuis, le littoral morbihannais est un des plus tempérés de la France, au point que la vigne y donne chaque année, dans la presqu’île de Rhuys, une récolte abondante et que, dans cette même presqu’île et dans la plupart des îles du Morbihan, fuchsias, lauriers-tins, mimosas, arbousiers, figuiers, myrtes, aloès poussent en plein air comme à Cannes et à Menton.

Là encore pourtant nous retrouvons les étranges monuments funéraires qui ont tant intrigué autrefois les archéologues et dont le secret semble aujourd’hui percé : le Men-er-H’roec’h, le roi des obélisques bretons, haut de 22 mètres, mais brisé par la foudre et jonchant de ses débris la lande de Locmariaquer, le Mané-Lud, le Mané-Rutual, le Dol ar Marc’hadourien (Table des Marchands), constellé intérieurement de signes énigmatiques, l’hypogée de Gavrinis, creusée dans un galgal de 100 mètres de circonférence où l’on accède par une allée de menhirs. C’est de nouveau l’impression d’un cimetière de géants qui s’impose, mais doux, accueillant et fleuri, cette fois, comme un campo-santo ombrien ou toscan. Et, plus on monte vers Quimperlé, plus cette impression se précise, plus il semble qu’un miel sauvage se mêle à la rude salure du large. Passé Kerroc’h, la lande est déjà l’exception. À Quimperlé, c’est fini du cauchemar et la Parque bretonne s’est •changée en dryade. Le granit cesse d’affecter des formes d’ifs funéraires ; les collines, naguère immobiles comme des cairns, se délient dans l’air élastique : le ciel rit ; la feuille chante : nous sommes au pays de Brizeux, au pays où l’on n’entend

Qu’eaux vives et ruisseaux et bruyantes rivières.
Des fontaines partout dorment sous les bruyères.
C’est le Scorff tout barré de moulins, de filets ;
L’Ellé plein de saumons, ou son frère l’Izole,
De Scaër à Kemperlé coulant de saule en saule.

La description n’a pas vieilli. Il n’y manque qu’un nom : celui de la Laïta, fille harmonieuse de l’Izole et de l’Ellé, qui sépare administrativement le Morbihan du Finistère. Les noms de ces rivières ont une douceur hellénique ; mais cette région même de Quimperlé n’a-t-elle pas été appelée une Arcadie bretonne ? Quimperlé serait donc une autre Orchomène. Il n’y a qu’une voix du moins, chez les artistes, pour louer sa grâce surannée, ses vieilles rues capricantes, fleuries de coiffes blanches et de tabliers polychromes, sa curieuse place Saint-Michel divisée en deux compartiments les jours de marché : la « Place au Soleil » et la « Place aux Cochons », sa vénérable basilique de Sainte-Croix, bâtie au XIe siècle sur le modèle du Saint-Sépulcre et l’un des très rares spécimens d’église en rotondes que nous ayons chez nous… Quimperlé à lui seul vaudrait le voyage : mais Quimperlé n’est que le plus beau joyau de cet écrin maritime et pastoral où brillent pêle-mêle le Pouldu et ses sables ; Moëllan et ses bruyères ; Beg-Meil et ses chênes ; Rosporden et son étang ; Concarneau, la ville double, l’une close au monde sur son îlot, dans le rude corset de pierre que lui laça le duc Jean III, l’autre, la ville des filets bleus et des « friteries », épanouie au soleil sur la berge ; Pont-Aven, la ville des moulins, qui est aussi et surtout la ville des rochers et des cascatelles, la Belle-au-Bois-d’Amour, rêvant, en coiffes à coques et en collerette tuyautée, dans la fraîcheur verte d’un demi-jour d’aquarium…

Si la Touraine est le jardin de la France, ce pays-ci, de Quimperlé à Landerneau, peut être dit vraiment, avec Gustave Geffroy, le jardin de la Bretagne, un jardin très vieux et très doux, un peu mystique, mais d’un mysticisme encore païen, fidèle, jusque dans la consultation des fontaines sacrées, aux rites de l’antique pégomancie. La mer, qui le baigne, n’y a que des sourires, sauf sur trois ou quatre points de la côte particulièrement exposés : tels le cap de la Chèvre, le « château » de Dinant et la rude barricade de Roscanvel, flanquée par les formidables bastions des Tas-de-Pois, à l’entrée du goulet de Brest ; telle encore la région de Penmarc’h, sorte de grand radeau à demi submergé, qui nourrit sur ses steppes plats une population étrange aux crins durs et noirs, aux pommettes saillantes, aux prunelles retroussées, aux vêtements brodés de disques, de lunules et de spirales symboliques, les Bigoudens, débris — croyait-on, mais ceci paraît controuvé — de quelque tribu mongole échappée au massacre des champs catalauniques ; telle enfin la région du Cap-Sizun, avec la pointe du Raz, hérissée, déchiquetée, tragique : la mer bout ; le sol trépide ; dans la brume, des gouffres mugissants se creusent (l’Enfer de Plogoff), où l’imagination bretonne croit ouïr la plainte des crierien, des âmes « dévoyées » qui n’ont pas reçu la sépulture en terre sainte et qui rôdent aux confins des deux ordres d’existence.

Les amateurs de sauvagerie goûteront là de fortes émotions. Mais il faudra qu’ils les y aillent chercher. Partout ailleurs, dans la magnifique baie de Douarnenez, couronnée par les quatre cimes violettes du Ménez-Hom, dans la rade de Brest, dans les anses de la Forêt, de Fouesnant, de Loctudy, du Caro, aux estuaires de l’Odet, du Goayen, de l’Elorn et de l’Aulne, la mer rentre ses griffes et n’est plus qu’une sirène voluptueuse. Insinuante, elle emprunte le lit des petits fleuves côtiers pour remonter jusqu’aux villes de l’intérieur. Au pied du mont Frugy, devant la statue équestre du roi Grallon, chevauchant le portrait de la cathédrale de Quimper, elle balance son corps nacré sous les plus verdoyantes futaies de la Cornouaille ; à Chateaulin, à Landerneau, à Audierne on la voit passer, rieuse, cambrée à la proue des barques qu’elle traîne dans son sillage. Et l’on sait qu’à Morgat et à Camaret, dans les grottes de l’Autel et de l’Arche, tout incrustées de somptueuses pierreries, elle a ses retraites mystérieuses, ses boudoirs de silence et de rêve, où on la peut surprendre, les soirs de lune, peignant ses cheveux d’algue…

Qu’un tel pays, odorante corbeille de feuillage et de fruits posée au bord des eaux marines, apparaît différent de l’image qu’on se forme habituellement de la Bretagne ! La Cornouaille finistérienne n’est pas toute la Bretagne sans doute : ce n’est qu’une des faces, et la plus riante, de cette contrée qui a tant de visages. Nulle part les chapelles et les calvaires ne sont plus finement ouvragés, l’idiome celtique plus chantant, les usages plus pittoresques, les binious plus alertes, les passe-pieds mieux cadencés, les costumes plus chatoyants. Quimper a pu constituer tout un musée avec une noce kernévote[86]. Mais les personnages qui ont servi à l’établissement de cette curieuse figuration ethnographique — Fouesnantaises aux longs yeux veloutés, Iliennes monacales, Bigoudennes mafflues, enrubannées et mitrées comme des impératrices de Chine, patriarches de Scaër en bragou-ridet un ostensoir brodé dans le dos, etc., etc., — vous les retrouverez quand il vous plaira, tirés à des milliers d’exemplaires, dans les grandes assemblées religieuses de la race, à Loc-Ronan, pendant les sept jours de la « troménie » septennale, à Rumengol, lors du « pardon » des chanteurs, à Sainte-Anne-la-Palud surtout, lors du « pardon » de la mer, « la plus imposante des solennités bretonnes », dit un bon juge, Anatole Le Braz…

Un charme singulier émane ici des choses, qui persiste et qui agit sur les âmes à la façon d’un subtil envoûtement. D’où vient ce charme étrange ? Est-ce du passé, toujours vivant en Bretagne ? De l’atmosphère de spiritualité qu’on y respire ou de l’ambiguïté d’une terre à moitié marine, sirène et fée à la fois, qui mêle au bruissement des feuilles dans le soir la rumeur lointaine des cloches d’Is englouties sous les eaux ? Renan prétendait qu’on ne secoue plus la hantise de ces « voix d’un autre monde » pour peu qu’on ait prêté un moment l’oreille à leurs tremblantes vibrations…



LE FOLK-LORE
D’UNE PAROISSE BRETONNE.


TRÉBEURDEN ET SES RECTEURS.


Nous voici au temps des veillées. La Toussaint est passée ; l’automne agonise ; c’est déjà le mois noir (miz du) et ce sera demain le mois très noir (miz kerzu). Quelle meilleure occasion pour évoquer au coin de l’âtre les vieilles histoires de notre vieux pays ? Je vous en apporte toute une bottelée. Grâces soient rendues à M. l’abbé Vidamant, qui m’a permis de faire cette curieuse et copieuse moisson ! M. Vidamant est curé de Trébeurden, dans les Côtes-du-Nord, et la cure de Trébeurden possède, entre autres raretés, une Statistique manuscrite dressée, en 1842, par l’abbé Le Luyer.

J’imagine que vous connaissez l’abbé Le Luyer, qui naquit à Plouaret le 24 juin 1796 et mourut à Trébeurden le 3 novembre 1864. C’est une des figures les plus admirables de l’ancien clergé breton. J’ai déjà parlé de lui dans mon livre. Sur la Côte, à propos de l’héroïque sauvetage qu’il accomplit le 15 février 1838 : deux cents goémonneurs de Trébeurden avaient été surpris la veille et bloqués par la tempête sur le platier de Molène, où ils durent passer la nuit, « manquant de vivres, presque d’habillements, sans autre abri que le ciel et quelques trous dans les rochers ».

« C’est alors, dit Le Publicateur des Côtes-du-Nord du 21 février 1838, qu’intervint M. Le Luyer, desservant de Trébeurden, déjà bien connu de tout l’arrondissement, par sa belle conduite à l’époque du choléra et lors du bris d’un navire chargé de liquides, qui se perdit, il y a quatre ou cinq ans, sur l’île à Canton[87]. » Prévenu dans la matinée « de la situation déplorable de ces infortunés, M. Le Luyer s’empare d’un petit bateau trouvé sur la côte, y fait placer à la hâte du bois, des couvertures, du vin, de l’eau-de-vie, tout ce qu’il peut rassembler dans son modeste asile ; et, s’élançant dans cette frêle embarcation avec un nommé Corfdir et deux autres individus, il avance vers l’île distante d’une lieue environ, où succombent aux besoins, à la fatigue et aux inquiétudes, les malheureux qu’il espère soulager. Malgré la fureur des flots, la violence du vent et la faiblesse de l’embarcation, le brave prêtre touche à l’île et, grâce à sa surveillance et aux encouragements qu’il donne, cent quarante personnes (exactement 200) sont arrachées au plus grand danger et rendues à leurs familles ».

L’abbé Le Luyer ne s’en tint pas là. En 1831, nous l’avons vu, il avait sauvé l’équipage d’un navire jeté à la côte ; en 1832, il avait été la providence des cholériques. En 1841 encore, tout accablé d’infirmités, il retira de l’eau un journalier de Lannion, qui se noyait. La croix de la Légion d’Honneur, qui lui avait été décernée le 21 août 1838, était vraiment à sa place sur cette valeureuse poitrine. Rappelons enfin que l’abbé Le Luyer fut le premier maître et protecteur du peintre Jean-Louis Hamon (Voir L’Âme Bretonne, 1re série), qui fit de lui, étant encore très jeune, un portrait au crayon conservé à la cure de Trébeurden et dont la sûreté, la finesse d’exécution sont déjà fort remarquables. Quel dommage seulement que l’auteur des Vases pompéiens n’ait pas inculqué à son protecteur un peu de son respect pour l’archéologie ! C’est ce même abbé Le Luyer qui, faisant reconstruire l’église de Trébeurden, y employa les vieilles pierres du manoir de Keravel et — crime plus impardonnable — celles de la chapelle et du rempart de Kerario, lequel mesurait quatre mètres d’épaisseur et devait être magnifique, si l’on en juge par la belle « porte à la Médicis » (expression de l’abbé Lavissière) de la tour actuelle du clocher — porte qui provient de l’ancien manoir des Clisson.

Soyons indulgents malgré tout au brave ecclésiastique, en raison de ses bonnes intentions. Nous l’avons vu marin, architecte, etc. Il restait à le connaître es qualités d’annaliste et de folkloriste. Sans doute l’abbé Le Luyer maniait plus diligemment l’aviron que la plume ; son style n’est ni bien élégant ni même bien correct. Mais, enfin, nous ne lui serons jamais assez reconnaissants d’avoir porté son attention sur des sujets qui laissaient indifférents tant de ses confrères des autres paroisses. Souhaitons qu’une revue bretonne publie prochainement, in-extenso, la Statistique de l’abbé Le Luyer, où l’on trouverait tant d’indications curieuses sur les origines, la topographie, le climat, les fiefs, les chapelles, les manoirs, etc., de Trébeurden et de sa région. Ne pouvant songer ici à une semblable publication, nous nous contenterons de détacher du manuscrit ce qui a trait au folk-lore et qui est d’un intérêt plus général.



On allume des feux pour la nuit avant la Saint-Jean, avant la Saint-Pierre, avant le pardon de Guingamp. Ces nuitées occasionnent bien des désordres et on peut dire avec vérité, comme M. Habasque, que cela rappelle le temps de barbarie à voir un cercle nombreux tourner, danser autour d’un bûcher en poussant des clameurs et des cris qui ne ressemblent pas mal à ceux du sauvage qui fait rôtir la victime qu’il va dévorer.

Malheureusement, ici comme ailleurs, il existe bien des superstitions, fausses croyances et vaines observances.

C’est une coutume plutôt qu’une croyance de faire ramoner la cheminée le Vendredi-Saint. Bien peu de personnes pensent[88] que cela préserve ou expose à avoir le feu dans l’année.

Bien peu de monde font jeûner leurs animaux la nuit de Noël pour avoir du bonheur. Je ne crois pas qu’on manque de balayer la maison la veille de la fête des Morts, de peur d’en chasser les âmes du Purgatoire qui, cette nuit, viennent s’y promener pour revoir leurs pénates et demander des prières.

Qu’on ait recours à saint Yves pour obtenir vengeance, je l’ignore : il est certain qu’on n’a jamais présenté au recteur de Trébeurden des honoraires pour pareille intention. Je sais qu’on va jeter des morceaux de pain dans la fontaine de Saint-Efflam de Plestin, pour découvrir le coupable ; qu’on admet volontiers les guérisons par oraison, ou par la pose d’une fiole, remplie d’une eau mystérieusement composée, sur la tête, quand on croit avoir le mal, comme on dit, du soleil ; qu’on ne nie pas l’existence des revenants, des lutins, de l’agrippa, du sort, du maléfice, d’une herbe qui fait perdre la route, des intersignes, de la charrette de la mort, de la buandière de nuit, du siffleur de nuit, du Juif errant ; qu’il est bon de tourner le sas ; que le nouveau fiancé doit poser un genou sur le tablier de sa future ; qu’il y a moyen de faire que des jeunes gens s’entr’aiment ; qu’il y en a qui peuvent arrêter le feu, le sang, se rendre loups, faire boiter les animaux.

Je sais que plusieurs ne voudraient point se marier le mercredi, le vendredi ou le samedi, ou dans le mois d’août ; qu’on observe bien les cierges allumés devant les nouveaux mariés, pendant la noce. Il y en a qui ne veulent pas voir une femme entrer chez eux après ses couches, sans qu’elle ait été à l’église, et bien des femmes crèveraient de froid dans le portail plutôt que d’entrer dans quelques maisons.

Plusieurs pensent qu’il y a deux espèces de Saint-Chrême : l’un pour les garçons, l’autre pour les filles. J’aime à croire que le nombre est petit de ceux qui pensent qu’ils sont malheureux dans la journée, s’ils ont, en premier, rencontré un tailleur, ou une fille en petit bonnet, et qu’après avoir été mordu par un chien enragé, on ne deviendra pas malade si on n’a pas vu de chien dans la fontaine de Saint-Gildas et si on a pu porter une bouchée d’eau jusqu’à la chapelle et la jeter au saint.

Il faut avouer qu’il y a des gens assez simples pour se livrer à de vaines observances.

Il faut mettre aux abeilles une étoffe noire quand le propriétaire est mort et une étoffe rouge quand il se marie. Comment peut-on croire qu’un rebouteur, à deux lieues ou trois lieues d’un malade, pourra lui redresser des côtes cassées ou le guérir de coliques en se roulant dans sa maison, en faisant mille contorsions ? Peut-on penser qu’un veau mis bas le dimanche n’est pas bon à sevrer, si on ne lui coupe un bout de l’oreille ? Un trépied laissé au feu sans rien soutenir peut-il faire griser le maître de la maison et un coucou faire que celui qui l’a entendu à jeun, sans argent, soit pauvre toute l’année ? Être treize à table ne portera pas plus malheur que d’avoir du fond d’une bouteille le verre rempli ; si on est sous une poutre, ne fera se marier dans l’année. Voir une pie sur la cheminée, entendre les coqs chanter après qu’ils se sont nichés pour leur repos n’effraie plus personne. Le concert de fées et de nains n’est plus entendu à Rochou-Guen, entre Millau et la terre. Nous n’avons plus les oreilles des anciens.

Le voyageur peut, de nuit comme de jour, passer près de Bonne-Nouvelle[89] : il ne rencontrera pas de procession nocturne. Il pourra monter au bourg par la prairie du Traou-Igou : le taureau ne viendra pas le broyer ; ou par Trovern-bian : il ne trouvera pas sa route obstruée par la truie et ses petits cochons. Le tonnerre des canons de Bonaparte a fait fuir tous ces épouvantails de nos pères. Joueurs de cartes, vous pouvez prolonger votre partie bien avant dans la nuit : le diable ne vient plus, comme autrefois, vous visiter visiblement ; vous ne trouverez plus sur votre route le cheval de Pont-an-Roch : il est allé à la course.

Il serait à désirer que les jeunes gens fussent assez vertueux et éclairés pour ne plus aller faire dire leur bonne aventure. C’est un reproche qu’on a à faire, surtout aux jeunes filles, et quelquefois un indice qu’on n’a pas été sage.

Une superstition contre laquelle on est souvent obligé de s’élever, c’est de faire courir des jeunes gens pour prélever l’honoraire d’une messe pour des malades accablés depuis longtemps. Il est arrivé de dire la messe gratis et d’apprendre qu’on quêtait malgré cela.

Un usage singulier existe ici : le jour avant la fête des Innocents, on voit courir dans tous les sens, se présenter dans toutes les maisons, tous les petits enfants de la paroisse ; ils crient à tue-tête : Gouin nouva (Kuignaouan) ; on leur donne des petits gâteaux qu’on a faits exprès ou quelques petites pièces de monnaie.

Le lendemain et jusqu’au premier jour de l’an, les ouvriers de tous les états sont aussi en tournée prennent tout ce qu’on veut bien leur donner.



Chose curieuse : cette Statistique fut longtemps ignorée des successeurs de M. Le Luyer. On lit, en effet, à la première page des Registres de la paroisse de Trébeurden, et immédiatement après le titre : « Le présent registre a été rédigé par le soussigné, recteur de Trébeurden, sous l’épiscopat de Mgr David, pour satisfaire aux désirs de feu Mgr Le Mée, feu M. Le Luyer n’ayant laissé ni notes, ni remarques, ni registre pour Trébeurden. — Trébeurden, le 1er janvier 1866. — D. Lavissière, prêtre. » L’erreur est évidente. Nous ne savons comment la Statistique de M. Le Luyer passa aux mains de M. de Penguern, puis de M. l’abbé France, curé de Lannion, de qui ses héritiers la tenaient et qui la restituèrent à la cure de Trébeurden. Quoi qu’il en soit, M. Lavissière, curé de Trébeurden de 1865 à 1876, qui ne faisait pas de canotage, ce qui ne l’empêchait pas d’être encore plus incorrect que l’abbé Le Luyer, s’est occupé aussi, dans son Registre, des « usages » de sa paroisse et ce qu’il en dit peut servir à compléter sur certains points les renseignements de son prédécesseur.



Au premier jour de l’an, selon l’usage que j’ai vu partout en Bretagne dans les paroisses où j’ai été soit vicaire, soit recteur, dès la pointe du jour, les enfants accourent chez père et mère, les journaliers chez maîtres et maîtresses. Il faut les surprendre au lit. Dès la veille, on a passé au bourg et on s’est muni d’eau-de-vie et autres boissons. On régale le père, la mère, les frères et sœurs qui vivent avec père et mère ; mais avant de sortir d’où l’on est à servir, la même cérémonie a lieu envers les maîtres et maîtresses, les fils et filles de la maison. Il paraît qu’en Bretagne c’est un ancien usage que ce genre de célébrer le guy-neuf, appelé en breton : anguyannaï.

Pour la fête du soir, tous les marchands de petits fruits et autres denrées font cuire de petits gâteaux, et, avant comme après les messes et les vêpres, les spectateurs les proposent les uns aux autres. Celui qui a dans sa partie de gâteau un pois, à lui incombe le payement. Souvent, au lieu de ces gâteaux, sont de petites galettes remplies de pommes cuites, dans lesquelles se trouve aussi un pois.

Depuis Noël jusqu’au mardi gras, époque où a lieu la tuaison de la vache et du cochon, se trouve, dans toutes les maisons aisées, le repas qu’on appelle Malarché ou Festet-ar-goadeguennou.

Le premier banquet est pour les parents et amis ; le lendemain pour tous les journaliers de la maison.

La semaille finie, en Trébeurden, ils (sic) se voient pour se réjouir des travaux d’octobre ou de novembre. Les terres sont toutes ensemencées ; ils en fêtent ainsi la fin. Pour la fin des travaux d’août, il en est de même.

Le bourg a son pardon et les chapelles le leur. Pour ce jour, il y a encore gala chez ceux du bourg, comme chez ceux qui habitent les environs de la chapelle.

Dans le printemps, ils ont les torradennou, c’est-à-dire un jour qu’ils mettent pour défricher une lande. Pour ce jour on invite les jeunes gens et les plus forts à bras pour la besogne. Vers le soir, on invite pour le souper plusieurs jeunes personnes, et, si l’ouvrage est fait de bonne heure, on danse et, après le souper, on la renouvelle (sic) assez avant dans la nuit.

Tous les soirs pendant le berz, c’est-à-dire la coupe du goëmon, dans chaque maison, on fait la partie de domino ou celle de cartes. Le dernier jour, on danse au bourg ou on se promène, pour attendre le repas final et se retirer chacun chez soi.

Le jour de la fête patronale, la Trinité, il est rare qu’on danse ; mais le lendemain, qu’on appelle l’adpardon, on le fait au bourg ou ailleurs, près du bourg.

Pour la fête de saint Jean-Baptiste, après les offices, petits et grands, pères, mères et enfants se dirigent vers le Château, près le petit port de Trouzoul, en la partie ouest de Trébeurden. Il y a partie de boules, danses et promenades sur la pelouse. On y a dressé quelques tentes et vous y trouverez des rafraîchissements. Dans le pays, cette assemblée s’appelle le pardon de Saint-Jean-du-Doigt. En effet, Saint-Jean-du-Doigt, auquel les habitants de Trébeurden ont grande dévotion, se trouve dans le Finistère, en face de ce lieu.

Pour les pardons de Bonne-Nouvelle, de Christ et de Penvern, on ne danse pas ; même je puis assurer que de bonne heure chacun est rentré à domicile.

Les noces se célèbrent tantôt à la maison, mais plus souvent aux auberges du bourg. Les noces sont bien paisibles, si nous retranchons les coups de pistolets qui sans cesse font résonner le bourg quasi jusqu’à la nuit tombante. Il est rare d’y voir des danses. Si cependant la jeunesse désirait danser, elle fait ses ébats sur le placitre du bourg.

Les repas des octaves et des anniversaires se font continuellement au bourg. Avant ou après les services, on distribue aux pauvres une assez forte aumône, soit en pain, soit en argent, à raison de l’aisance de la famille donnante.

Pour la Saint-Jean, la Saint-Pierre, Notre-Dame de Bon-Secours, par ci, par là, les villages font un feu en l’honneur de leur fête. Ce feu a lieu le soir avant. Tout le village se réunit auprès de ce feu et on y dit ou chante la prière du soir. Ils prétendent qu’il est bon d’enlever un tison pour leur maison. Ce tison est bien conservé jusqu’à l’année prochaine : il préserve les habitants, ainsi que la maison, de mille et mille accidents et entretient la paix, l’union et la concorde dans la famille.

Si quelque naufrage a lieu, les amis et les parents cherchent les cadavres. Si on ne les trouve pas sur le jour, de nuit, on les cherche. Dans le bateau, un cierge est allumé et là, selon la croyance, où il s’éteint, se trouve le cadavre. Si l’on ne peut le pêcher, à la pointe du jour on le trouve infailliblement, selon la croyance des habitants.

Y a-t-il un mort dans un village ? Tous ses habitants doivent se rendre à la maison de deuil, assister à la prière du soir. On veille le mort et, le lendemain, de chaque maison, un doit suivre le mort et assister à la cérémonie funèbre. C’est un devoir ; il faut s’en acquitter ou être pour toujours honni et très mal servi dans le village.

Une femme est-elle accouchée ? Les parents, les amis et gens du village doivent la visiter et lui porter quelques présents. Après les relevailles, il y a banquet, qu’on appelle le repas des commères, en breton : pred-ar-commerrezet. On y invite les parents et amis qui ont fait les plus fortes offrandes.

Après chaque baptême, on fait repas au bourg. Il consiste en peu de chose. Lorsque la mère vient se présenter à l’église, l’aubergiste donne le café au père et à la mère. Les maris viennent ordinairement conduire la femme à l’église. Il est bien rare que les relevailles se fassent sur la semaine. Mes prédécesseurs ont habitué les paroissiens à venir pour cette cérémonie le dimanche matin, avant la basse-messe ou avant la grand’messe.

Toutes barques reconstruites ou neuves sont toujours bénites avant d’être mises à l’eau. Il y a parrain et marraine, souvent des coups de pistolet ou de fusil. La cérémonie se fait toujours le dimanche, après vêpres, et l’assemblée est toujours nombreuse. Si la mer le permet, la bénédiction finie, tous les assistants prêtent main pour lancer le bateau à l’eau. Tous ceux qui veulent y entrer sont reçus et font une petite tournée ou promenade en mer. Le soir, il y a souper, soit chez le parrain, soit chez la marraine, soit enfin chez le propriétaire du bateau.

Jamais maison n’est bâtie sans qu’on la bénisse et souvent même, à la Saint-Michel, si un nouveau locataire entre en une maison anciennement bâtie, il fait rebénir la maison. On se ferait un grand scrupule de l’habiter sans aviser à ce point. La pierre fondamentale porte ce monogramme : L H. C. Les maçons se glorifient de la piquer, et il faut qu’elle soit lavée [arrosée ? ] par le propriétaire, c’est-à-dire qu’on doit, ce jour, leur donner à dîner ou à souper. La charpente est-elle mise sur les murs ? Ils y dressent quelque plancher et y font un roulement de bâton au-dessus de la couronne en fleur qui surmonte la charpente. Le roulement continue jusqu’au moment qu’on vient avertir que le repas est prêt.



Le chapitre des usages s’arrête là dans le Registre. Mais il reprend un peu plus loin sous un autre nom. Le bon abbé Lavissière n’était pas plus ordonné que correct. C’était, pour dire le mot, un cerveau un peu confus. On trouvera plus loin la fin de ses notes. L’entre-deux n’a pas d’intérêt pour nous à l’exception d’une allusion à Kerario, le manoir des Clisson, et du passage, plus étendu, relatif à Penlan, le beau domaine seigneurial que l’Espagnol Calomnia d’Arembert légua par testament en 1225 (d’après Ogée) aux moines de Bégard et qui leur rapportait bon an mal an 4.000 écus.

Dans quelles conditions fut fait ce legs ? Benjamin Jollivet, qui, par parenthèse, eut certainement communication de la Statistique de l’abbé Le Luyer et s’en inspira largement dans sa notice sur Trébeurden, donne l’explication suivante empruntée à Le Luyer :

« Un jour — c’était vers le temps de l’Épiphanie — l’odorat de Raoul Calomnia, qui était vieux et aveugle, fut flatté par un fumet qui éveilla tout à coup son appétit. « Qu’y a-t-il donc aujourd’hui de nouveau ? demanda-t-il à son domestique. — On fête les Rois, répondit celui-ci. — Eh bien ! va dire qu’on m’apporte à dîner. » On ne lui apporta qu’une cuisse d’oie à demi rongée ! Justement indigné, il commanda à son valet de le conduire à Grâces, près Guingamp ; mais, chemin faisant, il entendit sonner la cloche du monastère de Bégard. Il y demanda l’hospitalité, et, satisfait de l’accueil qu’il y reçut, il déshérita au profit de l’abbaye d’ingrats neveux qui avaient rempli ses jours d’amertume ».

L’abbé Lavissière présente les choses d’une façon très différente, au moins dans sa seconde version. Et la première elle-même contient quelques détails qui sont absents du texte de Le Luyer, revu par Jollivet. Les neveux de Calomnia y sont remplacés par une fille — sa propre fille, qu’il aimait à la folie, comme Grallon aimait Dahut, et dont, père aussi faible que lui, il n’avait pas su refréner les désordres. Relégué dans un coin de son château de Penlan, il y était traité sans aucun égard. Certain soir, on lui servit à son souper un vieille (sorte de labre) si mal préparée qu’enfin la colère le prit et qu’il fit un testament par lequel il déshéritait sa fille et léguait tous ses biens et droits seigneuriaux aux moines de Bégard.

« Que devint sa fille ? ajoute l’abbé Lavissière. Personne n’en dit mot. Mourut-elle avant son père ? Se retira-t-elle du pays chez les parents de sa mère ? Il est certain que la communauté de Bégard reçut le tout par testament, et la fabrique de Trébeurden quatre cent livres de froment par fondation sur une des propriétés de Calomnia d’Arembert, fondation qu’on paie encore aujourd’hui sur le lieu de Runefoïe, en Trébeurden ».

Et voici l’autre version, moins romanesque et plus conforme peut-être à la mentalité des gens du XIIIe siècle :

« On dit que Calomnia d’Arembert était un bon et excellent chrétien, mais que son fils n’hérita nullement des vertus de son père. À Penlan régnait un désordre horrible vraie sentine de corruption et de la plus grande immoralité. Un jour, le jeune Calomnia d’Arembert se promenait dans ses bois ; il faisait un temps affreux, un vent épouvantable, une mer horrible et dont le bruit étourdissait les gens du pays. Le temps, le vent et le bruit des flots lui portèrent bonheur. Dieu attendait pour ce jeune homme ce jour sans pareil pour l’appeler à lui. Réflexion sur réflexion, moment de grâce sur moment de grâce, le jeune d’Arembert partit le lendemain pour Bégard où il avait un oncle faisant partie de la communauté. Il resta en sa compagnie quelques jours et, à son retour à Trébeurden, ce n’était plus le même homme. Il renonça à tous ses désordres et peu de temps après il mourut en léguant à la communauté de Bégard tout [son] avoir et fut enterré dans l’église de [Trébeurden], en un enfeu de la chapelle de Saint-Yves… »

De ces trois explications données au legs des Calomnia, quelle est la meilleure et qui se rapproche le plus de la vérité historique ? Et, de même, quelle est la part du réel dans le conte de la Pennérez de Kerario[90] ? Ce conte, quoiqu’il en soit, est fort populaire à Trébeurden et aux environs. Il y est dit que Kerario et Trovern[91] avaient chacun leur pennérez et que celle de Kerario, un jour que ses parents s’étaient rendus à Lannion pour « acquitter leurs rentes »[92], pria son amie de lui tenir compagnie. Sans doute les valets, eux aussi, avaient pris la clef des champs, car le feu s’était éteint dans le loyer et, comme, en ce temps là, on ne connaissait pas les briquets ni les allumettes chimiques, l’une des pennérez se rendit au Runigou chercher de la braise dans un vieux sabot ; l’autre rentra les bêtes, distribua de l’avoine aux chevaux, du foin au bétail et prépara la bouillie de pommes de terre pour les cochons. Puis les deux amies se couchèrent et tout alla bien d’abord. Mais, vers le milieu de la nuit, un pèlerin se présenta qui se disait égaré et, pour l’amour de Dieu, suppliait qu’on lui ouvrit. Les deux jeunes filles avaient bon cœur, mais le cœur, chez elles, n’étouffait pas la prudence et, tandis que la pennérez de Trovern parlementait à travers la porte, la pennérez de Kerario montait à l’étage et, par la petite fenêtre de la tourelle[93], jetait un coup d’œil dans la cour. S’il faisait clair de lune ou si la jeune fille, comme les chats, avait l’œil noctiluque, je ne saurais vous dire : toujours est-il que ce coup d’œil lui suffit pour identifier le prétendu pèlerin et reconnaître, à sa grande barbe rousse, un chef de brigands célèbre dans la contrée — mais dont mes conteurs n’avaient pas retenu le nom. D’autres, à cette vue, se fussent évanouies ; chez la pennérez de Kerario, il n’en résulta que la volonté bien arrêtée de faire face à l’imposteur : descendant quatre à quatre la « vis » ( escalier tournant), elle court à la porte, explique au coquin qui s’impatiente qu’après bien des recherches elle a trouvé la clef, mais que la porte a été fermée par ses parents et ne peut s’ouvrir de l’intérieur.

— Passez donc la main par le trou du chat, lui dit-elle, J’y déposerai la clef et vous pourrez ouvrir la porte du dehors.

Le bandit n’y voit pas malice et introduit sa main par la chatière ; la pennérez de Kerario, qui s’est munie d’une hache, la lui tranche au ras du poignet. Cris, blasphèmes, malédictions de l’amputé qui lance coups de sifflet sur coups de sifflet pour appeler ses hommes. Ils sont une trentaine avec lesquels il se flatte d’emporter le manoir, mais l’huis est solide, le coq chante, l’aube pointe, et il lui faut lever le siège sans avoir rien obtenu.

À quelque temps de là, un marchand ambulant, un de ces « mercerots de Rennes »… ou d’ailleurs dont parle le bon Villon et comme il s’en voyait tant jadis dans nos campagnes, menant par la bride un cheval de bât qui portait leur pacotille, se présente au soir tombant à Kerario avec un assortiment de dentelles, châles, miroirs, bijoux, affiquets de toute sorte qu’il étale sous les yeux de la pennérez et de ses parents. Il a toutes les qualités de l’emploi : manières captieuses, faconde intarissable. Glabre comme un clerc en outre et ganté comme un gentilhomme, mais, pour déballer sa marchandise comme pour manger à table, il ne retire jamais qu’un gant, toujours le même, et son œil est le plus fourbe qui soit. On n’y prend pas garde, tant il vous étourdit de son bagout et s’entend à circonvenir les gens : à la mère il fait cadeau d’un chapelet bénit par le pape ; au père, d’une pipe neuve et d’un paquet de tabac ; il n’est pas jusqu’aux domestiques dont il ne s’assure la connivence par quelque générosité bien placée. Seule, la pennérez, sans savoir pourquoi, se méfie et refuse la bague qu’il veut lui passer au doigt. Mais il y ajoute une croix d’or et son petit cœur commence à s’ébranler : elle le trouve moins déplaisant d’heure en heure. Quant aux vieux, il y a beau temps que leur conquête est accomplie et il est vrai qu’à table, où on l’a prié de prendre place, à la veillée, où il vide bol de flip sur bol de flip, le rusé compère, sans en perdre une bouchée ni un coup de cidre, ne cesse de se pousser dans l’esprit de ses hôtes. Et avec quel air de ne pas y toucher ! S’il parle des piles de linge entassées dans ses armoires, c’est pour se plaindre de ne pouvoir les compter ; des métairies qu’il possède par douzaines dans un pays dont il évite de préciser la position sur la carte, c’est pour envier ceux qui, comme Bias, portent toute leur fortune avec eux, — et finalement, tourné vers la pennérez, il offre de mettre à ses pieds cette Golconde, ce Pérou dont il n’a que faire et qui n’auront quelque prix à ses yeux que si sa « douce » consent à les partager avec lui…

Que vouliez-vous que répondit la malheureuse ? Toute la maison était liguée contre elle et la noce eut lieu dans la huitaine. Elle dura sept jours pleins et, de mémoire de Breton, fut la plus belle qu’on eût jamais vue. Au bout de ce temps et sans qu’une seule fois, même au lit, il eût déganté sa main droite, le mari prit sa femme en croupe et partit avec elle, soi-disant pour la présenter à ses beaux-parents ; ils devaient habiter fort loin, car, au bout de trois jours de cheval, le couple n’était pas encore rendu et le cœur de la pennérez se serrait dans sa poitrine.

— Qu’avez-vous, ma douce jolie ? finit par lui demander son mari comme on pénétrait sous le couvert d’une épaisse forêt.

— Je ne me sens pas bien, dit-elle, et j’aimerais retourner chez mon père

— Y songez-vous ? Alors que nous sommes si près du but !

— Mon mari, dites-moi, une chose me tourmente : pourquoi ne retirez-vous jamais le gant de votre main droite ?

— C’est pour que tu ne saches pas comment elle est faite, mais le moment est venu de te l’apprendre, dit le chef de brigands (car c’était lui) et, ce disant, il ôta son gant, et, du revers de sa main postiche, qui était en fer, il appliqua une terrible paire de soufflets à la pennérez. En même temps il sifflait ses gens et leur jetant la malheureuse :

— Voilà, dit-il, la salope qui a tranché ma main. Je vous la livre : celui qui lui fera le pire outrage, celui-là sera mon préféré.

Alors commence pour la pauvrette une existence de sévices en comparaison de laquelle la vie que Peau d’Âne menait dans la compagnie de ses dindons apparaît comme enviable ; sans une vieille servante qui la prit en pitié et, un jour qu’elles étaient ensemble au lavoir, lui fournit le moyen de s’évader, elle serait morte à la peine. Mais les aventures où elle est entraînée après cette évasion et dont la majeure partie se déroulent dans une auberge de Ploubezre sont si visiblement inspirées des contes de Perrault, y compris l’épisode des barriques de cidre où se cachent les brigands et qui sont les sœurs bretonnes ou tout au moins les cousines des jarres d’huile d’Ali-Baba, que je ne crois pas nécessaire de les rapporter ici. Vous pensez bien cependant que tout s’arrange à la fin du conte et que la pennérez de Kerario, rentrée sous le toit paternel, y retrouve ses parents et même son amie, la pennérez de Trovern, dont il n’avait plus été question jusque-là et qui, d’ailleurs, dans certaines variantes, est présentée sous des couleurs beaucoup moins avantageuses que dans la leçon adoptée par nous : peu s’en faut qu’on n’en fasse une complice des brigands. Tant il est vrai que ce n’est pas l’histoire seulement qui est difficile à écrire et que la légende l’est pour le moins autant !

La remarque, quoi qu’il en soit, ne s’applique pas aux notes suivantes de l’abbé Lavissière sur les usages profanes et religieux de Trébeurden auxquels j’arrive après cette longue digression. Et, en effet, s’il échet quelquefois au brave ecclésiastique de revenir sur ses pas, ce n’est pas pour se contredire, mais le plus souvent pour ajouter à sa première relation des détails pleins d’intérêt : certains paragraphes même ont tout l’attrait de l’inédit. Le style seul ne change pas chez Lavissière et demeure aussi incorrect, aussi empêtré que devant. Mais il a été entendu que nous serions bon princes et que, par égard pour l’excellence du fond, nous pardonnerions à l’auteur les défaillances de sa forme.

Cependant et pour introduire un peu d’ordre dans ce qui va suivre, je l’ai divisé de mon chef en douze petits chapitres.


I. — SUR LE JOUR DE L’AN


Le dernier jour de l’an, grands et petits, journaliers et journalières, fils et garçons au service, viennent au bourg et se munissent d’une bouteille d’eau-de-vie ou de liqueurs quelconques, ou de café et de sucre, selon les goûts qu’ils connaissent aux personnes qu’ils doivent visiter. Si l’on a plusieurs familles à voir, on commence dès le dernier jour de l’an à parcourir cette maison-ci, cette maison-là, jusqu’à bien avancer (sic) dans la nuit. Le lendemain, on. finit par parcourir toutes les autres maisons qu’on n’a pu visiter… Quand on n’en peut plus, on se rend clopin-clopant chez soi. Par ici l’on chante, par là on entre et puis on adresse des compliments de vive voix. Ainsi se passe le premier jour de l’an.


II. — SUR LA TUAISON


Depuis l’Épiphanie jusqu’au mercredi des cendres a lieu la tuaison… Parents, amis et voisins, ainsi que journaliers de la maison sont invités à [y] prendre part : les notables, le premier jour : le second, ceux qui n’ont pu se rendre le premier, avec les parents, et, le troisième jour, les ouvriers journaliers de la famille… Les convives rendus, on s’attable, tantôt à une heure, tantôt à deux et même trois heures. À peine la soupe mangée, on demande des allumettes et, après chaque service, on fume, quant aux hommes, et, quant aux femmes, on prise et on bavarde. Quatre heures, cinq, six et souvent sept heures sont sonnées, on est encore à table et, si le repas est fini, il faut, avant de se quitter, trinquer de nouveau. Le repas n’est pas bon s’il n’est pas bien arrosé. Le pauvre a aussi sa part.


III. — SUR LE PARDON DU CHÂTEAU


Dès le matin, à l’heure de la marée, plusieurs bateaux de Trouzoul vont en pèlerinage à Saint-Jean-du-Doigt, dans le Finistère. On chante l’Ave maris stella et un cantique à saint Jean. On s’en retourne, le soir, à la marée montante. L’après-midi, les vêpres finies, tout le monde, petits et grands, se dirigent vers le Château. Ce « château » n’est autre que des rochers amoncelés les uns sur les autres et qui se prolongent jusqu’à la passe de l’île Milliau, ayant à droite ou au nord le port de Trouzoul et, à gauche ou au midi, la baie de Lannion[94]. Là, sur la pelouse, on se recrée. Il y a bière, cidre, vin, café, liqueurs et eau-de-vie. On danse, on fait la boule ; les enfants s’amusent, courent, trottent, luttent, se baignent, et le coucher du soleil les ramène à leurs foyers. C’est pour les habitants de Trébeurden, malgré que ce jour soit celui du pardon de Lannion, un jour auquel il faut que tout Trébeurden participe, sous peine de ne pas être agréable à saint Jean du-Doigt.


IV. — SUR LA MOISSON


La dernière charretée de denrée qui vient du champ est ornée de verdure et de fleurs et, lorsque la mécanique la bat, l’aire est remplie de hourrahs, et la maîtresse de maison, ou la personne la plus honorable de l’endroit, est portée sur la dernière gerbe, assise sur une civière. Tout le monde la suit et crie à tue-tête.


V. — SUR LES VEILLÉES


Elles consistent [pour les jours ouvriers] à tiller du chanvre et durent jusqu’à ce que chaque membre de la famille ait tillé ce qu’on lui a donné à faire ; les dimanches et fêtes, on fait la partie de cartes et de dominos en famille.


VI. — SUR LES NOCES


À la sortie de la maison de la jeune épouse, en laquelle un petit compliment lui a été adressé et des prières à père, mère, les jeunes gens font entendre des coups de pistolet ; puis l’assemblée se met en marche pour l’église. À l’entrée du bourg, la même détonation se renouvelle ; à la sortie de l’église, au commencement du banquet [qui a presque toujours lieu à l’auberge] et à sa sortie, coups de feu sur coups de feu… Rarement on danse ; mais peut-être mieux vaudrait le faire que de courir les auberges. Le soir, il se trouve bien des assistants, avec le petit gris d’officier (sic). Le lendemain, il y a encore un petit repas.


VII. — SUR LES TORRADENNOU[95]


Pour ce jour, sont invités autant de jeunes filles que de jeunes garçons. Celles-ci se rendent, vers la chute du jour, portant fleurs, rubans et le boire, au lieu où les jeunes gens travaillent, et chaque jeune garçon choisit sa jeune fille. On lui présente un bouquet et un peu à boire de ce qu’on s’est procuré. La journée finie, on se rend à la maison où le souper doit se donner et, là, ou près de là, on danse avant dans la nuit.


VIII. — SUR LES VEILLÉES FUNÈBRES


Y a-t-il un mort dans un quartier ? Toutes les personnes du village, ou le plus grand nombre, doivent aller prier pour ce mort ; une ou plusieurs personnes de chaque maison doivent rester en prières, pendant la nuit, près le cadavre… Tout le quartier doit prendre part à l’enterrement [sous peine d’incivilité et aussi pour l’étrange raison suivante : ] comme on croit généralement que, quand une personne meurt dans un quartier, section ou frairie, le mort appelle à lui deux autres [personnes] ; on s’imagine que les deux qui doivent le suivre de près doivent être deux de celles qui se sont refusées, sans raison et sans motif, d’assister à la sépulture.


IX. — SUR LES NOYÉS, NAUFRAGÉS, ETC.


Le corps est-il trouvé ? On s’empresse de fournir linge et cercueil, si c’est un étranger ; si c’est un habitant, pêcheurs, marins assistent à la sépulture. Les pêcheurs se cotisent et font dire un service pour le repos de l’âme du noyé. Il en est de même pour tous les enterrements de jeunes garçons et de jeunes filles : celles-ci sont portées en terre par des jeunes filles habillées en blanc, si c’est l’été ; si non, elles sont en noir. Elles portent le corps et puis, rendues au cimetière, les hommes descendent le corps dans la fosse. Elles se cotisent et font chanter un service pour la défunte.


X. — SUR LE DIMANCHE DE L’OCTAVE DU SAINT-SACREMENT


Le pardon [de la Trinité] a eu lieu ; la fête du Très-Saint-Sacrement va finir ; le dimanche de l’octave est arrivé. Jusqu’à présent la garde nationale a été mise à contribution et pour le pardon et pour la fête du sacre : elle clôt son travail par l’octave du Saint-Sacrement. En ce jour il faut la régaler. La garde nationale, ayant en tête le maire, l’adjoint et tous les conseillers municipaux, va, d’une auberge à l’autre, prendre le petit verre. Il ne faut pas qu’une seule auberge soit oubliée : on ferait des jaloux et il faut vivre, comme on dit à Trébeurden, en bon accord. Tambour, trompette, fusils et gibernes sont donc promenés par ci, par là, jusqu’à la dernière auberge. Après ce, un roulement se fait entendre et tous, soldats et municipaux, sont congédiés. Jadis, après vêpres, feu M. Le Luyer, comme feu M. Hémeury [anciens recteurs de Trébeurden], se faisaient conduire au presbytère par la garde nationale. Le conseil entrait en salle, le soldat restait dans la cour. À ceux-ci on servait du cidre, à ceux-là on donnait du vin. Quand on avait fini de trinquer, le tambour sonnait à l’honneur de l’abbé qui avait officié pour la fête et à l’honneur du recteur de céans, puis on se retirait.


XI. — SUR LES OBSÈQUES DES PAUVRES


Un pauvre vient-il à mourir ? Quelques jours après, on quête dans la paroisse pour lui ; cet usage s’appelle en breton sevel guerz an archet (lever la somme nécessaire pour payer le cercueil). C’est un très mauvais usage. On prélève une jolie somme, et les quêteurs, si c’est pour un garçon, les quêteuses si c’est pour une fille, font, le soir de la quête, bombance. On conserve ce qu’il faut pour l’enterrement et pour la messe d’enterrement. Le recteur passe par la gorge des quêteurs ou quêteuses. Il serait à désirer, et c’est tôt ou tard mon désir et mon intention, d’établir une quête à l’église, une fois le mois pour obvier à cet abus, aussi bien à ces courses que plusieurs font en la paroisse à cet effet. Cette quête ne se fait jamais sans force libations. C’est une vraie bacchanale. Il en est de même pour cet autre usage qu’on appelle en breton sevel guerz an ofern, c’est-à-dire, en français, chercher le prix d’une messe. Les mêmes désordres s’en suivent. On ne se contente pas de posséder un franc cinquante centimes ; on parcourt toute la paroisse ; on y trouve une jolie somme. Le surplus de celle-là est employé en orgies. Pour obvier à ce désordre, mon intention est d’établir une quête, comme je l’ai dit précédemment, et la déposer en un tronc, dans la sacristie.


XII. — SUR LES CÉRÉMONIES DE LA NATIVITÉ, DE L’ÉPIPHANIE ET DE LA CHANDELEUR


Le recteur choisit et nomme la jeune fille qui doit quêter tous les dimanches et fêtes à la grand’messe, pendant tout le temps que l’Enfant Jésus est exposé On le dépose sur un peu de paille, depuis Noël jusqu’à l’Épiphanie. En ce jour, les trois rois sont exposés, et un nouvel Enfant Jésus prend la place du premier et il est assis dans un petit fauteuil. Tous les dimanches, pendant cette exposition, à vêpres, le célébrant, après avoir encensé le maître autel, se rend à l’endroit de l’Enfant Jésus pour l’y encenser. Le jour de la Purification, ou Chandeleur, on élève l’Enfant Jésus et puis la crèche disparaît jusqu’à l’an prochain. La quêteuse dîne au presbytère ce jour et règle avec le recteur le produit de la quête et les dépenses qu’elle a faites pour entretenir la crèche d’une manière pieuse et dévote et du luminaire qu’elle a dépensé. Le produit est couché aux comptes à charges, ou registres du trésorier : le tout, avec les autres comptes, passe au règlement trimestriel.



ET NOS CIMETIÈRES ?



LETTRE OUVERTE À MAURICE BARRÈS.


Vous avez songé à nos églises, Barrès. Mais nos cimetières ? Ils auraient grand besoin pourtant que votre active et magnifique pitié se penchât sur eux. Ils sont menacés, eux aussi. On les sécularise, ici ; ailleurs on les déplace. Et les morts ne sont plus en sûreté chez nous.

C’est de Bretagne que je vous écris, et c’est à la Bretagne surtout que je pense. Chez vous peut-être les cimetières ne sont pas attenants aux églises. Et même ici, dans les villes, la séparation s’est consommée depuis longtemps : on y a relégué les morts en de lointaines banlieues. L’hygiène, dit-on, l’exigeait. Je n’en suis pas très sûr, me souvenant de ces cimetières gallois comme celui de Sainte Mary Church, à Cardiff, en plein quartier des affaires, où l’on n’enterre plus personne sans doute, mais dont on a respecté les vieilles tombes qui ne parlent pas en vain d’éternité. Ne pensez-vous pas que les Anglais soient d’aussi bons hygiénistes que nous ? Et si, de ce côté du détroit, les morts, dans les villes, ont été si souvent éloignés des vivants, n’est-ce pas plutôt qu’en consommant la séparation des deux ordres d’existence, en déplaçant les cimetières et en ôtant, sous couleur de salubrité, du champ de notre vision quotidienne ces perpétuels mémentos de la précarité des choses, on espérait enlever au spiritualisme son meilleur argument sentimental ?[96].



Le programme, quoiqu’il en soit et si programme il y a, n’a pas présenté les mêmes facilités d’exécution dans les campagnes, méfiantes par nature et peu disposées à favoriser les dangereuses entreprises de l’esprit de nouveauté, surtout en matière de sépulture.

Du moins, jusqu’en ces derniers temps, la plupart de nos bourgs bretons restaient-ils fidèles à leurs vieux cimetières, annexe de l’église paroissiale, situés comme elle, non dans la périphérie, mais au cœur du village et de plain-pied avec la route. Les morts qui dormaient là n’étaient guère exigeants. Modestes, ils se contentaient généralement, même les plus riches, d’une dalle de schiste et d’une croix. À l’Ile-Grande, le seigneur de Keroult, fondateur de la chapelle, avait voulu que sa dalle funéraire précédât immédiatement le seuil, afin que les pieds des fidèles la foulât en entrant et en sortant. Quand les grands de la terre donnaient de tels exemples d’humilité, comment les morts du commun n’eussent-ils pas imposé silence aux suggestions de leur vanité ? Vous ne trouveriez pas un cénotaphe, pas un mausolée dans nos petits cimetières bretons. C’est à qui s’effacera devant son voisin. Et cependant, Barrès, ces cimetières sont beaux comme des musées.

Tout notre patrimoine artistique ou presque est rassemblé là : châteaux d’eau merveilleux, comme les fontaines à vasques de Saint-Jean-du-Doigt et de Loguivy-lès-Lannion ; grands calvaires à figuration dramatique, comme ceux de Tronoën, de Guimiliau, de Guéhenno, de Plougonven, de Plougastel ; chaires à prêcher en plein vent, comme celles de Pleubian et de Plougrescant ; ossuaires magistraux, vastes comme des églises et à la décoration desquels la race semble apporter on ne sait quelle volupté sombre particulièrement sensible dans celui de Saint-Thégonnec : avec ses pignons fleuronnés, ses colonnes de l’ordre corinthien, ses niches à coquille, les élégantes cariatides de son fronton, vous diriez un palais, — et c’est la maison de la Mort. Mais voyez l’entrée du cimetière lui-même. Ah ? que nous sommes loin des imaginations moroses du rationalisme et de l’obscur boyau où les morts de M. Bartholomé s’engagent avec une si compréhensible répugnance ! À Sizun, à Lampaul, à la Martyre, à Berven, à Telgruc, à Saint-Jean-du-Doigt, à Plogonnec, à Châteaulin, à Sainte-Marie-du-Ménéhom, c’est par des arcs de triomphe que nos morts à nous entrent dans le repos éternel.



Je n’entends pas médire des églises de Bretagne. Elles ont aussi leurs beautés qui vous sont familières. Jeune homme, vous avez erré sous les puissantes nervures de leurs arceaux, vous avez vu Tréguier, Notre-Dame-du-Folgoat, Brélévenez, Saint-Pol-de-Léon et cette flèche du Creisker, miracle de hardiesse et de légèreté, dont Ozanam disait qu’un ange descendant sur terre la prendrait pour marchepied. Quelque chose, malgré tout, dans ces églises, dérange l’admiration. Elles ne sont pas complètes. Ou plutôt, elles pèchent par un défaut singulier : le principal y est presque toujours sacrifié à l’accessoire.

Cela va au point qu’on a pu soutenir que le style d’une église de Bretagne réside moins dans l’église elle-même que dans ses appendices : clochers, porches, sacristies, ossuaires, calvaires, etc. Détachés de l’édifice ou faisant corps avec lui, ces monuments sont toujours contenus les uns et les autres dans l’étroit espace du cimetière paroissial. Visiblement c’est à meubler et décorer cet espace qu’on a songe d’abord. Et peut-être faudrait-il retourner les termes et dire qu’en Bretagne le cimetière est le principal et l’église l’accessoire. Il n’y aurait plus lieu d’accuser nos architectes d’avoir manqué aux proportions, puisqu’ils n’auraient fait que se conformer à la pensée intime des fidèles.

Un des chapitres du beau livre de Camille Jullian sur les origines gauloises s’intitule : L’Armorique terre des morts. L’auteur, frappé du nombre extraordinaire de dolmens, peulvans, cromlec’hs, grottes sépulcrales, etc., qu’on rencontre dans toute la péninsule armoricaine et spécialement au bord de la petite Méditerranée morbihannaise, suppose que les premiers habitants de la Gaule[97] avaient là leur cimetière national. On sait tout au moins par Procope que, la nuit du ler novembre, le juge des morts, Samhan, recevait à son audience les âmes des trépassés de l’année et que ces âmes devaient l’aller trouver au fond de l’Occident. Peut-être, pour éviter aux plus illustres les fatigues d’un trop long voyage par terre, y transportait-on au préalable leurs enveloppes corporelles. Cette terre n’a pas été impunément le caveau du monde. L’air y est encore peuplé de fantômes. La foi catholique y devait prendre nécessairement un tour funèbre : elle s’y agenouille comme ailleurs, mais sur la poussière des héros païens.



Dans la plupart de nos villages, jusqu’en ces dernières années, on refusait d’accorder aux familles des concessions perpétuelles. Mesure excellente, imposée par la faible dimension de l’enclos paroissial et surtout par la volonté de faire participer tous les membres du clan à ses secrètes félicités.

C’est une croyance aussi vieille que la race qu’ils ne peuvent être heureux qu’en mêlant leur poussière à celle de leurs ancêtres. En 1884, à l’île de Sein, l’épidémie de choléra fit un si grand nombre de victimes qu’on dut les enterrer à part. Le lieu était consacré ; les défunts, semble-t-il, pouvaient y dormir en paix. Tel n’était pas l’avis de la population qui, croyant ouïr dans le vent nocturne le gémissement de leurs mânes, suppliait qu’on les rendît à la terre paroissiale, parce que là, seulement, ils pouvaient goûter en compagnie de leurs proches un repos définitif. Le médecin de la marine en résidence à Sein s’opposait à cette exhumation, qu’il jugeait dangereuse, et, chaque année, le conseil municipal revenait à la charge. Dans cette même île de Sein, à Ouessant, à Batz, à Ploubazlanec, un peu partout sur la côte, si l’homme a péri en mer et que son corps n’ait pas été retrouvé, on procède à un simulacre d’enterrement : on creuse une fosse et on y dépose un des vêtements du disparu. Ainsi quelque chose de lui descend sous la terre et le rattache à ses origines.

L’importance accordée en Bretagne au cimetière tient en partie sans doute aux idées d’une race chez qui, suivant le mot de Brunetière, « les morts ne sont pas morts et continuent d’être mêlés à la vie quotidienne », mais elle tient aussi et davantage peut-être à cette conception toute primitive du cimetière, présenté, non comme une agglomération de petites propriétés particulières, mais comme un patrimoine collectif, un fief héréditaire et indivis dont la jouissance est acquise par droit à tous les membres de la communauté. Dépôt de la plus ancienne tradition, archives à ciel ouvert du clan, un tel lieu, qui garde une mystérieuse vertu agissante, est doublement sacré par la religion et par l’histoire, si obscure, si pauvre d’événements qu’ait été cette histoire. Et c’est pourquoi, concentrant sur lui toute leur piété, au lieu de l’éparpiller égoïstement sur des sépultures individuelles, les fidèles de chaque paroisse rivalisent pour lui donner toute la magnificence possible et un éclat supérieur à celui des cimetières voisins. Considéré de ce point de vue, on peut dire qu’en même temps qu’une forme de la dévotion aux ancêtres, le culte de la mort en Bretagne est une forme du patriotisme municipal.



Je devrais dire « était », car, depuis quelques années, ce patriotisme-là — comme l’autre[98] — a bien fléchi en Bretagne. Nous avons trop vécu avec les morts ; la Bretagne se « modernise », on le sait assez. Mais trop de liens la rattachaient encore au passé : elle a hâte de les trancher et d’abdiquer définitivement sa fonction historique de gardienne des tombeaux.

Plestin, Plouaret, Lesneven, Plouha, Pleyben, vingt autres de nos gros bourgs bretons ont désaffecté leurs anciens cimetières. Plougastel a fait du sien un foirail, une grande place rase au milieu de laquelle son magnifique calvaire prend des airs de guignol. Et Perros, à son tour, parle de supprimer le cimetière qui borde sa vieille église romane et dont le portique d’entrée, encastré à demi dans un pignon voisin, n’était déjà plus qu’une ruine.

Quand ce n’est pas au nom de l’hygiène, c’est au nom de la viabilité qu’on prononce ces désaffectations sacrilèges. Aucune voix ne s’élèvera donc dans le pays pour traduire l’obscure protestation des consciences et défendre nos tombeaux ? Peut-être n’est-il pas trop tard encore. L’œuvre de profanation n’est pas consommée partout. À Perros même, peut-être suffirait-il de faire appel aux bons sentiments du maire et des édiles, braves gens au fond, qui ont pu s’abuser, mais que je crois incapables de commettre une vilenie pour rien, pour le plaisir. L’enclos actuel est-il trop étroit pour les besoins d’une population qui a presque doublé en dix ans ? Qu’on rouvre alors l’ancien cimetière trévial de La Clarté. Mais qu’on ne touche pas aux morts du cimetière paroissial.

Ainsi parlerait votre Ligue, Barrès, si sa tutelle ne se restreignait pas expressément aux églises de France. Et cependant, pour qu’elle nous prêtât son concours, pour qu’elle s’émût avec son chef à la pensée de nos cimetières menacés, ne suffirait-il pas de lui faire entendre que nous sommes en Bretagne et que ces cimetières, en somme, ce sont nos vraies églises à nous ?


RÉPONSE DE MAURICE BARRÈS[99]


J’achève de lire, mon cher Le Goffic, la belle lettre que vous m’écrivez dans l’Éclair, pleine d’un sens profond sur le rôle des cimetières en Bretagne, sur le souvenir obscur que votre terre semble garder d’avoir été au fond des âges notre ossuaire national et le caveau où l’on portait les morts de tous les points de la Gaule.

Elle est saisissante, l’interprétation historique que vous nous donnez des champs de repos dans la vieille Armorique. « Tout notre patrimoine artistique ou presque est rassemblé là, me dites-vous : châteaux à eau merveilleux, comme les fontaines à vasques de Saint-Jean-du-Doigt et de Loguivy-lès-Lannion : grands calvaires à figuration dramatique, comme ceux de Tronoën, de Guimiliau, de Guéhenno, de Plougonven, de Plougastel ; chaires à prêcher en plein vent, comme celles de Pleubian et de Plougrescant ; ossuaires magistraux, vastes comme des églises et à la décoration desquels la race semble apporter on ne sait quelle volupté sombre particulièrement sensible dans celui de Saint-Thégonnec : avec ses pignons fleuronnés, ses colonnes de l’ordre corinthien, ses niches à coquilles, les élégantes cariatides de son fronton, vous diriez un palais, — et c’est la maison de la Mort. Ah ! que nous sommes loin des imaginations moroses du rationalisme et de l’obscur boyau où les morts de M. Bartholomé s’engagent avec une si compréhensible répugnance ! C’est par des arcs de triomphe que nos morts à nous entrent dans le repos éternel ».

Ces beaux signes des pensées les plus mystérieuses de votre nation, il paraît qu’on les déplace, qu’on les détruit. Vous m’appelez à l’aide ; je voudrais y courir utilement. Je me rappelle le temps où nous avions vingt ans, mon cher ami, et ce bel été inoubliable de notre jeunesse où vous me guidiez sur les chemins de votre sublime Bretagne. Nous allions à pied par monts et par vaux. Un jour vous me faisiez entrer chez M. Renan, à Rosmaphamon, où nous écoutions quelques instants le vieux magicien, et, le lendemain, nous passions l’après-midi à sommeiller et rêver dans le Creisker de Saint-Pol-de-Léon. Trente années ont recouvert d’ombre ces heureuses journées, mais nous sommes restés fidèles aux sentiments qu’elles formaient en nous. La leçon du vieux clocher, nous l’entendons toujours et, en défendant les églises, les calvaires et les cimetières contre la haine abjecte ou la morne indifférence, nous sommes d’accord avec le vrai Renan, de qui nous sommes allés interrompre les songeries bretonnes ; nous recueillons ce qu’il y a de plus vivant et de noble dans ce fils des Celtes chez qui sommeillait, légèrement voilé par les poussières de la vie, le sens du divin et que dégoûteraient profondément les grossiers iconoclastes et les ennemis de l’Esprit. Mais comment puis-je répondre à votre désir, mon cher Le Goffic, et servir vos cimetières en danger ?

Vous parlez de la Ligue que je préside. Je ne préside rien du tout. Il existe un « Comité catholique pour la défense des églises », présidé par le colonel Keller, et qui renferme des jurisconsultes éminents empressés à donner d’utiles consultations de droit. Pour moi, je me suis occupé de favoriser un vaste, je puis dire, un immense pétitionnement, qui appuie l’initiative que j’ai prise à la Chambre et qui sollicite du Parlement des mesures de sauvegarde en faveur de tous les monuments de la vie spirituelle menacés chez nous aujourd’hui par la fureur anti-religieuse. Aucune ligue, aucun président : on se reconnaît au secours que l’on se donne dans la plus noble des batailles contre le plus infâme des ennemis. Vous avez vu que, dans le Figaro, Joséphin Peladan a entrepris de dresser la liste des églises, chefs d’œuvre de l’art, négligées, abandonnées par les commissions de classement du ministère des Beaux-Arts. Péladan rend par là un service de grande importance. Merci et honneur pour lui et pour vous, mon cher compagnon de jeunesse, qui venez à votre tour donner à cette cause de la civilisation votre très précieux appui.

La Foi, aujourd’hui, n’est pas à même, à elle toute seule, de sauver les églises ; alors il faut que tous les esprits se tournent vers ces grandes murailles menacées et se groupent sous elles ; il faut que la pensée tout entière vienne au secours des églises. Ce faisant, la pensée se protégera elle-même, car si l’on diminue, si l’on ruine les puissances de vénération dans notre France, c’est la civilisation même qui s’y va dégrader. Certaines personnes, d’ailleurs de bonne volonté, persistent à croire que nous défendons les beaux « vestiges du passé ». Quelle vue étroite ! Quelle conception étriquée ! Nous défendons moins le passé que l’avenir. Parlons clair et net, nous défendons l’éternel.

Ceux qui conspirent contre les églises, les calvaires et les cimetières, contre tous les monuments de la vie spirituelle sur notre terre, se proposent sciemment de jeter bas des principes et certaines lois de l’âme dont découle toute notre vie. Ces conspirateurs seront eux-mêmes épouvantés par l’abaissement de la dignité et de la raison dans les régions où ils parviendront à démolir les églises. Rien ne sert d’objecter que Messieurs X…, Y…, Z… et Madame Trois-Étoiles, qui ne sont ni pratiquants ni croyants, font voir d’admirables vertus de sacrifice et le plus beau sens de l’honneur. Est-ce que l’on songe à le nier ? Le fait ne va pas contre ce que je dis. Ces incroyants vivent dans une société toute formée par le catholicisme ; ils classent leurs idées selon le catholicisme ; ils sont eux-mêmes compris et interprétés par une société catholique ; ils bénéficient de l’atmosphère et c’est de l’église même qu’ils reçoivent leurs noblesses morales, que des observateurs superficiels seraient tentés de prendre pour des qualités naturelles.

Au fond de cette question des églises, mon cher Le Goffic, ce qui nous préoccupe, c’est le problème de l’éducation de l’âme. À la formation de quelles âmes voulons-nous travailler ? Nous voulons répéter, faire revivre les plus beaux types qu’a produits notre pays. Comment ? En maintenant à la disposition de chacun ce qui a toujours répondu aux aspirations du cœur et aux besoins de l’intelligence française. Si quelqu’un sur les ruines de l’église du village est en mesure de dresser un temple nouveau ou je ne sais quelle chaire qui, dans toutes les circonstances de la vie, supplée l’église, nous sommes prêts à voir ses plans. Mais je connais la littérature de notre époque, j’écoute avec un grand soin mes collègues à la Chambre : je ne vois pas un constructeur, mais seulement des démolisseurs. Démolir, quelle abjection !

Maintenant, mon cher Le Goffic, que pouvons-nous pour la sauvegarde des églises de France et des autres monuments de notre vie spirituelle ? Depuis quatre ans, nous combattons. L’intelligence française a sauvé son honneur en se dressant contre les barbares devant l’église du village. En cela, un résultat certain a été obtenu, et les parlementaires se sentiraient mal à l’aise d’afficher trop clairement un désaccord avec l’élite des penseurs et des artistes de notre pays. Mais nos ennemis sont puissants. S’ils ne nous contredisent plus guère, ils ajournent, ils rusent, ils cherchent à gagner des jours, des semaines, des années. Et, pendant ce temps, écoutez-moi bien, Le Goffic, il se créera un droit.

C’est la grande phrase que m’a dite Briand dans son cabinet : « Une jurisprudence se crée, ne bougez pas ; l’état de fait en se prolongeant se transforme en état de droit par le seul effet de sa durée. » C’est une pensée vraie ; on ne l’épuise pas en la creusant.

Sous nos yeux, à cette minute, il se crée un droit. Au profit de qui ? Il ne s’agit pas de me raconter que le bon droit est avec les églises. Il faut qu’elles aient la force avec elles. Où manque la force, le droit disparaît ; où apparaît la force, le droit commence de rayonner. Le droit des églises à rester catholiques est essentiellement dans la puissance, dans la persistance de l’idée qui est en elles. Mon cher Le Goffic, on maintiendra les édifices à la disposition du prêtre et des fidèles tant que ceux-ci seront assez nombreux et ardents pour que la paix publique soit compromise par un retrait. C’est l’intensité de la foi qui maintiendra et se recréera, en dépit de la loi, un droit légal au profit du catholicisme.

Si vous voulez que je vous confesse toute ma pensée, je dois vous dire, Le Goffic, que nos églises et nos cimetières ne peuvent être sauvegardés pleinement que dans la mesure où la vie religieuse se maintiendra au village. Le jour où les églises deviendraient des objets respectés à cause de leur passé, des monuments curieux, quelque chose comme des dolmens, des peulvans ou des cromlec’hs, bref de gros bibelots sur la colline, elles seraient perdues, et le reproche d’ingratitude ne suffirait pas à convaincre les générations de les maintenir. La solidité physique des sanctuaires, c’est d’être moralement féconds, et vos cimetières mériteront d’être conservés dans la mesure où les ombres des morts sauront encore parler aux vivants.

Parlons, écrivons, plaidons, projetons le plus de lumière que nous pourrons sur la noble église du village. La plus belle louange que nous pourrons dire n’est rien auprès du service que lui rend le prêtre, s’il la remplit de fidèles. Nos raisonnements iront bien difficilement émouvoir les conseillers municipaux, qu’il s’agit pourtant que nous persuadions[100] ; nous rejoindrons plus péniblement encore leurs électeurs de qui tout dépend en dernier ressort. Ne ménageons pas notre peine ; nous en sommes abondamment dédommagés par l’honneur de servir une telle cause, mais faisons des vœux pour que chaque église trouve un prêtre exemplaire. Tout est là, comme au temps des grandes invasions. Il y a des hommes qui, par la qualité de leur être, s’imposent au respect, persuadent, arrêtent les barbares, s’en font des auxiliaires. Aux heures où l’esprit politique est vicié, semble anéanti, et quand le retour à la barbarie s’annonce par le discrédit où tombent les idées élevées, la vertu qui se fait reconnaître à ses œuvres devient une puissance. C’est elle, mieux qu’aucune page d’aucun écrivain, qui ramènerait les esprits à l’église. Quand je vois des Français, ni meilleurs, ni pires que leurs pères, en somme des êtres d’une excellent matière humaine, tirer gloire de dévaster ces beaux édifices de lumière et de charité qu’ils sont impuissants à remplacer, je désire de tout mon cœur pouvoir causer avec chacun d’eux, et je ne doute pas que je parviendrais à les convaincre, tant la cause est aisée ; mais où les joindre et comment m’assurer en eux un peu de cette bonne volonté sans laquelle tout discours est vain ? Alors devant ces églises, çà et là demi-désertées, demi-écroulées, je me surprends à murmurer la grande vérité, le mot décisif : les églises de France ont besoin de saints.

Étrange époque, crise inouïe, où tel doit être, en dernière analyse, le vœu ardent des philosophes et des artistes, l’appel inattendu des Renan, des Théophile Gautier et de leurs disciples, saisis par le flot qui monte de la grossièreté destructrice.

Maurice Barrès.
de l’Académie Française.



LE RENOUVEAU CELTIQUE.


À Madame Jean Dornis.

I

Mars 1914.


Y a-t-il vraiment, comme je le lis un peu partout, même dans les graves colonnes du Temps, un renouveau de l’idée celtique ? Est-il vrai que, « par un de ces brusques soubresauts dont elle est coutumière », la France ait passé tout à coup « du pôle de la matière à celui de l’esprit et de l’inertie fataliste au culte de la volonté » ?

M. Jacques Reboul l’affirme et que le celtisme nous fournit la seule méthode efficace de compréhension nationale pour le passé et pour le présent, l’unique force libre de fécondation pour l’avenir. Et M. Philéas Lebesgue, dans l’excellente introduction qu’il a écrite pour Six lais d’amour de Marie de France, parle à peine autrement : « La sauvegarde de la France, dit-il, est dans le celtisme ». Je ne cite tout exprès que les écrivains étrangers à la Bretagne, — le témoignage des Bretons, qui sont des sur-Celtes, pouvant être légitimement récusé dans une cause qui les touche de si près. Et le fait est que ce ne sont pas des Bretons qui ont fondé la Ligue celtique, laquelle, si je ne me trompe, doit tenir un de ces jours ses assises dans une ville de l’Auvergne ; ce n’est pas un Breton qui est à la tête de la Revue des Nations, organe officiel de la rénovation celtique dirigé par M. Robert Pelletier. Et enfin le Bernard l’Ermite de cette nouvelle croisade, l’homme qui l’a inspirée, prédite, sinon conduite, et qui l’échauffé encore de sa vertu, M. Édouard Schuré, a vu le jour en Alsace et appartient à la religion réformée.

Nous sommes donc bien, vous le voyez, en présence d’un mouvement nationaliste ou à tendance nationaliste et non simplement régionaliste. Reste à savoir ce qui sortira de ce mouvement et si tant est qu’il en puisse sortir quelque chose.

Précisément, je viens de lire la Druidesse, le beau drame où M. Schuré, en traits de feu, a évoqué la dernière lutte de la Gaule contre les Césars, sous l’empereur Vespasien. Dans la pensée de l’auteur, ce drame est « le début d’une série de Visions de l’Histoire de France, d’où l’âme celtique ressortira comme l’arcane et le principe cristallisateur de la synthèse nationale ». Visions, c’est le mot. Car, si j’en juge par sa Druidesse, M. Schuré n’entend nullement, dans la série qu’il projette, faire œuvre d’érudit ; il en prend à son aise avec les textes ou plutôt il les néglige en bloc et en détail. Il préfère la fiction à l’histoire, le mythe à la réalité. C’est un poète, un « visionnaire ». Sa Druidesse, fantôme romantique, vaporeuse apparition, comme en engendrèrent tant de fois les brouillards du Rhin, frères des brumes bretonnes, n’a pas plus de consistance historique que la Velléda des Martyrs : chez Chateaubriand, Velléda était fille de Ségenax et amante d’Eudore ; chez M. Schuré, elle est fille de Katmor et amante de Celtil. Chateaubriand en avait fait une Armoricaine ; M. Schuré en fait une Irlandaise. La véritable Velléda, qui ne nous est connue que par un texte de Tacite, était une Germaine, et nous ne sommes même pas sûrs que Velléda fût son nom. Le mot uedela, d’où l’on a tiré Velléda et qui signifie sublimité, a toutes les apparences d’un attribut.

« Cette femme, née chez les Bructères, dit Tacite, avait une domination très étendue, fondée sur cette ancienne opinion des Germains, qui reconnaissent le don de prophétie à quelques-unes de leurs femmes, puis en font des déesses par un progrès naturel à la superstition. Le crédit de Velléda s’accrut encore parce qu’elle avait prédit le succès des Germains et la ruine des régions. »

Faut-il vous rappeler enfin que, mêlée à la révolte de Civilis et des Bataves (70 ans après J.-C.), Velléda ne s’ouvrit pas la gorge avec sa faucille d’or, mais fut bel et bien livrée par ses propres troupes et figura dans le triomphe de Domitien ? La fortune posthume de cette patriote germaine est due tout entière à Chateaubriand qui lui a conféré, pour les besoins du sujet, de grandes lettres de naturalisation et, dès lors qu’on n’en a point fait un grief à l’auteur des Martyrs, il n’y a aucune raison de se montrer plus sévère à l’égard de l’auteur de la Druidesse. Quand on viole l’histoire, disait le vieux Dumas, il faut au moins s’arranger pour lui faire un enfant. M. Schuré nous a-t-il donné une Velléda digne de s’inscrire dans notre souvenir à côté des grandes héroïnes du romantisme ? Toute la question est là. Je tiens, pour ma part, qu’il a écrit une très belle œuvre, plus symbolique peut-être que dramatique — encore n’en suis-je pas sûr et il se pourrait que, représentée sur un théâtre de plein air, dans un cadre propice, à Ploumanac’h ou à Erdeven par exemple, ou mieux encore dans une clairière de l’antique forêt de Paimpont, elle fît un effet considérable sur le public.

Mais la Druidesse de M. Schuré ne pose pas qu’un problème littéraire. L’auteur l’a fait précéder d’une étude sur le réveil de l’âme celtique qui est certainement une des pages les plus brillantes de cet écrivain nourri de Quinet, de Moreau de Jonès et de Jean Reynaud et qui prolonge jusqu’à nous la tradition des grands illuminés du romantisme.

Et croyez que ce regard de voyant qu’il porte sur l’avenir, ce verbe volontiers augural, ces airs de mystagogue, s’accommodent très bien à l’occasion, chez M. Schuré, avec un sens critique des plus déliés qui nous a valu ici même, sur Lucile et le Barzaz-Breiz, des remarques pleines de finesse, d’à propos et de goût. Dans un autre genre, à la fin de l’introduction, la centaine de lignes sur Ouessant, où l’auteur a ramassé toute la poésie éparse et comme flottante de la Thulé armoricaine, mériteraient de prendre place dans cette géographie pittoresque et morale des pays de France dont a parlé quelque part Jules Lemaître. Cela est d’un art tout classique, d’une netteté toute latine. Et le compliment choquera peut-être M. Schuré. Mais le moment est venu de marquer nos positions respectives et de lui dire jusqu’où je veux bien le suivre dans son mouvement de rénovation celtique et pourquoi, en conscience, il m’est impossible d’aller plus loin.

Les Français ou, du moins, la grande majorité des Français, sont des Celtes, c’est entendu ; et, quand la piété filiale ne nous en ferait pas un devoir, nous aurions tout intérêt à nous en souvenir. Suos quisque patimur manes : un certain déterminisme physiologique pèse sur les races comme sur les individus ; il est possible de le corriger, il est vain d’essayer de s’y soustraire entièrement. Et, si l’on veut se bien connaître, il faut commencer par connaître ses pères… Les nôtres ne furent point parfaits. Mais, avec leurs défauts, ils eurent assez de qualités pour que nous ayons quelque droit de les honorer. Ce n’est pas un arbre généalogique si méprisable que celui qui plonge dans la cendre de héros authentiques comme Ambiorix, Bituit, Virdumar, Vercingétorix et ce fier Camulogène, dont l’ingrat Paris n’a même pas donné le nom à une rue. Lorsque Anvers, moins oublieux, éleva, en 1861, un monument au patriote nervien Boduognat et qu’une délégation de la Société des Gens de Lettres fut priée d’assister à la cérémonie d’inauguration, le président de cette Société, Frédéric Thomas, écrivit dans le Siècle :

« J’avoue en toute humilité que ce Boduognat nous avait singulièrement intrigués pendant tout le voyage. Quel était ce Boduognat ? D’où venait-il ? Qu’avait-il fait ? Était-ce un savant ? un poète ? un grand armateur ? un grand capitaine ? Était-ce un grand contemporain, ou bien un vieux de la vieille histoire ?… J’en demande bien pardon à mes sept compagnons de route ; mais ils ne le savaient pas mieux que moi. »

Remarquez que, parmi ces sept « compagnons », il y avait Jules Simon, Amédée Achard, le baron Taylor, etc. Une telle ignorance indignait à l’époque le bon Moreau-Christophe ; « Nous connaissons, disait-il, par le menu tous les héros de l’histoire sainte, de l’histoire grecque et de l’histoire romaine. Nous ne savons rien de nos héros nationaux. À qui la faute, sinon à notre éducation ? Est-ce que l’on ne pourrait pas cependant, avec des traits empruntés à notre histoire, composer, à l’usage des écoles, un recueil de biographies gauloises qui vaudrait le De Viris illustribus ? »

On le pourrait fort bien en effet et même on le devrait, mais il faudrait composer ce recueil avec des textes latins ou grecs, car nous n’avons pas un seul texte gaulois à mettre aux mains des élèves. Nous sommes des Celtes, oui, mais des Celtes latinisés. Ni Moreau-Christophe, ni M. Schuré, ni encore moins les rédacteurs de la Revue des Nations et les membres de la Ligue Celtique n’y ont suffisamment réfléchi.

J’entends bien que toute cette campagne est dirigée contre notre éducation latine. Il s’agit de rompre avec Rome et Athènes, de répudier tout le passé de notre race jusqu’à Jules César ou au moins jusqu’à la Renaissance, de dénoncer le long travail de fusion d’où est sortie l’âme française, héritière de l’âme antique, pour la replonger dans le chaos des origines.

Mais quel est ce vain effort auquel on nous convie ? Laissons de côté les Bretons qui parlent un idiome à part ; encore cet idiome n’est-il pas l’ancien gaulois, mais une déformation du welche. Que les Bretons conservent cependant leur langue, je le veux bien, je le souhaite même ardemment. Mais allez-vous forcer tous les autres Français à apprendre cette langue ou à rétrograder jusqu’à l’ancien gaulois dont nous ne possédons d’ailleurs qu’un petit nombre de mots ?[101] Non, n’est-ce pas ? Que vous le vouliez ou non, vous continuerez de parler le français, c’est-à-dire une langue essentiellement latine, dont les origines ne se trouvent ni à Bibracte ni à Quimper-Corentin, mais à Rome. Et c’est donc vers Rome qu’il faut nous tourner comme vers notre mère d’adoption et notre institutrice, puisqu’aussi bien nous serions singulièrement embarrassés d’aller chercher ailleurs, dans la cendre des dolmens, un enseignement qu’elle est impuissante à nous fournir.

Il ne nous est rien resté des Celtes que ce que nous ont transmis les écrivains grecs et latins. De cette civilisation brillante, mais stérile, nous n’avons hérité ni un poème, ni un monument, mais seulement quelques inscriptions, un calendrier, le souvenir d’une héroïque résistance à l’envahisseur et d’exaltantes légendes d’amour, nées probablement outre-Manche. Voilà le maigre patrimoine qu’on nous propose de revendiquer en échange des riches dépouilles d’Athènes et de Rome. Nous n’en ferons rien. Ou plutôt nous continuerons d’être Latins en même temps que Celtes.

L’équilibre de l’âme française est à ce prix, cette âme qui nous vient bien réellement, elle, du profond des âges, cette âme pareille à celle des Gaulois du temps de Strabon et de Jules César, ardente et mobile, avide d’inconnu, passionnée de liberté, folle de grands mots et de périodes pompeuses, crédule, étourdie, brave, charmante et misérable et qui n’aurait pas plus compté dans le monde que l’âme irlandaise ou calédonienne, si elle ne s’était fortifiée de raison romaine et organisée sur le plan de l’ordre latin[102].

II


Il me faut bien revenir sur le renouveau celtique et c’est une question qui n’est pas près d’être épuisée, si j’en juge par l’abondance des lettres que je reçois et la variété des opinions émises. Je n’entends pas vous infliger la lecture de cette correspondance, qui, publiée in-extenso, déborderait les colonnes du journal. Aussi bien M. Robert Pelletier, dans la réponse ou plutôt dans l’article qui suit, a-t-il rassemblé et présenté avec une grande clarté d’exposition, sinon toujours avec une absolue sûreté critique, les arguments de la majorité des controversistes. C’est une voix diserte que celle de M. Pelletier, et c’est souvent une voix éloquente. Nos lecteurs auront plaisir à l’écouter.


Dans son article de jeudi sur Le Renouveau celtique, M. Charles Le Goffic a cité, parmi les manifestations contemporaines du celtisme, La Revue des Nations et la Ligue Celtique Française. Directeur de l’une, secrétaire général de l’autre, je voudrais présenter ici quelques observations en notre nom à tous, rédacteurs et ligueurs, que M. Le Goffic accuse de n’avoir pas assez réfléchi à la latinisation de la Gaule.

Cette irréflexion, si nous en étions coupables, serait la plus lourde des fautes. Organisation de combat, entrant en lutte avec ce qu’elle appelle le préjugé latin, la Ligue Celtique ne se serait pas préoccupée de tous les arguments historiques et autres dont pouvait disposer l’adversaire ! Nous ne les aurions pas tous réfutés pour nous-mêmes, pour notre sincérité, avant de les combattre publiquement !

Qu’Ésus et Teutatès en soient remerciés ! Nous n’avons pas montré tant de légèreté. Venus pour la plupart de la Sorbonne ou des Facultés de province, nous connaissions tous la théologie du culte romain pratiqué par tant d’universitaires. Si, au fond de nous, le Celte avait toujours protesté, il n’en est pas moins vrai qu’avant de lui permettre de le faire ouvertement nous avions dû par un lent travail nous prouver à nous-mêmes qu’il avait raison et que lui et nous cela ne faisait qu’un.

Ce sont les preuves qui nous ont servi pour cette rénovation que nous offrons aux Français d’aujourd’hui. Car nous savons que le français n’est pas une « langue essentiellement latine », nous savons que ses origines se trouvent en grande partie « à Bibracte » et dans toute la Gaule. La syntaxe française n’est aucunement latine. Nul ne le discute plus. Reste donc les mots. Il y a deux langues latines : le bas-latin et le latin littéraire. Le second Quintilien l’avait déjà remarqué, — et Quintilien n’était pas un celtomane — le latin classique a emprunté des mots très nombreux au gaulois. On ne trouvera pas, je pense, un philologue pour nier que le mot latin mare soit celtique ainsi que carpentum et d’innombrables autres. Admettons, si vous le voulez, que les mots latins semblables aux celtiques soient les frères de ces derniers et non leurs fils, il n’en reste pas moins ceci : dans des milliers de cas il y a eu, dans le parler des Gaulois soumis aux Romains, fusion entre le mot gaulois et le mot latin qui lui ressemblait. Comment peut-on trouver vraisemblable que les Celtes de Gaule aient pris au latin pour dire cent le mot centum, quand ils avaient chez eux centon ; qu’ils aient dit carus, quand leurs pères disaient caros ; qu’ils aient dit sapo, alors que les Celtes inventeurs du savon disaient sapon ; qu’ils aient dit mater en latin, puisque mater est aussi celtique ?

Il y a avec les dérivés, trois mille mots français qui peuvent ainsi venir aussi bien du celtique que du latin classique. Mais ce dernier n’est pas considéré comme le vrai père du français. On attribue généralement cet honneur au bas-latin, et l’on ne s’est pas suffisamment soucié d’établir l’origine de ce bas-latin. Or les éléments gaulois furent si nombreux dans la plèbe et les armées romaines que le bas-latin fut presque un patois celtique. Si nous disons chat, cheval, bague, sapin, c’est sans doute parce qu’on dit en bas-latin : cattus, caballus, baca et sapinus, mais c’est surtout parce qu’en celtique nos pères disaient : cattos, caballos, bacca et sapinos. Les mots de ce genre sont plusieurs milliers.

Il faut donc une fois pour toutes renoncer à dire « la langue française est essentiellement latine et consentir à la qualifier de celto-latine.

Mais si dans les mots nous devons subir un peu de latinité, nous n’en voulons pas dans l’âme nationale, et les mots les plus latins se celtiseront pour chanter la gloire de la race celtique. En dépit des historiens négligents qui arrêtent au IIe siècle l’histoire de l’esprit d’indépendance gaulois, nous savons, nous, pour avoir lu Zozime, Rutilius, Saint-Prosper, Orose et vingt autres, nous savons que, tant que l’empire romain a été debout, pas une génération n’a passé sur le sol de la Gaule sans qu’une révolte vienne apporter la protestation de la nationalité gauloise. Nous savons que nos sommes les fils des Bagaudes qui, pendant un siècle et demi, ont lutté et sont morts pour l’empire gaulois. Nous ne voulons pas que ce miracle historique d’une lutte qui ne cessa qu’avec l’écroulement de la domination étrangère ait été vain. Nous nous en souvenons.

Et lorsqu’à travers les auteurs grecs et romains, nous voyons quelle fut la grandeur de la civilisation de nos ancêtres, quel fut leur héroïsme, lorsque dans les documents irlandais et gallois nous trouvons les légendes, les traditions, l’âme même de notre race, nous retrouvons aussi contre les Romains, qui ont privé notre pays d’un trésor pareil, la même colère qui devait agiter le paysan gaulois quand il voyait tomber la tête de ses chefs et de ses druides.

Qu’importe cependant en quelle langue nous pouvons connaître les exploits de nos pères ! Si on les avait contés en vieux celtique, il faudrait traduire ces récits, même pour les Irlandais et les Bretons, tant les langues évoluent.

La terre d’ailleurs est un autre livre : elle s’est ouverte pour montrer l’art et la science avec lesquels les Gaulois, inventeurs de la charrue et de la métallurgie, savaient forger leurs armes et ciseler leurs bijoux.

Et nous avons le Moyen Âge ! Le Moyen Âge qui vit disparaître les noms latins de nos villes, remplacés par les vieux noms celtiques, le Moyen Âge qui vit avec la féodalité les divisions territoriales de l’ancienne Gaule reparaître, sans que le moindre souvenir des provinces et de l’administration romaine subsistât. La mémoire des origines gauloises était si vivante que les grandes familles nobles voulaient à l’envi descendre d’un dieu gaulois ou d’une fée celtique. Tel les Bourbon, fils de Borbo, les Lusignan, fils de Mélusine. Les monastères irlandais fondés par Saint-Colomban couvraient l’Occident et rénovaient l’agriculture tuée par le fisc romain. Les Celtes Scot Erigène, Duns Scot, etc., créaient la scholastique. Les légendes celtiques d’Arthur et du Graal emplissaient de rêve et d’héroïsme toutes les âmes françaises, et la France du XIIIe siècle, cette France qui savait sans doute des psaumes en mauvais latin, mais qui croyait Virgile contemporain d’Homère, cette France, libérée de l’antiquité classique et qui vénérait Merlin comme un prophète, fut plus grande, plus libre, plus heureuse qu’elle ne le fut jamais après la Renaissance !

C’est cette tradition médiévale que nous voulons renouer. Comme la Renaissance a rompu avec elle, nous voulons rompre avec la latinité.

Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas d’interdire l’enseignement du grec et du latin. Les monastères celtiques ont seul conservé la langue grecque au Moyen Âge. Il s’agit d’habituer les Français à considérer le grec et le latin comme des matières d’érudition, comme des langues étrangères, à ne pas se tourner vers Rome plus que ne le font les Anglais, les Allemands ou les Russes, à comprendre le Moyen Âge, à l’aimer, à connaître ses origines celtiques, à trouver dans la Gaule et dans la tradition celtique ce que les Allemands ont trouvé dans la Germanie et le germanisme. C’est par les auteurs latins qu’ils ont su ce qu’était Arminius : ils en ont pourtant fait leur héros national. Nous voulons que Vercingétorix soit notre Arminius. Nous voulons, comme le disait Richelieu, identifier la Gaule avec la France. Nous voulons qu’on n’emplisse plus le cerveau des jeunes générations avec les légendes fabuleuses de Romulus, avec les mythologies platement immorales des Gréco-Latins, qu’on fasse comprendre aux jeunes Français que le peuple qui a bâti les cathédrales, qui seul en Europe avec les Grecs antiques a créé un art, s’est diminué et s’est renié en bâtissant la Madeleine et le Palais-Bourbon[103].

Une nation qui dans l’antiquité a pris Rome, Delphes, colonisé l’Asie-Mineure, une nation qui a fait les Croisades. les Chansons de gestes, les églises dites gothiques, n’a besoin que de connaître ses défauts et de lutter contre eux par sa volonté de vivre. La raison humaine y suffit, la raison romaine est de trop. Quant à l’ordre latin, synonyme d’oppression, de centralisation et d’arbitraire, la Race qui sut, selon le mot de Clément d’Alexandrie, réaliser la République des justes, n’en a que faire


J’arrête ici la lettre de M. Robert Pelletier qui s’excuse en terminant, après avoir fait remarquer qu’une rue de Paris porte le nom de Camulogène, d’avoir été si long et cependant de n’avoir pas dit « tout ce qu’est le celtisme » ou plutôt le néo-celtisme, parce qu’ « on ne résume pas en deux cents lignes une nouvelle conception de l’histoire ». C’est parfaitement vrai ; mais, dans ces deux cents lignes, M. Pelletier nous a donné l’essentiel de la thèse des néo-celtisants. On peut très bien la juger sur cet aperçu.

Et d’abord cette thèse est-elle si nouvelle que le dit M. Pelletier ? Mais c’est la thèse d’Henri Martin, de Pictet, de Moreau de Jonnès, de Jean Reynaud, etc., une thèse vieille de trois quarts de siècle et davantage, car Le Brigand et la Tour d’Auvergne l’avaient soutenue à la fin du XVIIIe siècle. Elle n’a pas résisté une minute à la critique. Y résistera-t-elle mieux, étayée des nouveaux arguments dont essaie de la soutenir M. Pelletier ? Le français, dit-il, n’est pas une langue latine, mais une langue celto-latine, et la preuve, c’est qu’il contient, avec leurs dérivés, 3.000 mots celtiques ou pouvant venir du celtique. 3.000 mots, peste ! Voulez-vous ouvrir maintenant la première grammaire venue, celle de Dusouchet, par exemple, (Hachette, édition de 1912). Qu’y lisez-vous ?

« Dès les premiers siècles de notre ère, le latin vulgaire, que les soldats romains apportèrent aux paysans gaulois, avaient supplanté le celtique par toute la Gaule, à l’exception de l’Armorique et de quelques points isolés. Celui-ci disparut donc de la Gaule en laissant cependant quelques faibles traces de son passage. On peut citer comme empruntés au celtique : alouette, bec, bouleau, bruyère, claie, dune, grève, jarret, lande, lieue, quai, etc. C’EST UN TOTAL D’UN PEU PLUS DE TRENTE MOTS. »

Trente mots, vous avez bien lu ! Par quel miracle, renouvelé de celui de la multiplication des pains, ces trente mots sont-ils devenus 3.000 chez M. Pelletier ? Mon Dieu ! le plus simplement du monde : en décidant que les mots qui viennent du latin peuvent aussi bien venir du celtique. C’est pour cela sans doute que, dès le Ve siècle, le parler populaire des Gallo-Romains était appelé dédaigneusement par les pédants de l’époque lingua romana rustica, d’où nous avons fait la langue romane. Il n’y a qu’à sourire.

N’étant pas dans le secret des dieux, j’ignore par quel nouveau miracle ou mieux par quel phénomène de transsubstantiation les mots les plus latins se celtiseront dans l’avenir « pour chanter la gloire de la Race celtique ». Ce que je sais, ce que j’ai dit, c’est que les Gaulois (dont j’ai uniquement parlé, négligeant l’épopée irlandaise, qui ne se cristallisa d’ailleurs qu’au VIe siècle, et la littérature galloise, encore plus récente, et qui ne purent donc ni l’une ni l’autre avoir d’influence sur notre formation romane, presque accomplie dès le VIe siècle, c’est, répéterai-je et maintiendrai-je, que les Gaulois ne nous ont transmis ni un poème, ni un monument, que tout ce que nous savons d’eux, nous le savons par les Grecs et les Latins. Quand je parle des Celtes de la Gaule, il ne faut tout de même pas répondre par les celtes d’Outre-Manche et sauter d’un bond au Moyen-Âge. Là, oui, M. Pelletier a raison et je n’ai jamais prétendu le contraire, je l’ai même affirmé dans tous mes livres, il y eut un moment où la pensée celtique, par l’intermédiaire probable des Bretons armoricains, féconda le monde occidental et collabora intimement — mais avec qui ? avec l’Église, avec Rome, toujours elle ! — à la formation de l’Âme médiévale, exactement comme au Ve siècle, par saint Patrick, le grand apôtre gallo-romain de l’Irlande, Rome avait collaboré avec la pensée celtique pour former l’Âme irlandaise.

C’est cette collaboration, si heureuse, que je voudrais qui continuât. Répudier l’un des deux éléments d’où est sortie l’âme française, prononcer le divorce entre l’élément celtique et l’élément latin, c’est vouloir notre mort tout uniment. Voyez l’Irlande, voyez l’Écosse. M. Pelletier me traite en ennemi du celtisme[104] : quelle erreur ! Je sers le celtisme en le mettant en garde contre les exagérations de l’esprit de système. Quand M. Schuré, dans la belle lettre publiée ici même, écrit : « L’auteur des Grands Initiés n’ignore pas tout ce que nous devons à la civilisation gréco-latine qui représente la tradition humaine et divine venue d’Orient ; il sait aussi que sans elle nous ne serions pas parvenus à la conscience », j’applaudis des deux mains à cette grande vérité. C’est par Athènes et Rome que nous avons pris conscience de nous-mêmes. Eh ! quoi, n’est-ce donc rien que se connaître ? Et, pour le plaisir de ne devoir rien à personne, allons-nous souffler sur cette grande lumière qui a éclairé notre chaos originel et nous a permis de l’organiser si magnifiquement ?

M. Schuré rend justice à la civilisation helléno-latine ; M. Pelletier, de son côté, proteste contre la pensée qu’on lui prêtait de vouloir interdire l’enseignement du grec et du latin. Mais d’autres, plus hardis, comme mon admirable ami Jean Le Fustec, dont je me séparai à cette occasion, comme l’archidruide Yves Berthou, son disciple et continuateur et qui dépense tant d’éloquence, de passion et de belles qualités littéraires au service de la plus dangereuse des causes, sont allés jusque-là et ont demandé qu’on rayât le latin et le grec du programme de l’enseignement secondaire. On ne fait pas sa part au celtisme ou du moins à un certain néo-celtisme. M. Pelletier s’en apercevra quelque jour. Il veut être tout Gaulois. Libre à lui ! Qu’il me permette de rester jusqu’à nouvel ordre — comme Rutilius — un simple Gallo-Romain.



LA MER[105]



C’est le titre de l’anthologie maritime de M. Americo Bertuccioli et, s’il y a une chose qui étonne, c’est que ce livre soit le premier en date de son espèce. Mais le fait est qu’avant M. Bertuccioli et en un temps où tout est prétexte à anthologies, chrestomathies, miscellanées, spicilèges et florilèges, personne n’avait encore songé à recueillir les plus belles pages écrites sur la mer par des écrivains français. Et, quand un auteur y songe d’aventure, cet auteur est un Italien et son livre paraît à Milan. D’où l’on serait tenté d’inférer que les choses n’ont point changé en France depuis le maréchal de Vielleville qui disait qu’on aurait beau s’évertuer, rien n’y ferait et que ce n’est pas le fait des Français que la marine, mais un bon cheval, une jolie fille et un mousqueton.

Entre le maréchal et nous il y a eu pourtant Richelieu, Colbert, Sartines, Castries — et tout le romantisme. À deux périodes de son histoire, sous Louis XIV jusqu’à la Hogue, sous Louis XVI jusqu’aux Saintes, la France tient nettement en échec la Hollande, les Impériaux et l’Angleterre et, même après ces défaites, compensées d’ailleurs par des rencontres heureuses sur d’autres mers, sa marine n’est pas abattue et peut mettre en ligne à la veille de la Révolution 71 vaisseaux, 64 frégates, 45 corvettes, 32 flûtes ou gabares, « soit, dit Oscar Havard[106], un ensemble de 212 unités navales pourvues de tous les perfectionnements que comporte alors la science nautique » et montées par 80.000 officiers, matelots et soldats. Chiffres si impressionnants que Pitt, nouveau Jérémie, voit déjà la ruine de son pays consommée et se couvre la tête de cendre : « La gloire de l’Angleterre est passée, lamente-t-il. Hier elle faisait la loi aux autres ; aujourd’hui elle doit la subir ! »

Il ne fallut pas moins d’Aboukir et de Trafalgar pour calmer ces transes nullement injustifiées et qui faillirent renaître sous la Restauration, quand les Portai, les Hyde de Neuville et les d’Haussez eurent refait à la France une marine. Et c’était l’époque précisément où la mer rentrait dans notre littérature avec le romantisme. Car ce fut vraiment une « rentrée ». Au temps de Chrétien de Troyes et de Bérould, comme au temps de Chateaubriand, qui dira qu’elle fait le fond du tableau de presque toute son œuvre, la mer aussi faisait le fond du tableau de presque toute l’épopée arthurienne, quand elle n’en occupait pas le premier plan. Mais la Renaissance était venue, puis l’âge classique. L’homme « en soi » avait seul préoccupé les écrivains. La nature s’était de plus en plus estompée, la mer particulièrement. Comme en ces jours d’équinoxe où, sur nos grèves du Nord, elle semble reculer jusqu’aux confins du cercle visuel et s’enfoncer sous l’horizon, elle avait, depuis Maynard, à peu près disparu de l’horizon littéraire. Si le sentiment de l’infini continue de travailler certains hommes comme Pascal, leur angoisse métaphysique se nourrit exclusivement de la contemplation des espaces célestes. Me de Sévigné elle-même n’a vraiment aimé et senti que les bois, qu’elle interprète d’ailleurs en femme de son temps façonnée par d’Urfé et les pastorales italiennes ; pour la mer, c’est à peine si elle trouve une épithète. Encore est-ce une épithète de pure convention. Et il en est ainsi jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, où la mer reprend sa montée et où l’on recommence à distinguer sa raie blanche dans les livres du prince de Ligne et de Bernardin de Saint-Pierre. Mais son grand mascaret mélancolique ne s’est réellement déclaré qu’avec Chateaubriand, fils de ces eaux bretonnes, qui, suivant l’expression d’Alfred Michiels, semblent chanter une éternelle messe des morts.

Il est parfaitement oiseux sans doute de rechercher si c’est la contemplation de la mer qui a éveillé chez l’homme le sentiment de l’infini ou si c’est l’homme qui a trouvé dans la mer une image de l’infini dont il était tourmenté. De toute manière, selon Marie Léneru, si dure aux dernières pages de son Journal pour la mer, — au point, l’ingrate, de lui préférer la montagne et la forêt, — l’homme s’est trompé : la mer « est une plaine : c’est mathématiquement le minimum de l’horizon (???) et sa courbure rappelle que la planète ne s’étend qu’en tombant et se pelotonnant en boule, etc., etc… » Pour rencontrer un jugement plus sévère, il faut remonter jusqu’à l’Apocalypse de Jean, aux yeux de qui la mer est une annulation, une stérilisation d’une partie de la terre, un reste du chaos primitif, ce qui explique que, peignant la félicité universelle qui suivra le jugement dernier, le vieux solitaire de Pathmos ait soin de préciser que, sur la terre de promission qui remplacera cette vallée de larmes, « il n’y aura plus de mer ».

Je ne m’en consolerai pas quant à moi. Et j’entends bien que les romantiques, avec qui la mer est rentrée en grâce, s’ils admirent et s’ils aiment la mer en qui ils se retrouvent et qui flatte leur incommensurable vanité, la voient cependant sous des couleurs assez sombres. Ce n’est plus la mer au sourire innombrable du vieux rhapsode, la mer hellénique dont se souviendra André Chénier. Et l’on peut estimer aussi, pour ne pas donner tout à fait tort à Marie Lenéru, que Pascal prenait dans la contemplation des espaces célestes une idée de l’infini beaucoup plus exacte qu’un Chateaubriand au spectacle des flots bretons. Mais Chateaubriand est un Celte, et le romantisme, considéré d’un certain angle, n’est qu’un retour à la tradition celtique sinon la plus ancienne, du moins la mieux établie.

Car il est possible que les Celtes n’aient pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui et qu’avant que les invasions barbares ne les eussent refoulés aux extrémités de la chrétienté et fait d’eux ce peuple de crépuscule dont parle Yeats — the celtic twilight —, ils n’aient pas beaucoup différé de leurs cousins de Grèce et d’Italie. Mais enfin, aux IVe et Ve siècles, l’œuvre d’éviction est à peu près accomplie : à l’écart des autres peuples, bannie du banquet de la fraternité humaine et repliée sur elle-même, ce qui reste de l’immense famille celtique qui couvrit autrefois l’Europe et une partie de l’Asie se terre aux confins du monde sur des caps d’où son rêve ne trouve plus à s’évader que vers la mer brumeuse qui lui fait tout son horizon. La mer ! Le Celte va vivre désormais sous son obsession perpétuelle ; il y promènera pendant des siècles ses imrans fabuleux à la recherche d’une terre de promission. Notre littérature, toute latine de fond et de forme, amoureuse des lignes nettes et plaçant la perfection dans le délimité et le fini, ignore longtemps ce parent pauvre qui, sur son bout de roc solitaire, ne se plaît que dans les jeux du clair-obscur et de l’indéterminé. Cependant, au moyen-âge, des landes et de la grève bretonne lui arrivent les soupirs étouffés de Tristan et d’Yseult, l’écho mélancolique du cor d’Artur, la voix mouillée des cloches d’Ys, et elle prête un moment l’oreille à cette mélodie frissonnante qui semble avoir traversé les couches d’un océan mystérieux.

Peut-être, sans la Renaissance et l’éblouissement que lui causa la révélation des trésors de l’antiquité, la littérature française fût-elle revenue trois cents ans plus tôt à ses origines celtiques. Athènes et Rome couvrirent l’appel de la sirène : Tristan, Yseult, Artur, le roi Marc, Gradlon-Meur reprirent sous les brumes de la mer occidentale leur sommeil enchanté. On croyait qu’ils ne l’interrompraient plus. Mais, en Bretagne, les morts ne sont jamais tout à fait morts. Ils sont sujets du moins à de brusques résurrections. Et ce fut le cas des héros celtes. Tout le vague, l’inquiétude sans cause dont nous souffrons aujourd’hui encore vient de ces lointains ancêtres que les bouleversements de la Révolution et de l’Empire allaient faire remonter à la surface de notre conscience. Ils y reparurent avec Chateaubriand, sous d’autres noms, mais avec la même sensibilité, la même imagination rêveuse, la même nostalgie incurable, sur le même fond de mer agitée, changeante et triste, symbole des orages de leur âme.

Et désormais, presque sans défaillance, c’est cette conception de la mer qui va s’imposer à tous les contemporains, même à un Renan, si peu romantique pourtant à certains égards : « Je suis né… au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil, etc. » ; même à un Baudelaire, qui n’avait pas l’excuse d’être né en Bretagne comme Renan et qui parlait de la mer étincelante des tropiques comme il eût parlé de la mer cimmérienne :

 
Homme libre, toujours tu chériras la mer…
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets…
……………vous aimez le carnage et la mort… ;


même à un Loti, le poète par excellence de la mer, qui en a dit tous les aspects, capté toutes les nuances, enregistré toutes les gammes, et dont la première impression devant elle fut « une tristesse sans nom, une impression de solitude désolée, d’abandon, d’exil… »

Un seul écrivain peut-être — si l’on met à part Frédéric Mistral[107] — échappa chez nous au sortilège et retrouva devant la mer l’âme hellénique et souriante d’André Chénier :

 
Le divin Océan avait quitté ses grèves…
O caps voluptueux, qui courez mollement
Vous plonger tout du long dans l’humide élément…


Ces vers sont de Maurice de Guérin et ils ont été écrits en 1833 à quelques lieues de Saint-Malo. On ne peut pas être plus loin — ni plus près à la fois de Chateaubriand. Mais le fait est que, débarqué en romantique au Val de l’Arguenon, Guérin se rembarqua complètement guéri, tant fut forte l’émotion qu’il reçut de la mer bretonne, de son équilibre, de son rythme, de tout ce qu’il sentait d’organisé jusque dans les frénésies[108] ; elle souleva pour lui un pan du voile qui recouvre la figure de Cybèle, et il réalisa par elle, portion du grand Tout, sang des artères du monde, l’idée du grand être universel. Sur ce panthéisme de Guérin, rançon de sa conversion à l’ordre classique, il est loisible, recommandable même, d’élever les plus expresses réserves. Mais quel démenti à l’observation de Marie Lenéru écrivant dans son Journal que « l’absence de végétaux et le trop grand jour de la mer donnent de la sécheresse intérieure » ! On ne s’en douterait pas à lire le Centaure et la Bachante. On ne s’en douterait pas à lire Marie Lenéru elle-même qui aimait tant son Trez-hir, surtout à l’automne — cet automne de la mer qui n’est pas rouge, mais blanc, comme si la lumière y arrivait tout aiguisée des pôles :

« Les promenades sur la plage, à huit heures, c’est exquis, bleu, rayonnant, les côtes à belles arêtes vives et tout autour des nuages d’horizon, les nuages en rangs de perles qui sont éternellement les nuages de beau temps sur la mer… J’aime cette promenade du matin sur l’énorme plage déserte, sur le sable dur et brun comme un tapis de caoutchouc, avec l’arrivée majestueuse des grandes vagues roulées comme des tuyaux d’orgue, intactes sur un front de vingt mètres, la retombée étincelante, puis neigeuse, la grande salutation des lames ».

Est-ce assez beau ! Et ceci encore sur un lendemain de tempête :

« La mer, hier, était défigurée. Elle crachait de l’écume par toute cette énorme mâchoire qui vient mordre dans notre baie… Un cirque de lave. On aurait dit, sur toutes ces plages, que des lèvres se soulevaient et montraient les dents à l’Infini. »

L’Infini… ne vous hâtez pas de triompher. L’Infini (relisez la phrase), c’est ici le ciel, comme chez Pascal, non la mer. Et, après tout, c’est logique : cette Marie Lenéru, Bretonne de hasard, née par aventure à Brest, coupée brusquement du monde auditif à quinze ans, menacée par surcroît de cécité, elle vit repliée sur elle-même ; elle est plus près de Pascal que de Chateaubriand…

On aime à suivre, dans l’excellent choix d’extraits que nous présente M. Bertuccioli, familier de longue date avec notre littérature, ces fluctuations de la pensée française à l’endroit de la mer et les interprétations diverses qu’elle en a données depuis Buffon. Si l’auteur n’est pas remonté plus haut que cet écrivain, c’est qu’apparemment il ne l’a pas pu[109]. La mer, encore une fois, ne tient presqu’aucune place dans l’œuvre de nos grands classiques : Buffon lui-même n’a vu la mer qu’en cosmographe. Et rien ne marque mieux que cette constatation l’antagonisme des deux formules classique et romantique : l’une qui isole l’homme de la nature et l’autre qui l’y absorbe, ce qui n’est peut-être pas beaucoup plus raisonnable, mais qui présente de grands avantages pour la composition d’un recueil comme celui-ci. Quelque monotonie cependant et un peu de fatigue chez le lecteur auraient pu résulter d’une trop grande abondance de textes uniquement consacrés à la description de la mer. M. Bertuccioli y a fort habilement paré en joignant aux paysages des récits d’aventures, des scènes de la vie de bord, des portraits de marins héroïques. La guerre actuelle lui fournissait sur ce point une matière de premier choix. Il n’a eu garde de la négliger. En même temps qu’au public son livre s’adresse en effet et d’abord aux élèves de l’Académie navale italienne où lui-même enseigne la littérature française. Et l’éducateur ne pouvait rester insensible à la vertu de certains caractères ou de certains exploits de ce temps…

Ainsi s’explique notamment qu’il ait fait à l’auteur de Dixmude l’honneur de lui demander une préface pour son recueil.



L’HÉROÏSME BRETON[110]



Dans la forêt de Pinon, cernée par l’ennemi, trois bataillons du 219e d’infanterie tenaient encore le soir du 27 mai 1918. On les croyait anéantis ou prisonniers, quand un pigeon voyageur, sous son aile endolorie, apporta au général de Maud’huy ce message :

« Mon général, nous sommes encerclés. Mais nous tiendrons. Sinon, nous mourrons jusqu’au dernier. »

Le message était signé : « Pérès, chef de bataillon. » Il eut l’honneur d’un communiqué spécial à la séance de la Chambre du 4 juin. Débloquer ces braves ? Impossible, hélas ! d’y songer. Mais cet îlot de résistance au milieu de la marée ennemie gênait sa montée et l’obligeait d’emprunter des couloirs latéraux. Le temps employé à cette manœuvre débordante permit à nos réserves d’arriver, d’endiguer le mascaret allemand. Après ? Après, on ne savait plus.

On savait seulement que ces hommes, depuis leur commandant, né à Plestin-les-Grèves (Côtes-du-Nord), jusqu’à son ordonnance, Jean-Marie Le Goff, cultivateur, originaire de la même commune, étaient tous des Bretons. Leur tâche finie, ils étaient rentrés dans le silence — l’éternel silence peut-être, qui ne devait pas les changer beaucoup de celui qu’ils observaient volontairement dans la vie[111].

Les grands espaces, les couverts profonds, les hautes altitudes donnent à l’homme qui vit dans leur intimité quotidienne une gravité qui manquera toujours au citadin : il est dans la Nature comme dans un temple. L’un des plus subtils observateurs du front, le romancier espagnol Gomès Carillo, visitant un secteur de l’Artois, près de Thiepval, était frappé du silence presque solennel qui y régnait.

— Qu’ont donc vos soldats ? demandait-il au commandant qui l’accompagnait. Ils n’ont pas l’air de nous voir, et, quand nous leur adressons la parole, c’est à peine s’ils paraissent nous entendre. Sont-ils sourds, aveugles ?

— Non, répondit son guide. Ce sont simplement des Bretons. Il n’y a pas qui les fasse parler. Mais, par exemple, quand il s’agit de se battre, personne ne l’emporte sur eux… Et, la lutte terminée, on dirait qu’ils ne se souviennent de rien. Tranquillement, après un terrible corps à corps nocturne, ils retournent à leurs fossés et s’y couchent. Ou, s’ils n’ont pas sommeil, ils chantent à voix basse des airs de leur pays…

Que voilà bien cette race bretonne, la plus nostalgique peut-être qu’il y ait par le monde et qui, partout en exil, portant en tous lieux sa soif d’infini, ne connaît d’autre refuge que le songe contre les platitudes ou les tristesses de la réalité ! Elle s’y plonge avec délice ; elle y boit à longs traits l’illusion. Le chant pour elle, certaine mélopée en mineur, trois ou quatre notes toujours les mêmes, c’est simplement une manière d’endormir son mal, un chloral plus léger que ceux auxquels sa faiblesse native la fait trop de fois recourir, moins par goût de l’alcool que pour s’arracher aux dures contraintes du présent. Dans ce même secteur de l’Artois, deux sapeurs morbihannais, Mauduit et Cadoret, surpris par l’explosion d’une mine, travaillèrent quarante-huit heures à se frayer une issue : sans vivres, sans eau, presque sans air, bloqués dans un espace si étroit qu’ils ne pouvaient opérer de conserve, ils se soutenaient, me contait le général Descoins, « en se chantant des airs bretons ».

Airs étranges, d’une douceur et d’une mélancolie indicibles, de ceux certainement, comme le pense Gomès Carillo, auxquels fait allusion le poème allemand des tranchées :

« Dans l’ombre, dans nos trous, nous entendons les Français entonner leurs chansons qui nous arrivent mystérieusement, flottant dans les ténèbres, douces mélodies où palpite une nostalgie à peine perceptible, comme l’écho suave des jours lointains de bonheur, comme un souffle qui languit et s’évanouit… »

Par quelle mystérieuse transformation de leur être, ces sentimentaux, ces nostalgiques deviennent-ils soudain si terribles dans la mêlée, foncent-ils sur l’ennemi avec cette ardeur sombre, tiennent-ils, comme les bernicles de leurs roches, sur les positions qu’on leur a confiées ? C’est leur secret. Profondément religieux pour la plupart, ils trouvent sans doute dans leur foi un précieux réconfort moral. « Ceux qui craignent le plus les dieux, disait Xénophon, sont ceux qui dans la bataille craignent le moins les hommes ». Mais la force de cette race, si changeante, si féminine pourtant à certains égards, naïve et raffinée, spirituelle et crédule, taciturne et passionnée, elle est surtout dans son sentiment de l’inéluctable, dans sa soumission sans phrase à la nécessité. Un Breton ne discute pas un ordre : il l’exécute. « On nous a mis là, c’est que nous devons y être ; on nous a dit de tenir jusqu’à la mort, c’est que notre mort est nécessaire. »

Il n’y a, dans cette attitude, ni vain étalage de stoïcisme, ni exaltation passagère de la fibre patriotique. Bien que David Hume les appelle « les plus guerriers des paysans français », c’est sans la moindre allégresse que les Bretons virent se lever sur le monde, comme une lune de deuil et de terreur, suivant l’expression d’un de leurs bardes[112], la face sanglante de la guerre. Même à travers le prisme de la poésie, la guerre ne leur apparaissait ni fraîche ni joyeuse et ils estimaient plutôt, comme messire Bertrand, qu’elle est une chose « moult griève » à laquelle on ne se doit résigner qu’après avoir épuisé tous les moyens de conciliation. En vérité, plus d’une bouche se crispa douloureusement parmi eux, le 1" août 1914, si pas un cœur n’y défaillit. Cette race courte, résistante, pareille à l’ajonc de ses landes, n’habite pas en vain, depuis deux mille ans, au bord d’une mer blanchissante dont elle tire sa chétive subsistance et qui semble rouler un Dies iræ perpétuel : sur son bout de roc battu des vents, elle est comme une antenne vivante qui capte au vol les moindres frémissements et jusqu’au silence des étendues. Quand le tocsin se propagea de clocher en clocher, l’après-midi du 1er août, il y eut comme un arrêt de la respiration universelle. « Tout se tut, me disait une paysanne de Rospez, même les oiseaux. » L’été sombra brusquement ; une Toussaint anticipée descendit sur le monde, et des vieilles demandèrent si c’étaient les vêpres des Morts qui tintaient pour le dernier jour de la chrétienté.

Le lendemain, par longues files qui encombraient les chemins creux de la Cornouaille et du Trégor, les premiers mobilisés gagnaient les stations voisines et s’y embarquaient vers leurs dépôts. Ni chants, ni vivats au démarrage du convoi. Plus tard, dans la griserie contagieuse des départs pour le front, j’ai vu passer des trains tumultueux, pavoisés comme pour une fête et bruyants comme des soirs de « pardon ». Les hommes, sur un rythme de plain-chant, martelaient le refrain d’une pauvre chanson gallote apprise le matin même à la cantine du dépôt :

Jamais les All’mands ne viendront
Manger la soupe des Bretons…

Ils appuyaient sur le mot jamais, comme pour lui conférer la valeur d’un serment. Et ce serment, en définitive, ils l’ont tenu.

 
Nep na ra mat, her dra guieli drezo !

« Quiconque ne fait pas bien, sus à lui tant que tu pourras ! »

M. Antoine Thomas découvrait l’autre jour, sur un vieux registre de Sorbonne, cette phrase écrite en breton par le clerc Henri Dabelou, du diocèse de Quimper, et datée de l’an 1360. C’est le plus ancien texte, paraît-il, qu’on possède en moyen armoricain ; c’est le premier cri de la race parvenue à la conscience. Et c’est un appel déjà tout moderne par le fond, sinon par l’accent, aux justes sanctions qui doivent frapper les fauteurs de mauvais coups. En tout temps, la révélation d’un pareil texte eût réjoui les Bretons ; mais que cette révélation se soit produite au cours de la cinquième et dernière année de l’affreuse guerre où tant d’entre eux sont tombés pour la défense du droit outragé, il y a là, semble-t-il, plus qu’une simple coïncidence et comme une intention du Destin. Ils ont été pendant ces cinq ans partout où il y avait à recevoir des horions et à en donner ; ils ont couru sus partout et tant qu’ils ont pu aux bandits d’outre-Rhin. On les a vus à Charleroi et sur la Marne, sur l’Yser, sur l’Aisne, sur la Somme, à Verdun, où l’ennemi pour expliquer ses sanglants échecs devant Douaumont, alléguait la résistance opiniâtre des régiments bretons, « les meilleurs de tous », d’après la Gazette du Rhin et de Westphalie…

Les meilleurs ? Ne donnons pas de rangs ; n’établissons pas de préséance entre les contingents de nos diverses provinces. Tous ont été admirables, c’est entendu. Il suffit qu’en revendiquant la palme pour lui-même, chacun en particulier la décerne après lui aux contingents bretons, comme ce Sénégalais qui disait à un soldat du 10e corps, le soir des premières attaques de Champagne :

— Toi Briton ? Briton y en a bon. Briton li pas peur.

Et, après une pause accordée à la réflexion, condensant sa pensée dans une formule qui sauvegardait à la fois son amour-propre et la vérité :

— Briton comme tirailleurs !

Oui, et Britons encore comme alpins, chasseurs, zouaves, coloniaux, qui sont, du reste pour une bonne part, d’anciens inscrits maritimes versés dans la « biffe ». La Bretagne est une mère si féconde qu’elle peut fournir à toutes les formations : dans quelle autre province trouverait-on dix frères Ruellan et onze frères Mercier sous les drapeaux ? La valeur du contingent breton, personne ne la conteste, non plus que son importance numérique. Mais il y a d’autres raisons, plus profondes peut-être, et que le subtil génie d’une femme pouvait seul dégager, à cette sympathie universelle qui entoure les soldats bretons :

« J’ai toujours été attirée et retenue par ces secrets et francs visages, m’écrivait Mme de Noailles. Dieu sait pourtant que nul homme de France ne m’est plus fraternel que ses compagnons, mais la Bretagne possède la poésie silencieuse qui teinte les beaux regards des soldats de chez vous. »

Que cela est finement senti ! Cette poésie silencieuse a un nom : elle s’appelle la pudeur. Une vertu qui explique bien des choses et notamment que les régiments bretons aient été les derniers de tous à recevoir la fourragère. Je doute pourtant qu’ils s’en soient plaints. « Ces Bretons, disait un officier, ils ont toujours l’air de demander pardon de ce qu’ils ont fait. » Tel ce Le Guennec, seul survivant de la garde du drapeau, et qu’il fallait réconforter, rassurer contre les suites de son acte héroïque, quand, après avoir erré pendant deux jours et deux nuits dans les lignes ennemies, il tomba d’épuisement, comme le coureur de Marathon, en remettant la chère relique à un capitaine du 318e ; ou tel ce Legars, dont Paul Ginisty nous contait la sublime odyssée, qui, lors des dernières attaques sur Château-Thierry, tout nu, sous les feux croisés des Boches, traversait la Marne à la nage pour porter un pli de son commandant, revenait avec la réponse par le même chemin, dans le même équipement sommaire, et s’étonnait sincèrement qu’une action aussi simple eût pu lui valoir la médaille militaire. Et telle encore — pour prendre cette fois un exemple collectif — cette division bretonne de Verdun, engagée le 22 février 1916 et qui peut se vanter d’avoir battu le record de toutes les présences en première ligne. On l’avait peut-être oubliée ou l’on avait fini par croire, comme disait un loustic, qu’elle faisait partie du paysage, car on ne la releva qu’au bout de six mois et quand l’effort allemand était complètement brisé.

Ainsi, à travers l’espace et le temps, la race des Roland, des Guesclin, des Richemont, des La Noue, des Guébriand, des Plélo, des La Tour d’Auvergne, des Cambronne, des Bisson, des Lambert demeure fidèle à son type historique et, la première au feu, elle est aussi, suivant l’expression magnifique d’un de ses chefs, le colonel de Malleray, tombé devant Verdun, « la race qui combat partout la dernière ». Race de granit, qu’aucun choc n’ébranle et, comme ces vieilles pierres grises de sa campagne qu’étoilent des lichens argentés, des orpins d’un rose si tendre, à la fois la plus farouche et la plus douce des races, celle qu’une pudeur invincible retient toujours de parler d’elle et que Shakespeare semble avoir incarnée dans son Troïlus « éloquent par ses actions et sans langue pour les vanter », celle dont un légionnaire de l’Uruguay qui l’avait vue à l’œuvre disait au commandant Jacob : « Je ne veux pas retourner en Amérique sans avoir visité la contrée mystérieuse qui enfante de tels hommes. » Et cet enthousiasme inspiré par les soldats bretons à un étranger qui combattait sous nos drapeaux, cette ferveur de dévotion pour leur pays, sont peut-être, en raison de son caractère désintéressé, le plus bel hommage que l’héroïque province ait reçu depuis la guerre.



FIN

ERRATA



Page 88, ligne 6, il faut un s à souvenir ;
Page 88, ligne 30, au bas de la page, il faut les noms au lieu de leurs.
Page 128, en note, il faut Paule au lieu de Pnuls.
Page 215, ligne 9, il faut brin au lieu de …en (au commencement de la ligne).
Page 230, ligne 15, il faut préparer au lieu de prépare.
Page 243, ligne 7, il faut une virgule après fer.
Page 303, ligne 29, il faut un point après rivage ;
Page 303, ligne 31, il faut un accent circonflexe sur l’a de (nes).
Page 329, ligne 37, il faut Âne au lieu d’Anne.


TABLE DES MATIÈRES


Pages
 369


  1. Lettre du 22 octobre 1896.
  2. Sauf, bien entendu, dans la lettre ouverte de L’Écho de Paris sur les Églises et cimetières bretons qu’on trouvera plus loin et que Barrès m’adressa peu avant la guerre.
  3. Le Retour de Barrès à sa terre et à ses morts.
  4. V. l’Histoire de Bretagne, de M. du Cleuzion.
  5. Notre maître Maurice Barrès, 1900.
  6. Surnom du diable en Bretagne. On y ajoute quelquefois une épithète : Pol gornek (Paul le cornu).
  7. Je me trompais, et l’Envoûté de François Ménez m’apprend qu’il en avait au moins une autre au Boulc’h en Quemper-Guézennec (Côtes-du-Nord).
  8. Un Kerérault est cité, sous le nom de sieur de Kergourmarc’h, par le chanoine Moreau (v. plus loin, p.11, en note) et donné pour un des chefs qui conduisaient, en 1590, une « troupe assez gaillarde de royaux » contre Caihaix. C’est peut-être le même.
  9. Histoire de ce qui s’est passé en Bretagne durant les guerres de la Ligue, ch. xliii.
  10. Sauf le Christ du calvaire pourtant, deux ou trois statuettes et quelques chapiteaux de colonnes.
  11. La Bretagne, Paris, 1905.
  12. Pour plus de détails sur les calvaires bretons, voir l’Âme bretonne, t. 1, p. 221 et s.
  13. Pour être complet, il faudrait signaler encore, près de la porte, l’arcelvé ou évier (deux tablettes de pierre épaisse portées par deux massifs également en pierre sur lesquelles on pose les bassines, jarres, etc., avec un conduit percé dans le mur pour l’écoulement des eaux grasses) et le charnier en granit, avec couverture en bois, adossé généralement au premier des lits et lui servant de banc.
  14. « La Mort est un moment terrible pour les pécheurs appelés à comparaître devant le souverain Juge. »
  15. D’une façon générale d’ailleurs (et sauf autrefois le berlinge et le pilpouz) les éléments du costume plougastélois sont fournis par le dehors : c’est à Montauban, par exemple, que se fabrique spécialement pour la péninsule le drap violet nommé solférino en français, chilisi (déformation du mot français silésie) mouk en breton.
  16. 1910.
  17. Et de ceci, comme de ce qui précède, résulte que le bazvalan plougastélois n’a en rien le caractère poétique de ses confrères des autres cantons : il n’est nullement, comme ils le furent du moins aux âges antiques (v. le Barzaz-Breiz et se rappeler aussi le délicieux troisième acte du Roi d’Ys de Lalo, où, du reste, l’emploi du bazvalan, et du breutaer est tenu par les chœurs alternés des jeunes garçons et des jeunes filles), un improvisateur, un discoureur en vers. Ces « discoureurs » n’ont cependant pas perdu tout crédit à Plougastel ; mais, indépendants du bazvalan, ils n’exercent généralement leur subtil métier que dans les banquets. On cite parmi les langues les plus affilées de la corporation le charpentier Goulard et le cultivateur François Kerdraon. Beaucoup de ces discoureurs plougastélois d’ailleurs, s’aident de répertoires imprimés tels que les Rimou, Discoursiou ha Goulennou évit en Eurenjou publiés à Morlaix et qui ne sont pas à leur usage exclusif.
  18. Prenons un exemple pour rendre la chose plus claire. Supposons qu’une famille Le Gall, dont le fils se marie à la fille Kervella, ait pour restaurateur attitré Cozien et que la famille Kervella ait pour restaurateur attitré Raoul. Les deux familles s’entendront pour que le fricot dimizi soit donné chez l’un ou chez l’autre restaurateur, soit chez Cozien, par exemple. Quant au repas de noces (eured), qui dure deux jours, il aura lieu, pour les invités de la famille Le Gall, chez son restaurateur attitré Cozien, et, pour la famille Kervella, chez son restaurateur attitré Raoul. Fiancé et fiancée seront donc séparés durant tout l’eured. Non ; car, ainsi que leurs garçons d’honneur, ils mangeront un jour chez Cozien, un jour chez Raoul. Cozien, cependant, a fourni un dîner de plus que Raoul : aussi, par compensation, le bragaden se fera-t-il chez celui-ci. De cette façon l’équilibre sera rétabli.
  19. Par contraste, voici le menu des jours ouvriers pour le commun des fermes plougasteloises : à 5 heures en été, à 6 h. 1/2 en hiver, soupe aux légumes ; à 11 h., bouillie de blé noir (ou d’avoine) ou pommes de terre et lard ; à 15 h. (mern bihan), pain et beurre ; à 19 h. en hiver, à 21 h. en été, soupe ou bouillie. — Comme boisson, de l’eau (sauf avec la bouillie qui s’accompagne de laitage.) Viande et vin seulement le dimanche. Par ci, par là des crêpes, du café, un petit verre de dourkérès ou de doursivi, dont on a toujours un flacon dans l’armoire. — (La guerre, bien entendu, a changé tout cela).
  20. Ceux-ci seuls sont à jeun pour pouvoir communier.
  21. Il ne mérite plus ce nom et, depuis que la loi sur la protection des oiseaux utiles à l’agriculture a été votée, on ne prend plus au traquet les linots, les bruands et les chardonnerets pour les vendre au pardon de Saint-Jean. Les Plougastélois estiment, d’ailleurs, que la réputation de ces oiseaux est usurpée et demandent l’abrogation de la loi.
  22. Le bara an anaon n’est, d’ailleurs, porté de seuil en seuil et n’a la forme de petits pains que dans la section de Plougastel-bourg ; une maison particulière de la breuriez, maison qui change chaque année suivant un roulement établi, en reçoit le dépôt dans les autres sections. De plus, le pain y prend la forme de kouigns ou tourtes, dont les morceaux sont répartis sur place entre les membres de la breuriez.
  23. M. A. Le Braz, dans sa Légende de la Mort chez les Bretons armoricains, a donné, d’après Amédée Creac’h, de l’Auberlac’h, une version un peu différente de la coutume du bara an anaon et du guezen an anaon. Et il se peut bien, en effet, que la coutume subisse quelques changements d’une section à l’autre.

    « Le soir de la Toussaint, dit M. Le Braz, les membres de chaque frairie se réunissent chez l’un d’eux pour y célébrer le rite suivant : la table de la cuisine est garnie d’une nappe sur laquelle s’étale une large tourte de pain, fournie par le maître de la maison. Au milieu de la tourte est planté un petit arbre portant une pomme rouge à l’extrémité de chacun des rameaux. Le tout est recouvert d’une serviette blanche. Lorsque la frairie est rassemblée autour de la table, le maître de la maison, en qualité d’officiant, commence les prières des défunts, répondu par les assistants. Puis, les prières dites, il enlève la serviette, coupe la tourte de pain en autant de morceaux qu’il y a de membres dans la frairie et met ces morceaux en vente au prix de deux, de quatre et même de dix sous l’un. Celui des membres de la frairie qui n’achèterait pas son « pain des âmes » (bara an anaon) encourrait la malédiction de ses parents défunts. Rien ne lui prospérerait plus. L’argent ainsi récolté est consacré à faire dire des messes et des services pour les trépassés. Quant à l’arbre aux pommes rouges, symbole de la breuriez, dont il porte, du reste, le nom, la personne chargée de fournir le pain l’année d’après le vient quérir en grande pompe, dès que la nuit est proche, et dispose à son gré des fruits dont il est paré, en attendant de les remplacer par d’autres. »

  24. « Ce fait, singulier en apparence, dit M. Camille Vallaux, s’explique par le voisinage immédiat de Brest, qui fut longtemps le seul débouché des produits de Plougastel. Le fraisier du Chili, qui s’est merveilleusement acclimaté dans le pays et dont la réussite a été le point d’origine de la culture intensive de la fraise, était donc cultivé aux environs de Keralliou. On s’aperçut, vers 1820, qu’il réussissait bien mieux sur les terrains de la côte sud à Larnouzel et à Kerdaniel, sur l’anse de l’Auberlac’h. Des falaises, jusqu’alors incultes, furent découpées en petits carrés séparés par des muretins de pierre sèche, les « talus » de la côte, dont l’utilité ici est incontestable ; elles furent ensemencées en fraisiers. De Kerdaniel, les fraisiers s’étendirent vers l’Auberlac’h, Saint-Adrien et Roségat. En 1865, ils arrivaient au Tinduff, sur la rivière de Daoulas. En 1877, ils parvenaient à Saint-Claude et envahissaient la commune de Loperc’het. Aujourd’hui ils ne s’arrêtent qu’au Squivit, tout près de Daoulas. Mais le grand centre de production est demeuré à l’Auberlac’h, où il s’établissait, il y a soixante-dix ans et où les fraises sont entourées de légumes-primeurs, laitues, choux précoces, haricots verts et petits pois. » (La Basse-Bretagne, Paris, 1907.)
  25. N’en concluons pas que les Celtes ne connaissaient que la vie pastorale, « Tout le monde sait qu’ils connaissaient l’agriculture, dit le savant Joseph Loth. Un certain nombre de termes importants communs aux deux groupes, goidélique et brittonique, suffirait à le prouver. (Note sur le nom de la herse chez les Celtes.)
  26. Union des Expéditeurs.
  27. « Dès qu’une parcelle de terrain est libre dans leur voisinage, me disait un notaire de Plougastel, Me Dilassez, les fermes riveraines se le disputent avec une âpreté incroyable. J’ai ainsi vendu, en 1910, par petits lots, 86.550 francs une ferme appartenant à M. de Lamoricière, d’Angers, et louée 1.100 francs l’an. Mais ma plus belle affaire en ce genre remonte à 1902 : il s’agissait de divers lopins de terre provenant du même héritage. Leur rapport total était de 398 francs. Je les ai vendus 63.000 francs ! » — Ajoutons qu’ici on mesure la terre par boezal, qui vient évidemment du mot français boisseau (140 litres d’orge, avec lesquels on doit régulièrement semer 30 ares ou un boezal).
  28. Erreur. Et, bien avant la guerre, déjà, les pêcheurs-cultivateurs de l’Auberlac’h, du Caro, de Saint-Claude, etc., avaient singulièrement étendu leur champ d’action et perfectionné leur armement : ce n’est pas la coquille de Saint-Jacques seulement — vendue alors 30 francs la « sacquée » de 50 kilos et dont les bancs d’ailleurs commençaient à s’épuiser — qu’ils draguaient du 15 septembre au 1er mai ; ils draguaient aussi les huîtres, les pétoncles, le maërl, amendement de premier ordre pour le froment, l’orge et les carottes ; ils poussaient même assez loin hors du goulet à la recherche des mulets et des bars. Leurs barques à deux mâts, hautes de bordage et basses de quille, comportent à l’avant un petit logement pour les hommes (4 par bateau et le mousse). Tel petit port plougastélois, comme l’Auberlac’h, possède ainsi une flottille de pêche forte de cinquante unités.
  29. Voir les pièces de diverses sortes publiées par Kerdanet à la suite de son édition de La Vie des Saints, d’Albert LE GRAND.
  30. Pline en parle, et témoignage en demeure, au Moyen-âge, dans les sculptures, longtemps mystérieuses, du portail de l’église romane de Moissac.
  31. Le dernier biographe, à cette date (1913), de Mme de Sévigné. Aujourd’hui ce serait André Hallays. (Note de l’édit.).
  32. Le comte et la comtesse Hay des Nétumières, dans la famille de qui les Rochers sont passés en 1714 par reprise de dot (Note de l’édit.).
  33. L’Union Régionaliste Bretonne, qui protestait contre l’érection de la statue (Note de l’édit.).
  34. Nous en avons vu la photographie chez le fils de M. Tallibart qui a fait abattre ce premier Castellic, trop oriental à son gré, et l’a remplacé par une délicieuse maison bretonne, œuvre de M. Félix Olivier.
  35. V. L’Âme bretonne, 1re série, p. 9).
  36. « Pas du tout, me riposta spirituellement Léon Duracher. Yann-ar-Gwenn était bigame. Il le faut : sans quoi je te défie d’accorder Fantik avec Marguerite Petitbon. Tu crois tout concilier en faisant de Fantik « une sœur cadette » de Yann-ar-Gwenn, qu’elle aurait conduit à Quimper en juillet 1792. Fantik proteste, la Fantik d’Olivier Souvestre, la Fantik de Mikael, kloarek breton. À Quimper, Yann-ar-Gwenn (18 ans alors, et non 20) se faisait conduire par un enfant. Tu m’observeras qu’un enfant peut être une sœur cadette. Soit ! Mais au pardon de Rumengol, où Mikael rencontre le barde aveugle, c’est bien sa femme qui l’accompagne : « Fantik, dit-il à sa femme, en jetant sur l’épaule son sac à peau… » Je cite Olivier Souvestre. Eh bien ? marmonnes-tu, il convient de considérer ce pardon comme antérieur à 1810. Car, l’acte de mariage du barde le prouve, « à partir de 1810, Fantik disparut de la vie de Yann-ar-Gwenn, et sa place fut prise par Marc’harit Petitbon. » Turlututu ! Au début de Mikael, le kloarek rêve près d’un étang voisin de Morlaix, par un beau soir de juillet 1858. Quatre jours après il part pour Landévennec, d’où il se rend au pardon de Rumengol. Nous sommes donc en 1858. Tu as bien lu : 1858. Relis maintenant l’acte de décès de Yann-ar-Gwenn, que tu as publié dans le Breton de Paris : « Du 30e jour de décembre 1849… » Mikael (ou Olivier Souvestre) interroge à Rumengol en 1858 Yann-ar-Gwenn mort à Plouguiel en 1819 !!!

    « Moi, ça ne me gêne pas : je sais que les morts ont l’habitude de se promener en Bretagne. La nuit, murmures-tu : mais au grand soleil !… Arrange-toi. Si tu doutes de la présence de Yann-ar-Gwenn au pardon de Rumengol en 1858, je te réplique en doutant de sa présence à Quimper en 1792… ! »

    Mon correspondant avait raison, et la vérité semble bien être en effet qu’Olivier Souvestre a inventé de toutes pièces le personnage de Fantik — comme il a imaginé sa rencontre avec le vieux barde en 1858. — Ainsi les émigrés cambriens et les grognards du premier Empire ne pouvaient croire qu’Arthur et Napoléon fussent morts. Les catégories de temps et d’espace n’emprisonnent que le commun des hommes : un Yann-ar-Gwenn, comme Arthur et Napoléon, leur échappe nécessairement.

  37. Comme d’habitude, le nom de Crech-Suliet est estropié sur la carte de l’État-Major et sur celle des chemins vicinaux et y devient Crech-Feuille. Cette déformation s’explique cependant par le fait que, sur le plan cadastral (carte générale), Crec’h-Suliet est appelée déjà Crec’h-Feuillet. Sur la carte détaillée (section B, dite section de Saint-Laurent), nous nous rapprochons du nom véritable : Crec’h-Feuillet s’y change en Crec’h-Suliet (sic). J’ajoute que la commune de Plouguiel est divisée administrativement en quatre sections ; Crech-Suliet fait partie de celle de Saint-Laurent (appelée aussi section de la Roche-Jaune).
  38. Goupille de bois pointu.
  39. Un des diminutifs bretons de Marguerite.
  40. Elle s’appelait de son nom de jeune fille Delphine Périer de la Peltry et, m’a-t-elle dit, était née le 27 avril 1883 au château de Mézédern, qui appartenait à un comte de Los, marié lui-même à une demoiselle de Montfort. Mme Geffroy est morte le 7 octobre 1913, à Paris.
  41. Sorgello, surnom donné aux sabots lâches et faisant du bruit.
  42. V. au tome I de l’Âme bretonne le portrait de Yann-ar-Gwenn, œuvre du peintre Nicolas, de Morlaix, lui-même apparenté au barde et de qui descend Marie-Paule Salone, la jeune et vibrante poétesse de la Maison dans la brume.
  43. L’étude n’a pas paru. La guerre éclatait peu après la publication de cet article et Jean-Pierre Barbier fut tué.
  44. Rien ne serait plus facile cependant, grâce à la belle thèse de M. l’abbé E. Fleury : Hippolyte de La Morvonnais, sa vie, ses œuvres, ses idées, d’après des documents inédits (Champion, édit.).
  45. Le Val prit alors, d’après l’abbé Fleury, le nom de Val-Plessis.
  46. Cf. E. Herpin : Armand de Chateaubriand, correspondant des Princes entre la France et l’Angleterre, d’après des documents inédits.
  47. Abel Lefranc : Maurice de Guérin, d’après des documents inédits (Champion, édit.). Voir aussi le Maurice de Guérin d’Ernest Zyromski qui, même après M. Abel Lefranc, a trouvé le moyen d’être original dans un sujet où tout semblait avoir été dit.
  48. Il y a un Saint-Brieuc-les-Ifs dans un département voisin.
  49. Ou, plus couramment, Rosmapamon, de trois mots celtiques signifiant « colline du fils Hamon ». Les brèves impressions qu’on va lire remontent à l’automne de 1921. Elles complètent et rectifient sur certains points le récit d’une autre visite faite à Renan de son vivant même et parue dans la Collection des Amis d’Édouard. Le supplément du Figaro, où elles furent l’reproduites à l’occasion du Centenaire, contenait en outre ce passage :

    « Puis-je, en tant que Breton, me permettre d’ajouter combien il eût été souhaitable qu’on profitât de la commémoration qui approche pour encastrer dans le piédestal du monument élevé à Tréguier en l’honneur de Renan les médaillons d’Ernest et de Michel Psichari ? La volonté d’apaisement qui hante à cette heure tous les cœurs droits eût ainsi reçu satisfaction ; le monument, érigé au temps du combisme, en pleine bataille anticléricale, aurait perdu son caractère agressif, et la présence de ces deux héros chrétiens y eût agi à la manière d’un respectueux, mais décisif et nécessaire exorcisme. »

    Ma suggestion, provisoirement écartée, sera peut-être entendue un jour.

  50. « Eh oui, je n’ai pas passé huit jours avec M. Renan, et, comme l’illustre vieillard l’a dit, dans une heure de sévérité, il ne m’a jamais offert sous son toit un verre d’eau, mais j’ai bu largement, sur la place publique, à sa coupe enchanteresse, et voici près d’un demi-siècle que je vis familièrement avec ses meilleures imaginations. » (Discours prononcé par M. Maurice Barrès, à la Sorbonne, au nom de l’Académie française, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance d’Ernest Renan. — Voir aussi plus loin la réponse de Barrès à ma lettre sur les Cimetières bretons.)
  51. Celles de Perros et de Trégastel.
  52. Ogée cependant ne la cite pas au nombre des maisons nobles de la paroisse et peut-être était-ce une simple dépendance de la seigneurie voisine de Barac’h.
  53. Un peu de ce secret ne transparaît-il pas cependant dans ces confidences faites par Mme Noémi Renan à M. Fernand Hanser, la veille de la commémoration de la Sorbonne : « Michel était devenu très réactionnaire ; Ernest était retourné à la religion catholique : il y avait en lui une réminiscence étrange du mysticisme breton. Je les ai laissés évoluer selon leur nature. Je crois que leur grand-père aurait fait comme moi ». À remarquer encore que cette évolution, chez les petits-enfants du grand philosophe, ne s’est manifestée que chez les garçons, — de quoi ne s’étonneront pas trop ceux qui ont bien voulu adopter le point de vue développé par nous dans notre étude sur Henriette Renan (V. le t. I de l’Âme Bretonne).
  54. Cette étude a paru comme préface aux Amours Jaunes, dans la nouvelle édition publiée par l’éditeur Messein et revue par Charles Morice.
  55. Voir, sur Hamon, l’Âme bretonne, t. I. : Le Peintre de la Renaissance néo-grecque.
  56. Expression de Léon Bloy.
  57. Voir à ce sujet, au tome II de l’Âme bretonne, le chapitre sur La Résignation bretonne et spécialement les dernières lignes sur « la fonction véritable » du Celte.
  58. La chose se passait en 1913.
  59. Il convient d’ajouter que la plupart des gens qui fredonnent Le Conscrit de Saint-Pol n’en connaissent que l’air et le premier couplet. C’est une excuse. Je défie un patriote d’aller jusqu’au bout de cette ignoble rapsodie antimilitariste dont la vogue reste pour moi inexplicable, étant donnée l’époque où elle fut lancée.
  60. À propos de ce qui est dit plus haut sur le doctorat de l’Université. M. Jaffrennou me fait observer que la soutenance d’une thèse écrite en breton ne se passe pas en breton, mais obligatoirement en français. De plus, elle est agrémentée de questions diverses sur trois sujets en dehors de la thèse. Il faut donc savoir quelque peu de français (oui, mais on peut ignorer le latin et le grec) pour aspirer au doctorat es lettres d’Université ; il faut aussi, et c’est une condition sine qua non avoir été inscrit dans une Faculté de l’État pendant trois années consécutives. Ce sont là des choses qu’il est bon de dire et répéter pour n’induire personne en erreur. Enfin il serait bon d’ajouter, pour l’honneur de la Bretagne, que, seule des langues parlées en France, outre le français, le celtique a été admis à l’écrit pour ce doctorat ». Dont acte.




  61. V. dans la 1re Série de l’Âme bretonne l’article : Le barde du Dîner Celtique. Sur l’initiative de François Menez, La Roche-Derrien, patrie de Quellien, venait de lui dédier un médaillon dû au ciseau inspiré de Paul Le Goff, un des espoirs de la sculpture bretonne d’avant la guerre. L’œuvre a beaucoup de charme : la fine tête du barde, encadrée de chêne, qui est l’arbre celtique par excellence, se détache sur le fond rose d’un menhir en pierre de Ploumanac’h. Un an plus tard, Paul Le Goff, entre temps lauréat de la Bourse de Voyage, tombait sur les champs de bataille des Flandres (1914) ; le second fils du barde, Allain Quellien, élève de l’École coloniale, était fauché à son tour en 1915. L’aîné Georges Quellien, sous-préfet dans les régions envahies, puis co-directeur, avec Gémier, de la Comédie des Champs-Elysées, est mort cette année même (1923).
  62. V. une analyse et des extraits de cette gwerz fameuse dans la 1re Série de l’Âme bretonne (art. cit.).
  63. Mme d’Habloville n’est point la seule qui parle ainsi et c’est le même son de cloche que nous entendons dans les Débats chez M. Étienne Dupont, le micheletiste incomparable, l’érudit charmant qui fut souvent le compagnon de vacances et d’excursions de Mgr Duchesne et qui a entendu maintes fois le prélat s’indigner — « avec quel feu dans le regard, avec quelle tristesse sur son fin visage » — des « propos ineptes et inconvenants » que certains journalistes lui prêtaient à l’adresse de personnes augustes et vénérables.
  64. Tournure tout de même un peu trop vulgaire dans cette bouche raffinée.
  65. Félix Hémon est mort, comme on sait, sans avoir pu réaliser son ambition.
  66. Cet éloge de Buffon, premier livre de Félix Hémon, alors professeur au lycée de Rennes, obtint le grand prix d’éloquence à l’Académie française.
  67. Nous rappelons que ceci fut écrit en 1911, longtemps avant qu’une évolution heureuse de l’opinion et la dure leçon de l’expérience eussent permis à M. Léon Bérard de reprendre la tradition de Bersot, de restaurer les humanités et d’installer à la Sorbonne l’homme qui avait porté les plus rudes coups à la spécialisation et aux fiches : l’admirable Pierre Lasserre
  68. On a fondu ici les deux articles publiés dans la Démocratie nouvelle et le Larousse mensuel illustré. Il n’est pas besoin de rappeler, d’autre part, l’éclatante revanche de Maria Chapdelaine, cette « Mireille des neiges », comme l’a si poétiquement et justement baptisée Henry Bordeaux, et les beaux articles dont elle a été saluée quelque temps après son apparition dans les Cahiers par MM. René Bazin, Léon Daudet, Lucien Descaves, Gaston Kageot, Albéric Cahuet et H. Bordeaux lui-même.
  69. Chez J.-A. Le Febvre, édit. avec illustrations originales de Suzor-Côté (1916).
  70. L’autre, non moins excellente, mais plus volontairement canadienne, a pour auteur M. Louvigny de Montigny, de la Société royale du Canada.
  71. À propos du livre : l’Égoïsme, seule base de toute Société.
  72. Mlle Yvonne Legros, fille de la baronne Legros et l’une des amies les plus chères de l’admirable Élisabeth Leseur, dont une partie de la correspondance lui est adressée.
  73. On sait que ce sont les Bretons insulaires du Ve et du VIe siècles qui, en souvenir de la patrie perdue, donnèrent son nom à l’Armorique qui les avait recueillis.
  74. Aremorici : antemarini, quia are = ante ; more = mare ; morici = marini. Are aurait donc le même sens que l’irl. air et le gall. ar et voudrait dire devant. L’e par la suite est tombé (G. Dottin : la Langue gauloise). — Rectifier à l’aide de cette note l’étymologie donnée à la p. 3 du tome I de l’Âme Bretonne.
  75. Le fait est que ce passionné, délicieux et modeste serviteur de la beauté française est mort la boutonnière vierge en 1920. Il avait publié en ces derniers temps un recueil de pensées sur l’amour d’un tour très fin, encore qu’il y éclate un scepticisme et une misogynie assez déconcertants. On lui doit aussi de curieuses impressions de Hollande. Mais c’est à la Bretagne qu’il avait donné son cœur.
  76. Le précédent : Sous les Chênes, son principal recueil poétique, avait paru en 1891, à Rennes, chez Caillière. Jos Parker est mort en 1916 : ses admirateurs et amis lui ont élevé un lec’h à Fouesnant même, qu’il appelait « un jardin de la mer ».
  77. Comparez, dans le tome II de l’Âme bretonne, le passage de Gustave Geffroy : « Il ne faut pas aller en Bretagne si l’on n’aime pas la pluie, etc. »
  78. Je rappelle qu’on divise assez souvent la Bretagne en Argoat (pays des bois) et en Armor (pays de la mer).
  79. Voir au tome II de L’Âme bretonne : de Keramborgne à Pluzunet.
  80. Le mot sert surtout depuis l’affaire Dreyfus. Henri Massis (Jugements) l’a retrouvé cependant chez Renan, dans ses cahiers de séminariste. « Renan, dit-il, est, je crois, le premier qui ait employé ce mot substantivement. Littré n’en donne aucun exemple. » On le chercherait vainement d’ailleurs dans le Renan de la maturité.
  81. V. notre livre : Les Métiers pittoresques.
  82. Informations prises, Viviane serait une graphie erronée pour Bibiane. Mais cette erreur même n’est-elle point bien significative ?
  83. Ces chiffres ne valent, bien entendu, que pour la période qui précéda immédiatement la guerre.
  84. Voir notre roman l’Abbesse de Guérande.
  85. De Guened (blé blanc), nom du Vannetais.
  86. De Kerner, nom breton de la Cornouaille.
  87. Aujourd’hui l’île Canton. Preuve que Canton est une déformation d’Agathon. L’abbé Le Luyer l’appelle d’ailleurs tantôt l’île Canton, tantôt l’île Daganton.
  88. Fâcheuse tournure pour dire : « Il n’y a plus qu’un petit nombre de personnes qui croient, etc. ». De même plus loin il faut entendre : « Si l’on ne balaye pas la maison la veille de la fête des Morts, je ne crois pas que ce soit de peur, etc. »,
  89. Une des chapelles tréviales de Trébeurden, qui en possédait autrefois cinq : Kerario, Keravel, Penvern, Christ et Bonne-Nouvelle. Il ne reste plus que les trois dernières. On suppose aussi que les moines de Bégard avaient une chapelle dans leur couvent ou maison de Penlan, qui leur avait été donné par Calomnia d’Arembert, et qui fut acheté et démoli, après la Révolution, par son acquéreur, Le Goaziou, marchand de vins à Lannion. Penlan était placé en façade sur la grande route de Trébeurden à Lannion. On en trouvera le plan dans le registre de l’abbé Lavissière.
  90. Kerario fut autrefois un château-fort, comme en témoigne le donjon subsistant. Le manoir actuel, du XVIIe siècle, comporte un corps de logis à un étage avec chambre au deuxième dans le pavillon en retrait et grenier dans le corps du logis principal. Il est flanqué de deux petites tourelles à encorbellement de l’effet le plus gracieux, auxquelles il est fait allusion plus loin dans le conte. Celui-ci met en scène, visiblement, non une famille de Clisson ou de Kerario, mais des tenanciers de cette famille dont une dame fonda la chapelle de Bonne-Nouvelle et est représentée dans une toile, sur l’autel, recevant une lettre des mains de l’Enfant-Jésus.
  91. Sur Trovern, ancien manoir noble aussi, voir la note 2 de la p. 98 du t. II de l’Âme bretonne. Acheté par la famille Morand, de Lannion, apparentée à Renan, j’ai entendu conter par celui-ci qu’il y passa ses vacances d’écolier, en 1830. « J’y lisais Télémaque, me disait-il, et je me souviens qu’à un moment de ma lecture une femme entra et dit à ma mère : Ar Revolution craz zoc Paris (La grande Révolution vient d’éclater à Paris). »
  92. Ce sont donc bien des tenanciers ou convenanciers. Dans une autre variante, que j’ai entendue d’un vieux mendiant chez Mme Bourdon, à l’Île-Grande, les parents de la pennérez de Kerario sont nobles et possèdent en outre le manoir de Trovern dont les parents de la seconde pennérez ne sont conséquemment que les fermiers : de fait ils leur donnent congé pour les punir de la négligence de leur fille qui, dans cette variante, s’est dérobée et n’a pas passé la nuit à Kerario.
  93. C’est une des échauguettes dont il a été question dans une note précédente et qui s’ouvrent, comme des armoires, à l’intérieur de la grande chambre du corps de logis principal.
  94. L’abbé Lavissière ajoute, dans un autre endroit de son « Registre » qu’on y voit encore, dans le fossé d’un champ voisin, une pierre ayant la forme d’un hexagone, avec un carré au centre. « On raconte, dit-il, que sous cette pierre il y a un trésor de caché. Le couvent des moines de Bégard est non loin de cette pierre. Elle est aujourd’hui dans un champ clos et, de leur temps, elle se trouvait sur un placitre, dépendant de cette communauté. J’aime à croire qu’elle a dû y être placée pour servir de niche à quelque statue. »
  95. Cassement de landes.
  96. Suggestion déjà ancienne et qu’on trouvera formulée, presque dans les mêmes termes, au tome II de l’Âme Bretonne : Charniers et ossuaires.
  97. Henri Martin, (Histoire de France, t. I, L. III : la Gaule indépendante) avait déjà développé une hypothèse analogue.
  98. Nous ne prévoyions pas, en écrivant ces mots presque sacrilèges, le sublime redressement de 1914, le sacrifice silencieux de tant de Bretons, et nous accordions trop d’importance à la propagande anti-patriotique de quelques mauvais bergers de la presse et de l’enseignement.
  99. Cette réponse parut dans l’Écho de Paris sous le titre : Églises et cimetières bretons. Elle a été reprise depuis par l’illustre écrivain et reproduite avec quelques variantes dans son livre : la Grande Pitié des églises de France.
  100. Celui de Perros-Guirec nous a en effet entendus, mon éminent interlocuteur et moi : un nouveau cimetière a bien été ouvert aux issues de la commune, mais l’ancien n’a pas été désaffecté et l’on vient d’y élever un Monument aux morts de la grande guerre.
  101. Ceci n’est plus tout à fait exact et, dans son beau livre : la Langue gauloise (1921), M. Georges Dottin, doyen de la Faculté des Lettres de Rennes et membre correspondant de l’Institut, a pu recueillir un millier de mots gaulois authentiques. Et, si copieuse qu’ait été la collecte, il s’en faut qu’elle soit close. Des surprises prochaines nous attendent, selon M. Camille Julian.

    « Regardez, dit-il, dans le livre de M. Dottin, l’ignorance en laquelle, au XVIe siècle, on vivait de la langue gauloise ; l’étonnement dans lequel, il y a moins d’un siècle, la découverte des premières inscriptions celtiques plongea nos plus anciens maîtres ; la surprise et la joie à moitié délirante où nous mit, il y a moins de vingt-cinq ans, le calendrier de Coligny ; la stupeur avec laquelle on accueillit, quelques années après, la tablette magique de Rom, la première inscription renfermant quelques phrases en langue celtique. Si le livre de M. Dottin avait été composé en 1880. il n’eût pas eu vingt pages. Il en a plus de deux cents, dont pas une n’est inutile. L’enrichissement rapide de nos connaissances nous fait présager de très glorieux lendemains. On peut dire que ce livre travaille surtout pour annoncer et hâter l’avenir. »

    Nous en acceptons l’augure. Nous voulons même bien avec M. Jullian — pour gratuite que soit l’hypothèse — qu’il y ait eu chez les Gaulois « l’équivalent de l’Iliade ou de la Genèse, des Atellanes ou des Odes de Pindare » et que la littérature de ce peuple ait été « aussi riche, plus riche même que celle de Rome avant Ennius » : notre argumentation ne s’en trouve nullement touchée et, dès lors qu’il s’agit d’une littérature orale, que personne n’a pris soin de recueillir, il y a toutes chances malheureusement pour que nous ne la connaissions jamais, donc pour que nous ne puissions pas en tirer un enseignement.

  102. J’ai reçu, à propos de ce premier article, la lettre suivante de M. Edouard Schuré. Son intérêt est trop vif pour que je n’en lasse pas part à mes lecteurs et aussi bien met-elle les choses au point en ce qui concerne le régime d’éducation à donner aux Français :

    Cher Monsieur et Cher Confrère

    J’ai lu ce matin avec un vif plaisir votre bel article sur le Renouveau celtique à propos de ma Druidesse dans la République Française. Je tiens à vous remercier sur-le-champ pour tout ce que vous dites d’aimable et d’intelligent sur mon drame, comme aussi sur mon étude consacrée à l’âme celtique…

    À ce propos, je tiens à vous dire que je ne donne pas dans les exagérations des panceltistes. L’auteur des Grands Initiés n’ignore pas tout ce que nous devons à la civilisation gréco-latine, qui représente la grande tradition humaine et divine venue d’Orient. Il sait aussi que, sans elle, nous ne serions pas parvenus à la conscience de nous-mêmes. Mais cette conscience originaire et durable ne devons-nous pas aujourd’hui la rallumer à nos origines nationales ?

    L’intuition, la sympathie humaine, le sens psychique de la divination sont des vertus celtiques. Il faut réveiller notre awen, ce qui est le plus nôtre, le génie propre de notre race.

    Et ce serait encore une preuve que Vercingétorix eut raison de lutter contre César et que, malgré sa défaite, son œuvre ne fût pas vaine, puisque l’âme celtique ressuscite en nous.

    Voilà ce que tente de dire ma Druidesse. J’ignore si je l’ai bien dit, mais je sais que toute votre œuvre charmante, puissante et variée, l’affirme avec éclat. Et voilà pourquoi le Celte alsacien que je suis sympathise profondément — par dessus les Vosges, la Seine et la Loire — avec le Celte breton et même latin que vous êtes.

    Croyez-moi, mon cher poète, etc.

    Ed. Schuré.


    Est-il besoin de dire combien cette lettre m’a réjoui ? Dès lors que M. Schuré entend conserver, à la base de notre enseignement secondaire, le latin et le grec, nous sommes d’accord et je ne suis pas homme à nier — alors que tout mon effort personnel atteste le contraire — le profit considérable que nous pourrions tirer d’une connaissance plus approfondie de notre passé national.

    J’ai eu soin, d’ailleurs, de mettre à part les Bretons armoricains qui parlent une langue détachée du même rameau celtique d’où sont issus le cornique, aujourd’hui disparu, et le gallois moderne.

    Ce que j’ai affirmé, laissant également de côté la merveilleuse floraison de la littérature irlandaise, les Mabinogion, les Triades galloises (d’ailleurs en partie apocryphes), etc., c’est que les Celtes de Gaule ne nous avaient transmis ni un poème, ni un monument. Et si j’ai fait une exception, quoiqu’elles soient bien postérieures, pour les légendes d’où sont sortis nos romans de la Table-Ronde, c’est que ces légendes agirent avec une force singulière sur le Moyen-Âge et que par elles, vraiment, comme je l’ai dit dans l’Âme Bretonne, les Celtes furent les professeurs d’idéalisme de l’Occident.

    N’oublions pas cependant tout ce que le catholicisme avait introduit de romain dans ces légendes où le merveilleux celtique est constamment aux prises avec la morale chrétienne. Et, pour ce qu’elles doivent même à l’antiquité hellénique, reportons-nous à M. Bédier.

  103. Comme si la Madeleine et le Palais-Bourbon étaient tout l’art de la Renaissance et du classicisme ! De Chambord, de Chenonceaux, de Versailles, etc. pas un mot.
  104. Singulier ou trop explicable retour des choses ? En 1923, directeur d’une revue intitulée la Paix, M. Robert Pelletier était, d’après le Temps, l’objet d’une information, close d’ailleurs par un non-lieu, pour intelligence avec l’ennemi, le vrai, celui d’Outre-Rhin, dont je n’ai jamais douté qu’il fût éminemment sympathique à cette levée de boucliers contre la latinité.
  105. Préface aux deux livres de M. Americo Bertuccioli, professeur à l’Académie navale italienne : la Mer et la Grande Bleue, recueils de morceaux choisis français sur la mer et la marine, Milan, Fratelli Trêves, édit.
  106. La Révolution dans nos ports de guerre : Toulon.
  107. Et, sans doute aussi, avant lui, parmi les poetœ minores, Joseph Autran, provençal comme l’auteur des Îles d’or.
  108. Voir plus haut : Au Val de l’Arguenon.
  109. Il y avait bien à la rigueur les romans de Gomberville (nos premiers romans maritimes), la merveilleuse et désopilante scène de la tempête dans le Pantagruel de Rabelais et de brefs passages de Villehardouin et de Joinville dans l’Histoire de la conquête de Constantinople et dans les Mémoires, mais c’est l’homme plus que la mer qu’évoquent ces auteurs et le titre même du chapitre de Rabelais est : « Quelle contenance eurent Panurge et frère Jean durant la tempeste. »
  110. Nous remercions MM. Bloud et Gay de nous avoir permis d’emprunter à notre livre les Trois Maréchaux, publié chez eux, cette page par laquelle nous souhaitions clore la 4e et vraisemblablement dernière série de l’Âme Bretonne.
  111. « Vous le croyez mort ainsi que la plupart de ses hommes ? m’écrivait, le 18 août, Mme Pérès. Non, Dieu n’a pas voulu m’imposer un si dur sacrifice. Il m’a gardé le père de mes quatre jeunes enfants. Il a laissé à la France un ardent patriote et un brave soldat. Il en est de même de son ordonnance. Mon mari est interné à Rastadt, duché de Bade, et Le Goff à Wesel. Si je vous écris aujourd’hui, monsieur, c’est pour faire plaisir à mon mari qui voudrait que la Presse relatât l’héroïque conduite de ses hommes, ces braves Bretons ! Voici ce qu’il me dit :

    « Entre 6 et 8 heures du matin, le 27 mai, à droite et à gauche, six régiments, dont quatre actifs, venaient d’être capturés ou anéantis par l’ennemi. Les deux unités du 219e d’infanterie qui était en ligne (pour ne pas dire le régiment entier) seules ont résisté jusqu’au bout (13 h. 57) et n’ont cessé le combat que les dernières. Elles ont ainsi empêché une forte unité ennemie de rejoindre les autres. Le colonel du 219e ayant disparu, j’avais pris le commandement du régiment. Je ne veux pas laisser dans l’oubli les épisodes de la défense de deux bataillons (5e et 6e) du 219e régiment d’infanterie et d’un régiment actif de Fontenay-le-Comte. »

    Les deux unités du 219e dont il est question dans cette lettre sont les 5e et 6e bataillons, commandants Pérès et Muller ; le colonel du 219e porté disparu était le lieutenant-colonel Le Gallois, qui fut tué. Outre la dépêche qu’on a lue et dont le texte, cité de mémoire par M. Clemenceau, eut les honneurs de la séance parlementaire du 4 juin, d’autres messages, par pigeons voyageurs, étaient parvenus au haut commandement pendant la journée du 27 :

    7 h. 10. — Bombardement violent a commencé sur réduit Quimper. Orangerie (à Pinon) prise et plateau de Chavignon. Sommes isolés. Résisterons jusqu’au bout.

    8 h.15. — La situation est la suivante : le 246e régiment d’infanterie ayant cédé, la compagnie de l’écluse, tournée sur sa gauche, se replie sur le réduit Romans où nous tiendrons le plus longtemps possible.

    11 heures. — Bataillons Muller et Pérès tiennent toujours forêt de Pinon et le bois Dherly avec bataillon Lascazes du 137e régiment d’infanterie ; ils organisent la défense et attendent d’être dégagés.

    Enfin ce dernier message, signé du commandant Muller et expédié à 15 heures 55 :

    « Nous tenons toujours dans le réduit Romans. Nous sommes complètement encerclés. Le centre de résistance à droite (bataillon Pérès) est pris de flanc et subit une pression extrêmement forte. Tout le monde a fait son devoir de la façon plus extrême, officiers et soldats. Il ne reste plus que le quart de l’effectif. Vous pouvez venir nous chercher : nous tiendrons encore une demi-journée. »

    En réalité, nous l’avons vu par la déclaration du commandant Pérès, le drame touchait à sa fin ; quelques minutes encore et le dernier barrage qui arrêtait la marée ennemie s’effondrait. La résistance héroïque de huit heures, les lourds sacrifices supportés par les hommes avaient obtenu du moins leur récompense : « Par leur farouche conduite à Pinon, écrira le critique militaire allemand Steggmann, les Bretons ont rendu difficile notre avance et permis à Foch de lancer ses réserves entre Soissons et Villers-Cotterets. »

  112. Le sublime et sombre Calloc’h, le plus grand poète peut-être qu’ait suscité la guerre et qui fut révélé au public par un magistral article de M. René Bazin, dans l’Écho de Paris. Les poèmes de Calloc’h, réunis sous le titre À genoux par son ami Mocser, ont paru à la librairie Plon.