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SHIRLEY


ET


AGNÈS GREY


PAR CURRER BELL


ROMANS ANGLAIS


TRADUITS


PAR MM. CH. ROMEY ET A. ROLET


TOME PREMIER




PUBLICATION DE CH. LAHURE ET Cie
Imprimeurs à Paris




PARIS


LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie


RUE PIERRE-SARRAZIN, No 14




1859



CHAPITRE PREMIER.

Le Lévitique.


Dans ces dernières années, une abondante pluie de vicaires est tombée sur le nord de l’Angleterre. Les collines en sont noires : chaque paroisse en a un ou plusieurs ; ils sont assez jeunes pour être très-actifs, et doivent accomplir beaucoup de bien. Mais ce n’est pas de ces dernières années que nous allons parler ; nous remonterons au commencement de ce siècle. Les dernières années, les années présentes, sont poudreuses, brûlées par le soleil, arides ; nous voulons éviter l’heure de midi, l’oublier dans la sieste, nous dérober par le sommeil à la chaleur du jour et rêver de l’aurore.

Si vous pensez, lecteur, après ce prélude, que je vous prépare un roman, jamais vous ne fûtes dans une plus complète erreur. Pressentez-vous du sentiment, de la poésie, de la rêverie ? Attendez-vous de la passion, des émotions, du mélodrame ? Modérez vos espérances et renfermez-les dans des bornes plus modestes. Vous avez devant vous quelque chose de réel, de froid, de solide ; quelque chose d’aussi peu romantique qu’un lundi matin, quand tous ceux qui ont du travail s’éveillent avec le sentiment intime qu’ils doivent se lever, et agissent en conséquence. Nous n’affirmons pas positivement que vous ne serez pas quelque peu excité vers le milieu ou à la fin du repas ; mais il est résolu que le premier plat servi sur la table peut être mangé par un catholique, oui, même un Anglo-catholique, le vendredi saint : ce seront de froides lentilles au vinaigre et sans huile, du pain sans levain et des herbes amères, sans agneau rôti.

Dans ces dernières années, dis-je, une abondante pluie de vicaires est tombée sur le nord de l’Angleterre ; mais, en 1811 ou 1812, cette pluie n’était pas descendue : les vicaires étaient rares alors. Il n’y avait pas encore de sociétés établies pour tendre la main aux recteurs et aux bénéficiers vieux et infirmes, et leur donner le moyen de payer un jeune et vigoureux collègue, frais émoulu des bancs d’Oxford ou de Cambridge. Les présents successeurs des apôtres, disciples du docteur Pusey et instruments de la propagande, étaient à cette époque emprisonnés dans les langes de leur berceau, ou recevaient la régénération du baptême dans une cuvette, par la main de leur nourrice. Vous n’eussiez pas deviné, en voyant l’un d’eux, que la mousseline plissée de son bonnet ceignait le front d’un pré-ordonné et spécialement sanctifié successeur de saint Paul, de saint Pierre ou de saint Jean ; vous n’eussiez pu pressentir, dans les plis de sa longue robe de nuit, le surplis dans lequel il devait par la suite cruellement exercer les âmes de ses paroissiens, et non moins étrangement son vieux recteur, en agitant dans la chaire le surplis qui n’avait jamais flotté plus haut que le pupitre.

Néanmoins, dans ces jours de disette, il y avait des vicaires : la précieuse plante était rare, mais on pouvait la trouver. Un certain district, dans l’ouest du Yorkshire, pouvait se vanter de posséder trois verges d’Aaron, florissant dans un circuit de vingt milles. Vous les verrez, lecteur. Entrez dans cette jolie maison avec jardin, située sur la limite du territoire de M. Whinbury ; avancez dans le parloir, ils sont là à dîner. Permettez-moi de vous les présenter : M. Donne, vicaire de Whinbury ; M. Malone, vicaire de Briarfield ; M. Sweeting, curé de Nunnely. C’est le logement de M Donne ; l’habitation appartient à un certain John Gale, un petit drapier. M. Donne a gracieusement invité ses amis à un régal. Vous et moi allons nous joindre à la réunion, pour voir ce qui se fera et entendre ce qui se dira. Pour le moment, ils mangent ; et, pendant qu’ils mangent, nous allons causer à part.

Ces messieurs sont dans la fleur de la jeunesse ; ils possèdent toute l’activité de cet heureux âge, activité que leurs vieux curés verraient volontiers tournée du côté des fonctions pastorales, exprimant le désir de la voir employée dans une diligente surveillance des écoles et dans de fréquentes visites aux malades de leurs paroisses respectives. Mais les jeunes lévites pensent que c’est là une triste besogne ; ils préfèrent dépenser leur énergie dans une occupation qui, bien qu’à d’autres yeux elle paraisse plus chargée d’ennui, plus monotone que le labeur du tisserand à sa navette, semble leur fournir un inépuisable fonds de divertissements et de plaisirs.

Je veux parler de l’habitude de courir à droite et à gauche, de chez l’un chez l’autre : non un cercle, mais un triangle de visites, qu’ils entretiennent tant que dure l’année, en hiver, au printemps, en été, en automne. Le temps et la saison ne font aucune différence ; avec le même zèle inintelligent ils affrontent la neige et la grêle, le vent et la pluie, la boue et la poussière, pour aller dîner, prendre le thé, ou souper l’un avec l’autre. Ce qui les attire, il serait fort difficile de le dire. Ce n’est point l’amitié ; car toutes les fois qu’ils se rencontrent ils se querellent. Ce n’est pas la religion ; il n’en est jamais question parmi eux ; ils peuvent discuter des points de théologie, mais de piété, jamais. Ce n’est pas l’amour du boire et du manger ; chacun d’eux peut avoir chez lui un dîner aussi succulent que celui qui lui est servi chez son confrère. Mistress Gale, mistress Hogg et mistress Whipp, leurs hôtesses respectives, affirment que ces messieurs n’ont pas d’autre but que de donner de la peine aux gens. Par les gens, ces bonnes dames veulent se désigner elles-mêmes, car elles sont tenues dans une alerte perpétuelle par ce système de mutuelle invasion.

M. Donne et ses convives, ainsi que je l’ai dit, sont à dîner ; mistress Gale les sert, mais une étincelle du feu de sa cuisine brille dans ses yeux. Elle considère que le privilége d’inviter occasionnellement un ami à un repas, sans rien ajouter au prix de la pension (privilége inclus dans les conditions auxquelles elle loue ses logements), a été suffisamment exercé dans ces derniers temps. La présente semaine n’est qu’au jeudi, et, le lundi, M. Malone, le vicaire de Briarfield, vint déjeuner et resta au dîner ; le mardi, M. Malone et M. Sweeting, de Nunnely, vinrent prendre le thé, demeurèrent au souper, occupèrent le lit de réserve et lui firent l’honneur de leur société au déjeuner, le mercredi matin. Aujourd’hui, jeudi, ils sont là tous deux à dîner ; et elle est à peu près certaine qu’ils resteront toute la nuit. « C’en est trop, » dit-elle.

M. Sweeting est occupé à couper en morceaux une tranche de rosbif sur son assiette, et se plaint qu’il est très-dur ; M. Donne trouve la bière plate. Oui, voilà le pire ! S’ils étaient polis encore, mistress Gale n’y ferait pas attention ; s’ils se montraient satisfaits de ce qu’on leur donne, elle n’y regarderait pas de si près ; mais ces jeunes curés sont si hautains, si dédaigneux, ils mettent tout le monde sous leurs pieds ; ils ne la traitent pas même avec civilité, parce qu’elle n’a pas de domestique et qu’elle fait elle-même la besogne de la maison, comme sa mère faisait avant elle. Puis, ils parlent toujours contre le Yorkshire et ses habitants, et, pour mistress Gale, c’est une preuve qu’aucun d’eux n’est un véritable gentleman, un descendant d’une noble race. Les vieux curés valent mieux que cette bande de gamins de collége ; ils savent ce que sont les bonnes manières, et sont bienveillants envers les riches et les humbles.

« Du pain ! » crie M. Malone, dont le ton et l’accent indiquent suffisamment qu’il est né au pays du trèfle et des pommes de terre. Mistress Gale hait M. Malone plus qu’aucun des deux autres, mais elle le craint aussi, car c’est un personnage grand et vigoureusement constitué, avec de vraies jambes et de vrais bras irlandais, et un visage à l’avenant ; non le type du visage d’O’Connell, mais ce visage aux traits vigoureux de l’Indien du nord de l’Amérique, qui appartient à une certaine partie de la noblesse irlandaise, et dont le regard hautain et comme pétrifié convient mieux à un possesseur d’esclaves qu’à un propriétaire dans un pays libre. Le père de M. Malone s’appelait gentleman : il était pauvre, criblé de dettes et arrogant, et son fils lui ressemble.

Mistress Gale lui présente le pain.

« Coupez-le, femme, » dit le convive, et la femme le coupa. Si elle eût pu satisfaire ses inclinations, elle eût coupé le vicaire aussi. Elle était révoltée de sa manière de commander.

Les vicaires avaient bon appétit, et, quoique le bœuf fût dur, ils en mangèrent beaucoup. Ils absorbèrent aussi une assez grande quantité de bière plate, tandis qu’un plat de pouding du Yorkshire et deux plats de légumes disparaissaient comme des feuilles devant les sauterelles. Le fromage aussi reçut des marques distinguées de leur attention, et un gâteau aux épices qui suivit, en guise de dessert, s’évanouit comme une vision et ne put être retrouvé. Son élégie fut chantée dans la cuisine par Abraham, le fils et l’héritier de mistress Gale, jeune garçon de six ans ; il avait compté sur le retour du gâteau, et, quand sa mère rapporta le plat vide, il pleura amèrement.

Les vicaires, pendant ce temps, buvaient à petits coups leur vin, liqueur d’un cru médiocre et modérément estimée. M. Malone eût certainement préféré du whisky ; mais M. Donne, qui était Anglais, ne tenait pas à ce breuvage. En buvant, ils argumentaient non sur la politique, ni sur la philosophie ou la littérature ; ces questions étaient alors, comme toujours, sans intérêt pour eux ; pas même sur la théologie pratique ou doctrinale ; mais sur des points insignifiants de discipline ecclésiastique, frivolités et bagatelles pour tout le monde, excepté pour eux. M. Malone, qui s’arrangeait de façon à avoir deux verres de vin lorsque ses confrères se contentaient d’un seul, arriva peu à peu à l’hilarité qui lui était habituelle ; c’est-à-dire qu’il devint un peu insolent, dit de rudes choses avec un ton de fanfaron, et rit bruyamment de sa propre éloquence.

Chacun de ses compagnons devint à son tour le but de ses saillies. Malone avait à leur service un fonds de railleries qu’il avait coutume de leur décocher en toutes occasions ; il variait rarement son esprit ; il ne se trouvait point monotone, et se mettait fort peu en peine de l’opinion des autres. Pour M. Donne, ce furent des allusions à son extrême maigreur, à son nez en trompette ; de mordants sarcasmes sur un surtout râpé, couleur chocolat, qu’il avait coutume de porter toutes les fois qu’il pleuvait ou menaçait de pleuvoir ; des critiques sur un choix de locutions de cockney, et sur certains modes de prononciation qui appartenaient tout particulièrement à M. Donne, et certainement étaient dignes de remarque pour l’élégance et le fini qu’ils communiquaient à son style.

M. Sweeting fut raillé sur sa stature : c’était un petit homme, un enfant pour la taille et la corpulence, comparé à l’athlétique Malone ; sur son talent musical : il jouait de la flûte et chantait comme un séraphin (selon l’opinion de quelques jeunes dames de la paroisse). Il fut tourné en ridicule comme l’enfant gâté des dames, tourmenté à propos de son affection pour sa mère et sa sœur, dont il lui arrivait de parler de temps à autre en présence de son collègue.

Les victimes recevaient ces attaques chacune à sa manière : M. Donne avec un air de satisfaction intime et un flegme quelque peu chagrin, la seule défense de sa dignité de convention ; M. Sweeting avec l’indifférence d’un homme léger et facile, qui ne croit pas avoir de dignité à maintenir.

Quand la raillerie de Malone devint trop offensive, ce qui arriva bientôt, ils se réunirent pour repousser l’attaque, lui demandant combien de jeunes garçons l’avaient accompagné le matin, le long de la route, avec les cris de : « Pierre l’Irlandais ! » (le nom de Malone) ; s’informant si c’était l’usage en Irlande que les ecclésiastiques portassent des pistolets chargés dans leurs poches et un shillelah dans leur main, en faisant leurs visites pastorales, etc.

Le moyen ne réussit pas. Malone, qui n’était rien moins que doux et flegmatique, était maintenant au comble de l’exaspération. Il vociférait et gesticulait. Donne et Sweeting riaient. De sa bruyante voix celtique, il les traita de Saxons ; ils ripostèrent en lui rappelant qu’il était l’enfant d’un pays conquis. Il menaça de rébellion au nom de son pays, et donna cours à sa haine amère contre la domination anglaise ; ils parlèrent de haillons, de mendicité, de peste. On ne s’entendait plus dans le petit parloir ; on eût dit qu’une lutte allait suivre. Il était étonnant que M. et mistress Gale ne prissent pas l’alarme et n’envoyassent pas chercher un constable pour rétablir la paix. Mais ils étaient accoutumés à de semblables démonstrations ; ils savaient que jamais les vicaires ne dînaient ou ne prenaient le thé ensemble sans un petit exercice de cette sorte, et ils étaient parfaitement tranquilles sur les conséquences ; ils savaient en outre que ces querelles cléricales étaient aussi inoffensives que bruyantes, et que, quels que fussent les termes dans lesquels les vicaires pourraient se quitter le soir, ils étaient sûrs de se retrouver les meilleurs amis du monde le lendemain matin.

Pendant que le digne couple était assis au coin du feu de la cuisine, écoutant le contact sonore et répété du poing de Malone sur la table du parloir, le bruit des verres et des flacons qui en résultait, le rire moqueur des alliés anglais et la déclamation bégayée de l’Irlandais, un bruit de pas se fit entendre, et le marteau de la porte extérieure retentit violemment.

M. Gale alla ouvrir.

« Qui avez-vous là-haut, dans le parloir ? demanda une voix ; voix remarquable, nasale et abrupte.

— Oh ! M. Helstone ! Est-ce vous, monsieur ? Je pouvais à peine vous voir dans l’obscurité, il fait si noir en ce moment. Voulez-vous entrer, monsieur ?

— Je veux savoir d’abord s’il vaut la peine que j’entre. Qui avez-vous en haut ?

— Les vicaires, monsieur.

— Quoi ! tous ?

— Oui, monsieur.

— Ils dînent ici ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien. »

En prononçant ces mots, le nouveau venu entra. C’était un homme entre deux âges, vêtu de noir. Il traversa la cuisine, ouvrit une porte, inclina la tête en avant et écouta. Le vacarme était en ce moment à son apogée.

« Eh ! » se dit-il à lui-même ; puis, se tournant vers M. Gale : « Avez-vous souvent cette sorte de chose ? »

M. Gale avait été marguillier, et il était indulgent pour le clergé.

« Ils sont jeunes, vous savez, monsieur, ils sont jeunes, dit-il d’un ton suppliant.

— Jeunes ! ils méritent d’être bâtonnés ! Mauvais drôles ! mauvais drôles ! Et si vous étiez un dissident, John Gale, au lieu d’être un bon partisan de l’Église, ils agiraient de même, ils se compromettraient. Je vais… »

Sans finir sa phrase, il poussa la porte qu’il referma sur lui et monta l’escalier. Arrivé en haut, il écouta encore quelques minutes. Puis, entrant sans frapper, il fut debout devant les vicaires.

Ils ne parlaient plus ; ils semblaient pétrifiés. Lui, un personnage de courte stature, à la taille droite, portant sur de larges épaules une tête de faucon, — bec et œil, — le tout surmonté d’un rheoboam ou chapeau à larges bords, qu’il semblait ne pas croire nécessaire d’ôter en présence de ceux devant lesquels il se trouvait, lui, croisa ses bras sur sa poitrine, et examina ses jeunes amis, si amis ils étaient, tout à loisir.

«  Quoi ! dit-il d’une voix qui n’était plus nasale, mais profonde, plus que profonde, une voix rendue à dessein creuse et caverneuse ; quoi ! est-ce que le miracle de la Pentecôte s’est renouvelé ? Est-ce que les langues de feu sont descendues de nouveau ? Où sont-elles ? leur bruit remplissait il y a un instant toute la maison. J’ai entendu les dix-sept langues en pleine action

les Parthes et les Mèdes, les Élamites, les habitants de la

Mésopotamie, de la Judée, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et des parties de la Libye qui avoisinent Cyrène ; étrangers de Rome, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, tous devaient avoir un représentant dans cette chambre il y a deux minutes.

— Je sollicite votre pardon, monsieur Helstone, dit M. Donne ; prenez un siége, monsieur, je vous prie. Voulez-vous accepter un verre de vin ? »

Ses civilités ne reçurent aucune réponse. Le faucon en habit noir poursuivit :

« Que parlé-je du don des langues ? Je me trompais de chapitre, de livre, de Testament. J’avais pris l’Évangile pour la Loi, les Actes pour la Genèse, la ville de Jérusalem pour la plaine de Shinar. Ce n’est pas le don, mais la confusion des langues qui m’a rendu sourd comme un poteau. Vous, des apôtres ? Quoi, vous trois ! Non, certainement : trois présomptueux maçons babyloniens, ni plus ni moins !

— Je vous assure, monsieur, que nous avions seulement une petite causerie ensemble, en buvant un verre de vin, après un dîner d’amis, mettant à la raison les dissidents.

— Oh ! mettant à la raison les dissidents ! Est-ce que Malone mettait à la raison les dissidents ? Il m’a paru plutôt qu’il mettait à la raison ses coapôtres. Vous vous querelliez et faisiez plus de vacarme, à vous trois, que Moïse Barraclough, le tailleur prédicant, et tous ses auditeurs, n’en font là-bas dans la chapelle méthodiste. Je sais qui est l’auteur de la dispute ; c’est votre faute, Malone.

— Ma faute, monsieur ?

— Votre faute. Donne et Sweeting étaient tranquilles avant votre arrivée, et seraient tranquilles si vous fussiez parti. Lorsque vous avez traversé le canal, vous auriez dû laisser derrière vous vos habitudes irlandaises. Les coutumes des écoliers de Dublin ne conviennent pas ici. Certains procédés qui ne seraient pas remarqués dans le sauvage et montagneux district de Connaught pourraient, dans une décente paroisse anglaise, attirer des désagréments à ceux qui se les permettraient, et, ce qui est pire, nuire à la sainte institution dont vous n’êtes que les humbles membres. »

Il y avait une certaine dignité dans la manière dont M. Helstone réprimandait ces jeunes gens, bien que cette manière ne fût peut-être pas appropriée à la circonstance. M. Helstone, debout, roide comme un piquet, avec son œil perçant comme celui d’un oiseau de proie, en dépit de son chapeau clérical, de son habit noir et de ses guêtres, avait plutôt l’air d’un vieil officier réprimandant ses subalternes, que d’un vénérable prêtre exhortant ses enfants à la foi. La douceur évangélique, la bénignité apostolique, semblaient n’avoir jamais exercé leur influence sur ce visage bronzé et âpre ; mais la fermeté et la sagacité se peignaient sur ses traits.

« J’ai rencontré ce soir Supplehough, continua-t-il, pataugeant dans la boue, et allant prêcher dans la boutique de Mildeau. Comme je vous l’ai dit, j’ai entendu Barraclough beuglant au milieu d’une assemblée comme un taureau en fureur ; et je vous trouve, messieurs, vous amusant sur votre demi-pinte d’épais porto, et vous invectivant comme de vieilles femmes en colère. Il n’est pas étonnant que Supplehough convertisse seize adultes en un jour, ce qu’il a fait il y a une quinzaine ; il n’est pas étonnant que Barraclough, ce coquin hypocrite, attire toutes les filles des tisserands, avec leurs fleurs et leurs rubans, pour voir combien ses poings sont plus durs que les bords de son baquet ; il n’est pas étonnant non plus que, livrés à vous-mêmes, sans vos recteurs, moi, Halt et Boultby, pour vous appuyer, vous accomplissiez trop souvent le service divin de notre Église pour les murs, et lisiez votre lambeau de discours devant le clerc, l’organiste et le bedeau. Mais en voilà assez sur ce sujet ! Je viens pour voir Malone. J’ai une commission pour toi, capitaine !

— Quelle est-elle ? demanda Malone, d’un ton de mauvaise humeur. Il ne peut y avoir de funérailles à accomplir à cette heure du jour.

— Avez-vous des armes sur vous ?

— J’ai les pistolets que vous m’avez donnés. Je ne m’en sépare jamais ; je les place toujours tout amorcés sur une chaise à côté de mon chevet. J’ai mon épine noire.

— Très-bien. Voulez-vous aller à la fabrique de Hollow ?

— Que se passe-t-il à la fabrique de Hollow ?

— Rien encore, et peut-être ne se passera-t-il rien. Mais Moore est là seul. Il a envoyé tous les ouvriers sur lesquels il croit pouvoir compter à Stilbro’ ; il n’est resté que deux femmes à la fabrique. Ce serait une excellente occasion pour quiconque lui porte intérêt de lui faire une visite.

— Je ne suis pas de ceux qui lui portent intérêt, monsieur ; je ne me mets pas en peine de lui.

— Eh ! Malone, auriez-vous peur ?

— Vous savez bien le contraire. Si je pensais réellement qu’il y eût chance de désordre, j’irais ; mais Moore est un homme étrange et circonspect, que je ne prétends aucunement comprendre ; et, pour l’amour de son agréable société, je ne ferais point un pas.

— Mais il y a chance de désordre, si une véritable émeute n’a pas lieu ; aucun signe ne me l’annonce, cependant il est peu probable que cette nuit se passe tranquillement. Vous savez que Moore a résolu d’avoir de nouvelles machines, et il attend ce soir de Stilbro’ deux voitures chargées de métiers et de ciseaux à tondre le drap. Le contre-maître Scott et quelques hommes choisis sont allés les chercher.

— Ils les ramèneront en sûreté et sans encombre, monsieur.

— C’est ce que dit Moore, et il affirme qu’il n’a besoin de personne. Il faut cependant quelqu’un, ne fût-ce que pour porter témoignage, s’il arrivait quelque chose. Je le sais fort indifférent. Il demeure dans son comptoir avec les volets ouverts ; il va de côté et d’autre la nuit, remonte la vallée, se promène sur la pelouse de Fieldhead et à travers les plantations ; on dirait qu’il est l’enfant chéri du voisinage, ou que, détesté comme il l’est, il a sur lui un charme, ainsi qu’ils disent dans les contes. Il ne s’émeut pas du sort de Pearson ni de celui d’Armitage, tués, l’un dans sa propre maison, l’autre sur le marais.

— Cependant il devrait être sur ses gardes et prendre ses précautions, dit M. Sweeting ; et je pense qu’il en prendrait s’il entendait ce que j’entendis l’autre jour.

— Qu’avez-vous entendu, Davy ?

— Vous connaissez Mike Hartley, monsieur ?

— Le tisserand antinomien ? Oui.

— Lorsque Mike a bu pendant quelques semaines, il finit généralement par une visite au presbytère de Nunnely, pour lui dénoncer l’horrible tendance de ses doctrines sur le travail, et pour l’avertir que lui et tous ses auditeurs sont plongés dans les ténèbres extérieures.

— Eh bien ! cela n’a rien de commun avec Moore.

— Outre qu’il est un antinomien, Mike est un violent jacobin et un niveleur, monsieur.

— Je le sais. Lorsqu’il est très-ivre, ses idées sont toutes tournées au régicide. Mike n’ignore point l’histoire. Il est curieux de l’entendre donner la liste des tyrans dont, comme il dit, « le vengeur du sang a obtenu satisfaction. » Cet homme se réjouit étrangement du meurtre commis sur des têtes couronnées ou sur d’autres têtes pour des raisons politiques. J’ai déjà entendu dire qu’il avait une étrange aversion pour Moore. Est-ce là ce que vous voulez dire, Sweeting ?

— Vous n’employez pas le mot propre, monsieur. M. Hall pense qu’il n’a aucune haine personnelle envers Moore ; il dit qu’il aime même à lui parler et à courir après lui, mais il désire qu’il soit choisi pour faire un exemple. Il l’exaltait, l’autre jour, devant M. Hall, comme le marchand de drap qui a le plus de cervelle de tout le Yorkshire, et c’est pour cette raison qu’il affirme qu’il devrait être choisi comme un sacrifice, une oblation de suave odeur. Pensez-vous que Mike Hartley possède sa raison, monsieur ? demanda Sweeting avec simplicité.

— Je ne pourrais le dire, Davy ; il peut être fou, n’être seulement que rusé, ou peut-être un peu l’un et l’autre.

— Il dit qu’il a des visions, monsieur.

— Oui, c’est un vrai Ézéchiel ou un Daniel pour les visions. Vendredi dernier, juste au moment où je venais de me mettre au lit, il vint m’en décrire une qu’il avait eue dans le parc de Nunnely, l’après-midi même.

— Dites-la, monsieur ; quelle était-elle ? demanda Sweeting.

— Davy, tu as dans le crâne un énorme organe de merveilleux ; Malone, que voilà, n’en a aucun ; ni les meurtres ni les visions ne l’intéressent. Vois quel gros et insouciant Saph il paraît en ce moment.

— Saph ! qui était Saph, monsieur ?

— J’étais sûr que vous ne le connaissiez pas ; vous le trouverez. C’est un personnage biblique. Je ne sais absolument de lui que son nom et sa race. Mais, depuis mon enfance, j’ai toujours attaché une personnalité à Saph. Soyez-en sûr, il était honnête, lourd et malheureux. Il trouva la mort à Gob, par la main de Sibbechai.

— Mais la vision, monsieur ?

— Davy, tu l’entendras. Donne est occupé à se mordre les ongles et Malone à bâiller ; aussi je ne la dirai qu’à toi. Mike est sans ouvrage, comme beaucoup d’autres, malheureusement. M. Grame, l’intendant de sir Philip Nunnely, lui donna quelque chose à faire au prieuré. Selon son récit, il était occupé à tailler les haies à une heure avancée de l’après-midi, mais avant la nuit, lorsqu’il entendit ce qu’il crut être une troupe de musiciens, des bugles, des fifres, et les sons d’une trompette ; les sons venaient de la forêt, et il s’étonnait qu’il y eût là de la musique. Il leva les yeux, et, à travers les arbres, il vit des objets mouvants, rouges comme des pavots, ou blancs comme des fleurs de mai : le bois en était plein. Ils sortirent et remplirent le parc. Il vit alors que c’étaient des soldats ; il y en avait des mille et des dizaines de mille, mais ils ne faisaient pas plus de bruit qu’un essaim de cousins dans un soir d’été. Ils se formèrent en ordre, affirmait-il, et marchèrent, régiment après régiment, à travers le parc ; il les suivit jusqu’à la commune de Nunnely ; la musique continuait à se faire entendre doucement dans le lointain. Sur la commune, il les vit faire un grand nombre d’évolutions ; un homme habillé de rouge se tenait au centre et les dirigeait ; ils s’étendaient, disait-il, sur cinquante acres ; ils furent en vue pendant une demi-heure, puis ils disparurent silencieusement. Pendant tout le temps, il n’avait entendu ni une voix ni un pas, rien que la faible musique jouant une marche solennelle.

— Où allaient-ils, monsieur ?

— Vers Briarfield. Mike les suivit ; ils semblaient passer Fieldhead, lorsqu’une colonne de fumée, telle qu’en pourrait vomir un parc d’artillerie, s’étendit sans bruit sur les champs, sur la route, sur la commune, et roula, dit-il, bleue et obscure, jusqu’à ses propres pieds. Lorsqu’elle fut dissipée, il chercha à voir de nouveau les soldats ; mais ils s’étaient évanouis, il ne les vit plus. Mike, comme un sage Daniel qu’il est, non-seulement raconta la vision, mais en donna l’explication. Elle signifie, disait-il, meurtre et guerre civile.

— Y croyez-vous, monsieur ? demanda Sweeting.

— Et vous, Davy ? Mais venez, Malone, pourquoi n’êtes-vous pas encore parti ?

— Je suis surpris, monsieur, que vous ne soyez pas resté vous-même avec Moore ; vous aimez ces sortes de choses.

— C’est ce que j’aurais fait, s’il ne m’était malheureusement arrivé d’engager Coultby à souper avec moi, en revenant du meeting de la Société biblique à Nunnely. Je promis à Moore de vous envoyer comme mon substitut, ce dont il ne me remercia pas. Il eût beaucoup mieux aimé m’avoir que vous, Pierre. S’il y a un réel besoin de secours, je vous joindrai ; la cloche de la fabrique m’avertira. Ainsi, allez ; à moins que, dit-il en se retournant subitement vers MM. Sweeting et Donne, à moins que Davy Sweeting et Joseph Donne ne préfèrent y aller. La commission est honorable, non sans l’assaisonnement d’un réel petit danger, car le pays est dans un singulier état, comme vous le savez tous, et Moore, sa fabrique et ses machines, sont suffisamment haïs. Vous avez des sentiments chevaleresques et un cœur courageux dans votre poitrine, je n’en doute pas. Peut-être suis-je trop partial envers mon favori Pierre ; le petit David sera le champion de l’immaculé Joseph. Malone, vous n’êtes qu’un grand flandrin de Saül, après tout, bon seulement pour prêter votre armure. Allons, donnez vos armes, cherchez votre shillelah ; il est là dans le coin. »

Avec une grimace significative, Malone produisit ses pistolets, en offrant un à chacun de ses frères, qui ne s’empressèrent pas de le saisir. Avec une gracieuse modestie, chacun d’eux recula d’un pas devant l’arme offerte.

« Je ne les touche jamais ; je n’ai jamais touché rien de cette espèce, dit M. Donne.

— Je suis presque un étranger pour M. Moore, murmura Sweeting.

— Si vous n’avez jamais touché un pistolet, eh bien ! essayez maintenant, grand satrape d’Égypte. Quant au petit ménestrel, il préférerait sans doute aller à la rencontre des Philistins sans autres armes que sa flûte. Cherchez leurs chapeaux, Pierre, il faut qu’ils y aillent tous les deux.

— Non, monsieur, non, monsieur Helstone ; ma mère serait fâchée, dit Sweeting.

— Et je me suis fait une règle de ne jamais m’immiscer dans des affaires de ce genre, » observa Donne.

Helstone sourit sardoniquement ; Malone poussa un rire qui ressemblait à un hennissement.

Il replaça ses armes, prit son chapeau et son bâton, et, disant que jamais il ne s’était senti aussi bien disposé pour riposter à une agression, et qu’il voudrait bien qu’une vingtaine de ces graisseux apprêteurs de drap attaquassent la fabrique de Moore cette nuit, il sortit, descendant l’escalier en deux ou trois enjambées, et faisant trembler la maison par la violence avec laquelle il ferma la porte derrière lui.

CHAPITRE II

Les voitures.


La soirée était très-noire : les étoiles et la lune étaient masquées par de gros nuages qui, gris dans le jour, étaient maintenant du noir le plus sombre. Malone n’était pas un homme adonné à l’observation de la nature ; ses changements, pour la plupart, avaient lieu sans qu’il s’en aperçût ; il eût pu marcher pendant plusieurs milles dans les plus variables jours d’avril, sans voir les gracieuses caresses que le ciel fait à la terre, sans remarquer les sommets des verdoyantes collines s’épanouissant sous un baiser du soleil, ou cachant leurs crêtes sous les tresses pendantes et échevelées d’un nuage, lorsqu’une averse pleure sur eux. Il ne remarquait donc pas le contraste du ciel tel qu’il paraissait en ce moment (une voûte sombre et mouvante, noire partout, excepté vers l’est, où les fournaises des forges de Stilbro’ répandaient une lueur blafarde sur l’horizon), avec le même ciel pendant une nuit froide et sans nuage. Il ne se demandait point ce qu’étaient devenues les constellations et les planètes, et ne regrettait pas la sérénité d’azur de cet océan aérien constellé par ces petites îles qu’un autre océan, d’un élément plus lourd et plus dense, qui roulait au-dessous, dérobait à ses yeux. Il poursuivait sa route brutalement, penché en avant et portant son chapeau en arrière de sa tête à la manière irlandaise, faisant résonner la chaussée, lorsque la route en possédait une, ou marchant dans les ornières, lorsque le pavé était remplacé par le gravier. Il ne se préoccupait que de certaines limites : la flèche de l’église de Briarfield, et, plus loin, les lumières de la Maison-Rouge. Celle-ci était une auberge, et, lorsqu’il l’atteignit, la lueur du feu à travers les rideaux à moitié fermés d’une fenêtre, la vue des verres sur une table ronde, et de joyeux convives assis sur un banc de chêne, faillirent détourner le vicaire de sa course. Il lui vint une violente envie de boire un verre de whisky et d’eau ; dans un autre lieu, il eût immédiatement satisfait son désir ; mais les individus réunis dans cette cuisine étaient tous des paroissiens de M. Helstone ; tous le connaissaient ; il poussa un soupir et passa.

Il fallait en ce moment quitter la route, car la distance qui le séparait de la manufacture de Hollow pouvait être considérablement abrégée en traversant les champs qui étaient en plaine. Malone les traversa en ligne droite, escaladant les haies et les murs. Il passa auprès d’un seul bâtiment, large et irrégulier. On apercevait un pignon élevé, puis un front d’une grande longueur, ensuite un pignon peu élevé, puis un amas de grosses cheminées ; derrière se trouvaient quelques arbres. Ce bâtiment était dans une obscurité complète ; aucune lumière ne brillait aux fenêtres : la pluie qui coulait du toit et le vent qui sifflait autour des cheminées étaient les seuls sons que l’on entendît.

Ce bâtiment passé, les champs, qui avaient été plats jusque-là, commençaient à décliner en une rapide descente. Évidemment une vallée se trouvait au-dessous, au travers de laquelle on pouvait entendre le cours d’un ruisseau. Une lumière brillait dans le fond de la vallée. Malone gouverna vers ce phare.

Il arriva à une petite maison blanche (on pouvait voir qu’elle était blanche, même à travers cette dense obscurité), et frappa à la porte. Une domestique au frais visage vint ouvrir ; à la lueur de la chandelle qu’elle tenait, on remarquait un étroit escalier. Deux portes couvertes d’étoffe cramoisie, une bande de tapis de la même couleur sur les marches, contrastant avec les murs peints de couleurs légères et le plancher blanc, faisaient paraître ce petit intérieur frais et propre.

« M. Moore est chez lui, je suppose ?

— Oui, monsieur, mais il n’est pas ici.

— Il n’est pas ici ? où est-il donc ?

— À la fabrique, dans le comptoir. »

En ce moment une des portes cramoisies s’ouvrit.

« Est-ce que les voitures sont arrivées, Sarah ? » demanda une voix féminine : et en même temps une tête de femme apparut. Ce n’était point une tête de déesse ; les papillotes qui ombrageaient chaque tempe défendaient cette supposition ; mais ce n’était pas non plus une tête de Gorgone. C’est cependant l’effet qu’elle parut produire sur Malone. Il se rejeta timidement en arrière, en disant : « Je vais le trouver, » et se précipita tout tremblant, à travers une étroite pelouse et une cour obscure, vers une grosse et noire fabrique.

L’heure du travail était passée ; les ouvriers étaient partis, les machines étaient au repos et la fabrique fermée. Malone en fit le tour ; dans un endroit de ses flancs noirs, il trouva une autre porte, en se servant pour cela du bout de son shillelah, avec lequel il battait le tambour. Une clef tourna ; la porte s’ouvrit.

« Est-ce Joe Scott ? Quelle nouvelle des voitures, Joe ?

— Non, c’est moi. Je suis envoyé par M. Helstone.

— Oh ! monsieur Malone ! » La voix, en prononçant ce nom, trahissait la plus légère inflexion possible de désappointement. Après une pause d’un instant, elle continua : « Je vous prie d’entrer, monsieur Malone. Je regrette extrêmement que M. Helstone ait cru nécessaire de vous déranger, il n’y avait aucune nécessité ; je le lui avais dit. Et par une telle nuit ! Mais avançons. »

À travers un sombre appartement dont il était impossible de distinguer l’aspect, Malone suivit son interlocuteur dans une chambre claire et brillante ; très-claire et très-brillante, assurément, elle semblait aux yeux qui s’efforçaient, un instant auparavant, de percer l’obscurité de la nuit et du brouillard ; mais, à l’exception d’un excellent feu et d’une lampe d’un dessin élégant qui brûlait sur la table, le lieu n’avait rien que de très-ordinaire. Aucun tapis ne recouvrait le plancher de bois ; trois ou quatre chaises à dossier, peintes en vert, qui semblaient avoir autrefois meublé la cuisine d’une ferme ; un bureau de forte et solide construction, la table déjà nommée, et, sur les murs couleur de pierre, quelques feuilles encadrées contenant des plans de maisons, de jardins, des dessins de machines, etc., complétaient l’ameublement du lieu.

Tout simple qu’il était, cet ameublement parut satisfaire M. Malone, qui, lorsqu’il eut ôté et suspendu son surtout et son chapeau mouillés, approcha du foyer une des grandes chaises, et plaça ses genoux presque sur les barreaux de la grille rouge.

« Vous avez là un appartement confortable, monsieur Moore, et surtout fort commode pour vous.

— Oui ; mais ma sœur serait bien aise de vous voir, si vous préfériez entrer dans la maison.

— Oh ! non, les dames seront mieux seules. Je n’ai jamais été le favori des dames. Vous ne me confondez pas avec mon ami Sweeting, n’est-ce pas ?

— Sweeting ? lequel est-ce ? le monsieur au surtout chocolat, ou le petit ?

— Le petit, celui de Nunnely, le cavalier des misses Sykes ; il est amoureux de toutes les six. Ha ! ha !

— Il vaut mieux, il me semble, qu’il les aime toutes en général, que d’en aimer particulièrement une.

— Mais, en outre, il est particulièrement amoureux d’une aussi ; car lorsque Donne et moi le pressions de faire un choix dans le gracieux essaim, il a nommé… devinez qui ? »

Avec un calme et fin sourire, M. Moore répondit : « Dora, peut-être, ou Henriette ?

— Ha ! ha ! vous êtes un excellent devin. Mais qu’est-ce qui vous a fait désigner ces deux-là ?

— Parce qu’elles sont les plus grandes, les plus belles ; et Dora, au moins, est la plus vigoureuse ; et, comme votre ami M. Sweeting est petit et frêle, j’ai conclu que, selon la règle ordinaire en pareil cas, il avait préféré celle qui forme avec lui le plus frappant contraste.

— Vous avez raison, c’est Dora. Mais il n’a aucune chance ; qu’en dites-vous, monsieur Moore ?

— Que possède M. Sweeting, outre sa position de vicaire ? »

Cette question sembla réjouir étonnamment M. Malone ; il rit pendant trois minutes au moins avant d’y répondre.

« Ce que possède Sweeting ? Eh ! David a sa harpe, ou sa flûte, ce qui revient au même. Il a une espèce de montre en similor, un anneau, dito, un lorgnon, dito. Voilà ce qu’il a.

— Comment pourrait-il seulement fournir les robes de sa femme ?

— Ha ! ha ! excellent ! Je lui demanderai cela la première fois que je le verrai. Sans doute il pense que le vieux Christophe Sykes ferait grandement les choses. Il est riche, n’est-ce pas ? Ils habitent une vaste maison.

— Sykes a un commerce fort étendu.

— Donc, il doit être riche.

— Mais il doit savoir parfaitement à quoi employer ses richesses ; et, en ce temps, il songe sans doute autant à retirer son argent du commerce pour constituer des dots à ses filles, que moi à abattre mon petit cottage là-bas, et à construire sur ses ruines une maison aussi grande que Fieldhead.

— Savez-vous, Moore, ce que j’ai entendu l’autre jour ?

— Non ; peut-être que j’étais sur le point d’effectuer de semblables changements ? Vos bavards de Briarfield sont capables de dire cela, et des choses plus sottes encore.

— J’ai entendu dire que vous alliez prendre Fieldhead à bail… Ce soir, en passant auprès, je pensais que c’était une triste résidence… et que votre intention était d’y établir, comme maîtresse, une des misses Sykes, de vous marier, enfin, ha ! ah ! Eh bien, laquelle est-ce ? Dora, j’en suis sûr ; vous avez dit qu’elle était la plus belle.

— Je m’étonne du nombre de fois qu’ils m’ont marié depuis mon arrivée à Briarfield ! Ils m’ont assigné l’une après l’autre toutes les femmes à marier du district. Tantôt c’étaient les deux misses Winns, la première brune, la seconde blonde ; tantôt la rouge miss Armitage et la mûre Anne Pearson. À présent vous me jetez sur les épaules toute la tribu des misses Sykes. Sur quoi reposent ces commérages ? Dieu seul le sait. Je ne vois personne, je recherche la société des femmes à peu près aussi assidûment que vous, monsieur Malone. S’il m’arrive d’aller à Whinbury, c’est seulement pour visiter Sykes et Pearson dans leur comptoir, où nos discussions roulent sur des sujets tout autres que le mariage, et nos pensées sont occupées d’autre chose que de galanterie, d’établissement et de dots. Le drap que nous ne pouvons vendre, les bras que nous ne pouvons occuper, les fabriques que nous ne pouvons faire fonctionner, la marche funeste des événements en général, que nous ne pouvons changer, remplissent assez nos cœurs à présent pour en exclure toute chose frivole.

— Je suis complètement de votre avis, Moore. S’il est une chose que je haïsse par-dessus tout, c’est l’idée du mariage. J’entends le mariage dans le sens vulgaire, et comme pure matière de sentiment : deux fous consentant à unir leur indigence par quelque fantastique lien de sympathie mutuelle, quelle absurdité ! Mais une union formée en vue de solides intérêts n’est pas si mauvaise, qu’en dites-vous ?

— Non, » répondit Moore, d’une manière abstraite.

Le sujet semblait n’avoir aucun intérêt pour lui ; il laissa tomber la conversation. Après avoir quelque temps regardé le feu d’un air préoccupé, il tourna soudainement la tête.

« Écoutez ! dit-il. Avez-vous entendu les roues ? »

Se levant, il alla vers la croisée, l’ouvrit et écouta. Il la referma bientôt.

« C’est seulement le bruit du vent qui s’élève, et le ruisseau un peu gonflé qui se précipite dans la vallée. J’attendais ces voitures à six heures, il en est maintenant près de neuf.

— Sérieusement, supposez-vous que l’établissement de ces nouvelles machines puisse vous menacer de quelque danger ? demanda Malone. Helstone semble le craindre.

— Tout ce que je désire, c’est de voir les machines et les métiers en sûreté ici, dans les murs de cette fabrique. Une fois montés, je défie les briseurs de métiers. Qu’ils me rendent une visite, ils en subiront les conséquences : ma fabrique, c’est ma forteresse.

— On méprise de tels misérables, observa Malone, plongé dans ses réflexions. Je désirerais presque qu’une de leurs bandes vous vînt visiter cette nuit ; mais la route m’a semblé tout à l’heure parfaitement calme.

— Vous êtes venu par la Maison-Rouge ?

— Oui.

— Il ne peut rien y avoir de ce côté ; c’est dans la direction de Stilbro’ qu’est le danger.

— Et vous pensez qu’il y a un danger ?

— Ce que ces hommes ont fait à d’autres, ils peuvent me le faire. Il y a seulement cette différence : le plus grand nombre des manufacturiers semblent paralysés lorsqu’on les attaque. Sykes, par exemple, quand son magasin fut incendié et ses draps déchirés et jetés en morceaux dans les champs, ne fit aucune démarche pour découvrir ou punir les mécréants. Il se comporta absolument comme un lapin sous la mâchoire du furet. Quant à moi, et je crois me connaître, je défendrai mon commerce, ma fabrique, mes machines.

— Helstone dit que ces trois choses-là sont vos dieux, que les Ordres en conseil remplacent pour vous les sept péchés capitaux ; que Castelreagh est votre Antéchrist, et le parti de la guerre sa légion.

— Oui, j’abhorre toutes ces choses, parce qu’elles me ruinent. Elles se dressent sur mon chemin ; à cause d’elles, je ne peux ni avancer ni mettre mes plans à exécution. Je me vois arrêté à chaque pas par leurs déplorables effets.

— Mais vous êtes riche et entreprenant, Moore ?

— Je suis très-riche en draps que je ne puis vendre. Entrez là-bas dans mes magasins, et vous verrez qu’ils en sont remplis jusqu’au toit. Roakes et Pearson sont dans le même cas ; l’Amérique était leur marché, mais les Ordres en conseil le leur ont fermé. »

Malone ne semblait pas préparé à soutenir une conversation de ce genre ; il commença à frapper l’un contre l’autre les talons de ses bottes et à bâiller.

« Et penser, continua Moore, trop absorbé par son idée dominante pour remarquer ces symptômes d’ennui sur le visage de son hôte, penser que ces ridicules commères de Whinbury et de Briarfield vous ennuient sans cesse à propos de mariage ! Comme si l’on n’avait pas autre chose à faire en ce monde que de courtiser quelque jeune lady, comme ils disent, de la conduire à l’église, de passer son temps en visites, puis, je suppose, d’avoir une famille. Oh ! que le diable emporte… » Il abandonna ce cours d’idées dans lequel il venait de se lancer avec une certaine énergie, et ajouta d’un ton plus calme : « Je crois que les femmes ne pensent qu’à ces choses, et elles s’imaginent naturellement que l’esprit de l’homme est occupé de la même manière.

— Certainement, certainement, dit Malone, mais n’y faites pas attention. »

Puis il se mit à siffloter, regardant impatiemment autour de lui et paraissant désirer quelque chose. Moore comprit aussitôt.

« Monsieur Malone, vous avez besoin de vous rafraîchir après la marche que vous venez de faire ; j’oubliais l’hospitalité. »

Il se leva à ces mots et ouvrit un buffet.

— J’ai l’habitude, dit-il, d’avoir toujours quelque chose sous la main, et de ne pas dépendre des femmes qui habitent le cottage là-bas, lorsque je désire manger une bouchée de pain ou bien me rafraîchir. Souvent je passe ici la soirée et je soupe seul, puis je couche, avec Joe Scott, dans la fabrique. Quelquefois je suis mon propre surveillant. Je n’ai pas l’habitude de dormir longtemps, et j’aime, par une belle nuit, à faire une petite promenade dans la vallée avec mon mousquet sous le bras. Monsieur Malone, pouvez-vous faire cuire une côtelette de mouton ?

— Mettez-moi à l’épreuve. Je l’ai fait cent fois lorsque j’étais au collège.

— Voilà des côtelettes et voici le gril. Tournez-les rapidement ; vous savez le secret pour leur faire retenir leur jus ?

— Rapportez-vous-en à moi, vous verrez. Donnez-moi un couteau et une fourchette, je vous prie. »

Le vicaire retroussa ses manches et se mit vigoureusement à la besogne. Le manufacturier plaça sur la table des assiettes, un pain, une bouteille noire et deux gobelets. Il tira du buffet une petite bouilloire en cuivre, la remplit d’eau, la plaça sur le feu, à côté du gril, prit un citron, du sucre et un petit bol à punch en porcelaine ; mais, pendant qu’il préparait le punch, un coup frappé à la porte vint le déranger.

« Est-ce vous, Sarah ?

— Oui, monsieur. Viendrez-vous souper ?

— Non, je n’irai pas ce soir ; je coucherai à la fabrique. Ainsi, fermez les portes et dites à votre maîtresse qu’elle peut se mettre au lit. »

Il revint.

« Votre maison est dans un ordre parfait, observa Malone en retournant les côtelettes. Vous n’êtes pas sous le gouvernement des jupons, comme ce pauvre Sweeting, un homme destiné à subir la domination des femmes. Vous et moi, Moore… — en voilà une bien rissolée et pleine de jus…, — vous et moi n’aurons pas de juments grises dans nos écuries, lorsque nous nous marierons.

— Je ne sais pas, je n’ai jamais pensé à cela ; si la jument grise est belle et traitable, pourquoi non ?

— Les côtelettes sont prêtes ; le punch est-il fait ?

— En voilà un verre, goûtez-le. Quand Joe Scott et ses mignons arriveront, ils en auront leur part, pourvu qu’ils ramènent les métiers intacts. »

Malone devint fort joyeux pendant le souper : il riait à propos de rien, faisait de mauvaises plaisanteries qu’il applaudissait lui-même ; bref, il devint très-bruyant. Son hôte, au contraire, demeurait calme comme auparavant.

Il est temps, lecteur, que vous ayez une idée de ce même hôte : je vais essayer de l’esquisser pendant qu’il est là assis à table.

C’est ce que vous appellerez probablement à première vue un homme d’une étrange apparence ; car il est maigre, brun et pâle, très-singulier d’aspect ; son épaisse chevelure, éparse négligemment sur son front, atteste suffisamment qu’il dépense peu de temps à sa toilette ; il pourrait vraiment l’arranger avec plus de goût. Il semble ignorer la beauté et la symétrie méridionale de ses traits, la coupe régulière de sa figure. Le spectateur ne s’aperçoit d’ailleurs de ces avantages qu’après l’avoir bien examiné, car une expression d’anxiété et quelque chose de hagard et de soucieux empêchent d’abord de remarquer la beauté de ce visage. Ses yeux sont grands et gris : leur expression est grave et méditative ; son regard est plutôt scrutateur que doux, plutôt pensif que joyeux. Lorsque ses lèvres se desserrent dans un sourire, sa physionomie est agréable ; non qu’elle soit même alors franche et gaie, mais on sent l’influence d’un certain charme paisible qui suggère l’idée, vraie ou fausse, d’une nature circonspecte et peut-être bienveillante, d’un cœur capable d’abnégation, d’indulgence et de fidélité. Il est jeune encore, il n’a pas plus de trente ans ; sa taille est haute et élancée, sa manière de parler est déplaisante : il a un accent étranger qui, malgré une négligence étudiée de prononciation et de diction, choque une oreille anglaise, et surtout une oreille du Yorkshire.

M. Moore, il est vrai, n’était Anglais qu’à moitié, tout au plus. Sa mère était étrangère, et lui-même avait vu le jour sur un sol étranger. D’une origine hybride, il avait probablement, sur beaucoup de points, des sentiments hybrides, spécialement sur le patriotisme. Il était incapable de s’attacher à un parti, à une secte, voire même à un climat et à des coutumes. Il est probable qu’il avait une tendance à isoler sa personne de toute communauté dans laquelle il pouvait avoir quelque chose à débattre, et qu’il croyait plus sage de désirer les intérêts de Robert Gérard Moore, à l’exclusion de toute considération de philanthropie et d’intérêt général. Le commerce était la profession héréditaire de Moore. Les Gérard d’Anvers avaient été marchands pendant les deux derniers siècles ; ils avaient possédé une grande fortune ; mais peu à peu les pertes, les spéculations désastreuses, avaient ébranlé les fondements de leur crédit ; leur maison, depuis douze ans, chancelait sur sa base, lorsque le choc de la Révolution française l’entraîna dans une ruine complète. Dans cette chute fut emportée la maison anglaise Moore, du Yorkshire, étroitement liée d’intérêts avec la maison d’Anvers, et dont l’un des associés, nommé Robert, résidant dans cette ville, avait épousé Hortense Gérard, espérant que son épouse hériterait de la part de son père, Constantin Gérard, dans les affaires de la maison. Elle n’hérita, comme nous venons de le voir, que du passif, et ce passif, bien que réglé par un compromis avec les créanciers, on disait que son fils Robert l’avait accepté comme héritage, et qu’il aspirait à l’éteindre un jour et à rétablir la maison Gérard et Moore sur une échelle au moins égale à celle de son ancienne grandeur. On supposait même que le souvenir de ce passé pesait lourdement sur son cœur, et si une enfance écoulée auprès d’une mère attristée, avec la perspective de malheurs futurs, une virilité presque submergée sous l’orage, peuvent affecter péniblement l’esprit, il faut convenir que celui de Moore ne devait pas être imprimé en lettres d’or.

Si Moore avait un grand but à atteindre, il n’était pas en son pouvoir d’employer de grands moyens pour y parvenir. Il était forcé de se contenter de l’époque des petites choses. Quand il arriva dans le Yorkshire, celui dont les ancêtres avaient possédé des magasins dans le port et des manufactures dans le pays, avaient eu maison de ville et maison de campagne, ne vit aucune autre voie ouverte devant lui que de louer une fabrique de drap, dans un endroit ignoré d’un district peu connu, de prendre un cottage à côté pour sa résidence, et d’ajouter à ses possessions, pour faire paître son cheval et étendre ses draps, quelques acres de terre aride bordant le ruisseau qui faisait marcher ses machines. Il tenait tout cela à un prix élevé (car ces temps de guerre étaient durs, et toute chose était chère), des administrateurs du domaine de Fieldhead, alors la propriété d’une mineure.

À l’époque où commence cette histoire, il n’habitait le district que depuis deux ans, pendant lesquels il avait prouvé qu’il possédait au moins de l’activité. Le cottage avait été converti en une résidence propre et de bon goût. Une partie du terrain aride avait été convertie en jardin, qu’il cultivait avec un soin et une exactitude toutes flamandes. Quant à la fabrique, vieil édifice pourvu de machines et de bâtiments surannés, il avait tout d’abord montré, pour sa distribution et son outillage, le plus profond mépris. Son but avait été d’accomplir une réforme radicale, ce qu’il avait exécuté aussi promptement que son capital très-limité le lui avait permis. L’insuffisance de ce capital et le retard que cette insuffisance apportait aux améliorations qu’il avait résolues, voilà ce qui affectait péniblement son esprit, « En avant ! » telle était la devise de Moore ; mais la pauvreté mettait un frein à son ardeur.

D’après cette disposition d’esprit, on ne pouvait attendre qu’il se préoccupât beaucoup de savoir si le progrès, tel qu’il le comprenait, était ou non préjudiciable aux autres. Étranger et habitant le pays depuis peu, il ne songeait pas assez aux pauvres ouvriers que les nouvelles inventions privaient de travail ; il ne s’était jamais demandé où ceux auxquels il ne payait plus le salaire hebdomadaire trouvaient leur pain de chaque jour ; et en cela il ressemblait à des milliers d’autres, aux secours desquels les pauvres affamés du Yorkshire paraissaient avoir des droits plus directs.

L’époque sur laquelle j’écris est une des plus sombres dans l’histoire d’Angleterre, et surtout dans l’histoire des provinces du Nord. La guerre était alors à son apogée, et avait envahi l’Europe entière. L’Angleterre était, sinon fatiguée, du moins épuisée par une longue résistance. La moitié de sa population demandait la paix, à quelque prix que ce fût. L’honneur national n’était plus qu’un mot aux yeux de beaucoup, dont la vue était obscurcie par le brouillard de la famine, et qui auraient vendu leur nationalité pour un morceau de pain.

Les Ordres en conseil, provoqués par les décrets rendus par Napoléon à Milan et à Berlin, et défendant à tous les pouvoirs neutres de faire le commerce avec la France, avaient, en offensant l’Amérique, fermé le principal marché des fabricants de drap du Yorkshire, et les avaient mis à deux doigts de leur ruine. Les petits marchés étrangers étaient remplis, et ne voulaient rien recevoir. Le Brésil, le Portugal, la Sicile, étaient approvisionnés pour deux ans. Lors de cette crise, il s’introduisit, dans les manufactures du Nord, certaines inventions qui enlevèrent le travail à plusieurs milliers d’ouvriers, qu’elles laissèrent sans moyens de gagner leur subsistance. Une mauvaise récolte survint, et la détresse fut à son comble. La souffrance et la misère tendirent la main à la sédition. Tout semblait annoncer une sorte de tremblement de terre moral dans les montagnes des comtés du Nord. Comme toujours, en ces sortes de circonstances, personne n’y fit attention. Lorsqu’une émeute à propos de vivres éclatait dans une ville manufacturière, lorsqu’un moulin à fouler le drap était incendié, la maison d’un manufacturier attaquée, les meubles jetés dans la rue, et la famille obligée de fuir pour échapper à l’assassinat, quelques mesures locales étaient ou n’étaient pas prises par la magistrature de l’endroit. On découvrait un chef, ou plus fréquemment il échappait aux recherches ; on écrivait des articles dans les journaux, puis tout s’arrêtait là. Quant aux malheureux dont le seul héritage était le travail et qui avaient perdu cet héritage, qui ne recevaient plus de salaire et ne pouvaient se procurer du pain, ils étaient condamnés à la souffrance, et peut-être inévitablement ; car il ne fallait pas songer à arrêter les progrès de l’invention, à nuire à la science en décourageant les perfectionnements ; la guerre ne pouvait être terminée ; des secours efficaces ne pouvaient être fournis. Il n’y avait donc rien à faire, et les malheureux subissaient leur destinée, mangeaient le pain et buvaient les eaux de l’affliction.

La misère engendre la haine. Ces malheureux détestaient les machines qui, disaient-ils, leur avaient enlevé leur pain ; ils haïssaient les bâtiments qui contenaient ces machines ; ils haïssaient les manufacturiers qui possédaient ces bâtiments. Dans la paroisse de Briarfield, où nous sommes, la fabrique de Hollow était le lieu le plus détesté ; Gérard Moore, en sa double qualité de demi-étranger et d’ardent progressiste, était l’homme le plus exécré. Son tempérament s’arrangeait peut-être mieux de cette haine générale que d’un autre sentiment, surtout lorsqu’il croyait la chose pour laquelle on le haïssait juste et nécessaire ; aussi, c’était avec une sorte d’excitation agressive que ce soir-là, assis au coin de son feu, il attendait les voitures qui portaient ses métiers. L’arrivée et la compagnie de Malone ne pouvaient que lui être désagréables. Il eût préféré être seul, car il se plaisait dans une silencieuse, sombre et périlleuse solitude ; le mousquet de son gardien eût été une suffisante compagnie pour lui ; le bruit continu du ruisseau eût été le discours le plus agréable pour ses oreilles.

Depuis dix minutes, le manufacturier, avec le plus étrange regard, surveillait le vicaire irlandais qui se permettait toute liberté à l’endroit du punch, lorsque soudain l’expression de cet œil gris changea, comme si une vision se fût interposée entre Malone et lui. Il éleva la main.

« Chut ! » dit-il, comme Malone faisait du bruit avec son verre.

Il écouta un moment, puis se leva, mit son chapeau, sortit et se dirigea vers la porte du comptoir.

La nuit était calme et sombre ; dans le silence, le ruisseau se précipitait avec un bruit égal à celui d’un torrent. L’oreille de Moore, néanmoins, perçut un autre bruit, très-éloigné, mais que l’on ne pouvait confondre avec le premier, le bruit de lourdes roues sur une route pavée. Il retourna au comptoir et alluma une lanterne, avec laquelle il traversa la cour de la fabrique, et se mit en devoir d’ouvrir les portes. Les lourdes voitures approchaient ; on entendait les pieds des chevaux clapoter dans la boue et dans l’eau. Moore les héla.

« Hé ! Joe Scott ! Tout est-il bien ? »

Probablement Joe Scott était à une trop grande distance pour entendre. Il ne répondit point.

« Tout est-il bien ? » demanda de nouveau Moore, lorsqu’un nez d’éléphant, celui du premier cheval, vint presque heurter le sien.

Quelqu’un sauta de la voiture sur la route en criant :

« Oui, oui, tout est bien. Nous les avons mises en pièces. »

Puis on entendit une course. Les voitures restaient immobiles. Elles ne contenaient personne.

« Joe Scott ! » Nul Joe Scott ne répondit. « Murgatroyd ! Pighills ! Sykes ! » Aucune réponse. M. Moore leva sa lanterne et regarda dans les véhicules ; il n’y avait ni hommes, ni machines ; ils étaient vides et abandonnés.

M. Moore aimait ses machines. Il avait risqué son dernier capital pour acheter les métiers qu’il attendait cette nuit ; des spéculations de la plus grande importance pour ses intérêts dépendaient du résultat que devaient produire ces nouveaux instruments : où étaient-ils ?

Ces mots ; « Nous les avons mises en pièces, » résonnaient à son oreille. De quelle manière était-il affecté par cette catastrophe ? À la lumière de la lanterne qu’il tenait à la main, on eût pu voir un étrange sourire errer sur ses traits ; le sourire d’un homme déterminé, arrivé à un moment de la vie où il doit faire appel à sa force, où la lutte est inévitable, où son énergie doit triompher ou se briser. Cependant il demeurait immobile, car en ce moment il ne savait ni quoi faire, ni quoi dire. Il posa à terre sa lanterne et demeura là les bras croisés, le regard fixé sur le sol, et réfléchissant.

Un mouvement de l’un des chevaux lui fit bientôt lever les yeux ; il aperçut un objet blanc attaché au harnais. Approchant sa lanterne, il vit que c’était un papier plié, un billet Il ne portait aucune adresse au dehors, mais en dedans était cette suscription :

« Au diable de la fabrique de Hollow. »

Puis ces lignes :

« Vos infernales machines sont brisées en pièces sur le marais de Stilbro’, et vos hommes sont couchés, pieds et mains liés, dans le fossé qui borde la route. Prenez ceci comme un avertissement de la part d’hommes qui meurent de faim et vont retrouver chez eux, après avoir fait cette action, des femmes et des enfants affamés comme eux. Si vous faites venir de nouvelles machines, vous aurez encore de nos nouvelles. Gare à vous !

— J’aurai encore de vos nouvelles ? Oui, j’en aurai, et vous aurez des miennes. Je vous parlerai tout à l’heure, au marais de Stilbro’. Je vous dirai quelque chose dans un instant. »

Il fit entrer les voitures, et se dirigea vers le cottage. Ouvrant la porte, il adressa rapidement, mais avec calme, quelques mots à deux femmes qui couraient à sa rencontre. Il calma l’alarme apparente de l’une par un récit palliatif de ce qui avait eu lieu ; à l’autre il dit :

« Allez à la fabrique, Sarah ; voilà la clef, et sonnez la cloche aussi fort que vous pourrez ; ensuite vous chercherez une autre lanterne et m’aiderez à éclairer la façade. » ;

Retournant aux chevaux, il les déharnacha, leur donna à manger, s’arrêtant de temps à autre dans cette occupation, comme pour écouter le bruit de la cloche. Elle faisait alors entendre un tintement d’alarme bruyant et irrégulier. Dans cette nuit calme, à cette heure avancée, il devait se faire entendre très-loin à la ronde ; les convives réunis dans la cuisine de la Maison-Rouge furent alarmés par ce bruit, et, déclarant qu’il devait y avoir quelque chose d’extraordinaire à faire à la fabrique de Hollow, ils se procurèrent des lanternes et se hâtèrent de s’y rendre en corps. À peine étaient-ils réunis dans la cour avec leurs lumières vacillantes, que le trot d’un cheval se fit entendre, et qu’un petit homme couvert d’un chapeau à larges bords, monté sur un poney à tous crins, entra, suivi par un aide de camp monté sur un cheval d’une taille plus élevée.

Pendant ce temps, M. Moore avait sellé son cheval, et avec l’aide de Sarah, la servante, avait éclairé la fabrique, dont la façade étendue était maintenant illuminée et jetait sur la cour une clarté suffisante pour éloigner toute crainte de confusion. Déjà on entendait un profond bourdonnement de voix. M. Malone était enfin sorti du comptoir, après avoir pris la précaution de plonger sa tête et sa face dans une jarre d’eau, et cette précaution, jointe à l’alarme soudaine, lui avait presque rendu l’usage de ses sens, que le punch avait un peu dispersés. Il se tenait avec son chapeau en arrière de sa tête, et son bâton dans sa main droite, répondant au hasard aux questions qui lui étaient adressées par ceux qui arrivaient de la Maison-Rouge. M. Moore parut et se trouva en face du large chapeau et du poney.

« Eh bien ! Moore, que nous voulez-vous ? Je pensais que vous auriez besoin de nous ce soir ; moi et l’hetman (caressant le cou du poney), Tom et son cheval. Lorsque j’ai entendu la cloche, je n’ai pu tenir en place, et j’ai laissé Boultby finir de souper seul ; mais où est l’ennemi ? Je ne vois ici ni masque ni figure barbouillée, et il n’y a pas une vitre brisée à vos fenêtres. Avez-vous eu une attaque, ou en attendez-vous une ?

— Oh ! nullement. Je n’en ai eu ni n’en attends, répondit froidement Moore. J’ai seulement ordonné de sonner la cloche, parce que j’ai besoin que deux ou trois voisins restent ici à Hollow, pendant que moi et deux ou trois autres nous irons au marais de Stilbro’.

— Au marais de Stilbro’ ! Pour quoi faire ? Pour aller au-devant des voitures ?

— Les voitures sont arrivées depuis une heure.

— Alors tout va bien. Que voulez-vous de plus ?

— Elles sont revenues vides, et Joe Scott et compagnie ont été laissés sur le marais, ainsi que les métiers. Lisez ce papier. »

M. Helstone prit et parcourut le document dont nous avons déjà donné le contenu.

« Hum ! Ils vous ont traité absolument comme ils traitent les autres. Mais, cependant, ces pauvres diables qui sont dans le fossé doivent attendre du secours avec impatience. La nuit est bien humide pour une semblable couche. Tom et moi nous irons avec vous ; Malone peut rester ici et prendre soin de la fabrique. Mais qu’a-t-il donc ? Les yeux semblent lui sortir de la tête.

— Il a mangé une côtelette de mouton.

— Vraiment ! Pierre-Auguste, tenez-vous sur vos gardes ! ne mangez plus de côtelettes de mouton cette nuit. On vous laisse le commandement de cette fabrique, un poste honorable.

— Quelqu’un restera-t-il avec moi ?

— Choisissez parmi les personnes ici réunies. Mes garçons, combien d’entre vous veulent rester ici, et combien veulent venir avec moi et M. Moore au marais de Stilbro’, pour joindre quelques hommes qui ont été surpris et attaqués par les briseurs de métiers ? »

Trois seulement s’offrirent pour aller, le reste préféra rester. Comme M. Moore montait à cheval, le recteur lui demanda à voix basse s’il avait enfermé les côtelettes, de façon que Pierre-Auguste ne pût les prendre. Le manufacturier fit un signe affirmatif, et la troupe se mit en marche.




CHAPITRE III.

M. Yorke.


Il paraît que la gaieté dépend au moins autant de ce qui se passe au dedans de nous, que de ce qui se passe au-dehors et à l’entour de nous. Je suis amené à faire cette remarque vulgaire en voyant M. Helstone et M. Moore s’éloigner des portes de la fabrique à la tête de leur petite troupe, dans la situation d’esprit la plus gaie possible. Quand un rayon de lumière (car les trois piétons de la bande portaient une lanterne) tombait sur le visage de Moore, vous pouviez voir ses yeux briller d’un éclat inaccoutumé, et une vivacité toute nouvelle éclairer sa physionomie ; il en était de même du recteur, dont les traits durs avaient pris une expression de gaieté toute particulière. Cependant une nuit humide et froide, une expédition périlleuse, direz-vous, ne sont pas des circonstances faites pour animer ceux qui sont exposés à l’humidité et engagés dans l’aventure. Si quelques-uns de ceux qui venaient d’agir au marais de Stilbro’ avaient pu voir cette bande, ils eussent éprouvé un grand plaisir à frapper l’un ou l’autre chef d’un coup de feu tiré de derrière un mur. Ces chefs savaient cela, et le fait est que, ayant tous deux des nerfs d’acier et un cœur ferme, cette connaissance du péril les exaltait.

Je sais, lecteur, et vous n’avez pas besoin de me le rappeler, que c’est une chose terrible pour un ecclésiastique d’être belliqueux ; je sais qu’il devrait être un homme de paix ; j’ai une légère idée de la mission d’un prêtre parmi le genre humain ; je sais de qui il est le serviteur, de qui il annonce le message, de qui il doit suivre l’exemple : et néanmoins, avec tout cela, si vous êtes un ennemi du clergé, vous ne devez pas attendre que je vous suive dans votre voie funeste et peu chrétienne ; vous ne devez pas attendre que je me joigne à vos profonds anathèmes, à vos rancunes venimeuses, si intenses, si absurdes, contre la robe noire ; que je lève les yeux au ciel avec un Supplehoug, ou que j’enfle mes poumons avec un Barraclough, en horreur et abomination du diabolique recteur de Briarfield.

Il n’était nullement diabolique. Il avait manqué sa vocation ; là était tout le mal. Il eût dû être soldat ; les circonstances en avaient fait un prêtre. Pour le reste, il avait la tête et la main fortes : c’était un consciencieux, brave, impassible, implacable et fidèle petit homme ; un homme presque sans sympathie, dur, plein de préjugés, rigide, mais un homme fidèle aux principes, honorable, sagace et sincère. Il me semble, lecteur, que, ne pouvant pas toujours tailler les hommes pour leur profession, vous ne devez pas les maudire lorsque cette profession les habille disgracieusement, et je ne maudirai pas Helstone, bien qu’il soit un Cosaque clérical ! Cependant il était maudit, et par beaucoup de ses paroissiens, comme il était adoré par d’autres, ce qui est fréquemment le sort des hommes qui montrent de la partialité dans l’amitié et de l’amertume dans l’inimitié ; qui sont également fidèles aux principes et attachés aux préjugés.

Helstone et Moore étant tous deux d’excellente humeur et unis pour le présent dans la même cause, vous vous attendez à ce que, chevauchant côte à côte, ils conversent amicalement. Oh ! non. Ces deux hommes, tous deux d’une nature rude et bilieuse, se trouvaient rarement en contact sans s’échauffer mutuellement la bile. Leur fréquent sujet de dispute était la guerre. Helstone était un tory exalté (il y avait des tories à cette époque), et Moore était un enragé whig, un whig au moins pour ce qui concernait l’opposition faite au parti de la guerre, cette question étant celle qui affectait ses intérêts ; et c’est seulement sur cette question qu’il professait la politique anglaise. Il aimait à mettre Helstone en furie, en lui déclarant sa croyance à l’invincibilité de Bonaparte ; en raillant l’Angleterre et l’Europe sur l’impuissance de leurs efforts pour lui résister ; en avançant froidement l’opinion qu’il valait autant lui céder tôt que tard, puisqu’il devait à la fin écraser chacun de ses antagonistes, et régner universellement.

Helstone ne pouvait souffrir de tels sentiments : c’était seulement par la considération que Moore était une sorte de banni et d’étranger, et n’avait que demi-mesure de sang anglais pour tempérer le fiel qui corrodait ses veines, qu’il arrivait à les écouter sans céder à l’envie qui lui venait de bâtonner l’orateur. Une autre chose aussi contribuait à diminuer son dégoût, savoir un sentiment de sympathie pour la façon brutale avec laquelle ces opinions étaient soutenues, et du respect pour la consistance de cette opiniâtreté chagrine.

Lorsque la troupe eut atteint la route de Stilbro’, ils eurent le vent en face, et la pluie leur fouetta le visage. Moore avait agacé déjà son compagnon ; maintenant, irrité peut-être par l’air froid et la pluie, il commença à le railler.

« Est-ce que les nouvelles de la péninsule vous plaisent toujours ? demanda-t-il.

— Que voulez-vous dire ? répondit le recteur d’un ton chagrin.

— Je vous demande si vous avez toujours foi en ce Baal de lord Wellington ?

— Je ne vous comprends pas.

— Croyez-vous toujours que cette idole au visage de bois et au cœur de pierre, qu’adore l’Angleterre, a le pouvoir de faire descendre le feu du ciel pour consumer l’holocauste français que vous avez besoin d’offrir ?

— Je crois que Wellington jettera les maréchaux de Bonaparte dans la mer le jour où il voudra lever sa main.

— Mais, mon cher, vous ne pouvez parler sérieusement. Les maréchaux de Bonaparte sont de grands hommes, qui agissent sous la direction d’un tout-puissant génie. Votre Wellington est le plus stupide des caporaux, dont les mouvements lents et mécaniques sont de plus gênés par un gouvernement ignorant.

— Wellington est l’âme de l’Angleterre ; Wellington est le vrai champion d’une bonne cause, le digne représentant d’une nation puissante, résolue, sensible et honnête.

— Votre bonne cause, autant que je puis la comprendre, est simplement la restauration de ce vil et faible Ferdinand sur un trône qu’il a déshonoré ; votre digne représentant d’un peuple honnête est un stupide bouvier, agissant pour un plus stupide fermier, et il a contre lui la suprématie victorieuse et le génie invincible.

— Contre la légitimité combat l’usurpation ; contre la modeste, simple, juste et brave résistance à l’envahissement, combat la vaine, fausse, égoïste et traîtresse ambition de posséder. Dieu protège le juste.

— Dieu protège souvent le puissant.

— Alors je suppose que la poignée d’Israélites debout sur le bord asiatique de la mer Rouge était plus puissante que l’armée des Égyptiens rassemblée sur l’autre bord ? Est-ce qu’ils étaient plus nombreux, mieux équipés ? Est-ce qu’ils étaient plus puissants, en un mot ? Ne répondez pas, Moore, ou vous direz un mensonge ; vous le savez. Ils n’étaient qu’une pauvre bande d’esclaves, opprimés par leurs tyrans depuis quatre cents ans ; des femmes et des enfants embarrassaient leurs rangs clair-semés ; leurs maîtres, qui rugissaient en se précipitant à travers les flots divisés, étaient de vigoureux Éthiopiens, aussi forts et aussi féroces que les lions de Libye. Ils avaient des armes, des chevaux, des chariots ; les pauvres Hébreux étaient à pied ; peu d’entre eux, probablement, avaient d’autres armes que leurs bâtons de bergers ou leurs outils de maçons. Leur doux et puissant conducteur lui-même n’avait que sa verge. Mais, soyez-en sûr, Robert Moore, le droit était de leur côté, le Dieu des armées était avec eux ; le crime et l’archange déchu commandaient aux armées des Pharaons ; qui triompha ? Vous le savez bien : « Le Seigneur, en ce jour, sauva Israël des mains des Égyptiens, et Israël vit les Égyptiens morts sur le bord de la mer ; » oui, « les flots les submergèrent, ils descendirent au fond comme une pierre. La main droite du Seigneur se couvrit de gloire ; la main du Seigneur mit en pièces les ennemis. »

— Vous avez raison ; seulement la comparaison est fausse : la France, c’est Israël ; Napoléon, c’est Moïse. L’Europe, avec ses empires fastueux et ses dynasties corrompues, c’est l’Égypte ; la vaillante France représente les douze tribus ; son jeune et vigoureux usurpateur, c’est le berger d’Horeb.

— Je dédaigne de vous répondre. »

Ici la conversation fut interrompue par le roulement rapide d’un cabriolet, qui aussitôt s’arrêta au milieu de la route. Le manufacturier et le recteur avaient été trop occupés de leur dispute pour l’entendre avant qu’il fût presque arrivé sur eux.

« Eh ! maître, les voitures sont-elles arrivées à la maison ? demanda une voix de l’intérieur.

— Est-ce que ce serait Joe Scott ?

— Oui, oui, répondit une autre voix ; car le cabriolet contenait deux personnes. Oui, monsieur Moore, c’est Joe Scott. Je vous le ramène dans un joli état. Je l’ai trouvé en haut du marais avec trois autres. Que me donnerez-vous pour vous l’avoir ramené ?

— Mes remercîments, certes, car j’aurais été fâché de perdre un homme comme lui. Mais c’est vous, monsieur Yorke ? Il me semble reconnaître votre voix.

— Oui, mon garçon, c’est moi. Je revenais du marché de Stilbro’, et comme j’arrivais au milieu du marais, fouettant mon cheval qui allait comme le vent (car, vous le savez, les temps sont dangereux, grâce à un mauvais gouvernement), j’entendis un gémissement ; j’approchai ; il y en a qui auraient fouetté pour s’éloigner plus rapidement, mais je n’ai rien à craindre, que je sache. Je ne crois pas qu’il y ait un garnement dans ce district qui voulût me faire du mal ; du moins je suis homme à le leur rendre. Je demandai : « Y a-t-il quelqu’un de blessé, là ? — Certainement, me répondit une voix qui semblait sortir de terre. — Que faut-il faire ? soyez clair et répondez-moi. — Nous sommes ici quatre gisant dans le fossé, répondit Joe.

— C’est honteux, leur dis-je ; et je leur ordonnai de se lever et de partir, s’ils ne voulaient faire connaissance avec mon fouet.

— C’est ce que nous aurions fait depuis une heure, mais nous sommes attachés avec des cordes. » En une minute j’eus coupé les liens avec mon couteau, et Joe monta dans mon cabriolet pour me raconter ce qui s’était passé ; les autres suivent derrière, aussi vite que leurs jambes le leur permettent

— Je vous suis fort obligé, monsieur Yorke.

— Croyez-vous, mon garçon ? vous savez bien que non. Cependant, voici les autres qui approchent. Et ici, par le Seigneur ! en voici une autre troupe avec des lumières dans leurs vases, comme l’armée de Gédéon, et nous avons aussi le curé avec nous ; bonsoir, monsieur Helstone ! »

M. Helstone rendit le salut avec beaucoup de roideur. L’individu qui était dans le cabriolet continua :

« Nous voilà onze hommes, et nous avons des chevaux et des chariots avec nous. S’il nous arrivait seulement de rencontrer quelques-uns de ces affamés gredins de briseurs de métiers, nous pourrions gagner une grande victoire ; chacun de nous pourrait être un Wellington ; cela vous irait, monsieur Helstone ; et quels articles on nous ferait dans les journaux ! Briarfield serait célèbre. Mais nous aurons une colonne et demie dans le Stilbro’ Courier sur cette petite affaire ; je n’en attends pas moins.

— Et je ne vous en promets pas moins, monsieur Yorke, car j’écrirai l’article moi-même, répondit le recteur.

— Certainement ! certainement ! Et ne manquez pas de demander que ceux qui ont brisé les métiers et lié les jambes de Joe Scott soient pendus. Il y a où il doit y avoir matière à pendaison, sans aucun doute.

— Si je les jugeais, je leur accorderais une courte confession, dit M. Moore ; mais j’ai l’intention de les laisser tranquilles sur cette affaire, et de leur donner assez de corde, certain qu’à la fin ils se pendront bien eux-mêmes.

— Les laisser tranquilles ? Dites-vous vrai, Moore ? Promettez-vous cela ?

— Promettre ? Oh ! non. Tout ce que je veux dire, c’est que je ne me donnerai aucune peine pour les saisir ; mais si l’un d’eux se trouvait sur mon chemin…

— Vous le briseriez, oui : estimez-vous heureux s’ils ne font qu’arrêter des voitures avant que vous régliez votre compte avec eux. En voilà assez sur ce sujet à présent. Nous voici à ma porte, messieurs, et j’espère que vous et les hommes entrerez un instant. Un léger rafraîchissement ne fera de mal à aucun de vous. »

Moore et Helstone déclinèrent l’invitation, en disant qu’ils n’avaient besoin de rien. Mais M. Yorke insista avec tant de courtoisie, la nuit était si mauvaise, et la lumière qui passait à travers les rideaux de mousseline était si engageante, qu’à la fin ils cédèrent. M. Yorke descendit de son cabriolet et les introduisit dans sa demeure.

Nous ferons remarquer que M. Yorke variait souvent sa phraséologie. Tantôt il prenait l’accent du Yorkshire, tantôt il s’exprimait en un anglais très-pur. Ses manières étaient sujettes aux mêmes altérations. Il pouvait être poli et affable, et aussi se montrer grossier et rude. Ce n’étaient donc point son langage et ses manières qui pouvaient déterminer sa position. L’apparence de sa demeure nous fixera peut-être sur ce point.

Il recommanda aux hommes de prendre le chemin de la cuisine, disant qu’il allait leur faire servir immédiatement quelque chose. Les gentlemen, MM. Moore et Helstone, furent introduits par la porte du front. Ils se trouvèrent dans une salle nattée, dont les murs étaient couverts de tableaux presque jusqu’au plafond. À travers cette pièce, ils furent conduits dans un vaste parloir : un feu magnifique brillait dans la cheminée. Dans son ensemble, cette pièce était la plus gaie et la plus agréable qu’on pût voir, et elle ne perdait rien à être examinée en détail. Il n’y avait pas de splendeur, mais du goût partout, un goût peu commun ; vous eussiez dit le goût d’un voyageur, d’un érudit ou d’un gentleman. Une série de vues italiennes ornaient les murs ; chacune de ces vues avait une valeur artistique ; un connaisseur les avait choisies, il y avait une guitare et de la musique sur un sofa ; des camées, de belles miniatures, et une garniture de vases grecs sur la cheminée ; des livres bien rangés remplissaient deux élégantes bibliothèques.

M. Yorke pria ses hôtes de s’asseoir ; il sonna pour demander du vin, et donna au domestique qui l’apporta des ordres pour le rafraîchissement à servir aux hommes qui se trouvaient dans la cuisine. Le recteur demeurait debout ; évidemment le lieu où il se trouvait ne lui plaisait pas ; il ne touchait point au vin que son hôte lui avait offert.

« Comme vous voudrez, dit M. Yorke. Vous songez sans doute aux coutumes orientales, monsieur Helstone, et vous ne voulez ni boire ni manger sous mon toit, de peur d’être obligé de devenir mon ami. Mais je ne suis ni susceptible ni superstitieux. Vous videriez le contenu de ce flacon et me donneriez la meilleure bouteille de votre cellier, que cela ne m’empêcherait pas de vous faire de l’opposition partout où nous nous rencontrerions, qu’il s’agisse des affaires de la sacristie ou de celles de la justice.

— C’est tout ce que j’attends de vous, monsieur Yorke.

— Est-ce que vous éprouvez bien du plaisir, monsieur Helstone, à galoper après des émeutiers, par une nuit humide comme celle-ci, et à votre âge ?

— J’ai toujours de la satisfaction à remplir mon devoir, et, dans la circonstance présente, mon devoir est pour moi un vrai plaisir. Chasser cette vermine est une noble occupation, digne d’un archevêque.

— Digne de vous en tout point : mais où est le vicaire ? Il visite sans doute quelque pauvre malade, ou chasse la vermine dans une autre direction ?

— Il tient garnison dans la fabrique de Hollow.

— J’espère que vous lui avez laissé un coup à boire pour soutenir son courage, Bob ? » dit M. Yorke en se tournant vers Moore.

Il ne s’arrêta pas à attendre la réponse, mais continua rapidement, s’adressant encore à Moore, qui s’était jeté dans une antique chaise placée au coin du feu :

« Otez-vous de là, Robert, mon garçon ! Cette place est la mienne. Prenez le sofa ou trois autres chaises, si vous voulez, mais non celle-là : elle n’appartient qu’à moi, et nul autre ne la doit occuper.

— Pourquoi tenez-vous tant à cette chaise, monsieur Yorke ? demanda Moore, abandonnant paresseusement la place et obéissant à l’injonction.

— Mon père y tenait avant moi, voilà la seule raison que je te donnerai ; et M. Helstone, avec tout son savoir, ne t’en donnerait pas une meilleure.

— Moore, êtes-vous prêt à partir ? demanda le recteur.

— Non, Robert n’est pas prêt ; ou plutôt, je ne suis pas prêt à me séparer de lui. C’est un mauvais garnement, et il a besoin d’une correction.

— Quoi ! monsieur, qu’ai-je donc fait ?

— Tu t’es fait des ennemis de toutes parts.

— Qu’est-ce que cela peut me faire ? Que m’importe que vos rustres du Yorkshire m’aiment ou me haïssent ?

— Ah ! voilà ! Ce garçon est bien un étranger parmi nous. Son père n’eût jamais répondu de cette façon. Retournez à Anvers, où vous êtes né et où vous avez été élevé, mauvaise tête.

— Mauvaise tête vous-même ! je ne fais que mon devoir. Quant à vos lourdauds de paysans, je m’en moque, dit Moore s’exprimant en français.

— En revanche, mon garçon, nos lourdauds de paysans se moqueront de toi, sois-en certain, répliqua M. Yorke, s’exprimant aussi en français avec un accent presque aussi pur que celui de Moore.

— C’est bon, c’est bon ! Et, puisque cela m’est égal, que mes amis ne s’en inquiètent pas.

— Tes amis ! où sont-ils, tes amis ?

— Je fais écho, où sont-ils ? et je suis fort aise que l’écho seul y réponde. Au diable les amis ! Je me souviens encore du moment où mon père et mes oncles appelèrent autour d’eux leurs amis, et Dieu sait si leurs amis se sont empressés d’accourir à leur secours ! Tenez, monsieur Yorke, ce mot ami m’irrite trop, ne m’en parlez plus.

— Comme tu voudras. »

M. Yorke laissa tomber la conversation ; et, pendant qu’il est là, confortablement assis dans son antique chaise à dossier de chêne sculpté, je saisis l’occasion d’esquisser le portrait de ce gentleman du Yorkshire qui parle français.

M. Yorke était le gentleman du Yorkshire par excellence. Il pouvait avoir cinquante-cinq ans, mais paraissait plus âgé à première vue, car ses cheveux étaient d’un blanc argenté. Son front était large et peu élevé. Son teint frais dénotait une constitution saine. L’âpreté particulière aux hommes du Nord se remarquait sur son visage et dans le son de sa voix. Chacun de ses traits était anglais, sans aucun mélange du type normand. Rien d’élégant ni d’aristocratique dans ce visage que le beau monde eût trouvé vulgaire, et les gens sensés, caractéristique. Mais la vigueur, la sagacité, l’intelligence, la rude mais réelle originalité marquées dans chaque linéament, dans chaque pli de cette figure, plaisaient aux gens adroits et rusés. C’était une face indocile, dédaigneuse, sarcastique, la face d’un homme difficile à conduire et impossible à contraindre. Sa taille était élevée et bien prise, sa démarche digne et aisée.

Si j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à peindre M. Yorke au physique, j’en rencontre encore davantage à le peindre au moral. Si vous vous attendez, lecteur, à trouver en lui une perfection, ou même un vieux gentleman rempli de bienveillance et de philanthropie, vous êtes dans une parfaite erreur. Il vient de parler avec quelque sens, et même avec une certaine sympathie, à M. Moore ; mais vous ne devez pas conclure de là qu’il parle et pense toujours avec le même sens et la même sympathie.

Premièrement, M. Yorke était tout à fait dépourvu de l’organe du respect, défaut qui conduit un homme à se tromper dans toutes les circonstances de la vie où le respect est nécessaire. Secondement, il manquait de l’organe de la comparaison, défaut qui prive un homme de sensibilité. Troisièmement, il avait les organes de la bienveillance et de l’idéalité trop peu développés, ce qui, en privant sa nature de bienveillance et de poésie, le portait à croire que ces qualités n’existaient nulle part.

Le défaut de respect le rendait intolérant pour ceux qui étaient au-dessus de lui : rois, nobles et prêtres, dynasties, parlements, gouvernements, avec leurs actes, leurs lois, leurs formes, leurs droits, étaient pour lui une abomination, des ruines dont il y aurait tout bénéfice à se débarrasser. Son cœur était comme mort, et n’éprouvait jamais le choc électrique de l’admiration. Ce défaut de respect tarissait en lui mille sources de pures jouissances, et flétrissait ses plus vifs plaisirs. Il n’était pas irréligieux, bien qu’il ne fût membre d’aucune secte, mais sa religion ne pouvait être celle de l’homme qui sait vénérer. Il croyait en Dieu et au ciel, mais son Dieu et son ciel étaient ceux d’un homme dépourvu de crainte, d’imagination et d’amour.

La faiblesse de l’organe de la comparaison le rendait inconséquent ; en même temps qu’il professait quelques excellentes doctrines générales d’indulgence et de tolérance naturelles, il conservait envers certaines classes une stupide antipathie. Il parlait du clergé et de tout ce qui touchait au clergé, des lords et de tout ce qui se rapportait aux lords, avec une âpreté, quelquefois même avec une insolence aussi injustes qu’insupportables. Jamais il ne lui arrivait de se mettre à la place de ceux qu’il vitupérait, de comparer leurs erreurs et leurs défauts avec les tentations et les désagréments de leur position. Il ne se demandait point s’il eût fait autrement en pareille situation, et exprimait souvent les vœux les plus féroces et les plus tyranniques contre ceux qui avaient agi, selon lui, avec férocité et tyrannie. À en juger par ses menaces, pour faire progresser la cause de la liberté et de l’égalité, il n’eût pas reculé devant l’emploi de moyens arbitraires et même cruels ? L’égalité ! oui, M. Yorke parlait d’égalité, mais son cœur était plein d’orgueil ; très-doux avec ses subordonnés, très-bon pour tous ceux qui étaient au-dessous de lui, il était hautain comme Belzébuth avec ceux que le monde considérait comme lui étant supérieurs. La révolte était dans son sang ; il ne pouvait supporter aucune domination ; son père et son grand-père avant lui avaient le même défaut, ses enfants après lui suivront son exemple.

Manquant généralement de bienveillance, il ne pouvait supporter la faiblesse d’esprit ni aucun des défauts qui heurtaient sa forte et subtile nature. Aussi ne mettait-il aucun frein à ses mordants sarcasmes. N’étant point compatissant, il pouvait blesser et blesser encore, sans s’apercevoir de la profondeur de la plaie qu’il venait d’ouvrir.

Quant au manque d’idéal de son esprit, c’est à peine si on peut l’appeler un défaut. Il appréciait la musique avec une oreille délicate, la couleur et la forme avec un œil correct ; en un mot, il avait le goût, et qui eût songé à lui demander l’imagination ? N’est-elle pas regardée comme un dangereux et inutile attribut participant de la faiblesse, de la folie peut-être, comme une infirmité plutôt qu’un don de l’esprit, par tous, excepté par ceux qui la possèdent ou s’imaginent la posséder ? À les entendre, ne dirait-on pas que leur cœur resterait froid, s’il n’était électrisé par cet élixir, leurs yeux obscurcis, si cette flamme n’illuminait leurs visions ? Selon eux, elle communique au printemps de joyeuses espérances, à l’été un charme enchanteur, à l’automne des joies tranquilles, et à l’hiver des consolations que vous ne pouvez comprendre. Ce sont là des illusions, assurément ; mais les fanatiques s’attachent à leurs songes, pour eux plus précieux que l’or.

M. Yorke, n’ayant pas l’imagination poétique, la considérait comme une qualité tout à fait superflue chez les autres. Il pouvait tolérer et même encourager les peintres et les musiciens ; il jouissait des produits de leur art, savait apprécier un bon tableau et savourer le charme d’une bonne musique. Mais un poète, fût-il Milton ou Shakspeare, s’il n’avait pu tenir sa place au comptoir ou dans le magasin, eût vécu méprisé et fût mort dédaigné sous les yeux de Hiram Yorke.

Et, comme les Hiram Yorke sont nombreux en ce monde, il est fort heureux que le vrai poëte cache souvent sous une apparence inoffensive un esprit impitoyable et droit avec lequel il mesure la taille de ceux qui d’en haut lui jettent un dédaigneux regard. Il est heureux qu’il trouve en lui sa propre félicité, et dans la nature une société qui remplace celle qui le fuit et qu’il ne regrette pas. Lorsque le monde le regarde d’un air froid, avec raison peut-être, car à son tour il a jeté sur le monde un regard hautain et dédaigneux, il est juste que le poëte puisse éprouver cette joie intime, cette illumination de l’âme qui lui fait tout envisager sous les plus joyeuses et les plus brillantes couleurs, pendant que le profane vulgaire regarde peut-être son existence comme un hiver du pôle, jamais réjoui par les rayons du soleil. Le vrai poëte n’a pas besoin qu’on s’apitoie sur lui, et il rit intérieurement toutes les fois qu’un philanthrope fourvoyé s’attendrit sur son sort. Même lorsque les utilitaires portent sur lui leur jugement et proclament l’inutilité du poëte et de son art, il écoute la sentence avec une si âpre dérision, avec un si profond et si impitoyable mépris des malheureux Pharisiens qui l’ont prononcée, qu’il est plutôt à blâmer qu’à plaindre. Ce ne sont pas là cependant des réflexions de M. Yorke, et c’est à M. Yorke que nous avons affaire à présent.

Je vous ai énuméré quelques-uns de ses défauts, lecteur ; quant à ses qualités, il était l’un des hommes les plus honorables et les plus capables du Yorkshire ; même ceux qui ne l’aimaient pas étaient forcés de le respecter. Il était fort aimé des pauvres, parce qu’il était bon et paternel envers eux. Pour ses ouvriers, il était affectueux et plein d’attentions. Lorsqu’il n’avait plus de travail à leur donner, il s’efforçait de leur procurer autre chose à faire, et, s’il ne le pouvait, il les aidait à se transporter, eux et leurs familles, dans un district où ils espéraient en trouver. Il faut aussi faire remarquer que si quelques individus, parmi ses ouvriers, montraient des signes d’insubordination, Yorke, comme un grand nombre de ceux qui abhorrent la répression chez les autres, savait l’exercer avec vigueur, et avait le secret d’étouffer la rébellion dans son germe et de l’arracher comme une mauvaise herbe, de sorte qu’elle ne s’étendait et ne se développait jamais dans la sphère de son autorité. L’heureuse situation de ses propres affaires lui donnait la liberté de parler avec la dernière sévérité de ceux qui étaient dans une situation différente de la sienne, d’attribuer à leur propre faute ce qu’il pouvait y avoir de désagréable dans leur position, de se séparer des maîtres et de soutenir librement la cause des travailleurs.

La famille de M. Yorke était la première et la plus ancienne du Yorkshire, et, s’il n’était le plus riche, il était un des hommes les plus influents du district. Son éducation avait été bonne ; dans sa jeunesse, avant la Révolution, il avait voyagé sur le continent, et les langues française et italienne lui étaient familières. Pendant un séjour de deux années en Italie, il avait collectionné un grand nombre d’excellents tableaux et d’objets d’art, qui faisaient maintenant l’ornement de sa résidence. Ses manières, lorsqu’il le voulait, étaient celles d’un gentleman de la vieille école ; sa conversation, quand il cherchait à plaire, était singulièrement intéressante et originale, et, s’il s’exprimait ordinairement dans le langage du Yorkshire, c’est qu’il le voulait bien, préférant son dorique natif à un vocabulaire plus raffiné.

M. Yorke connaissait tout le monde et était connu de tout le monde à plusieurs milles à la ronde, et cependant ses intimes n’étaient pas nombreux. Profondément original lui-même, il n’avait aucun goût pour ce qui était ordinaire ; un homme d’un franc et rude caractère, quelle que fût sa position, était toujours accueilli par lui. Un raffiné et insipide personnage, quelque élevé qu’il fût, était l’objet de sa profonde aversion. Sur ce point, il portait ses préférences à l’extrême, oubliant qu’il peut se rencontrer de charmants et d’admirables caractères chez des personnes qui ne peuvent être originales. Néanmoins, il faisait des exceptions à sa règle. Il y avait une certaine classe de gens simples, naïfs, presque destitués d’intelligence et tout à fait incapables d’apprécier la supériorité de la sienne, mais qui, en même temps, n’étaient point blessés par sa rudesse ni aisément rebutés par ses sarcasmes, n’analysaient pas trop minutieusement ses faits et gestes et ses opinions, avec lesquels il était tout particulièrement à son aise, et que par conséquent il préférait.

On aura remarqué sans doute qu’il ne manquait pas de cordialité avec M. Moore ; il avait deux ou trois raisons pour justifier une certaine partialité à l’endroit du jeune manufacturier.

La première de ces raisons, c’est que Moore parlait l’anglais avec un accent étranger, et le français avec un accent parfaitement pur, et que cette sombre et maigre figure, avec ses belles lignes un peu dévastées, ne ressemblait nullement aux types anglais ni à ceux du Yorkshire. Ces points sembleront frivoles et peu propres à influencer un homme tel que M. Yorke, mais ils lui rappelaient de vieux souvenirs, des idées de plaisirs peut-être ; ils le reportaient au temps de ses voyages, de ses jeunes années ; il avait vu en Italie des visages comme celui de Moore ; il avait entendu dans les cafés parisiens et aux théâtres des voix semblables à la sienne ; il était jeune alors, et, lorsqu’il regardait le jeune étranger et entendait le son de sa voix, il lui semblait être jeune encore.

La seconde raison avait quelque chose de plus substantiel, quoique moins agréable : M. Yorke avait connu le père de Moore ; il avait fait des affaires avec lui, et avait, dans une certaine mesure, été impliqué dans ses pertes.

Troisièmement, il avait reconnu en lui un homme véritablement apte aux affaires. Il était persuadé que, par un moyen ou par un autre, ce jeune homme arriverait à faire sa fortune, et il respectait sa résolution et sa perspicacité, peut-être même sa rudesse. Une quatrième circonstance qui les réunissait, c’est que M. Yorke était un des tuteurs de la mineure sur le domaine de laquelle la fabrique de Hollow était située. En conséquence, Moore, dans le cours de ses changements et de ses améliorations, avait de fréquentes occasions de le consulter.

Quant à l’autre convive présent en ce moment dans le parloir de M. Yorke, entre lui et son hôte existait une double antipathie, l’antipathie naturelle et celle des circonstances. Le libre penseur haïssait le formaliste ; l’amant de la liberté détestait le puritain. En outre, on disait que dans leur jeunesse ils avaient offert leurs hommages à la même femme.

M. Yorke, dans sa jeunesse, était cité pour la préférence qu’il donnait aux femmes spirituelles et ardentes. Une taille élégante, un air distingué, un esprit vif, une langue prompte, avaient pour lui de grands attraits. Jamais cependant il ne songea à épouser aucune de ces élégantes dont il recherchait la société ; devenu éperdument amoureux, il rechercha ardemment une jeune fille qui présentait un contraste complet avec celles qu’il avait précédemment remarquées : une jeune fille au visage de madone, un marbre vivant, l’impassibilité personnifiée. Peu lui importait qu’elle ne lui répondît que par monosyllabes, qu’elle n’entendît pas ses soupirs, qu’elle ne lui rendît pas ses regards, ne répondît jamais à ses opinions, ne sourît que rarement à ses plaisanteries, et ne lui accordât ni respect ni attention ; peu lui importait qu’elle parût l’antipode de tout ce qu’il avait eu dans sa vie l’habitude d’admirer ; pour lui Marie Cave était parfaite, parce que, pour quelque raison (sans doute il avait une raison), il l’aimait.

M. Helstone, en ce temps-là vicaire de Briarfield, aimait aussi Marie. Beaucoup d’autres aussi l’admiraient, car elle était d’une beauté angélique ; mais le jeune ecclésiastique fut préféré à cause de sa position. M. Helstone n’avait et ne professait point pour Marie l’absorbante passion de M. Yorke ; il la vit ce qu’elle était réellement, et demeura en conséquence plus maître d’elle et de lui-même. Elle accepta sa main à la première offre, et le mariage eut lieu.

La nature n’avait jamais entendu faire de M. Helstone un bon mari, même pour une femme d’humeur paisible. Il pensait, aussi longtemps que sa femme gardait le silence, que rien ne la tourmentait et qu’elle n’avait besoin de rien. Si elle ne se plaignait pas de la solitude, la solitude, quelque prolongée qu’elle fût, ne lui déplaisait point. Parce qu’elle ne parlait point, et qu’elle n’exprimait point une prédilection pour ceci, une aversion pour cela, il était inutile de consulter ses goûts. Il n’avait pas la prétention de connaître les femmes, ni de les comparer avec les hommes. Elles étaient pour lui des êtres d’un ordre très-différent et peut-être bien inférieur. Il ne pensait pas qu’une femme pût être la compagne de son mari, bien moins encore sa confidente et son soutien. Sa femme, au bout d’un an ou deux, n’était pour lui d’une grande importance sous aucun rapport ; toutefois, lorsqu’un jour, soudainement, ainsi qu’il le pensa, car il l’avait à peine vue dépérir, elle prit congé de lui et de ce monde, et qu’il ne trouva plus qu’une belle forme d’argile, froide et blanche, dans la couche nuptiale, il sentit la perte qu’il venait de faire, plus peut-être qu’il ne parut la sentir, car il n’était pas de ces hommes à qui le malheur arrache facilement des pleurs.

Ses yeux sans larmes et son chagrin contenu scandalisèrent une vieille gouvernante et une autre femme qui avait soigné mistress Helstone dans sa maladie, et qui peut-être avait eu occasion d’en apprendre sur sa nature et ses facultés aimantes plus que n’en connaissait son mari. Elles jasèrent auprès du corps, racontèrent des anecdotes sur la cause réelle et supposée de la maladie ; bref elles s’indignèrent contre cet austère petit homme qui examinait des papiers dans la pièce voisine, et qui ne se doutait guère des malédictions dont il était l’objet.

Mistress Helstone ne fut pas plutôt dans la tombe, que la rumeur se répandit dans le voisinage qu’elle était morte de chagrin ; bientôt même on parla de mauvais traitements de la part du mari ; rapports grossièrement faux, mais qui n’en furent pas moins avidement saisis. M. Yorke les entendit, et en crut une partie. Déjà il n’avait pas des sentiments bienveillants pour son heureux rival ; bien que marié lui-même et uni à une femme qui semblait sous tous les rapports le parfait contraste de Marie Cave, il ne put oublier l’amer désappointement qu’il avait éprouvé, et, lorsqu’il apprit que celle qui lui eût été si précieuse avait été négligée, maltraitée peut-être par un autre, il conçut pour cet autre une profonde et amère animosité.

De la nature et de la violence de cette animosité, M. Helstone n’était qu’à moitié instruit ; il ne savait pas combien Yorke avait aimé Marie Cave, ni combien il avait souffert en la perdant. Les bruits de mauvais traitements qu’il aurait fait endurer à son épouse, familiers à toutes les oreilles du voisinage, n’étaient jamais arrivés aux siennes. Il croyait que des dissidences politiques et religieuses seules le séparaient de M. Yorke. S’il avait connu la vérité, rien n’eût pu probablement lui persuader de franchir le seuil de la demeure de son ancien rival.

M. Yorke ne reprit point sa mercuriale à M. Moore ; la conversation recommença bientôt dans une forme plus générale, bien que conservant encore un peu le caractère de la dispute. L’état inquiet du pays, les nombreuses déprédations commises récemment dans le district sur les fabriques, fournissaient un aliment d’autant plus vif à la discussion, que les trois personnes présentes différaient plus ou moins dans leur manière de voir. M. Helstone était pour les maîtres ; il trouvait les ouvriers déraisonnables. Il condamnait vivement cet esprit de désaffection contre l’autorité qui s’étendait partout, ainsi que le refus de supporter avec patience des maux qu’il regardait comme inévitables. Le remède qu’il prescrivait, c’était une intervention vigoureuse de la part du gouvernement, une vigilance stricte de la part des magistrats, et, toutes les fois qu’elle serait nécessaire, une répression militaire prompte et énergique.

M. Yorke demandait si cette intervention, cette vigilance et cette répression sévère et vigoureuse, nourriraient ceux qui mouraient de faim, donneraient du travail à ceux qui n’en avaient pas ; il trouva singulière l’idée qu’il y avait des maux inévitables ; il dit que la patience publique ressemblait à un chameau sur le dos duquel le dernier atome qu’il pût porter aurait déjà été mis, et que la résistance était maintenant un devoir ; quant à l’esprit général de désaffection envers les autorités constituées, il le regardait comme le signe le plus rempli de promesses des temps actuels. Les maîtres, il l’accordait, étaient réellement embarrassés ; mais leurs embarras avaient été accumulés sur eux par un gouvernement vil, corrompu et sanguinaire (c’étaient les épithètes de M. Yorke). Des fous comme Pitt, des démons comme Castelreagh, de dangereux idiots tels que Parceval, étaient les tyrans, la malédiction du pays, les destructeurs de son commerce. C’était leur persévérance entêtée dans une guerre injustifiable, funeste et ruineuse, qui avait amené le pays à l’état dans lequel il se trouvait. C’étaient leurs taxes monstrueuses et oppressives, leurs infâmes ordres en conseil, dont les promoteurs méritaient l’accusation de haute trahison et l’échafaud, qui avaient attaché une meule au cou de l’Angleterre.

« Mais à quoi bon discourir ? continua-t-il. Quelle chance de faire entendre la voix de la raison dans un pays gouverné par un roi, par des prêtres et par des pairs ; qui a pour roi nominal un fou et pour monarque réel un débauché sans principes ; qui tolère une insulte au sens commun telle que des législateurs héréditaires, et une plaisanterie comme le banc des évêques ; qui vénère et supporte une Église pleine d’intolérance et d’abus, tient sur pied une armée permanente, et nourrit une autre armée de prêtres paresseux, et leurs familles ? »

M. Helstone se leva, mit sur sa tête son chapeau à larges bords, et répondit que dans le cours de sa carrière il avait rencontré deux ou trois personnes chez qui des sentiments semblables s’étaient très-fermement maintenus tant que la santé, la force et la prospérité étaient restées fidèles à ceux qui les professaient. Mais il vient un temps, dit-il, pour tous les hommes, « où les maîtres de la maison tremblent et sont effrayés de ce qui est en haut ; » et ce temps est l’épreuve de l’avocat de l’anarchie et de la rébellion, de l’ennemi de la religion et de l’ordre. Il avait été appelé, affirma-t-il, pour lire les prières de l’Église au lit de mort de l’un de ses plus acharnés ennemis ; il l’avait vu accablé de remords, cherchant dans son cœur une place pour le repentir, et n’en trouvant pas. Il devait rappeler à M. Yorke que le blasphème contre Dieu et contre le roi est un péché mortel, et qu’il existe un jugement futur.

M. Yorke répondit qu’il croyait fermement à quelque chose comme un jugement à venir. S’il en était autrement, où serait la récompense de ces misérables qui semblent triompher en ce monde, brisent avec impunité des cœurs innocents, abusent de privilèges immérités, sont un scandale pour d’honorables professions, enlèvent le pain de la bouche des pauvres, maltraitent les humbles et rampent bassement devant le riche et le puissant ? Mais, ajouta-t-il, toutes les fois qu’il se sentait affligé de ces choses et de leur succès apparent sur cette bourbeuse planète, il prenait le vieux livre (montrant la grande Bible sur un des rayons de la bibliothèque), l’ouvrait au hasard, et il était sûr de tomber sur un verset qui expliquait tout. Il était aussi sûr, dit-il, de la destinée future de quelques-uns, que si un ange avec ses grandes ailes blanches fût descendu le lui dire.

« Monsieur, dit M. Helstone, rassemblant toute sa dignité, la grande science de l’homme est de se connaître soi-même, ainsi que le but où il dirige ses pas.

— Oui, oui, vous devez vous rappeler, monsieur Helstone, que l’Ignorance fut chassée du ciel, traversa les airs et vint s’abattre devant une porte, sur le flanc de la montagne qui conduit à l’enfer.

— Et je n’ai pas oublié non plus, monsieur Yorke, que l’Orgueil, ne voyant pas le chemin devant lui, tomba dans un précipice qui avait été creusé à dessein par le prince des ténèbres, et fut brisé en pièces dans sa chute.

— Maintenant, dit M. Moore, qui était demeuré silencieux spectateur du combat, et que son indifférence pour les partis politiques et les commérages du voisinage rendait un juge impartial, maintenant vous vous êtes assez maltraités, et vous avez prouvé combien vous vous haïssez cordialement. Pour ma part, ma haine est si complètement absorbée par ceux qui ont brisé mes métiers, qu’il ne m’en reste plus pour mes connaissances intimes, et encore moins pour une chose aussi vague qu’une secte ou un gouvernement : mais réellement, messieurs, vous me paraissez très-méchants, pires que je ne l’aurais jamais soupçonné. Je n’ose pas demeurer avec un rebelle et un blasphémateur comme vous, Yorke ; et bien moins m’en retourner avec un ecclésiastique cruel et tyrannique comme vous, monsieur Helstone.

— Je m’en vais, cependant, monsieur Moore, dit froidement le recteur ; venez avec moi ou ne venez pas, comme il vous plaira.

— Non, il n’aura pas le choix ; il partira avec vous, répondit Yorke. Il est minuit passé, et je ne veux pas qu’il reste plus tard personne dans ma maison. Vous allez partir. »

Il sonna.

« Deb, dit-il au domestique qui se présenta, renvoyez les hommes qui sont dans la cuisine, fermez les portes et allez vous coucher. Voici votre chemin, messieurs, » dit-il à ses convives ; puis les éclairant à travers le corridor, il les poussa poliment dehors par la grande porte.

Ils trouvèrent leurs hommes se précipitant pêle-mêle sur la route ; leurs chevaux attendaient à la porte ; ils sautèrent en selle et s’éloignèrent rapidement, Moore riant de leur abrupt renvoi, Helstone profondément indigné.





CHAPITRE IV.

Le cottage de Hollow.


Moore avait conservé sa gaieté lorsqu’il se leva le lendemain matin. Sim et Joe Scott avaient passé la nuit à la fabrique.

Le maître, toujours matinal, fut debout plus tôt que d’habitude ; il éveilla son contre-maître par une chanson française, en procédant à sa toilette.

« Vous n’êtes donc pas découragé, maître ? dit Joe.

— Pas le moins du monde, mon garçon ; levez-vous, et nous irons faire un tour à la fabrique avant l’arrivée des ouvriers ; je vous expliquerai mes plans pour l’avenir. Nous aurons les machines, Joseph ; vous n’avez jamais entendu parler de Bruce, peut-être ?

— Et l’araignée ? Je la connais. J’ai lu l’histoire d’Écosse, et j’en connais là-dessus aussi long que vous. Vous voulez dire que vous persévérez dans votre dessein.

— Oui.

— Avez-vous quelque fortune personnelle dans votre pays ? demanda Joe, pliant et faisant disparaître son lit de circonstance.

— Dans mon pays ? Et quel est mon pays ?

— Eh bien, la France ! N’est-ce pas la France ?

— Non, certes ! La circonstance de la prise d’Anvers, où je suis né, ne m’a point rendu Français.

— La Hollande ? alors.

— Je ne suis pas un Hollandais. Voilà que vous confondez Anvers avec Amsterdam.

— La Flandre ?

— Je méprise l’insinuation, Joe. Moi, Flamand ! Ai-je donc le visage flamand, le nez grossier et proéminent, le front déprimé et fuyant en arrière, les yeux bleu pâle à fleur de tête ? Suis-je donc tout buste et sans jambes comme un Flamand ? Joe, je suis un Anversois ; ma mère était une Anversoise, quoique d’origine française ; c’est pourquoi je parle français.

— Mais votre père était né dans le Yorkshire, ce qui vous rend bien un peu Yorkshirien aussi ; et tout le monde peut voir que vous êtes comme nous âpre au gain et hardi dans vos entreprises.

— Joe, vous êtes un effronté coquin ; mais j’ai été accoutumé à cette espèce d’insolence depuis ma jeunesse. Les classes ouvrières, en Belgique, se conduisent brutalement envers ceux qui les emploient.

— Dans ce pays, nous avons l’habitude de dire toujours notre façon de penser ; les jeunes curés et les élégants de Londres se scandalisent souvent de ce qu’ils appellent notre incivilité, et nous n’en sommes pas fâchés, car nous nous amusons à les voir tourner en haut le blanc de leurs yeux et lever au ciel leurs espèces de mains, disant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quels sauvages ! Comme ils sont grossiers ! »

— C’est que vous êtes aussi des sauvages. Vous n’avez sans doute pas la prétention de vous croire civilisé, Joe ?

— Quelque peu, quelque peu, maître. J’espère que nous autres, garçons manufacturiers du Nord, sommes autrement intelligents et instruits que vos garçons de ferme du Midi. Le commerce aiguise l’esprit, et ceux qui, comme moi, vivent avec les machines, sont forcés de penser. Vous savez que, lorsque je remarque un effet, j’en recherche aussitôt la cause, et il est rare que je ne mette pas la main dessus. J’aime aussi la lecture et suis curieux de savoir ce que nos gouvernants font et projettent pour nous, et je ne suis pas le seul. Il y en a plus d’un, parmi ces graisseux apprêteurs et ces teinturiers à la peau bleue et noire, qui ont une forte tête, et peuvent parler d’une loi aussi bien que vous ou le vieux Yorke, et un peu mieux que Christophe Sykes de Whinbury, ou que ce grand arrogant d’Irlandais, le vicaire Helstone.

— Vous vous croyez un garçon remarquable, je le sais, Scott.

— J’en conviens. Je peux distinguer le fromage de la craie, et je sais que j’ai profité des occasions que j’ai eues de m’instruire quelque peu mieux que beaucoup qui sont au-dessus de moi. Mais il en est des milliers dans le Yorkshire qui me valent, et deux sur trois qui sont meilleurs que moi.

— Vous êtes un grand homme ! vous êtes un sublime compère ; mais vous êtes un impertinent et un infatué nigaud, avec tout cela, Joe. Vous ne devez pas croire que, parce que vous avez appris un peu de calcul, et pêché quelques éléments de chimie au fond d’une cuve à teinture, vous êtes un savant incompris ; vous ne devez pas supposer, parce que les sentiers du commerce sont quelquefois raboteux, et que vous et vos pareils manquez quelquefois de travail et de pain, que votre classe est martyre, et que la forme du gouvernement sous lequel vous vivez est mauvaise. De plus, vous ne devez pas insinuer que les vertus se sont réfugiées dans les chaumières et ont tout à fait déserté les châteaux. Permettez-moi de vous dire que je déteste particulièrement ces billevesées ; car je sais que la nature humaine est partout la même, que sous la tuile ou le chaume, et dans tout être humain qui respire, le vice et la vertu sont alliés en plus petite ou plus grande proportion, et que cette proportion n’est pas déterminée par le rang. J’ai vu des scélérats qui étaient riches, j’ai vu des scélérats qui étaient pauvres, et j’en ai vu qui n’étaient ni pauvres ni riches, mais qui avaient réalisé le vœu d’Agar, et qui possédaient l’honnête et modeste nécessaire. Mais l’horloge va marquer six heures ; en voilà assez avec vous, Joe ; allez sonner la cloche. »

On était alors dans le milieu de février ; à six heures l’aurore commençait à pénétrer avec ses pâles rayons la noire obscurité de la nuit, et donnait une demi-transparence à ses ombres épaisses. Ce matin-là, les rayons de l’aurore étaient particulièrement pâles. Aucune rougeur ne teignait l’orient. L’aspect de ce matin était glacial. Un vent âpre chassait la masse des nuages, qui en se retirant découvraient non le ciel bleu, mais un ciel chargé d’une pâle vapeur formant un anneau argenté tout autour de l’horizon.

La pluie avait cessé ; mais la terre était détrempée, et les ruisseaux débordaient.

Les fenêtres de la fabrique étaient ouvertes ; la cloche sonnait bruyamment, et les petits enfants arrivaient en courant, en trop grande hâte, nous l’espérons, pour ressentir beaucoup l’inclémence du vent. D’ailleurs, la température, ce jour-là, devait leur paraître plutôt favorable qu’autrement ; car ils s’étaient souvent rendus à leurs travaux, pendant cet hiver, à travers la neige, la pluie et la gelée.

M. Moore se tenait sur la porte pour les voir passer ; il les comptait à mesure qu’ils entraient ; à ceux qui venaient tard il adressait un mot de réprimande, répété un peu plus rudement par Joe Scott quand les retardataires étaient entrés dans la salle de travail. Ni le maître ni le surveillant ne parlaient d’une manière barbare ; ni l’un ni l’autre n’étaient inhumains, bien qu’ils parussent être fort rigides, car ils mirent à l’amende un délinquant qui s’était trop attardé. M. Moore lui fit payer son penny avant d’entrer, et l’avertit que la prochaine infraction lui coûterait deux pence.

Sans doute des règlements sont nécessaires ; mais des maîtres durs et cruels font souvent des règlements durs et cruels, et de tels maîtres n’étaient pas rares dans les temps dont nous parlons. Cependant, bien que les caractères que je trace ne soient rien moins que parfaits (tous les caractères de ce livre seront trouvés plus ou moins imparfaits), il n’entre pas dans mon plan d’en montrer de dégradés ou d’infâmes. Je livre ceux qui torturent les enfants, comme des conducteurs d’esclaves, entre les mains des geôliers.

Donc, au lieu d’attrister l’âme du lecteur par des descriptions de peines et de tortures, je suis heureux de lui apprendre que jamais Moore ni son contre-maître ne frappaient un enfant dans la fabrique. Joe avait, il est vrai, une fois fouetté vigoureusement un de ses propres enfants qui avait menti et persistait opiniâtrement dans son mensonge ; mais, comme son maître, Joe était un homme trop flegmatique, trop calme, trop raisonnable pour faire de la punition corporelle des enfants autre chose que l’exception.

M. Moore se promena dans la fabrique, dans la cour, dans la teinturerie et dans les magasins, jusqu’au lever du soleil. À huit heures, les lampes furent éteintes et la cloche donna le signal du déjeuner. Les enfants, quittant pour une demi-heure leur travail, s’emparèrent du petit bidon de fer-blanc qui renfermait leur café, et du petit panier qui contenait leur pain. Espérons que tous peuvent donner satisfaction à leur appétit ; il serait trop douloureux de penser autrement.

Enfin M. Moore quitta la cour de la fabrique et se dirigea vers sa demeure, située à peu de distance. C’était une petite maison toute blanche, dont la porte était surmontée d’un porche vert. Quelques rares tiges brunes s’élevaient dans le jardin autour de ce porche, et aussi au-dessous des fenêtres, tiges maintenant sans feuilles et sans fleurs, mais qui promettaient des voûtes de verdure pour les jours d’été. Une pelouse bordée de plates-bandes s’étendait au-devant de la maison. Les plates-bandes montraient seulement leur terreau noir, excepté dans quelque coin abrité, où les premières pousses du voilier d’hiver et du crocus s’élançaient du sol, vertes comme des émeraudes. Le printemps était retardé ; l’hiver avait été rude et prolongé ; les dernières neiges avaient disparu seulement sous la pluie de la veille, et, sur les collines, des plaques blanches couronnaient encore les pics. La pelouse n’était pas verdoyante, mais blanchâtre. Trois arbres, groupés avec grâce, s’élevaient à côté du cottage ; ils n’étaient pas grands, mais, n’ayant pas de rivaux, ils produisaient un assez bon effet. Telle était la demeure de M. Moore, un réduit charmant pour le repos et la contemplation, mais dans lequel l’activité et l’ambition ne pouvaient se résigner à replier longtemps leurs ailes. Son air de modeste confort ne paraissait pas avoir une bien grande attraction pour son possesseur ; car, au lieu d’entrer, il alla prendre une bêche dans un petit hangar, et se mit à travailler dans le jardin. Pendant environ un quart d’heure, il bêcha sans être interrompu ; à la fin, cependant, une fenêtre s’ouvrit, et une voix de femme se fit entendre :

« Eh bien ! tu ne déjeunes pas, ce matin ?

— Est-ce que le déjeuner est prêt, Hortense ?

— Certainement, depuis une demi-heure.

— Alors, je suis prêt à y faire honneur ; j’ai une faim canine. »

Il jeta sa bêche et entra dans la maison ; un étroit corridor le conduisit dans une petite pièce où était servi un déjeuner composé de café, de pain et de beurre, avec l’accompagnement peu anglais de poires à l’étuvée. La table était présidée par la dame que nous avons entendue parler de la fenêtre. Je dois la décrire avant d’aller plus loin.

Elle paraissait un peu plus âgée que M. Moore ; peut-être pouvait-elle avoir trente-cinq ans. Elle était d’une taille élevée et bien prise. Elle avait des cheveux très-noirs, en ce moment emprisonnés dans ses papillotes, des joues colorées, un nez petit et une paire de petits yeux noirs. La partie inférieure de son visage était large, comparée à la partie supérieure. Son front était petit et un peu ridé. L’expression de son visage était chagrine, mais non méchante ; il y avait dans l’ensemble de sa personne quelque chose dont on se sentait disposé à s’irriter et à rire en même temps. Ce qu’il y avait de plus étrange était son accoutrement : une jupe d’étoffe de laine et une camisole de coton rayé. La jupe était courte, et laissait voir parfaitement un pied et une cheville qui laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de la symétrie.

Vous allez croire, lecteur, que j’ai esquissé une personne d’une remarquable négligence ; nullement. Hortense Moore (elle était la sœur de Moore) était une personne remplie d’ordre et d’économie : la jupe, la camisole et les papillotes étaient son costume du matin, dans lequel elle avait été habituée à vaquer aux soins domestiques dans son propre pays. Obligée de vivre en Angleterre, elle n’en avait pas voulu perdre les habitudes ; elle tenait à ses vieilles modes belges, et était bien persuadée qu’il y avait pour elle quelque mérite à agir ainsi.

Mlle Moore avait une excellente opinion d’elle-même, opinion qui n’était pas entièrement imméritée, car elle possédait quelques bonnes et précieuses qualités ; mais elle estimait trop haut le degré et le genre de ces qualités, et laissait hors de compte une multitude de petits défauts qui les accompagnaient. Vous ne lui eussiez jamais persuadé qu’elle avait des préjugés et l’esprit étroit, qu’elle était trop susceptible à l’endroit de sa dignité et de son importance, et trop prompte à s’offenser à propos de bagatelles ; et cependant tout cela était vrai. Toutefois, elle pouvait se montrer suffisamment bonne et aimable dans toutes les circonstances où ses prétentions à la distinction et ses préjugés n’étaient point en jeu. Elle était fort attachée à ses deux frères (car, outre Robert, il y avait un autre Gérard Moore). Comme seuls représentants survivants de la famille, ces deux frères étaient presque sacrés à ses yeux. Elle connaissait cependant moins Louis que Robert. Louis avait été envoyé en Angleterre lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, et avait reçu son éducation dans une école anglaise. Soit que son éducation ne le rendît pas propre au négoce, soit que son inclination ne le poussât pas de ce côté, lorsque la ruine de ses espérances était venue le forcer à faire son chemin dans le monde, il avait choisi la carrière ardue et modeste de professeur. On le disait en ce moment précepteur dans une famille. Toutes les fois qu’elle parlait de Louis, Hortense avait coutume de dire qu’il avait des moyens, mais qu’il était trop timide et trop paisible. Son opinion sur Robert était d’un tout autre genre : elle était fière de lui ; elle le regardait comme le plus grand homme de l’Europe ; tout ce qu’il disait et faisait était remarquable à ses yeux, et elle voulait qu’il fût remarquable pour tout le monde ; rien ne pouvait être plus irrationnel, plus monstrueux, plus infâme qu’une opposition à Robert, excepté cependant une opposition à elle-même.

Aussi, Robert n’eut pas plutôt pris place à table, qu’après lui avoir servi une portion de poires cuites et lui avoir façonné une bonne grosse tartine belge, elle laissa déborder un flot d’exclamations d’étonnement et d’horreur sur l’événement de la nuit, la destruction des métiers.

Quelle idée ! les détruire ! Quelle action honteuse ! On voyait bien que les ouvriers de ce pays étaient à la fois bêtes et méchants. C’était absolument comme les domestiques anglais, les servantes surtout : rien d’insupportable comme cette Sarah, par exemple !

« Mais elle paraît propre et industrieuse, observa M. Moore.

— Elle paraît ? Ah ! je ne sais pas ce qu’elle paraît, et je ne prétends pas dire qu’elle soit sale ni paresseuse ; mais elle est d’une insolence ! Elle s’est disputée hier pendant un quart d’heure à propos de la manière de cuire le bœuf ; elle disait que je le fais bouillir en charpie, qu’il serait impossible aux Anglais de manger un plat tel que notre bouilli, que le bouillon n’était autre chose que de l’eau chaude grasse, et, quant à la choucroute, elle affirme qu’elle n’y pourrait toucher ! Vous savez, le baril que nous avons dans la cave, délicieusement préparé de mes propres mains, elle l’appelle un baquet de lavures, ce qui signifie de la nourriture pour les cochons ! Je suis harassée de cette fille, et cependant je ne puis m’en séparer sans tomber sur une pire. Vous êtes dans la même position avec vos ouvriers, pauvre cher frère !

— Je crains que vous ne soyez pas heureuse en Angleterre, Hortense.

— C’est mon devoir d’être heureuse où vous êtes, mon frère ; mais autrement, il y a certainement mille choses qui me font regretter notre ville natale. Tout le monde ici me paraît mal élevé. Ils tournent en ridicule mes habitudes. Si une jeune fille de votre fabrique vient à la cuisine et me trouve en jupon et en camisole préparant le dîner (car vous savez que je ne peux confier à Sarah la préparation d’un seul plat), elle rit d’un air moqueur. Si j’accepte une invitation à prendre le thé dehors, ce qui m’est arrivé une ou deux fois, je m’aperçois que l’on me relègue toujours au dernier rang ; on n’a pas pour moi les attentions qui me sont dues. Les Gérard, comme vous le savez, sont d’une excellente famille, et aussi les Moore ! ils ont le droit d’exiger un certain respect, et de se sentir blessés lorsqu’on le leur refuse. À Anvers, j’étais toujours traitée avec distinction ; ici, on dirait que, lorsque j’ouvre la bouche en compagnie, je parle l’anglais avec un accent ridicule, tandis que je suis persuadée que je le prononce parfaitement.

— Hortense, à Anvers on nous savait riches ; en Angleterre, nous n’avons jamais été connus que pauvres.

— Précisément, et ainsi le genre humain est mercenaire. En outre, cher frère, dimanche dernier, si vous vous en souvenez, il faisait très-humide ; en conséquence, j’allai à l’église avec mes jolis sabots noirs, objets que l’on ne porterait pas dans une ville élégante, mais que j’ai toujours eu coutume de porter à la campagne pour marcher dans les chemins boueux. Eh bien ! le croiriez-vous ? lorsque je traversais la nef, grave et calme, comme c’est mon habitude, quatre ladies et autant de gentlemen se sont mis à rire en se cachant le visage derrière leur livre de prières.

— Bien, bien ! Ne mettez plus de sabots, alors ; je vous ai déjà dit que je pensais que ce n’était pas ce qui convenait en ce pays.

— Mais, mon frère, ce ne sont pas des sabots communs comme en portent les paysans. Ce sont des sabots noirs, très-propres, très-convenables. À Mons, à Leuze, villes peu éloignées de l’élégante capitale, de Bruxelles, il est très-rare que les gens les plus respectables portent autre chose pendant l’hiver. Que quelqu’un essaye donc de piétiner dans la boue des chaussées flamandes avec des brodequins de Paris, et il m’en dira des nouvelles.

— Laissez là Mons et les chaussées flamandes ; faites à Rome ce que font les Romains ; quant à la camisole et au jupon, je n’ai pas d’opinion là-dessus. Je n’ai jamais vu une lady porter de semblables vêtements. Demandez à Caroline Helstone.

— Caroline ! Que je demande à Caroline ? Que je la consulte sur ma toilette ? Mais c’est elle qui devrait me consulter sur tous les points ; c’est une enfant.

— Elle a dix-huit ans, ou tout au moins dix-sept ; elle est d’âge à savoir tout ce qui concerne les robes, les jupes et les chaussures.

— Ne gâtez pas Caroline, je vous en prie, mon frère ; ne lui donnez pas plus d’importance qu’elle n’en doit avoir. À présent, elle est modeste, sans prétentions ; gardons-la ainsi.

— De tout mon cœur ! Viendra-t-elle ce matin ?

— Elle viendra à dix heures, comme d’habitude, prendre sa leçon de français.

— Elle se moque de vous, elle ?

— Non, certes ; elle m’apprécie mieux que qui que ce soit ; mais elle a plus d’occasions de me connaître intimement ; elle voit que j’ai de l’éducation, de l’intelligence, des manières, des principes ; bref, tout ce qui appartient à une personne bien née et bien élevée.

— L’aimez-vous tout de bon ?

— Pour l’aimer, je ne pourrais le dire. Je ne suis pas de celles qui s’enflamment aisément, et, en conséquence, on peut davantage compter sur mon amitié. J’ai de l’attachement pour elle comme ma parente ; sa position aussi m’inspire de l’intérêt, et sa conduite comme mon élève a été jusqu’ici plus susceptible d’accroître que de diminuer l’attachement qui provenait d’autres causes.

— Elle se conduit parfaitement bien aux leçons ?

— Envers moi, elle se comporte très-bien ; mais vous savez, mon frère, que j’ai une manière de repousser la trop grande familiarité, de gagner l’estime et de commander le respect. Néanmoins, avec ma pénétration, je vois clairement que Caroline n’est pas parfaite ; elle laisse beaucoup à désirer.

— Donnez-moi une dernière tasse de café, et, pendant que je la prendrai, vous m’amuserez avec le détail de ses défauts.

— Mon cher frère, je suis heureuse de vous voir déjeuner de bon appétit après la nuit fatigante que vous avez passée. Caroline, donc, a des défauts ; mais entre mes mains, et grâce à mes soins maternels, elle s’en corrigera. Il y a en elle quelque chose, une réserve, je pense, que je n’aime pas tout à fait, parce qu’elle n’est pas suffisamment enfantine et soumise ; il y a dans sa nature des éclairs d’impatience qui me déroutent. Néanmoins, elle est ordinairement fort tranquille, trop triste et trop rêveuse quelquefois. Avec le temps, certainement, je la rendrai uniformément calme et bienséante, et elle cessera d’être bizarre et pensive. Je désapprouve toujours ce que je ne puis comprendre.

— Je ne vous comprends pas : qu’entendez-vous par éclairs d’impatience, par exemple ?

— Un exemple vous fera peut-être mieux comprendre ce que je veux vous dire. Vous savez que de temps à autre je lui fais lire de la poésie française, pour l’exercer dans la prononciation. Elle a, dans le cours de ses leçons, beaucoup lu Corneille et Racine, avec un sobre et ferme esprit que j’approuve. De temps à autre elle montrait, pendant la lecture de ces auteurs estimés, une langueur qui tenait plus de l’apathie que de la sobriété, et l’apathie est ce que je ne peux souffrir chez ceux qui ont le bonheur de recevoir mes leçons ; de plus, on ne doit pas se montrer apathique à la lecture de chefs-d’œuvre. L’autre jour, je lui mis entre les mains un volume de poésies fugitives ; je l’envoyai à la fenêtre pour en apprendre une par cœur, et, lorsque je levai les yeux sur elle, je la vis tourner les feuillets avec impatience, en faisant une mine dédaigneuse, comme si elle parcourait le petit poëme sans attention. Je la grondai. « Ma cousine, me répondit-elle, tout cela m’ennuie à la mort. » Je lui dis que ce n’était pas là un langage convenable. « Dieu ! s’écria-t-elle, il n’y a donc pas deux lignes de poésie dans toute la littérature française ? » Je lui demandai ce que cela voulait dire ; elle me demanda pardon avec soumission. Un instant après, elle était tranquille. Je la vis se sourire à elle-même ; elle commença à apprendre avec ardeur. Au bout d’une demi-heure, elle vint à moi, me présenta le livre, joignit les mains comme je lui commande toujours de le faire, et commença à me réciter la Jeune Captive, de Chénier. Si vous aviez pu entendre la manière dont elle récita ce morceau, et dont elle prononça quelques commentaires après qu’elle eut fini, vous auriez compris ce que je voulais dire par éclairs d’impatience. On eût pu croire Chénier plus émouvant que Racine et Corneille. Vous conviendrez, mon frère, vous qui avez tant de sagacité, que cette appréciation singulière dénote un esprit fort mal réglé. Heureusement qu’elle est entre bonnes mains ; je lui donnerai un système, une méthode pour fixer ses pensées et ses opinions. Je lui apprendrai à contrôler et à régler ses sentiments.

— N’y manquez pas, Hortense ; la voici qui vient. C’est son ombre qui vient de passer devant la fenêtre, je crois.

— Ah ! vraiment, elle est trop matinale ; elle est venue une demi-heure avant l’heure. Mon enfant, qu’est-ce qui vous amène avant que j’aie déjeuné ? »

La question s’adressait à une personne qui entrait en ce moment, à une jeune fille enveloppée dans un manteau d’hiver, dont les plis étaient rassemblés avec grâce autour d’une taille élancée.

« Je suis venue en hâte m’informer comment vous alliez et comment allait Robert. J’étais sûre que vous seriez fort affligés de ce qui est arrivé hier. Je n’ai appris cela que ce matin ; mon oncle me l’a dit à déjeuner.

— Ah ! c’est inouï ! Vous sympathisez avec nous ? Votre oncle sympathise avec nous ?

— Mon oncle est fort irrité ; mais il était avec Robert, je crois ; n’est-il pas vrai, Robert ? Est-ce qu’il ne vous a pas accompagné au marais de Stilbro’ ?

— Oui, nous étions partis dans un attirail passablement guerrier, Caroline ; mais les prisonniers que nous allions délivrer nous ont rencontrés à mi-chemin.

— D’ailleurs, personne n’a été blessé ?

— Non ; Joe Scott a seulement les poignets un peu endoloris pour avoir été liés trop serré derrière son dos.

— Vous n’étiez pas là ? Vous n’étiez pas avec les voitures lorsqu’elles ont été attaquées ?

— Non ; on n’a jamais la bonne fortune d’être présent dans les circonstances auxquelles on désirerait le plus assister.

— Où allez-vous ce matin ? J’ai vu Murgatroyd seller votre cheval dans la cour.

— À Whinbury ; c’est aujourd’hui jour de marché.

— M. Yorke y va aussi ; je l’ai rencontré dans son cabriolet. Revenez-vous-en avec lui.

— Et pourquoi ?

— Deux valent mieux qu’un, et personne ne hait M. Yorke ; au moins, les pauvres ne le détestent pas.

— Alors M. Yorke sera une protection pour moi, qui suis haï ?

— Vous êtes incompris ; c’est probablement le mot. Resterez-vous tard ? rentrera-t-il tard, cousine Hortense ?

— C’est très-probable ; il a souvent beaucoup d’affaires à traiter à Whinbury. Avez-vous apporté votre livre d’exercices, mon enfant ?

— Oui. À quelle heure reviendrez-vous, Robert ?

— Je reviens généralement à sept heures. Désirez-vous que je sois plus tôt à la maison ?

— Tâchez d’être de retour à six heures. Il n’est pas absolument nuit à six heures ; mais à sept heures le jour a tout à fait disparu.

— Et quel danger est à craindre, Caroline, lorsque le jour a tout à fait disparu ? Quel péril concevez-vous pour moi dans les ténèbres ?

— Je ne puis définir mes craintes ; mais à présent nous éprouvons une certaine anxiété à l’endroit de nos amis. Mon oncle appelle ces temps dangereux ; il dit aussi que les propriétaires de fabriques sont impopulaires.

— Et moi un des plus impopulaires, n’est-ce pas ? Vous n’osez me parler clairement ; mais, dans votre cœur, vous me croyez exposé au sort de ce pauvre Pearson, qui reçut une balle, non à la vérité de derrière une haie, mais dans sa propre maison, à travers sa fenêtre, comme il allait se mettre au lit.

— Anne Pearson m’a montré la balle dans la chambre à coucher, dit gravement Caroline en se débarrassant de son manteau et de son manchon. Vous savez, continua-t-elle, qu’il y a une haie tout le long de la route d’ici à Whinbury, et qu’il faut aussi passer les plantations de Fieldhead. Mais vous serez de retour à six heures, ou plus tôt ?

— Certainement, affirma Hortense. Et maintenant, mon enfant, préparez vos leçons pendant que je vais mettre tremper les pois pour la purée du dîner. »

Puis elle sortit.

« Vous me soupçonnez donc beaucoup d’ennemis, Caroline ? dit M. Moore ; et sans doute vous me savez destitué d’amis ?

— Non pas tout à fait, Robert. Vous avez votre sœur, votre frère Louis que je n’ai jamais vu ; il y a M. Yorke, mon oncle, et puis bien d’autres. »

Robert sourit.

« Vous seriez bien embarrassée de nommer vos bien d’autres, dit-il. Mais montrez-moi votre livre d’exercice ». Quelle peine extrême vous prenez à votre écriture ! C’est ma sœur, je suppose, qui exige ce soin. Elle veut vous former en tout d’après le modèle d’une écolière flamande. À quelle existence êtes-vous destinée, Caroline ? Que ferez-vous de votre français, de votre dessin et de vos autres talents, lorsque vous les aurez acquis ?

— Vous faites bien de dire : lorsque je les aurai acquis ; car, vous le savez, avant qu’Hortense entreprît mon éducation, je savais peu de chose. Pour ce qui est de l’existence à laquelle je suis destinée, je ne peux le dire : je suppose que c’est à tenir la maison de mon oncle, jusque… »

Elle hésita.

« Jusqu’à quand ? Jusqu’à sa mort ?

— Non ! Pourquoi prononcer ce mot ? Je n’ai jamais pensé à sa mort ; il n’a que cinquante-cinq ans. Mais jusque… jusqu’à ce que les événements m’offrent d’autres occupations.

— Une perspective remarquablement vague ! En êtes-vous contente ?

— Je m’en contentais autrefois. Les enfants, vous le savez, n’ont que peu de réflexion, et leurs réflexions se portent vers l’idéal. Il y a des moments, maintenant, où je ne suis pas entièrement satisfaite.

— Pourquoi ?

— Je n’amasse pas d’argent, je ne gagne rien.

— Vous arrivez au fait, Lina ; vous aussi, alors, vous voulez gagner de l’argent ?

— Oui. J’aimerais une occupation ; et, si j’étais un garçon, il ne me serait pas fort difficile d’en trouver une. Je vois un si aisé, un si agréable moyen d’apprendre un commerce, de me frayer un chemin dans la vie !

— Continuez ; voyons, quel est ce moyen ?

— Je pourrais apprendre votre commerce, le commerce des draps. Je l’apprendrais près de vous, car nous sommes parents. Je ferais le travail du comptoir, je tiendrais les livres, j’écrirais les lettres, pendant que vous iriez au marché. Je sais que vous désirez beaucoup être riche, afin de payer les dettes de votre père. Peut-être pourrais-je vous aider à faire votre fortune.

— M’aider ? Mais vous devriez penser à vous-même.

— Je pense aussi à moi ; mais doit-on toujours ne penser qu’à soi-même ?

— À qui donc pensé-je, moi ? Est-ce que j’oserais penser à quelqu’un autre que moi ? Les pauvres ne doivent pas avoir de grandes sympathies ; leur devoir est d’être égoïstes.

— Non, Robert.

— Oui, Caroline ! la pauvreté est nécessairement égoïste, contrainte, rampante, anxieuse. De temps à autre, le cœur d’un pauvre homme, visité par certains rayons et rafraîchi par une bienfaisante rosée, peut se gonfler, comme la végétation de ce jardin là-bas, un jour de printemps, peut se sentir mûre pour développer son feuillage, peut-être ses fleurs ; mais il ne doit pas encourager cet agréable élan : pour le réprimer, il doit invoquer la prudence, glacée comme le vent du nord.

— Aucun cottage ne peut être heureux, alors ?

— Quand je parle de pauvreté, je n’entends pas la pauvreté naturelle et habituelle de l’ouvrier, mais la pénurie embarrassée de l’homme plongé dans les dettes, du commerçant gêné, dévoré de soucis et se débattant contre la ruine.

— Abandonnez-vous à l’espérance, et non à l’anxiété. Certaines idées ont pris trop de fixité dans votre esprit. C’est peut-être de la présomption de ma part, mais il me semble que vous vous trompez dans votre manière d’envisager le bonheur, comme aussi dans…

— Je suis tout oreilles, Caroline.

— Dans… oh ! que j’aie le courage de dire la vérité… dans… vos manières… remarquez que je dis seulement vos manières… dans vos manières d’être vis-à-vis de ces ouvriers du Yorkshire.

— Vous avez souvent désiré me dire cela, n’est-ce pas ?

— Oui, souvent, très-souvent.

— Le seul tort de mes manières est, je crois, d’être négatives. Je ne suis pas fier. De quoi serait fier un homme dans ma position ? Je pourrais agir envers eux en homme bienveillant, mais agir n’est pas mon fort. Je les trouve déraisonnables, pervers ; ils me retiennent lorsque je veux m’élancer en avant. En les traitant avec justice, je remplis tous mes devoirs envers d’eux.

— Vous n’attendez pas alors qu’ils vous aiment ?

— Ni ne le désire.

— Ah ! » dit la jeune fille en hochant la tête et poussant un profond soupir.

Puis elle se pencha sur sa grammaire et se mit à chercher les exercices du jour.

« Je ne suis pas un homme affectionné, Caroline ; l’attachement d’un très-petit nombre de personnes me suffit.

— S’il vous plaît, Robert, voulez-vous me tailler une ou deux plumes avant votre départ ?

— D’abord, laissez-moi régler votre livre, car vous avez coutume de tracer les lignes de travers… Voilà… Maintenant, passons aux plumes : vous les aimez très-fines, je crois.

— Telles que vous les préparez ordinairement pour moi et Hortense ; non votre large pointe.

— Si j’avais la vocation de Louis, je pourrais demeurer à la maison, et consacrer cette matinée à vous et à vos études ; tandis que je dois la passer dans le magasin de laines de M. Sykes.

— Vous allez gagner de l’argent.

— Bien plus probablement en perdre. »

Comme il finissait de tailler les plumes, un cheval sellé et bridé fut amené à la porte du jardin.

« Voilà Fred qui est prêt ; il faut partir. Auparavant, je veux voir l’effet du printemps dans la plate-bande du sud. »

Il quitta la chambre et se dirigea dans le jardin derrière la fabrique. Une charmante frange de jeune verdure et de fleurs commençait à s’épanouir ; des voiliers d’hiver, des crocus et des primevères brillaient au soleil, à l’abri du mur de la fabrique. Moore cueillit çà et là une fleur et une feuille, jusqu’à ce qu’il eût rassemblé un petit bouquet ; il retourna au parloir, prit une aiguillée de soie dans la corbeille à ouvrage de sa sœur, lia les fleurs et les déposa sur le pupitre de Caroline.

« Maintenant, au revoir.

— Merci, Robert ; il est très-joli ; on dirait des rayons du soleil dans un ciel d’azur. Au revoir. »

Robert se dirigea vers la porte, s’arrêta, ouvrit les lèvres comme pour parler, resta muet et s’éloigna. Il traversa le guichet et monta à cheval : une seconde après, il avait remis pied à terre, transféré les rênes à Murgatroyd, et était rentré dans le cottage.

« J’avais oublié mes gants, » dit-il en paraissant prendre quelque chose sur la console. Puis, comme obéissant à une pensée soudaine : « Vous n’avez pas d’engagement pour aujourd’hui chez votre oncle, Caroline ?

— Je n’en ai jamais : quelques chaussons d’enfants, que mistress Ramsden m’a commandés, à tricoter pour la Corbeille des Juifs, mais ils attendront.

— Que la Corbeille des Juifs soit… vendue ! jamais ustensile ne fût mieux nommé. On ne peut rien concevoir de plus juif que ce meuble, les objets qu’il renferme, et leur prix. Mais je vois là, dans le coin de votre lèvre, une petite moue qui me dit que vous connaissez le mérite de la Corbeille des Juifs aussi bien que moi. Oubliez la Corbeille des Juifs, alors, et passez la journée ici. Votre oncle ne mourra pas de votre absence.

— Oh ! non, dit-elle en souriant.

— Le vieux cosaque ! oh ! je crois que non ! murmura Moore. Alors restez à dîner avec Hortense ; elle sera enchantée de votre compagnie. Je serai de retour de bonne heure. Nous lirons un peu ce soir : la lune se lève à huit heures et demie, et à neuf heures je vous reconduirai en me promenant jusqu’au presbytère. Voulez-vous ? »

Elle fit de la tête un signe d’assentiment, et la joie étincela dans ses yeux.

Moore resta encore deux minutes : il se pencha sur le pupitre de Caroline et jeta un coup d’œil sur sa grammaire ; il prit sa plume et joua avec son bouquet ; son cheval piaffait d’impatience ; Frédéric Murgatroyd toussait violemment à la porte, s’étonnant de ce que son maître pouvait faire.

« Au revoir ! » répéta Moore, et il s’éloigna rapidement.

Hortense, entrant dix minutes après, trouva, à sa grande surprise, que Caroline n’avait pas encore commencé ses exercices.




CHAPITRE V.

Coriolan.


Mlle Moore avait ce matin-là une élève fort distraite. Plusieurs fois Caroline oublia les explications qui venaient de lui être données. Cependant elle supportait avec une inaltérable sérénité les réprimandes que lui attirait son inattention. Assise au soleil près de la fenêtre, elle paraissait recevoir, avec la chaleur de l’astre, une bienfaisante influence qui la rendait à la fois heureuse et bonne. Dans cette disposition d’esprit, Caroline paraissait avec tous ses avantages ; elle était alors charmante et agréable à voir.

Le don de la beauté ne lui avait pas été dénié. Il n’était pas absolument nécessaire de la connaître pour l’aimer ; elle était assez bien pour plaire à première vue ; sa taille convenait à son âge ; elle était enfantine, légère et flexible ; chaque courbe était nette, chaque membre proportionné : son visage était gracieux et expressif ; ses yeux étaient beaux, et lançaient par moments des rayons qui allaient irrésistiblement au cœur, avec un langage qui parlait doucement aux affections ; sa bouche était très-jolie ; elle avait la peau délicate, et de magnifiques cheveux qu’elle savait arranger avec goût. Les boucles, dont elle avait une profusion toute pittoresque, encadraient merveilleusement son visage. Sa façon de se vêtir annonçait un goût achevé. Ses habits, peu recherchés sous le rapport de la mode et du prix de l’étoffe, étaient toujours de la couleur qui s’adaptait le mieux à sa complexion, et de la coupe qui faisait le mieux ressortir les avantages de sa personne. La robe d’hiver qu’elle portait en ce moment était en mérinos, d’un brun tendre, comme celui de ses cheveux. Le petit collet reposait sur un ruban rose et était attaché par un nœud également rose. Elle ne portait aucun autre ornement.

Voilà pour le physique de Caroline Helstone : quant à son caractère et à son intelligence, ils parleront eux-mêmes en temps utile.

Sa parenté n’est pas longue à expliquer. Elle était l’enfant de parents séparés, peu de temps après sa naissance, par raison d’incompatibilité d’humeur. Sa mère était la demi-sœur du père de M. Moore ; ainsi, bien qu’il n’y eût aucun mélange de sang, elle était, dans un certain sens, la cousine de Robert, de Louis et d’Hortense. Son père, le frère de M. Helstone, était un de ces hommes dont on n’aime point à rappeler la mémoire, même lorsque la mort est venue régler leur compte ici-bas. Il avait rendu sa femme malheureuse. Les bruits trop vrais qui avaient couru sur lui avaient contribué à donner un air de probabilité à ceux que l’on avait fait circuler faussement contre son frère, qui ne lui ressemblait en rien sous le rapport des principes. Caroline n’avait jamais connu sa mère, à laquelle on l’avait enlevée depuis son enfance, et qu’elle n’avait jamais revue. Son père était mort jeune, et son oncle le recteur avait été depuis son seul gardien. On sait combien, par sa nature et par ses habitudes, M. Helstone était peu propre à élever une jeune fille. Aussi n’avait-il pas pris grand’peine à son éducation, et peut-être n’en eût-il pris aucune, si la jeune fille, se sentant négligée, n’avait de temps à autre réclamé un peu d’attention et les moyens d’acquérir l’instruction qui lui était indispensable. Cependant, elle avait le pénible sentiment d’être inférieure, par son éducation, aux jeunes filles de son âge et de sa condition, et elle avait accepté avec bonheur l’offre que lui avait faite sa cousine Hortense, peu après son arrivée à la fabrique de Hollow, de lui apprendre le français et de délicats travaux d’aiguille. Mlle Moore, pour sa part, était enchantée d’une tâche qui lui donnait de l’importance. Elle aimait à régner sur cette docile mais vive élève. Elle avait pris Caroline pour ce qu’elle se donnait : une jeune fille sans méthode et même ignorante ; et, lorsqu’elle lui vit faire des progrès rapides et étonnants, ce n’est point aux bonnes dispositions et à l’application de l’écolière qu’elle les attribua, mais bien à son excellente méthode d’enseignement ; lorsqu’elle remarqua que Caroline, inhabile dans la routine, possédait une instruction à elle, instruction inconstante mais variée, la découverte ne lui causa aucune surprise, car elle était persuadée que c’était dans sa conversation que, sans s’en apercevoir, la jeune fille avait glané ces trésors. Elle conserva cette pensée même après qu’elle eut été forcée de reconnaître que sa jeune élève en savait beaucoup sur des sujets touchant lesquels elle-même ne savait que peu de chose : l’idée n’était pas logique, mais Hortense avait dans cette idée une foi parfaite.

Mademoiselle, qui se vantait de posséder un esprit positif et d’avoir une préférence marquée pour les études arides, retenait autant qu’elle le pouvait sa jeune cousine dans la même voie. Elle l’appliquait sans relâche à l’étude de la grammaire française, lui assignant comme les exercices les plus utiles qu’elle pût imaginer d’interminables analyses logiques. Ces analyses n’avaient rien de particulièrement attrayant pour Caroline, qui pensait que l’on pouvait fort bien, sans leur secours, apprendre la langue française, et regrettait le temps perdu à réfléchir sur les propositions principales et incidentes ; à distinguer l’incidente déterminative de l’incidente explicative ; à examiner si la proposition était pleine, elliptique ou implicite. Quelquefois elle se perdait dans ce labyrinthe, et alors, pendant qu’Hortense retournait ses tiroirs à l’étage supérieur, occupation dans laquelle elle passait une partie de sa journée, rangeant, dérangeant, réarrangeant et contre-arrangeant, elle portait son livre à Robert qui la tirait d’embarras. M. Moore possédait un cerveau lucide et calme. Il n’avait pas plutôt jeté les yeux sur les difficultés qui embarrassaient Caroline, que ces difficultés disparaissaient comme par enchantement ; en deux minutes il expliquait tout ; en deux mots il lui donnait la clef de l’énigme. « Si Hortense pouvait enseigner ainsi, pensait-elle, combien n’apprendrais-je pas plus vite ! » Le payant par un sourire d’admiration et de reconnaissance, elle quittait la fabrique à regret pour retourner au cottage, et là, en complétant l’exercice ou en résolvant le problème (car Mlle Moore lui enseignait aussi l’arithmétique), elle regrettait que la nature ne lui eût pas donné l’autre sexe, afin qu’elle pût être le commis de Robert et demeurer avec lui dans le comptoir, au lieu d’être assise avec Hortense dans le parloir.

De temps à autre, mais rarement, elle passait la soirée au cottage de Hollow. Quelquefois, durant ces visites, Moore était dehors, assistant à un marché ; quelquefois il était allé rendre visite à M. Yorke ; souvent il était occupé avec un visiteur dans une autre pièce ; mais quelquefois aussi il était à la maison, sans engagement, et libre de causer avec Caroline. Ces jours-là, les heures de la soirée fuyaient avec la rapidité de l’éclair. Il n’y avait pas en Angleterre de place plus agréable que ce petit parloir lorsqu’il était occupé par les trois cousins. Hortense, lorsqu’elle n’était pas occupée à enseigner, à gronder ou à faire la cuisine, était loin d’être maussade ; elle se relâchait ordinairement vers le soir, et devenait tout à fait aimable avec sa jeune parente.

Si M. Moore, délivré du fardeau des affaires, n’était pas d’une gaieté entraînante, au moins il se montrait enchanté de la vivacité de Caroline, écoutait avec complaisance son babil, et répondait complaisamment à ses questions. Il lui arrivait parfois de s’animer et de se montrer tout à fait aimable et affectueux.

Malheureusement, le lendemain, il était sûr de retomber dans sa froideur habituelle ; et, quelque plaisir qu’il parût éprouver dans ces soirées intimes, il lui arrivait rarement de chercher à les renouveler. Cette circonstance déroutait la tête inexpérimentée de sa jeune cousine. « Si j’avais ainsi à ma disposition un moyen d’être heureuse, pensait-elle, je l’emploierais souvent ; je le tiendrais brillant par l’usage, et ne le laisserais pas inactif pendant des semaines jusqu’à ce qu’il devînt rouillé. »

Cependant, elle avait bien soin de ne point mettre en pratique sa propre théorie. Quoiqu’elle aimât beaucoup ses visites du soir au cottage, elle n’en faisait jamais sans être priée. Souvent même, pressée de venir par Hortense, elle refusait, parce que Robert n’appuyait pas ou n’appuyait que faiblement la requête. Ce matin, pour la première fois, il lui avait, de son propre mouvement, adressé une invitation. Puis il lui avait parlé si affectueusement, qu’elle avait éprouvé à l’entendre un sentiment de bonheur suffisant pour la rendre joyeuse pendant toute la journée.

La matinée s’écoula comme de coutume. Mademoiselle, toujours affairée, la passa en allées et venues de la cuisine au parloir, tantôt réprimandant Sarah, tantôt examinant les exercices de Caroline et lui faisant répéter ses leçons. Quelque parfaits que fussent ces exercices, jamais il ne lui échappait un mot d’éloge : c’était une de ses maximes, que la louange est incompatible avec la dignité du maître, et que le blâme, à tort ou à raison, est indispensable. Elle croyait une incessante réprimande, sérieuse ou légère, tout à fait nécessaire au maintien de son autorité ; et s’il était impossible de trouver une erreur dans la leçon, c’était le maintien de l’élève, son air, sa toilette, sa mine, qui réclamaient la correction.

Le tumulte habituel eut lieu à propos du dîner, que Sarah jeta plutôt qu’elle n’apporta sur la table, avec un regard qui signifiait clairement : « Je n’ai jamais de ma vie mis dans un plat semblable drogue ! » Nonobstant le mépris de Sarah, le repas était assez savoureux. La soupe était une espèce de purée de pois secs que mademoiselle avait préparée, en se lamentant amèrement de ce que, dans cette contrée désolée d’Angleterre, il était impossible de se procurer des haricots. Puis venait un plat de viande, d’une nature inconnue, assaisonné avec force mie de pain et cuit dans un moule ; mets singulier, mais non désagréable ; des herbages singulièrement hachés composaient le service de légumes, et un pâté de fruits, conservé d’après une recette inventée par Mme Gérard Moore grand’mère, et dont le goût rendait probable la substitution de la mélasse au sucre, complétait le dîner.

Caroline n’avait aucune objection contre cette cuisine belge ; bien plus elle l’aimait pour le changement, et fort heureusement pour elle : car, si elle se fût permis de manifester le moindre dégoût, c’en était fait pour toujours des bonnes grâces de mademoiselle ; un crime positif lui eût été plus facilement pardonné qu’un mouvement de dégoût pour ces comestibles étrangers.

Aussitôt après le diner, Caroline se mit en devoir d’attirer sa cousine dans la chambre du premier étage pour faire sa toilette. Cette manœuvre demandait des ménagements. Donner à entendre à mademoiselle que le jupon, la camisole et les papillotes étaient d’odieux objets, ou même que cet accoutrement n’était pas des plus convenables, c’était le moyen de les lui faire garder toute la journée. Évitant soigneusement les rochers et les écueils, Caroline, sous le prétexte de changer de scène, réussit à amener sa cousine dans sa chambre à coucher, et, une fois là, elle lui persuada que ce n’était pas la peine d’avoir à y revenir une seconde fois, et qu’elle ferait aussi bien de procéder à l’instant même à sa toilette ; puis, pendant que mademoiselle lui adressait une solennelle homélie sur le mépris qu’elle professait pour les vulgaires frivolités de la mode, Caroline lui enlevait prestement sa camisole, la revêtait d’une robe décente, arrangeait son col, ses cheveux, etc., et la rendait tout à fait présentable. Mais Hortense voulait elle-même donner la dernière touche, et cette dernière touche consistait en un fichu épais roulé autour du cou et en un grand tablier noir qui gâtaient tout. Pour rien au monde, mademoiselle ne se fût montrée sans le fichu et le volumineux tablier ; du premier elle faisait une question de décence : il n’était pas convenable de se montrer sans fichu ; le second, selon elle, dénotait une bonne ménagère. Elle avait de ses propres mains fait et présenté à Caroline un semblable équipement, et la seule querelle sérieuse qu’elles eussent eue, et qui eût laissé un peu d’aigreur chez Hortense, était venue du refus qu’avait fait Caroline d’accepter cet élégant cadeau et de s’en servir.

« Je porte une robe montante et un col, avait dit Caroline ; j’étoufferais si j’y ajoutais encore un fichu, et mon petit tablier fait aussi bien qu’un plus long. J’aime mieux ne rien changer. »

Cependant Hortense, à force de persévérance, fût bien certainement arrivée à son but, si M. Moore, entendant un jour la querelle sur ce sujet, n’eût décidé que le petit tablier de Caroline était suffisant, et que, dans son opinion, comme elle n’était encore qu’une enfant, elle pouvait d’autant mieux se dispenser du fichu, que ses boucles étaient très-longues et touchaient presque à ses épaules.

Contre l’opinion de Robert il n’y avait pas d’appel, et Hortense fut obligée de céder. Mais elle n’en désapprouvait pas moins vivement la piquante élégance du costume de Caroline et sa gracieuse désinvolture. Quelque chose de plus solide et de moins recherché lui eût semblé beaucoup plus convenable.

L’après-midi fut consacrée à la couture. Mademoiselle, comme la plupart des dames belges, était très-habile à l’aiguille. Elle ne regardait pas comme perdues les longues heures consacrées à la délicate broderie, au point de dentelle destructeur de la vue, aux merveilleux ouvrages exécutés au crochet et à l’aiguille.

Lorsqu’elle avait passé une journée à rentraire deux trous dans un bas, elle croyait avoir accompli une noble mission. C’était un des tourments de Caroline d’être condamnée à apprendre cette manière étrangère de rentrayage, qui était exécuté maille par maille, de façon à imiter parfaitement le tricot du bas lui-même ; travail fastidieux, mais considéré par Hortense Gérard et par ses ancêtres féminins, depuis longues générations, comme un des premiers devoirs de la femme. On lui avait mis entre les mains, à elle aussi, une aiguille, du coton et un bas affreusement déchiré, lorsqu’elle portait encore une coiffe d’enfant sur sa petite tête noire ; ses hauts faits dans la science du rentrayage avaient été exhibés devant la compagnie lorsqu’elle n’avait pas six ans ; et, quand elle avait découvert l’ignorance profonde de Caroline dans ce talent si essentiel, elle avait été sur le point de pleurer de pitié sur cette enfant si misérablement négligée.

Sans perdre de temps, elle avait pris une mauvaise paire de bas dont les talons étaient complètement absents, et l’avait mise entre les mains de la jeune Anglaise, afin qu’elle réparât la brèche. La tâche était commencée depuis deux ans, et Caroline avait encore les bas dans son sac à ouvrage. Elle faisait quelques mailles chaque jour, comme pénitence pour l’expiation de ses péchés. M. Moore, qui l’avait vue plusieurs fois soupirer sur ces malheureux bas, lui avait proposé de les brûler secrètement dans le comptoir ; la proposition souriait à Caroline, qui cependant n’avait pas cru prudent de l’accepter. Le résultat, pensait-elle, ne pourrait être que de faire remplacer les bas détruits par d’autres en plus mauvais état ; et elle avait préféré s’en tenir au mal qu’elle connaissait.

Ce travail d’aiguille assidu des deux cousines avait fini par fatiguer à la fois les yeux, les doigts et les esprits de l’une d’elles. Depuis le dîner, le ciel s’était assombri ; la pluie avait recommencé à tomber violemment ; Caroline commençait à craindre que Robert n’eût été persuadé par M. Sykes ou par M. Yorke de demeurer à Whinbury jusqu’à ce que l’averse eût cessé, ce que l’on ne pouvait guère espérer en ce moment. Cinq heures avaient sonné, le temps passait ; les nuages continuaient à se changer en torrents ; le vent faisait entendre ses notes plaintives dans les arbres, le jour tombait, et le feu du parloir répandait dans l’âtre brillant une lueur d’un ronge pâle.

« Il ne fera pas beau avant le lever de la lune, dit Mlle Moore, et je suis assurée que mon frère ne reviendra pas avant ce moment ; vraiment, je serais fâchée qu’il revînt plus tôt ; nous allons prendre le café ; il serait inutile de l’attendre.

— Je suis lasse ; puis-je maintenant quitter mon travail, cousine ?

— Oui, puisqu’il fait trop nuit pour y voir. Pliez-le et mettez-le soigneusement dans votre sac, puis montez à la cuisine et dites à Sarah de nous apporter le goûter, ou le thé, comme vous l’appelez.

— Mais six heures ne sont pas encore sonnées ; il peut encore venir.

— Il ne viendra pas, je vous le dis. Je peux calculer ses mouvements ; je connais mon frère. »

L’incertitude est désagréable, le désappointement amer : tout le monde l’a éprouvé. Caroline, obéissant aux ordres d’Hortense, passa dans la cuisine. Sarah, assise auprès de la table, se confectionnait une robe.

« Vous allez apporter le café, » dit la jeune fille d’un ton abattu.

Puis elle appuya sa tête et sa main contre la cheminée, et resta là négligemment penchée sur le feu.

— Comme vous semblez triste, miss ! mais c’est parce que votre cousine vous tient si longtemps au travail. C’est une honte !

— Ce n’est pas cela, Sarah, répondit brièvement Caroline.

— Oh ! je sais que c’est cela. Vous êtes en ce moment sur le point de pleurer, parce que vous avez été assise immobile pendant toute la journée. Être enfermée comme cela ! il y aurait de quoi rendre triste un jeune chat.

— Sarah, est-ce que votre maître revient souvent de bonne heure du marché, lorsqu’il pleut ?

— Jamais ; mais aujourd’hui, pour quelque raison, il a changé ses habitudes.

— Que voulez-vous dire ?

— Il est revenu. Je suis certaine d’avoir vu Murgatroyd conduire son cheval dans la cour par l’allée de derrière, lorsque je suis allée chercher de l’eau à la pompe il y a cinq minutes. Il était dans le comptoir avec Joe Scott, je crois.

— Vous vous trompez !

— Et pourquoi me tromperais-je ? Je connais son cheval, peut-être !

— Mais vous ne l’avez pas vu lui-même ?

— Je l’ai entendu parler cependant. Il disait à Joe qu’il avait pris ses mesures, qu’avant une semaine de nouveaux métiers seraient installés dans la fabrique, et qu’il aurait soin de demander quatre soldats à la caserne de Stilbro’ pour accompagner les voitures.

— Sarah, est-ce que c’est une robe que vous faites ?

— Oui ; est-elle belle ?

— Charmante. Préparez le café ; je vais finir de couper cette manche pour vous, et je vous donnerai quelques garnitures. J’ai du ruban de satin d’une couleur parfaitement assortie.

— Vous êtes bien aimable, miss.

— Dépêchez-vous ; mais d’abord mettez les souliers de votre maître près du foyer ; il ôtera ses bottes en arrivant. Je l’entends, il vient.

— Miss, vous coupez l’étoffe de travers !

— C’est vrai ; mais ce n’est qu’un petit morceau : il n’y a pas de mal. »

La porte de la cuisine s’ouvrit ; M. Moore entra, mouillé et transi. Caroline leva un instant la tête de dessus son travail, mais elle la baissa aussitôt. Penchée sur la robe de Sarah, sa figure était cachée. Elle essaya, mais inutilement, de voiler l’expression de ses traits ; quand elle rencontra le regard de M. Moore, elle était rayonnante.

« Nous ne vous attendions plus ; ils assuraient que vous ne viendriez pas.

— Mais j’avais promis de revenir de bonne heure. Vous m’attendiez, vous, je suppose ?

— Non, Robert ; je n’osais espérer que vous reviendriez par une pluie semblable. Mais vous êtes mouillé ; changez tous vos vêtements. Si vous preniez froid, je… nous nous blâmerions jusqu’à un certain point…

— Je ne suis pas mouillé complètement ; mes vêtements sont imperméables. Des souliers secs sont tout ce qu’il me faut. Il fait bon voir le feu, lorsqu’on vient d’affronter le vent glacé et la pluie pendant plusieurs milles. »

Il demeura debout devant la cheminée, auprès de Caroline. Les yeux tournés vers les ustensiles de cuivre qui luisaient sur un rayon au-dessus de lui, il jouissait de la bienfaisante chaleur du foyer. Son regard, venant à se baisser, tomba sur un visage souriant, heureux, encadré de boucles soyeuses et éclairé par des yeux charmants. Sarah avait porté le thé au parloir, où la retenait une mercuriale de sa maîtresse. Moore posa un moment sa main sur l’épaule de sa cousine, se pencha et déposa un baiser sur son front.

« Oh ! dit-elle, comme si ce baiser lui eût descellé les lèvres, j’étais malheureuse lorsque je pensais que vous ne viendriez pas ; maintenant je suis trop heureuse. Êtes-vous heureux, Robert ?

— Je crois que je le suis, ce soir, du moins.

— Êtes-vous bien sûr de n’être pas tourmenté par vos métiers, vos affaires, la guerre ?

— Pas maintenant.

— Ne trouvez-vous pas le cottage de Hollow trop petit pour vous, mesquin, triste ?

— En ce moment, non.

— Pourriez-vous affirmer que vous n’avez pas le cœur aigri parce que les riches et les grands vous oublient ?

— Trêve de questions. Vous vous trompez si vous pensez que je recherche avec anxiété la faveur des riches et des grands. Je désire seulement des moyens d’existence, une position, une carrière.

— Que votre propre talent et votre bonté ne peuvent manquer de vous gagner. Vous êtes né pour être grand, vous serez grand !

— Si vous parlez du fond de votre cœur, j’aimerais à savoir quelle recette vous me conseilleriez d’employer pour acquérir cette grandeur. Mais je la connais, mieux que vous ne la connaissez vous-même. Serait-elle efficace ? réussirait-elle ? Oui ! pauvreté, misère, banqueroute. Oh ! la vie n’est pas ce que vous pensez, Lina.

— Mais vous êtes ce que je pense, vous ?

— Non.

— Vous êtes meilleur, alors ?

— Bien pire.

— Non, bien meilleur. Je sais que vous êtes bon.

— Comment le savez-vous ?

— Vous le paraissez, et je sens que vous l’êtes.

— Où le sentez-vous ?

— Dans mon cœur.

— Ah ! vous me jugez avec votre cœur, Lina ; vous devriez me juger avec votre tête.

— Je le fais, et je suis fière de vous. Robert, vous ne pouvez imaginer quelles sont mes pensées à votre égard. »

La sombre figure de Moore changea de couleur. Ses lèvres sourirent et cependant demeurèrent comprimées ; la joie brillait dans ses yeux, quoiqu’il fronçât résolument le sourcil.

« Ne me tenez pas en si grande estime, Lina, dit-il. Les hommes, en général, sont une espèce d’écume, bien différents de tout ce dont vous vous faites une idée ; je n’ai aucune prétention à être meilleur que mes semblables.

— Si vous en aviez, je ne vous estimerais pas autant ; c’est parce que vous êtes modeste que j’ai une telle confiance en votre mérite.

— Est-ce que vous voulez me flatter ? demanda-t-il en se tournant brusquement vers elle, et scrutant son visage d’un œil pénétrant.

— Non, » dit-elle doucement, riant de sa soudaine vivacité.

Elle ne crut pas nécessaire de repousser autrement l’accusation.

« Peu vous importe que je pense que vous me flattez ou non ?

— Peu m’importe, en effet.

— Vous êtes sûre de vos propres intentions ?

— Je le suppose.

— Quelles sont-elles, Caroline ?

— Seulement de soulager mon esprit en exprimant une partie de ce que je pense, puis de vous rendre plus content de vous-même.

— En m’assurant que ma cousine est ma sincère amie ?

— Justement. Je suis votre sincère amie, Robert.

— Et moi je suis ce que le hasard et le changement feront de moi, Lina.

— Pas mon ennemi, cependant ? »

La réponse fut coupée court par Sarah et sa maîtresse entrant avec agitation dans la cuisine. Le temps que Moore et Caroline avaient employé dans leur dialogue, elles l’avaient passé dans une dispute au sujet du café au lait, que Sarah disait être la plus étrange drogue qu’elle eût jamais vue, un gaspillage des dons du bon Dieu, la nature du café étant d’être bouilli dans l’eau ; que mademoiselle, au contraire, affirmait être un breuvage royal, mille fois trop bon pour la vile personne qui le méprisait.

Moore et Caroline se retirèrent alors dans le parloir. Avant qu’Hortense les y suivît, Caroline eut seulement le temps de répéter cette question :

« Pas mon ennemi, Robert ? »

À laquelle Moore avait répondu :

« Le pourrais-je ? »

Puis, s’asseyant à table, il avait placé Caroline à côté de lui.

Caroline entendit à peine l’explosion de la colère de mademoiselle lorsqu’elle les rejoignit ; sa longue déclamation, touchant « la conduite indigne de cette méchante créature, » retentissait à ses oreilles aussi confusément que le cliquetis de la porcelaine. Robert rit un peu ; puis, engageant poliment sa sœur à se calmer, il lui dit, que si cela pouvait lui être agréable, elle n’avait qu’à choisir une des jeunes filles employées à la manufacture pour remplacer Sarah ; seulement, il ajouta qu’il doutait fort qu’aucune pût lui convenir, car elles étaient toutes complètement ignorantes des travaux du ménage, et que Sarah, si impertinente et si entêtée qu’elle fût, n’était peut-être pas pire que la majorité des femmes de sa classe.

Mademoiselle admit la vérité de cette conjecture ; selon elle, « ces paysannes anglaises étaient toutes insupportables. » Que n’eût-elle pas donné pour avoir « quelque bonne cuisinière anversoise, » avec le haut bonnet, le jupon court et les sabots propres de sa classe ? quelque chose de mieux, certes, qu’une insolente coquette avec une robe à falbalas, et sans aucune espèce de bonnet ! Car Sarah, il paraît, ne partageait pas l’opinion de saint Paul, qui dit qu’il est honteux pour une femme d’aller la tête découverte ; mais, professant une doctrine toute contraire, elle refusait résolument d’emprisonner dans la mousseline ses abondantes tresses jaunes, qu’elle avait l’habitude d’attacher élégamment derrière la tête avec un peigne, et qu’elle portait bouclées les dimanches.

« Voulez-vous que je vous procure une jeune fille d’Anvers ? demanda Moore qui, austère en public, était en définitive très-gracieux dans l’intimité.

— Merci du cadeau ! Une jeune fille d’Anvers ne resterait pas ici huit jours, en butte qu’elle serait aux railleries de toutes vos coquines de la fabrique. »

Puis se radoucissant :

« Vous êtes bien bon, cher frère ; excusez ma pétulance. Mais, en vérité, mes épreuves domestiques sont rudes à soutenir. Néanmoins, telle est probablement ma destinée, car je me rappelle que notre mère révérée eut les mêmes tourments à endurer, quoiqu’elle eût le choix des serviteurs d’Anvers ; les domestiques, dans tous les pays, sont une engeance perverse et indisciplinée. »

Moore avait aussi certaines réminiscences touchant les tourments de sa mère révérée. Elle avait été pour lui une bonne mère, et il honorait sa mémoire ; mais il se rappelait qu’elle était dans sa cuisine, à Anvers, ce qu’était dans la sienne sa sœur dévouée en Angleterre. Il laissa donc tomber ce sujet, et, lorsque le service fut enlevé, il entreprit de consoler Hortense en lui apportant son livre de musique et sa guitare ; puis, lui ayant passé autour du cou le ruban de l’instrument, avec cette douce affection fraternelle qu’il savait toute-puissante à calmer ses plus noires humeurs, il la pria de lui redire une des chansons favorites de leur mère.

Rien n’épure comme l’affection. Les querelles de famille rendent vulgaire ; l’union élève. Hortense, contente de son frère, et reconnaissante envers lui, paraissait, s’accompagnant de la guitare, presque gracieuse, presque belle. Son air refrogné de chaque jour avait disparu et fait place à un sourire plein de bonté. Elle chanta avec sentiment les chansons que son frère lui avait demandées : elles lui rappelaient une mère qu’elle avait tendrement aimée ; elles la reportaient aux jours de sa jeunesse. Elle observait aussi que Caroline l’écoutait avec un naïf intérêt ; cela augmenta sa bonne humeur, et l’exclamation poussée par la jeune fille à la fin des chansons : « Que je voudrais pouvoir chanter et jouer comme Hortense ! » acheva l’œuvre et la rendit charmante pour toute la soirée.

Il est vrai qu’il s’ensuivit une petite leçon à Caroline sur la vanité des souhaits, et le devoir de faire des efforts. De même que Rome, lui fut-il dit, n’avait pas été bâtie en un jour, de même l’éducation de Mlle Gérard Moore n’avait pas été complétée en une semaine, et par le simple désir d’être habile. C’était l’effort qui avait accompli ce grand travail ; elle avait toujours été remarquable pour sa persévérance et sa facilité ; ses maîtres avaient coutume de répéter que c’était plaisir de rencontrer tant de talent uni à tant de solidité, et ainsi de suite. Une fois sur le thème de ses propres mérites, mademoiselle ne pouvait plus s’arrêter.

Bercée dans cette bienheureuse satisfaction d’elle-même, elle prit son tricot et se mit tranquillement à l’œuvre. Les rideaux tirés, le feu clair, la lampe répandant une douce lumière, donnaient au petit parloir un charme inexprimable. Il est probable que les trois personnes présentes sentaient ce charme : elles paraissaient toutes trois heureuses.

« Qu’allons-nous faire maintenant, Caroline ? demanda M. Moore, tournant son siége vers sa cousine.

— Qu’allons-nous faire, Robert ? répéta-t-elle joyeusement. Décidez.

— Nous n’allons pas jouer aux échecs ?

— Non.

— Ni aux dames, ni au trictrac ?

— Non, non : nous détestons tous deux les jeux silencieux qui tiennent seulement les mains employées, n’est-ce pas ?

— Je crois que oui. Alors, parlerons-nous scandale ?

— De qui médirions-nous ? Quelqu’un nous intéresse-t-il assez pour que nous prenions plaisir à mettre en lambeaux sa réputation ?

— Voilà une question qui vient au fait. Pour ma part, quelque peu aimable qu’elle me paraisse, je dois répondre non.

— Et moi aussi. Mais c’est étrange, quoique nous ne sentions nul besoin d’autres êtres vivants parmi nous, tant nous sommes égoïstes dans notre bonheur, quoique nous n’éprouvions nul désir de nous occuper du monde actuel, il serait agréable de faire une excursion dans le passé, d’entendre des peuples qui depuis des générations dorment dans des tombeaux qui ne sont peut-être plus des tombeaux, mais des jardins et des champs, nous parler, nous dire leurs pensées, nous communiquer leurs idées.

— Quel sera l’orateur ? Quelle langue parlera-t-il ? le français ?

— Vos ancêtres français n’ont pas la parole si douce, si solennelle, si pathétique que vos ancêtres anglais, Robert. Ce soir vous serez entièrement anglais : vous lirez un livre anglais.

— Un vieux livre anglais ?

— Oui, un vieux livre anglais, un livre que vous aimez. Et je choisirai un passage de ce livre tout à fait en harmonie avec ce qui se passe en vous : il éveillera votre nature, remplira votre âme d’une douce musique ; il passera comme une main habile sur votre cœur, et en fera vibrer les cordes. Votre cœur est une lyre, Robert ; mais votre lot n’a pas été de rencontrer un ménestrel capable de la faire résonner, et souvent elle demeure silencieuse. Laissez approcher le glorieux William, et vous verrez comme il tirera de ses cordes la force et la mélodie.

— Je dois lire Shakspeare ?

— Vous devez évoquer son esprit devant vous ; vous devez entendre sa voix avec l’oreille de votre intelligence ; vous devez faire passer quelque chose de son âme dans la vôtre.

— Dans le but de me rendre meilleur, il faut que Shakspeare produise sur moi l’effet d’un sermon ?

— Dans le but de vous remuer, de vous donner de nouvelles sensations ; pour vous faire sentir fortement la vie, non-seulement le côté vertueux de votre nature, mais aussi le côté vicieux et pervers.

— Dieu ! que dit-elle ? s’écria Hortense qui, jusque-là occupée à compter les mailles de son tricot, n’avait pas prêté beaucoup d’attention à la conversation, mais dont l’oreille venait d’être frappée par les deux derniers mots.

— Ne faites pas attention, ma sœur ; laissez-la parler ; laissez-lui dire ce soir tout ce qu’il lui plaira. Elle aime à tomber de temps à autre rudement sur votre frère ; cela m’amuse : laissez-la faire. »

Caroline qui, montée sur une chaise, avait bouleversé la bibliothèque, revint avec un livre.

« Voilà Shakspeare, dit-elle, et voilà Coriolan. Maintenant, lisez, et découvrez, par les sensations que cette lecture va éveiller en vous, combien vous êtes à la fois bas et élevé.

— Asseyez-vous à côté de moi, et corrigez-moi si je prononce mal.

— Je serai le maître, alors, et vous l’élève.

— Ainsi soit-il !

— Et Shakspeare est notre science, puisque nous allons étudier ?

— Il le paraît.

— Vous n’allez pas être Français, sceptique, moqueur ? Vous n’allez pas croire que le refus d’admiration est un signe de sagesse ?

— Je ne sais pas.

— Si vous le faites, Robert, j’emporte Shakspeare ; je me renferme en moi-même, je mets mon chapeau et retourne à la maison.

— Asseyez-vous ; je commence.

— Une minute, s’il vous plaît, mon frère, interrompit mademoiselle ; quand le chef d’une famille lit, les dames doivent toujours être occupées à l’aiguille. Caroline, ma chère enfant, prenez votre broderie ; vous pouvez l’avancer beaucoup ce soir. »

Caroline parut contrariée.

« Je ne peux broder à la lumière, mes yeux sont fatigués, et ne peux faire bien deux choses à la fois : si je couds, je ne peux écouter ; si j’écoute, je ne peux coudre.

— Fi donc ! quel enfantillage ! » dit Hortense.

M. Moore, comme de coutume, s’interposa doucement.

« Permettez-lui de négliger pour ce soir sa broderie ; je désire qu’elle fixe toute son attention sur mon accent, et, pour cela, elle doit suivre la lecture des yeux ; il faut qu’elle regarde sur le livre. »

Dès la première scène de Coriolan, Moore se sentit vivement touché, et alla s’échauffant à mesure qu’il avançait dans sa lecture. Il dit avec onction la harangue hautaine de Caïus Marchas aux citoyens affamés ; il ne dit pas qu’il trouvait juste cet orgueil aveugle, mais il paraissait le penser. Caroline le regarda avec un singulier sourire.

« Voilà déjà un point vicieux touché, dit-elle : vous sympathisez avec ce fier patricien qui n’a aucune pitié de ses concitoyens affamés et les insulte. Continuez. »

Il continua. Les passages belliqueux ne lui causèrent pas une grande impression. Il dit que tout cela était ou paraissait être hors de saison, que l’esprit déployé était barbare ; cependant le combat singulier entre Marcius et Tullus Aufidius lui plut. À mesure qu’il avançait, il oublia de critiquer ; il était évident qu’il appréciait la puissance, la vérité de chaque partie ; puis, sortant de la route étroite des préjugés, il commença à entrer dans cette vaste peinture de la nature humaine, et à sentir la réalité imprimée à chacun des personnages qui parlait dans la page ouverte devant lui.

Il ne lisait pas bien les scènes comiques, et Caroline, lui prenant le livre des mains, les lisait elle-même. Dites par elle, ces scènes avaient pour lui un tout autre attrait, et vraiment elle les rendait avec un esprit qu’on n’eût point attendu d’elle, avec une vérité d’expression dont elle semblait douée sur-le-champ, et pour l’instant seulement. Il est bon de remarquer en passant que le caractère général de sa conversation, ce soir-là, sérieux et enjoué, grave ou gai, avait quelque chose d’inétudié, d’intuitif, de capricieux, qui, une fois passé, ne pouvait pas plus être reproduit que le rayon rapide d’un météore, la teinte d’une perle de rosée, la couleur ou la forme d’un nuage doré par le soleil couchant, la fugitive et brillante ondulation qui agite le cours d’un ruisseau.

Coriolan glorieux, Coriolan dans le malheur, Coriolan exilé, passèrent tour à tour devant ses yeux comme des ombres gigantesques. Devant la vision du banni, l’esprit de Moore parut faire une pause. Il se crut au foyer d’Aufidius face à face avec cette grandeur déchue, plus grande dans sa chute que dans sa prospérité ; il vit cette « figure effrayante, » ce « sombre visage qui semblait encore commander, » ce « noble vaisseau désemparé. » Moore sympathisait parfaitement avec la vengeance de Caïus Marcius ; il n’en était point scandalisé, et Caroline murmura de nouveau :

« Encore un sentiment de fraternité mal entendue. »

La marche sur Rome, les supplications de la mère, la longue résistance, le triomphe final du bien sur les mauvaises passions, qui doit avoir lieu dans toute noble nature, la rage d’Aufidius en présence de ce qu’il considère comme une faiblesse de son allié, la mort de Coriolan, la douleur de son grand ennemi, toutes ces scènes pleines de vérité et de force se succédèrent et emportèrent dans leur cours profond et rapide le cœur et l’âme du lecteur et de l’auditeur.

« Eh bien ! avez-vous senti Shakspeare ? demanda Caroline, environ dix minutes après qu’il eut fermé le livre.

— Je le crois.

— Avez-vous trouvé quelque analogie entre Coriolan et vous ?

— C’est possible.

— N’était-il pas rempli de défauts aussi bien qu’il était grand ?

Moore fit un signe de tête affirmatif.

« Et quels étaient ses défauts ? Pourquoi fut-il haï de ses concitoyens ? Pourquoi fut-il banni de son pays ?

— Pourquoi ? quelle est votre opinion ?

— Je le demande encore :

Soit que ce fût l’orgueil
Qui devant l’homme heureux souvent dresse un écueil ;
Soit que, défectueuse et vaine, sa prudence
Ne sût à son profit faire tourner la chance ;
Que sa nature enfin lui refusât le don
De changer au besoin de langage et de ton ;
Que du camp au forum inhabile à descendre,
Pour réclamer le calme, on le vit souvent prendre
L’austère et rude voix du sombre général ?…

— Eh bien ! répondez vous-même, sphinx.

— C’était un mélange de tout cela : et vous ne devez pas être fier envers vos ouvriers ; vous ne devez pas négliger les chances de les adoucir ; vous ne devez pas être d’une inflexible nature, donnant à une requête la même autorité qu’à un commandement.

— Voilà la morale que vous attachez à cette tragédie. Qu’est-ce qui vous a mis de telles idées dans la tête ?

— Le désir de votre bien, le soin de votre sûreté, cher Robert, et la crainte, causée par beaucoup de choses que j’ai entendues tout récemment, qu’il ne vous arrive un malheur.

— Qui vous a dit ces choses ?

— J’ai entendu mon oncle parler de vous : il loue votre âme ferme, la trempe décidée de votre esprit, votre mépris pour de vils ennemis, votre résolution de ne pas être le jouet de la populace, comme il dit.

— Et vous, voudriez-vous me voir ramper devant elle ?

— Non, pour tout au monde ; je ne veux pas que jamais vous vous abaissiez. Mais je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose d’injuste à comprendre tous les pauvres ouvriers sous l’expression générale et insultante de populace, à les regarder et à les traiter continuellement avec hauteur.

— Vous êtes une petite démocrate, Caroline. Si votre oncle le savait, que dirait-il ?

— Je parle rarement à mon oncle, comme vous savez, et jamais sur de semblables sujets ; il pense que tout ce qui n’est pas l’aiguille et la cuisine est au-dessus de l’intelligence des femmes, et ne les regarde point.

— Et croyez-vous comprendre les sujets sur lesquels vous me donnez des conseils ?

— Aussi loin qu’ils vous concernent, je les comprends. Je sais qu’il vaudrait mieux pour vous être aimé que d’être haï de vos ouvriers, et je suis sûre que la bienveillance est plus propre que l’orgueil à vous gagner leur affection. Si vous étiez fier et froid pour moi et pour Hortense, est-ce que nous vous aimerions ? Quand vous êtes froid envers moi, ce qui vous arrive quelquefois, est-ce que j’ose être affectueuse ?

— Eh bien ! Lina, j’ai eu ma leçon de langage et de morale, avec une touche de politique. C’est votre tour. Hortense m’a dit que vous aviez été fort touchée d’une petite pièce de poésie que vous avez apprise l’autre jour, une pièce de ce pauvre André Chénier, la Jeune Captive ; vous la rappelez-vous encore ?

— Je le pense.

— Répétez-la, alors. Prenez votre temps, et faites attention à votre accent. Surtout pas d’iou anglais. »

Caroline, commençant d’une voix faible et tremblante, mais prenant courage à mesure qu’elle avançait, répéta les doux vers de Chénier ; elle récita très-bien les dernières stances :

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie, à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et, comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige, et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin,
Je veux achever ma journée !

Moore écouta d’abord les yeux baissés, mais bientôt il les releva furtivement : renversé dans sa chaise, il pouvait voir Caroline sans qu’elle s’aperçût que ses regards étaient fixés sur elle. Les joues de la jeune fille avaient une couleur, ses yeux un éclat, son visage une expression, ce soir-là, qui eussent embelli les traits les plus vulgaires. Mais la vulgarité n’était pas le défaut de ce visage. Le rayon de soleil ne tombait pas sur une terre rude et aride, mais sur la tendre fleur. Chaque linéament de ce visage était tourné avec grâce. L’ensemble en était charmant. En ce moment, animée, émue, touchée, on l’eût trouvée belle. Une telle figure devait inspirer non-seulement le sentiment calme de l’estime, celui de l’admiration, mais quelque sentiment plus tendre, plus doux, plus intime : l’amitié, peut-être l’affection, l’intérêt. Lorsqu’elle eut fini, elle se tourna vers Moore et rencontra ses yeux.

« Est-ce passablement récité ? demanda-t-elle comme une heureuse et docile enfant.

— Je ne sais réellement pas.

— Comment, vous ne savez pas ? vous n’avez donc pas écouté ?

— Je vous demande pardon… et j’ai regardé. Vous aimez la poésie, Lina ?

— Quand je rencontre la vraie poésie, je n’ai pas de repos que je ne l’aie apprise par cœur, en quelque sorte rendue mienne. »

M. Moore garda le silence pendant quelques minutes. Neuf heures sonnèrent. Sarah entra et dit que la domestique de M. Helstone était venue chercher Caroline.

« Alors la soirée est passée, observa-t-elle, et de longtemps, je suppose, je n’en passerai une autre ici. »

Depuis longtemps Hortense dormait sur son travail : elle ne fit aucune réponse à la remarque de Caroline.

« Est-ce que vous ne voudriez pas venir plus souvent passer la soirée ici ? demanda Robert, qui avait pris le manteau sur la table où il était placé, et en enveloppait soigneusement la jeune fille.

— J’aime à venir ici ; mais je n’ai nulle envie de devenir importune. Je ne dis pas cela pour me faire inviter, vous comprenez.

— Oh ! je le comprends, enfant… Vous me grondez quelquefois de ce que je désire être riche, Lina ; mais, si j’étais riche, vous demeureriez toujours ici ; vous vivriez avec moi, en quelque lieu que fût mon habitation.

— Ce serait agréable ; et si vous étiez pauvre, même bien pauvre ! ce serait agréable encore. Bonsoir, Robert.

— J’ai promis de vous reconduire jusqu’au presbytère.

— Je sais que vous l’avez promis ; mais je pensais que vous l’aviez oublié, et je ne savais comment vous le rappeler, quoique j’en eusse bien envie. Mais voudriez-vous venir ? La nuit est bien froide ; et, comme Fanny est ici, je ne vois pas la nécessité…

— Voilà votre manchon ; n’éveillez pas Hortense, venez. »

Le demi-mille qui séparait Hollow du presbytère fut bientôt franchi. Ils se séparèrent dans le jardin, sans un baiser, à peine avec une pression de mains. Cependant Robert quitta sa cousine excitée et joyeusement troublée. Il avait été singulièrement aimable avec elle ce jour-là, non-seulement en paroles, en compliments, mais en manières, en regards, en accents doux et tendres.

Pour lui, il revint grave, presque morose. Appuyé contre la porte de la cour, méditant à l’humide clarté de la lune, seul, avec le silencieux et sombre monument de la fabrique devant lui, environné de collines de toutes parts, il s’écria tout à coup :

« C’est impossible ! c’est une faiblesse ! Une ruine complète est au bout. »

Puis il ajouta d’une voix plus calme :

« La folie n’est que temporaire. Je la connais bien ; je l’ai éprouvée déjà. Demain l’accès sera passé. »




CHAPITRE VI.

Les vicaires prenant le thé.


Caroline Helstone avait juste dix-huit ans ; et, à dix-huit ans, l’histoire de la vie réelle va bientôt commencer. Avant ce temps, nous assistons à un conte, à une merveilleuse fiction, délicieux quelquefois, tristes souvent, presque toujours éloignés de la réalité. Avant cet âge, notre monde est héroïque ; ses habitants sont demi-dieux ou demi-démons, ses scènes des songes. Des bois plus sombres, des collines plus étranges, un ciel plus brillant, des eaux plus dangereuses, des fleurs plus suaves, des fruits plus séduisants, des plaines plus vastes, des déserts plus arides que ceux que l’on trouve dans la nature, constellent notre globe enchanté. Quelle lune que celle que nous voyons avant cet âge ! Comme le tremblement de nos cœurs à son aspect témoigne de son indicible beauté ! Quant à notre soleil, c’est un ciel en feu, le séjour de la divinité.

À cet âge, dix-huit ans, nous touchons aux confins de l’illusion : la terre des rêves est derrière nous, les rivages de la réalité se lèvent à l’horizon. Ces bords sont éloignés encore ; ils paraissent si bleus, si doux, si paisibles, que nous désirons ardemment les atteindre. Nous voyons au-dessous de l’azur une verdure pareille à celle des pelouses au printemps ; les lignes argentées qui miroitent à nos yeux nous paraissent des cours d’eaux vives. Si nous pouvions atteindre cette terre ! La faim et la soif n’auraient plus prise sur nous. Mais bien des déserts sont à traverser ; souvent le fleuve de la mort, ou quelque torrent de douleurs plus froid et presque aussi noir que la mort, doit être franchi avant qu’il nous soit permis de goûter le vrai bonheur. Toute joie que donne la vie doit être gagnée avant que d’être obtenue ; et avec quelle peine, ceux-là seuls le savent qui ont lutté pour les grandes récompenses. Le sang du cœur orne souvent de ses perles rouges le front du combattant, avant que vienne s’y poser la couronne de la victoire.

À dix-huit ans, nous ne savons pas cela. Nous croyons à l’espérance, qui nous sourit et nous promet le bonheur. Si l’amour vient comme un ange déchu errer autour de notre porte, il est aussitôt admis, fêté, caressé. Nous ne voyons pas son carquois. Si une de ses flèches nous transperce, sa blessure nous semble la pulsation d’une nouvelle vie. Nous n’avons aucune crainte de son poison, ni du dard barbelé que nul médecin ne peut extraire. Cette dangereuse passion, une agonie dans quelques-unes de ses phases, pour beaucoup une agonie continue, est reçue comme un inappréciable bien. À dix-huit ans, enfin, on entre à l’école de l’expérience, pour se fortifier et s’épurer par ses rudes et souvent cruelles leçons.

Oh ! expérience, aucun Mentor n’a un visage aussi froid, aussi dévasté que le vôtre ; nul ne porte un vêtement si noir, une verge si lourde ; nul ne courbe d’une main plus ferme le novice sur sa tâche. C’est par vos instructions seules que l’homme et la femme peuvent trouver un chemin sûr à travers le désert de la vie. Sans votre aide, comme ils trébuchent et s’égarent ! Sur quelles terres défendues ne mettent-ils pas les pieds ! Sur quelle pente abrupte ne sont-ils pas précipités !

Caroline, ramenée à la maison par Robert, n’avait nulle envie de passer le reste de la soirée avec son oncle. La chambre dans laquelle il se tenait était sacrée pour elle. Elle y pénétrait rarement, et, ce soir-là, elle s’en tint éloignée jusqu’à ce que la cloche sonnât les prières. Une partie du service du soir était la formule de prière en usage dans la maison de M. Heldstone. Il la lisait de sa voix nasale, claire, élevée et monotone. Pour assister à cette prière, Caroline, selon son habitude, se rendit dans la chambre de son oncle.

« Bonsoir, oncle, dit-elle, la prière terminée.

— Eh ! vous avez vagabondé toute la journée ; vous l’avez passée en visites, en dîners dehors, que sais-je ?

— J’ai été seulement au cottage.

— Et avez-vous appris vos leçons ?

— Oui.

— Et fait une chemise ?

— Seulement partie d’une.

— C’est bien ; appliquez-vous à l’aiguille, apprenez à faire les chemises, les robes, la pâtisserie, et vous serez un jour une femme remarquable. Allez vous coucher maintenant. Je suis occupé à lire une brochure. »

Voici maintenant Caroline enfermée dans sa petite chambre à coucher. Elle a revêtu sa blanche robe de nuit ; ses longs cheveux soyeux et épais, maintenant en liberté, flottent jusqu’à sa ceinture ; et, comme si elle avait voulu se reposer en les peignant, elle a appuyé sa tête sur sa main et fixé ses yeux sur le tapis. Devant elle se lèvent, autour d’elle se meuvent les visions qui s’offrent à nos dix-huit ans.

Ses pensées lui parlaient alors, et parlaient agréablement sans doute, car elle souriait en les écoutant. Elle semblait jolie, rêvant ainsi ; mais quelque chose de plus frais, de plus brillant qu’elle, hantait cette petite chambre : c’était l’esprit de la jeune Espérance. Suivant ce prophète flatteur, Caroline ne devait plus connaître le frisson du désappointement. Elle était entrée dans l’aurore d’un jour d’été, non pas une fausse aurore, mais le véritable commencement du jour, et son soleil était près de se lever. Il était impossible qu’elle se crût le jouet d’une illusion : ses espérances lui semblaient garanties ; la base sur laquelle elles reposaient lui paraissait solide. Quand deux jeunes gens s’aiment, la première chose qu’ils font est de se marier, tel était son argument. « Eh bien ! j’aime Robert, et je suis assurée que Robert m’aime : je l’ai pensé bien des fois auparavant ; aujourd’hui je le sens. Quand j’ai levé mon regard sur lui après avoir récité le poëme de Chénier, ses yeux (quels beaux yeux il a !) ont fait pénétrer la vérité au fond de mon âme. Quelquefois je crains de lui parler, j’ai peur d’être trop franche, j’ai peur de lui paraître chercher son amour ; car plus d’une fois j’ai regretté amèrement des paroles étourdies et inutiles, et craint d’avoir dit plus qu’il n’attendait, de peur qu’il ne désapprouvât ce qu’il pouvait considérer en moi comme une indiscrétion. Mais, ce soir, j’eusse pu exprimer toute ma pensée, il était si indulgent ! Comme il a été aimable en m’accompagnant jusqu’ici ! Il ne sait pas flatter ni dire des folies. Sa manière de déclarer son amour (son amitié, j’entends, car je ne peux encore le considérer comme mon amoureux, mais j’espère qu’il le sera un jour) ne ressemble pas à ce que nous lisons dans les livres ; elle est bien supérieure, originale, calme, ferme, sincère. Je l’aime ; je serais pour lui une excellente femme s’il m’épousait ; je lui ferais voir tous ses défauts (car il a quelques défauts), mais j’étudierais ses goûts, je le chérirais et m’efforcerais de le rendre heureux. Maintenant, je suis sûre qu’il n’aura pas demain son air froid ; je suis presque certaine que demain il viendra ici ou me fera prier d’aller là-bas. »

Elle recommença de peigner ses cheveux, longs comme ceux d’une sirène. Tournant la tête en les arrangeant, elle aperçut son visage et sa personne dans la glace. Si une jeune fille qui n’a point reçu la beauté en partage n’éprouve aucun plaisir à voir son visage réfléchi dans un miroir, il n’en est pas de même de celle qui est jolie. Pour celle-ci, la peinture est charmante et doit charmer. Caroline vit une forme, une tête qui, daguerréotypées dans cette attitude et dans cette expression, eussent été ravissantes. Elle ne pouvait tirer de là que la confirmation de ses espérances, et ce fut avec un redoublement de joie qu’elle se mit au lit.

Joyeuse aussi elle se leva le lendemain matin. Quand elle entra dans la salle à manger de son oncle, elle lui souhaita le bonjour avec un enjouement si doux et si gai, que le petit homme de bronze pensa un moment que sa nièce devenait une charmante fille. Ordinairement elle était avec lui réservée et timide ; très-docile, mais point communicative ; ce matin, cependant, elle trouva mille choses à lui dire. Elle avait fait une promenade matinale dans le jardin, et elle lui dit quelles fleurs commençaient à pousser ; elle demanda quand le jardinier viendrait arranger les bordures ; elle lui apprit que certains sansonnets commençaient à bâtir leurs nids dans le clocher de l’église (l’église de Briarfield était à côté du presbytère) ; elle s’étonna de ce que le bruit des cloches ne les effrayait point.

M. Helstone émit l’opinion qu’ils ressemblaient aux jeunes fous qui viennent de s’unir, et que dans le premier moment rien ne peut troubler, tout entiers qu’ils sont à leur amour. Caroline, peut-être un peu trop encouragée par la bonne humeur dans laquelle elle se trouvait temporairement, hasarda ici une remarque qu’elle n’avait jamais osé faire aux observations de son révéré parent.

« Mon oncle, dit-elle, toutes les fois que vous parlez du mariage, vous le faites avec mépris ; pensez-vous que les gens ne doivent pas se marier ?

— C’est assurément le plus sage, spécialement pour les femmes.

— Est-ce que tous les mariages sont malheureux ?

— Des millions de mariages sont malheureux ; si tout le monde voulait dire la vérité, peut-être tous le sont-ils plus ou moins.

— Vous êtes toujours vexé lorsqu’on vient vous chercher pour marier un couple ; pourquoi ?

— Parce qu’on n’aime pas à prendre une part active à un acte de pure folie. »

M. Helstone répondait si volontiers, qu’il paraissait heureux de l’occasion qui lui était donnée de faire un peu connaître à sa nièce son opinion sur ce point. Encouragée par l’impunité dont avaient joui ses premières questions, elle se hasarda un peu plus loin.

« Mais pourquoi, dit-elle, serait-ce un acte de pure folie ? Si deux personnes s’aiment, pourquoi ne consentiraient-elles pas à vivre ensemble ?

— Elles sont fatiguées l’une de l’autre au bout d’un mois. Un camarade de joug n’est point un associé ; c’est un compagnon de souffrances. »

Ce ne fut point une naïve simplicité qui inspira à Caroline la remarque qui suivit : ce fut un profond sentiment d’antipathie pour de telles opinions, et de mécontentement contre celui qui les professait.

« On dirait que vous n’avez jamais été marié, mon oncle ; on dirait que vous soyez un vieux célibataire.

— En réalité, je le suis.

— Mais vous avez été marié. Pourquoi avez-vous été assez inconséquent pour vous marier ?

— Tout homme est fou une ou deux fois en sa vie.

— Ainsi vous fûtes fatigué de ma tante, et ma tante de vous, et vous fûtes misérables ensemble ? »

M. Helstone avança sa lèvre cynique, plissa son front bruni et prononça un grognement inarticulé.

« Ne vous convenait-elle point ? Avait-elle un mauvais caractère ? N’avez-vous pu vous habituer à elle ? N’avez-vous pas été affligé lorsqu’elle est morte ?

— Caroline, dit M. Helstone, en abaissant lentement sa main à un pouce ou deux de la table, et frappant soudainement l’acajou, comprenez ceci : il est vulgaire et puéril de confondre le général avec le particulier. Dans chaque cas, il y a la règle et il y a l’exception. Vos questions n’ont pas le sens commun. Sonnez, si vous avez fini de déjeuner. »

Le déjeuner fut enlevé, et, ce repas fini, l’oncle et la nièce avaient coutume de se séparer et de ne se retrouver ensemble que pour le dîner. Mais ce jour-là, la nièce, au lieu de quitter la chambre, se dirigea vers l’appui de la fenêtre, et s’y assit. M. Helstone jeta autour de lui un ou deux regards inquiets, comme s’il eût voulu qu’elle s’éloignât ; mais elle regardait par la fenêtre, et n’avait point l’air de faire attention à lui : aussi il continua la lecture de son journal, qui se trouvait être fort intéressant, car de nouveaux mouvements venaient d’avoir lieu dans la Péninsule, et plusieurs colonnes étaient remplies de longues dépêches du général lord Wellington. Il ne savait guère, cependant, quelles pensées agitaient l’esprit de sa nièce, pensées que la conversation de tout à l’heure avait ravivées, mais non produites : elles étaient tumultueuses alors comme des abeilles troublées dans une ruche ; mais il y avait des années qu’elles avaient creusé leurs cellules dans son cerveau.

Elle passait en revue le caractère de son oncle, sa disposition d’esprit, ses sentiments sur le mariage. Bien souvent, auparavant, elle les avait passés en revue déjà, et avait sondé le gouffre qui séparait son esprit du sien ; et alors, de l’autre côté du large et profond abîme, elle avait vu et voyait encore une autre figure à côté de celle de son oncle, une figure étrange, sombre, sinistre, à peine terrestre : l’image vague de son propre père, James Helstone, le frère de Matthewson Helstone.

Certaines rumeurs étaient venues à ses oreilles, touchant le caractère de ce père ; elle avait entendu les propos de vieux domestiques ; elle savait aussi qu’il n’était pas un homme bon, et qu’il n’avait jamais été affectueux pour elle. Elle se rappelait, triste souvenir, le peu de semaines qu’elle avait passées auprès de lui quelque part dans une grande ville. Là, elle n’avait point de domestique pour l’habiller et prendre soin d’elle ; son père l’enfermait dans une chambre au grenier, sans tapis, avec un lit sans rideaux pour tout ameublement, puis il partait de bonne heure tous les matins, oubliait souvent de revenir pendant le jour lui donner à dîner, et le soir, lorsqu’il rentrait, il était comme un fou, furieux, terrible ; ou, ce qui était plus triste encore, comme un idiot, hébété, insensible. Elle savait qu’elle était tombée malade dans ce lieu, et qu’une nuit, lorsqu’elle était très-mal, il était entré furieux dans sa chambre, disant qu’il la tuerait, car elle était un fardeau pour lui. Ses cris avaient attiré du secours, et depuis le moment où elle avait été arrachée de ses mains, elle ne l’avait jamais revu, si ce n’est mort dans son cercueil.

Voilà quel avait été son père. Elle avait aussi une mère ; quoique M. Helstone ne parlât jamais de cette mère, quoiqu’elle ne se rappelât pas l’avoir vue, elle savait cependant qu’elle vivait. Sa mère avait donc été l’épouse de l’ivrogne : quelle avait été leur union ? Caroline, se détournant de la fenêtre d’où elle venait d’observer les sansonnets (sans les voir), d’une voix grave et d’un ton triste et plein d’amertume, rompit ainsi le silence.

« Vous appelez le mariage misérable, je suppose, d’après ce que vous avez vu de celui de mon père et de ma mère. Si ma mère a souffert ce que je souffris lorsque j’étais avec papa, elle doit avoir eu une vie affreuse. »

M. Helstone, ainsi apostrophé, tourna sur sa chaise, et regarda sa nièce par-dessus ses lunettes : il était abasourdi.

Son père et sa mère ! Qui est-ce qui lui avait mis dans la tête de parler de son père et de sa mère, dont jamais, pendant les douze ans qu’elle avait passés avec lui, il ne lui avait dit un mot ? Il ne pouvait s’imaginer que ses pensées avaient mûri d’elles-mêmes, et s’étaient portées sur le souvenir de ses parents.

« Votre père et votre mère ? Qui vous a parlé d’eux ?

— Personne ; mais je me rappelle ce qu’était mon père, et je plains ma mère. Où est-elle ? »

Ce : « Où est-elle ? » était venu sur les lèvres de Caroline cent fois auparavant ; mais jusqu’à ce jour elle n’avait jamais osé le prononcer.

« Je n’en sais rien, répondit M. Helstone ; je la connaissais fort peu. Je n’ai pas entendu parler d’elle depuis plusieurs années ; mais, en quelque lieu qu’elle soit, elle ne pense pas à vous. Elle ne s’informe jamais de vous ; j’ai quelques raisons de croire qu’elle ne désire pas vous voir. Allons, voilà l’heure de la leçon ; vous vous rendez auprès de votre cousine à dix heures, n’est-ce pas ? L’heure est sonnée. »

Peut-être Caroline en eût-elle dit davantage ; mais Fanny entra, informant son maître que les marguilliers avaient besoin de lui parler et l’attendaient dans la sacristie. Il se hâta de s’y rendre, et sa nièce partit immédiatement pour le cottage.

La route du presbytère à la fabrique de Hollow était en pente ; Caroline la franchit presque entièrement en courant. L’exercice, l’air frais, la pensée de voir Robert, au moins d’être dans sa maison, dans son voisinage, avaient relevé promptement ses esprits abattus. Arrivant en vue de la blanche maison, et entendant le bruit formidable de la fabrique et de sa chute d’eau, la première personne qu’elle aperçut fut Moore, debout à la porte de son jardin, revêtu de sa blouse hollandaise à ceinture, et coiffé d’un léger chapeau, déshabillé qui lui allait parfaitement. Il regardait du côté opposé à celui par lequel arrivait sa cousine. Elle s’arrêta, se retira derrière un saule, et étudia son attitude.

« Il n’a pas son égal, pensait-elle ; il est aussi beau qu’intelligent. Quel œil perçant ! Quelle netteté, quelle vivacité dans ses traits maigres, mais gracieux ! J’aime son visage, j’aime son aspect. Oh ! je l’aime tant ! beaucoup plus qu’aucun de ces fourbes de vicaires, plus que qui que ce soit ; gentil Robert ! »

Elle fut promptement auprès du gentil Robert. Quant à lui, pendant qu’elle recherchait ainsi sa présence, je crois qu’il se fût évanoui de devant ses yeux comme un fantôme, s’il l’avait pu. Mais il ne pouvait se dérober à la salutation de sa cousine. La manière dont il lui rendit son salut était d’un cousin, d’un frère, d’un ami, bien moins que d’un amant. Le charme indicible de ses manières de la veille avait disparu ; il n’était plus le même homme, ou le même cœur ne battait plus dans sa poitrine. Cruel désappointement ! poignante douleur ! D’abord, l’ardente jeune fille ne pouvait croire à ce changement, quoiqu’elle le vît et le sentît. Il lui était difficile de retirer sa main de la sienne, avant qu’il ne lui eût accordé au moins quelque chose comme une légère pression. Il lui était pénible de détourner les yeux de ses yeux, avant que son regard n’eût exprimé quelque chose de plus affectueux que ce froid accueil.

Un amant ainsi accueilli peut parler et demander des explications. Une jeune fille ne peut rien dire : si elle parlait, le résultat ne pourrait être que la honte et le remords. La nature réprouverait une telle démonstration comme une rébellion contre ses instincts, et la lui ferait payer chèrement par le mépris d’elle-même qui naîtrait en son âme et la torturerait en secret. Prenez donc la chose telle que vous la trouvez : n’adressez aucune question, ne faites aucune remontrance ; c’est le plus sage. Vous attendiez du pain, vous rencontrez un caillou ; brisez vos dents sur ce caillou et ne poussez aucun cri. Ne doutez point que votre estomac mental, si vous possédez cet organe, ne soit aussi fort que celui de l’autruche et ne digère la pierre. Vous tendiez la main pour recevoir un œuf, et le hasard vous fait rencontrer un scorpion. Ne montrez aucune consternation : étreignez fortement le reptile ; il vous percera la main de son dard, n’y faites point attention : au bout d’un certain temps, quand votre bras et votre main enflés auront frémi sous les tortures, le scorpion écrasé mourra, et vous aurez appris comment on souffre sans pousser un sanglot. Pendant le reste de votre vie, si vous survivez à l’épreuve (on dit que quelques-unes en meurent), vous serez plus forte, plus sage, moins sensitive. Vous ne savez peut-être pas cela dans le moment, et vous ne pouvez emprunter du courage à cette espérance. La nature cependant, comme nous l’avons dit, est dans cette circonstance une excellente amie ; elle scelle les lèvres, interdit la plainte et commande une placide dissimulation : dissimulation prenant d’abord un air aisé et gai, passant ensuite au chagrin et à la pâleur, qui font bientôt place à un stoïcisme de convention, non moins fortifiant parce qu’il est moitié amer.

Moitié amer ! est-ce bien cela ? Non, c’est amer qu’il faut dire : l’amertume, c’est la force, c’est un tonique. La force calme et douce succédant à des souffrances aiguës, vous ne la trouvez nulle part : en parler est une illusion. Il peut y avoir un épuisement apathique après la torture : s’il reste de l’énergie, ce sera toujours une dangereuse énergie, terrible quand elle se trouvera aux prises avec l’injustice.

Qui a lu la ballade de Puir Mary Lee, cette vieille ballade écossaise, écrite je ne sais sous quelle génération ni par quel auteur ? Mary a été trompée. Elle ne se plaint pas, mais elle est seule, assise sur la neige, et vous entendez ses pensées. Ce ne sont pas les pensées d’une héroïne de roman, mais celles d’une fille des champs, profondément sensible et pleine de ressentiment. Le désespoir lui a fait quitter le coin de son feu pour les montagnes couvertes de neige et de glace. Couchée au milieu des tourbillons, l’horreur sous ses formes les plus fantastiques s’offre à son imagination : l’aspic à ventre jaune, la vipère hérissée, les chiens aboyant à la lune, les fantômes errants le soir, le lait qui suinte sur le dos du crapaud et autres bizarres visions du cauchemar, elle abhorre tout cela, mais plus encore le perfide Robin-a-Ree.

Oh ! combien autrefois, auprès d’un gai ruisseau,
Là-bas j’étais heureuse, et des bons cœurs chérie !
Aujourd’hui, sur la neige où j’attends un tombeau,
Je sanglote et maudis le noir Robin-a-Ree !

Accourez, vents glacés, rafales, tourbillons,
Secouez les forêts, couvrez tout d’épais voiles !
Que la neige, sur moi refermant ses sillons,
Dérobe pour toujours à mes yeux les étoiles !

Oh ! ne fondez jamais, blanc et chaste manteau
Qui bientôt couvrirez la pauvre Mary Lee :
Gardez-la du mépris, dans ce glacé tombeau,
D’infâmes suborneurs comme Robin-a-Ree !

Mais ce que nous venons de dire ne se rapporte point aux sentiments de Caroline Helstone, ni à l’état des choses entre elle et Robert Moore. Il ne l’avait point trompée ; s’il y avait quelqu’un à blâmer, c’était elle. Le fiel qu’eût distillé son cœur serait monté amèrement à sa bouche. Elle avait donné son amour, mais sans qu’il lui fût demandé ; hasard naturel et quelquefois inéluctable, mais gros de malheur.

Robert, il est vrai, avait quelquefois paru l’aimer ; mais pourquoi ? Parce qu’elle avait déployé tant d’attraits, qu’il n’avait pu, malgré tous ses efforts, maîtriser des sentiments que son jugement ne pouvait approuver. Il allait probablement rompre toute communication intime avec elle, parce qu’il craignait de laisser son cœur s’engager dans une affection inextricable, ou de se voir entraîné, en dépit de sa raison, dans un mariage qu’il croyait imprudent. Maintenant, que lui reste-t-il à faire ? S’abandonner à sa passion, ou la vaincre ? Poursuivre l’objet de son amour, ou se replier sur elle-même ? Si elle est faible, elle suivra le premier de ces expédients, au risque de perdre l’estime de Robert et d’encourir son aversion ; si elle a de la raison, elle imposera silence à son cœur et mettra un frein à ses émotions révoltées. Elle se décidera à envisager la vie telle qu’elle est ; à étudier sérieusement, consciencieusement, ses rudes vérités, ses difficiles problèmes.

Il paraît que Caroline avait quelque peu de raison, car elle quitta Robert avec calme, sans plainte, sans questions, sans qu’un seul de ses traits fût altéré, sans qu’une larme brillât dans ses yeux, alla reprendre, comme de coutume, ses études avec Hortense ; et, lorsque l’heure du dîner fut venue, elle retourna à la maison sans s’arrêter.

Après le dîner, lorsqu’elle se trouva au salon seule, ayant laissé son oncle déguster son verre de vin de Porto, la difficulté qui se présenta à elle et l’embarrassa fut celle de savoir comment elle emploierait le reste de la journée.

Elle avait espéré faire ce qu’elle avait fait la veille, que la soirée se passerait encore avec le Bonheur et Robert. Ce matin elle avait reconnu son erreur, et cependant elle ne pouvait se faire à l’idée qu’aucun hasard ne pourrait ce soir-là la rappeler au cottage de Hollow, ou ramener Moore dans sa société.

Il était souvent arrivé à Robert de venir, après le thé, passer une heure avec son oncle ; la sonnette retentissait alors ; sa voix se faisait entendre dans le corridor, au crépuscule, lorsqu’elle était loin d’attendre un semblable plaisir ; cela est arrivé deux fois depuis qu’il l’a traitée avec une singulière réserve ; et, quoiqu’il lui parlât rarement en présence de son oncle, assis en face de la table où elle travaillait, il a eu constamment les yeux fixés sur elle pendant sa visite. Le peu de mots qu’il lui a adressés étaient encourageants ; il lui a dit bonsoir d’une manière affectueuse. « Qui sait ? il peut venir ce soir, » disait la Fausse Espérance ; Caroline savait que c’était la Fausse Espérance qui parlait, et néanmoins elle écoutait.

Elle voulut lire, ses pensées erraient à l’aventure ; elle essaya de coudre, chaque point était un ennui ; l’occupation lui devenait insupportable ; elle ouvrit son pupitre et voulut écrire une composition française, elle n’écrivit que des bévues.

Tout à coup, la sonnette retentit avec violence ; son cœur bondit, elle s’élança à la porte du salon, l’entr’ouvrit doucement, et regarda par l’ouverture. Fanny recevait un visiteur : un homme grand, juste de la taille de Robert. Un instant elle crut que c’était lui et tressaillit de plaisir ; mais la voix demandant M. Helstone la tira de son erreur. C’était une voix irlandaise, non par conséquent celle de Moore, mais celle du vicaire Malone. Il fut introduit dans la salle à manger, où sans doute il aida promptement son recteur à vider sa bouteille.

C’était un fait à remarquer, qu’à Briarfield, Whinbury ou Nunnely, dans quelque maison qu’arrivât un vicaire au moment d’un repas, dîner ou thé, il était immédiatement suivi par un second, souvent par un troisième. Non qu’ils se fussent donné rendez-vous, mais ils étaient ordinairement tous en campagne en même temps ; et lorsque Donne, par exemple, allait voir Malone chez lui et ne le trouvait pas, il s’informait auprès de son hôtesse de la route qu’il avait prise, et partait à toute vitesse sur ses pas.

La même chose avait lieu pour Sweeting. Il arriva donc, cette après-midi-là, que les oreilles de Caroline furent trois fois torturées par le bruit de la sonnette et l’arrivée de convives peu désirés : car Donne suivit Malone, et Sweeting suivit Donne. Du vin fut monté de la cave (car, quoique le vieil Helstone réprimandât ses inférieurs dans la hiérarchie toutes les fois qu’il les trouvait à boire chez eux, à sa table il aimait à les régaler d’un verre de son meilleur vin) ; et, à travers les portes fermées, Caroline entendit leurs rires joyeux et le bruit discordant de leurs voix. Sa crainte était qu’ils ne demeurassent pour le thé ; car elle n’éprouvait aucun plaisir à le préparer pour ce singulier trio. Ces trois hommes étaient jeunes comme Moore, avaient reçu la même éducation que Moore ; et cependant, quelle différence pour Caroline ! La société des premiers lui apportait un tourment, celle de l’autre un plaisir.

Non-seulement elle était destinée à jouir de leur compagnie, mais la fortune lui amenait en ce moment quatre nouveaux convives de l’autre sexe, entassés dans un phaéton roulant assez pesamment sur la route de Whinbury : une vieille dame et trois de ses filles venaient lui rendre une visite d’amitié, comme c’était l’habitude dans le voisinage. La sonnette retentit donc pour la quatrième fois, et Fanny annonça au salon :

« Mistress Sykes et les trois misses Sykes. »

Lorsque Caroline recevait de la compagnie, son habitude était de se tordre nerveusement les mains, de rougir un peu, de s’avancer précipitamment, quoique avec quelque hésitation. En ces circonstances, elle manquait tout à fait d’usage, bien qu’elle eût passé une année à l’école. Aussi, ce jour-là, ses petites mains blanches se maltraitèrent rudement l’une l’autre, pendant qu’elle se tenait là debout, attendant l’arrivée de mistress Sykes.

Elle entra majestueusement. C’était une grande lady, au teint bilieux, qui faisait une ample et assez sincère profession de piété, et exerçait largement l’hospitalité envers le clergé ; derrière elle marchaient ses trois filles, éclatant trio, toutes trois d’une belle venue et plus ou moins jolies.

En Angleterre, il est un point à remarquer chez les dames habitant la campagne : jeunes ou vieilles, jolies ou laides, tristes ou gaies, toutes (ou presque toutes) ont une certaine expression stéréotypée sur leurs traits, qui semble dire : « Je sais, je n’en tire pas vanité, mais je sais que je suis le modèle de la femme comme il faut ; que toutes celles que j’approche ou qui m’approchent observent donc attentivement en quoi elles diffèrent de moi par l’habillement, les manières, les opinions, les principes et la conduite, car en tout cela elles ont tort. »

Mistress et misses Sykes, loin de faire exception à cette observation, en étaient la confirmation éclatante. Miss Mary, jeune personne d’assez agréable physionomie, portait sa bonne opinion d’elle-même avec quelque dignité, quoique sans roideur ; miss Harriet, une beauté, la portait plus orgueilleusement ; elle paraissait hautaine et froide ; miss Hannah, qui était vaniteuse, hardie, entreprenante, étalait la sienne ouvertement et franchement ; la mère montrait cette bonne opinion avec la gravité qui convenait à son âge et à sa réputation religieuse.

La réception s’accomplit, toutefois. Caroline se dit heureuse de les voir (fausseté insigne) ; elle espérait que la toux de mistress Sykes allait mieux (la toux de mistress Sykes durait depuis vingt ans), et que misses Sykes avaient laissé leurs sœurs en bonne santé à la maison ; à quoi les misses Sykes assises sur trois chaises en face du tabouret à musique sur lequel Caroline s’était placée sans préméditation, après avoir hésité quelques secondes entre ce siège et une large chaise à bras, qu’elle se rappela enfin devoir offrir à mistress Sykes, qui lui en avait épargné la peine en s’y établissant d’elle-même), à quoi les misses Sykes répondirent par une révérence très-majestueuse et très-imposante. Une pause suivit ; cette révérence était de nature à assurer le silence pendant les cinq minutes suivantes, et elle n’y manqua pas ; mistress Sykes s’informa alors de M. Helstone, s’il avait eu de nouveaux accès de rhumatisme ; s’il ne se fatiguait pas en prêchant deux fois le dimanche ; s’il était capable encore de faire complètement son service ; et, sur la réponse affirmative, elle et ses filles répétèrent en chœur que, dans leur opinion, il était l’homme le plus extraordinaire de son âge.

Seconde pause.

Miss Mary, prenant la parole à son tour, demanda à Caroline si elle avait assisté au meeting de la Société biblique, tenu à Nunnely le jeudi précédent. La vérité força miss Helstone à répondre négativement, car le jeudi précédent elle était restée à la maison occupée à lire un roman que Robert lui avait prêté. Cette réponse provoqua une expression de surprise de la part des quatre ladies.

« Nous étions toutes là, dit miss Mary, maman et nous toutes. Nous avions même décidé papa à venir. Hannah avait insisté là-dessus, mais il s’endormit tandis que parlait M. Langweilig, le ministre morave. J’en fus toute honteuse : il faisait si singulièrement aller sa tête !

— Et il y avait le docteur Broadbent, cria Hannah. Quel bel orateur ! On ne s’attendrait pas à cela de lui. Il a une physionomie si vulgaire !

— Mais c’est un homme si aimé ! interrompit Mary.

— Un homme si bon, si utile ! ajouta sa mère.

— Seulement il ressemble à un boucher, dit la belle, la fière Henriette. Je ne pouvais le regarder, j’écoutais les yeux fermés. »

Miss Helstone sentait son infériorité et son incompétence ; n’ayant point vu le docteur Broadbent, elle ne pouvait donner son opinion. Une troisième pause eut lieu, pendant laquelle Caroline ressentit dans le fond de son cœur quelle folle rêveuse elle était, quelle vie impossible elle menait, combien peu elle était apte aux relations ordinaires avec le monde ; elle comprit qu’elle avait eu tort de s’être trop exclusivement attachée au blanc cottage de Hollow, et d’avoir borné tout son univers à l’existence d’un des habitants de ce cottage. Elle sentait que cela ne pouvait toujours aller ainsi, et que quelque jour elle se verrait forcée d’y faire un changement. On ne pourrait dire qu’elle désirât ressembler exactement aux ladies qui étaient là devant elle ; mais elle voulait devenir supérieure à ce qu’elle était alors, afin de se sentir moins intimidée par leur dignité.

Le seul moyen qu’elle trouvât de renouer la conversation fut de leur demander si elles voulaient rester toutes pour le thé, et il lui en coûta beaucoup d’accomplir cet acte de civilité. Mistress Sykes avait déjà commencé à dire : « Nous sommes fort obligées, mais… » quand Fanny rentra de nouveau.

« Les messieurs resteront ce soir, madame, dit-elle de la part de M. Helstone.

— Quels messieurs avez-vous ? » demanda mistress Sykes.

Les noms furent prononcés ; elle et ses filles échangèrent des regards. Les vicaires n’étaient pas pour elles ce qu’ils étaient pour Caroline. M. Sweeting était un de leurs favoris ; voire même M. Malone, parce qu’il appartenait au clergé.

« Réellement, puisque vous avez de la compagnie déjà, je pense que nous resterons, dit mistress Sykes. Nous formerons une tout à fait agréable petite réunion ; j’ai toujours du plaisir à me trouver avec le clergé. »

Caroline fut obligée de conduire ces dames en haut, de les aider à se débarrasser de leurs châles, à lisser leurs cheveux et à se faire belles ; de les reconduire au salon, de leur distribuer des albums de gravures, ou des objets achetés à la Corbeille des Juifs. Elle était obligée d’y faire des achats, bien qu’elle contribuât peu à son approvisionnement, et, si elle avait eu beaucoup d’argent à sa disposition, elle eût certainement, toutes les fois qu’on apportait au presbytère ce terrible cauchemar, acheté toute la provision, plutôt que d’y contribuer d’une pelote à épingles.

Il est nécessaire peut-être d’expliquer en passant, pour ceux qui ne seraient point au fait des mystères de la Corbeille des Juifs et de celle des Missionnaires, que ces meubles, sont des paniers en osier d’une certaine dimension, destinés à porter de maison en maison une collection monstre de pelotes à épingles, d’étuis à aiguilles, de sacs à ouvrage, d’objets d’habillements d’enfants, etc., etc., faits bon gré, mal gré, par les mains des dames chrétiennes d’une paroisse, et vendus de force aux gentlemen païens de l’endroit à des prix exorbitants. Les produits de cette vente forcée sont appliqués à la conversion des juifs et à la régénération de l’intéressante race de couleur répandue sur le globe. Chaque lady contribuante tient à son tour la corbeille pendant un mois, se charge de coudre pour elle et de vendre son contenu au public mâle, qui ne se montre jamais acheteur empressé. C’est un moment rempli d’excitation que celui où le tour arrive. Quelques ladies à l’esprit actif et commercial aiment cette corvée et s’amusent extrêmement à faire payer aux avares et aux grippe-sous de leur connaissance quatre ou cinq cents pour cent au-dessus de leur valeur des objets qui ne leur sont d’aucun usage. D’autres, plus faibles, redoutent la tâche, et aimeraient mieux voir le matin à leur porte le Prince des ténèbres lui-même que la satanée corbeille.

Miss Helstone, ayant accompli son devoir d’hôtesse avec plus d’ennui que de plaisir, se transporta à la cuisine, pour tenir sur le thé un conseil privé avec Fanny et Élisa.

« Comment allons-nous faire ? s’écria Élisa, la cuisinière. Moi qui n’ai pas cuit aujourd’hui, pensant que nous aurions assez de pain jusqu’à demain matin ! Nous n’en aurons jamais assez.

— Y a-t-il quelques gâteaux à thé ? demanda sa jeune maîtresse.

— Seulement trois, et un pain. Je voudrais bien que ce beau monde demeurât chez lui jusqu’à ce qu’on l’envoyât chercher, moi qui ai besoin de finir mon chapeau.

— Alors, dit Caroline, à qui la nécessité donnait de l’énergie, il faut que Fanny coure à Briarfield acheter quelques galettes et quelques biscuits ; et ne soyez pas de mauvaise humeur, Élisa, nous n’y pouvons rien.

— Et quel service prendrons-nous ?

— Oh ! le meilleur, je suppose. Je vais chercher le service d’argent. »

Et elle monta rapidement à l’armoire à la vaisselle, et descendit aussitôt la théière, l’aiguière à crème et le sucrier.

« Maintenant, apprêtez tout le plus vite possible ; car plus tôt le thé sera fini, plus tôt ils partiront, du moins je l’espère. Hélas ! je voudrais qu’ils fussent déjà partis, » soupira-t-elle en retournant au salon. S’arrêtant un instant à la porte avant d’entrer : « Si Robert arrivait seulement maintenant, pensa-t-elle, comme tout irait bien ! S’il était présent, combien plus agréable me paraîtrait la tâche d’amuser ce monde ! Il y aurait de l’intérêt à l’entendre (quoiqu’il ne parle pas beaucoup en compagnie), à parler en sa présence ; quel plaisir peut-on prendre à la conversation de ces dames ? Comme elles vont babiller lorsque les vicaires seront entrés, et comme je vais souffrir en les écoutant ! Mais je suis une égoïste : ce sont de très-respectables gens, et je devrais sans doute être fière de leur ressembler. Je ne dis pas qu’elles ne soient pas aussi bonnes que moi, loin de là, mais elles sont si différentes ! »

Elle entra.

Les habitants du Yorkshire, dans ce temps-là, prenaient le thé autour de la table, assis le plus près possible, et les genoux cachés. Il était essentiel d’avoir une multitude d’assiettes remplies de gâteaux et de tartines de toutes sortes ; il était convenable que le centre fût occupé par un plat en verre rempli de marmelade ; parmi les viandes, devait se trouver un assortiment de talmouses et de tartes. S’il y avait aussi une assiette de tranches minces de jambon garnies de persil, c’était encore mieux.

Heureusement Élisa, la cuisinière du recteur, connaissait son affaire : l’arrivée inattendue d’un si grand nombre de convives l’avait d’abord rendue de mauvaise humeur, mais elle se remit bientôt, car, au moment voulu, le thé fut servi d’une façon splendide ; et ni le jambon, ni les tartes, ni la marmelade ne manquèrent.

Les vicaires, appelés à ce copieux repas, entrèrent joyeux. Mais en apercevant les dames, qu’ils ne savaient point là, ils reculèrent près de la porte. Malone conduisait le trio. Il s’arrêta court et tomba en arrière, renversant presque Donne, qui se trouvait trois pas derrière lui. Donne, par contre-coup, envoya le petit Sweeting dans les bras du vieux Helstone, qui formait l’arrière-garde. Il y eut quelques plaintes et quelques rires. Malone fut prié de faire attention, et pressé d’aller en avant ; ce qu’il fît en rougissant jusqu’au bout de son front pointu. Helstone, avançant, jeta les timides vicaires de côté, salua ses belles convives, donna à chacune une poignée de main accompagnée d’une plaisanterie, et se plaça commodément entre l’aimable Harriet et la pétulante Hannah ; il pria miss Mary de passer sur le siège qui se trouvait en face de lui, afin qu’il pût la voir, s’il ne pouvait se placer auprès d’elle. Plein d’aisance et de galanterie à sa manière avec les jeunes ladies, il était fort populaire parmi elles. En réalité, cependant, il ne respectait ni n’aimait le sexe, et celles que les circonstances avaient mises en relations intimes avec lui l’avaient toujours plus redouté qu’aimé.

Les vicaires durent se placer comme ils purent. Sweeting, le moins embarrassé des trois, se réfugia auprès de mistress Sykes, qui l’aimait comme s’il eût été son fils. Donne, après avoir salué la société avec une grâce à lui particulière, et demandé d’un ton prétentieux à Mlle Helstone des nouvelles de sa santé, se laissa tomber dans un siège à côté de Caroline, visiblement ennuyée du voisinage, car elle avait pour Donne, à cause de son imperturbable vanité et de son esprit étroit, une antipathie spéciale. Malone, marmottant d’une façon inintelligible, se plaça de l’autre côté. Caroline se trouva donc entre deux protecteurs dont elle savait parfaitement ne devoir tirer aucune utilité, ni pour la conversation, ni pour passer les tasses et la pâtisserie.

Malone, intarissable causeur avec les hommes, était muet comme un poisson en présence des dames. Il avait cependant trois phrases toutes faites, qu’il ne manquait jamais de produire.

1o Êtes-vous allée vous promener aujourd’hui, miss Helstone ?

2o Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu votre cousin Moore ?

3o Votre classe à l’école du dimanche est-elle toujours aussi nombreuse ?

Lorsque Malone eut adressé ces trois questions et que Caroline y eut répondu, il régna entre eux un parfait silence.

Avec Donne, c’était autre chose : il était insupportable. Il avait une provision de petits mots les plus vulgaires et les plus pervers qui se pussent imaginer : des critiques sur les habitants de Briarfield et du Yorkshire en général ; des plaintes sur l’absence de haute société, sur l’état arriéré de la civilisation dans ces districts ; des murmures contre la conduite peu respectueuse des basses classes dans le Nord envers les classes élevées ; des railleries sur la manière de vivre de ces comtés, sur le manque de bon ton, l’absence d’élégance, comme si lui, Donne, avait été accoutumée vivre dans les hautes sphères, prétentions auxquelles ses manières communes et sa tournure donnaient le plus complet démenti. Tels étaient les traits qui, selon lui, devaient l’élever dans l’esprit de Mlle Helstone ou de toute autre dame qui les entendrait ; tandis que, chez Caroline au moins, ils ne provoquaient que le mépris, quelquefois même l’irritation : car, fille du Yorkshire elle-même, elle ne pouvait entendre dénigrer son pays par ce pitoyable bavard. Il lui arrivait parfois, à bout de patience, de le regarder en face et de lui jeter quelque mot dont le sens et le ton étaient peu propres à lui attirer la bienveillance du jeune vicaire ; de lui dire, par exemple, que ce n’était pas une preuve de bonne éducation que de railler continuellement les autres sur leur vulgarité, ni le signe d’un bon pasteur, de censurer éternellement son troupeau ; de lui demander pourquoi il avait embrassé le sacerdoce, puisqu’il se plaignait de n’avoir que des cabanes à visiter et de pauvres gens à instruire ; s’il avait été nommé ministre pour porter des vêtements confortables et habiter des palais. Questions d’ailleurs considérées par tous les vicaires comme audacieuses et impies.

Le thé dura longtemps ; tous les convives bavardèrent comme leur hôtesse l’avait prévu. M. Helstone étant de bonne humeur, ce qui lui arrivait toujours en compagnie des femmes, car ce n’était qu’avec une dame de sa famille qu’il maintenait sa taciturnité rébarbative, M. Helstone donna cours à un flot de brillant et joyeux verbiage avec sa voisine de droite, sa voisine de gauche et même sa vis-à-vis, miss Mary ; car Mary étant la plus sensée, la moins coquette des trois, c’est à elle que le vieux veuf faisait le moins d’attention. Helstone ne pouvait se faire à l’idée du bon sens chez les femmes ; il aimait à les voir aussi étourdies, aussi légères, aussi vaines, aussi exposées au ridicule que possible, parce qu’alors elles étaient en réalité ce qu’il les disait être et ce qu’il voulait qu’elles fussent : des êtres inférieurs, des jouets destinés à amuser une heure de loisir et à être jetés ensuite.

Hannah était sa favorite. Harriet, quoique belle, égoïste et contente d’elle-même, n’était pas assez faible pour lui. Elle avait quelque dignité vraie parmi beaucoup de fausse fierté, et, si elle ne parlait pas comme un oracle, elle ne babillait pas comme une idiote. Elle n’eût jamais consenti à être traitée comme une poupée, un enfant, un joujou ; elle s’attendait à ce qu’on s’inclinât devant elle comme devant une reine.

Hannah, au contraire, ne demandait pas de respect, mais de la flatterie ; en lui disant qu’elle était un ange, ses admirateurs pouvaient la traiter comme une idiote. Elle était si crédule et si frivole, elle devenait si niaise lorsqu’elle se voyait l’objet des attentions et de la flatterie, que M. Helstone se sentait tenté de renouveler l’expérience du mariage avec elle ; mais heureusement le souvenir salutaire des ennuis de sa première union, l’impression qui lui était restée de cette pierre qu’il s’était une première fois attachée au cou, la fixité de ses sentiments touchant les maux insupportables de l’existence conjugale, tenaient sa tendresse en échec, étouffaient le soupir qui gonflait ses vieux poumons de fer, et l’empêchaient de murmurer à l’oreille d’Hannah des propositions qu’elle eût entendues avec autant de gaieté que de satisfaction.

Il est probable qu’elle lui eût accordé sa main s’il la lui avait demandée ; ses parents eussent certainement approuvé ce mariage. Pour eux, les cinquante-cinq ans d’Helstone, son cœur cuirassé, n’eussent pas été des obstacles ; et, comme il était recteur, vivait bien, occupait une confortable maison et était censé avoir de la fortune (quoique en cela le monde fût dans l’erreur : il avait consacré, jusqu’au dernier shilling, les cinq mille livres sterling qu’il avait héritées de son père à la construction et à la dotation d’une église neuve dans son village natal du Lancashire ; car, lorsque tel était son plaisir, il savait montrer une munificence princière, et ne reculait devant aucun sacrifice pour atteindre le but qu’il avait en vue) ; les parents d’Hannah, dis-je, l’eussent sans scrupule livrée à son affectueuse tendresse ; et la seconde mistress Helstone, renversant l’ordre naturel d’existence de l’insecte, eût voltigé à travers la lune de miel, brillant et admiré papillon, et rampé le reste de ses jours, ver sordide et foulé aux pieds.

Le petit M. Sweeting, assis entre mistress Sykes et miss Mary, qui toutes deux se montraient fort aimables envers lui, avait un plat devant lui, et de la marmelade et des croquets sur son assiette ; il paraissait plus heureux qu’un roi. Il était amoureux de toutes les misses Sykes, et toutes raffolaient de lui. S’il éprouvait un regret en ce bienheureux moment, c’est que miss Dora fût absente : Dora étant celle qu’il espérait un jour appeler Mme David Sweeting, avec laquelle il rêvait de majestueuses promenades, la conduisant comme une impératrice à travers le village de Nunnely : impératrice assurément, s’il eût suffi pour cela de la taille et des proportions colossales ; elle était énorme : vue de derrière, on eût dit une puissante lady de quarante ans ; mais elle possédait un beau visage et un excellent caractère.

Le repas se termina enfin. Il l’eût été depuis longtemps, si M. Donne n’avait persisté à demeurer assis avec sa tasse à moitié remplie de thé froid devant lui, longtemps après que les autres eurent fini, longtemps même après que des signes d’impatience se furent manifestés : les chaises avaient été repoussées en arrière ; la conversation avait langui ; le silence s’était fait. Vainement Caroline lui avait demandé s’il désirait une autre tasse ; s’il voulait un peu de thé chaud, celui qu’il avait devant être froid : il ne voulait ni le boire ni le laisser. Il semblait croire que cette position isolée lui donnait une certaine importance ; qu’il était digne et noble de rester le dernier ; qu’il était grand de faire attendre les autres. À la fin, cependant, le vieux recteur lui-même, qui avait été trop agréablement occupé d’Hannah pour s’apercevoir du délai, devint impatient.

« Après qui attendez-vous ? demanda-t-il.

— Après moi, je crois, répondit Donne d’un ton de satisfaction intime.

— Fi donc ! » s’écria Helstone. Puis se levant : « Récitons les grâces, » dit-il ; ce qu’il fit immédiatement, et tous quittèrent la table.

Donne, nullement ébranlé, demeura dix minutes tout seul : ce que voyant, Helstone sonna pour faire enlever le service. Le vicaire se vit alors forcé de vider sa tasse et de quitter le rôle qui, dans sa pensée, avait appelé sur lui une si universelle et si flatteuse attention.

Ensuite, d’après le cours naturel des choses (Caroline avait ouvert le piano et tenu prêts les livres de musique), la musique fut demandée. C’était pour Sweeting une occasion de se montrer. Il était empressé de commencer. Il entreprit donc la tâche ardue d’obtenir que les jeunes ladies voulussent bien chanter un air, une chanson. Il s’en acquitta con amore, riant, suppliant, résistant aux excuses, écartant les difficultés, et finit par triompher auprès de miss Harriet, qui se laissa conduire à l’instrument. Il tira alors les pièces diverses de sa flûte (qui se trouvaient dans sa poche, aussi immanquablement que son mouchoir). Elles furent vissées et ajustées ; Malone et Donne, rapprochés l’un de l’autre, souriaient avec dédain, ce que vit le petit homme en regardant par-dessus son épaule, mais il n’y fit aucune attention. Il était persuadé que leurs sarcasmes venaient de l’envie. Ils ne pouvaient accompagner les dames comme lui ; il allait triompher sur eux.

Le triomphe commença. Malone, chagriné de l’entendre jouer d’une façon supérieure, résolut de se faire remarquer aussi, s’il était possible, et, prenant le rôle d’amoureux (rôle qu’il avait voulu jouer une ou deux fois déjà, mais sans obtenir le succès qu’il croyait dû à ses mérites), s’approcha d’un sofa sur lequel miss Helstone était assise, se plaça auprès d’elle, et se mit à lui débiter avec la langue et avec les mains un speech incompréhensible, accompagné des grimaces les plus plaisantes. Dans le cours de ses efforts pour se rendre agréable, il finit par s’emparer des deux coussins longs et du coussin carré qui garnissaient le sofa, avec lesquels, après les avoir roulés pendant quelque temps avec des gestes étranges, il éleva une sorte de barrière entre lui et l’objet de ses attentions. Caroline, heureuse de la séparation, imagina bientôt une excuse pour passer de l’autre côté de la chambre, où elle alla s’asseoir à côté de mistress Sykes, lui demandant, sur un nouveau point de broderie, quelques instructions qui lui furent données avec plaisir ; et elle se débarrassa ainsi de Pierre-Auguste.

Malone, se voyant de la sorte abandonné, livré à ses propres ressources, sur ce large sofa, avec trois coussins dans les mains, faisait une assez triste figure. Le fait est qu’il était très-sérieusement disposé à cultiver la connaissance de miss Helstone ; car il pensait, comme beaucoup d’autres, que son oncle était riche, et que, n’ayant pas d’enfants, il laisserait probablement sa fortune à sa nièce. Gérard Moore était mieux renseigné sur ce point : il avait vu la belle église qui devait son origine au zèle et à l’argent du recteur, et plus d’une fois, dans son for intérieur, il avait maudit un ruineux caprice qui avait traversé ses espérances.

La soirée parut longue à l’une des personnes réunies dans cette chambre. Caroline, de temps à autre, laissait tomber sa broderie sur ses genoux, et, fermant les yeux et baissant la tête, s’abandonnait à une espèce de léthargie du cerveau, produite sans doute par l’insignifiant bourdonnement qui se faisait autour d’elle : le bruit discordant du piano, les rires et la gaieté de son oncle, d’Hannah et de Mary, rires qu’elle ne pouvait s’expliquer, car elle ne trouvait rien de comique ni de gai dans leurs discours, et, par-dessus tout, l’interminable babillage de mistress Sykes, murmuré à son oreille, babillage qui s’éparpillait sur quatre sujets : sa propre santé et celle des divers membres de sa famille, la Corbeille des Missionnaires et celle des Juifs et leur contenu, le dernier meeting de Nunnely et celui qui devait avoir lieu la semaine suivante à Whinbury.

Fatiguée enfin jusqu’à l’épuisement, elle saisit le moment où M. Sweeting vint parler à mistress Sykes pour quitter furtivement l’appartement et chercher un moment de repos dans la solitude. Elle se retira dans la salle à manger, où un reste de feu brûlait encore dans la cheminée. Le lieu était vide et calme ; les verres et les bouteilles avaient été enlevés, les chaises rangées : tout était en ordre. Caroline se laissa tomber dans la grande chaise à bras de son oncle, ferma à moitié les yeux, et se reposa ; reposa du moins ses membres, ses sens, son ouïe, sa vue, fatigués d’écouter des riens et de regarder dans le vide. Quant à sa pensée, elle s’enfuit aussitôt à Hollow, elle s’arrêta sur le seuil du parloir, puis passa au comptoir, cherchant quel lieu était favorisé de la présence de Robert. Il se trouva qu’aucun n’avait cet honneur, car Robert était à plus d’un demi-mille de ces deux endroits, et beaucoup plus près de Caroline qu’elle ne le supposait. Il traversait en ce moment le cimetière, et s’approchait de la porte du jardin du rectorat ; non, toutefois, pour voir sa cousine, mais uniquement dans le dessein de communiquer une nouvelle au recteur.

Oui, Caroline ; vous entendez vibrer la sonnette ; c’est pour la cinquième fois cette après-midi ; vous tressaillez et vous êtes sûre cette fois que ce doit être l’objet de vos rêves. Pourquoi en êtes-vous sûre ? vous ne pourriez vous l’expliquer, mais vous le sentez. Penchée en avant, vous écoutez avidement pendant que Fanny ouvre la porte : bien ! c’est sa voix, basse, avec le léger accent étranger, mais si douce à votre oreille. Vous vous levez : Fanny va lui dire que M. Helstone est en compagnie, et il va se retirer. Oh ! elle ne peut le laisser partir ; en dépit d’elle-même, en dépit de sa raison, elle traverse la moitié de la chambre, elle se tient prête à se précipiter, si elle l’entendait s’éloigner. Mais il entre dans le corridor.

« Puisque votre maître est en société, dit-il, introduisez-moi dans la salle à manger, apportez une plume et de l’encre ; je veux écrire une courte note que je lui laisserai. »

Maintenant que Caroline a saisi ces mots et l’entend s’avancer, s’il y avait une porte intérieure, elle s’esquiverait par cette porte et disparaîtrait. Elle se sent prise, enfermée. Elle craint que sa présence inattendue ne contrarie Robert. Une seconde auparavant elle se fût précipitée au-devant de lui ; maintenant elle voudrait fuir. Elle ne le peut ; il n’y a aucune issue. La salle à manger n’a qu’une porte, celle par laquelle entre en ce moment son cousin. Elle balbutie une sorte d’excuse :

« J’ai quitté le salon une minute pour prendre un peu de repos. »

Il y avait quelque chose de si timide, de si embarrassé dans l’air et le ton avec lesquels elle prononça ces paroles, que le premier venu eût pu s’apercevoir que quelque triste changement s’était opéré en elle, et que sa vive assurance d’autrefois l’avait abandonnée. M. Moore se rappelait sans doute avec quel aimable empressement et quelle douce confiance elle avait l’habitude de l’accueillir. Il eût pu voir l’effet qu’avait produit sa froideur ; il avait là une occasion de continuer son nouveau système avec succès, s’il voulait encore l’améliorer. Peut-être trouvait-il plus aisé de pratiquer ce système au grand jour, dans la cour de sa fabrique, au milieu de ses occupations, que dans un tranquille parloir et dans le calme de la soirée. Fanny alluma les chandelles, qui étaient demeurées éteintes sur la table, apporta tout ce qu’il fallait pour écrire et se retira. Caroline se disposait à la suivre. Moore, pour être conséquent, eût dû la laisser aller ; cependant il se dressa devant la porte, et, étendant la main, la retint doucement en arrière : il ne lui dit pas de rester, mais il ne voulait pas la laisser partir.

« Dois-je aller dire à mon oncle que vous êtes ici ? » dit-elle toujours de la même voix émue.

— Non ; je puis vous dire tout ce que j’avais à lui dire. Voudrez-vous être ma messagère ?

— Oui, Robert.

— Alors vous pouvez lui apprendre que j’ai découvert un indice de l’identité de l’un au moins des hommes qui ont brisé mes métiers ; qu’il appartient à la bande qui a attaqué les magasins de Sykes et de Pearson, et que j’ai l’espoir de le voir arrêté demain matin. Vous pourrez vous rappeler cela ?

— Oh ! oui. »

Ces deux monosyllabes furent prononcés d’un ton plus triste que jamais, et en les prononçant elle secoua légèrement la tête et soupira.

« Vous voulez le poursuivre ?

— Certainement !

— Non, Robert.

— Et pourquoi non, Caroline ?

— Parce que vous mettrez ainsi contre vous plus que jamais la population ouvrière.

— Ce n’est pas là une raison pour ne pas faire mon devoir et défendre ma propriété. Cet homme est un grand scélérat, et il faut le mettre dans l’impossibilité de commettre de nouveaux méfaits.

— Mais ses complices se vengeront sur vous. Vous ne connaissez pas la méchanceté des habitants de cette contrée : il y en a qui se vantent de pouvoir porter une pierre dans leur poche pendant sept ans, de la tourner au bout de ce temps, de la garder pendant sept autres années, de la lancer enfin, et de frapper le but. »

Moore sourit.

« Très-énergique vanterie, et qui fait beaucoup d’honneur à vos chers amis du Yorkshire. Mais ne craignez rien pour moi, Lina : je suis sur mes gardes vis-à-vis de vos doux compatriotes. Ne vous tourmentez pas à propos de moi.

— Comment pourrais-je ne pas m’inquiéter ? Vous êtes mon cousin. Si quelque chose arrivait… Elle s’arrêta.

— Rien n’arrivera, Lina. Pour parler votre langage, il y a une Providence au-dessus de tout, n’est-ce pas ?

— Oui, cher Robert ; puisse-t-elle vous protéger !

— Et si les prières ont quelque efficacité, les vôtres me profiteront ; vous priez pour moi quelquefois ?

— Non pas quelquefois, Robert ; vous, Louis et Hortense êtes toujours dans mes prières.

— C’est ce que j’ai souvent imaginé. Il m’est souvent venu à l’esprit que quand, fatigué et contrarié, je me mettais au lit comme un païen, un ange avait demandé le pardon pour ma journée et la sécurité pour ma nuit. Je ne crois pas que la piété cléricale serve à grand’chose ; mais les prières partant d’un cœur sincère, de lèvres innocentes, peuvent être accueillies comme l’offrande d’Abel ; et certainement elles le seraient, si l’objet pour lequel elles sont offertes en était digne.

— Anéantissez ce doute : il est sans fondement.

— Quand un homme a été élevé seulement dans le but de gagner de l’argent, qu’il vit pour cela et rien autre chose, et respire à peine un autre air que celui des fabriques et des marchés, il paraît singulier de prononcer son nom dans des prières ou d’associer son idée avec quelque chose de divin ; il semble très-étrange qu’un cœur bon et pur s’en empare et lui donne un refuge, comme s’il avait des droits à cette sorte d’abri. S’il m’était donné de guider ce cœur généreux, je crois que je lui conseillerais de ne plus s’occuper de celui qui ne voit pas dans la vie de but plus élevé que de réparer sa fortune ruinée, et d’effacer de son écusson bourgeois la tache infamante de la banqueroute. »

L’allusion, quoique faite ainsi avec tendresse et modestie (comme le pensait Caroline), fut profondément sentie et clairement comprise.

« Eh bien, je pense seulement, ou je penserai seulement à vous comme à mon cousin, répondit-elle vivement. Je commence à comprendre mieux les choses que je ne les comprenais lorsque vous vîntes en Angleterre, mieux qu’il y a une semaine, mieux qu’hier. Je sais que votre devoir est de faire tous vos efforts pour vous élever, et qu’il ne vous convient pas d’être sentimental ; mais à l’avenir vous ne devrez pas mal interpréter mes sentiments lorsqu’ils vous seront favorables. Vous ne m’avez pas comprise ce matin, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qui vous a fait penser ainsi ?

— Votre air, vos manières.

— Mais regardez-moi maintenant.

— Oh ! vous êtes tout autre ; à présent j’ose vous parler.

— Cependant je suis le même, excepté que j’ai laissé le marchand là-bas, à Hollow ; votre cousin seul est devant vous.

— Mon cousin Robert ? non, M. Moore.

— Rien de M. Moore. Caroline… »

En ce moment on entendit la société se lever dans l’autre chambre ; la porte fut ouverte, la voiture demandée, ainsi que les châles et les chapeaux ; M. Helstone appela sa nièce.

« Il faut que j’aille, Robert.

— Oui, il faut que vous alliez, ou ils entreront et nous trouveront ici ; et moi, plutôt que de rencontrer cette armée au passage, je m’en irai par la fenêtre ; heureusement elle s’ouvre comme une porte. Une minute seulement, baissez la chandelle un instant ; bonsoir. Je vous embrasse parce que nous sommes cousins, et, étant cousins, un, deux, trois baisers sont permis. Caroline, bonsoir ! »

CHAPITRE VII.

Noé et Moïse.


Le lendemain, Moore, s’étant levé avant le jour, était allé à cheval à Whinbury et en était revenu avant que sa sœur eût fait le café au lait, ou coupé les tartines pour le déjeuner. Ce qu’il était allé faire, il ne le confia à personne. Hortense ne lui fit aucune question. Il n’était pas dans ses habitudes de commenter les mouvements de son frère, ni dans celles de celui-ci d’en rendre compte. Les secrets des affaires, mystères compliqués et souvent terribles, étaient ensevelis dans sa poitrine, et ne sortaient jamais de leur sépulcre, sinon de temps à autre pour épouvanter Joe Scott ou faire tressaillir de peur quelque correspondant étranger ; enfin une habitude de réserve générale sur tout ce qui était important semblait être naturelle chez lui.

Après le déjeuner, il se rendit au comptoir. Henri, le fils de Joe Scott, apporta les lettres et les journaux. Moore s’assit à son bureau, brisa les cachets des lettres et les parcourut. Elles étaient toutes brèves, mais non agréables, paraissait-il ; probablement fâcheuses, au contraire : car, lorsque Moore déposa la dernière, ses narines dilatées exprimaient une certaine colère railleuse et défiante, et, quoiqu’il ne se livrât à aucun soliloque, il y avait dans ses yeux une expression qui semblait invoquer le diable, et le charger d’emporter le commerce à la Géhenne. Cependant, ayant pris une plume qu’il dépouilla de ses barbes dans un accès de fureur de ses doigts, de ses doigts seulement, car son visage était calme, il traça une liasse de réponses, les cacheta et s’en fut faire un tour à la fabrique ; lorsqu’il revint, il s’assit pour lire son journal.

Le contenu ne paraissait pas d’un intérêt absorbant. Plus d’une fois il le plaça sur ses genoux, croisa ses bras et regarda dans le feu ; de temps en temps il tournait la tête du côté de la fenêtre ; par intervalles il regardait à sa montre ; enfin, son esprit semblait préoccupé. Peut-être pensait-il à la beauté du temps, car c’était une belle et douce matinée pour la saison, et désirait-il être au milieu des champs pour en jouir. La porte du comptoir était grande ouverte, la brise et le soleil entraient librement ; seulement le premier de ces visiteurs n’apportait aucun parfum sur ses ailes, mais de temps à autre une bouffée de la sulfureuse et noire fumée qui se précipitait de la haute cheminée de la fabrique.

Une sombre apparition (celle de Joe Scott, sortant d’une cuve de teinture) se montra un instant sur la porte ouverte, prononça les mots : « Il est venu, monsieur, » et disparut.

M. Moore ne leva pas les yeux de son journal. Un homme d’une taille élevée, aux larges épaules, aux membres solides, vêtu d’habits de futaine et portant des bas gris, entra, fut accueilli par un signe de tête et invité à prendre un siège ; ce qu’il fit, émettant la remarque, en ôtant son chapeau (un très-mauvais chapeau) qu’il plaça sous sa chaise et après s’être essuyé le front avec un mouchoir de poche de coton souillé extrait dudit chapeau, qu’il faisait extrêmement chaud pour une journée de février. M. Moore fit un signe d’assentiment ; au moins murmura-t-il quelques sons qui, quoique inarticulés, pouvaient passer pour un assentiment. Le visiteur déposa ensuite soigneusement à côté de lui le bâton officiel qu’il tenait à la main ; cela fait, il se mit à siffler, probablement par manière d’indiquer qu’il était à son aise.

« Vous avez ce qu’il vous faut, je suppose, dit M. Moore.

— Oui, oui, c’est bien. »

Il renouvela son sifflement, Moore sa lecture. Apparemment le journal était devenu plus intéressant. Bientôt cependant il se tourna vers le buffet qui était à portée de son bras, l’ouvrit sans se lever, en tira une bouteille noire, celle avec laquelle Malone avait fait connaissance, un gobelet, une cruche, les plaça sur une table et dit à son convive :

« Buvez un coup ; il y a de l’eau dans cette jarre, là au coin.

— Avec plaisir ; on a toujours soif le matin, dit le monsieur aux vêtements de futaine, se levant et faisant ce que Moore venait de lui dire. Ne prendrez-vous rien vous-même, monsieur Moore ? demanda-t-il en préparant sa mixture d’une main habile, puis, buvant un long coup, il se laissa retomber avec satisfaction dans sa chaise.

Moore, ordinairement sobre de paroles, répondit par un signe de tête négatif.

« Vous avez tort, continua le visiteur ; il n’y a rien de tel pour chasser l’ennui. Voilà d’excellent hollande ! vous le tirez de l’étranger, je pense !

— Oui.

— Croyez-moi, essayez d’en boire un verre. Ces garçons qui vont venir vont vous faire parler on ne sait combien de temps ; vous avez besoin de prendre des forces.

— Avez-vous vu M. Sykes ce matin ? demanda M. Moore.

— Je l’ai vu il y a une demi-heure, un quart d’heure peut-être, au moment où j’allais partir. Il m’a dit qu’il avait l’intention de venir ici, et je ne serais pas étonné d’y voir arriver aussi le vieux Helstone. J’ai vu que l’on sellait son cheval en passant derrière le presbytère. »

La prophétie était vraie, car cinq minutes après on entendit le trot du petit poney entrant dans la cour ; il s’arrêta, et une voix nasale bien connue cria :

« Garçon (s’adressant probablement au fils de Joe Scott), prends mon cheval et conduis-le à l’écurie. »

Helstone entra, le pas leste et le corps droit, paraissant plus brun, plus vif et plus gaillard que jamais.

« Belle matinée, Moore ! comment vous portez-vous, mon garçon ? Ah ! qui avons-nous donc ici (se tournant vers le personnage au bâton) ? Sugden ! Quoi ! vous allez vous mettre aussitôt à la besogne ? Sur ma parole, vous ne perdez pas de temps ! Mais je viens pour demander des explications ; on m’a remis votre message. Êtes-vous sûr d’être sur la vraie piste ? Comment entendez-vous mener cette affaire ? Vous êtes-vous procuré un ordre d’arrestation ?

— Sugden en a un.

— Alors, vous allez vous mettre à la poursuite du coupable ? Je vous accompagnerai.

— Cette peine vous sera épargnée, monsieur ; il vient me trouver ici. Vous me voyez attendant son arrivée.

— Et qui est-il ? Un de mes paroissiens ? »

Joe Scott entra sans être remarqué. Semblable à un fantôme, la moitié de sa personne teinte de la plus sombre couleur de l’indigo, il s’appuya contre le bureau. La réponse de son maître au recteur fut un sourire ; Joe prit la parole ; de l’air calme du chat qui aiguise ses griffes, il dit :

« C’est un de vos amis, monsieur Helstone ; un gentleman dont vous parlez souvent.

— En vérité ! Son nom, Joe ? Vous avez bonne mine ce matin.

— Oh ! seulement le révérend Moïse Barraclough, l’orateur du baquet, comme vous l’appelez quelquefois, je crois.

— Ah ! dit le recteur, prenant sa tabatière et aspirant une longue prise. Ah ! on n’aurait jamais supposé cela. Mais le vieux personnage ne fut jamais un de vos ouvriers, Moore ? Il est tailleur de son état.

— Je lui en veux d’autant plus d’intervenir dans mes affaires, et d’exciter contre moi les hommes que j’ai congédiés.

— Et Moïse était présent à l’affaire du marais de Stilbro’ ? Il y est allé avec sa jambe de bois ?

— Oui, monsieur, répondit Joe ; il y est allé à cheval, afin que sa jambe de bois ne le fît point reconnaître. Il était le capitaine et portait un masque ; les autres s’étaient seulement noirci la figure.

— Et comment a-t-il été découvert ?

— Je vais vous le dire, répondit Joe. Il faisait la cour à Sarah, la servante de M. Moore, qui, soit à cause de sa jambe de bois, soit à cause de son hypocrisie bien connue, ne semblait pas beaucoup l’encourager. Peut-être (car les femmes ont parfois d’étranges caprices, nous pouvons bien dire cela entre nous, il n’y a pas de femmes ici) peut-être l’eût-elle encouragé, en dépit de sa jambe de bois et de sa fausseté, pour passer le temps ; j’en ai connu qui en ont fait autant, et des plus jolies et des plus aimables encore ; oui, j’ai vu de ces charmantes et jeunes petites choses, qui paraissaient aussi délicates, aussi pures que les marguerites de la prairie, et qui, avec le temps, se sont trouvées n’être que de piquantes et venimeuses orties…

— Joe est un homme de bon sens, dit Helstone.

— Cependant, Sarah avait une autre corde à son arc : Frédéric Murgatroyd, un de nos garçons, en tient pour elle, et, comme les femmes jugent les hommes d’après leur visage, et que Frédéric a une jolie figure, tandis que Moïse est loin d’être beau, comme vous le savez tous, la fillette accueillit Frédéric. Il y a deux ou trois mois, Murgatroyd et Moïse se rencontrèrent un dimanche soir. Tous deux étaient venus rôder autour de la maison dans le but d’engager Sarah à faire avec eux un bout de promenade. Ils se querellèrent, une bataille suivit, et Frédéric fut fort maltraité ; car il est jeune et petit, et Barraclough, quoiqu’il n’ait qu’une jambe, est presque aussi fort que Sugden que voilà.

— Joe, vous êtes insupportable, interrompit M. Moore. Vous êtes aussi long dans vos explications que Moïse dans ses sermons. Toute l’histoire est que Murgatroyd était jaloux de Barraclough, et la nuit dernière, comme lui et un ami avaient cherché dans une grange un abri contre l’averse, ils entendirent et virent à l’intérieur Moïse en conférence avec ses associés. De leurs discours, il ressortait clairement qu’il avait été leur chef, non-seulement à Stilbro’, mais encore dans l’attaque contre la maison de Sykes ; de plus, ils organisèrent une députation qui doit me rendre visite ce matin, conduite par le tailleur, et qui, de la manière la plus respectueuse et la plus pacifique, doit m’engager à jeter hors de ma maison les maudites machines. Je me suis rendu ce matin à Whinbury, je me suis pourvu d’un mandat d’arrêt et d’un constable, et j’attends le moment de donner à mon ami la réception qu’il mérite ; mais voici Sykes ; monsieur Helstone, remontez-lui le moral : il s’effraye à l’idée de poursuites. »

On entendit le bruit d’un cabriolet dans la cour. M. Sykes entra ; c’était un homme d’une haute taille et d’une forte corpulence, âgé d’environ cinquante ans, aux traits assez agréables, à la physionomie pusillanime. Il paraissait inquiet.

« Sont-ils venus ? sont-ils partis ? L’avez-vous arrêté ? est-ce fini ? demanda-t-il.

— Pas encore, répondit Moore avec flegme ; nous les attendons.

— Ils ne viendront pas. Il est près de midi ; il vaut mieux renoncer à votre dessein ; cela ne peut qu’exciter la haine, amener une révolte, et avoir de fatales conséquences.

— Vous n’avez pas besoin de paraître, dit Moore. J’irai à leur rencontre dans la cour quand ils arriveront : vous pourrez demeurer ici.

— Mais mon nom figurera dans la procédure ; une femme et une famille, monsieur Moore, une femme et une famille rendent un homme prudent. »

Moore fit un mouvement de dégoût.

« Allez-vous-en si vous voulez, dit-il, et laissez-moi livré à moi-même. Je n’ai aucune répugnance à agir seul. Seulement, soyez sûr que vous ne trouverez aucune sécurité dans la soumission ; votre associé, Pearson, recula, céda, pardonna ; cela les a-t-il empêchés de tirer sur lui dans sa propre maison ?

— Mon cher monsieur, prenez un peu de vin et d’eau, » dit M. Helstone.

Le vin et l’eau étaient tout simplement de la liqueur de Hollande et de l’eau, comme le découvrit M. Sykes, lorsqu’il en eut composé et avalé un plein gobelet qui le transforma en deux minutes, ramena la couleur à son visage, et le rendit au moins vaillant en paroles. Il annonça qu’il n’était pas disposé à se laisser fouler aux pieds par la populace ; qu’il était décidé à ne pas tolérer plus longtemps l’insolence des classes ouvrières ; qu’il avait réfléchi et qu’il était résolu d’aller jusqu’au bout ; que, si le courage et l’argent pouvaient venir à bout de ces émeutiers, il fallait qu’ils fussent anéantis. M. Moore pourrait agir comme il l’entendrait ; mais lui, Christie Sykes, dépenserait son dernier penny devant la justice, avant de se tenir pour battu. Il les mettrait à la raison, ou l’on verrait…

« Prenez encore un verre, » dit M. Moore.

M. Sykes n’y vit point d’objection ; c’était une froide matinée (Sugden avait trouvé qu’elle était chaude) ; il fallait être très-prudent à cette époque de l’année ; il était bon de prendre quelque chose pour empêcher le froid de pénétrer à l’intérieur ; il était déjà un peu enrhumé (il toussa pour attester le fait) ; quelque chose de cette sorte (levant la noire bouteille) était une excellente médecine (il versa le remède dans son gobelet) ; il n’avait pas l’habitude de boire des spiritueux le matin, mais parfois il était réellement prudent de prendre des précautions.

« Tout à fait prudent, et de les prendre par tous les moyens, » répondit son hôte.

M. Sykes s’adressa ensuite à Helstone, qui se tenait debout devant le foyer, son large chapeau sur la tête, le regardant d’une façon significative avec ses petits yeux perçants.

« Vous, monsieur, un membre du clergé, dit-il, pouvez trouver désagréable d’être présent à ces scènes de tumulte et je pourrais dire de danger ; vos nerfs ne pourraient les supporter ; vous êtes un homme de paix, monsieur ; mais nous, manufacturiers, vivant dans le monde et continuellement dans le tumulte, la présence du danger excite notre cœur et le fait battre d’une vive ardeur. Lorsque mistress Sykes a peur (ce qui lui arrive tous les soirs) que la maison ne soit attaquée et les portes brisées, je me sens excité d’une façon extraordinaire. Vraiment, si quelqu’un venait, voleurs ou autres, je crois que j’en éprouverais un vif plaisir : telle est ma nature. »

Le rire le plus strident, quoique bref et nullement insultant, fut la réponse du recteur. Moore eût bien voulu faire avaler au manufacturier héroïque un troisième gobelet ; mais le recteur, qui jamais ne transgressait ni ne permettait qu’on transgressât en sa présence la loi du décorum, l’arrêta.

« On en a assez lorsqu’on en a autant qu’il en faut, n’est-ce pas, monsieur Sykes ? » dit-il.

M. Sykes inclina la tête affirmativement, tout en suivant d’un œil de regret Joe Scott, qui, sur un signe d’Helstone, emportait la bouteille. Moore semblait avoir grande envie de le voir ivre. Qu’aurait dit certaine jeune petite cousine, si elle eût vu en ce moment son cher, son bon, son grand Robert, son Coriolan ? Eût-elle reconnu dans ce méchant et sardonique visage celui qu’elle avait regardé avec tant d’amour, et qui s’était incliné sur elle avec tant de douce tendresse la nuit précédente ? Était-ce là l’homme qui avait passé une si tranquille soirée avec sa sœur et sa cousine, si suave pour l’une, si tendre pour l’autre, lisant Shakspeare et écoutant Chénier ?

Oui, c’était le même homme vu d’un autre côté, un côté que Caroline n’avait point aperçu encore, quoique peut-être elle eût assez de sagacité pour soupçonner son existence. Et Caroline aussi avait, sans doute, son côté défectueux. Elle était mortelle, elle devait être très-imparfaite ; et, si elle eût vu Moore sous son plus mauvais côté, c’est ce qu’elle n’eût pas manqué de se dire pour le disculper. L’amour peut tout excuser, hormis la bassesse ; mais la bassesse tue l’amour, meurtrit même l’affection naturelle : sans estime, le véritable amour ne peut exister. Avec tous ses défauts, Moore pouvait être estimé, car il n’avait dans l’esprit aucune scrofule morale, aucune tache indélébile, telle, par exemple, que celle de la fausseté : il n’était pas l’esclave de ses appétits ; la vie active pour laquelle il était né et qu’il avait toujours pratiquée lui avait donné autre chose à faire que de se joindre à la chasse du plaisir. C’était une nature saine et non dégradée, un disciple de la Raison, non du Sentiment. La même chose se pouvait dire du vieux Helstone : ni l’un ni l’autre n’eût voulu penser et dire un mensonge ; tous deux avaient des droits à ce fier titre de chef-d’œuvre de la création, car aucun vice animal ne régnait sur eux ; ils étaient bien supérieurs au pauvre Sykes.

Un bruit de pas nombreux se fit entendre dans la cour, auquel succéda une pause. Moore s’avança à la fenêtre ; Helstone le suivit ; tous deux se tinrent debout d’un même côté, le plus jeune et le plus grand derrière le plus âgé et le plus petit, regardant avec précaution et de façon à n’être point aperçus du dehors ; le seul commentaire de ce qu’ils virent fut le sardonique éclair que se dardèrent réciproquement leurs yeux.

Une toux qui ressemblait à une préparation oratoire se fit entendre, et fut suivie d’une interjection destinée à calmer le bourdonnement de plusieurs voix. Moore entre-bâilla légèrement la fenêtre, afin que le son arrivât plus librement.

« Joseph Scott, commença une voix nasillarde (Scott faisait sentinelle à la porte du comptoir), pourrions-nous savoir si votre maître est ici, et si on peut lui parler ?

— Il y est, dit nonchalamment Joe.

— Voudriez-vous, s’il vous plaît (appuyant emphatiquement sur le mot vous), avoir la bonté de lui dire que douze gentlemen sont là qui désirent le voir ?

— Il se peut qu’il me demande le but de votre visite, dit Joe ; il serait bon que je pusse le lui dire en même temps.

— Pour quelque chose, » lui fut-il répondu.

Joe entra, « Monsieur, dit-il, s’adressant à Moore, il y a douze gentlemen qui désirent vous parler.

— Bien, Joe, je suis leur homme. Sugden, vous paraîtrez quand je sifflerai. »

Moore sortit en ricanant sèchement. Il s’avança dans la cour, une main dans la poche, l’autre dans son gilet, le bord de son chapeau abaissé sur ses yeux ombrageant en quelque sorte le rayon d’ironie méprisante qui s’en échappait. Douze hommes attendaient dans la cour, les uns en manches de chemise, les autres en tabliers bleus. Deux d’entre eux surtout se faisaient remarquer à l’avant-garde de la troupe : l’un, un petit homme à la mine éveillée, à la démarche fière, avec un nez retroussé ; l’autre, un gaillard à larges épaules, non moins remarquable par sa figure hypocrite, ses yeux de chat où se peignait la fausseté, que par sa jambe de bois et son énorme béquille. Une sorte de sourire contractait faiblement ses lèvres ; il paraissait rire sous cape de quelqu’un ou de quelque chose ; enfin, l’ensemble de sa physionomie n’avait rien de l’homme franc.

« Bonjour, monsieur Barraclough, lui dit Moore d’un ton débonnaire.

— La paix soit avec vous ! fut la réponse que fit M. Barraclough, en fermant entièrement ses yeux naturellement à moitié fermés.

— Je vous suis obligé : la paix est une excellente chose ; il n’est rien que je désire plus ardemment pour moi-même. Mais ce n’est pas là tout ce que vous avez à me dire, je suppose ? j’imagine que la paix n’est point votre dessein.

— Pour ce qui est de notre dessein, commença Barraclough, c’en est un qui pourra sembler étrange et peut-être insensé à des oreilles comme les vôtres, car les enfants de ce monde sont plus sages dans leur génération que les enfants de la lumière.

— Au fait, s’il vous plaît, et apprenez-moi de quoi il s’agit.

— Vous l’allez entendre, monsieur ; et, si je ne puis m’expliquer, en voici onze derrière moi qui m’aideront. C’est un grand dessein (changeant de voix et passant d’un demi-ricanement à une lamentation) ; c’est le dessein du Seigneur, et c’est le meilleur.

— Auriez-vous besoin d’une souscription pour la chapelle d’un nouveau prédicateur, monsieur Barraclough ? À moins que votre démarche n’ait un caractère de cette sorte, je ne vois pas en quoi elle peut me concerner.

— Je n’avais pas ce devoir en vue, monsieur ; mais, puisque la Providence vous a appelé à mentionner ce sujet, je recevrai l’obole dont vous voudrez bien disposer ; la plus petite contribution est toujours acceptable. »

Disant cela, il tendit son chapeau comme une bourse à quêter, sa physionomie prenant en même temps une expression de féroce impudence.

« Si je vous donnais six pence, vous iriez les boire. »

Barraclough leva au ciel ses mains et le blanc de ses yeux, en faisant le geste de la plus burlesque hypocrisie.

« Vous me paraissez d’une remarquable impudence, dit Moore d’un ton sec et froid ; vous ne craignez pas de faire voir que vous êtes un hypocrite à double face, que la fraude est votre profession. Vous espérez même me faire rire de l’habileté avec laquelle vous jouez votre rôle dans cette grossière farce, pendant qu’en même temps vous croyez tromper ces hommes qui sont derrière vous. »

Moïse commença à perdre de son assurance ; il vit qu’il était allé trop loin. Il allait répondre, lorsque le second des meneurs, impatient d’être tenu ainsi sur le second plan, se porta en avant. Cet homme ne ressemblait pas à un traître, malgré son air vain et plein d’arrogance.

« Monsieur Moore, commença-t-il, parlant aussi de la gorge et du nez, et prononçant chaque mot très-lentement, comme pour donner à ses auditeurs le temps de bien apprécier l’élégance peu commune de sa phraséologie, on pourrait peut-être dire justement que la raison plutôt que la paix est notre but. Nous venons d’abord vous supplier d’écouter la voix de la raison, et, si vous refusez, il est de mon devoir de vous avertir, dans les termes les plus précis, que des mesures seront prises pour vous faire sentir l’imprudence, la folie de votre conduite comme négociant dans cette partie manufacturière du pays. Je veux dire, monsieur, qu’étant étranger et venant de pays éloignés, d’une autre partie et d’un autre hémisphère du globe, jeté, jeté, pourrais-je dire, comme un exilé sur ces côtes, les rochers d’Albion, vous n’avez pas l’intelligence de ce qui peut être avantageux aux classes laborieuses. Pour arriver au fait, si vous vous décidiez à abandonner cette fabrique et à retourner sans délai dans votre pays natal, c’est ce que vous pourriez faire de mieux ; je ne vois rien qui puisse s’opposer à ce plan. Qu’en dites-vous, camarades ? » dit-il en se tournant vers les autres membres de la députation, qui répondirent unanimement : « Écoutez, écoutez !

— Bravo ! Noë, murmura Joe Scott, qui se tenait debout derrière M. Moore. Voilà des rochers d’Albion et un autre hémisphère qui’ éclipsent un peu l’éloquence de Moïse. Arrivez-vous de la zone antarctique, maître ? »

Moïse, cependant, ne se tint pas pour battu ; jetant un regard courroucé à Noë, il voulut de nouveau essayer la puissance de ses talents oratoires. Cette fois il prit un ton sérieux, abandonnant le sarcasme qui lui avait si mal réussi.

« Avant que vous ne vinssiez planter votre tente parmi nous, monsieur Moore, dit-il, nous vivions dans la paix et la tranquillité ; oui, je peux le dire, dans une affectueuse et bienveillante amitié. Je ne suis pas très-âgé, et je veux parler d’il y a seulement une vingtaine d’années, alors que le travail manuel était encouragé et respecté, et que l’on ne connaissait pas ces machines qui nous sont si pernicieuses. Je ne suis pas un apprêteur de drap ; je suis tailleur de mon état : cependant, mon cœur est d’une douce nature, je suis un homme très-sensible, et, lorsque je vois mes frères opprimés, comme mon glorieux patron je me lève pour les défendre. C’est pour cela que je vous parle aujourd’hui face à face, et que je vous conseille de vous défaire de vos infernales machines et de reprendre des ouvriers.

— Et qu’arriverait-il si je ne suivais pas votre avis, monsieur Barraclough ?

— Que le Seigneur vous pardonne ; que le Seigneur amollisse votre cœur, monsieur !

— Êtes-vous wesleyen, maintenant, monsieur Barraclough ?

— Dieu soit loué ! son saint nom soit béni ! je suis méthodiste.

— Ce qui ne vous empêche nullement d’être à la fois un ivrogne et un fripon. Je vous vis un soir, il y a une semaine environ, étendu mort-ivre au bord de la route, en revenant du marché de Stilbro’ ; et, pendant que vous prêchez la paix, toute l’occupation de votre vie est de fomenter les dissensions et le trouble. Vous ne sympathisez pas plus avec les pauvres gens qui sont dans le malheur qu’avec moi. Vous les excitez au mal, pour accomplir vos mauvais desseins ; ainsi fait l’individu appelé Noë. Vous êtes tous deux de turbulents intrigants et d’effrontés coquins, dont le principal mobile est une ambition égoïste, aussi dangereuse que puérile. Derrière vous je vois quelques hommes honnêtes, et seulement égarés ; mais vous deux, je vous connais pour d’incorrigibles misérables. »

Barraclough allait répondre.

« Silence ! vous avez eu votre tour, c’est au mien de parler. Quant à recevoir des injonctions de vous, ou de quelque Jack, Jem ou Jonathan que ce soit, c’est ce que je ne peux souffrir. Vous me conseillez de quitter le pays, vous me demandez d’abandonner mes machines ; et, pour le cas où je refuserais, vous me menacez. Je refuse positivement. Je reste ; je garde ma manufacture, dans laquelle je ferai venir les meilleures machines que les inventeurs pourront me fournir. Que ferez-vous ? Le pire que vous puissiez faire, et cela vous ne l’oserez jamais, c’est de brûler ma fabrique, de détruire son contenu et de m’assassiner. Et alors ? Supposez le bâtiment en ruines et moi un cadavre, vous qui êtes là derrière ces deux scélérats, en serez-vous plus avancés ? Aurez-vous arrêté l’invention ou épuisé la science ? Pas seulement une seconde ; un autre et meilleur moulin à fouler le drap s’élèvera sur les ruines de celui-ci, et peut-être serai-je remplacé par un propriétaire plus entreprenant. Écoutez-moi ! je fabriquerai mon drap comme il me plaira, et selon les lumières que je pourrai avoir. Dans ma manufacture, j’emploierai les moyens qui me conviendront. Quiconque, après cette déclaration, osera se mêler de mes affaires en subira les conséquences. Un exemple vous prouvera que je parle sérieusement. »

Il siffla d’un ton aigu et perçant ; Sugden parut avec son bâton de constable et son mandat d’arrêt.

Moore se tourna brusquement vers Barraclough :

« Vous étiez à Stilbro’, dit-il, j’en ai la preuve. Vous étiez sur le marais, vous portiez un masque, vous avez terrassé de votre main un de mes hommes, vous, un prédicateur de l’Évangile ! Sugden, emparez-vous de cet homme. »

Moïse fut saisi ; il y eut un cri, et un mouvement pour se précipiter à son secours ; mais la main droite que Moore avait tenue, pendant toute cette scène, cachée sous son habit, parut armée d’un pistolet.

« Les deux canons sont chargés, dit-il, et j’ai la ferme résolution de m’en servir. Arrière ! »

Marchant alors à reculons, et faisant toujours face à l’ennemi, il accompagna sa capture jusqu’à la porte du comptoir. Il donna l’ordre à Joe Scott et à Sugden d’y entrer avec le prisonnier, et de mettre le verrou en dedans. Pour lui, il se mit à parcourir de long en large l’espace qui s’étendait devant la façade de la fabrique, les yeux fixés sur le sol, la main pendant négligemment à son côté et tenant toujours le pistolet. Les onze députés restants le regardèrent pendant quelque temps, en se parlant à voix basse, puis l’un d’eux s’approcha. Cet homme paraissait tout différent des deux qui avaient porté auparavant la parole. Il était laid, mais la modestie et une mâle énergie étaient peintes sur ses traits.

« Je n’ai pas grande confiance en Moïse Barraclough, dit-il, et je voudrais vous dire moi-même quelques mots, monsieur Moore. Pour ma part, je ne suis pas venu ici dans une mauvaise intention, mais dans le but de faire un effort pour redresser les choses, qui vont cruellement de travers. Vous voyez que nous sommes malheureux, bien malheureux : nous sommes pauvres et nos familles souffrent. Ces machines et ces métiers nous ont privés de notre travail ; nous ne pouvons rien trouver à faire ; nous ne pouvons rien gagner. Que faut-il faire ? Nous résigner et mourir ? Non ; je ne sais pas trouver de grands mots, monsieur Moore, mais je sens qu’il serait lâche, pour un homme raisonnable, de se laisser mourir de faim comme une brute. Je ne le ferai pas. Je ne suis pas pour répandre le sang ; jamais je ne consentirais à tuer ni même à blesser un homme ; je ne suis pas non plus pour démolir les fabriques et briser les machines : car, comme vous l’avez dit, cela n’arrêterait pas les progrès de l’invention. Mais je parlerai ; je ferai autant de bruit que je pourrai. L’invention peut être une bonne chose ; mais je sais aussi qu’il n’est pas juste que les pauvres gens meurent de faim. Ceux qui gouvernent doivent trouver un moyen de nous venir en aide ; ils doivent promulguer de nouveaux ordres. Vous me direz que c’est difficile. Eh bien ! plus les hommes du Parlement mettront de tiédeur à s’occuper de ces difficiles questions, plus nous crierons.

— Tourmentez les membres du Parlement tant qu’il vous plaira, dit Moore ; mais il est absurde de tourmenter les propriétaires de fabriques, et, quant à moi, je ne le souffrirai pas.

— Vous êtes un des plus durs, répondit l’ouvrier. Ne nous accorderez-vous pas un peu de temps ? Ne pourriez-vous consentir à accomplir vos changements un peu plus lentement ?

— Est-ce que je représente à moi seul toute la corporation des fabricants de drap du Yorkshire ? Répondez à cela.

— Vous êtes vous-même.

— Et seulement moi-même ; et, si je m’arrêtais un instant tandis que les autres marchent, je serais foulé aux pieds. Si je faisais ce que vous me conseillez, je serais banqueroutier dans un mois ! Est-ce que ma banqueroute mettrait du pain dans la bouche de vos enfants affamés ? William Farren, je n’obéirai ni à vos injonctions ni à celles de qui que ce soit. Ne me parlez plus de mes machines. Je suivrai mon chemin. Je ferai venir demain d’autres métiers : si vous les brisez, j’en ferai venir d’autres. Je ne céderai jamais. »

En ce moment, la cloche de la fabrique sonna midi : c’était l’heure du dîner. Moore tourna brusquement le dos à la députation, et rentra dans son comptoir.

Ses dernières paroles avaient laissé une mauvaise, une cruelle impression ; il venait de laisser échapper la chance dont il était maître. En parlant avec bonté à William Farren, qui était un très-honnête homme, sans envie et sans haine contre ceux que la fortune avait placés au-dessus de lui, qui ne trouvait ni dur ni injuste d’être obligé de gagner sa vie par son labeur, et ne demandait que du travail, Moore eût pu se faire un ami. Il semble étrange qu’il ait pu tourner le dos à un tel homme sans une parole conciliante ou sympathique. Le visage de ce pauvre homme était hagard de besoin. Il avait l’aspect d’un homme qui n’avait pas connu le bien-être et l’abondance depuis des semaines, depuis des mois peut-être ; et cependant, il n’y avait aucune férocité, aucune méchanceté dans l’expression de ses traits : il était usé, abattu, triste, mais patient. Comment Moore avait-il pu le quitter avec ces mots : « Je ne céderai jamais ! » sans une parole de bienveillance, d’espoir ou d’encouragement ?

C’est ce que se demandait Farren, en s’en retournant vers sa chaumière, autrefois, dans des temps meilleurs, une décente, propre et agréable habitation, maintenant si triste et si pauvre, quoique toujours propre. Il conclut à l’égoïsme, à l’insensibilité, à la folie du fabricant étranger. Il lui sembla que l’émigration, s’il avait seulement les moyens d’émigrer, serait préférable au service sous un tel maître. Il avait l’air abattu, presque désespéré.

Lorsqu’il fut entré, sa femme servit avec ordre le dîner qu’elle avait préparé pour lui et les enfants : il se composait de poireaux seulement, et en trop petite quantité. Quelques-uns des plus jeunes enfants en redemandèrent lorsqu’ils eurent mangé leur portion, ce qui troubla violemment William ; pendant que sa femme les apaisait de son mieux, il se leva de sa chaise, se dirigea vers la porte en sifflant un air joyeux, ce qui n’empêcha pas une ou deux larges gouttes (plus semblables aux premières gouttes d’une pluie d’orage qu’à celles qui coulent de la blessure du gladiateur) de se former sur ses paupières, d’où elles tombèrent sur le seuil. Il s’essuya les yeux avec sa manche, et ce mouvement d’attendrissement fit bientôt place à un sentiment plus ferme et plus austère.

Il était encore là debout, méditant en silence, lorsque survint un gentleman vêtu, de noir ; on voyait tout d’abord que c’était un membre du clergé, mais ce n’était ni Helstone, ni Malone, ni Donne, ni Sweeting. Il pouvait avoir quarante ans ; sa physionomie était simple, son teint bronzé, ses cheveux grisonnants. Il se penchait un peu en avant dans la marche. Il avait l’air triste et préoccupé ; mais, en approchant de Farren, il leva les yeux, et une expression de franche cordialité illumina ses traits.

« Est-ce vous, William ? comment vous portez-vous ? demanda-t-il.

— Tout doucement, monsieur Hall, et vous ? Voulez-vous entrer vous reposer un instant ? »

M. Hall, dont le lecteur a déjà vu le nom, était curé de Nunnely, la paroisse où était né William Farren, et qu’il n’avait quittée que depuis trois ans pour venir demeurer à Briarfield, afin d’être plus près de la fabrique de Hollow, où il avait obtenu du travail. M. Hall entra dans la chaumière, et après avoir salué la femme et les enfants, il s’assit et se mit à causer familièrement du temps qui s’était écoulé depuis que la famille avait quitté sa paroisse, et des changements qui étaient survenus. Il répondit aux questions qui lui furent faites sur sa sœur Marguerite, dont la famille Farren s’informait avec beaucoup d’intérêt. Il questionna à son tour ; puis enfin, jetant un regard anxieux et rapide à travers ses lunettes (il portait des lunettes, ayant la vue très-basse) sur la chambre nue, sur les maigres et pâles visages qui l’environnaient, car les enfants s’étaient approchés de ses genoux, et le père et la mère se tenaient debout devant lui, il dit brusquement :

« Et comment allez-vous tous ? Comment vont vos affaires ?

— Très-pauvrement, dit William. Nous sommes tous sans travail. J’ai vendu à peu près tout notre pauvre mobilier, comme vous pouvez le voir. Et ce que nous allons devenir, Dieu seul le sait !

— Est-ce que M. Moore vous a renvoyé ?

— Il m’a renvoyé ; et j’ai maintenant une telle opinion de lui que, s’il me faisait rappeler demain matin, je ne voudrais pas travailler pour lui.

— Ce n’est pas bien à vous de parler ainsi, William.

— Je le sais, mais je ne suis plus le même ; je sens que je change. Si les enfants et la femme avaient de quoi manger, je n’y ferais pas attention ; mais ils souffrent, mais ils meurent de faim.

— Oui, mon garçon, et vous aussi, je le vois. Ce sont de bien malheureux temps ! partout où je tourne mes regards, je vois la misère. William, asseyez-vous. Grâce, asseyez-vous aussi, nous allons causer. »

Et pour mieux causer, M. Hall fit asseoir le plus jeune des enfants sur son genou, et posa sa main sur la tête d’un autre. Mais, lorsqu’ils se mirent à babiller, il leur imposa silence, et fixant ses yeux sur la grille du foyer, qui ne renfermait plus qu’une poignée de cendres près de s’éteindre :

« Tristes temps ! dit-il, et ils durent longtemps. Dieu le veut. Que sa volonté soit faite ! mais il nous éprouve cruellement. »

Il réfléchit un instant.

« Vous n’avez pas d’argent, William, et il ne vous reste rien à vendre pour vous procurer même une petite somme ?

— Non ; j’ai vendu la commode, l’horloge, le guéridon d’acajou et le service à thé et la porcelaine que ma femme a apportés lorsque nous nous sommes mariés.

— Et si quelqu’un vous prêtait une ou deux livres sterling, pourriez-vous en faire un bon usage ? pourriez-vous vous créer une nouvelle occupation ? »

Farren ne répondit pas, mais sa femme dit avec vivacité :

« Je suis sûre qu’il le pourrait, monsieur ; c’est un garçon très-industrieux que notre William. S’il avait une ou deux livres, il pourrait commencer un petit commerce. Est-ce vrai, William ?

— S’il plaît à Dieu, dit William avec résolution, je pourrais acheter de l’épicerie, de la tresse, du fil, ce que je croirais devoir se vendre ; je pourrais commencer par me faire colporteur.

— Et vous savez, monsieur, interrompit Grâce, vous êtes sûr que William ne boit pas, qu’il n’est pas fainéant et ne dépensera pas son argent de quelque manière inutile que ce soit ; c’est mon mari et je ne devrais pas le louer, mais je dirai qu’il n’est pas dans toute l’Angleterre un homme plus sobre et plus honnête que lui.

— C’est bien ; je parlerai à un ou deux amis, et je crois pouvoir lui promettre d’obtenir cinq livres sterling dans un jour ou deux ; comme prêt, vous entendez, et non comme don : il faudra rendre cet argent.

— Je comprends, monsieur ; c’est bien convenu comme cela.

— En attendant, voici quelques schellings pour vous, Grâce, pour faire bouillir le pot en attendant la pratique. Maintenant, enfants, tenez-vous debout en ligne et récitez votre catéchisme pendant que votre mère ira acheter quelque chose pour le dîner ; car vous n’avez pas mangé grand’chose aujourd’hui, j’en suis sûr. Allons, Ben, commencez. Quel est votre nom ? »

M. Hall demeura jusqu’au retour de Grâce ; alors il prit congé avec hâte, en donnant une poignée de main à Farren et à sa femme ; sur la porte, il leur adressa quelques courtes mais bonnes paroles de consolation religieuse et d’encouragement ; puis, avec un mutuel : « Dieu vous bénisse, monsieur ! Dieu vous bénisse, mes amis, » ils se séparèrent.




CHAPITRE VIII.

Briarmains.


M. Helstone et M. Sykes se montrèrent fort joyeux et félicitèrent vivement M. Moore lorsqu’il revint auprès d’eux, après avoir congédié la députation. Il se montra cependant si peu touché de leurs compliments sur sa fermeté, son visage ressemblait si fort à un jour calme et sombre, sans soleil et sans brise, que le recteur, après l’avoir regardé dans les yeux d’une façon toute particulière, boutonna ses félicitations en même temps que son habit, et dit à Sykes, qui était incapable de s’apercevoir tout seul que sa présence et sa conversation étaient à charge :

« Venez, monsieur ; votre route et la mienne sont en partie communes, et nous nous tiendrons compagnie. Nous allons souhaiter le bonjour à Moore et le laisser dans l’heureuse fantaisie qui semble l’absorber en ce moment.

— Et où est Sugden ? demanda Moore en relevant la tête.

— Ah ! ah ! s’écria Helstone. Je ne suis pas tout à fait demeuré dans l’inaction pendant que vous étiez occupé. Je vous ai aidé un peu, je m’en flatte avec raison. Pendant que vous parlementiez là-bas avec cet homme à l’air triste, Farren, je crois que c’est son nom, j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas perdre de temps ; j’ai ouvert cette fenêtre qui donne derrière la maison, et j’ai crié à Murgatroyd, qui se trouvait dans l’écurie, d’amener le cabriolet de M. Sykes. Puis j’ai fait passer en contrebande Sugden, Moïse et sa jambe de bois à travers cette ouverture, je les ai vus monter dans le cabriolet (toujours avec la permission de votre ami Sykes, bien entendu). Sugden a pris les rênes, il conduit comme Jéhu, et, avant qu’il soit un quart d’heure, Barraclough sera en sûreté dans la prison de Stilbro’.

— Fort bien, je vous remercie, dit Moore ; bonjour, messieurs, » ajouta-t-il en les conduisant poliment à la porte.

Moore fut taciturne et sombre pendant le reste de la journée. C’est à peine s’il daignait répondre à Joe Scott, qui, de son côté, ne lui adressait la parole que lorsque les affaires l’exigeaient absolument, mais le guettait continuellement du coin de l’œil, venait sans cesse tisonner son feu, et lui fit même l’observation, au moment où il allait fermer les portes de la fabrique (car, à cause de la stagnation du commerce, on ne travaillait qu’une partie de la journée), que la soirée était bien longue, et qu’il aimerait à lui voir faire dans le haut de la vallée une petite promenade qui lui ferait du bien.

À cette recommandation, Moore partit d’un brusque éclat de rire, et, après avoir demandé à Joe ce que signifiait cette sollicitude, s’il le prenait pour une femme ou pour un enfant, il lui prit les clefs des mains et le poussa par les épaules hors de sa présence. Il le rappela cependant avant qu’il n’eût passé la porte de la cour.

« Joe, vous connaissez ces Farren ? Ils ne doivent pas être dans une position aisée, je suppose ?

— Assurément, puisqu’ils n’ont pas eu de travail depuis trois mois. Vous avez pu voir vous-même combien William est changé. Ils ont vendu tout le mobilier de leur maison.

— Ce n’était pas un mauvais ouvrier ?

— Vous n’en avez jamais eu de meilleur depuis que vous êtes dans les affaires.

— Et ce sont d’honnêtes gens, toute la famille ?

— Il n’y en a pas de plus honnêtes ; la femme est la décence même, et propre ! vous pourriez manger vos poireaux sur le plancher de sa maison. Ils sont bien malheureux. Je voudrais que William pût trouver quelque chose à faire, soit comme jardinier, soit autrement. Il entend parfaitement le jardinage. Il a demeuré autrefois avec un Écossais qui lui a appris les mystères du métier, comme ils disent.

— Maintenant, vous pouvez partir, Joe ; vous n’avez pas besoin de rester là debout à me regarder.

— Vous ne m’avez pas donné d’ordres, monsieur.

— Aucun, si ce n’est de me débarrasser de votre présence. »

Ce que Joe ne se fit point répéter.

Les soirées du printemps sont souvent froides et humides, et, quoique ce jour-là eût été très-beau, l’air se refroidit au coucher du soleil, la terre se crispa, et, avant que la nuit fût venue, une gelée blanche se glissait insidieusement dans l’herbe qui commençait à pousser et dans les boutons entrouverts. Elle blanchissait le pavé qui s’étendait au-devant de Briarmains (la résidence de M. Yorke), et opérait son œuvre silencieuse de destruction parmi les tendres plantes de son jardin et de sa pelouse. Quant au grand arbre au tronc puissant et aux branches vigoureuses qui protégeait le pignon du côté de la route, il semblait défier une nuit de printemps de nuire à ses rameaux encore nus ; il en était de même du massif de noyers sans feuilles qui s’élevait derrière la maison.

Dans l’obscurité de cette nuit étoilée, mais sans clair de lune, les lumières des fenêtres brillaient vivement. Cette scène n’était ni sombre, ni triste, ni même silencieuse. Briarmains était situé près de la grande route ; c’était une ancienne résidence, construite avant que la route fût faite, et lorsqu’une avenue tracée à travers les champs était le seul chemin pour y arriver. Briarfield était à un mille à peine. On entendait le bruit confus qui s’en élevait, on apercevait clairement ses lumières. La chapelle de Briar, chapelle wesleyenne, grande, nue et dépourvue d’ornements, s’élevait environ à cent pas de là ; et, comme il se tenait en ce moment dans ses murs un meeting religieux, les lumières de ses fenêtres jetaient une vive réflexion sur la route, pendant qu’une hymne du caractère le plus extraordinaire, et qui eût fait tressaillir même un quaker, faisait retentir joyeusement les échos d’alentour. Peu à peu les chants changèrent de caractère : les cris, les hurlements les plus effroyables suivirent, et il fallait que le toit de la chapelle fût solide, pour ne pas voler en éclats sous une pareille explosion.

Si la chapelle était animée, il en était de même de Briarmains, quoique d’une manière plus calme. Quelques-unes des fenêtres aussi étaient illuminées. L’étage inférieur donnait sur la pelouse ; des rideaux cachaient en partie l’éclat des lumières, mais n’empêchaient pas entièrement d’entendre les voix et les rires. Nous avons le privilège de pénétrer à l’intérieur de ce sanctuaire domestique.

Ce n’est point la présence de la compagnie qui excite la joie dans la demeure de M. Yorke, car il n’y a que sa propre famille, rassemblée dans la pièce la plus retirée de l’aile gauche.

C’est l’endroit où se tiennent habituellement les réunions du soir. Les fenêtres sont formées de vitraux peints, dont la pourpre et l’ambre sont les couleurs dominantes, rayonnant autour d’un médaillon situé au centre et offrant aux regards la suave tête de William Shakspeare ou le visage serein de John Milton. Quelques vues canadiennes, représentant de vertes forêts et des eaux bleues, sont suspendues aux murs ; parmi elles brille une nocturne éruption du Vésuve, dont les reflets ardents contrastent avec l’écume et l’azur des cataractes et les profondeurs poudreuses des bois.

Le feu qui illumine cette chambre, lecteur du Midi, est tel que vous n’en avez pas vu souvent dans le foyer d’un appartement privé : c’est un feu brillant et chaud, remplissant une ample cheminée. M. Yorke veut avoir un tel feu, même dans les chaleurs de l’été : il s’assied auprès, un livre à la main, le coude appuyé sur un petit guéridon supportant une chandelle ; mais il ne lit pas, il surveille ses enfants. En face de lui est assise une dame, personnage que je pourrais décrire minutieusement, mais je ne me sens aucune vocation pour cette tâche. Je la vois cependant parfaitement devant moi : c’est une femme d’une riche corpulence, à la physionomie grave, le souci peint sur son front, non le souci inévitable et écrasant, mais ce souci volontaire, ce nuage qui assombrit les traits des personnes qui se croient obligées de paraître toujours mélancoliques. Ah ! certes, mistress Yorke était de ces personnes-là ; le matin, à midi, le soir, elle était grave comme Saturne, et avait une triste opinion de toute personne, particulièrement du sexe féminin, qui osait en sa présence montrer l’éclat d’un cœur gai et d’un caractère enjoué. Dans son opinion, être enjoué, c’était être profane ; être gai, c’était être frivole. Pour elle il n ’y avait pas de milieu. Néanmoins c’était une excellente épouse, une mère vigilante, ayant sans cesse l’œil sur ses enfants et sincèrement attachée à son mari. Seulement, si elle l’avait pu, elle ne lui eût pas permis d’avoir au monde d’autre ami qu’elle ; tous les parents de son mari lui étaient insupportables, et elle les tenait soigneusement à distance.

M. Yorke et elle s’entendaient parfaitement ; cependant il était naturellement sociable, hospitalier, prêchant l’unité des familles, et dans sa jeunesse, ainsi que nous l’avons dit, il n’aimait que les femmes spirituelles et enjouées. Pourquoi il l’avait choisie, comment ils avaient fini par se convenir mutuellement, c’est là un problème assez embarrassant, mais qui serait bientôt résolu par quiconque aurait le temps d’entrer dans l’analyse de la question. Qu’il suffise de dire que le caractère de M. Yorke avait son côté sombre comme son côté gai, et que le côté sombre trouvait de l’affinité et de la sympathie dans la sombre nature de sa femme. Mme Yorke était du reste une femme d’un esprit fort, ne disant jamais une parole futile ou oiseuse, et se croyant la perfection même. Son principal défaut était une inquiète, éternelle, insurmontable défiance de tout homme, de toute chose, de toute croyance, de tout parti. De quelque côté qu’elle regardât ou qu’elle se tournât, cette défiance s’étendait comme un brouillard devant ses yeux, un faux guide de ses pas.

On peut supposer que les enfants d’un tel couple ne devaient pas être des enfants ordinaires, et ils ne l’étaient pas en effet. En voilà six devant vous, lecteur. Le plus jeune est sur les genoux de sa mère : celui-là est encore tout à elle ; elle n’a pas encore commencé à douter de lui, à le soupçonner, à le condamner. Il tire d’elle sa subsistance, il s’attache à elle, il l’aime par-dessus tout au monde ; elle est sûre de cela, parce que, vivant par elle, il n’en peut être autrement : c’est pourquoi elle l’aime.

Les deux qui viennent ensuite sont deux filles, Rose et Jessy. Elles entourent toutes deux en ce moment les genoux de leur père. Rose, la plus âgée des deux, a douze ans. Elle ressemble à son père ; c’est, de tout le groupe, celle qui lui ressemble le plus, mais c’est la reproduction en ivoire d’une tête de granit ; les lignes et la couleur sont adoucies. Yorke a le visage dur ; celui de sa fille ne l’est pas. Il n’est pas non plus tout à fait joli, il est simple ; ses traits sont enfantins, ses joues rondes et fleuries. Quant à ses yeux gris, ce ne sont pas les yeux d’un enfant ; leur éclat annonce une âme grave, âme jeune, âme qui mûrira, si le corps lui en donne le temps, mais qui, participant de l’essence de son père et de celle de sa mère, sera un jour meilleure que l’une et l’autre, plus forte, plus pure, plus noble. Rose est encore quelquefois une enfant entêtée : sa mère en veut faire une femme à son image, une femme esclave d’obscurs et arides devoirs, et Rose a une intelligence mûre et dans laquelle sont profondément enracinés les germes d’idées que sa mère ne connut jamais. C’est une torture pour elle de voir ces idées sans cesse froissées et réprimées. Elle ne s’est jamais révoltée cependant ; mais, si elle est poussée à bout, elle se révoltera un jour, et ce sera une fois pour toutes. Rose aime son père ; son père ne la gouverne pas avec une verge de fer, il est plein de bonté pour elle. Souvent il craint qu’elle ne vive pas, si ardentes sont les étincelles d’intelligence qui brillent dans ses yeux et s’échappent de son langage ! Cette idée redouble sa tendresse pour elle.

Il ne craint pas que la petite Jessy meure jeune : elle est si gaie, si babillarde, si espiègle, si originale même ! passionnée si on la provoque, mais pleine d’affection si on la caresse ; tantôt douce et calme, tantôt bruyante ; exigeante, mais généreuse, ne craignant personne, pas même sa mère, dont elle a souvent bravé la dure et irrationnelle sévérité, mais confiante en ceux qui la soutiennent. Jessy, avec sa petite figure piquante, son babillage engageant, ses manières attrayantes, est faite pour être une enfant gâtée, et elle est l’enfant gâtée de son père. Chose singulière, elle ressemble à sa mère trait pour trait, comme Rose ressemble à son père ; et cependant, quelle différence de physionomie !

Monsieur Yorke, si un miroir magique vous était présenté, et si vous pouviez y voir vos deux filles telles qu’elles seront à vingt années de distance de cette soirée, que penseriez-vous ? Eh bien, ce miroir magique, le voici : vous allez apprendre leurs destinées ; et d’abord celle de votre petite idole, de Jessy.

Connaissez-vous ce lieu ? Non, vous ne l’avez jamais vu ; mais vous connaissez ces arbres, ce feuillage, le cyprès, le saule, l’if. Les croix de pierre comme celles-ci ne vous sont point inconnues, non plus que ces pâles guirlandes d’immortelles. Voici la place : sous ce gazon et ce marbre grisâtre dort Jessy. Elle vécut un jour de printemps ; elle fut beaucoup aimée et aima beaucoup. Bien des fois, pendant sa vie si courte, elle connut le chagrin ; souvent elle versa des pleurs ; mais elle les entremêlait de sourires qui réjouissaient tous ceux qui la voyaient. Sa mort fut tranquille et heureuse entre les bras de Rose, car Rose avait été son appui et sa défense dans plusieurs épreuves. Toutes deux étaient alors sur une terre étrangère, et cette terre a donné une tombe à Jessy.

Maintenant, voyez Rose, deux ans plus tard. Les croix et les guirlandes paraissent étranges, mais les montagnes, les bois, le paysage semblent plus étranges encore. Ce lieu, il est vrai, est loin de l’Angleterre ; bien éloignés doivent être les rivages qui portent un si sauvage et si luxuriant aspect. C’est quelque solitude vierge : des oiseaux inconnus voltigent sur la lisière de cette forêt. Ce n’est pas un fleuve européen, ce fleuve sur les bords duquel Rose est là, pensive. La paisible petite fille du Yorkshire est une solitaire émigrante dans l’hémisphère méridional. Reviendra-t-elle jamais ?

Les trois plus âgés de la famille sont trois garçons : Mathieu, Marc et Martin. Ils sont tous trois assis dans ce coin, engagés à quelque jeu. Observez ces trois têtes : ressemblantes au premier coup d’œil, différentes au second, au troisième elles présentent un contraste. Cheveux noirs, yeux noirs, joues roses, traits délicats, sont communs au trio. Tous trois ont une certaine ressemblance avec leur père et leur mère, et cependant chacun d’eux a une physionomie distincte, signe d’un caractère différent.

Je ne dirai pas grand’chose sur Mathieu, l’aîné de la famille, quoiqu’il soit impossible d’éviter de regarder longtemps ce visage et de conjecturer les qualités qu’il cache ou qu’il indique. Ce n’est point un garçon ordinaire : ces cheveux d’un noir de jais, ce front blanc, ces joues colorées, ces yeux vifs et sombres le disent. Et cependant, regardez-le aussi longtemps que vous le voudrez, il n’y a dans cette chambre qu’un objet, et c’est le plus sinistre, avec lequel le visage de Mathieu a de l’affinité : c’est l’éruption du Vésuve. Le feu et l’ombre semblent former l’âme de ce jeune garçon. L’enveloppe corporelle est anglaise, non l’intelligence ; vous diriez un stylet italien dans une gaîne britannique. Il est contrarié au jeu, voyez son air refrogné. M. Yorke s’en aperçoit, et que dit-il ? À voix basse il supplie : « Marc, Martin, n’irritez pas votre frère. » Et c’est là le ton adopté toujours par le père et la mère. En théorie, ils blâment la partialité ; aucun droit de primogéniture n’est reconnu dans cette maison, mais Mathieu ne doit rencontrer ni contrariété, ni opposition. Ils éloignent de lui la provocation avec autant de soin qu’ils éloigneraient l’étincelle d’un baril de poudre. Concession, conciliation, sont leur devise toutes les fois qu’il est question de lui. Ces républicains auront bientôt fait un tyran de leur propre chair et de leur propre sang. Les jeunes rejetons savent et sentent cela, et tous se révoltent au fond du cœur contre l’injustice ; ils ne peuvent pénétrer les motifs de leurs parents, ils ne voient que la différence de traitement. Les dents du dragon sont semées parmi les jeunes oliviers de la famille Yorke ; un jour on y moissonnera la discorde.

Marc est un garçon d’un extérieur agréable ; c’est lui qui a les traits les plus réguliers de la famille. Il est extraordinairement paisible ; son sourire est malin ; il dit les choses les plus sèches et les plus mordantes du ton le plus calme. En dépit de sa tranquillité, son front soucieux annonce du caractère, et rappelle que les eaux les plus tranquilles ne sont pas toujours les plus sûres. D’ailleurs il est trop placide, trop flegmatique pour être heureux. La vie n’aura pas beaucoup de joies pour Marc ; à vingt-cinq ans le rire l’étonnera, et tous les gens joyeux seront pour lui des fous. La poésie n’existera pas pour Marc, soit dans la littérature, soit dans la vie ; les plus sublimes effusions ne seront pour lui que du jargon ; l’enthousiasme sera l’objet de son aversion et de son mépris. Marc n’aura pas de jeunesse. Son corps a maintenant quatorze ans, son âme en a trente.

Martin, le plus jeune des trois, est d’une autre nature. Pour lui, l’existence peut être courte ou longue, elle sera certainement brillante. Il traversera toutes les illusions de la vie, il y croira à moitié, en jouira pleinement, puis leur survivra. Ce garçon n’est pas beau, pas si beau que ses deux frères ; il est simple ; il semble enveloppé d’une écorce qu’il portera jusqu’à vingt ans ; il la rejettera alors, et fera lui-même sa beauté. Jusqu’à cet âge ses manières seront peut-être grossières aussi bien que ses vêtements ; mais la chrysalide conservera le pouvoir de se transformer en papillon, et cette transformation se fera en son lieu. Pendant un temps, il sera vain, ardent au plaisir, recherchant l’admiration ; il éprouvera aussi la soif d’apprendre. Il lui faudra tout ce que le monde peut donner, jouissance et instruction. Il boira avidement à ces deux sources. Cette soif satisfaite, qu’adviendra-t-il ? Je ne sais. Il se peut que Martin devienne un homme remarquable, mais c’est ce que le prophète n’a pas le pouvoir de prédire ; sur ce sujet, aucune vision ne l’a éclairé.

Prenez dans son ensemble la famille de M. Yorke : il y a dans ces six jeunes têtes autant de puissance intellectuelle, d’originalité, d’activité et de vigueur de cerveau, qu’il en faut pour douer douze personnes d’un sens et d’une capacité plus qu’ordinaires. M. Yorke sait cela, et il est fier de sa race. Le Yorkshire possède çà et là de semblables familles au milieu de ses montagnes et de ses plaines ; natures étranges et vigoureuses, au sang chaud et au cerveau puissant, turbulentes parfois dans l’orgueil de leur force, et intraitables dans leur énergie native, manquant d’élégance, de politesse, de docilité, mais saines, ardentes, de pure race, comme l’aigle des rochers et le cheval des steppes.

Un léger coup est frappé à la porte du parloir ; les jeunes garçons ont fait tant de bruit dans leur jeu, et la petite Jessy a chanté une si suave chanson écossaise à son père, qui raffole des chansons écossaises et italiennes et en a appris quelques-unes des meilleures à sa petite musicienne, que la sonnette de la porte extérieure n’a pas été entendue.

« Entrez ! dit M. Yorke, de cette voix solennelle qu’il prenait en toute occasion, même pour donner l’ordre à la cuisinière de confectionner un pouding, ou pour dire aux jeunes garçons de suspendre leurs chapeaux dans le vestibule, et aux jeunes filles de reprendre leur travail d’aiguille.

Robert Moore entra.

La gravité habituelle de Moore, sa sobriété, l’avaient si fort recommandé à mistress Yorke, qu’elle n’avait point encore cherché à le brouiller avec son mari. Elle ne lui avait découvert aucune intrigue qui l’empêchât de se marier ; elle ne s’était point aperçue qu’il fût un loup caché sous la peau d’une brebis, ce qui lui était plus d’une fois arrivé après le mariage de quelques amis de son mari, auxquels elle s’était empressée de fermer sa porte ; conduite qui peut avoir son côté juste et prudent aussi bien que son côté rigoureux et dur.

« Tiens, c’est vous ? dit-elle à M. Moore, lorsque celui-ci s’avança en lui présentant la main. Que faites-vous donc ici à cette heure de la nuit ? Vous devriez être chez vous.

— Est-ce qu’un célibataire peut dire qu’il a un chez soi, madame ? répondit-il.

— Peuh ! dit mistress Yorke, qui avait pour ce jargon de convention autant de mépris que son mari, et s’en servait aussi peu, vous n’avez pas besoin, avec moi, de débiter de semblables sornettes ; un célibataire, peut avoir un chez soi s’il le veut. Est-ce que votre sœur ne tient pas votre maison aussi bien qu’une épouse pourrait le faire ?

— Ce n’est pas la même chose, dit M. Yorke, prenant part à la conversation. Hortense est une honnête fille ; mais, quand j’avais l’âge de Robert, j’avais cinq ou six sœurs, toutes aussi honnêtes, aussi bien élevées qu’elle ; et vous voyez, Esther, que cela ne m’a pas empêché de chercher une femme.

— Et il s’est cruellement repenti de m’avoir épousée, ajouta mistress Yorke, qui aimait à lâcher de temps en temps une plaisanterie sur le mariage, fût-ce même à ses propres dépens. Il s’en est repenti sous le sac et la cendre, Robert Moore, comme vous pouvez le croire en voyant son châtiment (montrant ses enfants). Qui voudrait se charger d’une bande de grands et rudes garçons comme ceux-ci ? Ce n’est pas tout que de les mettre au monde, quoique ce soit passablement désagréable ; il faut les nourrir, les vêtir, les élever, les établir. Jeune homme, lorsque vous serez tenté de vous marier, pensez à nos quatre garçons et à nos deux filles, et regardez-y à deux fois avant de faire le saut.

— Je n’éprouve en ce moment aucune tentation de ce genre. Je ne pense pas que ces temps soient bons pour se marier ou pour pousser quelqu’un au mariage. »

Ce sentiment était sûr d’obtenir l’approbation de mistress Yorke. Elle fit un petit signe de tête d’assentiment et un grognement de satisfaction ; mais au bout d’une minute elle reprit :

« Je ne fais pas grand cas de la sagesse des Salomons de votre âge ; elle sera renversée par la première fantaisie qui vous traversera le cerveau. Cependant, asseyez-vous, monsieur ; vous pourrez causer, je suppose, aussi bien assis que debout ? »

C’était inviter son hôte à prendre un siège ; il n’eut pas plus tôt obéi que la petite Jessy sauta des genoux de son père et courut se jeter dans les bras de Moore, qui les étendit pour la recevoir.

« Vous parlez de le marier, dit-elle à sa mère avec une comique indignation, aussitôt qu’elle fut établie sur le genou de Moore ; mais il l’est, marié, ou c’est tout comme. Il me promit que je serais sa femme, l’été dernier, la première fois qu’il me vit avec mon corsage blanc et ma robe bleue. N’est-ce pas vrai, mon père ? (Ces enfants n’étaient point accoutumés à dire papa et maman, leur mère ne l’eût jamais permis.)

— Oui, ma petite, il l’a promis, j’en suis témoin ; mais fais-lui répéter sa promesse maintenant, Jessy : ces vauriens-là sont tous des trompeurs.

— Il n’est pas trompeur, il est trop gentil pour être trompeur, dit Jessy en levant sur son grand amoureux des yeux qui exprimaient la plus entière confiance.

— Gentil ! s’écria M. Yorke ; mais c’est précisément pour cela qu’il doit être et qu’il est un mauvais sujet.

— Mais il a l’air trop triste pour être faux, dit une voix douce qui s’éleva de derrière la chaise du père. S’il riait toujours, je pourrais penser qu’il oublie vite ses promesses ; mais M. Moore ne rit jamais.

— Votre sentimental favori est le plus grand des fourbes, Rose, dit M. Yorke.

— Il n’est pas sentimental, » reprit Rose.

M. Moore se tourna vers elle avec une légère surprise et dit en souriant :

« Comment savez-vous que je ne suis pas sentimental, Rose ?

— Parce que je l’ai entendu dire à une dame.

— Voilà qui devient intéressant ! s’écria M. Yorke, glissant sa chaise plus près du feu. Une dame ! voilà qui est tout à fait romanesque ! Nous allons chercher à deviner qui elle est. Rosy, dites tout bas son nom à votre père : faites attention que M. Moore ne l’entende pas.

— Rose, ne vous avisez pas de parler, interrompit mistress Yorke avec son ton habituel, non plus que vous, Jessy ; il convient aux enfants, et spécialement aux jeunes filles, de se taire en présence de gens plus âgés.

— Alors, pourquoi avons-nous une langue ? demanda Jessy avec vivacité, tandis que Rose se contentait de regarder sa mère avec une expression qui semblait dire qu’elle n’oublierait pas la maxime et la méditerait à loisir. Après deux minutes de grave délibération, elle demanda :

— Et pourquoi spécialement les filles, mère ?

— Premièrement, parce que je l’ai dit ; secondement, parce que la discrétion et la réserve sont les plus précieuses qualités d’une fille.

— Ma chère dame, observa Moore, ce que vous dites est excellent, et me rappelle les observations de ma chère sœur ; mais ce n’est vraiment pas applicable à ces jeunes enfants. Laissez Rose et Jessy me parler librement, si vous ne voulez m’enlever le plus grand plaisir que j’éprouve en venant ici. J’aime leur babillage : il me fait du bien.

— Plus de bien que si ces grossiers garçons venaient autour de vous, n’est-ce pas ? demanda Jessy. Vous-même les appelez grossiers, ma mère.

— Oui, mignonne, mille fois plus de bien ; j’ai assez de grossiers garçons autour de moi toute la journée.

— Il y a beaucoup de personnes, continua Jessy, qui ne remarquent que les garçons ; mes oncles et mes tantes semblent tous croire que leurs neveux valent mieux que leurs nièces, et, lorsque des messieurs viennent dîner ici, c’est toujours à Mathieu, à Marc et à Martin qu’ils adressent la parole, et jamais à Rose et à moi. M. Moore est notre ami, et nous voulons le conserver ; mais faites attention, Rose, qu’il n’est pas autant votre ami que le mien ; c’est ma connaissance particulière, souvenez-vous de cela. »

Et elle levait sa petite main avec un geste d’avertissement.

Rose était accoutumée à être avertie par cette petite main ; sa volonté pliait chaque jour devant celle de l’impétueuse petite Jessy ; en mille choses elle se laissait mener et gouverner par Jessy. Dans toutes les occasions de parade ou de plaisir, Jessy marchait en tête et Rose demeurait tranquillement au second plan, de même que, dans les choses désagréables de la vie, lorsque le travail ou les privations étaient en question, Rose prenait instinctivement sur elle, en addition à sa propre part, tout ce qu’elle pouvait de celle de sa sœur. Jessy avait arrêté déjà dans son esprit qu’elle se marierait aussitôt qu’elle serait assez grande ; elle avait décidé que Rose resterait fille, pour demeurer avec elle, avoir soin de ses enfants et tenir sa maison. Cet état de choses n’est point rare entre deux sœurs, lorsque l’une est jolie et que l’autre ne l’est pas ; mais ici, s’il y avait quelque différence de ce genre, elle était à l’avantage de Rose : son visage était plus régulier que celui de la piquante petite Jessy. Jessy, cependant, était destinée à posséder, en même temps que la vivacité de l’intelligence et l’ardeur des sentiments, le don de fascination, le pouvoir de charmer, quand, où et qui elle voudrait. Rose aurait une âme belle et généreuse, une intelligence noble et profondément cultivée, un cœur fidèle comme l’acier, mais elle ne devait pas posséder la science de charmer et d’attirer à elle.

« Allons, Rose, dites-moi le nom de la dame qui ne me trouve pas sentimental, reprit Moore.

— Cela m’est impossible ; je ne la connais pas.

— Décrivez-la-moi ; comment est-elle ? Où l’avez-vous vue ?

— Lorsque Jessy et moi allâmes passer la journée à Whinbury avec Kate et Suzanne Pearson, qui venaient de sortir de pension, il y avait une réunion chez mistress Pearson, et quelques dames assises dans un angle du salon parlaient de vous.

— Est-ce que vous ne connaissiez aucune d’elles ?

— Hannah, Harriet, Dora et Mary Sykes.

— Bon ! Est-ce qu’elles disaient du mal de moi, Rose ?

— Quelques-unes. Elles vous appelaient misanthrope ; je me rappelle le mot ; je le cherchai dans le dictionnaire à mon retour ; il signifie haïr le genre humain.

— Que disaient-elles encore ?

— Hannah Sykes disait que vous étiez un fat solennel.

— De mieux en mieux ! s’écria en riant M. Yorke. Oh ! excellent ! Hannah, c’est celle qui a les cheveux rouges ; une belle fille, que l’esprit ne trouble point.

— Elle a assez d’esprit pour moi, il me semble, dit Moore. Un fat solennel ! vraiment ! Voyons, Rose, continuez.

— Miss Pearson disait qu’elle croyait qu’il y avait chez vous beaucoup d’affectation, et qu’avec vos cheveux noirs et votre visage pâle, vous lui faisiez l’effet de quelque sentimental benêt. »

M. Yorke rit de nouveau ; mistress Yorke, cette fois, fit chorus.

« Vous voyez en quelle estime on vous tient lorsque vous êtes absent, dit-elle ; et cependant je crois que cette miss Pearson voudrait bien vous tenir : toute vieille qu’elle est, elle avait jeté ses vues sur vous lorsque vous êtes arrivé en ce pays.

— Et qui la contredisait, Rose ? demanda Moore.

— Une dame que je ne connais pas, parce qu’elle ne vient jamais ici, bien que je la voie chaque dimanche à l’église ; elle occupe le banc situé auprès de la chaire. Généralement, j’ai les yeux fixés sur elle plus que sur mon livre de prières, car elle ressemble au tableau qui est dans notre salle à manger, la femme qui tient la colombe dans sa main ; au moins elle a les yeux semblables, et aussi le nez, un nez droit qui donne à tout son visage ce que j’appellerai une expression de sérénité.

— Et vous ne la connaissez pas ! s’écria Jessy avec un air de profonde surprise. Ah ! voilà bien Rose ! Monsieur Moore, je me demande souvent dans quelle sorte de monde vit ma sœur ; certainement, elle ne vit pas toujours dans celui-ci. À chaque instant on s’aperçoit qu’elle ignore les choses que tout le monde connaît. Penser qu’elle se rend solennellement à l’église, qu’elle a pendant tout le service les yeux fixés sur une certaine personne, et qu’elle ne songe pas même à demander le nom de cette personne ! Elle veut parler de Caroline Helstone, la nièce du recteur ; je me rappelle parfaitement tout cela. Miss Helstone était fâchée contre Anne Pearson ; elle lui dit : « Robert Moore n’est ni affecté ni sentimental ; vous vous méprenez complètement sur son caractère, ou plutôt nulle de vous ne sait rien sur lui. » Maintenant, vous dirai-je comment elle est ? Je puis, mieux que Rose, dire comment sont les gens et comment ils sont habillés.

— Dites.

— Elle est gentille, elle est belle, elle a un joli cou mince et blanc ; elle a de longues boucles, douces et flottantes ; leur couleur est brune sans être sombre ; elle parle posément, d’une voix claire ; ses mouvements n’ont jamais rien de bruyant ; elle est toujours vêtue de soie grise ; elle est d’une élégance parfaite ; ses robes, ses souliers et ses gants lui vont toujours à merveille. Elle est ce que j’appelle une lady, et, quand je serai grande, c’est à elle que je veux ressembler. Vous plairai-je, si je suis comme elle ? Voudrez-vous réellement m’épouser ? »

Moore pressait les cheveux de Jessy ; pendant une minute il sembla vouloir l’approcher plus près de lui, mais au contraire il l’éloigna un peu plus.

« Oh ! vous ne voulez pas de moi ! vous me repoussez.

— Mais, Jessy, je vous suis tout à fait indifférent ; vous n’êtes jamais venue me voir à Hollow.

— Parce que vous ne m’y avez jamais invitée. »

Là-dessus Moore invita les deux jeunes filles à lui faire une visite le lendemain, leur promettant, comme il devait se rendre le matin à Stilbro’, de leur acheter à chacune un présent dont il ne voulut point leur dire la nature, afin de leur causer le plaisir de la surprise. Jessy allait répondre, lorsqu’un des garçons prit soudain la parole.

« Je connais cette miss Helstone dont vous vous occupez : c’est une laide fille. Je la déteste ! Je déteste toutes les femelles. Je demande à quoi elles sont bonnes !

— Martin, dit son père, car c’était Martin qui venait de faire cette sortie, et qui tournait vers la chaise de son père son jeune visage cynique, moitié espiègle, moitié farouche, Martin, mon garçon, tu es maintenant un petit drôle et un petit fanfaron ; quelque jour tu seras un grand fat. Mais souviens-toi de tes sentiments actuels. Je vais écrire tes paroles dans mon mémorandum (M. Yorke tira de sa poche un petit livre couvert en maroquin, dans lequel il se mit tranquillement à écrire) ; dans dix ans d’ici, si nous vivons l’un et l’autre, je te ferai souvenir de ce que tu viens de dire.

— Je dirai alors la même chose : je détesterai toujours les femmes ; ce sont des poupées qui ne songent absolument qu’à leur toilette et à se faire admirer. Je ne me marierai jamais ; je veux demeurer garçon.

— Persévère, persévère, mon enfant. Esther (s’adressant à sa femme), j’étais comme lui à son âge, un enragé misogame. Eh bien ! voyez, à l’âge de vingt-trois ans, voyageant alors en France, en Italie et Dieu sait où, j’empapillotais chaque soir mes cheveux avant de me mettre au lit, je portais des anneaux à mes oreilles, j’en aurais porté un à mon nez si c’eût été la mode, je faisais enfin tout ce que je croyais devoir plaire aux dames. Martin fera comme moi.

— Moi ? Jamais. J’ai plus de sens que cela. Quel mannequin vous étiez, mon père ! Quant aux habits, je fais ce serment : Je ne m’habillerai jamais plus élégamment que vous ne me voyez en ce moment, monsieur Moore ; je suis vêtu de drap bleu des pieds à la tête, et ils rient de moi à l’école et m’appellent matelot. Je ris plus fort qu’eux, et je leur dis qu’ils ressemblent à des pies et à des perroquets, avec leur habit d’une couleur, leur gilet d’une autre, leur pantalon d’une troisième. Je veux toujours porter du drap bleu, et rien que du drap bleu. Il est au-dessous de la dignité humaine de se vêtir de diverses couleurs.

— Dans dix ans, Martin, aucune des boutiques de tailleur n’aura des couleurs assez variées pour ton goût exigeant ; aucun parfumeur n’aura des essences assez exquises pour tes sens blasés. »

Martin conserva son air de dédain, mais ne répondit rien. Marc, qui depuis quelques minutes avait été occupé à bouleverser une pile de livres placés sur une console, prit la parole. Il parla d’une voix singulièrement lente et calme, et avec une expression d’ironie tranquille difficile à définir.

« Monsieur Moore, dit-il, vous pensez peut-être que c’était un compliment que vous faisait miss Caroline Helstone, en disant que vous n’étiez pas sentimental. Il me semble que vous avez paru confus lorsque mes sœurs ont prononcé le mot, comme si vous y voyiez une flatterie ; vous avez rougi absolument comme certain petit garçon plein de vanité à notre école, qui juge à propos de rougir chaque fois qu’il obtient une place plus élevée dans sa classe. Pour votre avantage, monsieur Moore, je viens de chercher dans le dictionnaire le mot sentimental, et j’ai trouvé qu’il signifie « imprégné de sentiment. » En examinant plus avant, on trouve que le mot sentiment signifie pensée, idée, notion. Un homme sentimental est celui qui a des pensées, des idées, des notions ; l’homme qui n’est pas sentimental est celui qui est destitué de pensées, d’idées ou de notions. »

Et Marc s’arrêta : il ne sourit point ; il ne tourna point les yeux à droite et à gauche pour quêter l’admiration. Il avait dit ce qu’il voulait dire, et il se tut.

« Ma foi, mon ami, dit M. Moore à M. Yorke, ce sont de terribles enfants que les vôtres. »

Rose, qui avait écouté le discours de Marc avec beaucoup d’attention, lui répliqua :

« Il y a différentes sortes de pensées, d’idées et de notions, les bonnes et les mauvaises ; le mot sentimental doit se rapporter aux mauvaises, ou miss Helstone doit l’avoir pris dans ce sens, car elle ne blâmait point M. Moore, elle le défendait.

— Voilà mon aimable petit avocat ! dit Moore en prenant la main de Rose.

— Elle le défendait, répéta Rose, ainsi que je l’aurais fait à sa place, car les autres dames semblaient parler méchamment.

— Les dames parlent toujours méchamment, dit Martin ; c’est la nature des femmes d’être méchantes. »

Mathieu, en ce moment, ouvrit la bouche pour la première fois :

« Quel fou que ce Martin, de toujours parler de choses auxquelles il ne comprend rien ! dit-il.

— C’est mon privilège d’homme libre, de parler sur le sujet qui me plaît, répondit Martin.

— Vous en usez, ou plutôt vous en abusez à tel point, reprit l’aîné des frères, que vous prouvez que vous auriez dû être esclave.

— Esclave ! Ce mot à un Yorke, et de la part d’un Yorke ! Ce garçon oublie ce que pas un fermier dans Briarfield n’ignore, que tout rejeton de notre famille a ce pied cambré sous lequel l’eau peut couler, preuve qu’il n’y a pas eu d’esclave de ce sang depuis plus de trois siècles.

— Charlatan ! dit dédaigneusement Mathieu.

— Garçons, faites silence, s’écria M. Yorke. Martin, vous êtes un querelleur. Sans vous, cette altercation ne serait point arrivée.

— En vérité ! Est-ce moi qui ai commencé, ou bien Mathieu ? Est-ce que je lui avais adressé la parole, lorsqu’il m’a accusé de bavarder comme un fou ?

— Un présomptueux sot, » répéta Mathieu.

Mistress Yorke commença à s’agiter, mouvement de mauvais présage, parce que souvent, surtout lorsque Mathieu était engagé dans le conflit, il était suivi d’une crise nerveuse.

« Je ne vois pas pourquoi je supporterais l’insolence de Mathieu Yorke, ni quel droit il a d’user de mauvais langage avec moi, dit Martin.

— Il n’a aucun droit, mon garçon ; mais pardonnez à votre frère jusqu’à soixante-dix-sept fois, dit avec douceur M. Yorke.

— Toujours de même, toujours la théorie opposée à la pratique ! murmura Martin en sortant de la chambre.

— Où allez-vous, mon fils ? demanda le père.

— En quelque endroit où je ne sois pas exposé à l’insulte, puisque je ne puis trouver un tel lieu dans cette maison. »

Mathieu ricanait d’une façon insolente. Martin lui jeta un regard étrange ; tout son frêle corps tremblait, mais il se contint.

« Je suppose qu’il n’y a aucune objection à ce que je me retire ? demanda-t-il.

— Non, allez, mon garçon ; mais souvenez-vous de ne lui pas garder rancune. »

Martin sortit, et Mathieu lui envoya un nouvel éclat de rire insolent. Rose, relevant sa jolie tête de l’épaule de Moore, sur laquelle elle l’avait appuyée pendant un instant, dit en dirigeant un regard ferme sur Mathieu :

« Martin est affligé et vous êtes content ; mais j’aimerais mieux être Martin que vous : je méprise votre caractère. »

En ce moment, Moore, pour prévenir, ou tout au moins pour fuir une scène qu’un sanglot de mistress Yorke lui annonçait comme probable, se leva, et, descendant Jessy de son genou, il l’embrassa en même temps que Rose, et leur recommanda de ne pas manquer de se trouver à Hollow le lendemain dans l’après-midi ; puis, prenant congé de son hôtesse et disant à M. Yorke qu’il désirait lui parler en particulier, il sortit suivi de ce dernier, et le dialogue suivant s’engagea dans le vestibule :

« Avez-vous du travail pour un excellent ouvrier ? demanda Moore.

— Absurde question en ce temps-ci, lorsque vous savez qu’il n’est pas un maître qui n’ait de bons ouvriers inoccupés.

— Il faut que vous m’obligiez en prenant cet homme.

— Mon garçon, il me serait impossible de prendre un ouvrier de plus, fût-ce pour obliger toute l’Angleterre.

— N’importe, il faut que je lui trouve de l’emploi quelque part.

— Qui est-il ?

— William Farren.

— Je connais William ; c’est un parfait honnête homme.

— Depuis trois mois il est sans travail : il a une nombreuse famille ; je sais qu’il ne peut la faire vivre sans son salaire. Il faisait partie d’une députation d’ouvriers qui sont venus ce matin m’apporter des plaintes et des menaces. William ne m’a pas menacé ; il m’a seulement demandé de leur accorder un peu de temps, d’opérer mes changements avec plus de lenteur. Vous savez que cela m’est impossible ; pressé de toutes parts comme je le suis, je n’ai pas d’autre ressource que d’aller en avant. Je n’ai pas cru devoir parlementer avec eux ; je les ai congédiés, après avoir fait arrêter un misérable qui se trouvait parmi eux et que j’espère faire transporter, un gaillard qui prêche quelquefois dans la chapelle là-bas.

— Ce n’est pas Moïse Barraclough ?

— Lui-même.

— Ah ! vous l’avez fait arrêter ! D’un vaurien vous allez faire un martyr. Vous avez fait là une chose fort sage !

— J’ai fait une chose juste. Bref, je suis déterminé à trouver une place à Farren, et je compte sur vous pour lui en donner une.

— Vraiment ? et de quel droit comptez-vous sur moi pour pourvoir vos ouvriers congédiés ? Est-ce que je connais vos Farren et vos William ? J’ai entendu dire qu’il est un honnête homme ; mais est-ce que je dois assistance à tous les honnêtes gens du Yorkshire ? Vous pourrez me répondre que la charge ne serait pas grande ; mais, grande ou petite, je n’en veux pas.

— Allons, monsieur Yorke, quelle occupation pourrez-vous lui trouver ?

— Lui trouver ! Vous allez me faire recourir à un langage dont je n’ai pas l’habitude de me servir. Je voudrais vous voir rentrer chez vous ; voilà la porte, partez. »

Moore s’assit sur un des sièges du vestibule.

« Vous ne pouvez lui donner de l’occupation dans votre fabrique, bien ; mais vous avez des terres : trouvez-lui quelque occupation sur votre domaine, monsieur Yorke.

— Bob, je croyais que vous vous mettiez peu en peine de nos lourdauds de paysans ; je ne comprends pas ce changement.

— Cet homme ne m’a dit que des choses justes et sensées. Je lui ai répondu aussi rudement qu’aux autres. Je ne pouvais faire de distinctions en ce moment. Son aspect disait ce qu’il avait souffert, mieux que ses paroles. Mais qu’est-il besoin de tant d’explications ? Donnez-lui du travail.

— Donnez-lui en vous-même, si vous y tenez tant ; gênez-vous.

— S’il restait un point à tendre dans mes affaires, je le tendrais à le faire craquer ; mais j’ai reçu ce matin des lettres qui me disent assez clairement où j’en suis, et je ne suis pas loin du bout de la planche. Mon marché étranger est tout à fait gorgé. S’il n’arrive pas un changement, si des indices de paix n’apparaissent pas, si les Ordres en Conseil ne sont au moins suspendus, de façon à nous ouvrir un débouché dans l’ouest, je ne sais de quel côté me tourner. Je ne vois pas plus de lumière que si j’étais scellé dans un roc ; de sorte que, de ma part, prétendre assurer la subsistance de quelqu’un serait me rendre coupable d’un acte contre la probité.

— Allons, faisons un tour devant la maison ; il fait une belle nuit, » dit M. Yorke.

Ils sortirent, fermant la grande porte derrière eux, et se mirent à parcourir le pavé de long en large.

« Voyons, décidez quelque chose pour Farren, demanda encore M. Moore ; vous avez un vaste jardin fruitier auprès de votre manufacture ; il est bon jardinier, donnez-lui là une place.

— Eh bien ! soit. Je le ferai demander demain matin, et nous verrons. Et maintenant, autre chose : vous êtes affligé de l’état de vos affaires.

— Oui. Une seconde faillite, que je peux différer, mais qu’en ce moment je ne vois aucun moyen d’éviter, déshonorerait complètement le nom de Moore ; et vous savez parfaitement que j’avais l’intention de payer toutes les dettes et de reconstituer la vieille maison sur sa première base.

— Vous manquez de capitaux, voilà tout.

— Oui ; mais vous pourriez aussi bien dire que la respiration est tout ce qui manque à un homme mort pour qu’il vive.

— Je le sais… je sais qu’il ne suffit pas de demander le capital pour l’obtenir ; et si vous étiez un homme marié, si vous aviez une famille, comme moi, je croirais votre cas bien près d’être désespéré ; mais les jeunes gens, maîtres d’eux-mêmes, ont des chances toutes particulières. J’entends causer de temps à autre de votre mariage avec miss telle ou telle. Mais je suppose qu’il n’y a rien de vrai.

— Vous avez raison de le supposer : je ne crois pas être en position de songer au mariage. Le mariage, je ne peux entendre prononcer ce mot, tant il me semble une chose extravagante et utopique. Je me suis habitué à considérer le mariage et l’amour comme des superfluités à l’usage des riches, qui vivent à l’aise et n’ont nul besoin de songer au lendemain ; ou comme le désespoir et la dernière et aveugle joie des misérables qui n’ont aucune chance de sortir du bourbier de leur abjecte pauvreté.

— Je ne penserais pas ainsi, si j’étais dans votre position. Je croirais très-possible de trouver une femme avec quelques mille livres sterling, qui conviendrait tout à la fois à moi et à mes affaires.

— Je voudrais bien savoir où.

— Voudriez-vous essayer, si cela se présente ?

— Je ne sais ; cela dépend… enfin cela dépend de beaucoup de choses.

— Voudriez-vous épouser une vieille femme ?

— J’aimerais mieux me voir réduit à casser des pierres sur la route.

— Moi aussi. En épouseriez-vous une laide ?

— Bah ! J’abhorre la laideur, et la beauté m’enchante. Mes yeux et mon cœur, Yorke, sont réjouis par un doux, jeune et beau visage, comme ils sont choqués par un visage dur, ridé et maigre : des lignes et des couleurs douces et délicates me plaisent ; des lignes et des couleurs dures et sévères me blessent. Je ne voudrais pas d’une femme laide.

— Pas même si elle était riche ?

— Fût-elle couverte de perles. Je ne pourrais l’aimer, je ne pourrais la souffrir. Il faut que mon goût ait satisfaction, ou le dégoût se changerait en despotisme, ou, ce qui serait pis, en une froideur glaciale.

— Eh quoi ! Bob, si vous épousiez une fille honnête, riche et d’un bon naturel, vous ne pourriez passer un peu sur les joues osseuses, la bouche un peu grande et les cheveux roux ?

— Je n’essayerai pas, je vous le répète ; je veux avoir au moins la grâce, la jeunesse, la symétrie, oui, ce que j’appelle la beauté.

— Et la pauvreté, et une nuée d’enfants que vous ne pourriez ni nourrir ni vêtir ; puis bientôt une femme malheureuse et flétrie ; puis la banqueroute, le discrédit, une vie de luttes et de privations.

— Laissez-moi, Yorke.

— Si vous êtes romanesque, Moore, et surtout si vous êtes déjà amoureux, il est inutile de parler de cela.

— Je ne suis point romanesque. Il n’y a pas plus de roman dans mon cœur qu’il n’y a de drap sur ces blancs étendoirs.

— Servez-vous toujours de semblables figures de langage, mon garçon ; je peux les comprendre. Et il n’y a donc pas d’amour qui vous obscurcisse le jugement ?

— Je croyais en avoir dit assez là-dessus. L’amour pour moi ? niaiserie !

— Fort bien, alors ; si vous êtes à la fois sain de tête et de cœur, il n’y a aucune raison pour que vous ne profitiez pas d’une bonne chance si elle s’offre. Donc, attendez et voyez venir.

— Vous parlez comme un oracle, Yorke.

— Je crois que je suis quelque chose comme cela. Je ne vous promets rien, je ne vous conseille rien, mais je vous dis de tenir votre cœur libre et de vous laisser guider par les circonstances.

— Par mon patron, un prophète d’almanach ne serait pas plus circonspect !

— D’ailleurs, je suis désintéressé dans la question, Robert Moore ; vous n’êtes ni mon parent ni celui des miens, et que vous trouviez ou que vous perdiez une fortune, cela m’est parfaitement égal. Retournez chez vous, maintenant. Il est dix heures sonnées. Mlle Hortense pourrait s’alarmer de votre absence. »



CHAPITRE IX.

Les vieilles filles.


Le temps marchait, le printemps se développait. À la surface, l’Angleterre commençait à prendre un aspect agréable. Ses champs et ses montagnes se couvraient de verdure, ses jardins fleurissaient ; mais au cœur elle n’allait pas mieux : ses pauvres étaient toujours malheureux, ses serviteurs harassés ; son commerce, en quelques-unes de ses branches, semblait paralysé, car la guerre continuait. Le sang de l’Angleterre était répandu, ses richesses dépensées, le tout pour atteindre un résultat fort douteux. On apprenait de loin en loin la nouvelle de succès obtenus dans la Péninsule ; mais ces nouvelles arrivaient lentement : elles étaient séparées par de longs intervalles remplis du bruit des félicitations que s’adressait à lui-même Bonaparte sur ses triomphes continuels. Ceux qui souffraient des résultats de la guerre trouvaient tout à fait insupportable cette lutte longue et, comme ils le croyaient, désespérée, contre un invincible pouvoir. Ils demandaient la paix à quelque prix que ce fût. Des hommes tels que Yorke et Moore, et il y en avait des milliers que la guerre avait placés comme eux sur le seuil de la banqueroute, demandaient la paix avec l’énergie du désespoir.

Ils tenaient des meetings, ils faisaient des discours, ils adressaient des pétitions pour arracher ce bienfait ; à quels termes il pouvait s’obtenir, ils ne s’en inquiétaient pas.

Tous les hommes, pris en détail, sont plus ou moins égoïstes ; pris en masse, ils le sont bien davantage. Le marchand anglais ne fait pas exception à cette règle : il la confirme d’une manière frappante. Assurément les classes mercantiles pensent trop exclusivement à gagner de l’argent ; elles sont trop oublieuses de toute considération, excepté de celle d’étendre le commerce de leur pays, c’est-à-dire le leur. Les sentiments chevaleresques, le désintéressement, l’orgueil de l’honneur national, sont trop morts dans leur cœur. Une nation gouvernée par elles serait exposée trop souvent à faire de honteuses soumissions, nullement par les motifs qu’enseigne le Christ, mais par ceux qu’inspire Mammon. Durant la dernière guerre, les négociants de l’Angleterre eussent enduré un soufflet sur les deux joues ; ils eussent donné leur manteau à Napoléon, et ils lui eussent offert ensuite poliment leur habit ; ils n’eussent pas même retenu le gilet, si on le leur avait demandé. Ils eussent sollicité seulement la permission de conserver leur autre vêtement, moins pour la décence que pour leur bourse renfermée dans les poches. Aucune étincelle de courage, nul symptôme de résistance ne seraient venus d’eux avant que le bandit corse, comme ils l’appelaient, n’eût mis la main sur cette bourse bien-aimée ; alors peut-être, transformés tout à coup en bouledogues anglais, ils eussent sauté à la gorge du voleur, s’y fussent attachés, y fussent restés suspendus, opiniâtres, insatiables, jusqu’à ce que le trésor leur fût rendu. Les marchands, lorsqu’ils parlent contre la guerre, la maudissent toujours comme un acte sanglant et barbare : vous diriez, à les entendre, qu’ils jouissent d’une civilisation exceptionnelle, qu’ils sont tout particulièrement doux et bienveillants envers leurs semblables. Il n’en est rien. Beaucoup d’entre eux sont des hommes à l’esprit étroit, au cœur froid, qui n’ont de bons sentiments pour nulle autre classe que la leur, indifférents et même hostiles à toutes les autres, qu’ils appellent inutiles et dont ils contestent les droits, auxquelles ils voudraient enlever jusqu’à l’air qu’elles respirent, et la faculté de boire, de manger et de demeurer dans des maisons décentes. Ils ne savent rien de ce que les autres font pour servir, amuser ou instruire leur race ; ils ne veulent pas perdre leur temps à s’en enquérir. Tout ce qui n’est pas dans le commerce est accusé de manger le pain de l’oisiveté et de mener une existence inutile. Puisse l’Angleterre ne pas devenir de longtemps une nation de boutiquiers !

Nous avons déjà dit que Moore n’était pas un dévoué patriote, et nous avons expliqué quelles circonstances le portaient à diriger son attention et ses efforts vers son intérêt individuel ; c’est pourquoi, lorsqu’il se sentit une seconde fois au bord du précipice de la faillite, nul ne lutta avec plus de vigueur contre les influences qui pouvaient l’y précipiter. Tout ce qu’il put faire pour fomenter l’agitation dans le Nord contre la guerre, il le fit, et il en fit agir d’autres qui, par leur argent et leurs relations, avaient plus de pouvoir que lui. De temps à autre, il sentait qu’il y avait peu de raison au fond des demandes que son parti adressait au gouvernement. En voyant toute l’Europe, menacée par Bonaparte, s’armer pour lui résister ; en voyant la Russie se lever ferme et terrible pour défendre son sol glacé, ses serfs, le despotisme de son gouvernement contre le joug d’un étranger victorieux, il sentait que l’Angleterre, un royaume libre, ne pouvait forcer ses enfants à faire des concessions et à subir des conditions contraires à ses intérêts et à ses alliances. Quand arrivaient de temps en temps les nouvelles des mouvements de l’homme qui représentait l’Angleterre dans la Péninsule, de sa marche de succès en succès, de cette marche si délibérée et si prudente, si circonspecte, mais si certaine, si lente mais si persévérante ; lorsqu’il lisait les propres dépêches de lord Wellington dans les colonnes des journaux, documents écrits par la modestie sous la dictée de la vérité, Moore confessait au fond de son cœur que du côté des armes britanniques se trouvait un pouvoir vrai, vigilant, patient, sans ostentation, qui leur assurerait à la fin la victoire. Mais cette fin, pensait-il, était bien loin encore ; et en attendant, lui, Moore, comme individu, serait renversé, et ses espérances réduites en cendres. C’était donc pour lui qu’il fallait agir ; il fallait qu’il poursuivît sa carrière et remplît sa destinée. Il la remplit si rigoureusement, qu’avant qu’il fût longtemps il arriva à une rupture décisive avec son vieil ami tory, le recteur. Ils se prirent de querelle dans un meeting public, puis échangèrent quelques lettres un peu vives dans les journaux. M. Helstone dénonça Moore comme jacobin, cessa de le voir et ne voulut même plus lui adresser la parole lorsqu’ils se rencontraient. Il intima aussi très-clairement à sa nièce que toutes communications avec Hollow devaient cesser, et qu’elle devait renoncer à ses leçons de français, langue frivole dont les productions ne pouvaient avoir qu’une funeste influence sur l’esprit des femmes. Il se demandait quel niais avait pu amener la mode de faire apprendre le français aux femmes, rien ne leur pouvant moins convenir : c’est comme si on nourrissait un enfant rachitique avec de la craie ou de la bouillie, disait-il. Caroline devait l’abandonner, et renoncer à voir son cousin et sa cousine : c’étaient, selon lui, des gens dangereux.

M. Helstone s’attendait bien à rencontrer de l’opposition à cet ordre ; il comptait sur des pleurs. Rarement il se préoccupait des faits et gestes de sa nièce ; mais il avait une vague idée que Caroline trouvait du plaisir à se rendre au cottage de Hollow ; il soupçonnait aussi que la présence accidentelle de Moore au presbytère ne lui déplaisait pas. Le vieux Cosaque avait remarqué que, toutes les fois que Malone voulait se montrer aimable et charmant, soit en pinçant les oreilles d’un vieux chat noir qui avait l’habitude de partager le tabouret sur lequel miss Helstone reposait ses pieds, soit en empruntant un fusil de chasse et en s’exerçant à tirer à la cible contre un but placé dans le jardin, laissant les portes ouvertes afin de pouvoir sortir et rentrer pour annoncer bruyamment ses succès et ses échecs ; il avait remarqué, disons-nous, que, pendant ces aimables exercices, Caroline s’empressait de disparaître et de se glisser sans bruit à l’étage supérieur, où elle demeurait invisible jusqu’au moment où on l’appelait pour le souper. Au contraire, lorsque Moore était présent, quoiqu’il n’exerçât jamais la patience du chat et se bornât à le prendre sur le tabouret et à le mettre sur ses genoux, où le caressant animal pouvait tout à son aise faire la roue, grimper sur son épaule et se frotter contre sa joue ; quoiqu’il n’y eût pendant qu’il demeurait là ni bruit, ni explosion d’armes à feu, ni diffusion de l’odeur sulfureuse de la poudre, Caroline restait là assise, et semblait prendre un plaisir tout particulier à confectionner des pelotes à épingles pour la corbeille des Juifs ou des chaussons pour celle des missionnaires.

Elle était très-tranquille, et Robert ne faisait pas grande attention à elle, et lui adressait rarement la parole ; mais M. Helstone, n’étant pas de ces vieillards auxquels on ferme aisément les yeux, qu’il avait au contraire, en toute circonstance, toujours grands ouverts, les avait observés lorsqu’ils se souhaitaient mutuellement le bonsoir ; il avait tout récemment vu leurs yeux se rencontrer une fois, une seule fois. Certaines natures se fussent réjouies de ce coup d’œil ainsi surpris, parce qu’il n’avait rien de coupable. Ce n’était nullement un coup d’œil de mutuelle intelligence, car aucun secret d’amour n’existait entre eux. Seulement les yeux de M. Moore, en rencontrant ceux de Caroline, les avaient trouvés limpides et doux, et ceux de Caroline, en rencontrant ceux de Moore, s’étaient sentis touchés de leur expression virile et pénétrante. Chacun avait senti ce charme à sa façon : Moore avait souri, et Caroline avait rougi légèrement. M. Helstone eût pu leur faire à chacun une réprimande : ils l’agaçaient ; pourquoi ? il est impossible de le dire. Si vous lui aviez demandé ce que Moore méritait en ce moment, il vous eût répondu : « La cravache ; » pour Caroline, il se fût contenté d’un soufflet sur l’oreille. Si vous lui aviez demandé la raison de ces châtiments, il se fût emporté contre la coquetterie et l’amour, et eût juré que jamais il ne souffrirait sous son toit de semblables folies.

Ces considérations privées, combinées avec les raisons politiques, fixèrent sa résolution de séparer les deux cousins. Il fit connaître sa volonté à Caroline, un soir qu’elle était assise à son travail auprès de la fenêtre du salon. Son visage, tourné vers lui, était éclairé en plein par la lumière. Il avait été frappé, quelques minutes auparavant, de la voir plus pâle et plus abattue que de coutume ; il n’avait pas manqué de remarquer aussi que, depuis trois semaines, le nom de Robert Moore n’était pas une fois sorti de ses lèvres, et que ce dernier n’avait pas, pendant ce temps, paru à la rectorerie. Quelques soupçons de rencontres clandestines lui trottaient par la tête ; ayant une mauvaise opinion des femmes, il les soupçonnait toujours ; il pensait qu’elles ont besoin d’une continuelle surveillance. Ce fut d’un ton sec et très-significatif qu’il lui enjoignit de cesser ses visites quotidiennes à Hollow ; il s’attendait à un tressaillement, à un regard de supplication : il vit le tressaillement, mais il était presque imperceptible, et aucun regard ne fut dirigé vers lui.

« M’avez-vous entendu ? demanda-t-il.

— Oui, mon oncle.

— Et vous avez l’intention de faire ce que je vous commande ?

— Oui, certainement.

— Et il n’y aura aucun commerce de lettres entre vous et votre cousine Hortense ; aucune relation quelle qu’elle soit ? Je n’approuve point les principes de cette famille : ce sont des jacobins.

— C’est très-bien, » dit tranquillement Caroline.

Elle consentait donc : son visage ne se colora d’aucune rougeur de dépit ; les larmes ne lui obscurcirent point les yeux. L’expression sombre et pensive qui couvrait ses traits avant que M. Helstone lui adressât la parole n’avait point changé : Caroline était obéissante.

Oui, parfaitement obéissante, parce que l’ordre de son oncle coïncidait avec ses propres pensées, parce que c’était maintenant une douleur pour elle d’aller au cottage de Hollow, où elle ne rencontrait que le désappointement, car Robert semblait avoir déserté cette demeure. Toutes les fois qu’elle demandait de ses nouvelles, ce qui lui arrivait rarement, son nom seul lui faisant monter le rouge au visage, la réponse était qu’il n’était point à la maison ou qu’il était entièrement absorbé par ses affaires ; Hortense craignait que le travail ne le fît tomber malade ; il ne prenait presque plus un repas au cottage ; il vivait dans le comptoir.

C’est à l’église seulement que Caroline avait l’occasion de le voir, et là elle levait rarement les yeux sur lui. C’était à la fois trop de peine et trop de plaisir ; sa vue excitait en elle une nouvelle émotion, et elle avait trop bien appris que c’était de l’émotion perdue.

Une fois, un dimanche pluvieux et sombre, qu’il y avait peu de monde à l’église, et que certaines personnes dont Caroline redoutait tout particulièrement les yeux et la langue étaient absentes, elle permit à ses regards d’errer du côté du banc de Robert, et de s’arrêter un instant sur celui qui l’occupait. Il était seul : Hortense avait prudemment gardé la maison à cause de la pluie et dans la crainte de gâter son chapeau neuf. Pendant le sermon, il demeurait les bras croisés, les yeux fixés à terre, paraissant triste et absorbé ; son visage était, ce jour-là, plus sombre et plus pâle qu’à l’ordinaire. En examinant la sombre expression de Moore, Caroline comprit instinctivement que ses pensées ne suivaient point un cours gai et aimable ; qu’elles étaient bien loin non-seulement d’elle, mais de tout ce qu’elle pouvait comprendre ou qui pouvait exciter sa sympathie. Son esprit était bien certainement absorbé par des intérêts, des responsabilités dont elle ne pouvait prendre sa part.

Caroline se mit à méditer à sa manière sur ce sujet, sur les sentiments de Moore, sur sa vie, sur ses craintes, sur son destin ; elle réfléchit sur les mystères du négoce, elle chercha à comprendre ce qu’on ne lui avait jamais appris, ses perplexités, ses responsabilités, ses devoirs, ses urgences ; elle essaya de voir tel qu’il est l’état de l’esprit d’un négociant, de se l’assimiler, de sentir comme lui, d’avoir les mêmes aspirations. Son plus vif désir était de voir les choses telles qu’elles étaient en réalité, en ne laissant aucune place au roman. Par un effort persévérant, elle parvint à saisir par-ci par-là un rayon de vérité, et espéra que ce simple rayon pourrait suffire pour la guider.

« La condition mentale de Moore, dit-elle enfin, est bien différente de la mienne : je ne pense qu’à lui ; mais je n’occupe aucune place dans son esprit, il n’a pas le temps de penser à moi. Le sentiment que l’on appelle amour est et a été depuis deux ans l’émotion prédominante de mon cœur, toujours là, toujours éveillée, toujours active. Des sentiments bien différents absorbent ses réflexions et gouvernent ses facultés. Le voilà qui se lève ; il va quitter l’église, car le service est fini. Tournera-t-il la tête vers ce banc ? Non, pas même une seule fois. Il n’a pas un regard pour moi : cela est cruel ; un tendre regard m’eût rendue heureuse jusqu’à demain matin. Ce regard, je ne l’ai pas eu ; il n’a pas voulu me l’accorder ; il est parti. C’est étrange, que la douleur m’étouffe presque, parce que l’œil d’un être humain n’a pas rencontré le mien. »

Malone étant venu, comme d’habitude, passer la soirée de ce dimanche avec le recteur, Caroline, après le thé, se retira dans sa chambre. Fanny, qui connaissait ses habitudes, lui avait allumé un charmant petit feu, car le temps était orageux et froid. Enfermée là, silencieuse et solitaire, pouvait-elle faire autre chose que de s’absorber dans ses pensées ? Elle parcourut sans bruit de long en large le tapis de la chambre, la tête inclinée, les mains croisées : elle ne pouvait tenir assise ; le courant de ses réflexions parcourait rapidement son esprit. Ce soir-là elle était en proie à une vive excitation. Le plus complet silence régnait dans la maison. La double porte du cabinet arrêtait la voix des gentlemen. Les domestiques étaient tranquillement assis à la cuisine, lisant les livres que leur jeune maîtresse leur avait prêtés en leur disant que ces livres convenaient pour les lectures du dimanche. Caroline en avait un aussi de la même espèce, ouvert sur la table, mais elle ne pouvait le lire : sa théologie lui était incompréhensible, et son propre esprit était trop occupé, trop rempli, trop errant, pour écouter le langage d’un autre esprit.

Son imagination alors se repaissait des plus charmantes images : les scènes où Moore et elle s’étaient rencontrés ; des esquisses du coin du feu l’hiver ; un radieux paysage d’une chaude après-midi d’été passée avec lui au milieu du bois de Nunnelly ; de gracieuses vignettes représentant les heureux moments du printemps ou de l’automne où, assise à ses côtés dans le taillis de Hollow, ils écoutaient le chant du coucou de mai, ou se partageaient les trésors de septembre, les noix et les mûres, dessert rustique qu’elle prenait plaisir, le matin, à entasser dans un petit panier et à couvrir de feuilles vertes pour les administrer l’après-midi à Moore, une à une, comme un oiseau donne la becquée à ses petits.

Les traits de Robert étaient là devant elle ; le son de sa voix frappait distinctement son oreille ; ses rares caresses semblaient se renouveler. Mais bientôt le rêve fit place à la réalité. L’image s’évanouit, la voix se tut, le serrement de main ne laissa qu’une impression glaciale, et sur son front, où deux lèvres brûlantes avaient imprimé un baiser, elle sentit tomber comme une goutte d’eau glacée. Elle revint d’une région enchantée au monde réel : au lieu du bois de Nunnelly en juin, elle aperçut sa chambre étroite ; au lieu des chants des oiseaux retentissant dans les allées, elle entendit la pluie tomber sur le toit ; au lieu de la douce brise du midi, elle entendit gémir le vent de l’est ; au lieu d’un vigoureux compagnon comme Moore, elle se trouvait seule en présence de sa propre silhouette réfléchie sur le mur. Se détournant de ce pâle fantôme qui, dans ses contours, reproduisait son attitude rêveuse et abattue, son visage triste, ses tresses sans couleur, elle s’assit (l’inaction convenait mieux à l’état présent de son esprit), et se dit à elle-même :

« Je vivrai peut-être jusqu’à soixante-dix ans. Autant que j’en puis juger, j’ai une bonne santé ; un demi-siècle d’existence peut m’être réservé. Comment l’occuperai-je ? Que vais-je faire pour remplir l’intervalle qui me sépare de la tombe ? »

Elle réfléchit.

« Je ne me marierai pas, il paraît, continua-t-elle. Je suppose, puisque Robert ne songe pas à moi, que je n’aurai jamais un époux à aimer ni de petits enfants à élever. Il n’y a pas longtemps encore, je comptais sur les devoirs et les affections d’épouse et de mère pour remplir mon existence. Il me semblait en quelque sorte que je grandissais pour la destinée commune, et jamais je ne m’étais mise en peine d’en chercher une autre ; mais maintenant je vois clairement que je me suis trompée. Je demeurerai probablement vieille fille. Je vivrai pour voir Robert en épouser une autre, quelque riche lady ; je ne me marierai jamais. Je me demande pourquoi j’ai été créée. Où est ma place en ce monde ? »

Elle réfléchit encore.

« Ah ! je vois, poursuivit-elle aussitôt ; c’est la question qu’un grand nombre de vieilles filles ne peuvent résoudre ; mais les autres la résolvent pour elles en disant : « Votre destinée est de faire du bien aux autres, d’être secourables envers tous ceux qui ont besoin de secours. » Cela est juste, juste jusqu’à un certain point, et c’est une doctrine fort commode pour ceux qui la professent ; mais je m’aperçois que certaines gens sont très-portés à soutenir que d’autres doivent sacrifier leur vie pour eux et à leur service, et ils les en récompensent avec des louanges : ils les appellent vertueux et dévoués. Est-ce assez ? Est-ce là vivre ? N’y a-t-il pas un terrible vide, une moquerie, des désirs irréalisables, sous cette existence qui est abandonnée aux autres, faute d’avoir de quoi l’employer pour soi-même ? Je le soupçonne. Est-ce que la vertu consiste dans l’abnégation de soi-même ? Je ne le crois pas. L’humilité mal entendue produit la tyrannie ; les concessions de la faiblesse engendrent l’égoïsme. Chaque être humain a sa part de droits ; je suis tentée de croire que le moyen d’arriver au bien-être et au bonheur de tous serait que chacun connût le lot qui lui revient et s’y attachât avec autant de fermeté qu’un martyr à sa foi. Singulières pensées qui surgissent dans mon esprit ! Ces pensées sont-elles justes ? Je ne sais.

« Mais tout au moins la vie est courte : soixante-dix ans, disent-ils, passent comme une fumée, comme un songe ; chaque sentier suivi par des pieds humains se termine au même but, le tombeau : la petite crevasse sur la surface de ce globe énorme, le sillon où le Temps, ce puissant moissonneur, dépose la semence qu’il vient de faire tomber de la tige mûre ; et là elle se consume, pour renaître de nouveau lorsque le monde a fait quelques tours de plus. Voilà pour le corps : mais l’âme s’envole au loin, replie ses ailes au bord de la mer de feu et de glace, où, regardant à travers la clarté des flammes, elle voit réfléchie la clarté de la triple déité chrétienne : le Père souverain ; le Fils médiateur ; l’Esprit créateur. De tels mots, sans doute, ont été choisis pour exprimer ce qui est inexprimable, pour décrire ce qui défie toute description. Qui peut savoir quelle est la vie future de l’âme ? »

En ce moment le feu jeta ses dernières lueurs ; Malone était parti, et la sonnette du cabinet sonna les prières du soir.

Le lendemain, Caroline demeura seule, son oncle étant allé dîner avec M. Boultby, vicaire de Whinbury. Elle passa toute la journée dans les mêmes pensées, portant ses regards vers l’avenir, se demandant ce qu’elle allait faire de la vie. Fanny, en allant et venant pour vaquer aux soins du ménage, s’aperçut que sa jeune maîtresse était fort tranquille. Elle demeurait constamment assise à la même place, penchée sur son travail ; elle ne leva pas une seule fois la tête pour adresser la parole à Fanny, comme c’était son habitude, et, lorsque cette dernière lui fit remarquer que le temps était beau et qu’elle devrait faire une petite promenade, elle se borna à répondre :

« Il fait froid.

— Vous êtes très-appliquée à ce travail de couture ; miss Caroline, continua Fanny en s’approchant de la petite table.

— J’en suis fatiguée, Fanny.

— Alors, pourquoi ne l’abandonnez-vous pas ? Jetez cela de côté ; lisez, ou faites quelque autre chose pour vous distraire.

— Cette maison est bien solitaire, Fanny ; ne le pensez-vous pas ?

— Je ne trouve pas, miss. Élisa et moi, nous nous tenons réciproquement compagnie ; mais vous êtes trop sédentaire, vous devriez faire plus souvent des visites. Voyons, laissez-vous persuader ; montez à votre chambre, faites-vous belle, et allez prendre sans façon le thé avec miss Mann ou miss Ainley. Je suis sûre que l’une ou l’autre de ces dames sera enchantée de vous voir.

— Mais leurs maisons sont tristes. Ce sont toutes deux de vieilles filles. Je suis sûre que toutes les vieilles filles sont malheureuses.

— Non pas celles-là, miss. Elles ne peuvent être malheureuses ; elles prennent tant de soin d’elles-mêmes ! Elles sont uniquement égoïstes.

— Miss Ainley n’est point égoïste, Fanny ; elle fait constamment le bien. Combien elle fut bonne et dévouée pour sa belle-mère, pendant tout le temps que la dame vécut ! et maintenant qu’elle est seule au monde, sans frère ni sœur, ni personne qui s’intéresse à elle, combien elle est charitable pour les pauvres ! Eh bien ! personne ne songe à elle ou ne prend plaisir à aller la voir ; et comme les hommes la tournent en ridicule !

— Ils ont tort, miss. Je crois que c’est une bonne femme, mais les messieurs ne cherchent que les regards des ladies.

— J’irai la voir, s’écria Caroline en se levant vivement, et, si elle m’invite à rester pour le thé, je resterai. C’est très-mal de négliger les gens parce qu’ils ne sont ni beaux ni jeunes ni gais. Et j’irai certainement voir aussi miss Mann. Elle peut n’être pas aimable ! Quelle vie a été la sienne ! »

Fanny aida miss Helstone à se débarrasser de son ouvrage, et l’assista ensuite dans sa toilette.

« Vous ne demeurerez pas vieille fille, vous, miss Caroline, lui dit-elle en laçant le corsage de sa robe de soie brune, après avoir lissé ses boucles soyeuses, douces et abondantes ; il n’y a chez vous aucun signe qui fasse présager la vieille fille. »

Caroline se regarda dans le petit miroir placé devant elle, et crut y remarquer des signes contraires. Elle vit qu’une grande altération s’était faite sur son visage depuis un mois ; que son teint avait pâli, que ses yeux, autour desquels se dessinait un cercle bistré, étaient mornes et abattus ; enfin, qu’elle n’était plus ni aussi jolie ni aussi fraîche qu’autrefois. Elle fit part de son impression à Fanny, dont elle ne put obtenir de réponse directe, mais seulement la remarque que de tels changements arrivaient quelquefois ; qu’à son âge ils ne signifiaient rien ; que bientôt sa figure reprendrait sa rondeur et serait plus grasse et plus rose que jamais. Après lui avoir donné cette assurance, Fanny montra un zèle singulier pour l’envelopper chaudement dans des châles et des fichus, jusqu’à ce que Caroline, presque écrasée sous le poids de ces objets, s’opposa à ce qu’il en fût ajouté d’autres.

Elle fit ses visites, d’abord à miss Mann, car c’était la plus difficile. Miss Mann n’était assurément pas une fort aimable personne. Jusqu’alors Caroline avait toujours ouvertement professé l’antipathie qu’elle lui inspirait, et plus d’une fois il lui était arrivé de se joindre à son cousin Robert pour rire de quelques-unes de ses singularités. Moore n’était pas ordinairement sarcastique, surtout envers plus humble et plus faible que lui ; mais il lui était arrivé une ou deux fois de se trouver présent lorsque miss Mann venait faire une visite à sa sœur, et, après avoir entendu sa conversation et examiné ses traits, il était sorti dans le jardin où sa petite cousine s’occupait à donner des soins à ses fleurs favorites, et s’était amusé à faire en riant une comparaison entre la belle, délicate et attrayante jeune fille et la vieille ridée, livide et repoussante. Une fois, en semblable occasion, Caroline, détournant les yeux de la plante grimpante qu’elle attachait à une tige, lui avait dit :

« Ah ! Robert, vous n’aimez pas les vieilles filles. Moi aussi je tomberais sous le fouet de vos sarcasmes, si jamais je restais vieille fille.

— Vous, vieille fille ! s’était-il écrié. Piquante idée, exprimée par des lèvres de cette couleur et de cette forme. Il me semble vous voir à quarante ans, simplement vêtue, pâle et fatiguée, mais conservant toujours ce nez droit, ce front blanc, ces doux yeux. Je suppose aussi que vous conserverez votre voix, qui a un autre timbre que le rude et caverneux organe de miss Mann. Ne craignez rien ; même à cinquante ans vous ne seriez point repoussante.

— Miss Mann ne s’est point faite elle-même ; ce n’est point elle qui a accordé le timbre de sa voix, Robert.

— La nature l’a formée dans le moment où elle créait ses bruyères et ses épines ; tandis que, pour la création de certaines femmes, elle a réservé les heures matinales de mai, lorsque, sous la rosée et les premiers rayons du jour, elle féconde les marguerites dans le gazon et les lis sous la mousse des bois. »

―――

Introduite dans le petit parloir de miss Mann, Caroline la trouva, comme toujours, environnée d’une élégance, d’une propreté, d’un confort parfait (après tout, n’est-ce pas une vertu chez les vieilles filles, que la solitude leur donne rarement des habitudes de négligence ou de désordre ?) ; aucune poussière sur son luisant ameublement, aucune sur les tapis ; des fleurs fraîches dans un vase sur la table, un feu brillant dans la grille du foyer. Elle était assise dans une chaise à coussins, et avait les mains occupées à un ouvrage de tricot ; c’était son travail favori, parce qu’il ne demandait que peu de mouvement. Elle se souleva à peine à l’arrivée de Caroline. Éviter le mouvement était un des buts de la vie de miss Mann. Depuis qu’elle était descendue le matin, elle s’efforçait d’arriver aux douceurs du far-niente, et elle venait d’atteindre un certain état de calme léthargique lorsque la visiteuse frappa à la porte, la fit tressaillir, et défit ainsi le travail de la journée. Elle fut donc médiocrement flattée de la visite de miss Helstone : elle l’accueillit avec froideur, lui dit d’un ton austère de prendre un siége, et, lorsque miss Helstone se fut assise en face d’elle, elle la regarda fixement.

Ce n’était pas chose ordinaire que d’être regardé fixement par l’œil de miss Mann. Robert Moore l’avait éprouvé une fois, et n’avait jamais oublié cette circonstance.

Il ne pensait pas que la tête de Méduse eût autrefois rien produit de pareil. Il doutait même quelquefois si, depuis ce châtiment, sa chair était bien ce qu’elle était auparavant, s’il n’y avait pas quelque chose de pétrifié dans son organisme. Ce regard avait eu sur lui un effet tel, qu’il s’était précipité hors de l’appartement et de la maison, et était allé droit à la rectorerie, où il s’était présenté devant Caroline avec une figure singulière, et l’avait étonnée en lui demandant un baiser sur-le-champ, pour détruire l’influence malfaisante du regard fatal.

Assurément miss Mann avait un œil formidable pour une femme : il était à fleur de tête, on n’en voyait presque que le blanc, et il paraissait presque aussi fixe, aussi immobile que si c’eût été une balle d’acier incrustée dans l’orbite ; et lorsque, en fixant sur vous cet œil, elle se mettait à parler d’un ton inintelligible et monotone, sans vibration ni inflexion, vous eussiez dit le fantôme de quelque mauvais esprit. Mais tout cela n’était qu’un jeu de l’imagination. La laideur rébarbative de miss Mann laissait à peine une impression plus profonde que la suavité angélique de certaines beautés. C’était une femme consciencieuse et parfaitement honnête, après tout, qui avait accompli dans le cours de sa vie des devoirs qui eussent effrayé plus d’une de ces péris humaines aux yeux de gazelle, aux tresses soyeuses, à la voix argentine : elle avait traverse de longues scènes de douleur, professant la plus sévère abnégation, sacrifiant largement son temps, son argent, sa santé, à ceux qui ne l’avaient payée que d’ingratitude ; et maintenant son principal, son seul défaut, c’était la médisance.

Médisante, elle l’était assurément. Caroline n’était pas là depuis cinq minutes, que son hôtesse, qui la tenait encore sous l’influence de son redoutable regard de Gorgone, se mit à écorcher vives certaines familles du voisinage. Elle s’acquittait de cette tâche d’une façon singulièrement froide et délibérée, comme un chirurgien promenant le scalpel sur un cadavre ; elle faisait peu de distinctions ; rarement elle convenait que quelqu’un pût être bon. Elle disséquait impartialement à peu près toutes ses connaissances. Si Caroline s’aventurait de temps à autre à glisser un mot palliatif, elle le réfutait avec un calme dédain. Néanmoins, si impitoyable qu’elle fût dans son autopsie morale, elle ne cherchait pas à propager la médisance : jamais elle ne faisait de méchants et dangereux rapports à dessein de nuire : ce n’était point tant son cœur que son tempérament qui était à blâmer.

Caroline fit ce jour-là cette découverte pour la première fois, et regrettant les injustes jugements qu’elle avait plus d’une fois portés sur la chagrine vieille fille, elle se mit à lui parler avec douceur, non-seulement avec des mots, mais avec une voix sympathique. La tristesse de sa condition impressionna la jeune fille d’une façon nouvelle ; il en fut de même du caractère de sa laideur, la pâleur d’une morte et des traits profondément usés. Caroline plaignit la pauvre affligée ; ses regards reflétèrent ses sentiments : un charmant visage n’est jamais plus doux que lorsque l’âme émue l’anime d’une tendre compassion. Miss Mann, voyant cette émotion, fut touchée à son tour : reconnaissante de l’intérêt si inattendu qui lui était montré, à elle qui ne rencontrait que la froideur et la moquerie, elle y répondit franchement. Elle n’était pas habituellement communicative sur ses affaires privées, parce que personne ne se souciait de l’entendre ; mais elle le devint ce jour-là, et sa confidente répandit des larmes en l’écoutant. Elle parla de cruelles, lentes et opiniâtres souffrances. Ce n’était pas sans raison qu’elle ressemblait à un cadavre, que son visage triste n’était jamais égayé par un sourire ; qu’elle recherchait tous les moyens d’éviter l’excitation, d’obtenir et de conserver le calme. Caroline, lorsqu’elle sut tout, reconnut que miss Mann devait plutôt être admirée pour sa force d’âme que blâmée pour son caractère morose. Lecteur, lorsque vous voyez un visage dont vous ne pouvez vous expliquer l’expression sombre et morne, et sur lequel s’étend un nuage perpétuel qui vous exaspère parce que vous n’en connaissez point la cause, soyez sûr qu’il y a un cancer quelque part, et un cancer qui, pour être caché, n’en est pas moins profondément corrosif.

Miss Mann sentit qu’elle était partiellement comprise, et elle voulut l’être entièrement : car, quelque disgraciés de la nature, vieux, humbles et affligés que nous puissions être, tant que nos cœurs conservent la plus faible étincelle de vie, ils conservent aussi, vacillant auprès de ce pâle foyer, un insatiable et ardent besoin de s’épancher et de s’attirer l’affection. À ce spectre exténué, peut-être une miette n’est-elle pas jetée une fois par an ; mais lorsqu’il est près d’expirer de faim et de soif, lorsque toute l’humanité a oublié l’hôte mourant de la maison en ruine, la Miséricorde divine se souvient de l’affligé, et une pluie de manne tombe sur ces lèvres qui ne recevront plus de nourriture terrestre. Les promesses bibliques, dédaignées pendant la santé, reviennent se faire entendre au chevet du malade ; on sent qu’un Dieu miséricordieux veille avec sollicitude sur ce que le genre humain a abandonné ; on se souvient de la tendre compassion de Jésus, et l’on s’y réfugie ; l’œil qui va s’éteindre, regardant au delà du temps, aperçoit une demeure, un ami, un refuge dans l’éternité.

Miss Mann, encouragée par la vive attention de Caroline, entra dans les détails de sa vie passée. Elle parla comme parle la vérité, simplement et avec une certaine réserve, sans vanité, sans exagération. Caroline trouva que cette vieille fille avait été une fille et une sœur des plus dévouées, la plus infatigable gardienne au chevet des moribonds ; qu’à ces soins continuels et prolongés auprès des malades elle devait la maladie qui empoisonnait en ce moment sa vie ; qu’elle avait été le soutien et l’appui d’un parent tombé par sa propre faute dans la plus affreuse dégradation, et qu’elle seule le préservait en ce moment du plus complet abandon. Miss Helstone demeura toute la journée, négligeant les autres visites qu’elle avait projetées : et lorsqu’elle quitta miss Mann, ce fut avec la résolution de tout faire à l’avenir pour excuser ses défauts, de ne jamais rire de sa singularité ou de sa laideur ; et, par-dessus tout, de ne point la négliger, de venir la voir une fois par semaine, et de lui offrir du fond du cœur l’hommage de son affection ou de son respect : elle sentait enfin qu’elle pouvait lui accorder le tribut de ces deux sentiments.

Caroline, à son retour, apprit à Fanny qu’elle était très-contente de sa sortie et que cette visite lui avait fait du bien. Le lendemain, elle ne manqua pas de rendre visite à miss Ainley. Cette dernière était dans une position moins aisée que miss Mann, et sa demeure était plus modeste ; elle était cependant, si c’est possible, plus propre encore, bien que la noble vieille dame, ne pouvant se permettre le luxe d’une domestique, fit elle-même son ménage, avec l’aide accidentelle d’une jeune fille qui demeurait dans un cottage voisin.

Non-seulement miss Ainley était plus pauvre, mais elle était même plus disgraciée de la nature que l’autre vieille fille. Dans sa jeunesse, elle avait dû étre laide ; en ce moment, à cinquante ans, elle était très-laide. À première vue, il fallait être dans une toute particulière disposition d’esprit pour ne pas la trouver repoussante. Elle était affectée dans ses vêtements et dans ses manières ; son air, sa parole, sa démarche, étaient tout à fait d’une vieille fille.

L’accueil qu’elle fit à Caroline fut cérémonieux, même dans son amabilité, car il était aimable ; mais miss Helstone excusa cela. Elle savait quelque chose de la bienfaisance du cœur qui battait sous ce fichu empesé ; tout le voisinage, au moins toute la partie féminine du voisinage, en savait aussi quelque chose. Nul ne parlait mal de miss Ainley, à l’exception des jeunes gens légers et des vieux inconsidérés qui la déclaraient hideuse.

Caroline fut bientôt à son aise dans ce petit parloir ; une main empressée la débarrassa de son châle et de son chapeau, et l’installa auprès du feu dans le siège le plus confortable. La jeune et la vieille filles furent bientôt engagées dans une aimable conversation, et Caroline ne tarda pas à éprouver le pouvoir que peut exercer une âme sereine, dévouée et bienveillante, sur tout ce qui l’approche. Miss Ainley ne parlait jamais d’elle-même, toujours des autres. Elle ne s’occupait point de leurs défauts ; son thème favori était leurs besoins, auxquels elle cherchait à subvenir, leurs souffrances, qu’elle désirait alléger. Elle était vraiment religieuse, ce que quelques-uns appelleraient une sainte, et, en parlant de la religion, elle se servait souvent de certaines phrases consacrées, phrases dans lesquelles ceux qui ne possèdent que la faculté de remarquer le ridicule, et non d’apprécier et de juger un caractère, eussent assurément trouvé un sujet de satire, matière à rire et à plaisanter. Ils se seraient cependant grossièrement trompés. La sincérité n’est jamais ridicule, elle est toujours respectable ; les cœurs vraiment religieux, qu’ils parlent ou non un langage éloquent et choisi, doivent toujours être écoutés avec respect. Que ceux donc qui ne peuvent avec certitude discerner la différence qui existe entre le ton de l’hypocrisie et celui de la sincérité se montrent réservés dans leurs moqueries, de peur d’avoir le malheur de rire à tort, et de commettre une impiété lorsqu’ils ne songent qu’à faire briller leur esprit.

Ce n’est point de la propre bouche de miss Ainley que Caroline avait appris les bonnes œuvres de la vieille fille, et cependant elle les connaissait bien. Sa bienfaisance était le sujet familier de la conversation des pauvres de Briarfield. Ces bonnes œuvres n’étaient pas des aumônes : la vieille fille était trop pauvre pour donner beaucoup, quoiqu’elle se refusât le nécessaire afin de contribuer de son obole lorsqu’il en était besoin ; c’étaient les œuvres de la sœur de charité, bien plus difficiles à accomplir que celles de dame Bienfaisance. Elle eût veillé au lit de n’importe quel malade. Rien ne semblait la rebuter ; elle eût soigné les plus pauvres, et ceux que nulle autre qu’elle n’eût voulu approcher ; elle était, dans toutes les circonstances, sereine, humble, bienveillante et d’une humeur égale.

De cette bonté elle ne tirait pas grande récompense en cette vie. Beaucoup de pauvres s’étaient tellement accoutumés à recevoir ses services, qu’ils songeaient à peine à l’en remercier. Les riches entendaient parler d’elle avec étonnement ; mais un sentiment de honte, produit par la différence qu’ils remarquaient entre ses sacrifices et les leurs, leur faisait garder le silence. Beaucoup de dames, cependant, avaient pour elle une vénération profonde, dont elles ne pouvaient se défendre ; un gentleman, un seul, lui avait donné son amitié et toute sa confiance : c’était M. Hall, le curé de Nunnely. Il disait, et avec justice, que sa vie approchait plus de celle du Christ que celle d’aucun être humain dont il eût connaissance. N’allez pas croire, lecteur, qu’en esquissant le caractère de miss Ainley je fais un portrait d’imagination ; non, je prends les originaux de semblables portraits dans la vie réelle.

Miss Helstone étudia bien l’esprit et le cœur qui venaient de se révéler à elle. Elle ne trouva pas une grande intelligence, à admirer : la vieille fille n’avait que de la sensibilité ; mais elle découvrit en miss Ainley tant de bonté, de douceur, de patience, de franchise, de désir d’être utile, qu’elle inclina respectueusement sa propre intelligence devant celle de la vieille fille. Qu’étaient son amour de la nature, son sentiment du beau, ses plus diverses et ses plus ferventes émotions, sa plus profonde faculté de penser et de comprendre, comparés aux vertus pratiques de cette bonne femme ? Pour un moment, ces avantages lui parurent n’être que les belles formes de l’égoïsme, et elle les foula mentalement aux pieds.

Elle sentait, il est vrai, avec peine que la vie qui avait fait miss Ainley heureuse ne pouvait lui donner le bonheur : toute pure et tout active que fût cette existence, elle lui paraissait profondément triste, parce qu’elle était si dépourvue d’amour, selon elle, si abandonnée ! Cependant elle réfléchit sans doute qu’il ne fallait que l’habitude pour la rendre possible et même agréable à qui que ce fût. Elle comprit qu’il était méprisable de dépérir sentimentalement, de caresser de secrètes douleurs, de vains souvenirs ; de rester dans l’inertie, de perdre sa jeunesse dans une douloureuse langueur, et de vieillir sans rien faire.

« Je veux me mettre en mouvement et essayer d’être sage, si je ne peux devenir bonne, » fut sa résolution.

Elle demanda alors à miss Ainley si elle pouvait l’aider en quelque chose dans ses œuvres de bienfaisance. Miss Ainley lui dit qu’elle le pouvait, et lui indiqua, quelques pauvres familles de Briarfield qu’il serait bon qu’elle visitât ; elle lui donna également, sur sa demande, quelques travaux à faire pour certaines femmes pauvres qui avaient de nombreux enfants et qui étaient inhabiles aux travaux d’aiguille.

Caroline retourna à la rectorerie, traça ses plans et prit la résolution de n’en pas dévier. Elle consacra une partie de son temps à ses diverses études, et l’autre partie aux travaux que lui pourrait demander miss Ainley ; le reste devait être donné à l’exercice : aucun moment n’était laissé aux pensées fiévreuses qui avaient empoisonné la soirée du dimanche précédent.

Il faut lui rendre cette justice, qu’elle mit à exécution ses plans consciencieusement et avec persévérance. Ce fut un dur labeur tout d’abord, ce fut un dur labeur jusqu’à la fin ; mais il l’aida à combattre et à vaincre sa douleur, il la tint occupée, l’empêcha de songer au passé, et des éclairs de satisfaction vinrent illuminer sa vie monotone, lorsqu’elle avait la conscience d’avoir fait du bien, d’avoir causé du plaisir ou adouci des souffrances.

Cependant je dois dire La vérité : ces efforts ne lui donnèrent ni la santé du corps ni la continuelle paix de l’âme ; elle dépérit, elle devint de jour en jour plus triste et plus pâle ; le nom de Moore ne pouvait sortir de sa mémoire : une élégie du passé résonnait constamment à son oreille ; un cri intérieur se faisait sans cesse entendre en elle. Le poids d’une âme brisée et de facultés souffrantes et paralysées écrasa sa vive et alerte jeunesse. L’hiver sembla envahir son printemps : les trésors de son intelligence s’engourdirent peu à peu dans une glaciale et aride stagnation.




CHAPITRE X.

Fieldhead.


Caroline refusa néanmoins de succomber. Elle possédait une grande force native dans son cœur de jeune fille, et elle usa de cette force. Hommes et femmes ne combattent jamais plus rudement que lorsqu’ils combattent seuls, sans témoins, sans conseillers, sans confidents, n’ayant personne pour les encourager, leur donner des avis et les plaindre.

Miss Helstone était dans cette position. Ses souffrances étaient son seul aiguillon : et, comme elles étaient réelles et aiguës, elles excitèrent âprement son courage. Résolue à demeurer victorieuse d’une douleur mortelle, elle fit tout ce qu’elle put pour l’étouffer. Jamais elle n’avait été si affairée, si studieuse et surtout si active. Elle sortait par tous les temps, et faisait de longues promenades dans les lieux les plus solitaires. Chaque jour elle rentrait le soir, pâle, et cependant ne semblait pas fatiguée : car, aussitôt qu’elle s’était débarrassée de son chapeau et de son châle, au lieu de se reposer, elle se mettait à parcourir son appartement ; quelquefois elle s’asseyait, lorsqu’elle était réellement sur le point de s’évanouir. Elle disait qu’elle agissait ainsi dans le but de se bien fatiguer afin de mieux dormir. Mais si tel était son dessein, elle était loin de l’atteindre : car pendant la nuit, lorsque tout le monde dormait, elle s’agitait sur son oreiller ou demeurait assise dans l’obscurité sur le pied de sa couche, oubliant en apparence la nécessité du sommeil. Souvent, la malheureuse enfant ! elle se mettait à pleurer sous l’étreinte d’un intolérable désespoir qui, en s’emparant d’elle, anéantissait sa force et la réduisait à la faiblesse d’un enfant.

Dans cet état de prostration, les tentations l’assiégeaient : elle entendait dans son cœur abattu les suggestions de la faiblesse, qui lui conseillait d’écrire à Robert pour lui dire qu’elle était malheureuse, parce qu’on lui défendait de le voir ainsi que sa cousine Hortense ; qu’elle craignait qu’il ne lui retirât son amitié (non son amour), et qu’il ne l’oubliât entièrement, et pour le prier de se souvenir d’elle et de lui écrire quelquefois. Elle écrivit même une ou deux lettres de ce genre, mais elle ne les envoya pas : la honte et son bon sens s’y opposèrent.

Enfin la vie qu’elle menait atteignit le point où il semblait qu’elle ne dût plus pouvoir la supporter, et qu’elle dût chercher et trouver un changement, de quelque manière que ce fût, sous peine de voir son cœur et sa tête défaillir sous le poids qui les écrasait. Elle désirait quitter Briarfield et se réfugier dans quelque lieu éloigné. Elle désirait ardemment aussi autre chose : le profond, secret et irrésistible besoin de découvrir et de connaître sa mère l’envahissait chaque jour davantage ; mais ce désir était accompagné d’un doute, d’une crainte. Si elle la connaissait, pourrait-elle l’aimer ? Cette crainte, cette appréhension, n’étaient pas sans cause ; jamais dans sa vie elle n’avait entendu louer sa mère : tous ceux à qui il arrivait d’en parler le faisaient froidement. Son oncle semblait regarder sa belle-sœur avec une sorte de tacite antipathie ; une vieille domestique qui avait demeuré avec mistress James Helstone, quelque temps après son mariage, toutes les fois qu’elle parlait de son ancienne maîtresse, le faisait avec une glaciale réserve : quelquefois elle l’appelait originale, d’autres fois elle disait qu’elle ne l’avait jamais comprise. Ces expressions étaient de la glace sur le cœur de la jeune fille ; elles lui suggéraient cette conclusion, qu’il valait mieux peut-être ne jamais connaître cette mère que de la connaître et de ne pouvoir l’aimer.

Mais un seul projet se présentait à son esprit, dont l’exécution semblait devoir lui apporter un espoir de soulagement : c’était de se créer une position, de se faire gouvernante ; elle était incapable de faire autre chose. Un petit incident lui fournit l’occasion de faire connaître ce projet à son oncle.

Ses longues et tardives promenades avaient toujours lieu, nous l’avons dit, en des lieux solitaires ; mais, de quelque côté qu’elle dirigeât ses pas, soit vers la lisière aride du marais de Stilbro’, soit vers les riantes prairies de Nunnely, au retour son chemin la ramenait toujours auprès de Hollow. Elle descendait rarement au fond de la vallée, mais elle apparaissait sur la hauteur aussi régulièrement que les étoiles se levaient sur la montagne. Le lieu où elle se reposait était un certain passage sous une vieille épine : de là elle pouvait découvrir le cottage, la fabrique, le jardin, l’écluse calme et tranquille ; de là elle découvrait la fenêtre bien connue du comptoir, derrière les vitres de laquelle étincelait, à heure fixe, la brillante lueur d’une lampe également connue. Son but était de guetter l’apparition de cette lumière ; sa récompense de l’apercevoir, tantôt étincelant dans l’air pur, tantôt vacillant à travers le brouillard, d’autres fois brillant au milieu des lignes obliques de la pluie, car elle venait en tout temps.

Il y avait des nuits où la lumière ne se montrait pas : elle savait alors que Robert était absent, et elle s’en allait plus triste ; tandis que l’apparition de cette lumière la rendait joyeuse, comme si elle voyait en elle la promesse de quelque vague espérance. Si, pendant qu’elle regardait, une ombre se penchait entre la lampe et la fenêtre, son cœur bondissait ; cette éclipse, c’était Robert qui la produisait. Elle l’avait vu. Elle s’en retournait alors à la maison, consolée, emportant dans son imagination une idée plus précise de son bien-aimé, un souvenir plus distinct de sa voix, de son sourire, de son maintien. Puis, à ces impressions ne tardait pas de se joindre la douce persuasion que, si elle pouvait arriver jusqu’à lui, Robert ne pourrait que se réjouir de sa présence ; qu’en ce moment, il serait peut-être tout disposé à lui tendre la main, à l’attirer vers lui, à la placer à son côté, sous sa protection, comme autrefois. La nuit suivante, quoiqu’elle pleurât comme de coutume, il lui semblait que ses larmes étaient moins brûlantes ; l’oreiller sur lequel coulaient ces larmes lui paraissait plus doux ; la tête qui reposait sur cet oreiller souffrait moins.

Le plus court chemin de Hollow à la rectorerie passait à côté d’une certaine demeure, la même que celle sous les murs solitaires de laquelle Malone avait passé un soir, ainsi que nous l’avons mentionné au second chapitre de ce livre ; la vieille résidence inoccupée appelée Fieldhead. Depuis dix ans, elle n’avait pas été habitée par son propriétaire, mais ce n’était point pour cela une ruine : M. Yorke avait eu soin de la faire entretenir en bon état, et un vieux jardinier avec sa femme s’y étaient installés, entretenant les terres et conservant la maison en bon état.

Si Fieldhead n’avait pas de grands mérites comme construction, on pouvait tout au moins l’appeler pittoresque ; son architecture irrégulière, la couleur grise et sombre que le temps lui avait communiquée, lui donnaient des droits à cette épithète. Les vieilles fenêtres grillées, le porche de pierre, les murs, le toit, les cheminées, eussent fait le sujet d’un riche dessin au crayon et à la sépia. Les arbres situés derrière le bâtiment étaient beaux et vigoureux ; le cèdre qui occupait le centre de la pelouse sur le devant était grand, et les urnes de granit qui couronnaient les murs du jardin, l’arcade ciselée de la porte d’entrée, étaient de nature à réjouir la vue d’un artiste.

Par une douce soirée de mai, Caroline passait auprès de cette demeure au moment où la lune allait paraître à l’horizon ; quoique fatiguée, elle était peu disposée à rentrer si tôt au presbytère, où l’attendaient une couche d’épines et une nuit de tristesse : elle s’assit sur la verte pelouse, près de la porte d’entrée, et laissa errer ses regards vers le cèdre et le manoir. La nuit était calme, une douce rosée tombait d’un ciel pur et sans nuage ; les pignons tournés vers le couchant réfléchissaient l’horizon clair et couleur d’ambre ; les chênes situés derrière étaient noirs, le cèdre plus noir encore ; à travers ses rameaux touffus, une éclaircie permettait d’apercevoir un point du ciel d’un bleu sombre : cette éclaircie était alors remplie par la lune, qui de dessous cette sombre voûte répandait sur Caroline ses rayons doux et solennels.

Elle trouvait cette nuit et cette perspective d’une tristesse charmante. Elle désirait pouvoir être heureuse ; elle soupirait après la paix intérieure ; elle se demandait pourquoi la Providence n’avait pas eu pitié d’elle et ne venait pas l’aider et la consoler. Les souvenirs des heureuses rencontres d’amants célébrées dans les ballades revinrent à son esprit. Elle pensa qu’une rencontre dans une telle scène serait bien heureuse. Où était alors Robert ? se demanda-t-elle. Il n’était pas à Hollow : elle avait longtemps attendu sa lampe, elle ne l’avait pas vue. Elle se demanda si Moore et elle étaient destinés à se rencontrer et à se parler encore. Soudain la porte du porche s’ouvrit, et deux hommes sortirent : l’un était âgé et avait des cheveux blancs ; l’autre était jeune, grand, et avait des cheveux noirs. Ils traversèrent la pelouse, puis sortirent par la porte du jardin. Caroline les vit traverser la route, franchir la haie et descendre les champs, puis disparaître. Robert Moore venait de passer devant elle avec son ami M. Yorke ; ni l’un ni l’autre ne l’avait aperçue.

L’apparition avait été rapide ; elle avait à peine eu le temps de la voir ; mais une étincelle électrique avait laissé le feu dans ses veines, la rébellion dans son âme. Cette apparition l’avait trouvée désespérant, elle la laissa désespérée, deux états différents. « Oh ! s’il avait été seul ! s’il m’avait seulement aperçue ! s’écria-t-elle ; il m’eût dit quelque chose, il m’eût tendu la main. Il m’aime, il doit m’aimer un peu ; il m’eût montré quelque signe de son affection : dans ses yeux, sur ses lèvres, j’eusse pu lire la consolation ; mais j’ai perdu cette dernière chance. Le vent, l’ombre du nuage ne passent pas plus silencieusement que lui. J’ai été frustrée dans mon attente, et le ciel est cruel ! »

Elle rentra à la rectorerie dans un abattement profond.

Le lendemain matin, à déjeuner, pâle comme quelqu’un qui a vu un fantôme, elle s’adressa à M. Helstone :

« Auriez-vous quelque objection, mon oncle, à me voir chercher un emploi dans une famille ? »

Son oncle, ignorant ce qu’elle avait souffert et ce qu’elle souffrait encore, en pouvait à peine croire ses oreilles.

« Quel caprice, maintenant ? demanda-t-il. Avez-vous perdu la raison ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne suis pas bien, j’ai besoin de changement, » dit-elle.

Il l’examina et vit qu’elle avait déjà subi un profond changement. Sans qu’il s’en aperçût, la rose avait fait place à la pâle boule-de-neige ; la fraîcheur s’était évanouie, l’embonpoint avait disparu : elle était là devant lui, languissante, sans couleurs, exténuée. Sans la douce expression de ses yeux bruns, sans la délicatesse des lignes de son visage et la luxuriante abondance de sa chevelure, elle n’aurait pu prétendre plus longtemps à être jolie.

« Mais qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il. Que souffrez-vous ? »

Elle ne répondit rien ; mais ses yeux se remplirent de larmes, ses lèvres pâles tremblèrent.

« Chercher un emploi ! Mais quel est l’emploi qui vous convient ? Qu’avez-vous donc ? vous paraissez malade.

— Le changement d’air me ferait du bien.

— Ces femmes sont incompréhensibles. Elles ont la plus étrange habileté pour vous causer les plus désagréables surprises. Aujourd’hui vous les voyez bondir, gaies, rouges comme des cerises et rondes comme des pommes ; demain elles se montrent flétries comme des herbes mortes, blanchies et abattues. Et la raison de tout cela ? Voilà l’embarras. Elle a ses repas réglés, sa liberté, une bonne maison et de bons vêtements comme d’habitude ; tout récemment encore, cela suffisait pour la conserver belle et joyeuse, et la voilà maintenant, la pauvre enfant, pâle et malingre à faire pitié. Que faire ? Je ferais peut-être bien de consulter un homme de l’art. Voulez-vous que j’envoie chercher un médecin, enfant ?

— Non, mon oncle, je n’en ai pas besoin ; un médecin n’y ferait rien. J’ai besoin de changer d’air et de scène.

— Eh bien, si c’est là un caprice, il sera satisfait. Vous irez prendre les eaux : je ne regarde pas à la dépense. Fanny vous accompagnera.

— Mais, mon oncle, un jour ou un autre, il faudra bien que je fasse quelque chose. Je n’ai pas de fortune ; il vaut mieux que je commence maintenant.

— Tant que je vivrai, vous ne serez pas gouvernante, Caroline. Je ne veux pas qu’il soit dit que ma nièce est réduite à cette position.

— Mais plus on attend pour un changement de cette sorte, mon oncle, plus difficile et plus pénible il est. Il vaut mieux que je m’accoutume au joug, avant que des habitudes de liberté et d’indépendance se soient formées.

— Je vous prie de ne plus me tourmenter, Caroline. J’ai l’intention de pourvoir à votre avenir. J’ai toujours eu cette intention. Je vous achèterai une annuité. Grâce à Dieu, je n’ai que cinquante-cinq ans ; ma santé et ma constitution sont excellentes ; j’ai tout le temps nécessaire pour économiser et prendre mes mesures. Ne vous inquiétez donc pas de l’avenir. Est-ce que c’est ce qui vous chagrine ?

— Non, mon oncle, mais je désire un changement. »

Il se mit à rire.

« Voilà enfin la femme qui parle, s’écria-t-il, la vraie femme. Un changement ! un changement ! Toujours fantasque et capricieuse ! C’est de son sexe !

— Mais ce n’est ni fantaisie ni caprice, mon oncle.

— Qu’est-ce donc alors ?

— La nécessité, je crois. Je me sens plus faible qu’autrefois. Il me semble que je devrais être plus occupée.

— Admirable ! elle se sent faible, et par conséquent elle doit s’assujettir à un rude travail. C’est clair comme le jour, dirait Moore ; que Dieu le confonde ! Vous irez à Cliff-Bridge, et voilà deux guinées pour acheter une nouvelle robe. Allons, Gary, ne craignez rien ; nous trouverons le baume de Gilead.

— Mon oncle, je voudrais que vous fussiez moins généreux et plus…

— Plus quoi ? »

Sympathique était le mot prêt à sortir des lèvres de Caroline ; mais elle ne le prononça pas ; elle se contraignit : son oncle eût bien ri si une semblable niaiserie lui était échappée. Voyant qu’elle gardait le silence, il dit :

« Le fait est que vous ne savez pas précisément ce que vous désirez.

— Seulement être gouvernante.

— Peuh ! absurdité ! Je ne veux plus entendre parler de cela. C’est une fantaisie par trop féminine. Mon déjeuner est fini ; veuillez sonner ; chassez toutes ces lubies de votre tête ; sortez et amusez-vous.

— Avec quoi ? avec ma poupée ? » se demanda Caroline en quittant la salle à manger.

Une semaine ou deux se passèrent. Sa santé mentale et sa santé corporelle n’allèrent ni mieux ni plus mal. Elle était positivement à ce moment où, si sa constitution avait contenu des germes de consomption ou de fièvre lente, ces germes se fussent rapidement développés et l’eussent promptement tirée de ce monde. On ne meurt pas d’amour ou de chagrin seulement, bien que quelques personnes meurent de maladies auxquelles les tortures de ces passions ajoutent une action plus destructive. Les êtres doués d’une nature saine supportent ces tortures. Ils sont ébranlés, brisés ; leur beauté et leur fraîcheur périssent, mais la vie demeure intacte. Ils arrivent à un certain point de dépérissement ; ils sont réduits à la pâleur, à la débilité, à l’émaciation. On croit, en voyant leur démarche languissante, qu’ils ne tarderont pas à être couchés sur le lit de douleur pour ne s’en plus relever. Il n’en est pas ainsi : ils vivent ; et, quoiqu’ils ne puissent retrouver la jeunesse et la gaieté, ils peuvent reprendre la force et la sérénité. La fleur que la gelée de mars pince, mais ne détruit pas entièrement, peut survivre pour produire une pomme flétrie, à une époque avancée de l’automne : ayant bravé les dernières gelées du printemps, elle peut braver les premières gelées de l’hiver.

Chacun remarquait le changement qui s’était opéré en miss Helstone, et beaucoup disaient qu’elle allait mourir. Elle ne pensa jamais ainsi ; elle ne se sentait point en danger de mort.

Elle n’avait ni douleur physique ni maladie. Son appétit était diminué ; elle en savait la raison : elle pleurait tant pendant la nuit ! Sa force était diminuée ; elle pouvait se rendre compte de cela : son sommeil était rare et difficile, ses songes étaient désespérants et malheureux. Elle paraissait cependant prévoir un temps où ce passage de misère serait franchi, et où elle pourrait de nouveau retrouver le calme, sinon le bonheur.

Cependant son oncle la pressait d’aller en visite, d’accepter les fréquentes invitations de leurs connaissances. Elle s’y refusait : elle ne pouvait se montrer gaie en compagnie ; elle sentait qu’elle était observée avec plus de curiosité que de sympathie. Les vieilles ladies lui donnaient sans cesse des conseils, lui recommandant telle ou telle drogue ; les jeunes la regardaient avec une expression dont elle comprenait le sens et dont elle avait horreur. Leurs yeux exprimaient la conviction qu’elle avait été désappointée (c’est le mot consacré) ; par qui ? elles n’en savaient rien.

Les vulgaires jeunes ladies peuvent être aussi dures que les vulgaires gentlemen, aussi mondaines, aussi égoïstes. Ceux qui souffrent les devraient toujours éviter ; elles méprisent le chagrin et le malheur ; elles semblent les regarder comme le lot que Dieu a réservé aux humbles. Pour elles, l’amour consiste à organiser ses plans de façon à arriver à un bon mariage ; être désappointée, c’est voir ses plans percés à jour et échouer. Elles jugent les sentiments et les projets des autres sur l’amour d’après les leurs, et les jugent sans pitié.

Caroline savait tout cela, partie par instinct, partie par observation ; elle régla sa conduite d’après cette connaissance, se tenant à l’écart le plus possible. Vivant ainsi dans une complète retraite, elle cessa d’apprendre ce qui se passait dans le voisinage.

Un matin, son oncle entra dans, le petit parloir où elle essayait de trouver quelque plaisir en peignant un petit groupe de fleurs sauvages cueillies sous une haie en haut de la colline de Hollow, et lui dit de son ton brusque :

« Allons, enfant, vous êtes toujours là courbée sur une palette, sur un livre, ou sur un patron. Ne vous arrive-t-il pas quelquefois de mettre votre pinceau entre vos lèvres lorsque vous peignez ?

— Quelquefois, mon oncle, quand je m’oublie.

— Alors, voilà ce qui vous empoisonne. Les couleurs sont délétères, mon enfant : voilà du blanc de plomb, du rouge de plomb, du vert-de-gris, de la gomme-gutte, et vingt autres poisons dans ces petits pains de couleur. Enfermez cela ! enfermez cela ! Mettez votre chapeau : je désire que vous veniez avec moi faire une visite.

— Avec vous, mon oncle ? »

Cette question fut faite du ton de la surprise ; Caroline n’était point habituée à aller en visite avec son oncle. En aucune occasion on ne l’avait vue l’accompagner ni dans ses excursions ni à la promenade.

« Vite ! vite ! je suis pressé, vous le savez ; je n’ai pas de temps à perdre. »

Elle rangea à la hâte pinceaux et couleurs, en demandant où ils devaient aller.

« À Fieldhead.

— À Fieldhead ! quoi ! pour voir le vieux James Booth, le jardinier ? Est-ce qu’il est malade ?

— Nous allons rendre visite à miss Shirley Keeldar.

— Miss Keeldar ! Est-ce qu’elle est de retour dans le Yorkshire ! Est-ce qu’elle est à Fieldhead ?

— Oui, elle y est depuis huit jours. Je l’ai rencontrée hier soir dans une réunion, cette réunion où vous avez refusé d’aller ; j’ai été enchanté de sa société ; je désire que vous fassiez sa connaissance ; cela vous distraira.

— Elle est maintenant majeure, je pense ?

— Elle a atteint sa majorité et doit résider pendant quelque temps dans son domaine. Je lui ai donné des avis là-dessus ; je lui ai tracé son devoir : elle n’est pas intraitable. C’est une belle et élégante personne ; vous apprendrez auprès d’elle ce que c’est qu’un esprit vif, étincelant et vigoureux.

— Je ne sais si elle sera flattée de me voir, et que je lui sois présentée. Quel intérêt peut-elle prendre à moi ?

— Peuh ! mettez votre chapeau.

— Est-elle fière, mon oncle ?

— Je n’en sais rien. Vous n’allez pas croire qu’elle m’aurait fait voir sa fierté, je suppose. Une enfant, quelque riche qu’elle fût, qui oserait se donner des airs de fierté avec le recteur de sa paroisse ! vous ne pouvez penser cela.

— Non ; mais comment est-elle avec les autres personnes ?

— Je n’y ai fait aucune attention. Elle porte la tête haute et probablement sait prendre des airs d’arrogance quand elle l’ose ; autrement, elle ne serait pas femme. Allons, finissez-en donc avec votre chapeau. »

Naturellement timide, la perte de ses forces physiques et la dépression de ses esprits n’étaient pas de nature à donner à Caroline le courage de paraître devant des étrangers, ni à accroître sa présence d’esprit et son aisance de manières ; aussi, en dépit des remontrances de son oncle, tremblait-elle en traversant à côté de lui l’avenue large et pavée qui conduisait de l’entrée extérieure au porche de Fieldhead. Elle suivit avec répugnance M. Helstone, à travers ce porche, dans le vieux et sombre vestibule qui suivait.

Très-sombre en effet était ce vestibule, long, vaste et obscur ; une fenêtre grillée y laissait à peine pénétrer un jour douteux. Dans la vieille et large cheminée, le feu, inutile en cette saison, était remplacé par un amas de branches de saule. De la galerie on n’apercevait que les contours, tant ce vestibule allait s’obscurcissant vers le plafond. Des têtes de cerf sculptées, surmontées d’andouillers réels, se détachaient grotesquement sur les murs. Ce n’était là ni une grande ni une bien confortable résidence ; à l’intérieur comme à l’extérieur, elle était antique, irrégulière et incommode. Une propriété d’un revenu de mille livres sterling par an y était attachée, propriété qui était descendue, faute d’héritiers mâles, sur la tête d’une femme. Il y avait dans ce district des familles de commerçants qui se vantaient de posséder deux fois ce revenu ; mais les Keeldar, en vertu de leur ancienneté et de leur titre de seigneurs du manoir, avaient le pas sur toutes.

M. et miss Helstone furent introduits dans le parloir ; nécessairement, ainsi qu’il convenait à une vieille et gothique baraque comme Fieldhead, ce parloir avait des boiseries en chêne. Les beaux, sombres et luisants panneaux qui couvraient les murs, ne manquaient pas d’une certaine grandeur sévère. Ces panneaux bruns et luisants sont très-beaux, lecteur ; ils produisent un effet des plus harmonieux : mais si vous saviez au prix de quel labeur inhumain et exécrable cet effet est obtenu ! Quiconque, ayant des entrailles humaines, a vu les domestiques frotter à la cire ces murs polis pendant une chaude journée d’été, applaudira comme moi le bienfaisant barbare qui a décoré d’un blanc rose délicat un autre vaste appartement de Fieldhead, à savoir le salon, autrefois également boisé en chêne. Ce barbare peut avoir mérité l’épithète de Hun ; mais il a donné on aspect infiniment plus gai à cette partie de sa demeure, et a épargné aux servantes futures un pénible travail.

Ce parloir aux brunes boiseries était entièrement meublé dans le vieux style, et avec des meubles véritablement anciens. De chaque côté de la grande cheminée étaient deux antiques chaises en chêne, solides comme des trônes rustiques, dans l’une desquelles était assise une dame. Mais ce n’était point miss Keeldar ; la dame en question devait avoir atteint sa majorité depuis au moins vingt ans. Elle avait une taille de matrone, et, quoiqu’elle ne portât pas de bonnet et que ses cheveux d’un brun peu foncé ombrageassent des traits délicats et qu’on eût pu croire jeunes, elle n’avait pas et ne cherchait pas à se donner l’apparence de la jeunesse. On eût pu désirer que ses habits fussent d’une mode plus moderne. À côté d’une robe bien faite et d’une coupe élégante, la sienne eût fait une singulière figure. On ne pouvait comprendre qu’un vêtement de si belle étoffe pût être si sobre de plis et d’une mode si ancienne, et on était tenté d’attribuer tout d’abord à celle qui le portait un caractère excentrique et original.

Cette dame accueillit les visiteurs avec cet air cérémonieux et défiant tout britannique, et qu’il est donné aux matrones anglaises seules de prendre ; un air si incertain de soi-même, de ses propres mérites, de son pouvoir de plaire, et cependant si anxieux de se montrer d’une convenance irréprochable, et de paraître plutôt agréable qu’autrement. Dans la circonstance présente, cependant, elle montra plus d’embarras que n’en font paraître d’habitude les dames anglaises les plus défiantes. Miss Helstone le remarqua, sympathisa immédiatement avec l’étrangère, et, connaissant par expérience la conduite à tenir avec les gens timides, prit tranquillement un siège à côté d’elle, et se mit à lui parler avec une aisance tout aimable, produite en ce moment par la présence d’une personne plus timide qu’elle. Si elles avaient été seules, elles n’eussent pas tardé à être tout à fait bien ensemble. Cette dame avait la voix la plus harmonieuse qui se pût imaginer : infiniment plus douce et plus fraîche qu’on n’eût pu l’attendre d’une dame de quarante ans, et d’une complexion inclinant vers l’embonpoint. Caroline aimait cette voix ; elle rachetait son langage et son accent, formalistes bien que corrects. La dame aurait bientôt découvert les dispositions de la jeune fille, et dans dix minutes elles eussent été amies. Mais M. Helstone était là, les regardant toutes deux, regardant particulièrement la dame étrangère avec un œil perçant et sarcastique qui exprimait clairement son impatience de sa contenance cérémonieuse, et l’ennui que lui faisait éprouver son manque d’aplomb. Ce regard ferme et cette voix mordante déconcertèrent de plus en plus la dame ; elle essaya cependant d’élaborer quelques phrases insignifiantes sur le temps, l’aspect du pays, etc. Mais l’inflexible M. Helstone fit la sourde oreille ; tout ce qu’elle disait, il affectait de ne pas l’entendre distinctement, et elle était obligée de répéter une seconde fois les riens si péniblement élaborés. La tâche fut bientôt au-dessus de ses forces ; elle rougissait et s’agitait, murmurant qu’elle ne savait pas ce qui pouvait retenir miss Keeldar, qu’elle allait voir où elle était, lorsque miss Keeldar lui épargna cette peine en paraissant. Du moins on devait présumer que ce nom appartenait à la personne qui arrivait en ce moment du jardin en entrant par la porte vitrée.

Il y a dans l’aisance des manières une grâce réelle, et c’est ce que ressentit Helstone lorsqu’une jeune fille à la taille droite et mince s’avança vers lui, retenant avec la main gauche son petit tablier de soie rempli de fleurs, et lui dit en riant et en lui tendant la main droite :

« Je savais que vous viendriez me voir, malgré l’idée que vous vous êtes mise en tête que M. Yorke a fait de moi une jacobine. Bonjour.

— Mais nous ne permettrons pas que vous soyez une jacobine, répondit Helstone. Non, miss Shirley, ils ne me déroberont pas ainsi la fleur de ma paroisse : maintenant que vous êtes parmi nous, vous serez mon élève en politique et en religion ; sur ces deux points, je vous enseignerai la vraie doctrine,

— Mistress Pryor vous a devancé, répliqua-t-elle en se tournant vers la dame âgée. Mistress Pryor, vous le savez, a été ma gouvernante et est demeurée mon amie ; et de tous les hautains et rigides tories elle est la reine ; elle marche en tête des femmes les plus dévouées à l’Église. J’ai été bien exercée dans la théologie et l’histoire, je vous assure, monsieur Helstone. »

Le recteur s’inclina profondément vers mistress Pryor.

L’ex-gouvernante déclina toute espèce d’habileté dans la controverse politique et religieuse, déclara que, selon elle, ces matières ne convenaient pas aux intelligences féminines, mais avoua en termes généraux qu’elle était pour l’ordre et la loyauté, et surtout très-sincèrement attachée au gouvernement et à l’Église. Elle ajouta qu’elle avait une profonde aversion pour le changement, et quelques mots à peine intelligibles, sur l’extrême danger de se montrer trop disposé à adopter des idées nouvelles, terminèrent sa tirade.

« J’espère que miss Keeldar pense comme vous, madame.

— La différence d’âge et la différence de tempérament occasionnent souvent une différence de sentiment, monsieur Helstone. On ne peut s’attendre à ce que la jeunesse ardente et vive ait les opinions de l’âge mûr et de la froide vieillesse.

— Oh ! oh ! nous sommes indépendante ; nous pensons par nous-mêmes ! s’écria M. Helstone. Nous sommes un petit jacobin, un petit libre penseur ! Allons, faites-moi sur-le-champ votre profession de foi. »

Puis il prit les deux mains de l’héritière, faisant ainsi tomber toute sa provision de fleurs, et l’assit à côté de lui sur le sofa. « Dites votre confession de foi.

— Celle des Apôtres ?

— Oui. »

Elle récita son Credo comme le fait un enfant.

« Maintenant, celle de saint Athanase. Voilà l’épreuve !

— Laissez-moi ramasser mes fleurs ; voilà Tartare qui vient et va marcher sur elles. »

Tartare était un grand et vigoureux chien, très-laid, moitié mâtin et moitié bouledogue, qui en ce moment entrait par la porte vitrée, et, se dirigeant tout droit sur le tapis, allait flairer les fleurs éparses en cet endroit. Il parut les dédaigner comme nourriture ; mais, pensant probablement que leurs pétales veloutés feraient une assez douce litière, il se préparait à déposer sur elles son corps basané, lorsque miss Helstone et miss Keeldar s’élancèrent simultanément à leur secours.

« Merci, dit l’héritière en tendant son petit tablier à Caroline, qui y entassa les fleurs. Est-ce votre fille, monsieur Helstone ?

— C’est ma nièce Caroline. »

Miss Keeldar lui donna une poignée de main, puis la regarda. Caroline aussi fixa ses yeux sur son hôtesse.

Shirley Keeldar (elle n’avait pas d’autre prénom que Shirley : ses parents, qui désiraient avoir un fils, voyant, au bout de huit ans de mariage, que la Providence ne leur avait accordé qu’une fille, lui donnèrent le même nom qu’ils eussent donné à un fils, si leurs vœux avaient été accomplis), Shirley Keeldar n’était point une laide héritière : elle était agréable à la vue. Sa taille et ses formes ne différaient pas de celles de miss Helstone ; peut-être que, pour la stature, l’avantage se trouvait de son côté d’un pouce ou deux. Elle était gracieusement tournée, et sa figure possédait un charme que le mot grâce exprime aussi bien que tout autre. Son visage était naturellement pâle, mais intelligent et varié d’expression. Elle n’avait ni le teint ni les cheveux de Caroline ; le clair et le sombre étaient les nuances caractéristiques de sa complexion. Son teint était clair, ses yeux du gris le plus sombre, sans nuances vertes, un gris pur et transparent, et ses cheveux du brun le plus foncé ; ses traits étaient remplis de distinction, je n’entends pas dire nobles, osseux et romains, étant au contraire délicats et peu accusés, mais ils étaient ce que les Français appellent fins, gracieux, spirituels : ils étaient mobiles et expressifs, mais leur langage n’était pas compris ni leur changement interprété subitement. Elle examina Caroline sérieusement, penchant un peu sa tête de côté, d’un air pensif.

« Vous voyez que c’est une faible enfant, observa M. Helstone.

— Elle paraît jeune, plus jeune que moi. Quel âge avez-vous ? demanda-t-elle d’un ton qui eût pu paraître protecteur, s’il n’avait été extrêmement simple.

— Dix-huit ans et six mois.

— Et moi, j’ai vingt et un ans. »

Elle n’en dit pas davantage ; elle avait placé ses fleurs sur la table, et était occupée à les arranger.

« Et la confession de saint Athanase ? demanda le recteur : vous y croyez, n’est-ce pas ?

— Je ne peux me la rappeler entièrement. Je vais vous offrir un bouquet, monsieur Helstone, lorsque j’en aurai donné un à votre nièce. »

Elle avait composé un petit bouquet d’une fleur brillante et de deux ou trois fleurs délicates, relevées par quelques feuilles d’un vert sombre ; elle le lia avec un fil de soie qu’elle tira de sa boîte à ouvrage, et le plaça sur les genoux de Caroline ; puis elle resta debout, les mains croisées derrière le dos, penchée un peu vers Caroline et la regardant dans l’attitude et l’expression d’un grave mais galant petit cavalier. Cette expression était rendue plus frappante encore par la façon dont elle portait ses cheveux, séparés sur une tempe et lissés brillamment sur le haut du front, d’où ils retombaient en boucles qui paraissaient formées naturellement, tant étaient libres leurs flottantes ondulations.

« Est-ce que vous êtes fatiguée de votre promenade ? lui demanda-t-elle.

— Non, pas le moins du monde ; il n’y a qu’une petite distance, un mille.

— Vous semblez pâle. Est-elle toujours aussi pâle ? demanda-t-elle en se tournant vers le recteur.

— Elle était autrefois aussi rose que la plus vermeille de vos fleurs.

— Pourquoi est-elle changée ? Qu’est-ce qui l’a rendue pâle ? A-t-elle été malade ?

— Elle m’a dit qu’elle a besoin d’un changement d’air.

— Il faut le lui donner ; vous devriez l’envoyer sur les bords de la mer.

— C’est ce que je me propose de faire avant la fin de la saison. En attendant, je veux lui faire faire votre connaissance, si vous voulez bien le permettre.

— Je suis sûre que miss Keeldar n’y fera pas d’objection, dit mistress Pryor. Je crois pouvoir prendre sur moi de dire que la fréquente présence de miss Helstone à Fieldhead sera considérée comme une faveur.

— Vous venez d’exprimer précisément ma pensée, madame, dit Shirley, et je vous remercie de m’avoir devancée. Laissez-moi vous dire, continua-t-elle en se tournant de nouveau vers Caroline, que vous aussi devez remercier ma gouvernante ; elle n’accueillerait pas tout le monde comme elle vous a accueillie ; vous êtes favorisée plus que vous ne le pensez. Ce matin, aussitôt que vous allez être partie, je veux demander à mistress Pryor son opinion sur vous. Je peux me reposer sur son jugement, car je l’ai toujours trouvé merveilleusement sûr. Déjà je prévois une réponse favorable à mes informations : est-ce que mes prévisions ne sont pas justes, mistress Pryor ?

— Ma chère, vous venez de dire que vous me demanderiez mon opinion lorsque miss Helstone serait partie ; il n’est donc guère probable que je vous la donne en sa présence.

— Non, et peut-être se passera-t-il un temps assez long avant que je l’obtienne. Je suis souvent réduite au supplice de Tantale par l’extrême réserve de mistress Pryor, monsieur Helstone. Ses jugements doivent être corrects lorsqu’ils arrivent, car ils sont souvent aussi lents à venir que ceux du lord chancelier. Mes sollicitations ne peuvent la décider à se prononcer sur le caractère de certaines personnes. »

Mistress Pryor sourit.

« Oui, je sais ce que signifie ce sourire : vous pensez à mon fermier gentilhomme. Connaissez-vous M. Moore, de Hollow ? demanda-t-elle à M. Helstone.

— Oui, oui, votre fermier : vous l’avez vu beaucoup sans doute depuis votre arrivée ?

— J’ai été obligée de le voir. Il y a des affaires à traiter. Les affaires ! ce mot me fait souvenir que je ne suis plus une jeune fille, mais une femme, et même quelque chose de plus qu’une femme ; je suis un squire ; Shirley Keeldar, Esq., devraient être mon nom et mon titre. Ils m’ont donné un nom d’homme ; j’occupe la position d’un homme ; c’en est assez pour me donner une touche de virilité ; et, lorsque je vois des gens comme ce superbe Anglo-Belge, ce Gérard Moore, devant moi et me parlant gravement d’affaires, je me crois tout à fait un gentleman. Vous devriez me choisir pour votre marguillier, monsieur Helstone, la première fois que vous aurez à en élire un. Il faut aussi que je devienne magistrat et capitaine de la milice. La mère de Tony Lumpkin était bien colonel, et sa tante juge de paix ; pourquoi ne le serais-je pas ?

— De tout mon cœur ! Si vous sollicitez les suffrages, je vous promets de mettre mon nom en tête de la liste des votes. Mais nous parlions de Moore ?

— Ah ! oui. Je trouve qu’il est un peu difficile de comprendre M. Moore, de savoir ce qu’il faut penser de lui : s’il est ou non un homme auquel on doive accorder son amitié. Il me paraît un locataire dont tout propriétaire peut être fier, et je suis fière de lui en ce sens ; mais comme voisin, quel est-il ? À plusieurs reprises j’ai engagé mistress Pryor à dire ce qu’elle pense de lui ; mais elle élude toujours une réponse directe. J’espère que vous serez moins ambigu, monsieur Helstone, et que vous vous prononcerez immédiatement. L’aimez-vous ?

— Nullement, quant à présent. Son nom est tout à fait effacé de la liste de mes amis.

— Pour quelle raison ? Que vous a-t-il fait ?

— Mon oncle et lui ne s’entendent pas sur la politique, » dit la douce voix de Caroline.

Elle eût beaucoup mieux fait de se taire en ce moment : ne s’étant presque pas mêlée à la conversation auparavant, il n’était pas alors convenable pour elle de le faire. Elle le comprit vivement aussitôt qu’elle eut lâché le mot, et rougit jusqu’aux yeux.

« Quelle est la politique de Moore ? demanda Shirley.

— Celle d’un marchand, répondit le recteur, étroite, égoïste, sans patriotisme. Cet homme ne cesse de parler et d’écrire contre la continuation de la guerre : il m’exaspère.

— La guerre ruine son commerce ; il me le disait encore hier. Mais quel autre grief avez-vous contre lui ?

— C’est bien assez de celui-là.

— Il a l’air d’un gentleman, dans le sens que j’attache à ce mot, et cela me fait plaisir de penser que je ne me trompe pas. »

Caroline arracha le pétale pourpré d’une des brillantes fleurs de son bouquet, et répondit d’une voix distincte :

« Assurément, c’est un gentleman. »

À cette courageuse affirmation, Shirley lança à la jeune fille, de ses yeux expressifs, un regard ferme et scrutateur.

« Vous êtes son amie, sans doute, dit-elle ; vous le défendez en son absence.

— Je suis à la fois son amie et sa parente, répondit-elle vivement ; Robert Moore est mon cousin.

— Oh ! alors, vous pouvez me renseigner sur son compte : faites-moi le portrait de son caractère. »

Caroline fut saisie d’un extrême embarras à cette demande : elle ne pouvait y répondre ; elle ne l’essaya pas. Son silence fut immédiatement couvert par mistress Pryor, qui se mit à adresser à M. Helstone de nombreuses questions touchant une ou deux familles du voisinage, dont elle dit connaître les parents qui habitaient le Sud. Bientôt Shirley cessa d’attacher son regard sur le visage de miss Helstone. Elle ne réitéra pas ses interrogations, mais, retournant à ses fleurs, elle se mit à composer un bouquet pour le recteur. Elle le lui présenta lorsqu’il prit congé, et reçut en retour un baiser sur la main.

« Ayez soin de le porter en souvenir de moi, dit-elle.

— Et sur mon cœur, encore, répondit Helstone. Mistress Pryor ; ayez bien soin de ce futur magistrat, de ce marguillier en perspective, de ce capitaine de la milice, du jeune esquire de Briarfield, en un mot. Ne lui permettez pas de trop violents exercices ; ne lui laissez pas se rompre le cou à la chasse, et surtout recommandez-lui de faire attention en descendant à cheval la dangereuse colline de Hollow.

— J’aime les pentes abruptes, dit Shirley ; j’aime à les franchir rapidement ; et surtout j’aime de tout mon cœur ce romantique Hollow.

— Romantique, avec une fabrique au milieu.

— Le vieux moulin et le blanc cottage sont tous deux admirables à leur manière.

— Et le comptoir, miss Keeldar ?

— Le comptoir vaut mieux que mon brillant salon : j’adore le comptoir.

— Et le commerce, le drap, la laine graisseuse, les cuves à teinture ?

— Le commerce est respectable dans toutes ses parties.

— Et le commerçant est un héros ?

— Vous avez dit le mot : le commerçant m’a semblé héroïque. »

La malice, l’esprit, la gaieté, étincelaient sur son visage pendant cet échange de mots avec le vieux Cosaque, qui prenait aussi plaisir à cette joute.

« Capitaine Keeldar, vous n’avez pas de sang mercantile dans les veines : pourquoi aimez-vous si fort le négoce ?

— Parce que je suis propriétaire de moulins. La moitié de mon revenu vient de la fabrique de Hollow.

— Prenez garde de devenir l’associée de Moore. Voilà ce que j’ai à vous dire.

— Vous venez de me mettre cette idée dans la tête ! s’écria-t-elle avec un joyeux éclat de rire ; elle n’en sortira plus : merci ! »

Et, agitant sa main blanche comme un lis et belle comme celle d’une fée, elle disparut sous le porche, tandis que le recteur et sa nièce franchissaient la porte extérieure.

CHAPITRE XI.

Shirley et Caroline.


Shirley prouva qu’elle avait été sincère lorsqu’elle avait dit qu’elle serait heureuse de la société de Caroline, en recherchant fréquemment cette société.

Et vraiment, si elle ne l’eût pas recherchée, elle ne l’aurait pas eue : car miss Helstone était très-peu portée à faire de nouvelles connaissances, retenue qu’elle était toujours par l’idée que les gens n’avaient pas besoin d’elle, qu’elle ne pouvait les amuser, et qu’une brillante et heureuse jeune fille comme l’héritière de Fieldhead était trop indépendante d’une société si peu intéressante que la sienne pour la désirer réellement.

Shirley était dans une position brillante ; probablement aussi elle était heureuse : mais il n’est personne qui ne se réjouisse de rencontrer une aimable société, et, bien qu’elle eût fait depuis un mois la connaissance d’un grand nombre de familles des environs, et qu’elle fût sur un pied de liberté et d’aisance avec toutes les misses Sykes, toutes les misses Pearson, et les deux superlatives misses Wynne, de Walden Hall, elle paraissait n’en trouver parmi elles aucune de bien attrayante. Elle ne fraternisait avec aucune d’elles, pour me servir de ses propres expressions. Si elle avait eu le bonheur d’être réellement Shirley Keeldar, Esq., seigneur du manoir de Briarfield, il n’y avait pas une de ces jolies personnes dont il eût voulu faire mistress Keeldar, la dame de Fieldhead. C’est ce qu’elle déclara un jour à mistress Pryor, qui l’écouta fort tranquillement, comme elle avait l’habitude d’écouter les saillies imprévues de son élève, et qui lui répondit :

« Ma chère, ne vous laissez pas aller à l’habitude de vous considérer comme un homme ; elle est étrange ; ceux qui ne vous connaissent pas pourraient, vous entendant parler ainsi, croire que vous affectez des allures viriles. »

Shirley ne riait jamais de son ancienne gouvernante ; les petites formalités et les innocentes singularités de cette dame étaient respectables à ses yeux : elle accepta donc sans mot dire la remontrance. Elle se tenait debout tranquillement près de la fenêtre, regardant le grand cèdre de la pelouse, dans les branches inférieures duquel elle apercevait un oiseau. Elle se mit à gazouiller à cet oiseau, puis son gazouillement devint plus clair, elle se mit à siffler ; le sifflement prit ensuite la forme d’un air très-doux et très-habilement exécuté.

« Que faites-vous, ma chère ? s’écria mistress Pryor.

— Est-ce que j’ai sifflé ? demanda Shirley. C’est sans y penser, je vous l’assure. Je vous demande pardon, madame ; j’avais pris la résolution de ne pas siffler devant vous.

— Mais, miss Keeldar, où avez-vous appris à siffler ? Vous avez dû contracter cette habitude depuis votre retour dans le Yorkshire. Je ne vous ai jamais entendue siffler auparavant.

— Oh ! j’ai appris à siffler il y a très-longtemps.

— Qui vous a enseigné cela ?

— Personne ; j’ai appris en écoutant, et je l’avais oublié ; mais tout récemment, hier soir, comme je traversais l’avenue, j’entendis un gentleman qui sifflait ce même air dans un champ, de l’autre côté de la haie, et cela me le remit en mémoire.

— Quel gentleman ?

— Nous n’en avons qu’un ici, et c’est M. Moore, du moins c’est le seul qui n’ait pas les cheveux blancs : mes deux vénérables favoris, M. Helstone et M. Yorke, sont toutefois de charmants vieux beaux, infiniment supérieurs à tous nos stupides jeunes fats. »

Mistress Pryor gardait le silence.

« Vous n’aimez pas M. Helstone, madame.

— Ma chère, le caractère de M. Helstone le protège contre la critique.

— Vous avez l’habitude de quitter le salon quand on l’annonce. Pourquoi ?

— Sortirez-vous ce matin, ma chère ?

— Oui, j’irai à la rectorerie chercher Caroline Helstone, pour lui faire prendre un peu d’exercice. Je lui ferai faire une promenade du côté de Nunnely.

— Si vous allez dans cette direction, ma chère, ayez la bonté de recommander à miss Helstone de bien se couvrir ; le vent est frais, et elle me semble réclamer beaucoup de soins.

— On vous obéira minutieusement, mistress Pryor : est-ce que vous ne désireriez pas nous accompagner ?

— Non, je vous serais un embarras ; je suis pesante, et ne pourrais marcher aussi vite que vous le voudriez. »

Shirley persuada aisément à Caroline de l’accompagner ; et, lorsqu’elles furent seules dans la campagne tranquille et solitaire de Nunnely, elle engagea facilement la conversation. Le premier sentiment de timidité surmonté, Caroline éprouva bientôt un vif plaisir à causer avec miss Keeldar. Le premier échange d’observations légères suffit pour donner à chacune d’elles l’idée de ce qu’était sa compagne. Shirley dit qu’elle aimait la verte étendue de gazon qui les environnait, et mieux encore la bruyère qui couvrait les hauteurs, car la bruyère lui rappelait les marais qu’elle avait vus dans ses voyages sur les frontières de l’Écosse. Elle se souvenait particulièrement d’un district qu’elle avait traversé pendant toute la longue après-midi d’un jour d’été sans soleil et par une chaleur étouffante : ils avaient voyagé depuis le milieu du jour jusqu’à la nuit sur ce qui leur paraissait une solitude sans fin, couverte de hautes bruyères, sans apercevoir d’autres êtres que des moutons sauvages, sans entendre d’autre bruit que le cri des oiseaux.

« Je sais l’aspect que doit avoir la bruyère en un tel jour, dit Caroline ; elle est d’un noir rougeâtre, et l’azur du ciel est d’une teinte plus sombre encore, c’est-à-dire livide.

— Oui, tout à fait livide, avec des franges cuivrées aux nuages, et çà et là une blanche lueur, plus effrayante que la couleur livide, et qu’on s’attendait à chaque instant à voir se changer en éblouissant éclair.

— Tonnait-il ?

— On entendait au loin les sourds roulements du tonnerre, mais l’orage n’éclata pas avant le soir, quand nous eûmes atteint notre auberge, maison isolée, située au pied d’une chaîne de montagnes.

— Avez-vous observé alors les nuages descendant sur les montagnes ?

— Oui ; je demeurai pendant une heure debout à la fenêtre pour jouir de ce spectacle. Les montagnes semblaient enroulées dans un brouillard opaque, et, lorsque la pluie tomba en nappes blanchissantes, elles disparurent tout à fait.

— J’ai vu de semblables nuages dans les montagneux districts du Yorkshire ; et dans leur plus grande intensité, pendant que le ciel n’était qu’une cataracte et la terre un vaste torrent, je me suis souvenue du déluge.

— Comme il est vivifiant, après de semblables ouragans, de sentir le calme renaître, et de recevoir à travers les nuages déchirés un rayon consolateur qui atteste que le soleil n’a pas été submergé !

— Miss Keeldar, arrêtez-vous un instant et regardez en bas, sur le vallon et le bois de Nunnely. »

Toutes deux firent halte sur la verdoyante limite de la commune ; elles plongèrent leurs regards sur la profonde vallée resplendissante dans sa toilette de printemps, sur diverses prairies, les unes émaillées de pâquerettes, les autres de boutons d’or : ce jour-là, toute cette jeune verdure souriait gaiement au soleil ; l’émeraude transparente et les rayons ambrés se jouaient à sa surface. Sur le bois, reste d’une forêt antique, dormait l’ombre d’un nuage ; les montagnes lointaines étaient bigarrées de nuances diverses ; l’horizon avait les teintes de la nacre ; des bleus d’argent, des pourpres tendres, des verts changeants et des roses sombres se fondant en des masses de nuages blancs, purs comme la neige azurée, charmaient l’œil, qui croyait découvrir les fondements du ciel. L’air qui se jouait sur le front des deux jeunes filles était frais, doux et réconfortant.

« Notre Angleterre est une jolie île, dit Shirley, et le Yorkshire l’un de ses plus jolis endroits.

— Vous êtes aussi une fille du Yorkshire ?

— Oui, par le sang et la naissance. Cinq générations de ma famille dorment sous les ailes de l’église de Briarfield ; j’ai respiré mon premier souffle dans cette vieille et noire demeure qui est là derrière nous. »

Caroline lui tendit la main, qui fut vivement saisie et pressée.

« Nous sommes compatriotes, lui dit-elle.

— Oui, dit gravement Shirley. Et cela, demanda miss Keeldar, en montrant la forêt, c’est le bois de Nunnely ?

— Oui.

— Y êtes-vous jamais allée ?

— Souvent.

— À l’intérieur ?

— Oui.

— Comment est-il ?

— Il ressemble à un ancien camp des fils d’Anak. Les arbres sont vieux et énormes. Lorsque vous êtes à leur pied, leur sommet semble situé dans une autre région : leurs troncs demeurent immobiles et fermes comme des piliers, tandis que leurs rameaux s’agitent sous le souffle de la brise. Dans le calme le plus profond, leurs feuilles ne sont jamais entièrement immobiles, et, dans les grands vents, il vous semble qu’un flot se précipite, qu’une mer gronde au-dessus de vous.

— Est-ce que ce n’était pas une des retraites de Robin Hood ?

— Oui, et il existe encore des traces de son passage. Pénétrer dans le bois de Nunnely, miss Keeldar, c’est remonter très-loin dans les jours obscurs du passé. Pouvez-vous apercevoir une brèche qui est à peu près au centre de la forêt ?

— Je la vois très-distinctement.

— Cette éclaircie est un creux ; espèce de coupe profonde bordée d’un gazon aussi vert et aussi court que celui de la prairie de cette commune. Les plus vieux arbres, des chênes noueux et puissants, se pressent sur la lisière de cette enceinte ; au fond sont les ruines d’un couvent.

— Nous irons dans ce bois un jour, vous et moi, Caroline, seules, de bonne heure, par une des belles matinées d’été, et nous y passerons la journée. Nous emporterons des pinceaux, des albums, quelque livre intéressant et quelque chose à manger. J’ai deux petits paniers dans lesquels mistress Grill, ma femme de charge, pourra placer nos provisions, et nous porterons chacune le nôtre. Cela ne vous fatiguera pas trop d’aller si loin ?

— Oh ! non, surtout si nous demeurons longtemps dans le bois. J’en connais tous les plus agréables sites. Je sais où nous pourrons trouver des noisettes dans la saison des noisettes ; je sais où les fraises abondent ; je connais certaines avenues solitaires tapissées de mousses étranges, les unes jaunes comme si elles étaient dorées, d’autres d’un gris sévère, d’autres d’un vert d’émeraude. Je connais des groupes d’arbres qui ravissent l’œil par leur effet pittoresque ; de rudes chênes, de délicats bouleaux, des hêtres à l’écorce luisante, groupés dans le plus étrange contraste ; des frênes majestueux comme Saül, vieux géants des forêts, isolés et enveloppés de brillants manteaux de lierre. Miss Keeldar, je puis vous servir de guide.

— Vous ne vous ennuierez pas, avec moi toute seule ?

— Je ne le crois pas. Je pense que nous pourrons nous convenir. Et quelle est la troisième personne dont la présence ne gâterait pas nos plaisirs ?

— Vraiment, je n’en connais aucune à peu près de nos âges, aucune dame du moins, et quant aux gentlemen…

— Une excursion prend un tout autre caractère lorsqu’il y a des hommes de la partie, interrompit Caroline.

— Je suis de votre avis ; ce serait chose toute différente de celle que nous nous proposions.

— Nous voulions simplement aller voir de vieux arbres, de vieilles ruines ; passer un jour dans le vieux temps, environnées de silence et par-dessus tout de quiétude.

— Vous avez raison, et la présence d’hommes ferait évanouir ce dernier charme, je pense. S’ils sont de la mauvaise espèce, comme votre Malone, l’irritation prend la place de la sérénité ; s’ils sont de la bonne, il y a aussi un changement, je ne puis dire lequel, un changement aisé à comprendre, difficile à décrire.

— Premièrement, nous oublions la nature.

— Et alors la nature nous oublie ; elle couvre son front vaste et calme d’un voile obscur ; elle nous dérobe sa face et retire les joies paisibles dont, si nous nous étions contentées de son culte, elle eût rempli nos cœurs.

— Et que nous donne-t-elle à la place ?

— Plus d’orgueil et plus d’anxiété : une excitation qui emporte rapidement nos heures, et un trouble qui en tourmente et en agite le cours.

— Notre pouvoir d’être heureux gît beaucoup en nous-mêmes, je crois, fit sagement remarquer Caroline. Je suis allée au bois de Nunnely avec une nombreuse société, tous les vicaires et quelques gentlemen de ce district, avec plusieurs ladies, et je trouvai l’excursion insupportablement ennuyeuse ; j’y suis allée toute seule, ou accompagnée seulement de Fanny, qui s’asseyait dans la cabane du garde, cousait ou s’entretenait avec la bonne femme, pendant que j’errais çà et là, lisant ou dessinant des points de vue, et j’ai joui quelquefois d’un bonheur calme et complet pendant tout un jour. Mais alors j’étais jeune ; il y a de cela deux ans.

— Y êtes-vous jamais allée avec votre cousin Robert Moore ?

— Oui, une fois.

— Quelle sorte de compagnon est-il en ces occasions ?

— Un cousin, vous savez, n’est pas comme un étranger.

— Je le sais ; mais les cousins, s’ils sont stupides, sont encore plus insupportables que les étrangers, parce que vous ne pouvez pas aussi facilement les tenir à distance. Mais votre cousin n’est pas stupide ?

— Non, mais…

— Eh bien ?

— Si, comme vous le dites, la compagnie des imbéciles irrite, la société des hommes supérieurs laisse aussi une impression pénible et toute particulière. Lorsque la supériorité et le talent de votre ami est chose hors de doute et parfaitement établie, vous êtes toujours tentée de mettre en question votre droit à devenir sa compagne.

— Oh ! je ne vous suivrai pas sur ce terrain : cette inquiétude n’est pas de celles que je consentirais à entretenir un instant. Je ne me considère pas comme indigne d’être la compagne d’aucun homme, d’aucun gentleman, quoique ce soit beaucoup dire. Lorsqu’ils sont bons, ils sont très-bons, je crois. Votre oncle n’est pas un mauvais spécimen du gentleman âgé. J’aime toujours à rencontrer sa brune et intelligente vieille figure, soit chez moi, soit ailleurs. L’aimez-vous ? est-il bon pour vous ? Voyons, dites la vérité.

— Il m’a élevée, il a fait pour moi ce qu’il aurait fait pour sa propre fille si le ciel lui en eût accorde une, je n’en doute pas. C’est de la bonté, et cependant je suis loin de l’aimer passionnément : j’aime mieux être hors de sa présence qu’auprès de lui.

— C’est étrange ! lui qui a le talent de paraître toujours si aimable !

— Oui, en compagnie ; mais il est dur et silencieux à la maison. Comme il dépose sa canne et son large chapeau dans le vestibule de la rectorerie, de même aussi il enferme son enjouement et sa gaieté dans le pupitre de son cabinet : le front plissé et les brèves paroles pour le foyer domestique ; le sourire, la plaisanterie, les spirituelles saillies pour la société.

— Est-ce qu’il est tyrannique ?

— En aucune façon : il n’est ni tyrannique ni hypocrite. C’est simplement un homme qui est plutôt libéral qu’affable, plutôt brillant que gai, plutôt scrupuleusement équitable que vraiment juste, si vous pouvez comprendre d’aussi subtiles distinctions.

— Oh ! oui : l’affabilité implique l’indulgence qu’il ne connaît pas ; la douce gaieté accompagne un cœur chaud qu’il ne possède pas ; et la vraie justice engendre la sympathie, dont je soupçonne mon vieil ami d’être absolument destitué.

— Je ne sais, Shirley, si beaucoup d’hommes ressemblent à mon oncle dans les relations domestiques ; s’il est nécessaire d’être nouveau et peu familier avec eux pour paraître agréable et estimable à leurs yeux ; si enfin il leur est impossible de conserver une affection et un intérêt constants pour ceux qu’ils voient chaque jour.

— Je ne sais ; il m’est impossible d’éclaircir vos doutes. J’en ai moi-même quelquefois de semblables. Mais pour vous dire un secret, si j’étais convaincue que nécessairement et universellement les hommes diffèrent de nous, qu’ils sont inconstants, bientôt blasés et sans sympathies, je ne me marierais jamais. Il me serait trop pénible de découvrir que celui que j’aimerais ne m’aime pas, et que les efforts que je pourrais faire dans la suite pour lui plaire seraient plus qu’inutiles parce qu’il serait inévitablement dans sa nature de changer et de devenir indifférent. Une fois cette découverte faite, quel parti me resterait-il à prendre ? M’en aller, m’éloigner de quelqu’un à qui ma présence ne pourrait être qu’importune.

— Mais vous ne le pourriez pas si vous étiez mariée.

— Non, je ne le pourrais pas. Je ne pourrais plus redevenir ma propre maîtresse. Pensée terrible et qui me suffoque ! Rien ne m’irrite comme l’idée d’être un fardeau ou un ennui, un fardeau inévitable, un ennui incessant ! Maintenant, lorsque je trouve ma société à charge, je peux rouler mon indépendance autour de moi comme un manteau, laisser tomber mon orgueil comme un voile et me réfugier dans la solitude. Si j’étais mariée, je ne le pourrais plus.

— Je m’étonne que nous ne puissions toutes nous résoudre à demeurer célibataires, dit Caroline ; nous le ferions si nous écoutions les conseils de l’expérience. Mon oncle parle toujours du mariage comme d’un fardeau ; et je crois que, toutes les fois qu’il entend parler d’un homme qui se marie, il le regarde invariablement comme fou, en cela du moins.

— Mais, Caroline, les hommes ne sont assurément pas tous semblables à votre oncle, je l’espère. »

Elle s’arrêta et parut réfléchir.

« Je suppose que nous trouvons toutes une exception en faveur de celui que nous aimons, jusqu’à ce que nous soyons mariées, suggéra Caroline.

— Je le suppose aussi ; et nous croyons cette exception parfaitement fondée. Nous le rêvons semblable à nous ; nous croyons nos deux êtres en parfaite harmonie ; sa voix semble nous donner la plus douce et la plus sûre promesse que son cœur ne s’endurcira jamais contre nous ; nous lisons dans ses yeux ce fidèle sentiment : l’affection. Je ne pense pas que nous devions nous fier nullement à ce qu’ils nomment la passion, Caroline. Je crois que ce n’est qu’un feu de paille, jetant un peu de flamme et s’évanouissant aussitôt… Nous le voyons bienveillant envers les animaux, les petits enfants, les pauvres gens. Avec nous il est affable, bon, discret. Il ne flatte pas les femmes, mais il est patient avec elles ; il n’est point gêné en leur présence et trouve du plaisir à leur société. Il les aime non pour de vaines et égoïstes raisons, mais comme nous l’aimons lui-même, parce que nous l’aimons. Nous remarquons qu’il est juste, qu’il dit toujours la vérité, qu’il est consciencieux. Nous éprouvons la joie et le calme lorsqu’il entre où nous sommes, la tristesse et le trouble lorsqu’il s’en va. Nous savons que cet homme a été un bon fils, qu’il est un frère dévoué : qui osera me dire que cet homme ne sera pas un bon époux ?

— Mon oncle, qui l’affirmerait sans hésiter. Il sera las de vous au bout d’un mois, dirait-il.

— Mistress Pryor affirmerait sérieusement la même chose.

— Mistress Yorke et miss Mann en diraient autant.

— Si ce sont de vrais oracles, il est bon de ne jamais aimer.

— Très-bon, si on peut l’éviter.

— Mais j’aime à douter de leur véracité.

— Je crains bien que ce ne soit là une preuve que votre cœur est pris.

— Nullement. Mais s’il l’était, savez-vous quels oracles je consulterais ?

— Dites.

— Ni un homme ni une femme, vieux ou jeunes ; mais le petit mendiant irlandais qui vient pieds nus à ma porte ; la souris qui sort de la fente de la boiserie ; l’oiseau qui, par la neige et la gelée, frappe de son bec à ma fenêtre pour avoir quelques miettes de pain ; le chien qui lèche ma main et s’assied à côté de mon genou.

— Avez-vous jamais vu quelqu’un qui fût bienfaisant envers des êtres semblables ?

— Et vous, avez-vous jamais vu ces êtres suivre instinctivement quelqu’un, l’aimer, rechercher sa protection ?

— Nous avons une chatte noire et un vieux chien à la rectorerie. Je connais quelqu’un sur les genoux de qui la chatte noire aime à grimper, contre l’épaule et la joue de qui elle aime à faire son rouet. Le vieux chien sort toujours de son chenil, agite sa queue et gémit affectueusement lorsque ce quelqu’un vient à passer.

— Et que fait ce quelqu’un ?

— Il caresse doucement la chatte, et la laisse autant qu’il le peut où elle s’est placée ; lorsqu’il est obligé de la déranger en se levant, il la pose doucement à terre, et ne la jette jamais loin de lui. Il siffle toujours le chien et lui donne une caresse.

— Vraiment ? ce n’est pas Robert ?

— C’est lui-même.

— Généreux garçon ! dit Shirley avec enthousiasme et les yeux étincelants.

— N’est-ce pas qu’il est beau ? N’est-ce pas qu’il a de beaux yeux, des traits bien sculptés, un front pur et princier ?

— Il a tout cela, Caroline. Il est à la fois gracieux et bon.

— J’étais sûre que vous le jugeriez ainsi ; la première fois que je regardai votre visage, je fus assurée de cela.

— J’étais bien disposée pour lui avant de le connaître. Lorsque je le vis il me plut. Je l’admire maintenant. Il y a dans la beauté un grand charme, Caroline ; lorsque la beauté est unie à la bonté, ce charme devient tout-puissant.

— Et quand il a de plus l’intelligence, Shirley ?

— Qui pourrait lui résister ?

— Souvenez-vous de mon oncle, de Mmes Pryor et Yorke et de miss Mann.

— Et vous, souvenez-vous du coassement des grenouilles d’Égypte. C’est une noble créature ! Je vous dis que, lorsqu’ils sont bons, on peut à bon droit les appeler les chefs-d’œuvre de la création, les fils de Dieu. Faits à l’image du créateur, la plus mince parcelle de son essence les élève presque au-dessus de l’humanité. Un homme grand, bon et beau, est sans contredit la première des choses créées.

— Au-dessus de nous ?

— Je rougirais de lui disputer l’empire ; oui, j’en rougirais. Est-ce que ma main gauche dispute la prééminence à ma main droite ? Est-ce que mes veines sont jalouses du sang qui les remplit ?

— Hommes et femmes, époux et épouses, se querellent horriblement, Shirley.

— Pauvres créatures ! êtres tombés, déchus et dégénérés ! Dieu les fit pour une autre destinée, pour d’autres sentiments !

— Mais enfin, sommes-nous ou non les égales des hommes ?

— Rien ne me charme plus que de rencontrer mon supérieur, quelqu’un qui me fasse sincèrement sentir qu’il est mon supérieur.

— L’avez-vous jamais rencontré ?

— Je le voudrais rencontrer tous les jours. Plus il serait au-dessus de moi, plus je serais heureuse ; il est dégradant de s’incliner ; il est glorieux de regarder en haut. Ce qui me chagrine, c’est d’être trompée lorsque j’essaye d’accorder mon estime, et, si je me prosterne religieusement, de ne trouver que de faux dieux à adorer. Je dédaigne de me faire païenne.

— Miss Keeldar, voulez-vous entrer ? nous voici à la porte de la rectorerie.

— Non, pas aujourd’hui ; mais demain j’irai vous chercher pour passer la soirée avec moi. Caroline Helstone, si vous êtes ce que maintenant vous paraissez être, nous nous conviendrons. Je n’ai jamais pu parler à une jeune lady comme je vous ai parlé aujourd’hui. Embrassez-moi, et au revoir. »


―――


Mistress Pryor semblait aussi disposée que Shirley à cultiver la connaissance de Caroline. Elle, qui n’allait nulle part, se rendit quelques jours après à la rectorerie. Elle choisit l’après-midi, moment où le recteur était sorti. Il faisait très-chaud ; cette circonstance, jointe à l’embarras qu’elle éprouvait en entrant dans une maison étrangère, car elle avait l’habitude de vivre fort retirée, avait coloré son visage, et elle semblait fortement agitée. Lorsque Caroline alla à elle dans la salle à manger, elle la trouva assise sur le sofa, tremblante, se donnant de l’air en agitant son mouchoir, et paraissant lutter contre une agitation nerveuse qui menaçait de se changer en accès hystérique.

Caroline s’étonnait de voir une personne de cet âge si peu maîtresse d’elle-même ; elle ne pouvait comprendre un tel manque de force chez une lady en apparence si robuste : car mistress Pryor se hâta d’alléguer la fatigue de la marche, la chaleur, comme les raisons de son indisposition accidentelle. Pendant qu’avec plus de précipitation que de cohérence elle énumérait à plusieurs reprises les causes de son épuisement, Caroline s’efforçait doucement de la soulager en lui enlevant son châle et son chapeau. Mistress Pryor n’eût pas accepté de semblables attentions de tout le monde. En général, elle reculait devant le contact ou l’approche d’une main étrangère avec un mélange d’embarras et de froideur peu flatteur pour ceux qui lui offraient leur aide. Pour la petite main de miss Helstone elle se montra plus traitable ; elle cessa de trembler et se calma en quelques minutes.

Une fois dans son assiette ordinaire, elle se mit à causer de sujets familiers. Dans une compagnie mêlée, mistress Pryor ouvrait rarement la bouche, ou, si elle était obligée de parler, elle le faisait sous l’impression d’un sentiment de gêne et s’exprimait mal. Elle excellait dans le dialogue ; son langage, toujours un peu formaliste, était choisi ; ses idées étaient justes, ses connaissances variées et précises ; Caroline éprouva du plaisir à l’écouter, beaucoup plus qu’elle n’eût pu s’y attendre.

Sur le mur opposé au sofa où elles étaient assises se trouvaient trois portraits : celui du centre, au-dessus de la cheminée, était un portrait de femme ; les deux autres étaient des portraits d’hommes.

« Voilà une belle tête, dit mistress Pryor, interrompant une légère pause qui avait suivi une demi-heure de conversation animée. Les traits sont parfaits, nul ciseau de sculpteur ne pourrait ajouter à leur beauté. C’est un portrait d’après nature, je présume ?

— C’est le portrait de mistress Helstone.

— De mistress Matthewson Helstone ? de la femme de votre oncle ?

— Oui, et on le dit d’une parfaite ressemblance. Avant son mariage, elle était citée comme la beauté du district.

— Et à juste titre : quelle pureté de lignes ! C’est cependant un visage passif. L’original n’a pas dû être ce qu’on appelle généralement une femme d’esprit.

— Je crois que c’était une personne remarquablement calme et silencieuse.

— On a peine à croire, ma chère, que le choix de votre oncle ait pu tomber sur une compagne de ce caractère. Est-ce qu’il n’aime pas à être amusé par un vif babillage ?

— En compagnie, oui. Mais il dit toujours qu’il ne pourrait supporter une femme loquace. Il lui faut le calme à la maison. On sort pour bavarder, affirme-t-il. On rentre à la maison pour lire et réfléchir.

— Je crois avoir entendu dire que mistress Matthewson ne vécut que peu d’années après son mariage ?

— Environ cinq ans.

— Eh bien, ma chère, poursuivit mistress Pryor en se levant pour partir, il est entendu que vous viendrez souvent à Fieldhead ; j’espère que vous n’y manquerez pas. Vous devez vous trouver bien isolée ici, sans autre femme que vous dans cette maison ? Vous devez nécessairement passer une grande partie de votre vie dans la solitude ?

— J’y suis habituée ; j’ai grandi ainsi. Puis-je vous aider à arranger votre châle ? »

Mistress pryor accepta l’assistance qui lui était offerte.

« Si vous avez besoin de conseils dans vos études, dit-elle, je suis à vos ordres. »

Caroline exprima vivement sa gratitude.

« J’espère avoir de fréquentes conversations avec vous. Je désirerais pouvoir vous être utile. »

De nouveau miss Helstone exprima ses remercîments. Elle comprenait quel cœur sympathique était caché sous l’apparence froide et réservée de sa visiteuse. Observant que mistress Pryor jetait de nouveau en sortant un regard d’intérêt sur les portraits, Caroline lui dit :

« Le portrait le plus près de la fenêtre est, comme vous voyez, celui de mon oncle, mais plus jeune de vingt ans ; celui qui est à gauche de la cheminée est son frère James, mon père.

— Il y a entre eux un air de ressemblance, dit mistress Pryor ; cependant une différence de caractère se remarque dans le modelé du front et de la bouche.

— Quelle différence ? demanda Caroline en l’accompagnant jusqu’à la porte, James Helstone, c’est-à-dire mon père, est généralement considéré comme le mieux des deux. J’ai remarqué que les étrangers s’écrient toujours : « Quelle charmante figure ! » Trouvez-vous beau ce portrait, mistress Pryor ?

— Les traits en sont beaucoup plus doux et plus fins que ceux de votre oncle.

— Mais où est la différence de caractère dont vous parliez ? Dites-le-moi. Je désire savoir si vous jugez bien.

— Ma chère, votre oncle est un homme de principes : son front et ses lèvres sont fermes, et son œil est fixe.

— Bien ; et l’autre ? Ne craignez pas de m’offenser, j’aime la vérité.

— Aimez-vous la vérité ? C’est fort bien à vous. Attachez-vous à cette préférence, ne vous en départez jamais. L’autre, ma chère, s’il eût vécu jusqu’à ce jour, eût probablement été d’un faible secours pour sa fille ; c’est cependant une gracieuse tête, prise dans sa jeunesse, je crois. Ma chère (se retournant tout à coup), vous attachez une inestimable valeur aux principes ?

— Je suis sûre qu’aucun caractère ne peut avoir de valeur sans eux.

— Vous sentez l’importance de ce que vous dites ? Vous avez réfléchi sur ce sujet ?

— Souvent. Les circonstances l’ont de bonne heure fait l’objet de mon attention.

— Alors la leçon n’a pas été perdue, quoique venue si prématurément. Je suppose que le sol n’est ni aride ni pierreux ; autrement, la semence tombant en cette saison n’eût jamais porté de fruits. Ma chère, ne restez pas ainsi sur la porte, vous pourriez vous enrhumer. Bonsoir. »

Les nouvelles connaissances de miss Helstone lui devinrent bientôt précieuses. Leur société fut considérée comme un privilège. Elle reconnut qu’elle aurait eu tort de laisser échapper cette occasion de soulagement, de négliger de profiter de cet heureux changement. Un mouvement nouveau fut imprimé à ses pensées ; une nouvelle issue leur fut ouverte, qui, en détournant quelques-unes au moins de l’unique direction qu’elles avaient suivie jusqu’alors, abattit l’impétuosité de leur cours, et diminua la force de leur pression sur le point douloureux.

Bientôt elle fut enchantée de passer des journées entières à Fieldhead, faisant tour à tour ce que désiraient d’elle Shirley et mistress Pryor ; et elle était à tout instant réclamée par l’une ou par l’autre. Rien n’était moins démonstratif que l’amitié de mistress Pryor ; mais aussi rien ne pouvait être plus vigilant, plus assidu, plus infatigable. J’ai dit qu’elle était un singulier personnage ; et rien ne mettait mieux sa singularité en évidence que la nature de l’intérêt qu’elle montrait pour Caroline. Elle surveillait tous ses mouvements ; il semblait qu’elle voulût protéger tous ses pas. Elle était heureuse lorsque miss Helstone lui demandait ses conseils et son assistance. Elle l’aidait alors avec un si joyeux empressement, que bientôt Caroline prit plaisir à la mettre à contribution.

La complète docilité de Shirley Keeldar envers mistress Pryor avait tout d’abord surpris miss Helstone, non moins que de voir l’ex-gouvernante, ordinairement si réservée, si parfaitement à l’aise dans la résidence de sa jeune élève, où elle remplissait avec une calme indépendance un poste fort dépendant. Mais elle remarqua bien vite qu’il suffisait de connaître les deux dames pour avoir le mot de l’énigme. Il lui semblait qu’il était impossible de connaître mistress Pryor sans l’aimer et l’apprécier. Peu importait qu’elle fût constamment vêtue à l’ancienne mode, que son langage fût formaliste et ses manières froides, qu’elle eût vingt petites singularités qui n’appartenaient qu’à elle ; elle était, à sa manière, un guide si sûr, un conseiller si fidèle, si dévoué et si bienveillant, que, dans l’idée de Caroline, nulle personne, habituée à sa présence, n’eût pu aisément s’en passer.

Quant à la dépendance et à l’abjection, si Caroline n’en éprouvait point dans ses relations avec Shirley, pourquoi mistress Pryor en eût-elle ressenti ? L’héritière était riche, très-riche, comparée à sa nouvelle amie : l’une possédait un clair revenu de mille livres sterling par an, l’autre n’avait pas un penny ; et cependant on éprouvait en sa société un sentiment d’égalité inconnu dans celle de la noblesse ordinaire de Briarfield et de Whinbury.

La raison de cela, c’est que la tête de Shirley était occupée d’autre chose que d’argent et de positions. Elle était contente d’être indépendante par sa fortune. Par moments elle éprouvait un certain orgueil à penser qu’elle était la dame du manoir et avait des fermiers et un domaine. Elle se rappelait avec une certaine complaisance que tout ce domaine de Hollow, comprenant un excellent moulin à fouler le drap, une teinturerie, des magasins, avec la maison, le jardin et les bâtiments extérieurs appelés le cottage de Hollow, lui appartenait : mais sa satisfaction, n’étant nullement déguisée, était singulièrement offensive. Pour ses pensées sérieuses, elles suivaient un autre courant : admirer ce qui était grand, révérer ce qui est bon, se montrer joyeuse avec la joie, tel était le penchant naturel de l’âme de Shirley, et il lui arrivait plus souvent de songer aux moyens de suivre ce penchant que de méditer sur sa supériorité sociale.

Miss Keeldar avait d’abord éprouvé de l’intérêt pour Caroline, parce qu’elle était calme, retirée, qu’elle paraissait d’une santé délicate et qu’elle semblait avoir besoin que quelqu’un prît soin d’elle. Sa prédilection s’accrut encore lorsqu’elle découvrit que sa propre manière de penser était comprise et appréciée de la jeune fille. Elle était loin de s’attendre à cela : elle s’imaginait que miss Helstone avait un trop joli visage, des manières et une voix trop douces, pour sortir de la ligne ordinaire sous le rapport de l’intelligence et de la capacité, et elle fut très-étonnée de voir ces traits charmants s’illuminer à la vivacité d’une ou deux saillies risquées par elle ; et plus étonnée encore de découvrir le trésor de connaissances et d’idées qui travaillaient dans cette tête enfantine et voilée de si jolies boucles. Caroline avait instinctivement aussi les mêmes goûts qu’elle : les livres que miss Keeldar avait lus avec le plus de plaisir étaient ceux qui plaisaient à miss Helstone. Beaucoup d’aversions aussi leur étaient communes, et elles s’accordaient merveilleusement pour rire des prétentions pompeuses et du faux sentimentalisme.

Shirley savait combien peu d’hommes ou de femmes ont le goût sûr en poésie, c’est-à-dire la faculté de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Plusieurs fois elle avait entendu des gens fort remarquables donner comme admirables tels passages de tels versificateurs, qu’à la lecture son âme avait refusé de reconnaître pour autre chose que de l’emphase et du clinquant, ou tout au plus un langage vide soigneusement élaboré, curieux, remarquable, savant peut-être ; coloré quelquefois des teintes brillantes de la fantaisie, mais différant autant de la vraie poésie que le pompeux et massif vase de mosaïque diffère de la petite coupe de pur métal, ou que la guirlande de fleurs artificielles diffère du lis des champs.

Shirley trouva que Caroline savait distinguer le pur métal des scories brillantes et sans valeur. Les intelligences de ces deux jeunes filles, étant ainsi accordées au même diapason d’harmonie, sonnaient souvent ensemble le plus doux et le plus suave carillon.

Un soir, il leur arriva de se trouver seules dans le parloir Elles avaient passé sans ennui un long jour de pluie ; la nuit approchait ; les lumières n’avaient point encore été apportées, toutes deux, à mesure que le crépuscule devenait plus obscur, devinrent méditatives et silencieuses. Un vent d’ouest soufflait violemment autour du manoir, chassant devant lui les nuages et la pluie torrentielle qui venaient du lointain Océan : tout était tempête au dehors ; tout était paisible et calme au dedans, Shirley était assise auprès de la fenêtre, regardant la tempête au ciel, le brouillard sur la terre, écoutant certaines notes du vent qui pleuraient comme des esprits tourmentés, notes qui, si elle n eût pas été si jeune, si gaie, si vigoureuse, eussent agité ses nerfs comme quelque funeste présage ou quelque chant funèbre anticipé : dans le printemps de l’existence et la fleur de la beauté, cela ne put que changer sa vivacité en mélancolie. Des fragments de douces ballades résonnaient à son oreille ; elle en chanta une du deux stances : ses accents obéissaient à l’impulsion agitée du vent. Caroline, retirée dans l’endroit le plus éloigné et le plus obscur du parloir, la figure éclairée seulement par le reflet du feu sans flamme, se promenait de long en large, en se murmurant à elle-même des fragments de poésie gravés dans sa mémoire. Elle parlait très-bas ; mais Shirley l’entendit, et, tout en chantant doucement, elle écouta. Voici le passage :

90

Le fragment s’arrêta là, sans doute parce que le chant de Shirley, auparavant sonore et vibrant, était devenu très-faible.

« Poursuivez, dit-elle.

— Alors, continuez aussi, vous. Je répétais seulement le Naufragé.

— Je sais : si vous pouvez vous le rappeler, dites-le tout entier. »

Et comme il faisait entièrement nuit, et qu’après tout miss Keeldar n’était pas un très-formidable auditeur, Caroline dit le poëme tout entier, et avec un tel sentiment qu’on eût cru voir la mer furieuse, le vaisseau emporté malgré lui par la tempête, et entendre le cri de détresse du marin qui se noie. Mais ce qu’elle réalisa le mieux, ce fut l’angoisse du poëte, qui ne pleurait pas pour le naufragé, mais qui, dans une heure de désespoir, avait tracé l’image de sa propre détresse dans le sort du marin abandonné, et s’était écrié des profondeurs où il se débattait :


90

« J’espère que William Cowper jouit maintenant du calme et de la paix dans le ciel, dit Caroline.

— Avez-vous pitié de ce qu’il souffrit sur la terre ? demanda miss Keeldar.

— Si j’en ai pitié, Shirley ? Comment pourrais-je m’en empêcher ? Il avait le cœur brisé quand il écrivit ce poëme, dont la lecture brise le cœur. Mais il trouva du soulagement en l’écrivant, j’en suis sûre, et ce don de la poésie, le plus divin que la divinité ait accordé à l’homme, lui a été donné, je n’en doute pas, pour apaiser ses émotions lorsqu’elles sont devenues insupportables. Il me semble, Shirley, que nul ne devrait faire de la poésie dans le but de déployer son talent et son intelligence. Qui se soucie de ce genre de poésie ? Qui se soucie du savoir, des mots choisis, en poésie ? Au contraire, qui ne recherche pas le sentiment, le sentiment réel, quoique simplement et même rudement exprimé ?

— Il paraît que vous le recherchez, vous, dans tous les cas ; et assurément, en entendant ce poëme, on découvre que Cowper agissait sous l’impulsion d’une émotion aussi forte que le vent qui balayait le navire, une émotion qui, ne lui permettant pas de s’arrêter pour ajouter aucun ornement à une seule stance de son poëme, lui donna la force de l’écrire tout entier avec une perfection consommée. Vous l’avez récité d’une voix ferme, Caroline ; j’en suis étonnée.

— La main de Cowper ne trembla point en traçant ces vers ; pourquoi ma voix tremblerait-elle en les répétant ? Soyez-en sûre, Shirley, aucune larme ne mouilla le manuscrit du Naufragé. Je n’y entends pas les sanglots de la douleur, mais seulement le cri du désespoir, et, ce cri poussé, je crois que le spasme mortel lâcha son cœur, qu’il pleura abondamment et fut consolé. »

Shirley reprit sa ballade. Mais bientôt, s’arrêtant tout à coup, elle dit :

« On aurait aimé Cowper, n’eût-ce été que pour le plaisir d’avoir le privilège de le consoler.

— Vous n’auriez jamais aimé Cowper, reprit promptement Caroline ; Cowper n’était pas fait pour être aimé par une femme.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je dis. Je sais qu’il est de certaines natures en ce monde, et des plus nobles et des plus élevées, dont l’amour n’approche jamais. Vous auriez pu rechercher Cowper avec l’intention de l’aimer ; vous l’auriez vu, vous l’auriez plaint et vous l’auriez quitté, entraînée loin de lui par le sentiment de l’impossible, de l’inconcevable, comme les matelots du vaisseau furent entraînés par la furieuse tempête loin de leur malheureux camarade qui se noyait.

— Vous avez peut-être raison. Qui vous a dit cela ?

— Et ce que je dis de Cowper, je le dirais de Rousseau. Rousseau fut-il jamais aimé ? Il aima passionnément ; mais fut-il jamais payé de retour ? Jamais, j’en suis certaine. Et, s’il y avait des Cowper et des Rousseau dans notre sexe, je pourrais affirmer d’elles la même chose.

— Qui vous a dit cela ? je vous le demande. Est-ce Moore ?

— Et pourquoi quelqu’un me l’aurait-il dit ? Est-ce que je n’ai pas mon instinct ? Ne puis-je pas deviner par analogie ? Jamais Moore ne m’a parlé de Cowper, de Rousseau, ni de l’amour. La voix que nous entendons dans la solitude m’a appris tout ce que je sais sur ce sujet.

— Aimez-vous les caractères comme Rousseau, Caroline ?

— Nullement, comme ensemble. Je sympathise vivement avec quelques-unes de leurs qualités. Certaines étincelles divines de leur génie éblouissent mes yeux et enflamment mon âme. Malgré cela, je les méprise. Ils sont faits d’argile et d’or. La scorie et le métal forment une masse de faiblesse. Pour dire toute ma pensée, ce sont des caractères contre nature, malades et répulsifs.

— J’ose dire que je serais plus tolérante que vous envers un Rousseau, Cary. D’une nature soumise et contemplative vous-même, vous aimez cependant les hommes positifs et pratiques. Aussi vous devez regretter beaucoup votre cousin Moore, maintenant que vous et lui ne vous rencontrez jamais.

— Je le regrette, en effet.

— Et lui doit vous regretter aussi ?

— Oh ! assurément non.

— Je ne puis imaginer, poursuivit Shirley, qui avait pris l’habitude d’introduire le nom de Moore dans la conversation, même lorsqu’il semblait n’y avoir rien à faire, je ne puis croire qu’il n’ait pas eu pour vous un profond attachement, puisqu’il faisait tant attention à vous, vous parlait et vous instruisait si bien.

— Jamais il n’eut pour moi un attachement profond ; jamais il ne me l’a fait voir. Il s’attachait au contraire à me prouver qu’il me tolérait seulement. »

Caroline, décidée à ne pas se laisser entraîner du côté flatteur en appréciant l’attachement que son cousin avait pour elle, s’était habituée à y penser et à le mentionner avec la plus grande réserve. Elle avait ses raisons pour être moins confiante que jamais dans l’avenir, moins indulgente aux agréables souvenir du passé.

« Alors, dit miss Keeldar, en retour, vous le tolériez seulement aussi ?

— Shirley, les hommes et les femmes sont si différents ! ils sont dans une si différente position ! Les femmes ont si peu de choses qui les occupent, les hommes en ont tant ! Vous pouvez éprouver de l’amitié pour un homme, tandis que vous lui êtes à peu près indifférente. Une grande partie de ce qui réjouit votre vie peut dépendre de lui, sans qu’aucun de ses sentiments, aucune de ses pensées, se rapporte à vous. Robert avait l’habitude de se rendre à Londres, quelquefois pour une semaine ou deux ; eh bien, lorsqu’il était parti, son absence me semblait un vide, il me manquait quelque chose ; Briarfield était plus triste ; j’avais mes occupations habituelles, et cependant lui me manquait. Lorsque, le soir, je me trouvais seule, j’éprouvais une conviction étrange et que je ne puis décrire : à savoir que, si un magicien ou un génie m’eût en ce moment offert la lunette du prince Ali (vous savez, dans les Mille et une Nuits), à l’aide de laquelle j’eusse pu voir Robert, savoir où il était, ce qu’il faisait, j’aurais appris de la manière la plus frappante la profondeur de l’abîme situé entre lui et moi. Je savais que, quoique mes pensées pussent s’attacher à lui, les siennes étaient bien réellement détachées de moi.

— Caroline, demanda brusquement miss Keeldar, ne désirez-vous pas avoir une profession, un état ?

— Je le désire cinquante fois par jour. Je désire que quelque chose d’absorbant et de forcé remplisse ma tête et occupé mes mains et mes pensées.

— Est-ce que le travail seul peut rendre heureux un être humain ?

— Non ; mais il peut varier nos peines, et empêcher nos cœurs de se briser sous l’étreinte d’une violente et tyrannique torture. En outre, tout travail qui réussit a sa récompense ; une existence vide, triste et sans espérance, n’en a aucune.

— Mais les rudes travaux et les professions libérales, dit-on, rendent les femmes masculines, rudes et peu de leur sexe.

— Et qu’importe que des femmes non mariées, et qui ne doivent jamais l’être, soient ou non privées d’attraits et d’élégance ? Pourvu qu’elles soient décentes, convenables, propres, c’est tout ce qu’il faut. Le plus que l’on puisse demander aux vieilles filles, sous le rapport de l’extérieur, c’est quelles n’offensent pas trop les regards des hommes lorsqu’elles passent à côté d’eux dans la rue. Quant au reste, il devrait leur être permis, sans qu’elles fussent trop exposées au ridicule, d’être aussi absorbées, aussi graves, aussi vulgaires, aussi grossièrement vêtues qu’il leur plairait.

— Vous pourriez être une vieille fille vous-même, Caroline ; vous parlez si sérieusement !

— J’en serai une : c’est ma destinée. Je n’épouserai jamais un Malone ni un Sykes, et nul autre ne voudra jamais m’épouser. »

Un long silence suivit. Shirley le rompit. De nouveau le nom qui semblait l’avoir ensorcelée se présenta presque le premier sur ses lèvres.

« Lina… est-ce que Moore ne vous appelait pas quelquefois Lina ?

— Oui ; ce mot est employé quelquefois, dans son pays natal comme une abréviation de Caroline.

— Eh bien, Lina, vous rappelez-vous la remarque que je fis un jour sur l’inégalité de votre chevelure, une boucle manquant de ce côté droit, et la réponse que vous me fîtes que c’était la faute, de Robert, qui en avait une fois coupé une longue mèche ?

— Oui.

— S’il est et a toujours été pour vous aussi indifférent que vous le dites, pourquoi aurait-il voulu avoir de vos cheveux ?

— Je ne sais. Ah ! voici, je me souviens. C’est de moi que vient la chose, et non de lui ; toutes les choses de ce genre sont toujours venues de moi. Il allait partir pour un voyage, pour Londres, comme de coutume ; le soir avant son départ, j’avais trouvé dans la boîte à ouvrage de sa sœur une mèche de cheveux noirs, courte et frisée ; Hortense me dit que ces cheveux étaient de son frère, et que c’était un souvenir. Il était assis en ce moment près de la table ; je regardai sa tête ; il avait une grande abondance de cheveux ; sur les tempes étaient plusieurs boucles rondes semblables. Je pensai qu’il pourrait m’en donner une : je désirais beaucoup l’avoir, et je lui en fis la demande. Il consentit, mais à la condition qu’il pourrait choisir une de mes longues tresses. Ainsi il coupa une mèche de mes cheveux, et moi une des siens. Je conserve les siens, mais probablement il a perdu les miens. C’était bien là une action digne de moi, une de ces étourderies qui tourmentent le cœur et font monter le feu au visage lorsqu’on y pense ; un de ces souvenirs insignifiants, mais acérés, dont le retour lacère votre dignité comme un canif aigu, et arrache de vos lèvres, lorsque vous êtes seule, de soudaines et folles interjections !

— Caroline !

— Je me crois insensée, Shirley, sous certains rapports. Je me méprise. Mais j’ai dit que je ne voulais pas vous faire mon confesseur ; car vous ne pouvez pas faire avec moi un échange réciproque de faiblesses : vous n’êtes pas faible, vous. Avec quelle fixité vous me regardez en ce moment ! Détournez de moi votre œil d’aigle, si vif et si perçant. C’est une insulte que de le tenir ainsi fixé sur moi.

— Quel sujet d’étude de caractère vous êtes ! Faible, certainement, mais non dans le sens que vous pensez… Entrez ! »

Ce mot fut dit en réponse à un léger coup frappé à la porte. Miss Keeldar se trouvait près de la porte en ce moment, Caroline à l’autre bout de la chambre. Elle vit remettre un billet entre les mains de Shirley, et entendit ces mots :

« De la part de M. Moore, madame.

— Apportez les lumières, » dit miss Keeldar.

Caroline attendit.

« Une lettre d’affaires, » dit l’héritière ; mais, lorsque les lumières furent apportées, elle ne l’ouvrit ni ne la lut. Fanny, la servante du recteur, fut aussitôt annoncée, et miss Helstone retourna à la rectorerie.




CHAPITRE XII.

Nouveaux incidents.


Il était dans la nature de Shirley de se laisser aller en certains moments à une complaisante indolence ; il y avait des instants où elle se plaisait dans une inaction absolue de ses facultés physiques, des moments où la pensée de son existence, du monde qui l’environnait et du ciel au-dessus d’elle, semblait lui faire un bonheur si complet, qu’elle n’eût pas levé un doigt pour l’augmenter. Souvent, après une matinée active, elle passait volontiers l’après-midi d’un beau jour assise sur le gazon, au pied de quelque arbre au bienfaisant ombrage. Elle n’éprouvait le besoin d’aucune société autre que celle de Caroline, d’aucun spectacle autre que celui du ciel parsemé de légers nuages voguant dans une mer d’azur, d’aucuns sons autres que le bourdonnement de l’abeille ou le frémissement de la feuille. Ses seuls livres, dans ces moments de douce nonchalance, étaient la vague chronique de ses souvenirs ou la page sibylline de l’avenir. De ses jeunes yeux tombait sur chacun de ces livres une radieuse lumière ; le sourire qui se jouait par moments sur ses lèvres révélait ses impressions à la lecture du roman du passé et de la prophétie de l’avenir : ce sourire n’était ni triste ni sombre. Le destin avait été doux à l’heureuse rêveuse, et promettait de lui continuer ses faveurs. Dans son passé étaient de doux souvenirs ; dans son avenir, de roses espérances.

Cependant, un jour, lorsque Caroline s’approcha d’elle pour l’engager à se lever, pensant qu’elle était restée couchée depuis assez longtemps, elle vit les joues de Shirley mouillées comme par la rosée ; ses beaux yeux étaient humides et pleins de larmes.

« Shirley, pourquoi pleurez-vous ? » s’écria Caroline.

Miss Keedlar sourit, et tournant sa charmante tête vers la questionneuse :

« Parce que j’éprouve un vif plaisir à pleurer, dit-elle ; mon cœur est à la fois triste et joyeux : mais pourquoi vous, bonne et patiente enfant, pourquoi ne me tenez-vous pas compagnie ? Je répands seulement des larmes douces et bientôt séchées ; vous, vous pourriez pleurer du fiel.

— Pourquoi pleurerais-je du fiel ?

— Pauvre oiseau solitaire et sans compagnon !…

— Et vous, Shirley, n’êtes-vous pas aussi sans compagnon ?

— Dans mon cœur, non.

— Oh ! qui a fait là son nid, Shirley ? »

Mais Shirley, au lieu de répondre, se mit à rire gaiement à cette question, et se leva vivement.

« J’ai rêvé, dit-elle ; ce n’est qu’un songe, assurément brillant, mais probablement sans aucune base. »

Miss Helstone se trouvait en ce moment assez dépourvue d’illusions. L’avenir lui apparaissait sous ses véritables couleurs, et elle s’imaginait voir parfaitement où tendaient sa destinée et celle de quelques autres personnes. Néanmoins, ses anciennes relations avaient conservé une influence qui, jointe à la puissance de l’habitude, la ramenait souvent le soir sous la vieille épine qui dominait le cottage et la fabrique de Hollow.

Un soir, le soir après l’incident de la lettre, elle s’était rendue à son poste habituel, attendant l’apparition de son fanal, qu’elle attendit vainement ; ce soir-là aucune lumière ne parut. Elle attendit jusqu’à ce que certaines constellations se levant au ciel vinssent l’avertir que la nuit avançait et qu’il était temps de rentrer. En passant auprès de Fieldhead, à son retour, l’effet du clair de lune sur le manoir attira ses regards et arrêta un instant ses pas. Les arbres et la maison se dressaient paisiblement sous le ciel calme et la pleine clarté de l’astre des nuits ; le bâtiment, doré d’une pâle teinte gris-perle, se détachait harmonieusement sur un fond sombre et doux. Des ombres d’un vert foncé se jouaient sur son toit couronné par l’épais feuillage des chênes. Le large espace pavé au-devant du manoir brillait aussi d’un ton pâle ; il semblait qu’un charme eût changé le sombre granit en resplendissant paros : sur l’espace argenté se détachaient immobiles deux ombres noires, produites par deux formes humaines. Ces figures, d’abord immobiles et muettes, se mirent à se mouvoir d’un pas mesuré et à parler d’une voix basse et harmonieuse. Ardent fut le regard qui les suivit lorsqu’elles sortirent de derrière le tronc du cèdre. Est-ce mistress Pryor et Shirley ?

Certainement, c’est Shirley. Quelle autre a une taille si flexible, un extérieur si fier, si gracieux ? Et son visage aussi est visible : son attitude nonchalante et pensive, méditative et joyeuse, moqueuse et tendre. Ne craignant pas la rosée, elle n’a point couvert sa tête ; ses boucles sont libres ; elles voilent son cou et caressent son épaule avec leurs anneaux. Un bijou en or brille à travers les plis à demi fermés d’une écharpe qu’elle a jetée autour de sa taille, et une pierre précieuse d’une grande dimension étincelle sur la main qui retient cette écharpe. Oui, c’est Shirley.

Alors l’autre personne ne peut être que mistress Pryor ?

Oui, si mistress Pryor a six pieds de haut, et si elle a changé son décent costume de veuve pour un déguisement masculin. La figure marchant à côté de miss Keeldar est un homme : un homme grand, jeune, majestueux ; c’est son tenancier, Robert Moore.

Le couple cause à voix basse, on ne peut distinguer leurs paroles : rester là un instant n’est pas être indiscret ; et comme la lune répand une lumière si claire, et que les deux personnages apparaissent si distinctement, qui pourrait résister à une attraction si puissante ? Caroline ne le peut, il paraît, car elle reste.

Il y avait eu un temps où, pendant les nuits d’été, Moore avait l’habitude de se promener avec sa cousine, comme il le faisait en ce moment avec l’héritière. Souvent elle avait gravi avec lui la montée de Hollow après le coucher du soleil, pour respirer la fraîcheur du soir sur une espèce de terrasse tapissée de gazon, bordant un ravin profond du fond duquel on entendait un son semblable à la plainte de l’esprit des eaux pleurant parmi les cailloux humides, entre ses rives herbeuses et sous la voûte sombre des aunes.

« Mais j’avais l’habitude d’être plus près de lui, pensa Caroline : il ne se sentait pas obligé de me traiter avec déférence ; je demandais seulement de la tendresse. Il avait coutume de me prendre la main ; il ne touche pas la sienne. Et cependant Shirley n’est pas fière avec ceux qu’elle aime. Il n’y a en ce moment aucune fierté dans son attitude ; mais seulement il y a dans son port cette nuance de dignité naturelle qui ne la quitte jamais, et qu’elle conserve en ses moments de plus complet abandon comme en ses moments de plus grande réserve. Robert doit penser aussi ce que je pense, qu’en cet instant il a sous les yeux un beau visage, et il doit le penser avec le cerveau d’un homme, et non avec le mien. Elle a des yeux qui brillent d’un feu si généreux et cependant si doux ! Elle sourit ; qu’est-ce qui rend son sourire si suave ? Je vois que Robert comprend la beauté de ce sourire ; et il doit le comprendre avec le cœur d’un homme, et non avec mes vagues et faibles perceptions de femme. Ils m’apparaissent en ce moment comme deux grands et bienheureux esprits : le pavé sur lequel ils marchent, argenté par les rayons de la lune, me rappelle ce rivage éclatant que nous croyons situé au delà du fleuve de la mort ; ils l’ont atteint ; ils marchent là réunis. Et qui suis-je, moi, cachée ici dans l’ombre, avec mon esprit plus sombre que ma retraite ? Je suis une habitante de ce monde, non un esprit, une pauvre et infortunée mortelle qui se demande, dans l’ignorance et le désespoir, pourquoi elle est née et pourquoi elle existe, comment elle arrivera à la mort, et qui l’assistera à ce douloureux passage.

« Voici la plus pénible épreuve que j’aie encore rencontrée ; et cependant j’y étais tout à fait préparée. J’ai renoncé à Robert, et je l’ai abandonné à Shirley le jour où j’appris qu’elle était arrivée, la première fois que je la vis, riche, jeune et aimable. Elle le possède maintenant. Il l’aime, elle est sa bien-aimée : il l’aimera bien plus encore lorsqu’ils seront mariés ; plus Robert connaîtra Shirley, plus son âme s’attachera à elle. Ils seront tous deux heureux, et je ne leur envie pas leur bonheur, mais je gémis sous le poids de ma propre misère. Oh ! que ma douleur est cruelle ! Pourquoi suis-je née ? pourquoi ne m’ont-ils pas étouffée au berceau ? »

En ce moment, Shirley s’écartant un peu pour cueillir une fleur humide de rosée, elle et son compagnon s’engagèrent dans un sentier qui était plus près de la porte extérieure. Quelques mots de leur conversation devinrent alors intelligibles. Caroline n’eût pas voulu rester là à écouter : elle s’éloigna sans bruit, et la lune vint caresser la place du mur que son ombre avait tenue jusque-là dans l’obscurité. Le lecteur a le privilège de rester et de saisir ce qu’il pourra de la conversation.

« Je ne puis concevoir que la nature ne vous ait pas donné une tête de bouledogue, car vous avez la ténacité de cet animal, disait Shirley.

— L’idée n’est pas flatteuse ; suis-je donc si ignoble ?

— Et vous avez aussi quelque chose de la manière avec laquelle cet animal fait ses coups : vous ne donnez aucun avertissement ; vous venez sournoisement par derrière, saisissez fort et ne démordez pas.

— Vous n’avez pu remarquer rien de semblable dans ma conduite : en votre présence je n’ai pas été un bouledogue.

— Votre silence même indique votre race. Combien en général vous parlez peu, et quelle est la profondeur de vos desseins ! Vous voyez de loin ; vous calculez.

— Je connais la façon d’agir de ces gens-là. J’ai eu connaissance de leurs intentions. Ma lettre d’hier soir vous apprenait que Barraclough a été déclaré coupable et condamné à la déportation. Ses associés vont comploter une vengeance ; je préparerai mes plans pour la déjouer, ou tout au moins pour y faire tête : voilà tout. Maintenant que je vous ai donné l’explication la plus claire que j’ai pu, dois-je espérer que vous m’accorderez votre approbation ?

— Je serai à vos côtés aussi longtemps que vous resterez sur la défensive, oui.

— Bien. Sans aucun appui, et même avec votre opposition ou votre désapprobation, je crois que j’eusse agi précisément comme j’ai l’intention de le faire, mais dans un autre esprit. Je suis maintenant satisfait. En somme, la position me plaît.

— Cela est évident, j’ose le dire ; la besogne que vous avez en perspective vous plaît plus peut-être qu’un contrat avec le gouvernement pour la fourniture de drap des armées.

— C’est vrai.

— Le vieux Helstone serait comme vous. Il est vrai qu’il y a une nuance de différence entre vos motifs : plusieurs nuances peut-être. Parlerai-je à M. Helstone ? Je le ferai, si vous le désirez.

— Agissez comme il vous plaira : votre jugement, miss Keeldar, vous guidera sûrement. Je me reposerais volontiers moi-même sur ce jugement dans une crise plus difficile ; mais je dois vous informer que M. Helstone est un peu en délicatesse avec moi en ce moment.

— Je le sais, j’ai appris tout ce qui concerne vos différends ; soyez sûr qu’ils disparaîtront ; il est impossible qu’il résiste à la tentation d’une alliance dans les circonstances présentes.

— Je serais heureux de l’avoir de mon côté ; il est de pur métal.

— Je le crois comme vous.

— Une vieille lame, et quelque peu rouillée ; mais le tranchant et la trempe sont excellents.

— Eh bien ! vous l’aurez, monsieur Moore, c’est-à-dire si je peux le gagner.

— Qui ne pourriez-vous gagner ?

— Le recteur, peut-être ; mais je ferai tous mes efforts.

— Vos efforts ! Il cédera pour une parole, un sourire.

— Nullement. Il m’en coûtera plusieurs tasses de thé, quelques toasts et une ample mesure de remontrances, de reproches et de persuasions. Mais l’air devient froid.

— Je m’aperçois que vous frissonnez. J’ai peut-être tort de vous retenir ici. Cependant, la soirée est si calme ! je la trouve presque chaude, et une société comme la vôtre est pour moi un plaisir si rare ! Si vous étiez enveloppée d’un châle plus épais ?

— Je pourrais rester plus longtemps et oublier qu’il est tard, ce qui chagrinerait mistress Pryor. Nous avons des habitudes régulières et nous nous couchons de bonne heure à Fieldhead, monsieur Moore ; et je suis sûre que votre sœur fait de même au cottage.

— Oui ; mais Hortense et moi nous nous entendons le mieux du monde, et nous faisons chacun de notre côté ce qui nous plaît.

— Que vous plaît-il de faire ?

— Trois nuits par semaine, je couche à la fabrique : mais je n’ai pas besoin d’un long repos, et, quand la lune brille et que la nuit est douce, souvent je me promène dans les environs de Hollow jusqu’à l’aurore.

— Lorsque j’étais une très-petite fille, monsieur Moore, ma nourrice avait coutume de me réciter des histoires de fées que l’on voyait dans Hollow. C’était avant que mon père bâtît la fabrique, lorsque Hollow était un ravin parfaitement solitaire ; vous tomberez dans leurs enchantements.

— Je crains que ce ne soit déjà fait, dit Moore d’une voix grave.

— Mais il y a des choses pires que des fées dont il faut se garantir, continua miss Keeldar.

— Des choses plus périlleuses ? répondit-il.

— Infiniment plus. Par exemple, aimeriez-vous à rencontrer Michael Hartley, ce fou calviniste, ce tisserand jacobin ? On dit qu’il est adonné au braconnage, et qu’il sort souvent la nuit avec son fusil.

— J’ai eu déjà le bonheur de le rencontrer. Nous eûmes, certaine nuit, une longue argumentation ensemble. Je trouvai ce petit incident étrange et agréable.

— Agréable ! J’admire votre goût ! Michael n’est pas dans son bon sens. Où l’avez-vous rencontré ?

— Dans le lieu le plus profond, le plus ombragé de la gorge, où l’eau coule sous les broussailles. Nous nous assîmes auprès du pont de planches. La lune brillait, mais le ciel était nuageux et il faisait un grand vent. Nous eûmes ensemble une conversation »

— Sur la politique ?

— Et la religion. Je crois que la lune était dans son plein, et Michael était aussi près que possible de la folie : il proféra d’étranges blasphèmes dans sa manière antinomienne.

— Excusez-moi, mais il me semble que vous deviez être presque aussi fou que lui, de demeurer là à l’écouter.

— Il y a un sauvage intérêt à ses divagations. Cet homme serait à moitié poëte, s’il n’était tout à fait maniaque ; ce serait peut-être un prophète, s’il n’était un débauché. Il m’informa solennellement que l’enfer était mon lot inévitable, qu’il lisait sur mon front le sceau de la bête, que j’étais maudit depuis le commencement. La vengeance de Dieu, dit-il, se préparait à tomber sur moi, et il affirma que, pendant la nuit, une vision lui avait révélé la manière dont s’accomplirait mon sort, et l’instrument de ma punition. J’aurais voulu en apprendre davantage, mais il me quitta avec ces mots : « Le moment n’est pas arrivé. »

— L’avez-vous jamais revu, depuis ?

« Environ un mois après, en revenant du marché, je le rencontrai en compagnie de Barraclough, tous deux dans un état fort avancé d’ivresse. Ils m’accostèrent comme si j’eusse été Satan, me criant retro et demandant à grands cris d’être délivrés de la tentation. Une autre fois, quelques jours après, Michael se présenta à la porte du comptoir, sans chapeau et en manches de chemise, son castor et son habit ayant été retenus au cabaret comme garantie ; l’agréable message qu’il apportait était qu’il engageait M. Moore à mettre ses affaires en ordre, parce que son âme ne tarderait pas à lui être redemandée.

— Comprenez-vous ces choses ?

— Le pauvre diable buvait depuis des semaines et était arrivé à un état voisin de la folie furieuse.

— Il n’en est que plus capable de mettre à exécution ses sinistres prophéties.

— Il serait absurde de se laisser affecter par de semblables incidents.

— Monsieur Moore, retournez chez vous.

Si tôt ?

— Descendez droit à travers les champs ; ne suivez pas le chemin entre les haies et ne tournez pas autour des plantations.

— Il est encore de bonne heure.

— Il est tard ; pour ma part, je rentre. Voulez-vous me promettre de ne pas vous promener dans les environs de Hollow, cette nuit ?

— Si vous le désirez !

— Je le veux. Est-ce que vous considérez la vie comme sans valeur ?

— Point du tout ; au contraire, depuis peu je trouve que mon existence a une valeur inestimable.

— Depuis peu ?

— Ma vie n’est plus sans but et sans espérance, maintenant, comme elle était il y a trois mois. J’étais en train de me noyer et il me tardait même que ce fût fini. Tout à coup une main me fut tendue, une main si délicate que j’osai à peine m’y confier : sa force cependant m’a arraché à la ruine.

— Êtes-vous réellement sauvé ?

— Pour le moment : votre assistante m’a créé une nouvelle chance.

— Vivez pour en profiter, et ne vous offrez pas comme cible à Michael Hartley. Bonsoir. »

Miss Helstone avait promis de passer la soirée du lendemain à Fieldhead, et elle tint sa promesse. Les heures qui s’écoulèrent dans l’intervalle furent tristes. Elle en passa une grande partie renfermée dans sa chambre, n’en sortant que pour joindre son oncle aux repas, et prévenant les questions de Fanny en lui disant qu’elle était occupée à changer la forme d’une robe, et qu’elle préférait coudre à l’étage supérieur, pour éviter d’être interrompue.

Elle s’occupa en effet de couture ; elle poussa continuellement et sans relâche son aiguille : mais le travail de son cerveau était plus rapide que celui de ses doigts. De nouveau et plus vivement que jamais elle désira une occupation fixe, quelque rude, quelque ennuyeuse qu’elle pût être. Elle résolut d’en entretenir de nouveau son oncle, mais auparavant elle voulait consulter mistress Pryor. Sa tête travaillait à imaginer des projets avec autant de diligence que ses doigts à plisser et à coudre le léger tissu de mousseline de la robe d’été étendue sur la couche au pied de laquelle elle était assise. De temps à autre, pendant cette double occupation, une larme remplissait ses yeux et tombait sur ses mains actives. Mais ce signe d’émotion était rare et promptement effacé : la douloureuse angoisse passait, le brouillard qui obscurcissait sa vue se dissipait ; elle reprenait son aiguille et continuait son travail.

Vers la fin de l’après-midi, elle s’habilla elle-même : elle se rendit à Fieldhead, et fit son apparition au vieux parloir juste au moment où l’on servait le thé. Shirley lui demanda pourquoi elle venait si tard.

« Parce que j’ai fait moi-même ma robe. Ces beaux jours resplendissants de soleil me faisaient rougir de mon mérinos d’hiver ; ainsi je me suis confectionné un vêtement plus léger.

— Dans lequel vous êtes comme j’aime à vous voir, dit Shirley. Vous avez l’air d’une petite lady, Caroline ; n’est-ce pas, mistress Pryor ? »

Mistress Pryor ne faisait jamais de compliments, et rarement se permettait des remarques, favorables ou autres, sur l’extérieur de quelqu’un. Dans l’occasion présente, elle écarta seulement les boucles de Caroline de ses tempes lorsque celle-ci prit un siège auprès d’elle, caressa son profil ovale et dit : « Vous maigrissez un peu, ma chérie ; vous êtes plus pâle que d’habitude. Dormez-vous bien ? Vos yeux ont une certaine expression de langueur. » Et elle le regardait avec un regard plein d’anxiété.

« J’ai parfois de tristes songes répondit Caroline, et, s’il m’arrive de demeurer éveillée une heure ou deux de la nuit, je pense continuellement que la rectorerie est une lugubre demeure. Vous savez qu’elle est très-près du cimetière. Le derrière de la maison est fort ancien, et l’on dit que les cuisines qui sont dans cet endroit étaient autrefois encloses dans le cimetière, et qu’il y a des tombes au-dessous. Je voudrais bien quitter la rectorerie.

— Ma chère, vous n’êtes sûrement pas superstitieuse ?

— Non, mistress Pryor, mais il me semble que je deviens ce que l’on appelle nerveuse. Je vois les choses sous un plus sombre aspect qu’autrefois ; j’ai des peurs que je n’ai jamais eues, non de revenants, mais de présages funestes, de désastreux événements ; j’ai sur l’esprit un poids inexprimable dont je ne puis arriver à me débarrasser.

— C’est étrange ! s’écria Shirley. Je n’éprouve jamais cela. »

Mistress Pryor garda le silence.

« Le beau temps, les belles journées, les scènes les plus ravissantes, n’ont aucun charme pour moi, continua Caroline. Les calmes soirées ne peuvent me donner la tranquillité ; la clarté de la lune, que je trouvais douce, maintenant me semble triste. Est-ce là une faiblesse d’esprit, mistress Pryor, ou autre chose ? Je ne puis le dire. Je lutte souvent contre cet état ; je fais appel à la raison, mes efforts et ma raison n’y peuvent rien.

— Vous devriez prendre plus d’exercice, dit mistress Pryor.

— De l’exercice ! j’en prends suffisamment ; j’en prends jusqu’à ce que je me sente défaillir.

— Ma chère, vous devriez quitter la rectorerie.

— Mistress Pryor, j’aimerais à quitter la rectorerie, mais non dans un but d’excursion ou de visite. Je voudrais être gouvernante comme vous l’avez été. Vous m’obligeriez beaucoup si vous vouliez parler à mon oncle à ce sujet.

— Absurdité ! interrompit Shirley. Quelle idée ! Être gouvernante ! mieux vaut cent fois être esclave ! Où est la nécessité de cela ? Pourquoi une résolution si extrême ?

— Ma chère, dit mistress Pryor, vous êtes trop jeune pour être gouvernante, et vous n’avez pas la force nécessaire ; les devoirs d’une gouvernante sont souvent pénibles.

— Et je crois avoir besoin de pénibles devoirs pour m’occuper.

— Pour vous occuper ! s’écria Shirley. Et quand êtes-vous oisive ? Je n’ai jamais vu une fille plus industrieuse que vous : vous êtes constamment au travail. Allons, venez vous asseoir à côté de moi, et prenez un peu de thé pour vous remettre. Vous ne tenez pas beaucoup à mon amitié, puisque vous désirez déjà me quitter ?

— J’y tiens beaucoup, au contraire, Shirley, et je ne désire pas vous quitter. Je ne trouverai jamais une amie si chère. »

À ces mots, miss Keeldar mit sa main dans celle de Caroline avec un mouvement plein d’affection, parfaitement secondé par l’expression de son visage.

« Si vous pensez ainsi, vous ferez mieux de faire plus de cas de moi et ne pas songer à me fuir. Je n’aime pas à me séparer de ceux à qui je me suis attachée. Mistress Pryor me parle quelquefois de me quitter, et dit que je pourrais faire une plus avantageuse liaison que la sienne. Je pourrais penser tout aussi bien à échanger une mère à la vieille mode contre quelque chose de fashionable et à la mode du jour. Pour vous, je commençais à me flatter que nous étions véritablement amies ; que vous aimiez Shirley presque autant que Shirley vous aime, et elle ne met pas de bornes à son amitié.

— J’aime Shirley : je l’aime chaque jour davantage ; mais cela ne me rend ni forte ni heureuse.

— Et cela vous rendrait-il forte et heureuse, de partir et d’aller vivre dans la dépendance parmi des étrangers ? Non assurément, et ce n’est pas une expérience à tenter. Je vous dis qu’elle ne réussirait pas : il n’est pas dans votre nature de supporter la vie désolée que mènent généralement les gouvernantes ; vous tomberiez malade ; je n’en veux plus entendre parler. »

Et miss Keeldar s’arrêta, après avoir prononcé cette prohibition d’un ton fort décidé. Bientôt elle continua d’un ton encore quelque peu courroucé :

« Oui, c’est maintenant mon plaisir de chaque jour de regarder si je n’aperçois pas le petit chapeau et l’écharpe de soie briller à travers les arbres de l’avenue, et d’apprendre que ma calme, rusée et méditative compagne et conseillère vient vers moi ; que je vais l’avoir assise en face de moi, pour la regarder, lui parler, ou la laisser seule, comme il plaira à nous deux. C’est peut-être là un langage égoïste, je le sais ; mais ce sont les paroles qui me viennent naturellement sur les lèvres, et je les prononce.

— Je vous écrirais, Shirley.

— Et que sont les lettres ? seulement une sorte de pis aller. Buvez du thé, Caroline : mangea quelque chose, vous ne mangez rien ; riez, soyez joyeuse, et restez à la maison. »

Miss Helstone secoua la tête et soupira. Elle comprenait quelle difficulté elle aurait à persuader qui que ce fût de l’assister ou de l’approuver dans ce changement de vie qu’elle croyait nécessaire. S’il lui était seulement donné de suivre son propre jugement, elle pensait qu’elle serait capable de trouver peut-être un rude mais efficace remède à ses souffrances ; mais ce jugement, fondé sur des circonstances qu’elle ne pouvait entièrement expliquer à personne, et moins à Shirley qu’à tout autre, semblait à tous les yeux, excepté aux siens, incompréhensible et fantasque, et était combattu en conséquence.

Il n’y avait réellement aucune nécessité pécuniaire présente qui pût la forcer à quitter une maison confortable et à « prendre une situation ; » et il y avait toute probabilité que son oncle pourrait de quelque façon pourvoir d’une manière permanente à ses besoins. Ainsi pensaient ses amis, et, aussi loin que leurs lumières permettaient de voir, ils raisonnaient juste ; mais des étranges souffrances de Caroline, qu’elle désirait si ardemment surmonter ou fuir, ils n’avaient aucune idée ; de ses nuits de tortures et de ses jours tourmentés, ils n’avaient aucun soupçon. C’était impossible à expliquer ; attendre et souffrir était son seul plan. Beaucoup de ceux qui manquent de nourriture et de vêtements ont une existence plus gaie, de plus brillantes perspectives qu’elle. Beaucoup, harassés par la pauvreté, sont dans une moins affligeante détresse.

« Est-ce que votre esprit est enfin calmé ? demanda Shirley, Consentiriez-vous à demeurer à la maison ?

— Je ne la quitterai pas contre le gré de mes amis, répondit-elle ; mais je pense qu’il viendra un temps où ils seront obligés de penser comme moi. »

Pendant cette conversation, mistress Pryor paraissait embarrassée. L’extrême réserve qui lui était habituelle lui permettait rarement de parler avec liberté ou d’interroger avec persistance. Il lui arrivait de penser à une foule de questions qu’elle ne se hasardait jamais à poser, de formuler dans son esprit des avis qu’elle ne donnait jamais. Si elle avait été seule avec Caroline, elle eût peut-être dit quelque chose sur la question agitée : la présence de miss Keeldar, si accoutumée qu’elle y fût, lui ferma la bouche. En cette circonstance, comme en mille autres, d’inexplicables scrupules l’empêchèrent d’intervenir. Elle montrait seulement son intérêt pour miss Helstone d’une manière indirecte, lui demandant si le feu était trop vif, plaçant un écran entre sa chaise et le foyer, fermant une fenêtre d’où lui semblait venir un courant d’air, et la regardant sans cesse d’un œil inquiet. Shirley reprit :

« Après avoir détruit votre plan, dit-elle, ce que j’espère avoir fait, j’en ai imaginé un à moi. Chaque été je fais une excursion. Cette saison, je me propose de passer deux mois soit aux lacs d’Écosse, soit à ceux d’Angleterre : c’est-à-dire, si vous consentez à m’accompagner ; si vous refusez, je ne bougerai pas d’une semelle.

— Vous êtes bien bonne, Shirley.

— Je serais très-bonne, si vous vouliez me le permettre : j’ai toutes dispositions à être bonne. C’est mon malheur et mon habitude, je le sais, de me croire supérieure à tout le monde ; mais qui ne me ressemble un peu sous ce rapport ? Cependant, lorsque le capitaine Keeldar possède son confortable et est pourvu de tout ce qu’il désire, y compris un aimable et sensible camarade, il éprouve le plus vif plaisir à faire tous ses efforts pour rendre ce camarade heureux. Et ne serons-nous pas bien heureuses, Caroline, dans les Highlands ? Nous irons aux Highlands. Si vous pouvez supporter un voyage en mer, nous visiterons les îles : les Hébrides, l’Ile de Shetland, etc. Ces voyages vous réjouiraient, je le vois. Mistress Pryor, je vous prends à témoin : son visage s’anime à leur seule mention.

— J’aimerais beaucoup ce voyage, » répondit Caroline, que l’idée de cette excursion semblait faire revivre.

Shirley se frottait les mains.

« Allons, je peux enfin accomplir un bienfait, s’écria-t-elle. Je peux faire une bonne action avec ma fortune. Mes mille livres sterling de rente ne sont plus seulement des banknotes malpropres et de jaunes guinées (j’en dois parler respectueusement cependant, car je les adore) ; mais elles sont peut-être la santé du malade, la force pour le faible, la consolation pour l’affligé. J’étais résolue à faire de cette fortune quelque chose de meilleur que d’habiter une belle maison ou de porter des robes de soie ; à en tirer autre chose que la déférence de mes connaissances et l’hommage de pauvres. Voici l’occasion de commencer. Cet été, Caroline, mistress Pryor et moi, nous embarquons sur l’Atlantique, nous allons au delà de l’île Shetland, peut-être jusqu’aux Îles Feroe. Nous verrons des veaux marins dans Suderoe, et certainement des sirènes dans Stromoe. Caroline rit, mistress Pryor ; je l’ai fait rire ; je lui ai fait du bien.

— Je me réjouis de ce voyage, Shirley, dit de nouveau miss Helstone. Il me tarde d’entendre le bruit des vagues, les vagues de l’Océan, et de les voir telles que je les ai imaginées dans mes rêves, comme des monticules de lumière verte secoués par l’orage, parsemés de guirlandes d’écume plus blanches que les lis. J’aimerai à côtoyer les rives de ces petites îles rocheuses, où les oiseaux de mer vivent et multiplient sans être inquiétés. Nous serons sur la trace des vieux Scandinaves, des hommes du Nord. Nous découvrirons presque les côtes de Norvège. J’éprouve à votre proposition un plaisir indéfinissable et vague, mais réel.

— Maintenant, la nuit, dans vos heures d’insomnie, penserez-vous à Fitful-Head, aux mouettes qui voltigent en criant autour de son pic, aux vagues qui viennent se briser sur sa base, plutôt qu’aux tombeaux sous la cuisine de la rectorerie ?

— J’essayerai ; et, au lieu de méditer sur des restes de suaires, des débris de cercueils et des os humains, je penserai aux phoques couchés au soleil, sur une côte solitaire où jamais chasseur ni pêcheur n’abordèrent ; aux crevasses de rochers remplies d’œufs semblables à des perles ; aux oiseaux couvrant les sables blancs de leurs troupeaux heureux.

— Et que deviendra ce poids inexprimable que vous disiez avoir sur votre esprit ?

— J’essayerai de l’oublier dans la contemplation du pouvoir exercé par le Grand-Abîme sur un troupeau de baleines se précipitant de la zone glaciale à travers les flots livides, au nombre de cent peut-être, se vautrant et se roulant dans le sillon creusé par un vieux patriarche d’une dimension assez énorme pour qu’il ait été créé avant le flot lui-même : créature semblable à celle que le pauvre Smart avait dans l’esprit lorsqu’il dit :


Strong against tide, the enormous whale,
Emerges as he goes…

— J’espère que notre barque ne rencontrera aucun écueil semblable au troupeau, comme vous l’appelez, Caroline (je suppose que vous vous imaginez les mammouths de la mer paissant autour de la base « des éternelles montagnes, » dévorant leur étrange provende dans les immenses vallées au-dessus desquelles la mer roule ses flots). Je n’aimerais pas que notre barque fût renversée par le vieux patriarche.

— Il me semble que vous vous attendiez à voir des sirènes, Shirley ?

— Une, tout au moins : il m’en faut absolument une. Et voici la manière dont elle apparaîtra : je me promène seule sur le pont, à une heure avancée d’une soirée d’août, par un splendide clair de lune. À la surface de la mer se lève quelque chose de blanc que la lune éclaire. Cet objet brille et disparaît. Il s’élève de nouveau : il me semble que je l’entends crier d’une voix articulée. Je vous appelle, je vous montre une forme, blanche comme l’albâtre, sortant des flots brumeux. Toutes deux nous voyons ses longs cheveux, son bras blanc levé, son visage ovale brillant comme une étoile. Elle glisse plus près de nous : on distingue alors clairement un visage humain, un visage dans le style du vôtre (excusez le mot, il convient parfaitement), dont la pâleur ne défigure nullement les traits réguliers et purs. Elle nous regarde, mais avec des yeux différents des nôtres. Je vois un éclat surnaturel dans ce regard cauteleux. Si nous étions hommes, nous nous élancerions à ce signe ; nous affronterions les flots pour l’amour de la froide enchanteresse ; mais nous sommes femmes, et nous sommes en sûreté, quoique non sans frayeur. Elle comprend pourquoi notre regard n’est point ému ; elle se sent impuissante : la colère plisse son front ; elle ne peut nous charmer, elle nous épouvantera. Elle s’élève très-haut, et sa forme entièrement visible glisse sur le sommet de la sombre vague. Terreur tentatrice ! monstrueuse image de nous-mêmes ! N’êtes-vous pas heureuse, Caroline, lorsqu’à la fin, avec un cri perçant, elle disparaît dans l’abîme ?

— Mais, Shirley, elle n’est pas comme nous : nous ne sommes pas des tentatrices, des terreurs, des monstres.

— Quelques-unes de notre sexe, dit-on, sont tout cela. Ce sont les hommes qui donnent à la femme, en général, de semblables attributs.

— Mes chères, interrompit mistress Pryor, ne vous apercevez-vous pas que votre conversation, depuis dix minutes, tourne singulièrement à la fantaisie ?

— Mais il n’y a aucun mal dans nos fantaisies, n’est-ce pas votre avis, madame ?

— Nous savons que les sirènes n’existent pas : pourquoi en parler comme si elles existaient ? Quel intérêt pouvez-vous trouver à parler d’êtres imaginaires ?

— Je ne sais, dit Shirley.

— Ma chère, je crois que quelqu’un vient d’arriver. J’ai entendu un pas dans l’avenue pendant que vous causiez ; n’est-ce pas la porte du jardin qui crie ? »

Shirley s’avança vers la fenêtre.

« Oui, c’est quelqu’un, » dit-elle en se retournant tranquillement ; et, comme elle reprenait son siège, une légère rougeur colorait son visage pendant qu’un rayon tremblant animait et adoucissait son œil. Elle porta sa main à son menton, abaissa son regard, et parut réfléchir en attendant.

On annonça M. Moore, et Shirley se retourna lorsqu’il parut à la porte. Sa stature paraissait très-élevée, comparée à celle des trois femmes, dont aucune ne dépassait la taille moyenne. Depuis un an on ne lui avait jamais vu aussi bonne mine ; une espèce de jeunesse ressuscitée brillait dans ses yeux et dans son teint ; une espérance fortifiante et un dessein arrêté soutenaient sa démarche ; son attitude annonçait encore la fermeté, mais non l’austérité : il semblait aussi joyeux qu’il était animé.

« J’arrive à l’instant de Stilbro’, dit-il à miss Keeldar en la saluant, et j’ai voulu vous faire connaître le résultat de ma mission.

— Vous avez bien fait de ne pas me tenir en suspens, dit-elle, et votre visite arrive à propos. Asseyez-vous : nous n’avons pas encore fini de prendre le thé. Êtes-vous assez Anglais pour aimer le thé ? ou êtes-vous un fidèle adhérent du café ?

Moore accepta du thé.

« Je suis en train de me naturaliser Anglais, dit-il ; mes habitudes étrangères me quittent une à une. »

Ensuite il présenta ses respects à mistress Pryor, et les présenta bien, avec une grave modestie qui convenait à son âge, comparé au sien. Puis il regarda Caroline, non cependant pour la première fois, son regard était tombé sur elle auparavant ; il s’inclina devant elle qui était assise, lui donna sa main, et lui demanda comment elle se portait. Le jour de la fenêtre ne tombait pas sur miss Helstone, elle lui tournait le dos : une calme réponse presque à voix basse, une contenance immobile et la protection du crépuscule qui arrivait, dérobèrent aux yeux tout traître symptôme. Personne n’eût pu affirmer qu’elle avait tremblé ou rougi, que son cœur avait tressailli, ses nerfs frissonné. Jamais accueil montrant moins d’effusion ne fut échangé. Moore prit la chaise vide à côté d’elle, en face de miss Keeldar. Il s’était bien placé : sa voisine, protégée par ce voisinage si rapproché, et abritée de plus par l’obscurité qui devenait de plus en plus intense, domina bientôt ses sentiments, qui s’étaient mis en insurrection à l’annonce de son arrivée. »

Moore adressa la parole à miss Keeldar.

« J’allai à la caserne, dit-il, et j’eus une entrevue avec le colonel Ryde. Il approuva mes plans, et me promit le secours dont j’avais besoin ; il m’offrit même une force plus nombreuse que celle qu’il me fallait. Une demi-douzaine d’hommes suffiront. Je me soucie peu de me faire gruger par les habits rouges : j’en ai besoin pour l’apparence plus que pour toute autre chose ; ma principale confiance est dans mes auxiliaires civils.

— Et dans leur capitaine, dit Shirley.

— Quoi, le capitaine Keeldar ? demanda Moore, en souriant légèrement et sans lever les yeux : le ton de raillerie avec lequel il dit cela était très-respectueux et à peine visible.

— Non, dit Shirley, en répondant au sourire ; le capitaine Gérard Moore, qui compte beaucoup sur son bras, je crois.

— Armé de l’aune de son comptoir, » ajouta Moore. Reprenant sa gravité habituelle, il continua :

« J’ai reçu par le courrier de ce soir une note du ministre de l’intérieur en réponse à la mienne ; il paraît qu’ils sont inquiets sur l’état des affaires ici dans le Nord : ils blâment la mollesse et la pusillanimité des propriétaires de fabriques ; ils disent, comme j’ai toujours dit, que l’inaction, dans les circonstances présentes, est criminelle ; que la couardise est de la cruauté, puisque toutes deux peuvent seulement encourager le désordre, et conduire finalement à de sanguinaires explosions. Voici la note. Je l’ai apportée pour que vous en preniez lecture, et voici un paquet de journaux contenant de plus amples détails sur ce qui se passe dans Nottingham, Manchester et ailleurs. »

Il plaça lettres et journaux devant miss Keeldar. Pendant qu’elle les parcourait, il prit son thé tranquillement ; mais, bien que sa langue fût au repos, il n’en était pas de même de ses facultés observatrices. Mistress Pryor, assise sur le second plan, ne se trouvait pas dans le rayon de son regard ; mais les deux jeunes filles en avaient le complet bénéfice.

Miss Keeldar, placée directement en face de lui, était vue sans effort ; et, comme ce qui restait encore de jour, reflet doré du couchant, tombait sur elle, sa forme se détachait en relief de la sombre boiserie de la salle. Les joues fraîches de Shirley gardaient encore l’empreinte de la rougeur qui les avait couvertes quelques minutes auparavant. Les cils noirs de ses yeux baissés pendant qu’elle lisait, la sombre mais délicate ligne de ses sourcils, le lustre presque noir de ses cheveux bouclés, faisaient ressembler, par le contraste, son teint animé à une belle rose sauvage. Il y avait une grâce naturelle dans son attitude, et un effet artistique dans les plis amples et brillants de sa robe de soie, d’une mode simple, mais presque splendide par l’éclat changeant de ses nuances, la chaîne et la trame étant de teintes foncées et changeant comme le col d’un faisan. Un bracelet étincelait sur son bras et produisait le contraste de l’or et de l’ivoire : il y avait quelque chose de brillant dans l’ensemble de ce tableau. Il est à supposer que Moore pensait ainsi, car son œil s’y arrêta longtemps ; mais il permettait rarement à ses sentiments ou à ses opinions de se révéler sur, son visage : son tempérament comportait une certaine dose de flegme, et il préférait un air peu démonstratif, non dur mais sérieux, à tout autre.

Caroline étant placée à son côté, il ne pouvait la voir en regardant droit devant lui : il fut donc obligé de manœuvrer un peu pour la faire tomber dans le rayon de son observation : il s’appuya en arrière sur sa chaise, et la regarda. Ni lui ni personne n’eût pu découvrir rien de brillant dans miss Helstone. Assise dans l’ombre, sans fleurs ni ornements, vêtue de mousseline sans aucune autre couleur que d’étroites raies de pâle azur, son teint sans rougeur et sans animation, la couleur brune de ses cheveux et de ses yeux invisible par cette faible lumière, elle était, comparée à l’héritière, comme une gracieuse esquisse à côté d’un tableau aux vives couleurs. Depuis la dernière fois que Robert l’avait vue, un grand changement s’était opéré en elle. S’aperçut-il de ce changement, c’est ce qu’il est impossible de savoir, car il n’en dit rien.

« Comment va Hortense ? demanda doucement Caroline.

— Très-bien ; mais elle se plaint de son inaction ; elle regrette votre absence.

— Dites-lui que je regrette de ne pas la voir, et que j’écris un morceau de français chaque jour.

— Elle demandera si vous lui envoyez vos amitiés ; elle est toujours singulière sur ce point : vous savez qu’elle aime les attentions.

— Mes meilleures amitiés, mes plus sincères ; et dites-lui que, si elle a le temps de m’écrire un petit mot, je serai heureuse d’apprendre de ses nouvelles.

— Et si j’oublie ? Je ne suis pas un bien sûr messager de compliments.

— Non, n’oubliez pas, Robert ; cela n’est pas un compliment, c’est bien sérieux.

— Et doit en conséquence être dit ponctuellement.

— S’il vous plaît.

— Hortense va être sur le point de verser des larmes. Elle est très-sensible au sujet de son élève ; cependant elle vous reproche quelquefois d’obéir trop littéralement aux injonctions de votre oncle. L’affection, comme l’amour, est injuste quelquefois. »

Caroline ne fit aucune réponse à cette observation : car son cœur était troublé, et, si elle l’eût osé, elle aurait porté son mouchoir à ses yeux. Si elle l’eût osé aussi, elle aurait avoué que les fleurs du jardin du cottage lui étaient chères ; que le petit parloir de cette maison était son paradis terrestre ; qu’elle désirait aussi ardemment y retourner que la première Femme, dans son exil, avait désiré revoir l’Éden. N’osant pas, cependant, dire ces choses, elle se tut : elle demeura tranquillement assise à côté de Robert, attendant qu’il voulût bien dire encore quelque chose. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était trouvée auprès de lui, que sa voix ne lui avait adressé la parole. Pouvait-elle, avec quelque apparence de probabilité, même de possibilité, imaginer que cette rencontre lui avait causé du plaisir ? Quant à elle, elle en avait éprouvé du bonheur. Cependant, quoiqu’elle doutât que Robert eût eu du plaisir à cette rencontre, et malgré sa crainte qu’il en fût contrarié, elle accepta le bienfait de cet incident, comme un oiseau captif accepte la clarté du soleil dans sa cage : il était inutile d’argumenter contre le sentiment de son bonheur présent ; être près de Robert, c’était revivre.

Miss Keeldar avait fini sa lecture.

« Et êtes-vous joyeux ou attristé de ces menaçantes nouvelles ? demanda-t-elle à son tenancier.

— Ni l’un ni l’autre précisément : mais certainement je suis éclairé. Je vois que notre seule ressource est la fermeté. Je vois qu’une attitude rigoureuse et résolue est le meilleur moyen d’éviter des collisions sanglantes. »

Alors il lui demanda si elle avait remarqué certain paragraphe particulier, et, sur sa réponse négative, il se leva pour le lui montrer ; il continua la conversation debout devant elle. D’après ce qu’il lui disait, il était évident que tous deux appréhendaient des troubles dans le voisinage de Briarfield, bien que la manière dont ces troubles devaient éclater ne fût pas spécifiée. Ni Caroline ni mistress Pryor ne firent de questions : le sujet ne paraissait pas mûr pour la libre discussion ; et miss Keeldar et son tenancier purent garder pour eux les détails sans être importunés par la curiosité de leurs auditeurs.

Miss Keeldar, en parlant à M. Moore, prenait un ton à la fois animé et plein de dignité, confidentiel et réservé. Cependant, lorsque les lumières furent apportées, que le feu fut ranimé et que la clarté ainsi reproduite rendit visible l’expression de son visage, vous eussiez pu y lire sur ses traits l’intérêt, la vie, l’animation : il n’y avait aucune coquetterie dans sa conduite ; ce qu’elle éprouvait pour Moore, elle l’éprouvait sérieusement. Ses sentiments à lui étaient sérieux aussi, et ses vues arrêtées, apparemment, car il ne faisait aucun effort pour attirer à lui, éblouir et produire de l’impression. Il conservait cependant toujours un petit air d’autorité : car sa voix grave, quoique doucement modulée, son esprit quelque peu rude, de temps à autre, quoique sans intention et involontairement, dominaient par le ton ou par quelque phrase péremptoire les accents plus doux et la nature fière mais susceptible de Shirley. Miss Keeldar paraissait heureuse de converser avec lui, et son plaisir semblait double : le plaisir du passé et du présent, du souvenir et de l’espérance.

Ce que je viens d’exprimer, ce sont les propres idées de Caroline sur Shirley et M. Moore. Elle éprouvait ce qui vient d’être décrit. Avec ce sentiment, elle s’efforçait de ne pas souffrir, mais souffrait amèrement néanmoins. Quelques minutes auparavant, son cœur affamé avait savouré une parcelle de nourriture qui, si elle lui eût été librement donnée, eût pu ramener une abondance de vie là où la vie allait défaillir ; mais le généreux repas lui avait été arraché, placé devant une autre, et elle restait la spectatrice du banquet.

L’horloge sonna huit heures : c’était l’heure pour Caroline de rentrer à la maison. Elle plia son ouvrage, plaça la broderie, les ciseaux, l’étui dans son sac ; elle dit à mistress Pryor un tranquille bonsoir, recevant en retour une pression de main plus chaleureuse que d’habitude ; elle s’avança vers miss Keeldar.

« Bonsoir, Shirley. »

Shirley tressaillit.

« Quoi ! si tôt ? Est-ce que vous partez déjà ?

— Il est neuf heures passées.

— Je n’entends jamais l’horloge. Vous viendrez encore demain ; et vous serez heureuse cette nuit, n’est-ce pas ? Souvenez-vous de nos plans.

— Oui, dit Caroline, je ne les ai pas oubliés. »

Son esprit lui faisait craindre que ni ces plans ni aucun autre ne pussent lui rendre d’une manière permanente sa tranquillité mentale. Elle se tourna vers Robert, qui se tenait tout près derrière elle ; au moment où elle levait les yeux, la lumière des bougies qui étaient sur la cheminée tomba en plein sur son visage : la pâleur, le changement de ce visage, apparurent alors avec toute leur triste signification. Robert avait de bons yeux, et eût pu voir ce changement ; rien cependant n’indiqua qu’il le vît.

« Bonsoir ! dit-elle tremblante comme une feuille, en lui offrant avec hâte sa main amaigrie, et paraissant empressée de se séparer de lui.

— Vous retournez à la maison ? demanda-t-il sans toucher sa main.

— Oui.

— Fanny est-elle venue vous chercher ?

— Oui.

— Je puis vous accompagner une partie du chemin ; non jusqu’au presbytère, cependant, de peur que mon vieil ami Helstone ne me tire un coup de fusil de sa fenêtre. »

Il prit son chapeau en riant.

Caroline parla de dérangement inutile : il lui dit de mettre son chapeau et son châle. Elle se trouva prête à l’instant, et ils furent bientôt tous deux en plein air. Moore prit sa main sous son bras, de la même manière qu’autrefois, de cette manière qu’elle trouvait toujours si aimable.

« Vous pouvez aller devant, Fanny, dit-il à la servante ; nous vous rattraperons. » Et lorsqu’elle eut un peu d’avance, il prit la main de Caroline dans la sienne, et lui dit qu’il était très-content de voir qu’elle était une habituée familière à Fieldhead ; qu’il espérait que son intimité avec miss Keeldar continuerait, et qu’une telle société ne pouvait lui être qu’agréable et avantageuse.

Caroline répondit qu’elle aimait Shirley.

« Et il n’y a aucun doute que l’affection ne soit réciproque, dit Moore ; si elle vous montre de l’amitié, soyez certaine qu’elle est sincère : elle ne peut feindre ; elle méprise l’hypocrisie. Et vous, Caroline, ne vous reverrons-nous plus au cottage de Hollow ?

— Je crois que non, à moins que mon oncle ne change d’avis.

— Êtes-vous bien seule, maintenant ?

— Oui, beaucoup. Je n’éprouve guère de plaisir dans aucune société, excepté celle de miss Keeldar.

— Avez-vous été bien portante, dernièrement ?

— Très-bien.

— Vous devez prendre soin de vous. Surtout ne négligez pas l’exercice. Savez-vous qu’il me semblait que vous étiez un peu changée, un peu maigre et pâle ? Votre oncle est-il bon pour vous ?

— Oui ; il est ce qu’il est toujours.

— Pas trop tendre, vous voulez dire ; pas trop empressé, ni attentif. Et quel mal avez-vous, alors ? Dites-le-moi, Lina.

— Rien, Robert ; mais sa voix tremblait.

— C’est-à-dire rien que vous veuillez me confier ; je ne dois pas être dans votre confidence. La séparation doit-elle donc nous rendre tout à fait étrangers ?

— Je ne sais. Je le crains presque quelquefois.

— Mais elle ne doit point avoir cet effet. Doit-on oublier les vieilles connaissances, les jours passés ?

— Robert, je n’oublie pas.

— Il y a deux mois, je crois, Caroline, que vous n’êtes venue au cottage ?

— Que je n’y suis entrée, oui.

— Êtes-vous venue quelquefois de ce côté, dans vos promenades ?

— Je suis allée en haut des champs quelquefois, le soir, et j’ai regardé en bas. Une fois je vis Hortense dans le jardin, arrosant ses fleurs, et je sais à quelle heure vous allumez votre lampe dans le comptoir. J’ai attendu quelquefois qu’elle brillât, et je vous ai vu vous pencher entre elle et la fenêtre. Je savais que c’était vous ; je pouvais presque distinguer les contours de votre personne.

— Je m’étonne de ne vous avoir jamais rencontrée. Je me promène de temps en temps jusqu’en haut des champs de Hollow, après le coucher du soleil.

— Je le sais ; j’aurais presque pu vous parler un soir : vous passiez si près de moi !

— Vraiment ! Je passai près de vous et je ne vous vis pas ? Étais-je seul ?

— Je vous ai vu deux fois ; ni l’une ni l’autre fois vous n’étiez seul.

— Qui était mon compagnon ? Probablement nul autre que Joe Scott, ou ma propre ombre, au clair de lune.

— Non : ni Joe Scott ni votre ombre, Robert. La première fois vous étiez avec M. Yorke, et la seconde fois, ce que vous appelez votre ombre était une forme qui avait un front blanc et des cheveux noirs, et un brillant collier autour du cou ; mais je ne fis que vous entrevoir, ainsi que votre jolie ombre ; je ne demeurai point pour entendre votre conversation.

— Il paraît que vous marchez invisible. J’ai remarqué un anneau à votre doigt, ce soir. Serait-ce l’anneau de Gygès ? Désormais, lorsque je serai assis seul dans mon comptoir, à la fin de la nuit, je m’imaginerai que Caroline est peut-être là, appuyée sur mon épaule, lisant avec moi dans le même livre, ou assise à côté de moi, occupée de sa tâche ordinaire, et de temps en temps levant sur mon visage ses yeux invisibles pour y lire mes pensées.

— Vous ne devez pas craindre cela. Je ne vais pas près de vous ; je me tiens seulement à l’écart, surveillant ce qui peut vous arriver.

— Lorsque je me promène le long des haies, le soir, après que la fabrique est fermée, ou lorsque la nuit je prends la place du gardien, je pourrais m’imaginer que le mouvement du petit oiseau sur son nid, le bruit de chaque feuille, est un de vos mouvements ; l’ombre des arbres prendra votre forme ; dans les blanches fleurs de l’aubépine il me semblera vous voir, Lina ; je serai hanté par vous.

— Je ne serai jamais où vous ne voudriez pas que je fusse ; je ne verrai ni n’entendrai jamais ce que vous ne voudriez pas qui fût vu ni entendu.

— Je vous verrai dans ma fabrique même, en plein jour. Et vraiment, je vous y ai déjà vue une fois. Il n’y a pas plus d’une semaine, je me tenais debout à l’extrémité d’une de mes longues salles ; des jeunes filles travaillaient à l’autre extrémité, et, parmi une demi-douzaine d’entre elles qui allaient et venaient, je crus voir une figure qui ressemblait à la vôtre. C’était quelque effet produit par une lumière douteuse ou par un éblouissant rayon de soleil. Je marchai vers ce groupe : ce que je cherchais s’était évanoui ; je me trouvai en face de deux grosses luronnes en tablier.

— Je ne vous suivrai jamais dans votre fabrique, Robert, à moins que vous ne m’y appeliez.

— Et ce n’est pas là le seul tour que m’ait joué mon imagination. Un soir que je revenais fort tard du marché, j’entrai dans le parloir du cottage, croyant y trouver Hortense ; mais au lieu d’elle, c’est vous que j’imaginai voir. Il n’y avait pas de lumière dans la chambre : ma sœur l’avait emportée avec elle à l’étage supérieur ; les jalousies n’étaient pas fermées, et les rayons de la lune pénétraient amplement à travers les vitres. Vous étiez là, Lina, dans l’embrasure, vous serrant un peu d’un côté, comme c’est votre habitude. Vous étiez vêtue de blanc, comme je vous ai vue une fois vêtue à une soirée. Pendant une demi-seconde, votre fraîche et vive figure parut tournée vers moi, me regardant ; pendant une demi-seconde, j’eus l’idée de m’avancer vers vous et de vous prendre la main, de vous gronder de votre longue absence et de vous remercier de votre visite. Deux pas en avant rompirent le charme ; la draperie du vêtement changea de forme, les couleurs de votre visage s’évanouirent, et, lorsque je fus à l’endroit où j’avais cru vous voir, je ne trouvai que le contour d’un rideau de mousseline et dans un pot une plante couverte d’abondantes fleurs. Sic transit, etc.

— Ce n’était pas mon fantôme, alors ? Je croyais presque que ce l’était.

— Non : seulement de la gaze, de la poterie et des fleurs roses ; un échantillon des illusions terrestres.

— Je m’étonne que vous trouviez du temps pour de semblables illusions, occupé comme doit l’être votre esprit.

— Et moi aussi. Mais je trouve en moi deux natures, Lina ; une pour le monde et les affaires, et une pour la maison et les loisirs. Gérard Moore est un rude chien, dans la fabrique et au marché : la personne que vous appelez votre cousin Robert est quelquefois un rêveur, qui vit ailleurs que dans la halle aux draps et le comptoir.

— Vos deux natures paraissent être en ce moment parfaitement d’accord. Il me semble que vous êtes en bonne humeur et en bonne santé : vous avez tout à fait perdu cet air harassé qui faisait peine à voir, il y a quelques mois.

— Avez-vous observé cela ? Certainement, je suis débarrassé de quelques difficultés : j’ai évité quelques écueils, et j’ai devant moi une mer plus vaste.

— Et, avec bon vent, vous pouvez espérer maintenant un heureux voyage ?

— Je peux l’espérer, oui ; mais l’espérance est trompeuse : le vent et les flots troublent continuellement la marche du navigateur, et il n’ose chasser de son esprit l’idée d’une tempête.

— Mais vous êtes préparé pour une brise, vous êtes un bon marin, un commandant expérimenté, vous êtes un habile pilote, Robert ; vous résisterez à l’orage.

— Ma cousine a toujours la meilleure opinion de moi, mais je veux prendre ses paroles pour un heureux présage. Je veux penser qu’en la rencontrant ce soir, j’ai rencontré un de ces oiseaux que les navigateurs saluent comme des messagers de bonheur.

— C’est une pauvre messagère de bonheur, que celle qui ne peut rien faire, qui n’a aucun pouvoir. J’ai le sentiment de mon incapacité ; il est inutile de dire que j’ai le désir de vous servir, lorsque je ne puis le prouver. Et cependant j’ai ce désir. Je veux votre succès ; je vous souhaite une grande destinée et un véritable bonheur.

— Quand m’avez-vous désiré autre chose ?… Qu’est-ce que Fanny attend ? Je lui ai dit d’aller devant… Oh ! nous avons atteint le cimetière ; alors, nous allons nous quitter ici : nous aurions pu nous asseoir un peu sous le porche de l’église, si cette fille n’eût pas été avec nous. La nuit est si belle, si douce, si calme ! je n’ai aucune envie de rentrer déjà à Hollow.

— Mais nous ne pouvons pas nous asseoir sous le porche maintenant, Robert. »

Caroline dit cela parce que Moore la dirigeait de ce côté.

« Vous avez raison ; mais dites à Fanny d’entrer ; dites-lui que nous la suivons : quelques minutes de retard ne seront pas remarquées. »

L’horloge sonna alors dix heures.

« Mon oncle va venir faire sa ronde habituelle, et il visite toujours l’église et le cimetière.

— Et quand même cela serait ? Si ce n’était que Fanny sait que nous sommes ici, je trouverais du plaisir à nous amuser un peu avec lui. Nous pourrions être sous la fenêtre du levant, lorsqu’il serait sous le porche : pendant qu’il viendrait par le côté du nord, nous passerions par celui du sud : nous pourrions, s’il nous serrait de trop près, nous cacher derrière quelques-unes des tombes : le grand monument des Wynne que voilà nous offrirait un refuge assuré.

— Robert, quelle joyeuse humeur vous avez ! Partez, partez ! ajouta vivement Caroline, j’entends la porte s’ouvrir.

— Je n’ai pas envie de m’en aller ; au contraire, j’ai envie de rester.

— Vous savez que mon oncle sera furieux : il m’a défendu de vous voir parce que vous êtes un jacobin.

— Un étrange jacobin !

— Partez, Robert, le voici ; je l’entends tousser.

— Diable ! c’est singulier, quelle furieuse envie j’ai de rester.

— Vous vous souvenez de ce qu’il fit à… » commença Caroline, sans oser achever sa phrase, le mot lui semblant éveiller des idées qu’elle n’avait point l’intention de suggérer.

Moore fut moins scrupuleux.

« À l’amoureux de Fanny, dit-il. Il lui fit prendre un bain sous la pompe, n’est-ce pas ? Il éprouverait un grand plaisir à m’en faire autant, j’en suis sûr. J’aimerais assez à provoquer le vieux Turc, non pas contre vous, cependant. Mais il ferait une distinction entre un cousin et un amoureux, qu’en pensez-vous ?

— Vous prendre pour un amoureux ! il n’y pense guère ; votre querelle avec lui est toute politique ; cependant je ne voudrais pas voir s’élargir encore l’abîme qui vous sépare, et mon oncle est si bizarre ! Le voici à la porte du jardin. Je vous en prie, Robert, partez ! »

Ces paroles étaient accompagnées d’un geste et d’un regard suppliants. Moore pressa un instant les mains de Lina dans les siennes, son regard rencontra le sien, il lui dit bonsoir et partit.

Caroline fut un moment à la porte de la cuisine, derrière Fanny ; l’ombre du large chapeau se projeta à l’instant sur une tombe éclairée par la lune ; le recteur sortit de son jardin droit comme un jonc, et s’avança à pas lents, les mains derrière le dos, vers le cimetière. Moore fut presque surpris. Il fut obligé de tourner autour de l’église, puis enfin de cacher sa haute stature derrière l’ambitieux monument des Wynne. Il fut forcé de demeurer là dix minutes, un genou sur le gazon, la tête découverte ; ses yeux noirs étincelaient ; sur ses lèvres se jouait un sourire qui exprimait l’étrangeté de sa position, car le recteur était là, regardant tranquillement les étoiles et prenant une prise de tabac, à deux pas de lui.

Il arriva toutefois que M. Helstone n’avait, ce soir-là, aucun soupçon : car, s’occupant ordinairement fort peu des mouvements de sa nièce, il ne s’était point aperçu de son absence pendant toute la journée, et s’imaginait qu’elle était alors dans sa chambre, occupée à son travail ou à la lecture. Elle y était, en effet, mais absorbée par tout autre chose que ce calme exercice : debout à sa fenêtre, réprimant avec peine les battements de son cœur, son regard suivait avec inquiétude, de derrière la jalousie, les mouvements de son oncle et de son cousin. Enfin elle entendit M. Helstone rentrer, et elle vit son cousin enjamber les tombes et escalader le mur du cimetière. Elle descendit alors pour la prière. Lorsqu’elle retourna dans sa chambre, ce fut pour y retrouver les souvenirs de Robert. Le sommeil fut long à venir ; longtemps elle demeura assise à sa fenêtre, les regards dirigés sur le vieux jardin et la vieille église, sur les tombes éparses çà et là, et éclairées par la tranquille et douce clarté de la lune. Elle suivit la progression de la nuit dans sa course étoilée : son esprit était avec Robert ; elle se croyait à ses côtés ; elle entendait sa voix ; elle avait sa main dans la sienne. Quand l’horloge sonnait, quand un bruit quelconque se faisait entendre, quand une petite souris, depuis longtemps la paisible et familière habitante de sa chambre, et pour laquelle elle n’eût jamais permis à Fanny de tendre une trappe, venait trotter sur sa table-toilette, où étaient déposés sa chaîne, son unique anneau et deux ou trois breloques, pour grignoter un morceau de biscuit placé là à son intention, elle levait alors les yeux et se trouvait rappelée pour un moment à la réalité. Elle disait alors à demi-voix, comme si elle eût craint d’être entendue par quelque censeur caché :

« Je ne me laisse pas aller à de doux rêves d’amour : je suis le cours de mes pensées, seulement parce que je ne peux dormir. D’ailleurs, je sais qu’il épousera Shirley. »

Après que le silence se fut rétabli, que le carillon eut cessé, que sa petite protégée se fut retirée, elle reprit son rêve, s’asseyant de nouveau à côté de sa vision, écoutant sa voix, lui adressant la parole. Cette vision pâlit enfin : à mesure que l’aurore approchait, la disposition des étoiles et les premiers rayons du jour obscurcirent la création de la fantaisie ; les premiers chants des oiseaux couvrirent ses chuchotements. Le chant de son cœur plein de passion et d’intérêt, emporté par le vent du matin, ne fut bientôt plus qu’un vague murmure. La forme qui, vue à la clarté de la lune, avait la vie et le mouvement, l’éclat de la santé et la fraîcheur de la jeunesse, devint froide et terne, comparée aux lueurs pourprées du soleil levant. Le rêve était fini. Caroline se vit seule ; elle se glissa tristement et en grelottant dans sa couche.




CHAPITRE XIII.

Shirley cherche à se sauver par de bonnes œuvres.


« D’ailleurs, je sais qu’il épousera Shirley, furent les premières paroles de Caroline lorsqu’elle s’éveilla le lendemain matin. Et il faut qu’il l’épouse : elle peut lui venir en aide, ajouta-t-elle avec fermeté. Mais lorsqu’ils seront mariés, je serai oubliée, dit-elle aussitôt avec amertume. Je serai oubliée ! Et que ferai-je lorsque mon Robert sera perdu pour moi ? Que deviendrai-je ? Mon Robert ? Oh ! que ne puis-je l’appeler ainsi ! mais je suis la pauvreté et l’impuissance, moi ; Shirley est la richesse et le pouvoir. Elle est la beauté aussi et l’amour, je ne le puis nier. Ce mariage n’est point une sordide alliance ; elle l’aime, non d’un amour vulgaire ; elle l’aime, ou elle l’aimera, comme il doit être fier de se voir aimé. Aucune objection de quelque valeur ne peut s’élever. Qu’ils se marient donc, alors. Mais après je ne serai plus rien. Quant à être sa sœur et à le considérer désormais comme un frère, j’en méprise la pensée. Je veux être tout ou rien pour un homme comme Robert. Aussitôt qu’ils seront unis, certainement je les quitterai. Quant à rester ici, auprès d’eux, jouant l’hypocrite et affichant de calmes sentiments d’amitié, quand mon âme sera déchirée par d’autres sentiments, jamais je ne descendrai à une telle dégradation. Je me sens aussi peu capable de jouer le rôle de leur amie commune que celui de leur mortelle ennemie. Robert est un homme remarquable à mes yeux ; je l’ai aimé, je l’aime, et je dois l’aimer. Je voudrais être sa femme si je le pouvais. Comme je ne le puis, je ne dois plus le revoir. Il n’y a qu’une alternative : m’attacher à lui comme si j’étais une partie de lui-même, ou être séparée de lui comme les deux pôles d’une sphère. Que la Providence nous sépare alors, et nous sépare promptement. »

Ces réflexions occupaient encore son esprit à une heure avancée de l’après-midi, lorsque l’un des personnages qui remplissaient sa pensée vint à passer devant la fenêtre du parloir. Miss Keeldar marchait lentement : sa démarche, son expression, avaient ce mélange de rêverie et de nonchalance qui leur était habituel. Lorsqu’elle s’animait, la nonchalance disparaissait ; son air pensif, se mariant avec une douce gaieté, donnait à son rire, à son sourire et à son regard, un parfum de sentiment tout particulier.

« Pourquoi donc n’êtes-vous pas venue me voir cette après-midi, ainsi que vous me l’aviez promis ?

— Je n’étais pas d’humeur, » répondit miss Helstone avec beaucoup de vérité.

Shirley avait déjà fixé sur elle un regard pénétrant.

« Non, dit-elle, je vois que vous n’êtes pas d’humeur à m’aimer : vous êtes dans votre sombre et triste disposition d’esprit, lorsque la présence d’une compagne a l’air de vous ennuyer. Vous avez de semblables moments, le savez-vous ?

— Avez-vous l’intention de rester longtemps, Shirley ?

— Oui : je suis venue pour prendre le thé, et je veux le prendre avant de partir. Je me permettrai donc la liberté de me débarrasser de mon chapeau, sans attendre votre invitation. »

Ce qu’elle fit ; puis elle resta debout, les mains derrière le dos.

« Jolie expression que vous avez dans votre physionomie, continua-t-elle, regardant toujours Caroline avec son regard perçant, qui exprimait plutôt la pitié que tout autre sentiment. Vous paraissez disposée à vous renfermer en vous-même, pauvre biche blessée, cherchant la solitude. Avez-vous peur que Shirley ne vous tourmente, si elle découvre que vous êtes blessée et que votre plaie est saignante ?

— Je n’ai jamais peur de Shirley.

— Mais quelquefois vous avez de la répugnance pour elle ; souvent vous l’évitez. On ne peut dédaigner ni éviter Shirley sans qu’elle s’en aperçoive. Si vous n’étiez pas revenue hier à la maison en la compagnie que vous savez, vous seriez une toute différente fille aujourd’hui. À quelle heure êtes-vous arrivée à la rectorerie ?

— Vers dix heures.

— Hum ! vous avez mis trois quarts d’heure pour faire un mille. Est-ce vous ou Moore qui avez ainsi ralenti le pas ?

— Shirley, vous dites des absurdités.

— C’est lui qui vous a dit cela, je n’en doute pas, ou il en a eu l’intention, ce qui est cent fois pire. Je vois encore la réflexion de ses yeux sur votre front en ce moment. Je serais disposée à l’appeler sur le terrain, si je pouvais seulement trouver un second sur qui je pusse compter. Je suis horriblement irritée. Je l’étais hier soir, et je l’ai été toute la journée. Vous ne me demandez pas pourquoi, continua-t-elle après une pause, vous, petite, silencieuse et trop modeste enfant ; et vous ne méritez pas que je verse mes secrets dans votre sein sans votre invitation. Sur ma parole, je me sentais disposée hier soir à guetter Moore avec de cruelles intentions : j’ai des pistolets, et je sais m’en servir.

— Vous plaisantez, Shirley ! Qui auriez-vous tué ? Moi ou Robert ?

— Ni l’un ni l’autre, peut-être, moi-même, qui sait ? plus probablement une chauve-souris ou une branche d’arbre. Votre cousin est un fat, un fat calme, sérieux, sensé, judicieux, et rempli d’ambition. Il me semble le voir, debout, devant moi, parlant avec son air moitié sérieux, moitié enjoué, me dominant (ce que je sens parfaitement) avec sa fixité de dessein, etc. ; et alors je ne puis le souffrir ! »

Miss Keeldar se mit à parcourir rapidement la chambre, répétant énergiquement qu’elle ne pouvait souffrir les hommes en général, et son tenancier en particulier.

« Vous vous trompez, dit Caroline un peu alarmée ; Robert n’est ni un fat ni un lovelace ; j’en puis répondre.

— Vous, en répondre ! Est-ce que vous pensez que je m’en fierai à vous sur ce sujet ? Il n’est pas de témoignage que je ne sois disposée à croire plutôt que le vôtre. Dans l’intérêt de Moore, vous vous couperiez la main droite !

— Mais je ne mentirais pas ; et, si je dis la vérité, je puis vous assurer qu’il n’a été que poli envers moi hier soir, voilà tout.

— Je ne vous ai pas demandé ce qu’il avait été, je peux le deviner : je le vis de la fenêtre prendre votre main dans ses longs doigts aussitôt qu’il eut passé ma porte.

— Cela n’est rien. Je ne suis pas une étrangère, vous le savez : je suis une ancienne connaissance, et de plus sa cousine.

— Je suis indignée, répondit miss Keeldar. Tout mon bonheur en ce moment, ajouta-t-elle, est détruit par ses manœuvres. Il s’interpose entre vous et moi ; sans lui nous serions inséparables ; c’est lui qui est cause des perpétuelles éclipses de notre amitié. À chaque instant il traverse et obscurcit le disque que je voudrais toujours voir lumineux ; à tout moment il me rend un objet d’ennui et de déplaisir pour vous.

— Non, Shirley ; non.

— J’ai dit la vérité. Vous n’avez pas éprouvé le besoin de ma société cette après-midi, et j’en ai été très-affligée. Vous êtes naturellement un peu réservée ; mais moi j’aime la société, je ne peux vivre seule. Si nous n’étions pas contrariées, je vous aime tant que je voudrais vous avoir en ma présence continuellement, et jamais il ne m’arrive, même pour une seconde, de désirer votre absence. Vous ne pouvez en dire autant par rapport à moi.

— Shirley, je peux dire tout ce que vous voudrez : Shirley, je vous aime !

— Vous me souhaiterez à Jéricho demain, Lina.

— Non. Chaque jour je me sens plus accoutumée, plus attachée à vous. Vous savez que je suis trop Anglaise pour me laisser entraîner tout d’un coup par une véhémente affection ; mais vous êtes si au-dessus du commun, vous êtes si différente de toutes les jeunes ladies, que je vous estime, je vous apprécie ; vous ne m’êtes jamais à charge, jamais. Croyez-vous à ma parole ?

— En partie, reprit miss Keeldar, avec un sourire quelque peu incrédule ; mais vous êtes une singulière fille. Calme comme vous le paraissez, il y a en vous quelque part une force et une profondeur qu’il est difficile de découvrir ou d’apprécier ; certainement, vous n’êtes pas heureuse.

— Et ceux qui ne sont pas heureux sont rarement bons ; est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Nullement. Je veux dire plutôt que les gens qui ne sont pas heureux sont souvent préoccupés, et peu d’humeur à discourir avec des compagnons de ma nature. D’ailleurs, il y a une sorte de malheur, qui non-seulement attriste, mais dévore, et celui-là, je le crains, est le vôtre. La pitié peut-elle vous servir à quelque chose, Lina ? Dans ce cas, recevez-en de Shirley ; elle vous en offre largement, et de la plus pure qualité.

— Shirley, je n’eus jamais de sœur, vous n’en eûtes jamais non plus ; mais je sens en ce moment ce que doivent être les sentiments de deux sœurs l’une pour l’autre : une affection, enracinée à leur vie, qu’aucun choc ne peut ébranler, que les petites querelles froissent un instant, afin qu’elle se redresse plus fraîche et plus vive lorsque la pression a disparu ; une affection qu’aucune passion ultérieure ne peut détruire, que l’amour même ne peut qu’égaler en force et en constance. L’amour nous blesse si cruellement, Shirley ; il nous cause de telles angoisses, de telles tortures, et nos forces sont consumées et détruites par ses flammes ; l’affection n’a ni tourments ni flammes, mais elle est la consolation et le baume. Je me sens consolée et soulagée lorsque vous, vous seulement, êtes près de moi, Shirley. Me croyez-vous maintenant ?

— Je crois toujours facilement ce qui me cause du plaisir. Nous sommes donc réellement amies, Lina, en dépit de la noire éclipse ?

— Bien réellement, répondit Caroline, attirant Shirley près d’elle et la faisant asseoir, et quoi qu’il puisse arriver.

— Alors, nous allons parler d’autre chose que de notre perturbateur. »

Mais en ce moment le recteur entra, et le sujet dont miss Keeldar voulait entretenir Caroline fut laissé de côté jusqu’au moment où elle se disposa à partir ; elle s’arrêta alors quelques minutes dans le corridor pour dire :

« Caroline, il faut que je vous dise que j’ai un grand poids sur l’esprit. Ma conscience est troublée, comme si j’avais commis ou si j’étais sur le point de commettre un crime. Ce n’est pas ma conscience privée, vous devez comprendre, mais ma conscience de propriétaire et de seigneur du manoir de Fieldhead. Je suis tombée dans les serres d’un aigle aux griffes de fer. Je suis sous une influence de sévérité que je n’approuve guère, mais à laquelle je ne peux résister. Quelque événement arrivera avant qu’il soit peu, auquel je n’aime pas à penser. Pour soulager mon esprit, et pour prévenir le mal autant qu’il est en mon pouvoir, j’ai l’intention d’entreprendre une série de bonnes œuvres. Ne soyez pas surprise, en conséquence, si vous me voyez devenir furieusement charitable. Je n’ai pas la moindre idée de la manière dont je dois commencer, mais vous me donnerez quelques conseils : nous parlerons plus au long sur ce sujet demain ; veuillez prier cette excellente personne, miss Ainley, de venir à Fieldhead ; j’ai quelques velléités de me mettre sous sa direction : n’aurait-elle pas une précieuse élève ? Donnez-lui à entendre, Lina, que, bien qu’avec d’excellentes intentions, je suis d’un caractère un peu nonchalant, afin qu’elle soit moins scandalisée de ma complète ignorance touchant les Sociétés de bienfaisance et autres choses semblables. »

Le lendemain, Caroline trouva Shirley gravement assise à son bureau, avec un livre de comptes, une liasse de banknotes et une bourse bien remplie devant elle. Elle paraissait fort sérieuse, mais quelque peu embarrassée.

« Je viens, dit-elle, de jeter un coup d’œil sur la dépense hebdomadaire de ma maison, en cherchant sur quoi je pourrais retrancher ; j’ai eu une conférence avec mistress Gill, la cuisinière, et cette personne est sortie avec la conviction que j’ai le cerveau dérangé. Je l’ai chapitrée, d’une façon toute nouvelle pour elle, sur son devoir d’être soigneuse. J’ai été moi-même étonnée de mon éloquence sur le texte de l’économie : car, vous le voyez, cette idée est pour moi tout à fait neuve. Je n’avais jamais pensé à cela, je n’en avais jamais parlé. Mais tout cela n’était que de la théorie : car, lorsque j’en suis arrivée à la partie pratique, il m’a été impossible de retrancher un shilling. Je n’ai pas eu la fermeté nécessaire pour supprimer une seule livre de beurre, ou pour suivre une enquête sur la destinée des graisses, du lard, du pain, des viandes froides, etc. Je sais que nous n’avons jamais d’illumination à Fieldhead, et cependant je n’ai pas eu le courage de lui demander ce que signifiait la consommation d’une prodigieuse quantité de livres de chandelle ; nous ne blanchissons pas pour la paroisse, et cependant j’ai examiné en silence des articles de savon et de poudre à blanchir montant à un chiffre fabuleux ; je ne suis point carnivore ; mistress Pryor et mistress Gill elle-même le sont peu, et cependant j’ai ouvert de grands yeux en voyant le total des comptes du boucher, qui prouvait ce fait, cette fausseté, je veux dire. Caroline, vous pouvez vous moquer de moi, mais vous ne pouvez me changer. Je suis poltronne sur certains points, je le sens. Il y a un bas alliage de lâcheté morale dans ma nature. J’ai rougi et baissé la tête devant mistress Gill, lorsqu’elle aurait dû implorer ma clémence. Il m’a été impossible de lui donner à entendre, à plus forte raison de lui prouver, qu’elle était une friponne. Je n’ai aucune dignité calme, aucun vrai courage.

— Shirley, comme vous vous calomniez ! Mon oncle, qui n’a pas l’habitude de bien parler des femmes, dit qu’il n’y a pas dix mille hommes dans toute l’Angleterre aussi véritablement courageux que vous.

— Je suis courageuse physiquement. Je n’ai jamais peur du danger. Je ne fus point émue quand le grand taureau rouge de M. Wynne, se dressant avec un mugissement devant moi lorsque je traversais seule la prairie des Primevères, baissa sa tête terrible et féroce et se précipita sur moi ; mais j’avais peur de voir la honte et la confusion sur le visage de mistress Gill. Vous avez deux fois, dix fois ma force d’esprit sur certains sujets, Caroline ; vous que rien ne pourrait engager à passer auprès d’un taureau, quelque doux qu’il paraisse, vous eussiez fermement fait voir à ma femme de charge qu’elle avait mal agi ; puis vous l’eussiez sagement et doucement réprimandée, et enfin, j’en suis persuadée, pourvu qu’elle se fût montrée repentante, vous lui eussiez généreusement pardonné. Je suis incapable d’agir ainsi. Cependant, en dépit de ces dépenses dans les limites de nos moyens, j’ai en main de l’argent avec lequel je dois réellement faire quelque bien. Les pauvres de Briarfield souffrent cruellement ; il faut qu’ils soient secourus. Que pensez-vous que je doive faire, Lina ? Ne vaudrait-il pas mieux leur distribuer l’argent en une fois ?

— Non, certainement, Shirley, vous ne devez pas agir ainsi. J’ai souvent remarqué que toute votre charité consiste à distribuer des shillings et des demi-couronnes d’une manière généreuse et négligente qui donne lieu à de perpétuels abus. Il vous faut un premier ministre, ou vous vous jetterez vous-même dans une inextricable série d’embarras. Vous ayez nommé miss Ainley, je m’adresserai à miss Ainley ; et d’ici là, promettez-moi de rester tranquille et de ne pas commencer à jeter votre argent. Combien vous en avez, Shirley ! vous devez vous trouver bien riche avec tout cela ?

— Oui, je le suis en effet. Cette somme n’est pas immense, mais je me sens responsable de sa disposition, et réellement cette responsabilité pèse sur mon esprit plus lourdement que je n’aurais pu m’y attendre. On dit qu’il y a dans Briarfield des familles sur le point de mourir de faim ; quelques-uns de mes paysans sont dans une position misérable : je dois et je veux les secourir.

— Il y a des gens qui disent que nous ne devons pas donner d’aumônes aux pauvres, Shirley.

— Ces gens-là sont profondément insensés. Pour ceux qui n’ont pas faim, il est fort aisé de discourir sur la dégradation de la charité, etc. ; mais ils oublient la brièveté de la vie aussi bien que son amertume. Nul de nous n’a longtemps à vivre ; aidons-nous donc les uns les autres dans les moments de détresse et d’affliction autant que nous le pouvons, sans nous mettre le moins du monde en peine des vains scrupules de la philosophie.

— Mais vous secourez les autres, Shirley ; vous avez déjà l’habitude de donner beaucoup.

— Pas assez ; je dois donner davantage, ou, je vous le dis, le sang de mon frère criera quelque jour vers le ciel contre moi : car, après tout, si des incendiaires politiques venaient d’allumer l’incendie dans le village, et que ma propriété fût attaquée, je la défendrais comme une tigresse ; je sais que je la défendrais. Laissez-moi prêter l’oreille à la Miséricorde pendant qu’elle est près de moi ; la voir une fois étouffée par les cris de provocation des scélérats, je serais remplie d’ardeur pour résister et réprimer. Si une fois les pauvres s’assemblent sous forme de populace, je dois me montrer à eux comme aristocrate. S’ils me bravent, je dois les défier ; s’ils attaquent, je dois résister, et je résisterais.

— Vous parlez comme Robert.

— Je sens comme Robert ; seulement avec plus d’ardeur. Qu’ils s’attaquent à Robert, ou à sa fabrique, ou à ses intérêts, et je les haïrai. À présent je ne suis point une patricienne et je ne regarde point les pauvres qui m’environnent comme des plébéiens ; mais si une fois ils emploient la violence envers moi ou les miens, et veulent nous imposer des conditions, la pitié pour leur misère et le respect pour leur pauvreté feront place chez moi au mépris pour leur ignorance et au ressentiment de leur insolence.

— Shirley, comme vos yeux étincellent !

— Parce que mon âme est en feu ; voudriez-vous, plus que moi, laisser Robert écrasé par le nombre ?

— Si j’avais votre pouvoir pour aider Robert, je voudrais en user comme vous entendez le faire. Si je pouvais être pour lui une amie comme vous pouvez l’être, je voudrais demeurer à ses côtés, comme vous entendez le faire, jusqu’à la mort.

— Et maintenant, Lina, si vos yeux ne lancent pas des éclairs, ils brillent cependant ; vous baissez vos cils, mais j’ai vu s’allumer une étincelle. Cependant le moment de combattre n’est pas arrivé. Ce que je voudrais pouvoir faire, c’est prévenir le mal ; je ne puis oublier, ni le jour ni la nuit, que ces amers sentiments du pauvre contre le riche ont été engendrés par la souffrance ; ils n’auraient pour nous ni haine ni envie, s’ils ne nous croyaient pas beaucoup plus heureux qu’eux. Pour adoucir cette souffrance et par là même diminuer cette haine, laissez-moi donner largement mon superflu, et, afin que la donation soit plus efficace, faisons-la sagement. Pour cela, donnons place dans nos conseils au bon sens calme, éclairé et pratique ; ainsi, allez me chercher miss Ainley. »

Sans attendre un mot de plus, Caroline mit son chapeau et partit. Il paraîtra étrange peut-être que ni elle ni Shirley n’aient songé à consulter mistress Pryor sur le sujet en question ; mais elles agissaient sagement en s’abstenant. La consulter, elles le savaient instinctivement, c’eût été la jeter dans le plus pénible embarras. Elle était beaucoup plus instruite, plus expérimentée que miss Ainley ; mais, pour de l’énergie administrative et de l’activité exécutive, elle n’en avait aucune. Elle eût souscrit volontiers pour sa modeste obole à toute œuvre charitable ; elle faisait l’aumône en secret : mais elle n’était capable de prendre aucune part dans une œuvre de charité publique et sur une large échelle ; quant à l’organiser, cela était tout à fait hors de question. Shirley le savait, et c’est pourquoi elle ne troubla point mistress Pryor par d’inutiles conférences, qui pouvaient seulement lui rappeler sa propre incapacité, sans produire aucun bien.

Ce fut un beau jour pour miss Ainley que celui où elle fut appelée à Fieldhead pour délibérer sur un projet qui rentrait si bien dans ses vues ; lorsque assise à la place d’honneur devant une table avec du papier, des plumes et de l’encre, et, ce qui valait mieux que tout cela, de l’argent comptant devant elle, on la pria de dresser un plan régulier pour distribuer des secours aux pauvres de Briarfield. Miss Ainley, qui les connaissait tous, qui avait étudié leurs besoins, avait souvent vu de quelle façon ils pourraient être plus efficacement secourus, si les moyens de secours pouvaient être trouvés ; miss Ainley était tout à fait compétente dans la question, et une joie douce s’empara de son cœur lorsqu’elle se vit à même de répondre clairement et promptement aux pressantes questions qui lui étaient adressées par les deux jeunes filles, lorsqu’elle leur montra par ses réponses quelle précieuse connaissance elle avait acquise de la condition des pauvres qui vivaient autour d’elle.

Shirley mit trois cents guinées à la disposition de miss Ainley, dont les yeux se remplirent de douces larmes à la vue de cet argent, qui lui représentait de la nourriture pour ceux qui avaient faim, des vêtements pour ceux qui étaient nus, des médicaments pour les malades. Elle rédigea aussitôt un plan simple et judicieux pour l’emploi de cette somme, et elle assura Shirley et Caroline que des temps plus heureux ne tarderaient pas à arriver, car elle ne doutait point que l’exemple donné par la châtelaine de Fieldhead ne fût bientôt suivi par d’autres. Elle voulait essayer de réunir quelques souscriptions additionnelles et former un fonds ; mais il fallait qu’elle consultât d’abord le clergé ; sur ce point elle était péremptoire ; M. Helstone, le docteur Boultby, M. Halle, devaient être consultés (car non-seulement il fallait soulager les pauvres de Briarfield, mais aussi ceux de Whinbury et de Nunnely) ; il y aurait de sa part de la présomption à faire la moindre démarche sans y être autorisée par eux.

Les membres du clergé étaient des êtres sacrés aux yeux de miss Ainley ; quelle que pût être l’insignifiance de l’individu, sa fonction en faisait un saint homme. Les vicaires mêmes, qui, dans leur triviale arrogance, étaient à peine dignes de dénouer les cordons de sa chaussure ou de porter son parapluie de coton, passaient à ses yeux, dans son sincère enthousiasme, pour de jeunes saints. Peu importait qu’on lui fît remarquer clairement leurs petits vices et leurs énormes absurdités, elle ne les pouvait voir : elle était aveugle pour les défauts ecclésiastiques. Le blanc surplis pouvait couvrir une multitude d’imperfections.

Shirley, connaissant cette innocente infatuation de la part de celle qu’elle venait de choisir pour son premier ministre, stipula expressément que les vicaires n’auraient pas voix délibérative pour l’emploi de l’argent. Les recteurs devaient avoir la haute main, et l’on pouvait se fier à eux ; ils avaient quelque expérience, quelque sagacité, et M. Hall, au moins, avait de la sympathie et une bienveillance dévouée pour ses paroissiens ; mais quant aux jeunes gens sous leurs ordres, il fallait les tenir à l’écart et leur apprendre que la subordination et le silence étaient ce qui convenait le mieux à leur âge et à leur capacité.

Ce fut avec une espèce d’horreur que miss Ainley entendit un pareil langage. Caroline, cependant, la calma en prononçant quelques mots à la louange de M. Sweeting. Sweeting était le favori de miss Ainley ; elle s’efforçait de respecter MM. Malone et Donne ; mais les tranches de pâtisserie et les verres de vin de primevère qu’elle avait offerts à Sweeting, toutes les fois qu’il était venu la visiter dans son petit cottage, étaient toujours donnés avec une attention et des sentiments tout maternels. Elle avait une fois offert la même frugale collation à Malone ; mais ce personnage avait affecté pour son offre un si évident mépris, qu’elle ne s’était jamais aventurée à la renouveler. Elle servait souvent aussi ce régal à Donne, et se trouvait heureuse de lui voir manifester son approbation d’une manière évidente en mangeant deux tranches de gâteau, et en en mettant une troisième dans sa poche.

Infatigable quand il s’agissait de faire le bien, miss Ainley se fût aussitôt mise en route et eût entrepris une tournée de dix milles pour voir les trois recteurs, leur soumettre le plan et solliciter leur approbation ; mais miss Keeldar lui interdit cette démarche, et proposa, comme amendement, de réunir le clergé en petit comité le soir même à Fieldhead. Miss Ainley y assisterait, et le plan serait discuté en conseil privé.

Shirley fit donc appeler à Fieldhead MM. les recteurs, et, avant l’arrivée de miss Ainley, elle soutint la conversation avec eux de la plus aimable façon. Elle s’était chargée elle-même du docteur Boultby et de M. Helstone. Le premier était un vieux Gallois, entêté, violent, obstiné, mais qui n’en faisait pas moins beaucoup de bien, peut-être avec un peu trop d’ostentation ; le dernier, nous le connaissons. Elle avait pour tous deux une sympathie amicale, surtout pour le vieux Helstone, et il lui en coûtait peu d’être charmante pour eux. Elle leur fit faire le tour du jardin, elle leur cueillit des fleurs, elle se montra comme leur fille dévouée. Elle laissa M. Hall à Caroline, ou plutôt ce fut aux soins de Caroline que M. Hall se confia lui-même.

M. Hall recherchait la société de Caroline dans toutes les réunions où il se trouvait avec elle. Ce n’était pas généralement un dameret, quoiqu’il plût à toutes les dames : c’était un dévoreur de livres, qui avait la vue basse, portait lunettes, et était sujet à de fréquentes distractions. Pour les vieilles ladies, il était bienveillant comme un fils ; il convenait aux hommes de tout état et de toute condition ; la sincérité, la simplicité, la franchise de ses manières, la noblesse de son intégrité, la réalité et l’élévation de sa piété, lui gagnaient des amis dans tous les rangs. Ses pauvres clercs et sacristains l’affectionnaient ; le noble patron de son bénéfice avait pour lui une haute estime. C’était seulement avec les jeunes, belles, fashionables et élégantes ladies, qu’il se trouvait un peu timide ; étant lui-même un homme simple, simple d’aspect, de manières, de langage, il paraissait craindre leur pétulance, leur vivacité, leur élégance et leurs grands airs. Miss Caroline Helstone n’avait ni pétulance ni grands airs, et son élégance native était du genre le plus calme, calme comme la beauté de ces fleurs qui se cachent sous les haies. M. Hall était un facile, joyeux et agréable causeur : Caroline aussi pouvait causer dans le tête-à-tête. Elle aimait à voir M. Hall, dans les réunions, prendre un siège à côté d’elle, et la préserver ainsi de Pierre-Auguste Malone, de Joseph Donne ou de John Sykes ; et M. Hall ne manquait jamais de se prévaloir du privilège toutes les fois qu’il le pouvait. Une semblable préférence montrée par un célibataire à une lady non mariée eût assurément, dans les cas ordinaires, donné lieu à la médisance ; mais Cyrille Hall avait quarante-cinq ans, était légèrement chauve, commençait à grisonner, et jamais personne n’avait dit ou pensé qu’il pût se marier avec Caroline Helstone. Il ne le pensait pas lui-même : depuis longtemps il avait épousé ses livres et sa paroisse ; sa bonne sœur Marguerite, portant lunettes et savante comme lui, le rendait heureux dans sa position de célibataire ; il pensait qu’il était trop tard pour changer. En outre, il avait connu Caroline lorsqu’elle n’était qu’une charmante petite fille ; elle s’était assise plusieurs fois sur ses genoux ; il lui avait acheté des joujoux et donné des livres ; il sentait que l’amitié qu’elle avait pour lui était mêlée d’une sorte de respect filial. Pour rien au monde il n’eût voulu essayer de donner une autre couleur aux sentiments de cette jeune fille, et son âme sereine pouvait servir de miroir à une charmante image, sans se sentir troublée par la réflexion.

Lorsque miss Ainley arriva, elle fut accueillie affablement par tout le monde. Mistress Pryor et Marguerite Hall lui firent une place sur le sofa au milieu d’elles, et, lorsqu’elles furent assises toutes trois, elles formèrent un trio qui eût prêté à rire à de joyeux étourdis (une veuve d’un âge mûr et deux vieilles filles à lunettes), mais qui n’en avait pas moins sa valeur, ainsi que le pouvaient attester les pauvres et les malheureux.

Shirley exposa l’affaire et développa le plan.

« Je connais la main qui l’a tracé, » dit M. Hall, jetant un coup d’œil à miss Ainley et souriant bénignement : son approbation était gagnée. Boultby écouta et délibéra le front baissé et la lèvre inférieure avancée : la chose lui paraissait trop importante pour qu’il donnât son consentement à la légère. Helstone regarda autour de lui d’un air éveillé et soupçonneux, comme s’il eût craint que quelque artifice féminin ne fût à l’œuvre, et que quelque personnage en jupons n’essayât, en dessous main, d’acquérir une trop grande importance.

Shirley saisit et comprit l’expression de son regard.

« Le projet n’est rien, dit-elle nonchalamment ; c’est seulement un canevas, une simple suggestion. Vous êtes priés, messieurs, de faire vous-mêmes un règlement. »

Et elle s’en fut aussitôt chercher le pupitre à écrire, se souriant malicieusement à elle-même en se penchant sur la table où il se trouvait ; elle en tira une feuille de papier, une plume neuve, approcha de la table une chaise à bras, et présentant sa main à Helstone, lui demanda la permission de l’y installer. Pendant une minute il fit quelques difficultés, et plissa d’une façon étrange son front bronzé. À la fin il murmura :

« Bien ; vous n’êtes ni ma femme ni ma fille, et je me laisserai faire pour cette fois ; mais faites-y attention, je sais que vous me mettez dedans : vos petites manœuvres féminines ne m’aveuglent point.

— Oh ! dit Shirley, plongeant la plume dans l’encre et la lui mettant dans la main, vous devez me regarder aujourd’hui comme le capitaine Keeldar. Ceci est tout à fait une affaire de gentleman, la vôtre et la mienne, docteur. Les ladies que voilà sont seulement destinées à être nos aides de camp, et elles parlent à leurs risques et périls, jusqu’à ce que nous ayons réglé toute cette affaire. »

Souriant d’une façon qui ressemblait fort à une grimace, M. Helstone se mit à écrire. Il s’interrompit bientôt pour adresser des questions et consulter ses collègues, tantôt levant un œil dédaigneux sur les têtes bouclées des deux jeunes filles et sur les têtes graves des vieilles ladies, tantôt regardant les lunettes et les têtes grises des deux autres prêtres. Dans la discussion qui suivit, les trois recteurs montrèrent, à leur grand honneur, une connaissance approfondie de la condition des pauvres de leur paroisse, et même une expérience minutieuse des besoins individuels de chacun. Chaque recteur savait où le besoin de vêtements se faisait sentir, où la nourriture était la plus urgente, où un secours d’argent pouvait être accordé le plus judicieusement et sans crainte d’abus. Toutes les fois que la mémoire venait à leur faire défaut, miss Ainley ou miss Hall, si elles en étaient priées, leur venaient immédiatement en aide : mais ni l’une ni l’autre ne parlait sans y être invitée, ni l’une ni l’autre ne tenait à se mettre en avant ; elles n’avaient toutes deux que le désir sincère de se rendre utiles, et, le clergé voulant bien le leur permettre, elles acceptaient le bienfait avec reconnaissance.

Shirley se tenait debout derrière les recteurs, s’appuyant de temps à autre sur leurs épaules pour jeter les yeux sur les articles du règlement, prêtant une oreille attentive à tout ce qui se disait, et par intervalles se permettant encore son étrange sourire, sourire qui n’avait rien de méchant, mais qui était significatif ; trop significatif pour qu’on le crût généralement aimable. Rarement les hommes aiment que d’autres hommes lisent trop clairement leurs sentiments et leurs pensées les plus intimes. Il est bon pour les femmes, particulièrement, d’être douées d’un doux aveuglement ; d’avoir des yeux faibles et qui ne pénètrent jamais au-dessous de la surface des choses, qui prennent toute chose pour ce qu’elle paraît être. Beaucoup, convaincus de ceci, tiennent systématiquement leurs cils baissés ; mais l’œil le plus voilé a toujours une échappée par laquelle il peut, à l’occasion, jeter un regard sur la vie. Je me rappelle avoir vu une fois une paire d’yeux bleus, qui paraissaient habituellement endormis, prendre secrètement l’alerte ; et je connus par leur expression, une expression qui me glaça le sang et que je ne m’attendais guère à trouver en cet endroit, que depuis des années ces yeux lisaient sournoisement au fond des âmes. Le monde appelait celle qui possédait ces yeux bleus « une bonne petite femme. » Ce n’était point une Anglaise. J’étudiai sa nature par la suite, je l’appris par cœur, dans ses replis les plus secrets et les plus cachés : elle était la plus fine, la plus profonde, la plus subtile femme à projets de l’Europe.

Lorsque tout fut réglé selon les intentions de miss Keeldar, et que les recteurs furent entrés dans l’esprit de son projet au point de consentir à placer leur signature en tête de la liste de souscription chacun pour une somme de cinquante livres sterling, elle ordonna qu’on servît le souper. Elle avait recommandé à mistress Gill de déployer toute son habileté dans la préparation de ce repas. M. Hall n’était pas un bon vivant, il était naturellement sobre ; mais Boultby et Helstone aimaient tous deux la bonne cuisine. Le souper, des plus recherchés, les mit d’excellente humeur ; ils lui firent raison, comme des gentlemen toutefois, et non comme eût fait M. Donne, s’il avait été présent. Les vins fins furent dégustés avec plaisir et discernement. Le capitaine Keeldar fut complimenté sur son goût ; le compliment le charma : il avait voulu satisfaire ses religieux convives ; il avait réussi, et son visage rayonnait de plaisir.




CHAPITRE XIV.

L’exode de M. Donne.


Le lendemain, Shirley exprima à Caroline combien elle avait éprouvé de plaisir dans la petite réunion de la veille.

« J’aime à traiter une réunion d’hommes, disait-elle : il est amusant d’observer comme ils savourent un repas bien préparé. Pour nous, vous le voyez, ces vins choisis et ces plats recherchés ne sont d’aucune importance ; mais les hommes semblent conserver, à propos de la nourriture, quelque chose de la naïveté des enfants, et on aime à leur faire plaisir, c’est-à-dire quand ils montrent la convenance et la réserve de nos admirables recteurs. Je surveille Moore quelquefois, pour tâcher de découvrir la manière de lui faire plaisir, mais il n’a rien de cette simplicité enfantine. Avez-vous jamais découvert son point vulnérable, Caroline ? Vous avez été plus que moi dans sa société.

— Ce n’est pas, à coup sûr, celui de mon oncle et du docteur Boultby, » répondit en souriant Caroline. Elle éprouvait toujours une sorte de plaisir discret à suivre miss Keeldar dans la discussion sur le caractère de son cousin. Laissée à elle-même, elle n’eût jamais touché à ce sujet ; mais lorsqu’elle y était invitée, la tentation de parler de celui qui occupait incessamment sa pensée était irrésistible. « Mais, ajouta-t-elle, je ne sais réellement pas quel est ce point ; car je n’ai jamais dans ma vie surveillé une seule fois Robert sans être déconcertée dans mon examen, en m’apercevant qu’il me surveillait lui-même.

— C’est cela ! s’écria Shirley : vous ne pouvez fixer vos yeux sur lui sans que les siens brillent aussitôt sur vous. Il n’est jamais pris au dépourvu ; jamais il ne vous donne l’avantage : même lorsqu’il ne vous regarde pas, ses pensées ont l’air de courir à travers vos propres pensées, remontant à la source de vos paroles et de vos actions, et contemplant vos motifs à son aise. Oh ! je connais cette sorte de caractère, ou quelque chose dans le même genre : cela me pique singulièrement ; de quelle façon en êtes-vous affectée ? »

Cette question était un spécimen des soudaines et abruptes interrogations de Shirley. Dans les commencements, Caroline se troublait ; mais elle avait maintenant trouvé la manière de parer ces attaques imprévues avec le calme d’une petite quakeresse.

« Cela vous pique ! et de quelle façon ? dit-elle.

— Le voici qui vient ! s’écria tout à coup Shirley, brisant l’entretien et courant à la fenêtre. Voici une diversion qui nous arrive. Je ne vous ai jamais parlé d’une superbe conquête que j’ai faite récemment à l’une de ces réunions auxquelles je n’ai jamais pu vous persuader de m’accompagner ; et la chose a été faite sans effort et sans intention de ma part : cela, je vous l’affirme. Voilà la sonnette qui s’agite ; par ma foi, en voilà deux ! Est-ce qu’ils ne chassent jamais que par couples ? Il y en aura un pour vous, Lina, et vous aurez le choix. J’espère que je suis assez généreuse. Écoutez Tartare ! »

Le chien au poil basané et au noir museau, dont il a été question dans le chapitre où le lecteur a fait la première fois connaissance avec sa maîtresse, donna en ce moment de la voix dans le vestibule, et son aboiement creux retentit d’une manière formidable dans la vaste salle. Un grognement plus terrible que l’aboiement, et menaçant comme le grondement du tonnerre, se fit entendre ensuite.

« Écoutez, s’écria de nouveau Shirley en riant. On dirait le prélude d’un combat sanglant : ils vont être effrayés ; ils ne connaissent pas comme moi le vieux Tartare. Ils ne savent pas que tout ce vacarme n’est que du bruit et une vaine furie, et ne signifie rien. »

On entendit une certaine agitation. « À bas ! monsieur, à bas ! » s’écria une voix haute et impérieuse ; puis on entendit le bruit d’un bâton ou d’un fouet. Un hurlement, une course précipitée, un tumulte effroyable, suivirent.

« Oh ! Malone ! Malone !

— À bas ! à bas ! à bas ! criait la voix.

— Il est réellement capable de les mettre en pièces ! s’écria Shirley. Ils l’ont frappé, et il n’est pas accoutumé à recevoir des coups : il s’en vengera. »

Elle se précipita au dehors : un homme grimpait précipitamment l’escalier de chêne, cherchant en grande hâte un refuge dans la galerie ou dans les chambres. Un autre se tenait fermement adossé au pied de l’escalier, brandissant un bâton noueux et répétant : « À bas ! à bas ! à bas ! » pendant qu’un énorme chien aboyait, hurlant, grondant autour de lui, et qu’une foule de domestiques accouraient de la cuisine. Le chien s’élança : le second gentleman tourna sur les talons et se précipita sur les pas de son compagnon. Le premier était déjà en sûreté dans une chambre, dont il ferma la porte au nez de son camarade, car il n’est rien d’aussi impitoyable que la terreur ; mais le second fugitif poussait vigoureusement, et la porte allait céder à ses efforts.

« Messieurs, leur cria Shirley de sa voix argentine mais vibrante, épargnez mes serrures, s’il vous plaît. Calmez-vous, et descendez ! Regardez Tartare, il ne ferait pas de mal à un chat. »

Et elle caressait Tartare, qui s’était accroupi à ses pieds, allongeait ses pattes de devant, agitait sa queue d’une façon menaçante, faisait ronfler ses narines, et dont les yeux de bouledogue brillaient d’un feu sombre. C’était un honnête, fantastique, stupide, mais opiniâtre caractère de chien. Il aimait sa maîtresse et John, l’homme qui lui donnait sa nourriture, mais était fort indifférent pour le reste du monde. Il était généralement assez calme, à moins qu’il ne fût frappé ou menacé d’un bâton ; dans ce cas il devenait féroce.

« Comment vous portez-vous, monsieur Malone ? continua Shirley en levant sa figure joyeuse vers la galerie. Ce n’est pas là le chemin du parloir ; c’est l’appartement de mistress Pryor. Priez votre ami M. Donne de vouloir bien l’évacuer. J’aurai le plus grand plaisir de le recevoir dans une salle moins élevée.

— Ah ! ah ! s’écria Malone d’un rire sourd, quittant la porte et s’appuyant sur la massive balustrade. Réellement, cet animal a effrayé Donne. Il est un peu timide, mon ami, continua-t-il en se redressant et s’avançant hardiment sur le devant de l’escalier. J’ai cru devoir le suivre afin de le rassurer.

— Et c’est ce que vous avez fait : eh bien, descendez, s’il vous plaît ; John, montez l’escalier et allez délivrer M. Donne. Prenez garde, monsieur Malone, l’escalier est glissant. »

Il était glissant, en effet, car il était en chêne poli. L’avertissement venait un peu tard pour Malone : il avait glissé déjà dans sa descente, et ne put se préserver d’une chute qu’en se cramponnant à la balustrade, ce qui fit craquer de nouveau toute la construction.

Il sembla à Tartare que la descente du visiteur s’opérait avec un éclat inconvenant, et il se mit à gronder de nouveau. Malone, cependant, n’était pas poltron ; l’attaque imprévue du chien l’avait pris par surprise : mais il passait maintenant à côté de lui avec plus de fureur réprimée que de crainte. S’il eût pu étrangler Tartare d’un regard, la pauvre bête n’eût pas respiré longtemps. Oubliant la politesse dans sa sombre rage, Malone entra au parloir avant miss Keeldar. Il regarda miss Helstone, et eut de la peine à se décider à la saluer. Il lança ensuite sur les deux ladies des regards furieux.

Cependant Shirley eut pitié de lui ; elle cessa de rire. Caroline était trop bien élevée pour se permettre même de sourire de quiconque subissait une mortification. Tartare fut renvoyé ; Pierre-Auguste fut calmé : car Shirley avait des regards et une voix qui eussent calmé un taureau furieux. D’ailleurs, il ne manquait pas de bon sens, et, puisqu’il ne pouvait provoquer le propriétaire du chien, ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de se montrer poli. Il essaya d’être aimable, et ses avances étant bien accueillies, il devint tout à fait poli. Il était venu, d’ailleurs, dans l’intention d’être charmant et fascinateur. De fâcheux présages l’avaient accueilli dans sa première visite à Fieldhead ; mais, cet accident passé, il résolut de charmer et de séduire. Il était entré comme un lion, il voulut sortir comme un agneau.

Pour avoir de l’air, sans doute, ou peut-être pour sortir plus facilement si cela devenait nécessaire, il s’assit non point sur le sofa, où miss Keeldar lui offrit une place, ni au coin du feu, à côté de Caroline, qui l’y invita avec un geste amical et plein de bienveillance, mais sur une chaise auprès de la porte. N’étant plus sombre et furieux, il devint, selon son habitude, contraint et embarrassé. Il parla par accès et par boutades, choisissant pour sujet de sa conversation ce qu’il y avait de plus vulgaire ; il soupirait à chaque pause, et il soupirait même avant d’ouvrir la bouche. À la fin, voulant ajouter l’aisance à ses autres charmes, il appela à son aide un énorme mouchoir de poche en soie : c’était le gracieux joujou qui devait occuper ses mains oisives ; il se mit à l’œuvre avec une certaine énergie ; il plia en coin le carré jaune et rouge ; il le déplia en l’agitant ; il le plia de nouveau et en fit une belle bande. À quel usage voulait-il appliquer cette ligature ? En envelopperait-il son cou ou sa tête ? S’en ferait-il une cravate ou un turban ? ni l’un ni l’autre. Pierre-Auguste avait un génie inventif et original. Il allait montrer à ces dames des grâces qui avaient au moins le charme de la nouveauté. Il s’assit sur sa chaise avec ses athlétiques jambes irlandaises croisées, et dans cette attitude commode il passa le mouchoir autour de ses jambes et les attacha solidement. Il pensait évidemment que l’invention méritait les honneurs du bis, car il répéta plusieurs fois la même manœuvre. À la seconde fois, Shirley fut obligée d’aller à la fenêtre pour donner pleine liberté, sans être vue, à un rire qu’elle ne pouvait plus réprimer ; Caroline détourna la tête pour cacher le sourire qui égayait son visage. Miss Helstone s’amusait fort de la contenance de Pierre-Auguste. Elle était parfaitement édifiée sur la complète et quelque peu abrupte diversion par laquelle il reportait à miss Keeldar les hommages qu’autrefois il lui adressait à elle-même : les cinq mille livres sterling qu’il supposait devoir un jour échoir à la nièce du recteur ne pouvaient point entrer en balance avec le domaine et le manoir de miss Keeldar. Il ne prenait aucune peine pour cacher ses calculs et sa tactique : il faisait tout à coup volte-face ; la poursuite de la petite fortune était ouvertement abandonnée pour celle de la grande. Par quels moyens espérait-il réussir, il le savait sans doute ; mais il ne comptait certainement pas sur d’habiles ménagements.

D’après le temps qui s’était écoulé, il était évident que John avait eu quelque difficulté à persuader à M. Donne de descendre. À la fin, cependant, ce gentleman fit son apparition. Il ne se montra pas le moins du monde confus ou honteux de ce qui était arrivé. Donne, il est vrai, avait cette nature froide, flegmatique, inébranlable et pleine de confiance en elle-même, qui est insensible à la honte. Il n’avait pas encore rougi une fois dans sa vie ; aucune humiliation ne pouvait le confondre. Ses nerfs n’étaient point assez sensibles pour agiter son être et faire monter la couleur à ses joues : il n’avait ni feu dans le sang, ni modestie dans l’âme ; c’était la vulgarité impudente, arrogante, infatuée d’elle-même, vaine et insipide : et ce personnage avait des vues sur miss Keeldar ! Il ne savait pas plus comment s’y prendre, cependant, pour faire sa cour, que s’il eût été une statue taillée dans le bois. Jamais il n’avait eu l’idée qu’en semblable affaire il fût nécessaire de plaire et de toucher le cœur. Son intention était, après lui avoir fait quelques visites de formalité, de lui adresser par écrit une proposition de mariage. Il se flattait d’être accepté à cause de son office ; il se voyait déjà le mari de miss Keeldar, le maître de Fieldhead, vivant confortablement, ayant des domestiques sous ses ordres, faisant grande chère, étant enfin un homme d’importance. Vous n’eussiez pas cependant soupçonné ses intentions lorsqu’il dit à sa future fiancée d’un ton fort impertinent :

« Vous avez un chien très-dangereux, miss Keeldar ; je m’étonne que vous gardiez un semblable animal.

— Vraiment, monsieur Donne ? Peut-être vous étonnerez-vous bien davantage lorsque je vous aurai dit que je l’aime beaucoup.

— Vous ne pouvez parlez sérieusement. Je ne puis m’imaginer qu’une lady aime cette brute ; il est si laid ! un vrai chien de charretier ; je vous en prie, pendez-le.

— Que je pende ce que j’aime ?

— Et achetez à sa place un joli petit bichon au nez retroussé, quelque chose d’approprié au beau sexe. Les ladies aiment généralement les petits chiens.

— Peut-être suis-je une exception.

— Oh ! ce n’est pas possible ! toutes les dames se ressemblent dans ces sortes de choses. C’est universellement admis.

— Tartare vous a fait une terrible frayeur, monsieur Donne ; j’espère qu’il ne vous en arrivera aucun mal.

— J’en serai malade, assurément. Il m’a causé une révolution que je n’oublierai de longtemps. Quand je l’ai vu prêt à s’élancer, j’ai cru que j’allais m’évanouir.

— Vous vous êtes peut-être évanoui dans la chambre à coucher. Vous y êtes resté bien longtemps.

— Non ; j’avais résolu de défendre vigoureusement la porte. J’étais déterminé à ne laisser entrer personne. Je voulais ainsi élever une barrière entre moi et l’ennemi.

— Mais si votre ami Malone avait été déchiré ?

— Malone doit prendre soin de lui-même. Votre homme m’a persuadé de sortir en m’assurant que le chien était enchaîné dans le chenil ; si je n’avais pas été convaincu de cela, je serais demeuré dans la chambre toute la journée. Mais que vois-je ? Je déclare que cet homme a menti. Le chien est là. »

En effet, Tartare passa en ce moment devant la porte vitrée ouvrant sur le jardin, aussi menaçant, aussi rébarbatif que jamais. Il semblait encore de mauvaise humeur, il grognait toujours, et sifflait de ce sifflement à demi étranglé qu’il avait hérité de ses ancêtres les bouledogues.

« Voici d’autres visiteurs qui arrivent, » dit Shirley avec cette froideur provocante que les propriétaires de formidables chiens ont coutume de montrer pendant que leurs animaux font rage.

Tartare bondit vers la porte extérieure avec une explosion de mugissements. Sa maîtresse ouvrit tranquillement la porte vitrée et se dirigea vers lui en lui parlant pour l’apaiser. Mais il n’aboyait déjà plus, et il présentait aux nouveaux venus sa tête énorme et stupide à caresser.

« Eh quoi ! Tartare, Tartare ! disait une voix joyeuse et presque enfantine, est-ce que vous ne nous connaissez pas ? Bonjour, mon vieux garçon ! »

Et le petit Sweeting, qui ne craignait ni homme, ni femme, ni brute, tant il avait conscience de l’influence exercée par sa bonne nature, passa la porte en caressant le gardien. Son recteur, M. Hall, le suivait : il n’avait aucune crainte de Tartare non plus, et Tartare n’avait aucune mauvaise disposition contre lui ; il flaira les deux nouveaux venus de tous côtés, et, comme s’il fût arrivé à cette conclusion qu’ils n’avaient point de mauvaises intentions et qu’on pouvait les laisser passer, il se retira devant la partie du manoir exposée au soleil, laissant le passage libre. M. Sweeting le suivit, et eût voulu jouer avec lui ; mais Tartare ne fit aucune attention à ses caresses ; les caresses de sa maîtresse seules pouvaient lui faire éprouver du plaisir, et il se montrait obstinément insensible à celles de tout autre.

Shirley s’avança au-devant de MM. Hall et Sweeting et leur donna de cordiales poignées de main. Ils étaient venus pour lui rendre compte du succès qu’ils avaient obtenu le matin même dans leurs démarches pour recueillir des souscriptions au fonds de secours. Les yeux de M. Hall brillaient d’un doux et bienveillant éclat derrière ses lunettes. La bonté qui s’épanouissait sur sa figure la rendait positivement belle, et, lorsque Caroline se précipita à sa rencontre et mit ses deux mains dans les siennes, il la regarda avec une expression aimable, sereine et affectueuse, qui lui donnait l’aspect d’un Mélanchton souriant.

Au lieu de rentrer, ils se mirent à parcourir le jardin, les deux jeunes filles marchant de chaque côté de M. Hall. La journée était belle ; la chaleur du soleil était tempérée par une douce brise. L’air rafraîchissait les joues des jeunes filles et jetait dans leur chevelure bouclée un désordre gracieux. Toutes deux étaient jolies, l’une d’elles était gaie ; M. Hall adressait plus souvent la parole à la plus brillante ; il regardait davantage celle qui était calme. Miss Keeldar cueillit des fleurs à profusion ; elle en donna quelques-unes à Caroline en lui disant d’en composer un bouquet pour M. Hall ; et, avec son tablier rempli de fleurs délicates et splendides, Caroline s’assit sur les marches d’un pavillon : le recteur se tint debout auprès d’elle, appuyé sur sa canne.

Shirley, qui ne pouvait être inhospitalière, appela les deux vicaires, qu’on avait laissés seuls au parloir. Elle accompagna Donne pour passer devant Tartare, qui, le museau allongé sur ses pattes de devant, ronflait au soleil ; Donne ne lui témoigna pas de reconnaissance : il n’était jamais reconnaissant pour la bienveillance et les attentions, mais il était enchanté de la sauvegarde. Miss Keeldar, désireuse de se montrer impartiale, offrit des fleurs aux vicaires : ils les acceptèrent avec leur gaucherie native. Malone parut surtout fort embarrassé, avec son bouquet dans une main et son bâton dans l’autre. Le : « Je vous remercie » de Donne fut curieux à entendre : c’était, comme ton, ce que l’on pouvait imaginer de plus fat et de plus arrogant ; il avait l’air de considérer l’offrande comme un hommage rendu à son mérite, et une tentative de la part de l’héritière pour gagner son inappréciable affection. Sweeting seul reçut la poétique offrande comme un vif et sensible petit homme qu’il était, et la mit galamment à sa boutonnière.

Comme récompense de ses bonnes manières, miss Keeldar le prit à part et lui donna une commission qui fit étinceler ses yeux de plaisir. Il partit comme un trait, en tournant la cour, vers la cuisine ; il n’était pas besoin de lui donner des instructions : partout il était comme chez lui. Bientôt il reparut, portant une table ronde qu’il plaça sous le cèdre ; puis il réunit six chaises de jardin qu’il trouva dans les différents bosquets, et les plaça en cercle. La domestique (miss Keeldar n’avait point de valet), arriva avec le service. Sweeting l’aida à placer les assiettes, les verres, les couteaux et les fourchettes ; il l’aida aussi à servir un joli goûter, consistant en volailles froides, jambon et pâtisseries.

Shirley aimait à offrir cette sorte de régal impromptu à quiconque venait la visiter, et rien ne lui plaisait plus que d’avoir un petit ami alerte et obligeant comme Sweeting, pour recevoir joyeusement et exécuter lestement ses instructions hospitalières. David et elle étaient dans les meilleurs termes ; et son dévouement pour l’héritière était tout désintéressé, et ne portait nul préjudice à la fidélité inébranlable qu’il avait vouée à la magnifique Dora Sykes.

Le repas devint d’une gaieté fort vive, à laquelle Donne et Malone, il est vrai, contribuèrent peu, uniquement occupés qu’ils étaient avec le couteau, la fourchette et le verre. Mais, où quatre personnes comme M. Hall, David Sweeting, Shirley et Caroline étaient réunies, amicalement autour d’une table, au milieu d’une verte pelouse, sous un ciel radieux, parmi les fleurs, il ne pouvait y avoir de tristesse.

Dans le cours de la conversation, M. Hall rappela aux ladies que la Pentecôte approchait, et que ce jour-là devaient avoir lieu la grande réunion des Écoles du dimanche, le thé monstre, et la procession des trois paroisses de Briarfield, de Whinbury et de Nunnely. Il savait, dit-il, que Caroline serait à son poste comme maîtresse d’une classe, et il espérait que miss Keeldar n’y manquerait pas et voudrait bien faire sa première apparition publique parmi eux ce jour-là. Shirley n’était pas femme à manquer une occasion semblable : elle aimait l’excitation, la joie, la concentration et la combinaison de plaisants amusements, une réunion de visages joyeux et de cœurs contents. Elle dit à M. Hall qu’on pouvait avec certitude compter sur elle, qu’elle ne savait pas ce qu’on pourrait lui donner à faire, mais que l’on pouvait disposer d’elle à volonté.

« Et vous, monsieur Hall, vous allez me promettre de venir à ma table et de vous asseoir à côté de moi, dit Caroline.

— Je n’y manquerai pas, Deo volente, dit-il. J’ai occupé la place à sa droite à ces thés monstres les six dernières années, continua-t-il en se tournant vers Shirley. On la fit maîtresse d’une classe du dimanche lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille de douze ans. Elle n’est pas très-confiante de sa nature, comme vous avez pu le remarquer, et la première fois qu’elle eut à disposer le service et à faire le thé en public, elle rougissait et tremblait d’une façon pitoyable. Je remarquai sa panique muette : les tasses se heurtaient sous sa petite main et la théière trop remplie débordait. Je vins à son aide ; je pris un siège à côté d’elle, je m’emparai de l’urne et du plateau ; enfin je fis le thé à sa place, comme eût pu le faire une vieille femme.

— Je vous fus très-reconnaissante, dit Caroline.

— C’est vrai : vous me témoignâtes cette reconnaissance avec une sincérité et une vivacité qui me récompensèrent amplement. Elle n’agit point, miss Keeldar, comme la majorité de nos petites ladies de douze ans, que vous pouvez aider et caresser à plaisir sans qu’elles se montrent plus touchées de votre bienveillance que si elles étaient de bois ou de cire. Caroline resta auprès de moi le reste de la soirée ; elle se promena avec moi sur la prairie où jouaient les enfants ; elle me suivit à la sacristie quand tout le monde fut rappelé à l’église ; elle serait, je crois, montée avec moi en chaire, si je n’avais pris la précaution de la conduire auparavant dans le banc de la rectorerie.

— Et depuis il a toujours été mon ami, dit Caroline.

— Et toujours je me suis assis à sa table auprès d’elle pour lui présenter les tasses. Voilà l’étendue de mes services. La première chose que je ferai pour elle maintenant sera de la marier un jour avec quelque vicaire ou propriétaire de fabrique. Mais faites attention, Caroline, je prendrai des renseignements sur le caractère de votre futur, et, si ce n’est pas un gentleman qui promette de rendre heureuse la petite fille que je promenais par la main dans la prairie de Nunnely, je n’officierai pas : ainsi, prenez garde.

— L’avis est inutile : je ne me marierai pas. Je demeurerai fille, comme votre sœur Marguerite, monsieur Hall.

— Fort bien, vous pourriez faire plus mal. Marguerite n’est pas malheureuse. Elle a ses livres pour son plaisir, son frère à soigner, et elle est contente. Si vous aviez jamais besoin d’une maison ; s’il arrivait un jour que la rectorerie de Briarfield ne fût plus à vous, venez à la cure de Nunnely. Si la vieille fille et le vieux célibataire sont encore de ce monde, ils vous feront un tendre accueil.

— Voilà vos fleurs. Je sais, dit Caroline, qui avait gardé le bouquet qu’elle avait préparé pour lui jusqu’à ce moment, que vous ne vous souciez pas d’un bouquet ; mais vous le donnerez à Marguerite. Seulement, pour être une fois sentimental, gardez cette petite ne m’oubliez pas ; c’est une petite fleur sauvage que j’ai cueillie sous l’herbe ; et, pour être encore plus sentimental, laissez-moi prendre deux ou trois de ses pétales bleus et les mettre dans mon souvenir. »

Et elle prit un petit livre à couverture d’émail et à fermoir d’argent, l’ouvrit, y plaça les pétales, et écrivit autour au crayon : » À conserver pour le révérend Cyrille Hall, mon ami, mai 18.. » Le révérend Cyrille Hall, de son côté, plaça une tige en sûreté entre trois feuillets d’un Nouveau Testament de poche ; dans la marge, le seul mot : « Caroline. »

« Et maintenant, dit-il en souriant, j’espère que nous voilà suffisamment romanesques. Miss Keeldar, continua-t-il (les vicaires, durant cette conversation, étaient trop occupés de leurs propres plaisanteries pour remarquer ce qui se passait à l’autre bout de la table), j’espère que vous allez rire de ce trait d’exaltation du vieux curé à tête grise ; mais je suis si accoutumé à obéir à votre jeune amie, que je ne sais rien lui refuser. Vous direz sans doute que les fleurs et les ne m’oubliez pas ne sont pas mon affaire ; mais, vous le voyez, lorsqu’on me demande d’être sentimental, j’obéis.

— Il l’est d’ailleurs naturellement, fit remarquer Caroline ; Marguerite me l’a dit, et je sais ce qui lui fait plaisir.

— Que vous soyez bonne et heureuse ? Oui, c’est là un de mes plus grands plaisirs. Puisse Dieu vous conserver longtemps le bienfait de la paix et de l’innocence ! innocence comparative, je veux dire ; car devant lui, je le sais, nul n’est pur. Ce qui, à nos perceptions humaines, semble sans tache et pur comme les anges, n’est pour lui que fragilité qui a besoin d’être purifiée par le sang de son fils, et soutenue par la force du Saint-Esprit. Entretenons-nous tous dans des sentiments d’humilité, moi comme vous, mes jeunes amies ; et nous pouvons bien être humbles, quand nous regardons dans notre cœur et que nous y voyons des tentations, des inconséquences, des propensions qui nous font rougir. Et ce n’est pas la jeunesse, la bonne mine, la grâce, ni aucun charme extérieur, qui constituent la beauté aux yeux de Dieu. Jeunes ladies, lorsque votre miroir ou la langue des hommes vous flattent, souvenez-vous qu’aux yeux du créateur Marie-Anne Ainley, une femme dont jamais miroir ni louanges humaines n’ont fait le panégyrique, est plus belle et meilleure que vous. Oui, meilleure que vous, répéta-t-il après une pause. Vous, jeunes personnes tout entières à vous-mêmes et à vos terrestres espérances, vous ne vivez nullement de la vie du Christ ; peut-être ne le pouvez-vous pas encore : l’existence vous est si douce et la terre si souriante ! Elle, avec un cœur humble et une vénération sainte, marche de près sur les traces de son rédempteur. »

En ce moment, la voix criarde de Donne couvrit la douce parole de M. Hall.

« Hem ! fit-il, débarrassant sa gorge évidemment pour un speech de quelque importance. Hem ! miss Keeldar, votre attention un instant, s’il vous plaît.

— Eh bien ! dit nonchalamment Shirley, qu’y a-t-il ? j’écoute : tout ce qui en moi n’est pas œil est oreille en ce moment.

— J’espère qu’une partie de vous-même est main aussi, reprit Donne dans le jargon présomptueux et vulgaire qui lui était familier, et une autre partie, bourse. C’est à la main et à la bourse que je me propose de faire appel. Je suis venu ce matin dans l’intention de solliciter de vous…

— Vous auriez dû vous adresser à mistress Gill ; elle est mon aumônière.

— Pour solliciter de vous une souscription en faveur d’une école. Moi et le docteur Boultby avons l’intention d’en ériger une dans le hameau d’Ecclefigg, qui dépend de notre cure de Whinbury. Les Baptists se sont emparés de ce hameau ; ils ont là une chapelle, et nous voulons leur disputer le terrain.

— Mais je n’ai rien à faire avec Ecclefigg ; je n’y possède aucune propriété.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Vous êtes une femme dévouée à l’Église, n’est-ce pas ?

— Admirable créature ! murmura intérieurement Shirley. Quelle exquise convenance ! quel ton ! quel ravissement il excite en moi ! » Puis elle dit à haute voix : « Certainement, je suis dévouée à l’Église.

— Alors vous ne pouvez refuser votre souscription en cette circonstance. La population d’Ecclefigg est un tas de brutes ; nous voulons les civiliser.

— Qui sera le missionnaire ?

— Moi probablement.

— Vous ne craignez pas d’échouer par le manque de sympathie de votre troupeau ?

— J’espère que non, j’attends le succès ; mais il nous faut de l’argent. Voilà le papier ; je vous en prie, inscrivez une belle somme. »

Rarement Shirley refusait une demande d’argent. Elle inscrivit son nom pour cinq guinées : après les trois cents qu’elle venait de donner, et les petites sommes qu’elle donnait chaque jour, c’était tout ce qu’elle pouvait alors accorder. Donne déclara la souscription « méprisable » et demanda brusquement davantage. Miss Keeldar rougit d’indignation et plus encore d’étonnement.

« En ce moment, je ne donnerai rien de plus, dit-elle.

— Vous ne me donnerez rien de plus ? moi qui m’attendais à vous voir vous inscrire en tête de la liste pour une centaine de guinées ! Avec votre fortune, vous ne devriez jamais mettre votre signature pour une moindre somme. »

Shirley garda le silence.

» En vérité, continua Donne, une lady qui a mille livres sterling de revenu devrait avoir honte de donner cinq guinées pour une œuvre de bienfaisance. »

Shirley, si rarement hautaine, le paraissait en ce moment. Ses traits distingués prirent tout à coup une expression de dédain méprisant.

« Étranges remarques ! dit-elle, et des plus inconsidérées ! Un reproche comme remercîment d’une libéralité est chose tout à fait déplacée !

— Une libéralité ! Appelez-vous cinq guinées une libéralité ?

— Oui ; et cette libéralité, si je ne l’avais faite à l’école projetée du docteur Boultby, école dont j’approuve l’érection, et nullement à son vicaire, qui me paraît fort malavisé dans sa manière de solliciter et d’extorquer des souscriptions, sans cette considération, cette libéralité, je le répète, je la retirerais à l’instant. »

Donne avait l’épiderme épais : il ne sentit pas la moitié de ce que le ton, le regard de son interlocutrice voulaient dire ; il ne savait sur quel terrain il se trouvait.

« Quel misérable pays que ce Yorkshire ! continua-t-il. Je n’eusse jamais pu m’en former une idée si je ne l’avais vu. Et quel peuple, riches et pauvres ! Comme ils sont grossiers et incultes ! Comme ils seraient traités dans le Sud ! »

Shirley était appuyée en avant sur la table ; ses narines se dilataient légèrement, et ses doigts effilés s’entrelaçaient et se comprimaient avec force.

« Les riches, poursuivit l’infatué et aveugle Donne, sont un tas d’avares, ne vivant jamais comme ils devraient le faire avec leur fortune ; c’est à peine si l’on trouve une famille qui ait une voiture convenable et un sommelier. Quant aux pauvres, voyez-les se presser en foule aux portes de l’église les jours de mariage et d’enterrement, piétinant en sabots ; les hommes en manches de chemises et avec leurs tabliers de cardeurs de laine, les femmes en bonnet et en robe de nuit. Ils mériteraient positivement qu’on lançât au milieu d’eux une vache furieuse pour les mettre en déroute. Hi ! hi ! comme ce serait drôle !

— Là, vous avez atteint la limite, dit Shirley avec calme. Vous avez atteint la limite, répéta-t-elle en lui lançant son regard étincelant. Vous ne pouvez la dépasser, et, ajouta-t-elle en appuyant sur les mots, vous ne la dépasserez pas dans la maison. »

Elle se leva : personne n’eût pu l’arrêter alors, car elle était exaspérée ; elle marcha droit aux portes du jardin, qu’elle ouvrit toutes grandes.

« Sortez ! dit-elle, et vivement, et ne remettez jamais les pieds dans cette maison. »

Donne était abasourdi. Pendant tout le temps, il avait cru se montrer à son grand avantage et comme une personne du premier ton. Il s’imaginait produire une impression étourdissante. N’avait-il pas exprimé son dédain pour tout ce qui tenait au Yorkshire ? Quelle preuve plus concluante pouvait-il donner de sa supériorité sur les habitants de ce comté ? Et, malgré cela, il allait se voir jeté comme un chien à la porte d’un jardin du Yorkshire. Dans de telles circonstances, où était « l’enchaînement mutuel des causes ? »

« Débarrassez-moi de votre présence à l’instant, à l’instant ! réitéra Shirley en le voyant hésiter.

— Madame, un ecclésiastique ! chasser un ecclésiastique !

— Fussiez-vous un archevêque, vous venez de me prouver que vous n’êtes pas un gentleman. Vous allez sortir, et promptement. »

Sa résolution était inébranlable ; ce n’était pas un jeu. D’ailleurs Tartare se levait ; il apercevait les symptômes d’une commotion et manifestait l’intention d’y jouer son rôle. Il n’y avait évidemment pas d’autre parti à prendre, et Donne opéra son exode : l’héritière lui envoya une profonde révérence en fermant la porte sur lui.

« Comment ce prêtre pompeux ose-t-il traiter ainsi ses paroissiens ? Comment cet infatué cockney ose-t-il mépriser le Yorkshire » fut la seule observation de Shirley en revenant prendre sa place à table.

Bientôt la réunion se sépara. Le front assombri, la lèvre contractée, l’œil en feu, Shirley ne paraissait nullement disposée à prendre sa part de joyeux amusements.


CHAPITRE XV.

La Pentecôte.


Le fonds prospéra. L’exemple de Shirley, les vigoureux efforts des trois recteurs et l’aide efficace, quoique peu remuante, de leurs lieutenants à lunettes, Marie-Anne Ainley et Marguerite Hall, produisirent une somme importante qui, judicieusement employée, servit à alléger grandement la détresse des pauvres sans travail. Le voisinage semblait devenir plus calme : depuis quinze jours, on n’avait pas détruit de drap ; aucun attentat contre les fabriques ou contre les demeures des drapiers n’avait été commis dans les trois paroisses. Shirley espérait presque avoir échappé au danger qu’elle avait eu l’intention de conjurer, et que l’orage n’éclaterait pas : avec l’approche de l’été, elle était certaine que le commerce s’améliorerait, ainsi que cela avait toujours lieu. D’ailleurs, la guerre fatale ne pouvait toujours durer ; la paix se ferait un jour, et avec la paix, quelle impulsion serait donnée au commerce !

Tel était le texte des observations qu’elle adressait à son tenancier Gérard Moore, toutes les fois qu’elle le rencontrait en un lieu où la conversation était possible ; observations qu’il écoutait fort tranquillement, trop tranquillement pour qu’elle en fût satisfaite. Par son regard impatient elle s’efforçait alors de tirer autre chose de lui, quelque explication, ou au moins quelque remarque additionnelle. Souriant à sa façon, avec cette expression qui donnait à sa bouche un si remarquable type de douceur, pendant que son front demeurait grave, il répondait que lui-même croyait à la fin de la guerre ; que c’était sur ce fond qu’il avait jeté l’ancre de ses espérances et basé ses spéculations.

« Car vous savez, continuait-il, que la fabrique de Hollow fonctionne en ce moment entièrement en vue de l’avenir : je ne vends rien ; il n’est pas de marché pour mes produits. Je me tiens prêt à profiter de la première issue qui s’offrira. Il n’y a que trois mois, cela m’était impossible. J’avais épuisé mon crédit et mon capital. Vous savez bien qui est venu à mon secours, de quelle main j’ai reçu le prêt qui m’a sauvé. C’est ce prêt qui m’a mis à même de continuer le jeu hardi que je craignais de ne plus pouvoir jouer. Une ruine totale, je le sais, suivrait la perte, et le gain est douteux ; mais je suis rempli de confiance : aussi longtemps que je peux être actif, que je peux lutter, aussi longtemps enfin que mes mains ne sont pas liées, il m’est impossible de me laisser abattre. Une année, non, six mois seulement du règne de l’olivier, et je suis sauvé : car, ainsi que vous le dites, la paix donnera une impulsion au commerce. En cela vous avez raison ; mais pour ce qui concerne le rétablissement de la tranquillité dans le voisinage, et l’effet permanent de votre fonds de bienfaisance, je doute. L’aumône, jusqu’ici, n’a jamais tranquillisé les classes ouvrières, elle ne leur a jamais inspiré de reconnaissance ; la nature humaine est ainsi faite, et on ne peut la changer. Si les choses étaient ordonnées comme elles devraient l’être, je suppose, ces classes ne seraient pas dans la position d’avoir besoin de ce secours humiliant, et elles sentent cela : nous le sentirions si nous étions dans la même position. D’ailleurs, pour qui auraient-elles de la reconnaissance ? Pour vous, pour le clergé peut-être, mais non pour nous propriétaires de fabriques. Elles nous détestent plus que jamais. La désaffection fait partout des progrès. Nottingham est un de leurs quartiers généraux, Manchester un autre, Birmingham un troisième. Les subalternes reçoivent les ordres de leurs chefs ; ils sont parfaitement disciplinés ; aucun coup n’est frappé sans mûre délibération. Dans les jours de grande chaleur, vous avez pu voir le ciel menacer de l’orage jour par jour, et cependant les nuages se dissipaient le soir et le soleil se couchait dans le calme ; mais le danger n’était pas passé, il était seulement différé : l’orage qui a menacé longtemps éclatera sûrement à la fin. Il y a de l’analogie entre l’atmosphère physique et l’atmosphère morale.

— Eh bien ! monsieur Moore (c’est ainsi que se terminaient toutes ces conférences), veillez sur vous. Si vous pensez que je vous aie jamais fait quelque bien, récompensez-moi en me promettant de veiller sur vous.

— Je vous le promets. Je prendrai de moi un soin strict et vigilant. Je désire vivre, et non mourir. L’avenir se montre à moi comme un Éden ; et, lorsque je plonge mes regards dans les profondeurs de mon paradis, j’aperçois une vision, que je préfère à celle des séraphins ou des chérubins, glisser à travers les perspectives lointaines.

— Vraiment ? quelle vision, je vous prie ?

— Je vois… »

En ce moment la domestique entra brusquement, apportant le thé.

La première partie du mois de mai, comme on l’a vu, avait été belle ; le milieu avait été pluvieux ; mais la dernière semaine, au changement de lune, le temps s’éclaircit de nouveau. Un vent frais balaya les nuages argentés, les chassant vers l’horizon oriental où ils se dissipèrent et disparurent, laissant l’immense voûte derrière eux pure, azurée, et prête pour le règne du soleil d’été. Ce soleil se leva radieux le matin de la Pentecôte. Le rassemblement des écoles fut signalé par un temps splendide.

Le mardi de la Pentecôte était le grand jour pour lequel les deux immenses salles d’école de Briarfield, bâties par le recteur actuel, à peu près entièrement à ses frais, furent nettoyées, lavées, repeintes, et décorées avec des fleurs et des arbres toujours verts, fournis partie par le jardin du recteur, par le domaine de Fieldhead, qui en avait envoyé deux voitures, partie par le domaine de de Walden, qui, plus ladre, n’en avait fourni qu’une brouette. Dans ces deux salles, vingt tables, pouvant recevoir chacune vingt convives, furent dressées, entourées de bancs et couvertes de nappes blanches. Au-dessus de ces tables furent suspendues au moins vingt cages contenant le même nombre de canaris, suivant une habitude du district particulièrement chérie du clerc de M. Helstone, qui affectionnait beaucoup les chansons perçantes de ces oiseaux, dont le chant n’était jamais plus bruyant qu’au milieu de la confusion des langues. Ces tables, il faut le dire, n’étaient point dressées pour les douze cents élèves qui devaient s’assembler des trois paroisses, mais seulement pour les patrons et les maîtres des écoles : le repas des enfants devait avoir lieu en plein air. À une heure, les troupes devaient arriver ; à deux heures, elles devaient être passées en revue ; jusqu’à quatre heures elles devaient parader dans la paroisse ; puis venait le festin, et ensuite le meeting, avec la musique et les discours prononcés dans l’église.

Il faut expliquer pourquoi Briarfield était choisi comme point de rendez-vous et scène de la fête. Ce n’était point parce que la paroisse était la plus grande et la plus populeuse : Whinbury l’emportait de beaucoup sous ce rapport ; ni parce qu’elle était la plus ancienne : car, si antiques que fussent sa sombre église et sa rectorerie, le temple à basse toiture et le presbytère moussu de Nunnely, cachés tous deux sous des chênes séculaires, étaient encore plus âgés. C’était simplement parce que M. Helstone le voulait ainsi, et que la volonté de M. Helstone était plus puissante que celle de Boultby ou de Hall ; le premier ne pouvait pas, le second ne voulait pas disputer une question de préséance avec leur frère impérieux et résolu, et ils le laissaient conduire et gouverner.

Ce notable anniversaire avait toujours été un jour d’épreuve pour Caroline, parce qu’elle était forcée alors de se produire en public, et de se trouver en face de tout ce qu’il y avait de riche, de respectable, d’influent dans le voisinage, sans autre appui que celui que voulait bien lui accorder l’aimable bienveillance de M. Hall. Obligée d’être en évidence, de marcher en tête de son régiment, en qualité de nièce du recteur et de première maîtresse de sa classe ; obligée de préparer le thé à la première table pour une multitude mêlée de gentlemen et de ladies ; et tout cela sans l’appui d’une mère, d’une tante, ou d’un autre chaperon, elle qui était naturellement timide et redoutait la publicité, on comprendra facilement qu’elle dût trembler à l’approche de la Pentecôte.

Mais cette année Shirley serait avec elle, et cela changeait singulièrement l’aspect de l’épreuve ; cela le changeait même totalement : ce n’était plus une épreuve, c’était un plaisir. Miss Keeldar valait mieux à elle seule qu’une légion d’amis ordinaires. Entièrement maîtresse d’elle-même, remplie de vivacité et d’aisance, ayant conscience de son importance sociale et n’en tirant pas vanité, il suffisait de la regarder pour prendre courage. La seule crainte de Caroline était que Shirley ne fût pas ponctuelle. Elle avait souvent l’habitude de se faire attendre, et Caroline savait que son oncle n’attendrait pas une seconde pour qui que ce fût ; qu’au moment même où l’horloge sonnerait deux heures, les cloches se feraient entendre et la marche commencerait. Il fallait qu’elle s’assurât donc de l’exactitude de Shirley, afin que sa compagne attendue ne lui fît pas défaut.

Le mardi de la Pentecôte vit Caroline levée presque avec le soleil. Elle, Fanny et Élisa, furent occupées tout le matin à préparer les chambres de la rectorerie pour recevoir une compagnie choisie, et à disposer une collation et des rafraîchissements, du vin, des fruits, des gâteaux, sur la crédence de la salle à manger. Puis elle dut revêtir sa plus belle robe de mousseline blanche. La parfaite beauté du temps et la solennité de l’occasion nécessitaient ce costume. Sa nouvelle robe, un présent que lui avait fait Marguerite Hall le jour de sa fête, et qu’elle avait toute raison de croire achetée par Cyrille lui-même, et en retour de laquelle elle lui avait donné une paire de collets en batiste dans une belle botte, fut attachée par les doigts habiles de Fanny, qui prit un grand plaisir à parer sa jolie maîtresse pour cette occasion. Son simple bonnet avait été fait pour aller avec la robe. Sa jolie et peu coûteuse écharpe de crêpe blanc s’harmoniait parfaitement avec le reste de la toilette. Lorsqu’elle fut prête, elle offrit un tableau qui n’était pas assez brillant pour éblouir, mais qui était assez joli pour intéresser ; qui ne frappait point par son éclat, mais qui plaisait par sa délicatesse : un tableau dans lequel la douceur du ton, le pittoresque et la grâce de la mine, compensaient l’absence de riche couleur et de magnifique contour. Ce que son œil brun et son front serein montraient de son âme était en rapport avec son vêtement et avec son visage modeste, doux, et, quoique rêveur, harmonieux. Ni l’agneau ni la colombe ne la devaient redouter ; ils pouvaient saluer au contraire dans son air de simplicité et de douceur une conformité avec leur propre nature, ou avec la nature que nous leur attribuons.

Après tout, c’était une imparfaite et défectueuse créature humaine : assez belle de forme, de teint et d’accoutrement ; mais, comme le disait Cyrille Hall, elle n’était ni si bonne ni si grande que la vieille et sèche miss Ainley, qui en ce moment mettait sa meilleure robe noire, son châle de quakeresse et son chapeau, dans la chambre étroite de son cottage.

Caroline se dirigea, en traversant les champs les plus écartés et les pelouses les plus cachées, du côté de Fieldhead. Elle glissait rapidement sous les haies vertes, et à travers les prairies plus vertes encore. Il n’y avait ni poussière ni humidité pour souiller l’ourlet de sa robe blanche ou mouiller sa légère chaussure. Les dernières pluies avaient tout lavé ; le soleil qui brillait alors avait tout séché. Elle marchait sans crainte sur les pâquerettes et sur le gazon et à travers les épaisses plantations ; elle arriva à Fieldhead et pénétra dans la chambre de toilette de miss Keeldar. Elle avait bien fait de venir, ou Shirley fût arrivée trop tard. Au lieu de s’apprêter en toute hâte, elle était étendue sur un lit de repos, occupée à lire. Mistress Pryor, debout à côté d’elle, la pressait vainement de se lever et de s’habiller. Caroline ne perdit pas de temps en paroles : elle s’empara du livre, et, de ses propres mains, commença l’opération de la toilette. Shirley, que la chaleur rendait encore plus indolente, et gaie de sa jeune et joyeuse nature, voulait parler, rire et s’amuser ; mais Caroline, qui voulait arriver à l’heure, persévéra à l’habiller aussi vite que ses doigts pouvaient attacher des cordons ou piquer des épingles. À la fin, comme elle achevait de réunir une rangée d’agrafes et d’œillets, elle trouva le loisir de la gronder, lui disant que c’était fort mal à elle d’avoir si peu d’exactitude ; qu’elle ressemblait en ce moment même à l’image de la Nonchalance : ce qui était vrai, mais c’était au moins une fort aimable figure de cette élégante déité, née de la richesse et du loisir.

Shirley offrait un frappant contraste avec Caroline : il y avait du style dans chaque pli de ses vêtements, dans chaque ligne de son visage : la riche étoffe de soie l’habillait mieux qu’un costume plus simple ; l’écharpe richement brodée lui allait à merveille ; elle la portait négligemment, mais avec grâce ; la guirlande qui ornait son chapeau faisait un excellent effet ; chaque ornement était à la place que le goût et la mode lui assignaient. L’ensemble de la mise était en harmonie parfaite avec le franc éclat de ses yeux, le sourire un peu satirique qui se jouait sur ses lèvres, son port droit et ferme et son pas léger. Caroline lui prit la main lorsqu’elle fut habillée, la fit descendre rapidement, et elles se mirent à courir en riant à travers les champs, semblables à une blanche colombe et à un oiseau de paradis aux vives et brillantes couleurs, associés dans leur volée commune.

Grâce à la promptitude de miss Helstone, elles arrivèrent en temps opportun. Pendant que les arbres leur dérobaient encore l’église, elles entendirent les cloches sonner un appel mesuré, mais pressant. On entendait déjà distinctement le bruit des pas, le murmure des voix. D’un tertre élevé, elles apercevaient, sur la route de Whinbury, l’école de Whinbury qui approchait : elle se composait de cinq cents âmes. Le recteur et le vicaire, Boultby et Donne, étaient en tête : le premier marchant, comme il convient à un prêtre bénéficiaire, sous le dais d’un large chapeau, avec la dignité d’une ample corpulence, embelli par le plus carré et le plus vaste des habits noirs, et s’appuyant sur la plus solide des cannes à pomme d’or. En marchant, le docteur brandissait de temps à autre légèrement sa canne et inclinait son large chapeau d’une façon dogmatique vers son aide de camp. Cet aide de camp, c’est-à-dire Donne, étroit si l’on comparait sa stature avec la large corpulence de son principal, s’efforçait néanmoins de paraître tout à fait un vicaire : tout chez lui dénotait l’impertinence et la bonne opinion de lui-même, depuis son nez en trompette et son menton relevé jusqu’à ses cléricales guêtres noires, ses culottes sans bretelles et ses souliers à pointe carrée.

Allez, monsieur Donne ! vous venez de subir un minutieux examen. Vous avez une excellente opinion de vous-même ; mais que les deux figures blanches et roses qui vous surveillent du haut de la colline là-bas pensent comme vous, c’est une autre question.

Ces deux figures descendent en courant, aussitôt que le régiment a passé : le cimetière est rempli d’élèves et de maîtres, tous dans leurs plus beaux habits des dimanches ; et, dans un district si malheureux, dans des temps si mauvais, il est étonnant qu’ils soient parvenus à s’habiller d’une façon si décente, si élégante même. Cet amour de la décence chez les Anglais peut produire des miracles : la pauvreté qui réduit une fille irlandaise aux haillons est impuissante à dépouiller la fille anglaise de la garde-robe qu’elle sait être indispensable à sa dignité. En outre la dame du manoir, cette Shirley qui regarde avec plaisir cette foule bien habillée et heureuse, n’est pas étrangère à ce bien-être, Sa libéralité opportune a consolé plus d’une pauvre famille qui voyait avec terreur s’approcher les jours de fête, et fourni à plus d’un enfant un habit et un chapeau pour la circonstance ; elle le sait, et elle s’en réjouit ; elle est satisfaite que son argent, son exemple, son influence, aient été réellement de quelque utilité à ses semblables. Elle ne peut être charitable à la manière de miss Ainley, cela n’est pas dans sa nature ; elle est heureuse de voir qu’il y a une autre manière d’exercer la charité, praticable pour d’autres caractères et dans d’autres circonstances.

Caroline aussi est satisfaite ; car elle aussi a fait du beau dans la mesure ses moyens ; elle s’est dépouillée de plus d’un vêtement, d’un ruban ou d’un collet dont elle pouvait difficilement se passer, pour subvenir à l’habillement des élèves de sa classe ; et, comme elle n’avait point d’argent à donner, elle a suivi l’exemple de miss Ainley, en donnant son temps et son industrie et en cousant pour les enfants.

Non-seulement le cimetière est rempli, mais le jardin du recteur est couvert aussi d’une foule compacte : des couples et des compagnies de ladies et de gentlemen se promènent au milieu des lilas et des laburnes. La maison aussi est occupée ; aux fenêtres ouvertes se tiennent des groupes joyeux. Ce sont tous les patrons et les maîtres qui doivent grossir la procession. Dans le petit enclos de le paroisse derrière la rectorerie sont les musiciens des trois paroisses, avec leurs instruments. Fanny et Élisa, vêtues de la plus piquante façon, et avec des tabliers d’une blancheur éblouissante, parcourent leurs rangs, leur servant des quarts d’ale, dont une provision a été brassée dans les meilleures conditions, d’après les ordres du recteur et sous sa surveillance spéciale. Toutes les fois qu’il mettait la main à quelque affaire, elle devait être dirigée parfaitement. Il ne sanctionnait aucune dépense inutile ou inefficace ; depuis l’érection d’un bâtiment public ; d’une église, d’une école, ou d’une maison de justice, jusqu’à la cuisson d’un dîner, il était le partisan des choses libéralement et princièrement faites. Miss Keeldar lui ressemblait en cela, et ils s’approuvaient mutuellement.

Caroline et Shirley ne tardèrent pas à se mêler à la société. La première montra une aisance qu’elle n’avait pas d’habitude ; au lieu de s’asseoir dans un coin, ou de se retirer dans sa chambre jusqu’à ce que la procession fût passée en revue, comme elle avait coutume de faire, elle se mit à parcourir les salles, souriant et adressant la parole à l’un et à l’autre, et se montrant une tout autre créature. C’était à la présence de Shirley qu’elle était redevable de cette transformation : la vue de l’air et des manières de miss Keeldar lui avait fait un bien immense. Shirley n’avait aucune crainte de ses semblables, aucune tendance à s’éloigner d’eux et à les éviter. Tous êtres humains, hommes, femmes, enfants, que leur manque d’éducation ou leur présomption grossière ne rendait pas positivement insupportables, étaient également les bienvenus auprès d’elle. Cette disposition la faisait aimer de tout le monde, car elle dépouillait sa raillerie même de son aiguillon et donnait à sa conversation sérieuse ou enjouée un charme tout particulier : elle ne diminuait toutefois en rien la valeur de son amitié intime, qui était chose tout à fait distincte de sa bienveillance sociale, et dépendait d’une tout autre partie de son caractère. Miss Helstone était le choix de son affection et de son intelligence ; les misses Pearson, Sykes et Wynne, ne faisaient que profiter de sa bonne nature et de sa vivacité.

Donne vint par hasard dans le salon, pendant que Shirley, assise sur le sofa, formait le centre d’un groupe assez important. Elle avait déjà oublié l’exaspération à laquelle elle s’était laissée aller contre lui ; elle le salua et lui sourit gracieusement. Le caractère de l’homme apparut alors clairement. Il ne sut point décliner l’avance avec dignité, comme quelqu’un dont la juste susceptibilité a été blessée, ni l’accepter avec franchise, comme quelqu’un qui est content d’oublier et de pardonner ; sa punition ne lui avait infligé aucun sentiment de honte, et il n’était pas assez vigoureux dans le mal pour que sa méchanceté prît un caractère actif : il passa simplement avec un air pusillanime et renfrogné. Rien ne put dans la suite le réconcilier avec son ennemie, et des mortifications plus dures et plus ignominieuses furent impuissantes à éveiller la passion du ressentiment dans sa lymphatique nature.

« Il ne valait pas que je lui fisse une scène ! dit Shirley à Caroline. Combien j’ai été folle ! Punir le pauvre Donne pour son stupide mépris du Yorkshire, autant eût valu écraser un moucheron s’attaquant à la peau d’un rhinocéros. Si j’avais été un homme, je crois que je l’aurais jeté de vive force à la porte : je suis contente de ne m’être servie que de la force morale. Mais qu’il ne m’approche plus : je ne l’aime pas ; il m’irrite. Il n’y a pas même d’amusement à tirer de lui. Sous ce dernier rapport, je préfère Malone. »

Il sembla que Malone voulût justifier la préférence, car ces paroles étaient à peine prononcées, que Pierre-Auguste arriva en grande tenue, ganté et parfumé, avec ses cheveux huilés et brossés à la perfection, et portant à la main un énorme bouquet de roses qu’il présenta à l’héritière avec une grâce qui eût défié le plus habile crayon. Et qui eût osé, après cela, dire que Pierre n’était pas galant pour les dames ? Il avait cueilli et offert des fleurs : il avait déposé un sentimental et poétique tribut sur l’autel de l’Amour… ou de Mammon. Hercule tenant la quenouille ne représentait que faiblement Pierre offrant des roses. C’est ce qu’il pensa sans doute lui-même, car il demeura étonné de ce qu’il venait de faire. Il se retira sans prononcer un mot. Il s’en allait en se félicitant intérieurement, lorsqu’il lui vint à l’idée de se retourner pour s’assurer s’il avait bien réellement présenté le bouquet : oui, les six roses étaient bien là sur le tablier de satin pourpre, tenues par une main blanche dont les doigts effilés étaient ornés d’anneaux d’or ; sur elles flottaient des boucles de cheveux cachant à moitié une figure riante : seulement cachant à moitié ; Pierre vit le rire ; il n’y avait pas à s’y tromper, on riait de sa galanterie ; sa conduite chevaleresque était un sujet de plaisanterie pour un jupon, pour deux jupons ! car miss Helstone riait aussi. Pierre devint sombre comme le nuage qui recèle la foudre. Lorsque Shirley leva la tête, un œil farouche était attaché sur elle : Malone, du moins, avait assez d’énergie pour haïr ; elle put s’en convaincre à son regard.

« Pierre veut une scène, et il l’aura un jour s’il la cherche, » murmura-t-elle à l’oreille de son amie.

En ce moment, plus solennels et plus sombres par la couleur de leurs vêtements que par leur visage, les trois recteurs apparurent sur la porte de la salle à manger : jusqu’alors ils avaient été occupés à l’église, et ils venaient prendre quelque rafraîchissement avant que la marche commençât. La large chaise couverte de maroquin avait été laissée vacante pour le docteur Boultby ; il s’y assit, et Caroline, suivant les instructions de Shirley, qui lui dit que le temps était venu de jouer son rôle d’hôtesse, s’empressa d’offrir au vaste, révéré et surtout très-digne ami de son oncle, un verre de vin et une assiette de macarons. Les sacristains de Boultby, tous deux patrons de l’École du dimanche, étaient déjà à côté de lui ; mistress Sykes et les autres ladies de sa congrégation se tenaient à sa droite et à sa gauche, lui exprimant leurs espérances qu’il n’était pas trop fatigué, leurs craintes que la chaleur du jour ne fût trop grande pour lui. Mistress Boultby, qui avait coutume de dire que, lorsque son époux et seigneur s’endormait après un bon dîner, son visage ressemblait à celui d’un ange, était là penchée sur lui, essuyant tendrement sur son front une sueur réelle ou imaginaire : Boultby, enfin, était dans sa gloire, et, d’une pleine voix de poitrine, distribuait autour de lui des remercîments pour les attentions dont il était l’objet, et des assurances sur l’état tolérable de sa santé. Il ne fit aucune attention à Caroline lorsqu’elle s’approcha de lui, excepté pour prendre ce qu’elle lui offrait : il ne la vit pas, il ne la voyait jamais ; il savait à peine qu’une telle personne existât. Il vit les macarons, néanmoins, et, comme il aimait fort les sucreries, il en prit une légère poignée. Quant au vin, mistress Boultby voulut absolument y ajouter de l’eau chaude, du sucre et de la muscade.

M. Hall se tenait debout près d’une fenêtre ouverte, respirant l’air et le parfum des fleurs, et causant comme un frère avec miss Ainley. Caroline tourna vers lui ses attentions avec plaisir. Que lui apporterait-elle ? Il ne voulut point se servir lui-même, mais être servi par elle, et elle se pourvut d’un petit plateau, afin de lui pouvoir offrir de la variété. Marguerite Hall les joignit, puis miss Keeldar : les quatre ladies entouraient leur pasteur favori ; elles aussi s’imaginaient regarder le visage d’un ange terrestre : Cyrille Hall était leur pape, pour elles aussi infaillible que le docteur Thomas Boultby l’était pour ses admirateurs. Une foule aussi environnait le recteur de Briarfield : plus de vingt personnes se pressaient autour de lui, et jamais curé n’avait été plus puissant dans un cercle que le vieux Helstone. Les vicaires, attroupés à leur manière, formaient une constellation de trois planètes inférieures. Quelques jeunes ladies les regardaient de loin, mais ne s’aventuraient pas à les approcher.

M. Helstone tira sa montre et annonça à haute voix : « Deux heures moins dix minutes ; c’est l’heure pour tout le monde de se mettre en ligne. Allons ! » Il saisit son large chapeau et sortit. Tous se levèrent et suivirent en masse.

Les douze cents enfants furent divisés en trois corps de quatre cents chacun : à l’arrière-garde de chaque régiment stationnait une bande de musiciens ; entre chaque vingtaine était un intervalle dans lequel Helstone plaça les maîtres deux à deux. L’avant-garde des trois armées fut ainsi composée :

Grâce Boultby et Marie Sykes, pour Whinbury ;

Marguerite Hall et Marie-Anne Ainley, pour Nunnely ;

Caroline Helstone et Shirley Keeldar, pour Briarfield.

Puis M. Helstone commanda ; M. Donne à Whinbury ; M. Sweeting à Nunnely ; M. Malone à Briarfield.

Et les trois vicaires s’avancèrent devant les généraux en jupons.

Les recteurs se placèrent à l’extrême avant-garde, les clercs de la paroisse à l’extrême arrière-garde. Helstone agita son chapeau : en un instant s’ébranlèrent les huit cloches de la tour ; les orchestres retentirent, le clairon répondit à la flûte, les tambours firent entendre leur roulement, et les armées se mirent en marche.

La route déroulait sa large voie blanche devant la longue procession ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages ; le vent agitait doucement les feuilles des arbres. Les douze cents enfants et les cent cinquante adultes qui composaient les trois armées marchaient au pas et au son de la musique, le visage joyeux et le cœur content. C’était une belle scène et qui faisait plaisir à voir : c’était un jour de bonheur pour le riche et pour le pauvre ; l’œuvre de Dieu d’abord, puis celle du clergé. Rendons justice aux prêtres d’Angleterre. C’est une corporation qui laisse à désirer sous quelques rapports : ils sont de chair et de sang comme nous ; mais le pays serait dans un triste état sans eux. La Grande-Bretagne regretterait son Église, si cette Église venait à tomber. Que Dieu la conserve ! que Dieu aussi la réforme !




CHAPITRE XVI.

Le festin des écoles.


Elle n’allait pas au combat, elle ne marchait pas à la rencontre de l’ennemi, cette armée commandée par des prêtres et par des femmes ; et cependant sa musique jouait des airs guerriers, et, à en juger par les yeux et l’attitude de quelques-uns, de miss Keeldar, par exemple, ces airs éveillaient un esprit sinon martial, du moins plein d’ardeur. Le vieux Helstone, se retournant par hasard, aperçut le visage de Shirley, et ne put retenir un rire qu’elle comprit et qu’elle partagea.

« Il n’y a aucune bataille en perspective, dit-il ; notre pays n’a pas besoin que nous combattions pour lui : aucun ennemi ou tyran ne met en question ou ne menace notre liberté ; il n’y a rien à faire, nous exécutons seulement une promenade. Serrez les rênes, capitaine, et comprimez le feu de cette ardeur : nous n’en avons pas besoin… et c’est tant pis !

— Gardez votre avis, docteur, répondit Shirley. » Puis elle murmura à Caroline : « Je veux emprunter à l’imagination ce que la réalité ne me donnera pas. Nous ne sommes pas des soldats, le carnage n’est point mon désir : ou, si nous en sommes, nous sommes soldats de la croix. Je veux m’imaginer que le temps a remonté de quelques siècles en arrière, et que nous accomplissons un pèlerinage en Palestine. Mais non, cela n’est pas suffisant. J’ai besoin d’un rêve plus sombre : nous sommes des Lowlanders d’Écosse, suivant un capitaine du Covenant en haut des montagnes, pour tenir un meeting hors de l’atteinte des soldats des persécuteurs. Nous savons que la bataille peut suivre la prière ; et comme nous croyons que, dans la plus fâcheuse issue du combat, le ciel doit être notre récompense, nous sommes prêts à rougir volontiers le sol de notre sang. Cette musique remue mon âme ; elle éveille toute ma vie ; elle fait battre mon cœur, non avec son pouls tempéré de chaque jour, mais avec une nouvelle et pénétrante vigueur. Je désire presque avoir un danger à affronter ; une foi, une patrie, ou au moins un bien-aimé à défendre.

— Regardez, Shirley ! interrompit Caroline. Quelle est cette tache que l’on aperçoit au sommet de la hauteur de Stilbro’ ? Vous avez meilleure vue que moi : tournez donc de ce côté votre œil d’aigle. »

Miss Keeldar regarda. « Je vois, » dit-elle ; puis elle ajouta aussitôt : « Il y a une ligne rouge. Ce sont des soldats, des cavaliers, dit-elle vivement ; ils vont au galop, ils sont six, ils vont passer près de nous… Non, ils ont tourné à droite ; ils ont vu la procession, et ils l’évitent en faisant un détour. Où vont-ils ?

— Peut-être ne font-ils qu’exercer leurs chevaux.

— Peut-être bien. Nous ne les voyons plus maintenant. »

Ici M. Helstone éleva la voix.

« Nous allons passer à travers Royd-Lane, afin d’arriver plus tôt à Nunnely par la traverse, » dit-il.

Et, en conséquence, l’armée s’engagea dans le défilé de Royd-Lane. Ce défilé était fort étroit, si étroit que deux seulement pouvaient passer de front sans tomber dans le fossé qui le bordait de chaque côté. On était arrivé au milieu, quand un mouvement d’excitation se manifesta parmi les commandants. Les lunettes de Boultby et le large chapeau d’Helstone s’agitèrent, et les vicaires se firent des signes. M. Hall se tourna en souriant vers les ladies.

« Qu’y a-t-il donc ? » lui fut-il demandé.

Il étendit son bâton vers l’extrémité du défilé devant eux. Une seconde procession, une procession d’un autre genre, s’engageait aussi dans le défilé, conduite également par des hommes vêtus de noir, et suivie, ainsi qu’on pouvait l’entendre, par de la musique.

« Est-ce que ce serait l’ombre de la nôtre ? demanda Shirley.

— Si vous désiriez une bataille, vous êtes à peu près certaine de l’avoir, au moins une bataille de regards, murmura en riant Caroline.

— Ils ne passeront pas ! s’écrièrent unanimement les vicaires ; nous ne céderons pas.

— Céder ! répondit Helstone sévèrement, se tournant vers eux ; qui parle de céder ? Vous, garçons, pensez à ce que vous avez à faire : les ladies, je le sais, seront fermes ; je peux compter sur elles. Il n’y a pas ici une femme dévouée à l’Église qui ne soit disposée à soutenir la lutte contre ces gaillards-là, pour l’honneur de l’établissement. Qu’en dit miss Keeldar ?

— Elle demande ce que c’est.

— Les écoles des Dissidents et des Méthodistes, les Baptistes, les Indépendants, les Wesleyens, réunis dans une alliance impie, et s’engageant à dessein dans le défilé pour obstruer notre marche et nous faire reculer.

— Mauvais procédés ! dit Shirley, et je hais les mauvais procédés. Ils méritent assurément une leçon.

— Une leçon de politesse ; » suggéra M. Hall, qui était toujours pour la paix, non un exemple de violence.

Le vieux Helstone se mit en marche, hâtant le pas ; il marcha un peu en avant de sa compagnie. Il avait presque joint les autres chefs noirs, quand celui qui paraissait agir comme le commandant en chef de l’armée hostile, un gros et gras personnage à cheveux noirs lissés sur le front, commanda une halte. La procession s’arrêta : il tira un livre d’hymnes, désigna le verset, donna le ton, et tous entonnèrent avec ensemble le plus douloureux des cantiques.

Helstone fit signe à ses musiciens. Ils éclatèrent avec toute la puissance des cuivres. Il leur commanda de jouer le Rule Britannia, et ordonna aux enfants d’accompagner vocalement, ce qu’ils firent avec une ardeur enthousiaste. L’ennemi fut foudroyé, son psaume interrompu. Sous le rapport du bruit, il était terrassé.

« Maintenant, suivez-moi ! s’écria Helstone, non à la course, mais d’un pas ferme et vif. Soyez fermes, enfants et femmes, soutenez-vous les uns les autres ; tenez-vous par les pans de vos vêtements, si c’est nécessaire. »

Et il marcha en avant d’un pas si roide et si déterminé, et il fut en outre si bien secondé par les écoliers et leurs maîtres, qui firent exactement ce qu’il leur avait dit et marchèrent avec une ferme et solide impétuosité ; par les vicaires aussi, forcés de faire de même, placés qu’ils étaient entre deux feux, Helstone et miss Keeldar, qui tous deux surveillaient toute déviation avec une vigilance de lynx, et étaient prêts, l’un avec sa canne, l’autre avec son parasol, à réprimer la plus légère infraction aux ordres, que les dissidents furent d’abord étonnés, puis alarmés ; ils reculèrent et se pressèrent en arrière, et, à la fin, ils furent forcés de tourner les talons et de laisser libre le défilé de Royd-Lane. Boultby souffrit un peu dans la mêlée ; mais Helstone et Malone le soutinrent entre eux, et il sortit de la bagarre avec tous ses membres, mais avec une respiration quelque peu gênée.

Le gras dissident qui avait entonné l’hymne fut laissé assis dans le fossé. C’était un marchand de spiritueux, un chef de non-conformistes, et l’on dit qu’il but plus d’eau dans cette après-midi qu’il n’en avait avalé pendant les douze mois précédents. M. Hall avait pris soin de Caroline, et Caroline de lui. Miss Keeldar et M. Helstone se pressèrent cordialement les mains lorsqu’ils eurent glorieusement fait passer toute l’armée à travers le défilé. Les vicaires commençaient à triompher ; mais M. Helstone mit un frein à leur innocente ardeur ; il leur fit observer qu’ils n’avaient jamais eu le bon sens de savoir ce qu’ils devaient dire, et qu’ils feraient mieux de retenir leur langue ; il leur rappela qu’ils n’avaient été pour rien dans la conduite de l’affaire.

Vers trois heures et demie, la procession se retourna, et à quatre heures elle était arrivée à son point de départ. De longues lignes de bancs furent placés dans les champs récemment fauchés autour de l’école. Les enfants s’y assirent, et d’énormes paniers couverts de linges blancs et de vases d’étain fumants furent apportés. Avant la distribution des mets, un court bénédicité fut prononcé par M. Hall et chanté par les enfants : ces jeunes voix retentissant ainsi en plein air étaient mélodieuses et même touchantes. De larges gâteaux et du thé chaud et bien sucré furent distribués avec la plus grande libéralité ; aucune limite n’était posée, pour ce jour du moins ; la règle était que chaque enfant reçût au moins deux fois autant qu’il pouvait manger, afin qu’il lui restât une réserve qu’il pût emporter à la maison pour ceux auxquels l’âge, la maladie ou d’autres empêchements, n’avaient pas permis de venir au festin. Des gâteaux et de la bière circulaient aussi parmi les musiciens et les chantres d’église ; plus tard, les bancs furent enlevés, et tous purent se livrer sans contrainte à leurs jeux.

Une cloche appela les maîtres, les patrons et les patronnesses, dans la salle d’école ; miss Keeldar, miss Helstone et plusieurs autres ladies étaient déjà là, examinant l’arrangement de leurs différents services et de leurs tables. Une grande partie des domestiques femelles du voisinage, avec les femmes des chantres, des clercs et des musiciens, avaient été mises en réquisition pour le service de ce jour ; toutes avaient mis leurs plus frais atours, et, parmi les plus jeunes, il y en avait de fort jolies ; une dizaine étaient occupées à couper le pain et le beurre, une autre dizaine à apporter l’eau prise aux chaudières de la cuisine du recteur. La profusion des fleurs et de la verdure qui décoraient les murs, l’éclat des théières d’argent et de la porcelaine qui couvraient les tables, l’activité qui régnait de toutes parts, les visages joyeux, les toilettes brillantes, tout cela formait un aimable et réjouissant spectacle. Tout le monde parlait, non très-haut, mais joyeusement, et les canaris faisaient entendre dans leurs cages leurs chants les plus aigus.

Caroline, en qualité de nièce du recteur, prit place à l’une des trois premières tables. Mistress Boultby et Marguerite Hall présidaient aux deux autres. C’est à ces tables que devait se placer l’élite de la réunion, les strictes règles de l’égalité n’étant pas plus pratiquées à Briarfield qu’ailleurs. Miss Helstone se débarrassa de son chapeau et de son écharpe, afin d’être moins incommodée par la chaleur ; les longues boucles de ses cheveux, retombant sur son cou, lui tenaient presque lieu de voile, et sa robe de mousseline, d’une coupe modeste si presque semblable à celle d’une religieuse, la dispensait de s’encombrer d’un châle.

La salle se remplissait. M. Hall avait pris son poste à côté de Caroline, qui, tout en terminant l’arrangement des tasses et des cuillers, lui faisait à voix basse des remarques sur les événements du jour. Il paraissait un peu préoccupé de ce qui était arrivé à Royd-Lane, et elle s’efforçait de le distraire. Miss Keeldar était assise près d’eux ; chose étonnante, elle ne parlait ni ne riait ; au contraire, elle était fort calme, et portait autour d’elle des regards vigilants ; elle semblait craindre que quelque intrus ne s’emparât d’une place demeurée vide à côté d’elle, et qu’elle réservait bien évidemment à quelqu’un. De temps à autre elle étalait sa robe de satin sur cette place réservée, ou y déposait ses gants ou son mouchoir brodé. Caroline s’aperçut enfin du manège, et lui demanda quel ami elle attendait. Shirley se pencha vers elle, effleura presque son oreille de ses lèvres roses, et murmura, avec cette douceur que prenait sa voix lorsque ce qu’elle avait à dire était de nature à éveiller quelque secrète source de plaisir dans son cœur :

« J’attends M. Moore ; je le vis hier soir, et lui fis promettre de venir avec sa sœur et de prendre place à notre table. Il ne me manquera pas de parole, j’en suis sûre ; mais je crains qu’il n’arrive trop tard et ne soit séparé de nous. Voici une nouvelle fournée qui entre, toutes les places vont être prises : c’est insupportable. »

Et en effet M. Wynne le magistrat, sa femme, son fils et ses deux filles, firent en ce moment leur entrée solennelle. Ils faisaient partie de l’aristocratie de Briarfield ; leur place était marquée à la première table ; ils y furent conduits et remplirent tout l’espace demeuré vacant. Pour l’agrément de miss Keeldar, M. Sam Wynne s’empara de la place réservée à M. Moore, se plantant résolument sur sa robe, sur ses gants et sur son mouchoir. M. Sam était l’un des objets de son aversion, d’autant plus qu’il affichait de sérieuses prétentions à sa main. Le vieux gentleman aussi avait publiquement déclaré que le domaine de Fieldhead et celui de de Walden étaient délicieusement contagieux, ce que la rumeur publique n’avait pas manqué de répéter à Shirley.

Les oreilles de Caroline tintaient toujours de ce vibrant murmure : « J’attends M. Moore, » qui faisait encore battre son cœur et colorait ses joues, lorsque les notes de l’orgue éclatèrent sur le bruit confus de l’assemblée. Le docteur Boultby, M. Helstone et M. Hall se levèrent ; tout le monde les imita ; le bénédicité fut chanté avec accompagnement de musique, et le thé commença. Caroline était trop occupée de son office pour avoir le temps de regarder autour d’elle ; mais, la dernière tasse remplie, elle jeta un regard inquiet à travers la salle. Plusieurs gentlemen et plusieurs ladies demeuraient encore debout et n’avaient point de sièges. Au milieu d’un groupe, elle reconnut sa vieille amie, miss Mann, que le beau temps et quelques sollicitations avaient déterminée à quitter sa triste solitude pour jouir de quelques heures de plaisir. Miss Mann semblait fatiguée de se tenir debout ; une lady en chapeau jaune lui apporta une chaise. Caroline reconnut ce chapeau jaune ; elle reconnut les cheveux noirs, la figure bienveillante, quoique renfrognée, que surmontait ce chapeau ; elle reconnut la robe de soie noire et même le châle gris de lin ; enfin elle reconnut Hortense Moore, et elle eut l’idée de franchir tous les obstacles, de courir à elle et de l’embrasser, de lui donner un baiser pour elle et deux pour son frère. Elle se leva même à moitié, avec une exclamation étouffée, et peut-être, car l’impulsion était violente, se serait-elle précipitée à travers la chambre, si une main ne l’eût retenue sur sa chaise, et si une voix derrière elle ne lui eût murmuré :

« Attendez après le thé, Lina, et je l’amènerai vers vous. »

Et, aussitôt qu’elle put de nouveau lever les yeux, elle regarda : Robert lui-même était là, non loin d’elle, qui souriait à son ardeur ; il lui parut mieux qu’elle ne l’avait jamais vu ; il sembla même si beau à ses yeux fascinés, qu’elle n’osa pas hasarder un second coup d’œil : car cette image éblouit son regard d’un éclat douloureux, et s’imprima dans sa mémoire comme si elle y eût été daguerréotypée par un rayon de l’éclair.

Il s’avança et parla à Shirley, qui, irritée par quelques attentions importunes de Sam Wynne, et parce que ce gentleman demeurait assis sur ses gants et sur son mouchoir, et probablement aussi par le manque de ponctualité dont Moore s’était rendu coupable, n’était rien moins que de bonne humeur. Elle haussa d’abord les épaules, puis lui lança un ou deux mots amers sur son insupportable lenteur. Moore ne répliqua ni ne s’excusa. Il s’assit tranquillement à côté d’elle, comme s’il attendait qu’elle fût calmée, ce qu’elle fit en moins de cinq minutes ; elle lui offrit sa main, qu’il prit avec un sourire moitié grondeur, moitié reconnaissant : un imperceptible mouvement de tête marquait distinctement la première qualité de ce sourire ; il est probable qu’une aimable pression de main exprima la seconde.

« Vous allez vous asseoir où vous pourrez maintenant, monsieur Moore, dit Shirley, souriant aussi ; vous voyez qu’il n’y a pas un pouce de place pour vous ici ; mais je vois un espace vide à la table de M. Boultby, entre miss Armitage et miss Birtwhistle. Allez ; John Sykes sera votre vis-à-vis, et vous nous tournerez le dos. »

Cependant Moore préféra rester où il était ; de temps à autre il faisait le tour de la grande table, s’arrêtant pour saluer d’autres gentlemen qui, comme lui, étaient sans place ; mais il revenait toujours vers son aimant, Shirley, apportant avec lui des observations qu’il était nécessaire de lui murmurer à l’oreille.

Pendant ce temps, le pauvre Sam Wynne semblait loin d’être à son aise. Sa jolie voisine, à en juger par ses mouvements, paraissait d’une humeur peu égale et peu accommodante ; elle ne restait pas tranquillement assise pendant deux secondes de suite ; elle avait chaud, elle faisait jouer son éventail, se plaignait du manque d’air et d’espace. Elle faisait hautement la remarque que, dans son opinion, lorsque les gens avaient fini de prendre leur thé, ils devaient quitter la table, et annonçait qu’elle allait se trouver mal, si l’état des choses continuait. M. Sam lui offrit de l’accompagner dehors, vrai moyen de lui faire prendre un rhume mortel, dit-elle. Bref, son poste n’était plus tenable ; et, après avoir avalé son quantum de thé, il jugea à propos d’évacuer la place.

Moore eût dû être prêt à s’en emparer, tandis qu’il se trouvait à l’autre bout de la salle, en profonde conférence avec Christophe Sykes. Un grand marchand de grains, Timothée Ramsden, Esq., qui se trouvait plus rapproché et était fatigué d’être debout, s’avança pour s’emparer de la place vacante. Mais les expédients de Shirley ne lui firent pas défaut : un mouvement de son écharpe renversa la théière, dont le contenu se répandit partie sur l’endroit du banc demeuré vacant, et partie sur sa robe de satin ; il fallut appeler un garçon pour réparer le malheur. M. Ramsden, gentleman gros et bouffi, dont la personne était aussi vaste que la fortune, se retira aussitôt ; Shirley, ordinairement d’une indifférence coupable pour les petits accidents affectant la toilette, s’agita d’une façon qui eût fait honneur à la plus nerveuse lady : M. Ramsden ouvrit la bouche, se recula lentement, et, comme miss Keeldar menaçait de se laisser aller et de tomber en pâmoison à l’endroit même, il tourna sur ses talons et opéra une lourde retraite.

Moore revint enfin. Examinant avec calme le brouhaha, et souriant malicieusement de la contenance énigmatique de Shirley, il fit à part soi la remarque que le climat de ce bout de la salle était véritablement le plus chaud, et qu’il ne pouvait convenir qu’à des tempéraments froids comme le sien ; puis, jetant de côté garçons, nappes, robe de satin, etc., il s’installa lui-même à la place qui lui était évidemment marquée par sa destinée. Shirley s’apaisa, ses traits changèrent, son front crispé et l’inexplicable courbe de sa bouche reprirent leur expression naturelle ; tous les mouvements anguleux à l’aide desquels elle venait de vexer le pauvre Sam Wynne furent calmés comme par un charme. Et cependant elle ne jeta à Moore aucun regard gracieux ; au contraire, elle l’accusa de lui avoir donné un monde de contrariétés, et lui reprocha d’être cause de la perte qu’elle venait de faire de l’estime de M. Ramsden et de l’inappréciable amitié de M. Samuel Wynne.

« Je voudrais pour tout au monde n’avoir offensé ni l’un ni l’autre de ces gentlemen, dit-elle. J’ai toujours eu coutume de les traiter tous deux avec la plus parfaite considération, et aujourd’hui, grâce à vous, comment ont-ils été reçus ? Je ne serai pas tranquille que je n’aie réparé cette sottise. Je ne puis être heureuse sans l’amitié de mes voisins ; ainsi, demain il me faudra faire un pèlerinage au moulin de Royd, caresser le meunier, louer le grain ; et le lendemain je devrai aller à de Walden, ou je déteste d’aller, et porter dans mon réticule la moitié d’un gâteau d’avoine pour les chiens d’arrêt favoris de M. Sam.

— Vous connaissez le plus sûr chemin du cœur de chacun d’eux, je n’en doute pas, » dit tranquillement Moore.

Il paraissait très-content d’avoir enfin trouvé sa place ; mais il ne fit aucune belle phrase pour exprimer sa reconnaissance, et n’offrit aucune excuse pour le trouble qu’il avait causé. Son flegme lui allait d’ailleurs merveilleusement : il était si sérieux, si posé, qu’il en paraissait encore plus beau. On aimait à se trouver dans son voisinage, tant le calme de sa personne était communicatif. On n’eut pas pensé, en le voyant là, qu’il était un pauvre homme luttant contre la ruine, assis à côté d’une riche lady. Le calme de l’égalité se peignait sur son visage ; peut-être régnait-il aussi dans son cœur. De temps à autre, à la manière dont il baissait son regard sur miss Keeldar en lui parlant, vous eussiez pu croire qu’il la dominait par sa position autant que par sa taille. Des éclairs presque austères sillonnaient son front et brillaient dans ses yeux : leur conversation était devenue animée, quoiqu’elle fût contenue dans un diapason inférieur. Elle le pressait de questions ; évidemment il refusait de donner satisfaction à sa curiosité. Elle chercha une fois son œil avec les siens : on lisait dans leur douce mais ardente expression qu’elle sollicitait des réponses plus catégoriques. Moore sourit agréablement, mais ses lèvres ne se desserrèrent pas. Alors elle parut piquée et lui tourna le dos ; mais en deux minutes il rappela son attention : il semblait lui faire des promesses, qu’elle avait l’air d’accepter comme des confidences.

Il paraît que la chaleur de la salle ne convenait point à miss Helstone : elle devint de plus en plus pâle à mesure que le thé s’avançait. Aussitôt que les grâces eurent été récitées, elle quitta la table et se hâta de suivre sa cousine Hortense, qui, avec miss Mann, avait déjà cherché le grand air. Robert Moore s’était levé en même temps qu’elle, peut-être avec l’intention de lui parler ; mais il fallait échanger le mot d’adieu avec miss Keeldar en la quittant, et pendant ce temps Caroline avait disparu.

Hortense accueillit son ancienne pupille avec plus de dignité que de chaleur : elle avait été sérieusement offensée de la conduite de M. Helstone, et avait toujours blâmé Caroline d’obéir trop littéralement à son oncle.

« Vous êtes tout à fait une étrangère, » dit-elle pendant que son élève lui prenait les mains qu’elle serrait dans les siennes.

Caroline la connaissait trop bien pour se plaindre de sa froideur ; elle laissa passer ce petit accès de délicatesse outrée, bien sûre que sa bonté naturelle ne tarderait pas à prendre le dessus. En effet, Hortense n’eut pas plus tôt remarqué le visage et les traits amaigris de sa cousine, que son air s’adoucit. L’embrassant sur les deux joues, Lina lui demanda anxieusement des nouvelles de sa santé : elle eût probablement été forcée de subir un long interrogatoire, suivi d’une plus longue mercuriale sur ce chapitre, si miss Mann n’eût détourné l’attention de la questionneuse en la priant de la reconduire à la maison. La pauvre invalide était déjà fatiguée : sa lassitude la rendait maussade, trop maussade presque pour parler à Caroline ; de plus, les vêtements blancs et l’air joyeux de cette jeune personne déplaisaient à miss Mann. Sa robe d’étoffé brune ou de guingamp gris de tous les jours, et son air mélancolique habituel, convenaient plus à la solitaire vieille fille : elle voulut à peine reconnaître ce soir-là sa jeune amie, et la quitta avec un froid salut. Hortense ayant promis de la reconduire chez elle, elles partirent ensemble.

Caroline chercha alors Shirley. Elle aperçut son écharpe aux couleurs de l’arc-en-ciel et sa robe pourpre, dans le centre d’une réunion de ladies, toutes d’elle bien connues, mais qu’elle avait l’habitude d’éviter systématiquement toutes les fois qu’elle le pouvait. Plus timide en certains moments que dans d’autres, elle ne se sentait précisément alors nul courage de se joindre à cette compagnie ; elle ne pouvait cependant pas demeurer seule quand tous les autres se réunissaient par paire ou par groupes ; elle s’approcha donc d’une réunion de ses propres écolières, grandes filles, ou plutôt jeunes femmes, qui regardaient quelques centaines de plus jeunes enfants jouer au colin-maillard.

Miss Helstone savait que ces jeunes filles l’aimaient, et cependant elle était timide même avec elles en dehors de l’école ; elle ne leur inspirait pas plus de crainte qu’elle n’en ressentait elle-même pour elles ; si elle s’approchait de leur groupe en ce moment, c’était plutôt pour trouver protection en leur compagnie que pour les patronner par sa présence. Par instinct elles sentirent sa faiblesse, et leur civilité naturelle la leur fit respecter. Son instruction commandait leur estime lorsqu’elle les enseignait ; sa gentillesse attirait leurs regards ; et, parce qu’elle était considérée comme douce et bonne dans l’exercice de ses fonctions, elles oublièrent généreusement son évidente timidité en ce moment et n’en tirèrent aucun avantage. Toutes paysannes qu’elles fussent, elles avaient trop de sa propre sensibilité anglaise pour se rendre coupables de cette grossière erreur. Elles l’entourèrent poliment et affectueusement, accueillant ses légers sourires et ses efforts pour engager la conversation avec une bienveillance et une civilité qui la mirent aussitôt à son aise.

M. Sam Wynne arrivant en grande hâte pour insister afin que les grandes filles se mêlassent aux jeux aussi bien que les jeunes, Caroline demeura encore une fois seule. Elle méditait une tranquille retraite à la maison, lorsque Shirley, remarquant de loin son isolement, s’empressa de la rejoindre.

« Montons en haut des champs, lui dit-elle ; je sais que vous n’aimez pas les foules, Caroline.

— Mais ce sera vous priver d’un plaisir, Shirley, que de vous enlever à ce beau monde qui vous courtise si assidûment, et auquel vous pouvez, sans art ni effort, vous rendre si agréable.

— Non pas tout à fait sans efforts ; je suis déjà fatiguée de la tâche ; c’est un insipide et ingrat exercice que de causer et de rire avec ces bonnes gens de Briarfield. Depuis dix minutes je cherche à découvrir votre blanc costume. J’ai plaisir à observer ceux que j’aime au milieu de la foule et à les comparer avec les autres ; je vous ai comparée, vous ne ressemblez à aucune de celles qui sont ici, Lina : il y a ici de plus jolis visages que le vôtre ; vous n’êtes pas, par exemple, une beauté comme Harriet Sykes ; à côté d’elle, votre personne paraît presque insignifiante ; mais vous avez l’air agréable, vous avez l’air réfléchi, ce que j’appelle intéressant.

— Ah ! Shirley ! vous me flattez.

— Je ne m’étonne pas que vos écolières vous aiment.

— Vous plaisantez, Shirley, parlons d’autre chose.

— Nous allons parler de Moore, alors, et nous allons le surveiller ; je le vois en ce moment.

— Où ? »

Et, en faisant cette question, Caroline ne regardait point à travers les champs, mais dans les yeux de miss Keeldar, comme elle avait l’habitude de faire toutes les fois que Shirley mentionnait un objet qu’elle découvrait au loin. Son amie avait meilleure vue qu’elle, et Caroline semblait penser que le secret de la subtilité d’aigle de son regard pouvait se lire dans l’iris gris sombre de son œil ; ou plutôt, peut-être cherchait-elle à se guider par la direction de ces deux vifs et brillants petits globes.

« Voilà Moore, dit Shirley, indiquant un point à travers le vaste champ où un millier d’enfants jouaient, et où un nombre égal de spectateurs adultes se promenaient çà et là. Là-bas, pouvez-vous ne pas distinguer sa haute stature et son port droit ? Il ressemble, au milieu de la foule qui l’environne, à Éliab parmi les plus humbles bergers, à Saül au milieu d’un conseil de guerre ; et c’est bien en effet, si je ne me trompe, un conseil de guerre.

— Et pourquoi cela, Shirley ? demanda Caroline, dont l’œil avait à la fin saisi l’objet cherché. Robert parle en ce moment à mon oncle, et ils se donnent une poignée de main : ils sont donc réconciliés.

— Et non sans de bonnes raisons, soyez-en sûre : ils font cause commune contre l’ennemi commun. Et pourquoi pensez-vous que MM. Wynne, Sykes, Armitage et Ramsden se pressent en cercle autour d’eux ? Et pourquoi font-ils signe à Malone de les joindre ? Quand on appelle celui-là, croyez-le, c’est qu’on a besoin d’un bras vigoureux. »

Sbirley, en regardant, devint agitée : son œil lançait des éclairs.

« Ils n’ont pas voulu se fier à moi, dit-elle ; c’est toujours ainsi, lorsqu’arrive le moment !

— De quoi s’agit-il donc ?

— Eh ! ne le sentez-vous pas ? il y a quelque mystère en jeu ; on attend quelque événement. Des préparatifs se font, j’en suis certaine. Je l’ai vu dans la contenance de Moore ce soir ; il était animé et cependant dur.

— Dur pour vous, Shirley !

— Oui, pour moi. Il est souvent dur pour moi. Il nous arrive rarement de converser tête à tête ; mais il m’a fait souvent sentir que le fond de son caractère n’est pas d’édredon.

— Cependant il paraissait vous parler avec douceur.

— Assurément ; ton très-aimable et manières charmantes ; et cependant l’homme est péremptoire et réservé : sa réserve m’agace.

— Oui, Robert est réservé.

— Et il a à peine le droit de l’être avec moi, d’autant moins qu’il a commencé par me donner sa confiance. N’ayant rien fait pour perdre cette confiance, elle ne devrait pas m’être retirée ; il pense sans doute, je suppose, que je n’ai pas l’âme assez vigoureuse pour qu’il puisse se fier à moi dans une crise.

— Il craint probablement de vous causer de l’inquiétude.

— Précaution inutile : ma nature est élastique et ne se laisse pas facilement déprimer ; il devrait savoir cela ; mais cet homme est fier : il a ses défauts, quoi que vous puissiez dire, Lina. Remarquez combien ce groupe est animé ; ils ne se doutent pas que nous les observons.

— Avec de la vigilance, Shirley, nous pourrons peut-être trouver le fil de leur secret.

— Il y aura quelques mouvements inaccoutumés avant peu, demain, cette nuit peut-être. Mais mes yeux et mes oreilles sont grands ouverts. Monsieur Moore, vous serez sous ma surveillance. Vous aussi, soyez vigilante, Lina.

— Je le serai : Robert part, je l’ai vu se retourner, je crois qu’il nous a aperçues… Les voilà qui se donnent des poignées de main.

— Oui, ils se pressent les mains avec chaleur, » ajouta Shirley, comme pour ratifier quelque ligue solennelle.

Elles virent Robert quitter le groupe, passer à travers une porte et disparaître.

« Et il ne nous a pas dit au revoir, » murmura Caroline.

À peine ces mots se furent-ils échappés de ses lèvres, qu’elle essaya par un sourire de cacher le désappointement qu’ils semblaient trahir. Des larmes involontaires vinrent un moment humecter et illuminer ses yeux.

« Oh ! nous y aurons bientôt remédié, s’écria Shirley ; nous le forcerons de nous dire adieu.

— Le forcer ! cela n’est pas la même chose, répondit Caroline.

— Ce sera la même chose.

— Mais il est parti ; vous ne pourrez le rejoindre.

— Je connais un chemin plus court que celui qu’il a pris ; nous lui intercepterons le passage.

— Mais, Shirley, j’aimerais mieux ne pas y aller. »

Caroline dit cela comme miss Keeldar lui saisissait le bras et l’entraînait en bas des champs. Il était inutile de résister : rien n’égalait l’obstination de Shirley lorsqu’elle avait un caprice en tête. Caroline se trouva hors de la vue de la foule presque avant qu’elle pût se rendre compte de ce qu’elle faisait, et fut entraînée dans un passage étroit et ombreux, dont la voûte était formée de hautes épines et le tapis de marguerites. Elle ne fit nulle attention au soleil du soir qui traçait une marqueterie sur le gazon, ni au pur encens qui s’exhalait en ce moment des plantes et des arbres ; elle entendit seulement le guichet qui s’ouvrait à une extrémité du passage, et comprit que Robert approchait. Les longues branches d’épine qui se dressaient devant elles formaient une espèce d’écran : elles le virent avant qu’il ne pût les apercevoir. D’un coup d’œil, Caroline vit que sa joyeuse hilarité était passée : il l’avait laissée derrière lui dans les champs où les écoliers prenaient leurs ébats ; il ne lui restait plus que son air sombre, calme et préoccupé. Ainsi que l’avait dit Shirley, une certaine rudesse caractérisait son expression, tandis que son œil était animé, mais austère. La fantaisie de Shirley était donc parfaitement hors de saison ; s’il avait paru bien disposé, passe encore, mais en ce moment…

« Je vous avais dit de ne pas venir, » dit Caroline, avec une certaine amertume, à son amie.

Elle paraissait réellement troublée : être ainsi jetée sur le passage de Robert, malgré elle, lorsqu’il ne s’y attendait pas et qu’évidemment il ne tenait pas à être retardé, la contrariait très-vivement. Cela n’ennuyait pas le moins du monde Shirley : elle s’élança au-devant de son tenancier, et lui barrant le chemin :

« Vous avez oublié de nous dire adieu, dit-elle.

— J’ai oublié de vous dire adieu ! Et d’où sortez-vous donc ? Êtes-vous des fées ? J’en ai laissé deux semblables à vous, l’une vêtue de pourpre et l’autre de blanc, debout sur le haut d’un talus, quatre champs plus loin, il n’y a qu’une minute.

— Vous nous avez laissées là et vous nous retrouvez ici. Nous vous avons surveillé, et nous vous surveillerons encore : vous serez un jour questionné, mais pas aujourd’hui. À présent, tout ce que vous avez à faire est de nous dire bonsoir et de passer. »

Moore regarda de l’une à l’autre sans changer de contenance :

« Les jours de fête ont leurs privilèges, ainsi que les jours de péril, dit-il gravement.

— Allons, ne moralisez pas : dites bonsoir et passez, répondit Shirley.

— Dois-je vous dire bonsoir, miss Keeldar ?

— Oui, et à Caroline aussi. Il n’y a rien là de nouveau, j’espère. Il vous est arrivé déjà de nous dire bonsoir à toutes deux. »

Il prit sa main, la tint dans l’une des siennes et la couvrit avec l’autre ; il abaissa son regard sur elle gravement, avec bienveillance, mais avec autorité. L’héritière ne pouvait faire de cet homme son sujet ; dans la manière dont il regardait ce charmant visage, il n’y avait aucune servilité, à peine de l’hommage ; mais il y avait de l’intérêt, de l’affection, rehaussés par un autre sentiment : quelque chose dans le ton dont il lui parlait, aussi bien que dans les expressions dont il se servait, disait que ce sentiment était la gratitude.

« Votre débiteur vous souhaite une bonne nuit. Puissiez-vous reposer tranquillement et sûrement jusqu’au matin !

— Et vous, monsieur Moore, qu’allez-vous faire ? Que disiez-vous à Helstone, avec lequel je vous ai vu échanger des poignées de main ? Que faisaient tous ces gentlemen autour de vous ? Mettez pour une fois de côté la réserve. Soyez franc avec moi.

— Qui pourrait vous résister ? Je serai franc : demain, s’il y a quelque chose à relater, vous l’entendrez.

— Parlez maintenant, insista Shirley ; ne remettez pas à demain.

— Mais je ne pourrais vous dire que la moitié d’une histoire, et mon temps est limité, je n’ai pas un moment à perdre. Plus tard, je ferai amende honorable de ce délai par ma franchise.

— Mais vous rentrez à Hollow ?

— Oui.

— Pour n’en plus sortir cette nuit ?

— Certainement. À présent, adieu à toutes deux. »

Il eût certainement voulu prendre la main de Caroline pour la joindre dans les siennes à celle de Shirley, mais elle ne se trouvait point à sa portée ; Caroline s’était éloignée de quelques pas : sa réponse à l’adieu de Moore fut seulement une légère inclinaison de tête, et un tendre et sérieux sourire. Il ne chercha pas de plus cordial témoignage : il répéta de nouveau adieu, et les quitta.

« Voilà, c’est fini ! dit Shirley lorsqu’il fut parti. Nous l’avons obligé de nous dire bonsoir, et n’avons rien perdu dans son estime, je pense, Cary.

— Je l’espère, répondit brièvement Caroline.

— Vous me paraissez bien timide et bien peu démonstrative, dit miss Keeldar. Pourquoi n’avez-vous pas donné votre main à Moore, lorsqu’il vous a offert la sienne ? Il est votre cousin, vous l’aimez. Avez-vous honte de lui laisser apercevoir votre affection ?

— Il en aperçoit tout ce qui peut l’intéresser : il est inutile de faire étalage de sentiment.

— Vous êtes laconique : vous seriez stoïque si vous le pouviez. Est-ce qu’à vos yeux l’amour serait un crime, Caroline ?

— L’amour un crime ! Non, Shirley : l’amour est une vertu divine ; mais pourquoi amener de force ce mot dans la conversation ? il est singulièrement déplacé.

— Bien ! » dit Shirley.

Les deux jeunes filles parcoururent le verdoyant passage en silence. Caroline la première reprit :

« Chercher les attentions d’un homme, lui faire des avances est un crime ; mais l’amour ! l’ange le plus pur ne devrait point en rougir. Et lorsque je vois ou que j’entends homme ou femme associer une idée de honte à l’amour, je déclare leur intelligence grossière, leur association dégradée. Nombre de ladies et de gentlemen qui se croient raffinés, et aux lèvres desquels est continuellement suspendu le mot vulgarité, ne peuvent mentionner l’amour sans trahir leur naturelle et imbécile dégradation : dans leur esprit, c’est un sentiment bas qu’ils ne rattachent qu’à des idées d’abjection.

— Vous décrivez ainsi les trois quarts du monde, Caroline.

— Ils sont froids, ils sont lâches, ils sont stupides sur ce sujet, Shirley ! Ils n’ont jamais aimé : ils n’ont jamais été aimés !

— Vous avez raison, Lina ! Et dans leur profonde ignorance ils blasphèment contre ce feu divin, ravi par un séraphin à un divin autel.

— Ils le confondent avec l’étincelle qui monte de l’enfer ! »

Le soudain et joyeux carillon des cloches mit fin au dialogue en rappelant tout le monde à l’église.




CHAPITRE XVII.

Que le bienveillant lecteur est prié de passer, comme servant d’introduction à des personnages peu importants.


La soirée était calme et chaude ; elle promettait de devenir lourde et accablante. Autour du soleil qui allait se coucher brillaient des nuages pourpres. De chaudes couleurs, plus ordinaires au ciel de l’Inde qu’à celui de l’Angleterre, teignaient l’horizon, et projetaient leurs reflets roses sur le flanc de la colline, sur la façade des maisons, sur les groupes d’arbres, sur la route qui se déroulait en serpentant et sur les ondoyants pâturages. Les deux jeunes filles descendirent lentement les champs : lorsqu’elles arrivèrent auprès de l’église, les cloches étaient muettes ; la foule était réunie dans le temple : la scène, tout à l’heure si animée, était solitaire.

« Quel calme doux et agréable ! dit Caroline.

— Et qu’il doit faire chaud dans l’église ! répondit Shirley ; et quel long et ennuyeux sermon va faire le docteur Boultby ! et comme les vicaires vont marteler leurs discours apprêtés ! Pour ma part, je préférerais ne pas entrer.

— Mais mon oncle sera fâché, s’il remarque notre absence.

— Je soutiendrai le choc de sa colère : il ne me dévorera pas. Je suis fâchée de perdre son piquant discours. Je sais qu’il sera plein de sens pour l’Église et de causticité pour le schisme : il n’oubliera pas la bataille de Royd-Lane. Je suis fâchée de vous priver de la sincère et évangélique homélie de M. Hall, avec tous ses purs yorkshirismes ; mais je veux rester ici. L’église grise et les tombes plus grises ont un aspect divin avec ces reflets d’or. La nature est maintenant à ses prières du soir : elle s’agenouille devant ses montagnes de feu. Je la vois prosternée sur les grands degrés de son autel, demandant une bonne nuit pour les marins en mer, pour les voyageurs dans le désert, pour les brebis sur la lande et pour les jeunes oiseaux dans les bois. Caroline, je la vois ! Et je veux vous dire à qui elle ressemble : elle ressemble à Ève, lorsqu’elle et Adam étaient seuls sur la terre.

— Et ce n’est pas l’Ève de Milton, Shirley ?

— L’Ève de Milton ! l’Ève de Milton ! je répète. Non, par la pure mère de Dieu, ce n’est pas elle. Cary, nous sommes seules : nous pouvons dire ce que nous pensons. Milton était grand ; mais était-il bon ? Son cerveau était sain ; mais qu’était son cœur ? Il vit le ciel ; il plongea ses regards dans les profondeurs de l’enfer. Il vit Satan, la Faute, sa fille, et la Mort, leur terrible progéniture : les anges serrèrent devant lui leurs bataillons ; les longues lignes de leurs boucliers de diamants reflétèrent sur ses yeux éteints les inénarrables splendeurs du ciel. Les démons réunirent leurs légions à sa vue : leurs armées sombres, noires et découronnées, défilèrent devant lui. Milton essaya de voir la première femme ; mais, Cary, il ne la vit point.

— Vous êtes hardie de parler ainsi, Shirley.

— Pas plus hardie que sincère. C’est sa cuisinière qu’il vit ; ou ce fut mistress Gill, comme je l’ai vue, faisant du flan, pendant la chaleur de l’été, dans la fraîche laiterie, à la fenêtre ombragée de roses-arbustes et de grimpantes capucines, préparant une collation froide pour les recteurs, des conserves et de douces crèmes, embarrassée de choisir ce qui convenait le mieux à leurs palais délicats ; ne sachant quel ordre imaginer pour ne pas confondre les goûts, et pour apporter dans les diverses parties du service une bienfaisante et apéritive gradation.

— Voilà qui est très-bien aussi, Shirley.

— Je demanderais la permission de lui rappeler que les premiers hommes de la terre furent les Titans et qu’Ève était leur mère ; d’elle naquirent Saturne, Hypérion, Océanus ; elle enfanta Prométhée.

— Païenne que vous êtes ! que signifie tout cela ?

— Je dis qu’il y avait en ce temps-là des géants sur la terre : des géants qui tentèrent d’escalader le ciel. La première poitrine de femme qui a respiré sur cette terre a enfanté l’audace qui a pu lutter contre l’Omnipotence, la force qui a pu supporter dix siècles de servage, la vitalité qui a pu nourrir ce vautour de la mort pendant des âges innombrables, la vie inépuisable et l’excellence incorruptible qui, après des milléniums de crimes, de luttes, de misères, ont pu concevoir et enfanter un Messie. La première femme était fille du ciel : vaste était le cœur d’où s’est échappée la source du sang humain, et grande la tête sur laquelle a reposé la moitié de la couronne de la création.

— Elle convoita une pomme et fut jouée par un serpent : mais vous avez un tel gâchis d’Écritures et de mythologie dans la tête, qu’il n’y a rien de raisonnable à tirer de vous. Vous ne m’avez pas encore dit qui vous voyiez agenouillé sur ces montagnes.

— J’ai vu, je vois une femme titanique : sa robe bleu d’azur s’étend jusqu’aux confins de la bruyère, là où paît un troupeau ; un voile blanc comme une avalanche, et dont les bords sont des arabesques d’éclairs, l’enveloppe de la tête aux pieds. Sous son sein j’aperçois sa ceinture, pourpre comme cet horizon ; à travers sa rougeur brille l’étoile du soir. Je ne puis peindre ses yeux fixes : ils sont clairs, ils sont profonds comme des lacs, ils sont levés et pleins de vénération, ils tremblent avec la douceur de l’amour et le rayonnement de la prière. Son front a l’expansion d’un nuage, et est plus pâle que la nouvelle lune qui se montre avant la venue des ténèbres ; elle repose son sein, au-dessous duquel sont jointes ses puissantes mains, sur le bord du marais de Stilbro’. Ainsi agenouillée, elle parle à Dieu face à face. Cette Ève est la fille de Jéhovah, comme Adam était son fils.

— Elle divague et a des visions ! Allons, Shirley, il faut que nous entrions dans l’église.

— Caroline, je n’y entrerai pas. Je veux demeurer ici avec ma mère Ève, dans le souvenir de ces jours de la nature. Je l’aime, cette femme immortelle et puissante ! Le ciel peut s’être éclipsé de son front depuis sa chute dans le paradis ; mais tout ce qui sur la terre est glorieux y brille encore. Elle me prend sur sa poitrine et me découvre son cœur ! Chut ! Caroline ! vous la verrez et ressentirez ce que j’éprouve, si nous gardons toutes deux le silence.

— Je veux bien me prêter à votre caprice ; mais vous allez recommencer à parler avant qu’il soit dix minutes. »

Miss Keeldar, sur laquelle la douce excitation d’une chaude soirée d’été paraissait agir avec une force inaccoutumée, s’appuya contre une pierre tumulaire élevée ; elle fixa ses yeux sur le couchant enflammé et tomba dans une douce extase. Caroline, s’éloignant un peu, se promena çà et là, au-dessus des murs de la rectorerie, rêvant aussi à sa manière. Shirley avait prononcé le mot mère : ce mot ne suggérait point à Caroline la mystique et puissante mère des visions de Shirley, mais une douce forme humaine, la forme qu’elle attribuait à sa propre mère, inconnue, non encore aimée, mais ardemment désirée.

« Oh ! puisse venir le jour où elle se souviendra de son enfant ! Oh ! que je puisse enfin la connaître pour l’aimer ! »

Telles étaient ses aspirations.

Les pensées de son enfance vinrent de nouveau remplir son âme. Ce désir qui plus d’une nuit l’avait tenue éveillée sur sa couche, et que la crainte de la déception avait presque éteint pendant ces dernières années, se ralluma soudain et échauffa son cœur. Que sa mère puisse quelque heureux jour se présenter à elle, et, la regardant tendrement avec des yeux pleins d’amour, lui dire d’une voix douce :

« Caroline, mon enfant, j’ai une maison pour vous : vous vivrez désormais avec moi. Tout l’amour dont vous aviez besoin et que vous n’avez pas goûté depuis l’enfance, je l’ai soigneusement ménagé pour vous. Venez ; le moment est venu pour vous d’être chérie. »

Un bruit sur la route arracha Caroline à ses espérances filiales, et Shirley à ses visions titaniques. Elles prêtèrent l’oreille et entendirent les pas de chevaux ; elles regardèrent et virent à travers les arbres les vêtements écartâtes des militaires : le casque brillait, le plumet ondulait ; six soldats, en ordre et en silence, s’avançaient lentement sur la route.

« Les mêmes que nous avons vus cette après-midi, murmura Shirley ; ils ont fait halte quelque part jusqu’à présent ; ils tiennent à être remarqués le moins possible, et se dirigent vers leur lieu de rendez-vous à cette heure paisible et pendant que tout le monde est à l’église. Ne vous ai-je pas dit qu’il se passerait des choses extraordinaires avant peu ? »

À peine avait-on cessé de voir et d’entendre les soldats, qu’un bruit tout différent vint rompre le calme de la nuit, les cris d’un enfant impatient. Elles regardèrent : un homme sortait de l’église, portant dans ses bras un enfant, un robuste petit garçon âgé d’environ deux ans, criant de toute la force de ses poumons ; il venait probablement de s’éveiller d’un long sommeil. Deux petites filles de neuf et dix ans suivaient. L’influence de l’air vif et l’attraction de quelques fleurs cueillies sur une tombe apaisèrent bientôt l’enfant ; l’homme s’assit à terre, le berçant sur ses genoux aussi tendrement qu’eût pu le faire une mère ; les deux petites filles s’assirent de chaque côté.

« Bonsoir, William, » dit Shirley, après avoir attentivement examiné cet homme.

Il l’avait vue auparavant, et probablement attendait qu’on l’eût reconnu ; il ôta alors son chapeau et grimaça un sourire de satisfaction. C’était un personnage à la tête rude, aux traits durs et fatigués, quoique d’un âge peu avancé ; ses vêtements étaient décents et propres, et ceux de ses enfants d’une singulière élégance : c’était notre vieil ami Farren. Les jeunes ladies s’approchèrent de lui.

« Vous n’entrez pas dans l’église ? » leur demanda-t-il, en jetant sur elles un regard affable, quoique empreint d’une timidité que lui inspirait, non la supériorité de leur position, mais leur élégance et leur jeunesse.

Devant des gentlemen, tels que Moore ou Helstone, par exemple, William était souvent un peu bourru ; avec de fières et insolentes ladies, il était tout à fait intraitable ; mais il était très-sensible à la bonne humeur et à la civilité. Sa nature obstinée ne pouvait fléchir devant l’inflexibilité d’autres natures ; c’est pourquoi il n’avait jamais pu aimer son maître précédent, Moore, et, ignorant la bonne opinion que ce dernier avait de lui et le service qu’il lui avait rendu en le recommandant comme jardinier à M. Yorke, et par là aux autres familles du voisinage, il continuait à garder en son cœur un vif ressentiment contre son austérité. Dans ces derniers temps, il avait souvent travaillé à Fieldhead ; les manières franches et hospitalières de miss Keeldar l’avaient charmé. Il avait connu Caroline depuis son enfance ; elle était pour lui l’idéal de la lady ; son gentil visage, sa démarche, ses gestes, la grâce de sa personne et de sa mise, remuaient une fibre artistique dans ce cœur rustique : il éprouvait du plaisir à la voir, comme il en éprouvait en examinant quelque fleur rare ou en regardant quelque gracieux paysage. Toutes deux aimaient William : elles prenaient plaisir à lui prêter des livres, à lui donner des plantes, et elles préféraient de beaucoup sa conversation à celle de gens grossiers et prétentieux, d’une condition infiniment plus élevée que la sienne.

« Qui parlait lorsque vous êtes sorti, William ? demanda Shirley.

— Un gentleman pour lequel vous ne professez pas une grande affection, miss Shirley, M. Donne.

— Et comment avez-vous découvert mes sentiments à l’égard de M. Donne, William ?

— Ah ! miss Shirley, il y a quelquefois dans vos yeux une expression qui vous trahit ; lorsque M. Donne est présent, cette expression est quelquefois celle du plus profond mépris.

— Et vous, William, l’aimez-vous ?

— Moi ! Je ne puis sentir les vicaires, et ma femme est comme moi. Ils n’ont pas de savoir-vivre ; ils parlent avec fierté aux pauvres gens, comme s’ils les croyaient au-dessous d’eux. Ils sont toujours à se vanter de leur office ; c’est pitié, car leur office n’a pas à se vanter d’eux. Je déteste l’orgueil.

— Mais vous êtes fier vous-même à votre façon, dit Caroline : vous avez ce que vous appelez la fierté domestique ; vous aimez que tout autour de vous soit beau : quelquefois vous paraissez même accepter vos gages avec répugnance. Lorsque vous étiez sans ouvrage, vous étiez trop fier pour acheter à crédit ; si ce n’eût été pour vos enfants, je crois que vous vous seriez laissé mourir de faim plutôt que d’entrer sans argent dans une boutique ; et, lorsque je désirais vous donner quelque chose, quelle difficulté n’avais-je pas à vous le faire accepter !

— Cela est vrai en partie, miss Caroline ; quelquefois j’aimerais mieux donner que recevoir, et surtout de personnes telles que vous. Voyez la différence qui existe entre nous deux : vous êtes une petite fille jeune et frêle ; moi je suis un homme grand et fort ; j’ai plus du double de votre âge. Ce n’est donc pas à moi, je pense, d’accepter de vous, de vous avoir de l’obligation, comme ils disent ; et le jour où vous êtes venue à la maison, et où, m’appelant sur la porte, vous m’avez offert cinq shillings, dont je doutais que vous pussiez aisément disposer, car je sais que vous n’avez pas de fortune, ce jour-là j’étais vraiment un rebelle, un radical, un insurrectionniste ; et c’est vous qui me rendîtes ainsi. Je pensais qu’il était honteux que, plein de force et disposé à travailler comme je l’étais, je fusse réduit à une condition telle, qu’une jeune créature, de l’âge à peu près de mon aînée, crût nécessaire de venir à moi et de m’offrir son morceau de cuivre.

— Je suppose que vous fûtes fâché contre moi, William ?

— Je l’étais presque, d’une façon. Mais je vous pardonnai bientôt : votre intention était bonne. Oui, je suis fier et vous êtes fière aussi ; mais votre orgueil et le mien sont de bon aloi, ce que nous appelons dans le Yorkshire « orgueil propre, » auquel M. Malone et M. Donne ne comprennent rien. Le leur est un orgueil sale. J’élèverai mes filles à être aussi fières que miss Shirley que voilà, et mes garçons à être aussi fiers que moi ; mais j’ose dire qu’aucun d’eux ne ressemblera aux vicaires : je corrigerais le petit Michael, si jamais il montrait quelques signes de cette disposition.

— Quelle est la différence, William ?

— La différence, vous la connaissez bien, mais vous voulez me faire parler. M. Malone et M. Donne sont trop fiers pour rien faire par eux-mêmes ; nous sommes trop fiers pour permettre à personne de faire quelque chose pour nous. Les vicaires peuvent à peine se décider à adresser un mot poli à ceux qu’ils croient au-dessous d’eux ; nous ne pouvons accepter un mot impoli de la part de ceux qui se croient au-dessus de nous.

— Maintenant, William, soyez assez humble pour me dire véritablement comment vont vos affaires. Êtes-vous content de votre position ?

— Miss Shirley, je suis très-content. Depuis que je me suis mis au jardinage, avec l’aide de M. Yorke, et depuis que M. Hall (un autre gentleman de la bonne sorte) a aidé ma femme à établir une espèce de boutique, je n’ai pas à me plaindre. Ma famille a en abondance la nourriture et les vêtements ; ma fierté me fait trouver le moyen de mettre de côté, de temps à autre, quelques guinées pour les mauvais jours : car je crois que je me verrais mourir plutôt que de solliciter les secours de la paroisse. Moi et les miens sommes contents ; mais les voisins sont toujours pauvres ; je vois beaucoup de misère.

— Et conséquemment, il y a beaucoup de mécontentement, je suppose, demanda miss Keeldar.

Conséquemment, vous dites vrai, conséquemment. Assurément, des gens qui meurent de faim ne peuvent être ni contents ni paisibles. Le pays n’est pas dans une condition de parfaite sécurité, je ne crains pas de le dire.

— Mais qu’y faire ? Que puis-je faire de plus, moi, par exemple ?

— Vous ! vous ne pouvez rien faire de plus, pauvre jeune fille. Vous avez donné votre argent, vous avez bien fait. Si vous pouviez faire transporter votre tenancier, M. Moore, vous feriez peut-être mieux encore. Le peuple le hait.

— Fi ! William, s’écria chaleureusement Caroline. S’il y en a qui le détestent, c’est à leur honte et non à la sienne. M. Moore, lui, ne hait personne. Il fait seulement son devoir et maintient ses droits. Vous avez tort de parler ainsi.

— Je parle comme je pense. Ce Moore a un cœur froid et dur.

— Mais, dit Shirley, à supposer que Moore fût chassé du pays et sa fabrique détruite, les ouvriers auraient-ils pour cela plus d’ouvrage ?

— Ils en auraient moins. Je sais cela, et ils le savent aussi ; et il y a plus d’un honnête garçon réduit au désespoir par la certitude que, de quelque côté qu’il se tourne, il ne peut améliorer sa position, et il ne manque pas de malhonnêtes gens pour les conduire au démon ; des misérables qui se disent amis du peuple, mais ne savent rien du peuple, et sont aussi faux que Lucifer. J’ai vécu environ quarante ans dans le peuple, et je suis persuadé qu’il n’aura jamais de sincères amis que lui-même, et ces quelques hommes qui, dans des positions différentes, sont les amis de l’humanité en général. La nature humaine, prise en masse, n’est qu’égoïsme ; il n’y a que peu d’exceptions de temps à autre et par-ci par-là, telles que vous deux et moi, qui, étant d’une sphère différente, pouvons nous comprendre les uns les autres et être amis, sans esclavage d’un côté et sans orgueil de l’autre. On ne doit jamais se fier à ceux qui se disent les amis des classes inférieures à la leur par des motifs politiques. Ils cherchent toujours à se créer des instruments. Pour ma part, je ne veux être patronné ni trompé pour le plaisir d’aucun homme. Des ouvertures que je reconnaissais perfides m’ont été faites récemment, et je les ai rejetées à la face de ceux qui me les proposaient.

— Vous ne voudriez pas nous dire quelles ouvertures ?

— Non, cela ne servirait à rien ; ceux qu’elles concernent peuvent veiller sur eux-mêmes.

— Oui, nous devons veiller sur nous-mêmes, » dit une autre voix.

Joe Scott s’était échappé de l’église pour respirer un peu d’air frais, et il se tenait là debout.

« C’est l’avis que je vous donne, dit William en souriant.

— Et c’est celui que je donnerai à mon maître, lui fut-il répondu. Jeunes ladies, continua Joe en prenant un air d’importance, vous feriez mieux de rentrer à la maison.

— Je voudrais savoir pourquoi, demanda Shirley, à laquelle les façons quelque peu impertinentes du contre-maître étaient familières, et qui était souvent en guerre avec lui ; car Joe, ayant des théories despotiques sur les femmes en général, déplorait secrètement que son maître et sa fabrique fussent en quelque sorte sous le gouvernement des jupons, et avait trouvé l’amertume de l’absinthe et du fiel à certaines visites d’affaires que l’héritière avait faites au comptoir de Hollow.

— Parce qu’il n’y a rien ici qui concerne les femmes.

— Vraiment ! Mais on prie et on prêche dans cette église ; est-ce que cela ne nous concerne pas ?

— Vous n’avez été présente ni à la prière ni au prêche, madame, si j’ai bien observé. C’est à la politique que j’ai voulu faire allusion. William Farren touchait tout à l’heure à ce sujet, si je ne me trompe.

— Eh bien, alors ? La politique est notre étude habituelle, Joe. Ne savez-vous pas que je vois un journal tous les jours, et deux le dimanche ?

— Je croirais volontiers que vous lisez les mariages, probablement, miss, et les meurtres, et les accidents, et autres choses semblables.

— Je lis les articles de fond, Joe, et les nouvelles étrangères, et je jette un coup d’œil sur les prix des marchés ; enfin, je lis ce que lisent les gentlemen. »

Joe parut prendre cette causerie pour le bavardage d’une pie, et il y répondit par le plus dédaigneux silence.

« Joe, continua miss Keeldar, je n’ai jamais pu m’assurer convenablement si vous étiez whig ou tory ; je vous en prie, dites-moi quel parti a l’honneur de votre alliance.

— Il est assez difficile de s’expliquer lorsqu’on n’est pas sûr d’être compris, répondit Joe avec hauteur. Mais, quant à être tory, je préférerais plutôt être une vieille femme, ou une jeune, ce qui est un article plus frivole encore. Ce sont les tories qui font la guerre et ruinent le commerce ; et, si je suis d’un parti (quoique les partis politiques soient absurdes), je suis de celui qui est le plus favorable à la paix, et par conséquent aux intérêts mercantiles du pays.

— Eh bien ! moi aussi, Joe, partiellement du moins, répondit Shirley, qui prenait plaisir à faire enrager le contre-maître en persistant à parler de sujets auxquels, dans son opinion, comme femme, elle devait être tout à fait étrangère. J’ai aussi particulièrement à cœur l’intérêt de l’agriculture ; la raison en est que je ne veux pas voir l’Angleterre sous les pieds de la France, et que, si une partie de mon revenu me vient de la fabrique de Hollow, une plus grande partie me vient des terres qui l’environnent. Il ne serait pas juste, je pense, Joe, de prendre des mesures nuisibles aux fermiers.

— La rosée, à cette heure-ci, est dangereuse pour les femmes, fit observer Joe.

— Si vous faites cette remarque par intérêt pour moi, je dois vous avertir simplement que je suis insensible au froid. Je ne craindrais pas de garder la fabrique, pendant une de ces nuits d’été, armée de votre mousquet, Joe. »

Le menton de Joe était des plus proéminents ; il s’allongea à ces-mots de quelques pouces de plus encore.

« Mais pour en revenir à mes moutons, continua-t-elle, fabricante de drap et propriétaire de moulin et de ferme, comme je le suis, je ne puis m’ôter de la tête certaine idée que nous autres manufacturiers et gens d’affaires sommes quelquefois un peu, très-peu, égoïstes et bornés dans nos vues, et aussi quelque peu insensibles et durs aux souffrances humaines dans notre poursuite du lucre ; n’êtes-vous pas de mon avis, Joe ?

— Je ne puis discuter lorsque je ne puis être compris, fut encore la réponse.

— Homme de mystère ! votre maître consent bien à discuter quelquefois avec moi, Joe : il n’est pas aussi roide que vous.

— C’est possible ; nous avons chacun nos habitudes.

— Joe, pensez-vous sérieusement que toute la sagesse humaine soit logée dans les crânes mâles ?

— Je pense que les femmes sont une frivole et perverse génération, et j’ai un grand respect pour les doctrines émises dans le second chapitre de la première épître de saint Paul à Timothée.

— Quelles doctrines, Joe ?

— « Que la femme s’instruise dans le silence et la soumission. Je ne peux souffrir qu’une femme enseigne et usurpe une autorité sur l’homme ; mais elle doit garder le silence. Car Adam a été créé le premier, puis Ève. »

— Et quel rapport cela a-t-il avec les affaires ? s’écria Shirley. Cela consacre les droits de primogéniture. Je l’opposerai à M. Yorke la première fois qu’il lui arrivera de s’insurger contre ces droits.

— Et, ajouta Joe Scott, Adam ne fut point trompé ; mais la femme, s’étant laissé tromper, tomba dans le péché.

— Adam n’en fut que plus coupable de pécher les yeux ouverts, s’écria miss Keeldar. Pour vous parler franchement, Joe, je n’ai jamais pu comprendre ce chapitre : il est au-dessus de mon intelligence.

— Il est très-clair, miss ; l’enfant qui commence à courir peut le lire.

— Oui, le lire à sa façon, interrompit Caroline, qui, pour la première fois, prenait part à la conversation. Vous admettez le droit de jugement personnel, je suppose, Joe ?

— Certainement que je l’admets ! Je l’accorde et le réclame pour chaque ligne du saint livre.

— Et les femmes le peuvent exercer aussi bien que les hommes ?

— Non ; les femmes doivent avoir l’opinion de leur mari, en politique et en religion ; cela est plus salutaire pour elles.

— Oh ! oh ! s’écrièrent à la fois Shirley et Caroline.

— Assurément, cela ne fait pas de doute, persista l’entêté contre-maître.

— Considérez-vous alors comme honni pour une aussi stupide observation, dit miss Keeldar ; vous pourriez tout aussi bien dire que les hommes doivent prendre l’opinion de leurs prêtres sans examen. De quelle valeur serait une religion ainsi adoptée ? Ce ne serait qu’une aveugle et stupide superstition.

— Et quelle est votre interprétation de ces paroles de saint Paul, miss Helstone ?

— Je les explique ainsi : Saint Paul écrivit ce chapitre pour une congrégation particulière de chrétiens, et dans des circonstances spéciales ; et de plus, j’ose dire que, si je pouvais lire l’original grec, je trouverais qu’un grand nombre de mots ont été mal traduits, peut-être entièrement dénaturés. Il serait possible, je n’en doute pas, avec un peu d’habileté, de donner à ce passage un tout autre sens ; de lui faire dire : Que la femme parle toutes les fois qu’elle jugera convenable de faire une objection : il est permis à la femme d’enseigner et d’exercer l’autorité autant que cela se peut ; l’homme, en conséquence, n’a rien à faire de mieux que de rester en paix, etc., etc.

— Cela ne se pourrait pas, miss.

— Je suis sûre que cela se pourrait. Mes connaissances sont teintes de plus solides couleurs que les vôtres, Joe. Monsieur Scott, vous êtes profondément dogmatique et l’avez toujours été : j’aime mieux William que vous.

— Joe est assez bien dans sa propre maison, dit Shirley. Je l’ai vu chez lui aussi calme qu’un agneau, il n’y a pas un plus tendre, un meilleur mari dans Briarfield. Il ne dogmatise pas avec sa femme.

— Ma femme est une honnête et rude travailleuse : les années et la fatigue lui ont ôté toutes prétentions ; mais il n’en est pas de même avec vous, jeunes misses. Vous vous croyez cependant la science même, et moi je pense que vous ne possédez qu’une sorte de vanité superficielle. Je puis le dire, il y a à peu près un an, un jour miss Caroline vint dans le comptoir pendant que j’étais occupé à emballer quelque chose derrière le grand bureau ; elle ne me vit point ; elle apportait au maître une ardoise avec une addition dessus : ce n’était qu’un bout d’addition que notre Harry eut faite en deux minutes. Elle n’en pouvait venir à bout ; M. Moore fut obligé de lui montrer comment il fallait faire, et, lorsqu’il le lui eut montré, elle ne le comprenait pas.

— Cela est absurde, Joe.

— Non, cela n’est point absurde : et miss Shirley que voilà, lorsque le maître parle de commerce, a l’air de l’écouter avec beaucoup d’attention, de suivre son raisonnement mot pour mot, comme si cela était aussi clair pour son intelligence que l’est son miroir pour ses yeux ; mais, pendant tout ce temps, elle regarde par la fenêtre pour s’assurer si la jument reste tranquille ; puis elle jette les yeux sur une éclaboussure qu’a reçue la jupe de son amazone ; ensuite elle passe en revue les toiles d’araignée et la poussière de nos magasins, pensant à notre malpropreté et à la magnifique promenade à cheval qu’elle va faire sur le territoire de Nunnely. Elle n’écoute pas plus les discours de M. Moore que s’il parlait hébreu.

— Joe, vous êtes une mauvaise langue. Je vous répondrais, si on ne sortait en ce moment de l’église ; nous sommes obligées de vous quitter. Homme à préjugés, au revoir ; William, au revoir. Enfants, venez à Fieldhead demain, et vous choisirez ce qui vous conviendra le mieux dans la chambre aux provisions de mistress Gill. »




CHAPITRE XVIII.

Une nuit d’été.


La nuit était venue. Un air serein favorisait l’illumination des étoiles.

« Il fera juste assez clair pour que je voie mon chemin d’ici à la maison, dit miss Keeldar, comme elle se préparait à prendre congé de Caroline à la porte du jardin de la rectorerie.

— Vous ne devez pas vous en aller seule, Shirley. Fanny vous accompagnera.

— C’est inutile. De quoi pourrais-je m’effrayer sur ma propre paroisse ? Je ferais volontiers le trajet de Fieldhead à l’église par une belle nuit d’été, trois heures plus tard qu’en ce moment, pour le seul plaisir d’admirer les étoiles et la chance de rencontrer une fée.

— Mais attendez au moins que la foule se soit dissipée.

— D’accord. Voilà les cinq misses Armitage qui sortent. Voici le phaéton de mistress Sykes, la voiture de M. Wynne, la charrette de mistress Birthwistle ; comme je ne me soucie pas de la corvée de dire adieu à tout ce monde, nous allons rentrer dans le jardin et nous abriter un instant parmi les laburnes. »

Les recteurs, les vicaires et leurs sacristains sortaient en ce moment du porche de l’église. Il y eut force serrements de mains, compliments sur les discours, recommandations de prendre garde à l’air de la nuit, etc., etc. Peu à peu la foule se dispersa, les voitures s’ébranlèrent. Miss Keeldar venait de quitter son refuge fleuri, lorsque M. Helstone entra dans le jardin et la rencontra.

« Oh ! je vous cherchais, dit-il. Je craignais que vous ne fussiez déjà partie. Caroline, venez ici. »

Caroline s’approcha, s’attendant, comme Shirley, à une semonce, pour n’avoir point fait acte de présence à l’église. D’autres sujets cependant occupaient l’esprit du recteur.

« Je ne coucherai pas à la maison cette nuit, continua-t-il. Je viens de rencontrer un vieil ami, et j’ai promis de l’accompagner. Je serai probablement de retour demain vers midi. Thomas, le clerc, est engagé, et je ne puis l’avoir pour coucher à la maison, comme il fait d’habitude lorsque je m’absente pour la nuit ; en conséquence…

— En conséquence, interrompit Shirley, vous avez besoin de moi comme gentleman, le premier gentleman de Briarfield, enfin, pour prendre votre place, être le maître de la rectorerie et le gardien de votre nièce et de vos servantes pendant votre absence ?

— Précisément, capitaine ; j’ai pensé que le poste vous conviendrait. Voulez-vous faire à Caroline la faveur d’être son hôte pour une nuit ? Voulez-vous rester ici au lieu de retourner à Fieldhead ?

— Et que fera mistress Pryor ? elle m’attend à la maison.

— Je lui enverrai un mot. Allons, décidez-vous à rester. Il se fait tard, la rosée tombe abondamment ; vous et Caroline serez, je n’en doute pas, enchantées de passer la nuit ensemble.

— Je vous promets donc de demeurer avec Caroline, répondit Shirley. Comme vous le dites, nous jouirons du plaisir d’être ensemble ; nous ne nous séparerons pas de la nuit. Maintenant, allez rejoindre votre vieil ami, et ne craignez rien pour nous.

— S’il arrivait quelque trouble dans la nuit, capitaine, si vous entendiez crocheter une serrure, couper une vitre, ou des pas furtifs se glisser en quelque endroit de la maison (et je n’ai aucune crainte de vous dire, à vous qui portez un cœur fort et bien trempé sous votre corsage de satin, que ces petits incidents sont fort possibles dans les temps actuels), que pourriez-vous faire ?

— Je n’en sais rien, peut-être m’évanouir, tomber, pour me relever ensuite. Mais, docteur, si vous m’assignez le poste d’honneur, vous devez me donner des armes. Quelles armes renferme votre forteresse ?

— Vous ne pourriez manier une épée ?

— Non ; je me servirais mieux du couteau à découper.

— Vous en trouverez un excellent dans le buffet de la salle à manger ; un couteau de lady, léger à manier, et dont la pointe vaut celle d’un poignard.

— Ce sera l’affaire de Caroline ; mais vous me donnerez une paire de pistolets : je sais que vous avez des pistolets.

— J’en ai deux paires, et j’en laisse une à votre disposition. Vous les trouverez suspendus dans leur étui en cuir au-dessus du manteau de la cheminée de mon cabinet d’étude.

— Chargés ?

— Oui, mais non amorcés ; amorcez-les avant de vous mettre au lit. C’est vous faire un grand honneur que de vous les confier, capitaine.

— J’en aurai soin. Vous pouvez aller maintenant, monsieur Helstone… Il a été fort gracieux pour moi de me prêter ses pistolets, dit-elle, comme le recteur passait la porte du jardin. Mais venez, Lina, continua-t-elle ; entrons, et tâchons d’avoir à souper ; j’étais trop vexée pendant le thé par le voisinage de M. Sam Wynne pour pouvoir manger, et maintenant j’ai réellement faim. »

Entrant dans la maison, elles se dirigèrent vers l’obscure salle à manger, à travers les fenêtres ouvertes de laquelle entrait l’air du soir apportant les parfums embaumés des fleurs du jardin, le son lointain des pas qui s’éloignaient sur la route, et un doux et vague murmure dont Caroline expliqua l’origine par cette remarque faite pendant qu’elle écoutait à la fenêtre :

« Shirley, j’entends le ruisseau de Hollow. »

Ensuite elle agita la sonnette, demanda de la lumière, et du pain et du lait, le souper habituel de miss Keeldar et le sien. Fanny, lorsqu’elle les eut servies, se disposait à fermer les fenêtres et les volets ; mais elle fut priée de n’en rien faire pour le moment : le crépuscule était trop calme, l’air trop embaumé pour qu’on y renonçât déjà. Elles prirent leur repas en silence : Caroline se leva une fois pour déposer sur la fenêtre un vase de fleurs qui était sur le buffet, et dont le parfum était trop fort pour cette chambre chaude. En revenant, elle ouvrit à demi un tiroir et y prit quelque chose qui brilla dans sa main.

« Vous m’avez assigné ceci, Shirley, n’est-ce pas ? C’est une arme brillante, admirablement affilée, et dont la vue fait frémir. Je n’ai jamais ressenti l’impulsion qui pourrait me porter à la diriger contre mon semblable. Il est difficile d’imaginer quelle circonstance pourrait donner à mon bras la force de frapper avec ce long couteau.

— Cela me répugnerait fortement, reprit Shirley ; mais je crois que je le pourrais, si j’y étais contrainte par certaines circonstances que je puis imaginer. »

Et miss Keeldar but tranquillement et à petits traits sa tasse de lait frais ; elle paraissait quelque peu pensive et était légèrement pâle. Mais n’était-elle pas toujours pâle ? jamais elle n’avait eu le teint animé.

Le souper fini, Fanny fut appelée de nouveau : on lui conseilla, ainsi qu’à Élisa, d’aller se coucher, ce qu’elles firent volontiers, car le service de la journée avait été très-rude pour elles. Bientôt on entendit se fermer la porte de leur chambre. Caroline prit la lumière et visita en détail toute la maison, s’assurant que chaque fenêtre était fermée, et chaque porte verrouillée. Elle n’évita pas même l’arrière-cuisine près du cimetière, ni la cave voûtée. Après cette minutieuse visite, elle revint.

« Il n’y a en ce moment à la maison ni esprit ni chair qui ne devraient pas y être, dit-elle. Il est près d’onze heures et grand temps de se coucher, et cependant j’aimerais à veiller encore un peu, Shirley, si vous n’y voyez pas d’objection. Voici les pistolets que j’ai apportés du cabinet de mon oncle ; vous pouvez les examiner à loisir. »

Elle les plaça sur la table devant son amie.

« Pourquoi désirez-vous veiller plus longtemps ? demanda miss Keeldar, prenant les pistolets, les examinant, puis les replaçant sur la table.

— Parce que je me sens excitée et en proie à une singulière agitation.

— Et moi aussi.

— Je me demande si cet état d’insomnie et d’excitation est produit par quelque chose d’électrique dans l’air.

— Non ; le ciel est pur, les étoiles innombrables ; la nuit est magnifique.

— Mais très-calme. J’entends l’eau du ruisseau de Hollow rouler sur son lit de cailloux, aussi distinctement que si elle coulait sous le mur du cimetière.

— Je suis contente que la nuit soit si calme ; un vent plaintif et une pluie battante me vexeraient en ce moment à me donner la fièvre.

— Pourquoi, Shirley ?

— Parce qu’ils rendraient inutiles tous mes efforts pour écouter.

— Est-ce que vous écoutez du côté de Hollow ?

— Oui ; c’est le seul point d’où nous puissions entendre un son en ce moment.

— Le seul, Shirley ? »

Toutes deux s’assirent auprès de la fenêtre, appuyèrent leurs bras sur l’appui, et inclinèrent leurs têtes vers la jalousie ouverte. Elles virent réciproquement leurs jeunes visages à la clarté des étoiles et de ce crépuscule de juin qui ne disparaît du couchant que lorsque l’aurore commence à poindre au levant.

« M. Helstone pense que nous n’avons aucune idée de l’endroit où il est allé, murmura miss Keeldar, ni de son but, ni de son attente, ni de ses préparatifs ; mais je devine bien des choses, et vous ?

— Je soupçonne quelque chose.

— Tous ces gentlemen, votre cousin Moore compris, pensent que nous sommes tranquillement à dormir dans nos lits, sans nous douter de rien.

— Sans nous occuper d’eux, sans crainte et sans espérance pour eux, » ajouta Caroline.

Toutes deux demeurèrent silencieuses pendant une demi-heure. Le silence de la nuit aussi était complet, et n’était interrompu que par l’horloge de l’église qui mesurait son cours par quarts d’heure. Elles échangèrent quelques mots sur la fraîcheur de l’air ; elles s’enveloppèrent plus étroitement de leurs écharpes, reprirent leurs chapeaux qu’elles avaient quittés, et continuèrent à veiller.

Vers minuit, l’agaçant et monotone aboiement du chien de la maison troubla le calme de leur veille. Caroline se leva et se dirigea sans bruit à travers l’obscur passage vers la cuisine, dans l’intention de l’apaiser avec un morceau de pain ; elle y réussit. En revenant dans la salle à manger, elle trouva une obscurité complète, miss Keeldar ayant éteint la chandelle : les contours de sa personne se voyaient encore auprès de la fenêtre ouverte ; miss Helstone ne fit aucune question ; elle se glissa à son côté. Le chien recommença à aboyer avec fureur. Tout à coup il se tut et sembla écouter. Les hôtes de la salle à manger écoutèrent aussi, et ce n’était plus cette fois le bruit du cours d’eau du moulin de Hollow ; on entendait un bruit plus proche, un bruit sourd sur la route au-dessous du cimetière ; un son cadencé, mesuré, approchant, produit par les pas d’une multitude en marche.

Le bruit devint plus distinct. Celles qui écoutaient se rendirent compte par degrés de son importance ; ce n’étaient pas les pas de deux, d’une douzaine, ni d’une vingtaine d’hommes ; c’étaient les pas de plusieurs centaines. Elles ne pouvaient rien voir : les arbustes élevés du jardin formaient un rideau de feuillage entre elles et la route. Ce n’était point cependant assez d’entendre ; c’est ce qu’elles éprouvèrent, lorsque la troupe s’avança et sembla passer en ce moment auprès de la rectorerie. Elles l’éprouvèrent davantage encore lorsqu’une voix humaine, quoique cette voix ne prononçât qu’un seul mot, rompit le silence de la nuit en criant :

« Halte ! »

La marche fut interrompue. Puis eut lieu une conférence à voix basse, dont aucun mot ne pouvait être entendu de la salle à manger.

« Il faut que nous entendions cela, » dit Shirley.

Elle se retourna, prit ses pistolets sur la table, passa sans bruit par la fenêtre du milieu de la salle à manger, qui était une porte vitrée, et descendit l’avenue jusqu’auprès du mur du jardin, où elle s’arrêta sous les lilas pour écouter. Caroline n’eût pas voulu quitter la maison si elle avait été seule ; mais où Shirley allait, elle ne craignait point d’aller. Elle jeta les yeux sur l’arme déposée sur le buffet, mais elle la laissa derrière elle et vint se placer à côté de son amie. Elles n’osaient point regarder par-dessus le mur, de peur d’être aperçues ; elles furent obligées de s’accroupir derrière, et elles entendirent les paroles suivantes :

« Cela a l’air d’un vieux bâtiment isolé. Qui l’habite avec le satané recteur ?

— Seulement trois femmes : sa nièce et deux servantes.

— Savez-vous où elles couchent ?

— Les filles derrière ; la nièce dans une chambre sur le devant.

— Et Helstone ?

— Voilà sa chambre là-bas. Il a l’habitude d’avoir de la lumière toute la nuit, mais je n’en vois pas en ce moment.

— Par où entreriez-vous ?

— Si l’on m’ordonnait de lui faire son affaire, et il le mérite, j’essayerais d’entrer par la longue fenêtre là-bas : elle ouvre sur la salle à manger ; je pourrais trouver mon chemin à tâtons vers l’étage supérieur, et je connais sa chambre.

— Et que feriez-vous des trois femmes ?

— Je les laisserais tranquilles, à moins qu’elles ne voulussent crier ; dans ce cas, je les aurais bientôt apaisées. J’aimerais à surprendre le vieux diable endormi. S’il s’éveillait, il serait dangereux.

— A-t-il des armes ?

— Des armes à feu toujours, et toujours chargées.

— Alors vous êtes fou de nous arrêter ici. Un coup de feu donnerait l’alarme : Moore serait sur nous avant que nous ayons pu le surprendre. Nous manquerions notre principal but.

— Vous pouvez aller en avant, je vous dis : je me chargerais seul d’Helstone. »

Une pause suivit. Un homme de la troupe laissa tomber une arme qui résonna sur le pavé ; à ce bruit, le chien de la rectorerie se mit à aboyer de nouveau avec fureur.

« Voilà qui gâte tout, dit la voix. Il va s’éveiller ; un bruit pareil est capable de réveiller un mort. Vous ne nous aviez pas dit qu’il y avait un chien. Que le diable vous emporte ! En avant ! »

Et la troupe se mit en marche ; les longues files se déployèrent lentement sur la route, qu’elles firent résonner de leur pas mesuré.

Shirley se dressa contre le mur et regarda sur la route.

« Il ne reste pas une âme, » dit-elle. Elle demeura un instant pensive. « Dieu merci ! » s’écria-t-elle enfin.

Caroline répéta l’exclamation, non d’une voix aussi ferme : elle était toute tremblante ; son cœur battait vite et fort ; son visage était froid ; une sueur glacée perlait sur son front.

« Dieu merci pour nous ! répéta-t-elle ; mais que va-t-il se passer ailleurs ? Ils ne nous ont laissées qu’afin de mieux surprendre les autres.

— Ils ont bien fait, répondit Shirley avec assurance : les autres se défendront, ils le peuvent, ils sont préparés pour cela ; quant à nous, il en est autrement. Mon doigt était sur la détente de ce pistolet. J’étais toute prête à donner à cet homme, s’il entrait, un salut sur lequel il ne comptait guère ; mais derrière lui il y en avait trois cents autres ; je n’eusse pu efficacement vous protéger, ni moi, ni ces deux pauvres femmes qui dorment là sous ce toit. C’est pourquoi je remercie de nouveau vivement Dieu de nous avoir tirées de ce péril. »

Après une seconde pause elle continua : « Quel est maintenant mon devoir et le parti le plus sage ? non pas de demeurer ici inactive, assurément, mais bien certainement d’aller à Hollow.

— À Hollow, Shirley ?

— Oui, à Hollow. Voulez-vous m’y accompagner ?

— Où ces hommes sont allés ?

— Ils ont pris la grande route ; nous ne pouvons les rencontrer. La route par les champs est aussi sûre, aussi paisible, aussi solitaire que le pourrait être un chemin à travers les airs. Voulez-vous venir ?

— Oui, répondit Caroline, machinalement, non parce que son amie était décidée à aller à Hollow, ni parce qu’elle-même éprouvait autre chose que de l’effroi à l’idée de l’accompagner, mais parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait abandonner Shirley.

— Alors nous devons fermer solidement ces fenêtres, et laisser tout derrière nous dans la plus grande sécurité possible. Savez-vous ce que nous allons faire, Cary ?

— Oui… non… nous allons à Hollow parce que vous le voulez.

— Est-ce là tout ? Et êtes-vous si obéissante à un simple caprice de ma part ? Quelle docile épouse vous seriez pour un homme sévère ! La face de la lune n’est pas plus blanche que la vôtre maintenant, et les feuilles du tremble qui est près de la porte ne sont pas plus agitées que vos doigts en ce moment. Et cependant, émue et frappée de terreur, effrayée et dévouée, vous me suivriez dans les plus profonds dangers. Cary, laissez-moi donner un motif à votre fidélité : nous allons à Hollow à cause de Moore, pour voir si nous pouvons lui être utiles ; nous allons tâcher de l’avertir du péril qui le menace.

— Certainement, Shirley, je suis une folle et une faible créature, et vous êtes une sage et prudente femme. Je veux aller avec vous. Je suis heureuse de vous accompagner »

— Je n’en doute pas. Vous mourriez aveuglément et avec résignation pour moi, et vous mourriez intelligemment et avec joie pour Moore ; mais il n’est pas question de mort pour ce soir, nous ne courons aucun risque. »

Caroline ferma promptement les fenêtres et les volets.

« Ne craignez pas, Shirley, que ma respiration m’empêche de vous suivre, si rapide que puisse être votre course, dit-elle. Prenez ma main ; traversons les champs en droite ligne.

— Mais vous ne pourrez escalader les murs ?

— Cette nuit je le puis.

— Vous avez peur des haies ; et le ruisseau qu’il nous faudra passer ?

— Je le passerai. »

Elles partirent : elles coururent. Plus d’un mur les retarda, mais ne les put arrêter. Shirley avait le pied sûr et agile ; Caroline, plus timide et moins adroite, tomba une ou deux fois violemment meurtrie ; mais elle se relevait aussitôt, disant qu’elle ne s’était point blessée. Une haie très-épaisse bordait le dernier champ ; elles perdirent du temps en cherchant un passage : l’ouverture qu’elles trouvèrent était étroite, mais elles n’hésitèrent pas à s’y engager ; les longs cheveux, la peau douce, la soie et la mousseline souffrirent ; mais ce qui fut le plus à déplorer, ce fut le retard que cet obstacle avait apporté à leur course. De l’autre côté, elles trouvèrent le ruisseau, qui coulait dans un lit profond. En cet endroit, une planche étroite était le seul point qui permît de le traverser. Shirley avait passé sur cette planche plusieurs fois déjà, sans accident et sans crainte : Caroline n’avait jamais osé s’y engager.

« Je vous porterai de l’autre côté, dit miss Keeldar. Vous êtes légère et je ne suis point faible. Laissez-moi essayer.

— Si je tombe dans l’eau, vous me repêcherez, » dit Caroline, avec une douce pression de main.

Et sans hésitation elle s’engagea sur la planche vacillante, comme si elle eût été la continuation du ferme gazon. Shirley, qui la suivit, ne traversa pas avec plus de résolution et de sécurité. Dans l’état de leurs esprits, avec le but qu’elles poursuivaient, un torrent écumant et impétueux ne les eût point détournées. Cependant un bruit les arrêta. À peine avaient-elles le pied sur la rive opposée, qu’un coup de feu fendit l’air du côté du nord. Une seconde s’écoula, puis la même note éclata au sud. Dans l’espace de trois minutes, des signaux semblables éclatèrent à l’est et à l’ouest.

« J’ai cru que nous étions mortes à la première explosion, dit Shirley en respirant longuement. Je me suis sentie frappée aux tempes, et j’ai cru que le coup nous avait traversé le cœur ; mais le bruit réitéré m’a servi d’explication : ce sont des signaux, c’est leur manière d’agir : l’attaque ne se fera pas attendre. Il aurait fallu que nous eussions des ailes ; nos pieds ne nous ont pas portées assez rapidement. »

Il fallait alors traverser une portion du taillis : lorsqu’elles en sortirent, la fabrique se trouvait juste au-dessous d’elles : elles pouvaient voir les bâtiments, la cour ; elles découvraient la route au delà. En jetant les yeux dans cette direction, Shirley put se convaincre qu’elle avait conjecturé juste : elles arrivaient trop tard pour donner un avertissement. Elles avaient mis plus de temps qu’elles ne s’y attendaient à surmonter les divers obstacles qui s’étaient dressés sur leur chemin à travers champs.

La route, qui eût dû leur apparaître blanche, était noire et couverte d’une masse mouvante. Les émeutiers étaient assemblés en face des portes fermées de la cour, et une seule figure apparaissait à l’intérieur, s’adressant apparemment à eux : la fabrique elle-même était parfaitement noire et tranquille ; il n’y avait ni vie, ni lumière, ni mouvement.

« Assurément il est sur ses gardes ; ce ne peut être là Moore, les attendant seul ! murmura Shirley.

— C’est lui ; nous devons aller à lui. Je veux aller vers lui.

— Non, Caroline.

— Et pourquoi suis-je venue, alors ? Je suis venue à cause de lui. Il faut que je le joigne.

— Heureusement cela est au-dessus de votre pouvoir : il n’y a aucune entrée qui conduise dans la cour.

— Il y a une petite entrée derrière, outre la porte de la façade ; elle s’ouvre par un secret que je connais. Je veux essayer d’entrer par là.

— Non pas avec ma permission. »

Miss Keeldar lui entoura la taille de ses deux bras et la retint en arrière.

« Vous ne ferez pas un pas, lui dit-elle avec autorité. En ce moment, Moore serait à la fois choqué et embarrassé de nous voir l’une ou l’autre. Les hommes n’aiment pas à voir des femmes auprès d’eux dans les moments de danger réel.

— Je ne l’embarrasserais pas, je l’aiderais, répondit Caroline.

— Et comment ? En lui inspirant de l’héroïsme ? Peuh ! nous ne sommes pas aux temps de la chevalerie. Ce n’est point à une joute dans un tournois que nous allons assister, mais à un combat pour l’argent, la subsistance et la vie.

— Il est naturel que je sois à ses côtés.

— Comme reine de son cœur ? Sa fabrique est la dame de ses pensées, Cary ! Ayant derrière lui ses métiers et ses machines, il a tout l’encouragement qu’il lui faut et qu’il peut comprendre. Ce n’est point pour l’amour ou la beauté, mais pour son grand livre et ses draps, qu’il va rompre une lance. Ne soyez pas sentimentale ; Robert ne l’est pas.

— Je pourrais lui être utile ; je veux le chercher.

— Allons, je vous le permets ; allez chercher Moore : vous ne le trouverez pas. »

Elle la laissa libre : Caroline partit comme une flèche qui s’échappe de l’arc tendu. Elle fut suivie d’un brillant éclat de rire. « Regardez bien ! ne faites pas de méprise ! » lui criait Shirley.

Mais il y avait méprise. Miss Helstone s’arrêta, hésita, regarda. La figure s’était tout à coup éloignée de la porte, et courait de toutes ses forces vers la fabrique.

« Hâtez-vous, Lina, criait Shirley : tâchez de le joindre avant qu’il n’entre. »

Caroline revint lentement sur ses pas. Ce n’est point Robert, dit-elle ; il n’a ni sa taille, ni son extérieur, ni sa démarche.

« Je voyais bien que ce n’était pas Robert lorsque je vous ai laissée aller. Comment pouviez-vous vous y tromper ? C’est la tournure vulgaire d’un simple soldat ; ils l’avaient posté là comme sentinelle. Le voilà en sûreté dans la fabrique maintenant. J’ai vu la porte s’ouvrir pour le laisser entrer. Je commence à être plus à mon aise ; Robert est préparé ; notre avertissement eût été superflu, et maintenant je suis bien aise que nous soyons arrivées trop tard pour le lui donner : cela nous a épargné le trouble d’une scène. Qu’il eût été beau d’entrer dans le magasin tout éperdues, et de se trouver en présence de MM. Armitage et Ramsden fumant, de Malone faisant le fanfaron, de votre oncle ricanant, de M. Sykes sirotant un cordial, et de Moore lui-même dans sa froide veine d’homme de négoce ! Je suis heureuse que nous ayons échappé à cela.

— Je voudrais savoir s’ils sont beaucoup dans la fabrique, Shirley.

— Assez pour la défendre. Les soldats que nous avons aperçus deux fois aujourd’hui s’y rendaient sans doute, et le groupe que nous avons vu entourer votre cousin dans les champs est certainement avec lui.

— Qu’est-ce qu’ils font donc maintenant, Shirley ? Quel est ce bruit ?

— C’est le bruit des haches et des barres de fer contre les portes : ils sont en train de les forcer. Avez-vous peur ?

— Non, mais mon cœur bat très-fort ; je peux à peine me tenir sur mes jambes ; je vais m’asseoir. Est-ce que vous n’êtes pas émue ?

— À peine ; mais je suis bien aise d’être venue : nous verrons de nos propres yeux. Nous sommes ici sur les lieux, et personne n’en sait rien. Au lieu d’étonner le vicaire, le drapier et le marchand de grains par notre romanesque arrivée sur la scène, nous sommes ici seules, avec la nuit amicale, ses étoiles muettes, et ces arbres qui murmurent et dont nos amis ne viendront pas recueillir le récit.

— Shirley ! Shirley ! les portes sont enfoncées ! leur chute a été semblable à la chute de grands arbres. Les voilà qui se précipitent par l’ouverture. Ils vont briser les portes du moulin comme ils ont brisé celles de la cour. Que va faire Robert contre une pareille multitude ? Plût à Dieu que je fusse un peu plus près de lui, que je pusse l’entendre et lui parler ! Avec ma volonté, mon ardent désir de le servir, je ne pourrais lui être un inutile fardeau. Je pourrais être bonne à quelque chose.

— Ils s’avancent ! s’écria Shirley. Comme leur marche est ferme ! Il y a de la discipline dans leurs rangs, je ne dirai pas du courage ; marcher cent contre dix, ce n’est point faire preuve de cette qualité ; mais (baissant la voix) il y a assez de souffrance et de désespoir parmi eux : ces aiguillons les pousseront en avant.

— En avant contre Robert, et ils le haïssent, Shirley ; y a-t-il beaucoup de danger qu’ils ne soient les plus forts ?

— Nous verrons. Moore et Helstone ont dans leurs veines le premier sang de la terre, et ils ne sont ni maladroits ni poltrons. »

Un fracas, un bruit de fenêtres brisées, mit fin à leurs chuchotements. Une volée de pierres avait assailli simultanément la façade du moulin, et toutes les vitres des fenêtres étaient réduites en éclats. Un hurlement suivit cette démonstration, un hurlement d’émeutiers, et d’émeutiers du Yorkshire. Vous n’avez peut être jamais entendu ce hurlement, ami lecteur ; tant mieux pour vos oreilles, peut-être pour votre cœur : car, s’il déchire l’air en haine de vous ou des hommes, des principes, des intérêts qui ont votre sympathie, la colère se réveille au cri de la haine. Le lion secoue sa crinière et se lève au hurlement de la hyène. La caste se dresse pleine de ressentiment contre la caste ; et la classe moyenne, exaspérée, écrase sans pitié les masses furieuses et affamées de la classe ouvrière. Il est difficile d’être tolérant, il est difficile d’être juste dans de semblables moments.

Caroline se leva ; Shirley l’entoura de son bras : elles se tinrent debout, aussi immobiles que les tiges de deux arbres. Le hurlement fut long, et, lorsqu’il cessa, le silence de la nuit continua à être troublé par les mouvements et les murmures de la foule.

« Que va-t-il arriver ? » fut la question que s’adressèrent les deux jeunes filles. Rien encore ne s’agitait à la fabrique, qui restait muette comme un mausolée.

« Il ne peut être seul, murmura Caroline.

— Je parierais tout ce que je possède qu’il est aussi peu seul qu’il est peu alarmé, » répondit Shirley.

Des coups de feu furent tirés par les émeutiers. Les défenseurs avaient-ils attendu ce signal ? C’est ce qui parut probable. Le moulin, qui était tout à l’heure inerte et passif, s’éveilla, le feu brilla à travers les baies ouvertes de ses fenêtres ; une décharge de mousqueterie fit retentir la vallée de Hollow.

« Moore parle enfin, dit Shirley, et il semble posséder le don des langues ; ce n’est pas là une seule voix.

— Il a été endurant ; nul ne peut l’accuser de précipitation, dit Caroline ; leur décharge a précédé la sienne ; ils ont brisé ses portes et ses fenêtres ; ils ont fait feu sur sa garnison avant qu’il les repoussât. »

Que se passa-t-il alors ? Il semblait difficile, dans les ténèbres, de le distinguer ; mais quelque chose de terrible, un tumulte incessant, avait lieu évidemment : de furieuses attaques, des résistances désespérées ; dans la cour de la fabrique, dans la fabrique elle-même, le combat faisait rage. Les coups de feu se succédaient sans interruption, entremêlés de courses, de luttes et de cris. Le but des assaillants semblait être de pénétrer dans la fabrique ; celui des défenseurs de les en empêcher. Elles entendirent le chef des rebelles crier : « Par derrière, camarades ! » Elles entendirent une voix riposter : « Allez, vous nous trouverez là. »

« Au comptoir ! cria ensuite le chef.

— Vous serez les bienvenus ! Vous nous trouverez là ! » lui fut-il répondu. Et bientôt la plus vive lumière qui eût encore brillé, le plus grand bruit qui se fût fait entendre, éclatèrent dans le magasin, où la masse des émeutiers se précipita.

La voix qui s’était fait entendre était celle de Moore. Par le ton de cette voix, elles purent juger de l’excitation à laquelle il était arrivé ; elles purent se convaincre que l’instinct brutal de la lutte dominait chacun de ces hommes combattant les uns contre les autres, et l’emportait en ce moment sur les sentiments humains et raisonnables. Toutes deux sentirent leur visage s’échauffer et leur pouls s’accélérer. Toutes deux savaient qu’elles ne produiraient aucun bien en se jetant dans la mêlée : elles ne désiraient ni porter ni recevoir des coups ; mais pour rien au monde elles n’eussent voulu fuir ; pour rien au monde elles n’eussent détourné leurs yeux de cette sombre et terrible scène, de cette masse de nuages, de fumée de détonations pareilles à la foudre.

« Comment et quand cela finira-t-il ? » Telle était la demande que s’adressait leur esprit agité. Arriverait-il un moment où elles pourraient être utiles ? » C’est ce qu’elles attendaient : car, bien que Shirley parlât en riant de leur arrivée trop tardive et se montrât toujours prête à satiriser son propre enthousiasme et celui des autres, elle n’eût pas hésité à donner une de ses meilleures fermes pour avoir la chance de se rendre utile.

Cette chance ne leur fut pas accordée : elles attendaient une circonstance qui ne se produirait probablement point. Moore avait prévu cette attaque. Il était sur ses gardes et préparé sur chaque point. Il avait fortifié sa fabrique, qui était en elle-même un très-fort bâtiment, et y avait mis garnison. C’était un homme froid et brave qui se défendait avec une inébranlable fermeté ; ceux qui étaient avec lui s’inspiraient de son esprit et imitaient sa contenance. Les émeutiers n’avaient pas encore été reçus ainsi : dans les quatre fabriques qu’ils avaient attaquées, ils n’avaient rencontré aucune résistance ; une défense résolue et organisée était chose à laquelle ils n’avaient point songé. Quand leurs chefs virent le feu soutenu du bâtiment attaqué et la ferme détermination de son propriétaire ; lorsqu’ils se virent froidement défiés et invités à la mort ; lorsqu’ils virent tomber leurs hommes autour d’eux, ils comprirent qu’il n’y avait là rien à faire. Ils rassemblèrent en hâte leurs forces, les éloignèrent de la fabrique, firent un appel auquel les hommes répondirent à un numéro au lieu de répondre à un nom ; puis ils se dispersèrent dans la campagne, laissant derrière eux le silence et la ruine. L’attaque avait duré une heure.

En ce moment le jour approchait : l’obscurité régnait au couchant, mais le levant commençait à s’éclairer. On eût pu croire que les jeunes filles qui venaient d’assister à la lutte allaient se précipiter vers les vainqueurs auxquels elles portaient un si vif intérêt ; mais au contraire elles s’approchèrent prudemment du bâtiment qui venait de soutenir l’assaut, et, lorsque tout à coup une foule de soldats et de gentlemen apparut à la grande porte ouvrant sur la cour, elles se réfugièrent à la hâte sous un hangar servant de dépôt au vieux fer et au bois de construction, d’où elles pouvaient observer sans être vues.

C’était un triste spectacle : cette cour et ses abords étaient une tache de désolation dans la fraîche aurore d’un jour d’été. Le taillis de Hollow était ombreux et humide de rosée, le haut de la colline était verdoyant ; mais là, dans le centre de la douce vallée, la discorde avait laissé l’empreinte de son passage : les fenêtres du bâtiment étaient toutes brisées ; çà et là gisaient des mousquets et autres armes ; plus d’une large tache rouge se voyait sur le gravier ; un cadavre couché la face contre terre était étendu près de la porte extérieure, et cinq ou six blessés se tordaient et gémissaient dans la poussière ensanglantée.

La contenance de miss Keeldar changea à cet aspect. C’était le déboire de la bataille, la mort et la douleur remplaçant le mouvement et l’excitation ; c’était la cendre noire que laisse un feu brillant lorsque sa flamme s’est éteinte et sa chaleur évanouie.

« Voilà ce que je voulais prévenir, dit-elle d’une voix qui trahissait l’émotion de son cœur.

— Mais vous ne pouviez le prévenir, vous avez fait en vain tout ce que vous pouviez faire, lui dit Caroline ; ne vous attristez pas, Shirley.

— Le sort de ces pauvres gens m’afflige, répondit-elle pendant que ses yeux s’humectaient de larmes. N’y a-t-il personne de blessé dans la fabrique ? Est-ce que c’est là votre oncle ?

— C’est lui, et voilà M. Malone ; oh ! Shirley, voilà Robert !

— Eh bien ! (reprenant son ton habituel) ne m’enfoncez pas ainsi vos doigts dans la main ; je le vois ; il n’y a rien là d’étonnant ; nous savions qu’il était là.

— Le voilà qui s’approche de nous, Shirley !

— C’est-à-dire de la pompe, pour se laver les mains et le visage, qui a reçu une égratignure, si je ne me trompe.

— Il saigne, Shirley : ne me retenez pas, je veux y aller.

— Vous ne ferez pas un pas !

— Il est blessé, Shirley.

— Bagatelle !

— Mais il faut que j’aille près de lui ; je ne puis résister à mon désir ; je ne puis souffrir d’être ainsi retenue.

— Et pour quoi faire ?

— Pour lui parler, pour lui demander comment il se trouve et ce que je puis faire pour lui.

— Pour le vexer et l’ennuyer ; pour vous donner avec lui en spectacle à tous ces soldats, à M. Malone, à votre oncle, et cætera. Pensez-vous que cela lui fasse plaisir ? Aimeriez-vous à vous rappeler cela dans quelques jours ?

— Suis-je donc destinée à être toujours dominée et contrainte ? demanda un peu passionnément Caroline.

— Dans son intérêt, oui, et plus encore dans le vôtre. Je vous le dis, si vous vous montriez à lui en ce moment, vous vous en repentiriez dans une heure, et Robert aussi.

— Vous pensez que cela ne lui ferait pas plaisir, Shirley ?

— Beaucoup moins que lorsque nous l’avons arrêté pour nous dire bonsoir, ce qui vous contrariait si fort.

— Mais ce n’était qu’un jeu ; il n’y avait aucun danger.

— Et ceci est chose sérieuse : il ne faut pas le déranger.

— Je voulais seulement aller auprès de lui parce qu’il est mon cousin, vous comprenez ?

— Je comprends très-bien. Mais regardez-le. Il a baigné son front, et le sang a cessé de couler. Sa blessure n’est en réalité qu’une écorchure ; je le vois d’ici : le voilà qui va examiner les blessés. »

M. Moore et M. Helstone firent le tour de la cour, examinant l’un après l’autre les hommes qui gisaient à terre. Ils ordonnèrent que les blessés fussent enlevés et transportés dans la maison. Ensuite Joe reçut l’ordre de seller le cheval de son maître et le poney de M. Helstone, et les deux gentlemen s’éloignèrent au galop pour aller chercher des secours chirurgicaux en différentes directions.

Caroline n’était pas encore apaisée,

« Shirley, Shirley, j’aurais bien voulu lui dire un mot avant son départ, murmurait-elle, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux.

— Pourquoi pleurez-vous, Lina ? lui demanda miss Keeldar d’un ton sérieux. Vous devriez vous réjouir au lieu de vous attrister. Robert a échappé au danger ; il est victorieux ; il a été froid et brave dans le combat ; il est maintenant modéré dans le triomphe : est-ce le moment de pleurer ?

— Vous ne savez pas ce que j’ai dans le cœur, quelle peine, quel trouble, ni d’où ils viennent, répondit Caroline. Je comprends que vous vous réjouissiez de la grandeur d’âme et de la bonté de Robert ; moi aussi je m’en réjouis, dans un sens, mais, dans un autre, je suis si malheureuse. Je suis trop éloignée de lui : j’avais l’habitude d’être plus proche. Laissez-moi seule, Shirley ; laissez-moi pleurer pendant quelques minutes, cela me soulage. »

Miss Keeldar, la voyant trembler de tous ses membres, cessa de la contraindre. Elle sortit du hangar et la laissa pleurer en paix. C’était le parti le plus sage : au bout de quelques minutes, Caroline la rejoignit, beaucoup plus calme. Elle lui dit de sa voix naturelle, douce et aimable :

« Venez, Shirley, nous allons retourner maintenant à la maison. Je vous promets de ne point chercher à voir Robert avant qu’il me fasse demander. Je n’essayerai jamais de me pousser sur son chemin. Je vous remercie de m’en avoir empêchée tout à l’heure.

— Je l’ai fait avec une bonne intention, répondit miss Keeldar. Maintenant, chère Lina, continua-t-elle, tournons le visage à la fraîche brise du matin et regagnons tranquillement la rectorerie. Nous y rentrerons sans bruit, comme nous en sommes sorties : nul ne saura où nous avons été ni ce que nous avons vu cette nuit ; aucune raillerie, aucune mauvaise interprétation ne peut par conséquent nous molester. Demain nous verrons Robert, et nous nous montrerons de belle humeur. Mais je n’en dirai pas davantage, j’aurais peur de pleurer aussi. Je parais dure pour vous, mais je ne le suis pas.




CHAPITRE XIX.

Le lendemain.


Les deux jeunes filles ne rencontrèrent âme qui vive dans leur retour à la rectorerie. Elles rentrèrent sans bruit ; elles se glissèrent à l’étage supérieur sans être entendues : le jour naissant les éclairait suffisamment de ses premiers rayons. Shirley se dirigea immédiatement vers sa couche ; et, quoique le lieu lui parût étrange, car elle n’avait jamais couché à la rectorerie, malgré la scène de terreur et d’excitation à laquelle elle venait d’assister, elle eut à peine posé sa tête sur l’oreiller, qu’un rafraîchissant sommeil vint fermer ses yeux et calmer ses sens.

Une santé parfaite était un des bienfaits dont jouissait Shirley ; elle avait le cœur chaud et sympathique, mais n’était point nerveuse. De puissantes émotions pouvaient l’exciter et la dominer sans l’abattre : secouée et agitée pendant la tempête, elle retrouvait après l’orage toute sa fraîcheur et son élasticité habituelles. De même que chaque jour lui apportait ses stimulantes émotions, chaque nuit lui procurait un repos réparateur. Caroline la regardait en ce moment dormir, et lisait la sérénité de son âme dans la beauté et le calme heureux de son visage.

Quant à elle, étant d’un tempérament tout opposé, elle ne pouvait dormir. La vulgaire excitation du thé et de l’assemblée des écoles eût suffi seule pour la tenir éveillée toute la nuit : le souvenir du drame terrible qui venait de se jouer sous ses yeux n’était pas de nature à laisser longtemps son esprit en repos. Ce fut en vain qu’elle s’efforça de rester couchée : elle se releva bientôt et demeura assise à côté de Shirley, comptant les minutes et regardant le soleil de juin montant à l’horizon.

La vie s’épuise vite dans des veilles semblables à celles auxquelles Caroline était trop souvent soumise depuis quelque temps, veilles durant lesquelles l’esprit, n’ayant aucune nourriture agréable pour se repaître, aucune manne d’espérance, aucun rayon de miel de joyeux souvenirs, s’efforce de vivre avec la maigre chère des désirs ; puis, ne tirant de là ni plaisir ni soutien, et se sentant près de périr de besoin, se tourne vers la philosophie, la résolution, la résignation, implore de tous ses dieux l’assistance, mais l’implore vainement, et languit sans secours.

Caroline était chrétienne ; dans les moments d’affliction, elle formulait de nombreuses prières d’après la croyance chrétienne, les proférait avec une fervente ardeur, implorait la patience, la force, le secours. Mais ce monde, nous le savons tous, est un lieu de souffrances et d’épreuves ; et par le résultat de ses prières il lui semblait qu’elles n’étaient point entendues. Elle croyait quelquefois que Dieu avait détourné d’elle son visage. En certains moments elle était calviniste, et, tombant dans le gouffre du désespoir religieux, elle croyait voir planer sur elle le sceau de la réprobation.

Combien ont eu ainsi dans leur vie une période où ils ont pu se croire abandonnés ; où, ayant longtemps espéré contre l’espérance, et ne voyant jamais se réaliser leurs désirs, ils ont senti leur cœur languir et se dessécher dans leur poitrine ! C’est une heure terrible, mais c’est souvent le moment obscur qui précède le lever du jour ; cette période de l’année où le vent glacé de janvier sonne à la fois le glas de l’hiver qui expire et l’avènement du printemps qui commence ; mais, comme les oiseau qui périssent ne peuvent comprendre que ce vent qui les tue est l’avant-coureur des beaux jours, de même l’âme qui souffre ne peut reconnaître dans l’excès de son affliction l’aurore de sa délivrance. Que quiconque souffre s’attache cependant fermement à l’amour de Dieu et à la foi. Dieu ne le trompera et ne l’abandonnera jamais. « Il châtie celui qu’il aime. » Ces mots sont vrais ; on ne doit pas les oublier.

La maison s’anima enfin : les servantes se levèrent ; les volets du rez-de-chaussée furent ouverts. Caroline, en quittant le lit qui avait été pour elle une couche d’épines, sentit revivre cette vigueur que ramène toujours le retour du jour et l’action chez ceux que le désespoir et la souffrance n’ont pas tués entièrement : elle s’habilla, comme d’habitude, avec soin, et fit tous ses efforts pour que rien dans son extérieur ne trahit l’affliction de son cœur. Elle parut aussi fraîche que Shirley, lorsque toutes deux furent habillées, avec cette différence toutefois que les yeux de miss Keeldar étaient animés, et que ceux de Caroline avaient une expression de langueur.

« Aujourd’hui j’aurai beaucoup de Choses à dire à Moore, telles furent les premiers mots de Shirley, et l’on pouvait lire sur son visage que la vie était pour elle pleine d’intérêt, d’espérance et d’occupation. Il aura à soutenir un interrogatoire, ajouta-t-elle. Je suis sûre qu’il s’imagine m’avoir très-habilement dupée. Et c’est ainsi qu’agissent les hommes vis-à-vis des femmes, leur cachant toujours le danger, s’imaginant, je suppose, leur épargner par là de la peine. Ils ne se doutaient guère que nous savions où ils étaient cette nuit ; nous savons qu’ils étaient loin de conjecturer où nous étions nous-mêmes. Les hommes, je crois, s’imaginent que l’esprit des femmes ressemble un peu à celui des enfants. Eh bien ! c’est une erreur. »

Cela fut dit tandis que, debout devant la glace, elle arrangeait en boucles, en les enroulant sur ses doigts, ses cheveux naturellement flottants ; elle poursuivit ce thème encore cinq minutes, pendant que Caroline lui attachait sa robe et bouclait sa ceinture.

« Si les hommes pouvaient nous voir telles que nous sommes réellement, ils en seraient un peu étonnés ; mais les plus remarquables, les plus sensés, se font souvent illusion en ce qui concerne les femmes : ils ne les comprennent ni sous le rapport du bien ni sous celui du mal. Leur bonne femme est un être fantastique, moitié poupée, moitié ange ; leur méchante femme est presque toujours un démon. Il faut les entendre s’extasier sur les créations imaginaires, adorant l’héroïne de tel poème, de tel roman, de tel drame, qu’ils trouvent ravissante, divine ! Ravissante et divine peut-être, mais souvent aussi artificielle, aussi fausse que la rose de mon chapeau. Mais si j’exprimais toute ma pensée sur ce point, si je donnais mon opinion sur les principaux caractères féminins de certains ouvrages de premier ordre, qu’adviendrait-il de moi ? Je serais ensevelie sous une avalanche de pierres vengeresses avant une demi-heure.

— Shirley, vous babillez tellement que je ne puis finir de vous lacer : restez donc tranquille. Et, après tout, les héroïnes de nos auteurs valent bien les héros de nos bas-bleus.

— Vous vous trompez : les femmes tracent le caractère des hommes avec plus de vérité que les hommes celui des femmes. C’est ce que je prouverai dans quelque Magazine, un jour où j’aurai le temps ; seulement, mon travail ne sera jamais inséré ; il sera refusé avec des compliments et tenu à ma disposition dans les bureaux.

— Assurément ; vous ne pourriez écrire assez bien ; vous ne savez pas assez ; vous manquez d’érudition, Shirley.

— Dieu sait que je ne vous contredirai pas, Cary. Je suis ignorante comme une borne. Une chose me console cependant, c’est que vous n’êtes guère plus instruite que moi. »

Elles descendirent pour le déjeuner.

« Je voudrais bien savoir comment mistress Pryor et Hortense Moore ont passé la nuit, dit Caroline en faisant le café. Égoïste que je suis ! Je n’ai pas songé à elles jusqu’à ce moment. Elles auront entendu tout le tumulte ; Fieldhead et le cottage sont si proches ; et Hortense est très-peureuse pour ces sortes de choses. Il en est sans doute ainsi de mistress Pryor.

— Vous pouvez m’en croire, Lina, Moore a eu soin d’éloigner sa sœur ; elle s’en retourna hier avec miss Mann ; il l’a bien certainement fait rester là pour la nuit. Quant à mistress Pryor, j’avoue que j’ai quelque inquiétude de ce côté ; mais avant une demi-heure nous serons auprès d’elle. »

Pendant ce temps, la nouvelle de ce qui s’était passé à Hollow se répandait dans le voisinage. Fanny, qui était allée à Fieldhead chercher le lait, revint en hâte annoncer qu’il y avait eu un combat à Hollow, dans la fabrique de M. Moore, et que l’on disait qu’une vingtaine d’hommes avaient été tués. Élisa, pendant l’absence de Fanny, avait appris par le garçon du boucher que le moulin était brûlé. Toutes deux se précipitèrent dans le parloir pour annoncer la terrible nouvelle aux jeunes filles, terminant leur claire et fidèle narration par l’assertion qu’elles étaient sûres que leur maître avait été présent à tout cela ; que la veille, avec Thomas, le clerc, il était allé rejoindre Malone et les soldats. M. Malone aussi n’avait point reparu à son logement depuis la veille dans l’après-midi, et la femme et la famille de Joe Scott étaient dans la plus grande désolation, ne sachant ce qui était advenu de leur chef.

Ces nouvelles étaient à peine données, qu’un coup frappé à la porte de la cuisine annonça le domestique de Fieldhead, arrivé en toute hâte porteur d’un billet de mistress Pryor. Ce billet était écrit avec précipitation, et il pressait miss Keeldar de retourner immédiatement, attendu que le voisinage et la maison étaient menacés d’être dans la confusion, et qu’il y aurait certainement des ordres à donner qui ne pouvaient l’être que par la maîtresse du manoir. Dans un post-scriptum, mistress Pryor disait que Caroline ne pouvait rester à la rectorerie, et qu’elle ferait bien d’accompagner miss Keeldar.

« Il n’y a là-dessus qu’une opinion, dit Shirley en attachant son chapeau, et elle courut chercher celui de Caroline.

— Mais que feront Fanny et Élisa ? Et si mon oncle arrivait ?

— Votre oncle ne reviendra pas encore ; il a d’autre poisson à frire : il va être occupé à galoper de Briarfield à Stilbro’ et de Stilbro’ à Briarfield, éveillant les magistrats du tribunal et les officiers de la caserne. Fanny et Élisa pourront avoir la femme de Joe et celle du clerc pour leur tenir compagnie. D’ailleurs, il n’y a aucun danger à craindre maintenant ; des semaines se passeront avant que les émeutiers puissent se rallier ou concerter une autre attaque, et je serai bien trompée si Moore et Helstone ne profitent pas de l’attaque de la nuit dernière pour les anéantir tout à fait : ils vont entraîner les autorités de Stilbro’ dans d’énergiques mesures. J’espère seulement qu’ils ne seront pas trop sévères, qu’ils ne poursuivront pas trop implacablement les vaincus.

— Robert ne sera point cruel ; nous avons pu le voir la nuit dernière.

— Mais il sera sévère, répondit Shirley, et il en sera de même de votre oncle. »

Comme elles se dirigeaient rapidement par la pelouse et le sentier de la plantation vers Fieldhead, elles aperçurent la route au loin déjà couverte de cavaliers et de piétons se dirigeant vers Hollow. En arrivant au manoir, elles trouvèrent les portes de la cour de derrière ouvertes, et la cour et la cuisine semblaient remplies d’hommes, de femmes et d’enfants qui venaient chercher le lait, et auxquels mistress Grill, la femme de charge, cherchait en vain à persuader de prendre leur seau de lait et de partir. (Il est, ou il était d’usage dans le nord de l’Angleterre que les paysans qui habitaient des cottages sur le domaine d’un squire de campagne reçussent leur provision de lait et de beurre du manoir, sur les pâturages duquel un troupeau de vaches à lait était ordinairement nourri pour l’alimentation du voisinage. Miss Keeldar possédait un semblable troupeau, entièrement composé de ces belles vaches au fanon pendant, élevées au milieu des tendres herbages et des eaux limpides de la jolie Airedale ; et elle était fière de leur bonne apparence et de leur parfaite condition). Voyant l’état des choses et la nécessité de débarrasser la place, Shirley s’avança au milieu des groupes dont la conversation était des plus animées. Elle leur dit bonjour avec l’aisance franche et calme qui lui était naturelle lorsqu’elle parlait aux masses, surtout lorsque ces masses appartenaient à la classe ouvrière : elle était plus froide avec ses égaux, et même fière avec ceux qui étaient au-dessus d’elle. Elle leur demanda alors si leur lait était mesuré, et, sur leur réponse affirmative, elle voulut savoir ce qu’ils attendaient.

« Nous causions un peu de la bataille qui vient d’avoir lieu à votre moulin, maîtresse, répondit un homme.

— Vous causiez un peu ! dit Shirley. C’est une chose étrange que le monde soit si porté à causer sur les événements : vous causez si quelqu’un meurt subitement ; vous causez si un incendie éclate ; vous causez si un fabricant fait banqueroute ; vous causez s’il est assassiné. Quel bien peuvent faire vos causeries ? »

Il n’y a rien qui plaise tant aux classes inférieures que d’être traitées un peu librement et sans façon. Ils méprisent la flatterie autant qu’ils aiment une honnête et franche réprimande. Ils appellent cela parler clairement, et prennent un singulier plaisir à être l’objet de la mercuriale. La franchise un peu brusque de miss Keeldar lui gagna l’oreille de la foule en une seconde.

« Nous ne sommes pas plus coupables sous ce rapport que d’autres qui sont au-dessus de nous, n’est-ce pas ? lui demanda en souriant un de ces hommes.

— Ce n’est pas une excuse : vous qui devriez être des modèles d’activité, aimez autant le bavardage que les fainéants. À la rigueur on comprendrait que des gens riches et qui n’ont rien à faire perdissent ainsi leur temps : mais vous qui avez à gagner votre paie à la sueur de votre front, vous êtes tout à fait inexcusables.

— Voilà qui est singulier, maîtresse ; n’aurons-nous jamais un jour de congé parce que nous travaillons rudement ?

Jamais, répondit promptement Shirley ; à moins que, ajouta-t-elle avec un sourire qui enlevait une partie de la sévérité de ses paroles, à moins que vous n’en sachiez faire un meilleur usage que de vous réunir pour boire le rhum et le thé si vous êtes femmes, ou pour fumer et boire la bière si vous êtes hommes, puis médire de votre prochain. Allons, amis, ajouta-t-elle en passant de la brusquerie à la politesse, obligez-moi de prendre vos seaux et de retourner chez vous. J’attends aujourd’hui plusieurs personnes, et il ne conviendrait pas que l’entrée de la maison fût encombrée. »

Le peuple du Yorkshire est aussi obéissant à la persuasion qu’entêté à la compression : en cinq minutes la cour fut débarrassée.

« Merci, et au revoir, mes amis ! » dit Shirley en fermant les portes sur eux.

Que les plus raffinés cockneys viennent critiquer les mœurs et les habitudes du Yorkshire. Pris comme ils doivent l’être, la majorité des garçons et des filles de l’Ouest sont d’une convenance parfaite ; ce n’est que contre la sotte affectation et la futilité pompeuse d’un soi-disant aristocrate qu’ils se révoltent.

Entrant par derrière, les jeunes ladies se dirigèrent à travers la cuisine vers la salle de réception. Mistress Pryor descendit en courant l’escalier de chêne pour venir à leur rencontre. Elle était pleine d’effroi. Sa complexion ordinairement sanguine était pâle : son œil bleu, ordinairement calme, était errant, mobile, alarmé. Elle ne se perdit point cependant dans des exclamations, ou dans un récit précipité de ce qui était arrivé. Son sentiment prédominant avait été, dans le cours de la nuit, et était encore alors, un vif mécontentement d’elle-même de ne pouvoir se montrer plus ferme, plus froide, plus à la hauteur des circonstances.

« Vous savez, commença-t-elle d’une voix tremblante et avec le plus grand désir d’éviter l’exagération dans ce qu’elle était sur le point dédire ; vous savez qu’une bande d’émeutiers a attaqué cette nuit la fabrique de M. Moore. Nous avons entendu très-distinctement d’ici la fusillade et le tumulte ; personne de nous n’a dormi : ç’a été une triste nuit. La maison a été dans une grande agitation toute la matinée à cause des gens qui allaient et venaient : les domestiques se sont adressés à moi pour des instructions et des ordres que je ne me croyais réellement pas fondée à leur donner. M. Moore a, je crois, envoyé chercher des rafraîchissements pour les soldats et les autres personnes engagées dans la défense et aussi quelques objets nécessaires aux blessés. Je ne pouvais prendre sur moi la responsabilité de donner des ordres ou de prendre des mesures. Je crains que le retard n’ait été funeste en quelques cas ; mais cette maison n’est point la mienne : vous étiez absente, ma chère miss Keeldar ; que pouvais-je faire ?

— Est-ce que l’on n’a pas envoyé de rafraîchissements ? demanda Shirley, dont la contenance, tout à l’heure si calme, si bienveillante, si ouverte, même pendant qu’elle réprimandait les paysans, devint tout à coup sombre et animée.

— Je ne crois pas, ma chère.

— Et rien pour les blessés ? ni linge, ni vin, ni literie ?

— Je ne crois pas. Je ne puis dire ce qu’a fait mistress Gill ; mais il me semblait impossible en ce moment de disposer de votre propriété en envoyant des vivres aux soldats : des provisions pour une compagnie, c’est formidable. Je n’ai pas demandé combien ils étaient ; mais je ne pouvais consentir à leur laisser mettre la maison au pillage. J’avais l’intention d’agir pour le bien ; cependant, je l’avoue, je ne vois pas encore bien clairement cette affaire.

— Elle tient dans une coquille de noix, pourtant. Ces soldats ont risqué leur vie pour la défense de ma propriété ; il semble qu’ils ont quelque droit à ma gratitude. Les blessés sont nos semblables : il me semble que nous leur devons des secours. Mistress Gill ! »

Elle se retourna, et appela d’une voix plus claire que douce, qui traversa les massives portes de chêne de la salle et de la cuisine mieux que ne l’eût fait le bruit d’une sonnette. Mistress Gill, qui se trouvait occupée à pétrir, arriva avec des mains et un tablier qui témoignaient de son occupation : elle n’avait pas osé s’arrêter un instant pour ôter la pâte attachée aux unes et secouer la farine qui blanchissait l’autre. Jamais sa maîtresse n’avait appelé un domestique de cette voix, excepté une seule fois, lorsqu’elle vit d’une fenêtre Tartare engagé dans un combat avec deux chiens de charretier dont chacun l’égalait au moins en volume, sinon en courage, et qui avaient de plus les encouragements de leurs maîtres, tandis que Tartare n’avait personne pour le soutenir. Alors elle avait appelé John d’une voix qu’on eût pu prendre pour la trompette du jugement dernier ; et elle n’avait pas attendu qu’il vînt, mais s’était élancée dehors sans chapeau, et après avoir dit aux deux charretiers qu’ils ressemblaient moins à des hommes que les trois brutes qui se roulaient là devant eux dans la poussière, elle avait saisi de ses mains délicates le cou du plus gros des chiens et l’avait étreint de toutes ses forces, afin de lui faire lâcher l’œil sanglant et déchiré de Tartare, au-dessus et au-dessous duquel il avait inséré ses terribles crocs. Cinq ou six hommes se trouvèrent à l’instant sur les lieux pour lui prêter assistance, mais elle ne les remercia même pas. » Ils eussent pu venir plus tôt, si leur volonté était bonne, » dit-elle. Elle n’adressa la parole à personne pendant le reste du jour ; mais elle resta assise auprès du feu de la salle, surveillant et soignant Tartare, qui était étendu saignant et meurtri sur une couverture à ses pieds. Elle essuyait de temps en temps une larme furtive en lui adressant quelques mots de pitié et de sympathie, dont le vieux chien se montrait reconnaissant à sa façon en lui léchant les mains, alternativement avec ses propres blessures. Quant à John, Shirley fut pour lui, pendant une semaine, d’une froideur significative.

Mistress Gill, se rappelant cet épisode, arriva tremblante comme la feuille, selon son expression. D’une voix ferme et brève, Shirley se mit à poser des questions et à donner des ordres. Son esprit altier était piqué au vif de ce qu’en un semblable moment Fieldhead eût montré l’inhospitalité de la cabane d’un avare ; la révolte de son orgueil se lisait aux mouvements de son cœur, qui gonflait sa poitrine et agitait violemment la dentelle et la soie sous lesquelles cette poitrine était emprisonnée.

« Depuis combien de temps ce message est-il arrivé du moulin ?

— Depuis moins d’une heure, répondit la femme de charge d’un ton doucereux.

— Depuis moins d’une heure ! Vous dites cela comme vous diriez depuis moins d’un jour ! Ils auront eu le temps de s’adresser ailleurs. Envoyez immédiatement un homme leur dire que tout ce que cette maison contient est au service de M. Moore, de M. Helstone et des soldats. Faites cela d’abord. »

Pendant que l’on exécutait cet ordre, Shirley s’éloigna de ses amies et demeura debout en silence à la fenêtre de la salle. Lorsque mistress Gill revint, elle se détourna : la couleur pourpre qu’une pénible excitation produit sur des joues pâles animait alors les siennes ; l’étincelle que le mécontentement allume dans un œil noir illuminait son regard.

« Que tout ce qui se trouve dans l’office et le cellier soit à l’instant chargé sur des voitures et conduit à Hollow. S’il n’y a que peu de pain et de viande à la maison, allez chez le boulanger et le boucher, et dites-leur d’envoyer tout ce qu’ils pourront. Mais il faut que j’y aille moi-même. »

Elle sortit.

« Cet accès sera bientôt passé : dans une heure, elle n’y pensera plus, murmura Caroline à mistress Pryor. Montez à votre chambre, chère madame, ajouta-t-elle affectueusement, et tâchez de vous calmer et de vous remettre autant que vous le pourrez. Soyez sûre qu’avant la fin du jour Shirley se blâmera elle-même plus qu’elle ne vous a blâmée. »

Miss Helstone parvint ainsi à calmer l’agitation de la pauvre dame. Après l’avoir conduite à son appartement et avoir promis de la venir rejoindre aussitôt que tout serait arrangé, Caroline se demanda si elle ne pourrait pas se rendre utile. Elle trouva qu’elle pouvait être en ce moment très-utile, car les domestiques n’étaient rien moins que nombreux à Fieldhead, et leur maîtresse avait alors de la besogne pour occuper tous les bras dont elle pouvait disposer. Caroline, par la bonne humeur et l’activité avec lesquelles elle vint en aide à la femme de charge et aux autres servantes, quelque peu effrayées de la sévérité inaccoutumée de leur maîtresse, produisit un grand bien : elle leur apporta une assistance efficace, et apaisa leur directrice. Un regard et un sourire de Caroline provoquèrent bientôt un sourire de Shirley. La première montait l’escalier de la cave avec un lourd panier.

« C’est une honte ! s’écria Shirley en se précipitant au-devant d’elle ; vous allez vous meurtrir les bras ! »

Elle s’empara du panier et le porta elle-même au milieu de la cour. L’orage était passé lorsqu’elle revint ; l’éclair avait disparu de ses yeux ; le nuage qui assombrissait son front s’était évanoui ; elle reprit ses manières cordiales et enjouées, tempérées par un léger remords que lui causait l’injuste accès de colère auquel elle venait de se laisser entraîner »

Elle présidait encore au chargement d’un chariot, lorsqu’un gentleman entra dans la cour et s’approcha d’elle sans qu’elle s’aperçût de sa présence.

« J’espère que miss Keeldar va bien ce matin ? » dit-il en jetant un regard scrutateur sur son visage un peu animé encore.

Elle le regarda, puis se mit à continuer son travail sans lui répondre. Un sourire de plaisir se jouait sur ses lèvres, mais elle ne le laissa pas voir. Le gentleman répéta sa salutation, se penchant afin que ses paroles pussent arriver plus facilement aux oreilles de Shirley.

« Assez bien, répondit-elle ; et M. Moore aussi, il me semble. À dire vrai, je n’étais pas fort en peine de lui ; s’il lui était arrivé quelque petit malheur, il n’eût eu que ce qu’il mérite : sa conduite a été, nous dirons étrange quant à présent, en attendant que nous trouvions le temps de la caractériser par une épithète plus exacte. Cependant, puis-je lui demander ce qui l’amène ici ?

— M. Helstone et moi venons de recevoir à l’instant le message par lequel vous nous informiez que tout ce qui est à Fieldhead est à notre service. Nous avons pensé, d’après la formule de votre offre, que vous alliez vous donner beaucoup trop de mal : je vois que nous avions conjecturé juste. Nous ne sommes pas un régiment : une demi-douzaine de soldats, et autant de civils, pas davantage. Permettez-moi donc de retrancher quelque chose de ce trop abondant approvisionnement. »

Miss Keeldar rougit, et rit en même temps de sa générosité outrée, de ses calculs disproportionnés. Moore rit aussi, mais d’une manière très-calme ; puis, d’une manière très-calme aussi, il fit retirer du chariot panier sur panier, et renvoya au cellier vase sur vase.

« Le recteur apprendra cela, dit-il ; quelle jolie histoire il en fera ! Quel excellent fournisseur des armées eût fait miss Keeldar ! » Puis, riant de nouveau, il ajouta : « C’est précisément ce que j’avais pensé.

— Vous devriez me remercier, dit Shirley, et non vous moquer de moi. Que pouvais-je faire : pouvais-je jauger vos appétits ou deviner le nombre de vos hommes ? D’après ce que je savais, je pouvais croire qu’il y avait au moins cinquante bouches à nourrir. Vous ne m’avez rien dit ; et puis une demande de provisions pour des soldats suggère naturellement de vastes idées.

— Il y paraît, dit Moore, dirigeant de nouveau son regard perçant sur la jeune fille déconcertée. Maintenant, continua-t-il en s’adressant au charretier, vous pouvez conduire ce qui reste à Hollow. Votre charge sera un peu plus légère que celle que miss Keeldar avait préparée. »

Comme le véhicule sortait de la cour, Shirley, rassemblant ses esprits, demanda ce qu’étaient devenus les blessés.

« Il n’y a eu qu’un seul blessé de notre côté, lui fut-il répondu.

— Vous avez été blessé vous-même à la tempe, dit une voix douce, celle de Caroline, qui, dans l’ombre de la porte, et cachée derrière la large corpulence de mistress Gill, n’avait pas été jusque-là aperçue de Moore. Lorsqu’elle parla, il chercha à pénétrer l’obscurité de sa retraite.

« Êtes-vous grièvement blessé ? demanda-t-elle.

— Une égratignure, comme vous pourriez vous en faire une au doigt avec une aiguille en cousant.

— Soulevez vos cheveux, que nous puissions voir. »

Il ôta son chapeau et fit ce qu’on lui commandait, découvrant seulement une légère bande de taffetas. Caroline fit voir par un léger mouvement de tête qu’elle était satisfaite, et disparut dans le clair-obscur de l’appartement.

« Comment a-t-elle su que j’étais blessé ? demanda Moore.

— Elle l’aura entendu dire, sans doute. Mais c’est trop de bonté de sa part de se donner tant de peine pour vous. Pour moi, c’est à vos victimes que je pensais lorsque je demandais des nouvelles des blessés. Quelle perte ont éprouvée vos opposants ?

— Un des émeutiers ou des victimes, comme vous les appelez, a été tué, et six sont blessés.

— Et qu’avez-vous fait de ces hommes ?

— Ce que vous approuverez certainement. Le secours des médecins leur a été procuré immédiatement, et, aussitôt que nous pourrons nous procurer deux voitures couvertes et de la paille propre, ils seront transportés à Stilbro’.

— De la paille ! Ce sont des lits et des matelas qu’il faut. Je vais envoyer à l’instant ma voiture, convenablement garnie ; et M. Yorke, j’en suis sûre, enverra aussi la sienne.

— Vous devinez juste ; il s’est offert déjà ; et mistress Yorke, qui, comme vous, semble disposée à regarder les émeutiers comme des martyrs, et M. Helstone et moi comme des meurtriers, est en ce moment, je crois, très-assidûment occupée à les accommoder de lits de plume, de traversins, de voitures, etc. Les victimes ne manquent de rien, je vous le promets. M. Hall, votre curé favori, est avec eux depuis les six heures, les exhortant, priant avec eux, et même les soignant comme pourrait le faire une garde-malade ; et la bonne amie de Caroline, miss Ainley, cette vieille fille si laide, a envoyé une provision de charpie et de linge, quelque chose d’à peu près semblable pour la quantité à la provision de bœuf et de vin d’une autre lady.

— C’est bien. Où est votre sœur ?

— En sûreté. Je l’ai placée chez miss Mann. Ce matin même, toutes deux partent pour les eaux de Wormwood-Well, où elles séjourneront quelques semaines.

— C’est ainsi que M. Helstone m’a logée à la rectorerie. Vous vous croyez, vous autres gentlemen, d’une habileté remarquable ! Je vous félicite cordialement de cette idée, dont j’espère que la saveur, lorsque vous la méditez, vous cause un vif plaisir. Fins et astucieux comme vous l’êtes, que n’avez-vous aussi la science universelle ? Comment se fait-il que les événements transpirent sous votre nez même, sans que vous en ayez le moindre soupçon ? Il faut que cela soit ainsi ; autrement, le plaisir exquis de vous mener par le nez nous serait inconnu. Ah ! ami, vous avez beau scruter ma contenance, jamais vous ne la pourrez lire. »

L’attitude de Moore semblait donner raison à Shirley.

« Vous me regardez comme un dangereux spécimen de mon sexe, n’est-ce pas ? continua-t-elle.

— Un spécimen singulier au moins.

— Mais Caroline est-elle singulière, elle ?

— À sa façon, oui.

— Sa façon ? Quelle est sa façon ?

— Vous la connaissez aussi bien que moi.

— Et la connaissant j’affirme qu’elle n’est ni excentrique ni difficile à conduire. N’est-ce pas vrai ?

— Cela dépend…

— Cependant il n’y a rien chez elle de masculin.

— Pourquoi appuyez-vous si fortement sur le mot elle ? Est-ce que, sous ce rapport, vous la considérez comme faisant contraste avec vous-même ?

— C’est ce que vous faites sans doute, vous ? mais cela ne signifie rien. Caroline n’est ni masculine, ni ce que l’on est convenu d’appeler une femme ardente.

— Je l’ai vue s’enflammer, cependant.

— Moi aussi, mais non d’un feu viril. C’était une brève et vacillante lueur, qui parut, brilla et s’évanouit.

— Et la laissa effrayée de son audace. Vous pouvez appliquer votre description à d’autres qu’à Caroline.

— Le point que je tiens à établir, c’est que miss Helstone, quoique douce, traitable et assez candide, est cependant parfaitement capable de défier même la pénétration de M. Moore.

— Qu’avez-vous donc fait, vous et elle ? demanda Moore tout à coup.

— Avez-vous déjeuné ? monsieur Moore.

— Quel est donc votre mystère mutuel ?

— Si vous avez faim, mistress Gill va vous servir quelque chose à manger. Entrez dans le parloir aux boiseries de chêne et agitez la sonnette. Vous serez servi comme dans une auberge ; ou, si vous le préférez, retournez à Hollow.

— Je n’ai pas le choix de l’alternative. Il faut que je m’en retourne. Au revoir : je vous reverrai au premier instant de loisir qui me sera laissé. »


CHAPITRE XX.

Mistress Pryor.


Pendant que Shirley causait avec M. Moore, Caroline rejoignait mistress Pryor à l’étage supérieur. Elle trouva cette dame profondément abattue. Elle ne voulut pas avouer que l’emportement de miss Keeldar avait froissé ses sentiments ; mais il était évident qu’une blessure intime la torturait. Elle paraissait peu sensible aux tendres et délicates attentions par lesquelles miss Helstone cherchait à la consoler ; mais Caroline savait qu’elle remarquait et appréciait ces attentions, qui lui apportaient un soulagement réel.

« Je manque de confiance en moi-même et de décision, dit-elle enfin. Je n’ai jamais possédé ces qualités ; cependant je pensais que miss Keeldar eût dû assez bien connaître mon caractère pour savoir que j’éprouve toujours une sollicitude profonde à bien faire, à agir pour le mieux. La nature inaccoutumée de la demande m’a effrayée, surtout venant après l’alarme de la nuit. Je ne pouvais prendre sur moi d’agir précipitamment pour une autre ; mais j’espère qu’aucun mal sérieux ne sera arrivé par le fait de mon manque de fermeté. »

Un léger coup fût en ce moment frappé à la porte, qui s’entr’ouvrit.

« Venez ici, Caroline, dit une voix basse. »

Miss Helstone sortit : dans la galerie, elle trouva Shirley contrite, honteuse, affligée comme une enfant repentante.

« Comment se trouve mistress Pryor ? demanda-t-elle.

— Très-abattue, dit Caroline.

— J’ai agi honteusement, sans générosité et d’une façon ingrate envers elle, dit Shirley. Quelle insolence de ma part de l’avoir traitée ainsi, lorsqu’elle n’était coupable d’aucune faute, et qu’elle avait obéi à un excès de délicatesse ! Mais je regrette bien sincèrement mon erreur. Dites-le-lui, et demandez-lui si elle voudra me pardonner. »

Caroline s’acquitta de la commission avec un vif plaisir. Mistress Pryor se leva et vint à la porte : elle n’aimait pas les scènes ; elle les redoutait, comme tous les gens timides ; elle dit d’une voix émue :

« Entrez, ma chère. »

Shirley entra avec quelque impétuosité : elle se jeta au cou de sa gouvernante, et, l’embrassant avec effusion, elle lui dit :

« Vous savez qu’il faut me pardonner, mistress Pryor. Je ne pourrais vivre si la mésintelligence existait entre vous et moi.

— Je n’ai rien à vous pardonner, répondit mistress Pryor. Ne pensons donc plus à cet incident, dont le résultat final me prouve plus clairement que jamais combien je suis peu capable de faire face à certaines crises. »

Et c’était là le pénible sentiment qui dominait l’esprit de mistress Pryor : aucun effort de Shirley ni de Caroline ne l’en pouvait chasser ; elle pouvait bien pardonner à sa pupille coupable, elle ne pouvait se pardonner à elle-même, innocente, son excès de timidité.

Miss Keeldar, condamnée à être dérangée toute la matinée par des visites, fut appelée en ce moment : c’était le recteur qui venait d’arriver. Un vif accueil et une réprimande plus vive encore étaient à son service ; il s’attendait à tous les deux, et, étant dans une excellente disposition d’esprit, il les prit l’un et l’autre en bonne part.

Dans le cours de sa brève visite, il oublia tout à fait de demander des nouvelles de sa nièce : l’émeute, les émeutiers, le moulin, les magistrats, l’héritière, absorbaient toutes ses pensées, à la complète exclusion des liens de famille. Il fit allusion à la part que lui et les vicaires avaient prise à la défense de Hollow »

« La fiole de la colère pharisaïque va être vidée sur nos têtes pour la part que nous avons prise à cette affaire, dit-il ; mais je défie tous les calomniateurs. J’étais là uniquement pour donner force à la loi, pour remplir mes devoirs d’homme et d’Anglais, que je regarde comme parfaitement compatibles avec ceux de prêtre et de lévite. Votre tenancier Moore, continua-t-il, a gagné mon approbation. Je n’ai jamais vu de commandant plus froid ni plus déterminé. De plus, cet homme a fait preuve de jugement et de bon sens ; d’abord en se préparant parfaitement pour l’événement qui a eu lieu, et ensuite, lorsque ses plans bien concertés lui ont eu assuré le succès, en n’abusant point de sa victoire. Quelques-uns des magistrats sont en ce moment très-effrayés, et, comme tous les lâches, ont une tendance à se montrer cruels : Moore les arrête avec une admirable prudence. Il a jusqu’ici été très-impopulaire dans le pays ; mais, croyez-moi, le courant de l’opinion va lui revenir : le peuple s’apercevra qu’il n’a pas su l’apprécier, et il se hâtera de réparer son erreur ; et lui, quand il verra le public disposé à lui rendre justice, il nous montrera une plus gracieuse figure que celle qu’il nous a montrée jusqu’à ce jour. »

M. Helstone allait ajouter à ce discours quelques avertissements moitié plaisants moitié sérieux à miss Keeldar, au sujet de la partialité dont elle était accusée pour son tenancier, lorsqu’un coup de sonnette annonçant un autre visiteur arrêta sa raillerie sur ses lèvres ; et, comme cet autre visiteur apparut sous la forme d’un vieux gentleman à cheveux blancs, à la mine farouche, à l’œil dédaigneux, notre vieille connaissance et le vieil ennemi du recteur, M. Yorke enfin, le prêtre et lévite, saisit son chapeau, et avec les plus brefs adieux à miss Keeldar et le plus sévère regard au nouveau venu, il prit brusquement congé.

M. Yorke n’était pas de bonne humeur, et il exprima son opinion sur l’événement de la nuit en termes peu mesurés : Moore, les magistrats, les soldats, les chefs de la populace, tous eurent leur part de ses invectives ; mais il réserva ses plus vigoureuses épithètes, ses adjectifs les plus yorkshiriens pour les prêtres batailleurs, les sanguinaires et démoniaques recteurs et vicaires. À l’entendre, la coupe de l’iniquité ecclésiastique débordait.

« L’Église, dit-il, est dans un joli état : il ne manquait plus que de voir les curés se mettre dans les rangs des soldats, manier le mousquet et la poudre, et prendre la vie de gens beaucoup plus honnêtes qu’eux.

— Et qu’eût fait Moore, si personne ne lui avait prêté secours ? demanda Shirley.

— Il eût bu la bière qu’il a brassée, mangé le pain qu’il a cuit.

— Ce qui signifie que vous l’auriez laissé seul faire face à cette populace. Il est plein de courage, mais la plus grande somme de bravoure que puisse renfermer une poitrine humaine ne peut servir à grand’chose en face de deux cents ennemis.

— Il avait les soldats ; ces pauvres diables qui vendent leur sang et versent celui des autres pour de l’argent.

— Vous traitez les soldats avec autant d’injustice que le clergé. Pour vous, tout ce qui porte un habit rouge est le rebut de la nation, tout ce qui porte un habit noir est un fripon. Selon vous, M. Moore a mal fait de requérir la force armée, et il a fait pis encore en demandant une autre assistance. Votre manière de voir se résume en ceci : Moore eût dû livrer son moulin et sa vie à la rage d’une bande de furieux abusés, et M. Helstone et tout autre gentleman de la paroisse eussent dû se borner au rôle de simples spectateurs, voir le bâtiment rasé et son propriétaire massacré, sans remuer un doigt pour sauver l’un ou l’autre.

— Si Moore avait agi avec ses hommes depuis le commencement comme il eût dû le faire, jamais ils n’auraient eu pour lui les sentiments qu’ils ont à présent.

— Cela vous est aisé à dire, s’écria miss Keeldar qui commençait à s’échauffer, à vous dont la famille a habité Briarmains pendant six générations, à vous à qui le peuple est accoutumé depuis cinquante ans, et qui connaissez leurs habitudes, leurs préférences. Il vous est vraiment aisé d’éviter de les offenser. Mais M. Moore est arrivé étranger dans ce district ; il y est venu pauvre et sans amis, n’ayant que son énergie pour le protéger, n’ayant que son honneur, ses talents, son industrie, pour se frayer un chemin. N’est-ce pas vraiment un crime monstrueux que, dans de semblables circonstances, il n’ait pu tout d’un coup rendre populaires ses manières calmes et graves ; qu’il n’ait pu se montrer plaisant, libre, cordial avec ces singuliers paysans, comme vous l’êtes avec vos semblables de la ville ? N’est-ce pas une impardonnable faute qu’il n’ait peut-être pas gradué ses changements avec autant de délicatesse qu’eussent pu le faire de riches capitalistes ? Et, pour des erreurs de cette sorte, faut-il qu’il soit victime de la rage de la foule ? Lui refusera-t-on jusqu’au droit de se défendre lui-même ? Et ceux qui ont un cœur d’homme dans leur poitrine (et M. Helstone, dites de lui tout ce que vous voudrez, est un de ces hommes) seront-ils traités de malfaiteurs, parce qu’ils se sont placés à ses côtés, parce qu’ils ont épousé la cause d’un seul contre deux cents ?

— Allons, allons, calmez-vous, dit M. Yorke, souriant à l’ardeur avec laquelle Shirley multipliait ses rapides questions.

— Me calmer ! Faut-il que j’écoute froidement des absurdités, de dangereuses absurdités ? Non. Je vous aime beaucoup, monsieur Yorke, vous le savez ; mais je déteste tout à fait quelques-uns de vos principes. Tout ce jargon, excusez-moi, mais je répète le mot, tout ce jargon sur les curés et les vicaires offense vivement mon oreille. Toute ridicule et irrationnelle clameur d’une classe, qu’elle soit aristocrate ou démocrate ; toute clabauderie d’une caste, soit cléricale, soit militaire ; toute injustice criante contre les individus, qu’elle vienne du monarque ou du mendiant, m’afflige cruellement. Toutes ces excitations des uns contre les autres, toutes ces haines de partis, toutes ces tyrannies déguisées en libertés, je les rejette et m’en lave les mains. Vous vous croyez un philanthrope ; vous vous regardez comme un avocat de la liberté ; mais je vous dirai ceci : M. Hall, le curé de Nunnely, est un meilleur ami de l’humanité et de la liberté que M. Hiram Yorke, le réformiste de Briarfield. »

De la part d’un homme, M. Yorke n’eût pas souffert très-patiemment ce langage, et il ne l’eût pas enduré de la part de toutes les femmes. Mais il trouvait Shirley à la fois bonne et jolie, et sa colère librement exprimée l’amusait. De plus, il prenait un secret plaisir à l’entendre prendre la défense de son tenancier, car nous avons laissé déjà entrevoir qu’il avait fort à cœur les intérêts de Robert Moore ; d’ailleurs, s’il voulait tirer vengeance de la sévérité de Shirley, il savait que le moyen était en son pouvoir : un mot, croyait-il, suffirait pour la dompter et la réduire au silence, pour couvrir ce front fier de l’ombre rosée de la honte, pour voiler l’éclair de cet œil sous les cils et les paupières baissés.

« Qu’as-tu de plus à dire ? demanda-t-il, comme elle gardait le silence, plutôt pour reprendre haleine que parce que le sujet de son zèle était épuisé.

— Ce que j’ai à dire, monsieur Yorke ? répondit-elle en parcourant le parloir d’un mur à l’autre. Ce que j’ai à dire ? J’ai beaucoup de choses à dire, si je pouvais parvenir à les exprimer dans un ordre lucide, ce qui m’est impossible. J’ai à dire que vos idées et celles des politiques les plus avancés ne peuvent être soutenues que par des hommes dans une position irresponsable ; que ce sont purement des idées d’opposition, dont on parle très-haut, mais que l’on ne met jamais en pratique. Que vous soyez fait demain premier ministre d’Angleterre, et vous serez forcé de les abandonner. Vous blâmez violemment Moore d’avoir défendu sa fabrique ; si vous aviez été à sa place, votre honneur et votre bon sens ne vous eussent point permis d’agir autrement que lui. Vous vilipendez M. Helstone pour tout ce qu’il fait : M. Helstone a ses défauts ; quelquefois il fait mal, mais le plus souvent il agit bien. Si l’on vous ordonnait curé de Briarfield, vous verriez si ce serait tâche facile de mettre à exécution tout ce que votre prédécesseur a imaginé et accompli pour le bien de la paroisse. Je m’étonne que l’on ne puisse rendre plus loyalement justice aux autres et à soi-même. Lorsque j’entends MM. Malone et Donne bavarder sur l’autorité de l’Église, sur la dignité et les droits de la prêtrise, sur la déférence qui leur est due comme membres du clergé ; quand j’entends l’explosion de leur petit dépit contre les dissidents ; quand je suis témoin de leurs étroites jalousies et de leurs présomptions ; quand ils me rebattent les oreilles de leurs conversations sur les formalités, les traditions, les superstitions ; quand je vois leur insolence envers les pauvres, leur basse servilité envers les riches, il me semble, en vérité, que l’établissement est dans une pauvre voie, et qu’il a, ainsi que ses enfants, le plus grand besoin d’une réforme. Détournant mes regards désespérés de la tour de la cathédrale et de l’humble clocher du village, oui, aussi désespérée que le sacristain qui sent le besoin de faire blanchir l’église et n’a pas de quoi acheter de la chaux, je me souviens de vos sarcasmes insensés sur les gras évêques, les curés bien nourris, la vieille mère Église, etc. Je me souviens des traits que vous décochez à tous ceux qui ne pensent pas comme vous, de l’impitoyable condamnation à laquelle vous soumettez les classes et les individus, sans avoir le moindre égard aux circonstances et aux tentations : et alors monsieur Yorke, le doute étreint mon âme, et je me demande s’il existe des hommes assez cléments, assez raisonnables, assez justes, pour entreprendre la tâche d’une réforme. Je ne crois pas que vous soyez de ce nombre.

— Vous avez de moi une mauvaise opinion, miss Shirley. Vous ne m’avez jamais jusqu’ici autant montré vos sentiments.

— Je n’en avais jamais eu l’occasion ; mais je suis restée assise sur le tabouret de Jessy, à côté de votre chaise, dans le parloir de Briarmains, pendant des soirées entières, écoutant avidement votre causerie, tantôt admirant, tantôt m’insurgeant contre vos paroles. Je vous regarde comme un beau vieillard yorkshirien, monsieur ; je suis fière d’être née dans le même pays et la même paroisse que vous : vous êtes loyal, honnête, indépendant comme le roc qui a sa base au fond de la mer ; mais enfin vous êtes dur, roide, étroit et sans pitié.

— Non pour les pauvres, ma fille, non pour les humbles de la terre, seulement pour les orgueilleux et les superbes.

— Et quel droit avez-vous, monsieur, de faire une semblable distinction ? Il n’existe pas d’homme plus fier et plus hautain que vous. Vous trouvez aisé de parler d’un ton protecteur à vos inférieurs ; vous êtes trop orgueilleux, trop ambitieux, trop jaloux, pour être civil avec ceux qui sont au-dessus de vous. Mais vous êtes tous les mêmes. Helstone aussi est fier et rempli de préjugés. Moore, quoique plus juste et plus sensé que vous et le recteur, est cependant hautain, sévère et généralement égoïste. C’est heureux qu’il se rencontre accidentellement des hommes comme M. Hall, des hommes au cœur grand et généreux, qui peuvent pardonner aux autres d’être plus riches, plus prospères ou plus puissants qu’eux. De tels hommes peuvent avoir moins d’originalité et moins de force de caractère que vous, mais ce sont de plus vrais amis de l’humanité.

— Et quand cela aura-t-il lieu ? dit M. Yorke en se levant.

— Quoi ?

— La noce.

— Quelle noce ?

— Celle de Robert Gérard Moore, Esq., de Hollow, avec miss Keeldar, fille et héritière de feu Cave Keeldar, de Fieldhead ? »

Shirley regarda celui qui lui adressait cette question en rougissant ; mais son œil ne faiblissait pas : il brillait d’un éclat ferme, il brûlait d’un feu sombre.

« Voilà votre vengeance, » dit-elle lentement. Puis elle ajouta : « Est-ce que ce serait un mariage indigne de celle qui représente feu Charles Cave Keeldar ?

— Ma fille, Moore est un gentleman : son sang est pur et ancien comme le mien ou le tien.

— Et tous deux nous tirons vanité de notre origine. Nous avons notre orgueil de famille, bien que l’un de nous soit un républicain. »

Yorke, qui se tenait debout devant elle, s’inclina. Ses lèvres étaient muettes, mais son œil confessait la vérité de l’accusation. Oui, il avait un orgueil de famille, on le voyait dans toute son attitude.

« Moore est un gentleman, » répéta Shirley, redressant sa tête avec une grâce joyeuse.

Elle se contraignit cependant : les mots qu’elle ne voulait pas prononcer semblaient se presser sur sa langue ; mais son regard parlait assez en ce moment. Yorke essaya de lire ce langage des yeux, visible, mais intraduisible, un poëme plein d’ardent lyrisme en une langue inconnue. Ce n’était point cependant une vulgaire histoire, une simple bouffée de sentiment, une ordinaire confession d’amour, qu’exprimait ce regard. C’était quelque chose de plus profond, de plus obscur que ce qu’y croyait lire M. Yorke. Il sentit que sa vengeance venait de frapper à faux et que Shirley triomphait ; il se sentit en défaut, joué, déconcerté.

« Et, si Moore est un gentleman, vous pouvez être seulement une lady ; donc…

— Donc il n’y aurait aucune inégalité dans notre union ?

— Aucune.

— Merci de votre approbation. M’abandonnerez-vous lorsque je quitterai le nom de Keeldar pour celui de Moore ? »

M. Yorke, au lieu de répondre, la regardait avec le plus profond embarras. Il ne pouvait deviner ce que signifiait son regard, si elle parlait sérieusement ou si elle plaisantait : il y avait à la fois de la résolution et du sentiment, de la raillerie et du sarcasme, dans l’expression de ces traits mobiles.

« Je ne te comprends pas, dit-il en se détournant.

— Elle rit : prenez courage, monsieur, vous n’êtes pas seul dans votre ignorance ; mais je suppose que, si Moore me comprend, cela ira, n’est-ce pas ?

— Moore peut faire ses affaires lui-même dorénavant ; je ne veux pas m’en occuper davantage. »

Une pensée nouvelle traversa le cerveau de Shirley ; sa contenance changea comme par enchantement ; avec un regard plus sombre et une expression de visage plus austère elle demanda :

« Avez-vous été prié d’intervenir ? Est-ce que vous me questionnez comme le chargé de pouvoirs d’un autre ?

— Que le Seigneur nous protège ! Quiconque t’épousera doit faire attention à lui ! Garde toutes tes questions pour Robert ; je ne répondrai pas davantage à aucune. Au revoir, ma fille. »

Le temps était beau, ou du moins passable, car de légers nuages voilaient le soleil, et une brume épaisse, qui n’était cependant ni froide ni humide, couvrait les montagnes. Caroline, pendant que Shirley était occupée avec ses visiteurs, avait persuadé à mistress Pryor de mettre son chapeau et son châle d’été, et de faire avec elle une promenade vers l’extrémité la plus resserrée de la vallée de Hollow.

Là les versants opposés de la gorge se rapprochaient l’un de l’autre et, se couvrant de broussailles et de chênes rabougris, formaient une ravine boisée, au fond de laquelle courait le ruisseau du moulin, luttant contre de nombreuses pierres, se ruant contre des rives rugueuses et hérissées de racines et de troncs d’arbres noueux, écumant, bouillonnant dans sa course. Là, quand vous vous étiez éloigné d’un demi-mille du moulin, vous vous trouviez dans une profonde solitude, à l’ombre d’arbres que la cognée avait toujours respectés, et formait une sûre retraite pour les oiseaux qui la faisaient retentir de leurs chants. Ce lieu n’était guère fréquenté ; la fraîcheur des fleurs qui couvraient le sol attestait qu’elles n’étaient pas foulées souvent par le pied de l’homme. Les abondantes roses sauvages semblaient éclore, briller et se flétrir sous la garde de la solitude, comme dans le harem d’un sultan. Là, vous voyiez le doux azur des clochettes de la campanule, et reconnaissiez dans les fleurs d’un blanc de perle qui émaillaient l’herbe, l’humble type de quelques groupes étoilés qui constellent le firmament.

Mistress Pryor aimait une tranquille promenade : elle évitait les grands chemins et recherchait les sentiers écartés, les passages solitaires ; elle préférait une compagne à l’isolement absolu, car dans la solitude elle était peureuse. Une vague crainte de rencontres fâcheuses lui enlevait le plaisir de ses courses solitaires, mais elle ne craignait rien avec Caroline. Lorsqu’elle avait une fois quitté les habitations humaines et mis le pied sur le domaine de la nature, accompagnée par sa jeune amie, un heureux changement semblait se faire dans son esprit et rayonnait sur son visage. Lorsqu’elle était avec Caroline, et avec Caroline seule, on eût dit que son cœur avait secoué le fardeau qui l’oppressait, que son front s’était débarrassé d’un voile, que ses facultés s’étaient dégagées d’une entrave. Avec elle, elle était joyeuse, quelquefois tendre. Elle se montrait disposée à lui communiquer les trésors de son instruction et de son expérience, à lui laisser deviner quelle avait été sa vie, quelle culture avait reçu son esprit, quelle était l’étendue de son intelligence, en quels moments et sur quels points ses sentiments étaient vulnérables.

Ce jour-là, par exemple, pendant leur promenade, mistress Pryor parla à sa compagne des nombreuses variétés d’oiseaux qui chantaient dans les arbres ; elle décrivit leurs différentes espèces, ainsi que leurs habitudes et leurs particularités. L’histoire naturelle de l’Angleterre paraissait lui être familière. Elle connaissait toutes les fleurs sauvages qui bordaient le sentier. À toutes les chétives plantes qui poussaient auprès des pierres ou dans les crevasses de vieux murs, plantes que Caroline n’avait jamais remarquées, elle donnait leur nom en indiquant leurs propriétés : elle semblait avoir fait une étude minutieuse de la botanique des champs et des bois de l’Angleterre. Ayant atteint le haut du ravin, elles s’assirent sur un banc de roc gris et moussu qui faisait saillie à la base d’une hauteur verdoyante et escarpée s’élevant au-dessus d’elles : mistress Pryor regarda autour d’elle, et parla des environs comme si elle les avait vus déjà, dans un temps éloigné ; elle fit remarquer les changements qui s’étaient opérés dans ces lieux ; elle compara leur aspect avec celui d’autres parties de l’Angleterre, révélant dans ses descriptions un sentiment du pittoresque, une appréciation du beau et du vulgaire, une puissance de comparaison qui donnaient à ses discours sans prétention un charme tout particulier.

L’espèce de plaisir respectueux avec lequel écoutait Caroline, plaisir si sincère, si calme, et cependant si évident, excita les facultés de la dame, qui se laissa entraîner dans une douce animation. Rarement peut-être, avec son extérieur froid, son air timide et ses façons peu communicatives, avait-elle connu ce que c’était que d’exciter chez une personne qu’elle pouvait aimer des sentiments de vive affection et d’estime admiratrice. Quelle joie ne dut-elle pas éprouver en voyant cette jeune fille, vers laquelle, à en juger par l’expression émue de ses yeux et de ses traits, elle sentait son cœur entraîné par une irrésistible impulsion, la regarder comme une institutrice et s’attacher à elle comme à une amie ! Avec un accent d’intérêt un peu plus marqué que d’habitude, elle dit en se penchant vers sa jeune compagne et en écartant du front pâle de celle-ci une boucle de cheveux bruns qui s’était échappée du peigne qui la retenait :

« J’espère que l’air vif qui souffle de cette montagne vous fera du bien, ma chère Caroline : j’aimerais à voir un peu plus de couleurs à ces joues ; mais peut-être n’avez-vous jamais eu le teint fleuri ?

— J’avais autrefois des joues roses, répondit miss Helstone en souriant. Je me rappelle qu’il y a un an ou deux, lorsqu’il m’arrivait de me regarder dans la glace, j’y voyais un visage différent de celui que j’y vois maintenant, plus rond et plus rose. Mais quand nous sommes jeunes, ajouta la jeune fille de dix-huit ans, notre esprit est insouciant et notre vie tranquille.

— Est-ce qu’à votre âge, continua mistress Pryor en faisant violence à cette timidité qui, même dans la circonstance présente, lui rendait difficile la tâche de scruter le cœur d’une autre, est-ce qu’à votre âge vous vous tourmenteriez des soucis de l’avenir ? Croyez-moi, vous auriez tort. Laissez le lendemain pourvoir au lendemain.

— Mais, chère madame, ce n’est pas ce qui me tourmente : le mal du présent est quelquefois accablant, trop accablant, et je désire ardemment me soustraire à son étreinte.

— Le mal du présent… c’est… votre oncle n’est peut-être pas… vous avez de la peine à me comprendre… il ne sait pas apprécier… »

Mistress Pryor ne put compléter ses phrases brisées ; elle ne put venir à bout de poser cette question : si M. Helstone était trop dur pour sa nièce ? Mais Caroline comprit.

« Oh ! ce n’est pas cela, répliqua-t-elle ; mon oncle et moi nous entendons très-bien : nous ne nous querellons jamais, je ne l’accuse jamais de dureté, il ne me réprimande jamais. Quelquefois je me prends à désirer que quelqu’un au monde m’aime ; mais je ne puis dire que je désire particulièrement qu’il ait pour moi plus d’affection qu’il n’en a. Comme enfant, j’ai peut-être ressenti le manque d’attention ; mais les domestiques ont été très-aimables pour moi : seulement, quand les gens se montrent longtemps indifférents pour nous, nous devenons indifférents pour leur indifférence. C’est l’habitude de mon oncle de ne faire nulle attention aux femmes et aux jeunes filles, excepté aux ladies qu’il rencontre en société : il ne pourrait point la changer, et je n’ai nulle envie de la lui voir changer pour ce qui me concerne. Je crois qu’il ne me causerait que de l’ennui et de l’effroi s’il voulait se montrer affectionné maintenant. Mais vous le savez, mistress Pryor, c’est à peine vivre que de mesurer le temps comme je le fais à la rectorerie. Les heures passent, et je les occupe de façon ou d’autre, mais je ne vis pas. Je supporte l’existence ; je n’en jouis pas. Depuis que miss Keeldar et vous êtes arrivées ici, j’ai été, j’allais dire plus heureuse, mais ce ne serait pas vrai… »

Elle s’interrompit.

« Comment ! ce ne serait pas vrai ? Vous aimez miss Keeldar, n’est-ce pas, ma chère ?

— J’aime beaucoup Shirley ; je l’aime et je l’admire ; mais je suis dans une pénible position : pour une raison que je ne puis expliquer, j’ai besoin de m’éloigner de ces lieux, de les oublier.

— Vous m’avez dit déjà que vous désiriez être gouvernante ; mais, ma chère, s’il vous en souvient, je n’encourageai pas cette idée. J’ai été gouvernante une grande partie de ma vie. Je m’estime fort heureuse d’avoir fait la connaissance de miss Keeldar ; ses talents et ses dispositions ont rendu ma tâche aisée ; mais lorsque j’étais jeune, avant que je fusse mariée, mes épreuves ont été rudes, poignantes. Je ne voudrais pas vous en voir endurer de semblables. Ce fut mon sort d’entrer dans une famille qui avait de grandes prétentions à la naissance et à la supériorité intellectuelle, dont tous les membres croyaient être « tout particulièrement doués des grâces chrétiennes ; » que leurs cœurs étaient régénérés, et leurs esprits dans un état particulier de discipline. Il me fut bientôt donné à entendre que, comme je n’étais pas leur égale, je ne pouvais attendre leur sympathie. On ne me cachait nullement que j’étais un fardeau et un embarras pour la société. Les gentlemen me regardaient comme une femme à laquelle il leur était interdit d’accorder les privilèges du sexe. Les ladies me firent clairement comprendre que j’étais pour elles un ennui. Les domestiques même me détestaient ; pourquoi ? c’est ce que je n’ai jamais pu comprendre. Mes élèves, me dit-on, quelque amitié qu’ils eussent pour moi, et quelque profond que fût l’intérêt qu’ils m’inspiraient, ne pouvaient jamais devenir mes amies. Il me fut intimé que je devais vivre dans l’isolement, et ne jamais franchir la ligne invisible, mais rigide, qui marquait la différence qui existait entre moi et ceux qui m’employaient. Ma vie, dans cette maison, fut sédentaire, isolée, contrainte, sans joie, laborieuse ; mais ma constitution ne tarda pas à souffrir de ce genre de vie : je tombai malade. La dame de la maison me dit froidement que j’étais la victime de la vanité blessée. Elle me donna à entendre que, si je ne faisais pas un effort pour réprimer mon mécontentement impie et pour cesser de murmurer contre la position que Dieu m’avait faite, mon intelligence se briserait probablement en morceaux sur le roc où nombre de mes sœurs avaient fait naufrage, la morbide estime de soi-même, et que je mourrais dans une maison d’aliénées.

« Je ne répondis rien à mistress Hardman ; c’eût été inutile, mais à sa fille aînée, je laissai tomber un jour quelques observations auxquelles elle répondit ainsi :

« Il y avait des peines, elle en convenait, dans la position d’une gouvernante ; sans doute elle avait ses épreuves ; mais, dit-elle d’une façon qui me fait sourire lorsque j’y pense, mais cela devait être ainsi. Elle n’avait ni le dessein, ni l’espoir, ni le désir de voir apporter un remède à cet état de choses : car, dans la constitution des habitudes anglaises, des sentiments, des préjugés, un remède était impossible. Les gouvernantes, fit-elle observer, doivent être continuellement dans une espèce d’isolement : c’est le seul moyen de maintenir la distance que demandent la réserve des mœurs anglaises, le décorum des familles.

« Je me souviens que je poussai un soupir lorsque miss Hardman quitta mon lit ; elle l’entendit, et se retournant, me dit avec sévérité :

« Je crains, miss Grey, que vous n’ayez hérité dans la plus ample mesure du péché le plus grand de notre nature tombée, le péché de l’orgueil. Vous êtes orgueilleuse, et par conséquent vous êtes ingrate aussi. Maman vous paye un joli salaire, et, si vous aviez le sens commun, vous vous accommoderiez patiemment de ce que votre état a de fatigant et d’ennuyeux, puisque vous en êtes si bien rétribuée. »

« Miss Hardman, ma chérie, était une lady à l’esprit très-fort, et possédait des talents très-distingués : l’aristocratie est décidément une classe fort supérieure, vous le savez, physiquement, moralement et mentalement. En qualité de tory avancée je reconnais cela. Je ne pourrais décrire la dignité de sa voix et de son air pendant qu’elle me parlait ainsi, et cependant je crains qu’elle n’ait été égoïste, ma chère. Je ne voudrais pas mal parler de mes supérieurs en rang, mais je pense qu’elle était un peu égoïste.

« Je me souviens, continua mistress Pryor après une pause, d’une autre observation de miss Hardman, qu’elle débitait avec un très-grand air. « Nous avons besoin, disait-elle, des imprudences, des extravagances, des erreurs, des crimes d’un certain nombre de pères, pour répandre la semence qui produit la moisson de gouvernantes. Les filles de commerçants, quoique bien élevées, manquent de distinction, et nous n’en pouvons faire les hôtes de nos demeures et les gardiennes de la personne et de l’intelligence de nos enfants. Nous préférons toujours placer auprès de nos enfants ceux qui sont nés dans notre condition, et ont été élevés avec les mêmes raffinements que nous. »

— Miss Hardman devrait se croire quelque chose de mieux que ses semblables, madame, puisqu’elle soutenait que leurs malheurs et même leurs crimes étaient nécessaires pour servir à sa commodité. Vous dites qu’elle était religieuse : sa religion devait être celle du pharisien, qui remerciait Dieu de ce qu’il n’était pas semblable aux autres hommes, ni même au publicain.

— Ma chère, nous ne discuterons pas ce point. Je serais la dernière à vouloir insinuer dans votre esprit aucun sentiment de mécontentement contre votre lot dans la vie, ou aucun sentiment d’envie ou d’insubordination envers vos supérieurs. Une soumission entière aux autorités, une scrupuleuse déférence pour ceux qui sont meilleurs que nous (et dans cette catégorie je place les hautes classes de la société), sont, dans mon opinion, indispensables au bien de toute communauté. Tout ce que je veux dire, ma chère, est que vous feriez mieux de renoncer à vous faire gouvernante, parce que les devoirs de cette fonction seraient trop pénibles pour votre constitution. Je ne voudrais pas prononcer un mot irrespectueux envers mistress ou miss Hardman ; seulement, me rappelant ma propre expérience, je ne puis m’empêcher de penser que, si vous tombiez dans une famille semblable, vous lutteriez d’abord courageusement contre votre destin, puis vous dépéririez et deviendriez trop faible pour votre tâche ; vous reviendriez brisée à la maison, si vous aviez encore une maison. Puis suivraient ces années de langueur, dont la personne qui souffre et ses plus proches amies connaissent seules le fardeau. La consomption clorait le chapitre. Telle est l’histoire d’un grand nombre d’existences : je ne voudrais pas que ce fût la vôtre. Ma chère, nous allons marcher un peu, si vous voulez. »

Toutes deux se levèrent et parcoururent une terrasse naturelle et verdoyante qui bordait le lit profond du ruisseau.

« Ma chère, dit bientôt mistress Pryor, d’un ton timide et embarrassé, les jeunes filles, principalement celles que la nature a favorisées, souvent… fréquemment… anticipent… pensent au… au mariage comme au but, à la réalisation de leurs espérances. »

Elle s’arrêta ; Caroline vint à son aide avec promptitude, montrant une bien plus grande somme de courage et de possession d’elle-même que mistress Pryor, en face du redoutable sujet qui venait d’être entamé.

« Elles y pensent, et c’est tout naturel, répondit-elle avec une calme fermeté qui fit tressaillir mistress Pryor. Elles regardent le mariage avec quelqu’un qu’elles aiment comme la plus brillante, la seule brillante destinée qui puisse leur être réservée. Ont-elles tort ?

— Oh ! ma chère ! » s’écria mistress Pryor en joignant les mains. Elle se tut. Caroline tourna un œil ardent et scrutateur sur le visage de son amie : ce visage était fort agité. « Ma chère, murmura-t-elle enfin, la vie est une illusion !

— Mais non pas l’amour ! l’amour est la chose la plus réelle, la plus durable, la plus douce, et cependant la plus amère que nous connaissions.

— Ma chère, il est très-amer. On dit qu’il est puissant, puissant comme la mort. Beaucoup de déceptions de la vie sont puissantes aussi. Quant à sa douceur, rien n’est plus fugitif : sa durée est d’un moment, d’un clin d’œil. Son aiguillon reste pour toujours : il peut périr aux portes de l’éternité, mais il torture cruellement pendant le temps.

— Oui, il torture pendant le temps, dit Caroline, excepté lorsque c’est un amour réciproque.

— Amour réciproque ! ma chère, les romans sont pernicieux. Vous n’en lisez pas, j’espère ?

— Quelquefois, toutes les fois que je puis m’en procurer. Mais les romanciers ne doivent rien savoir de l’amour, à en juger par la façon dont ils en traitent.

— Rien absolument, ma chère, répondit vivement mistress Pryor, pas plus que du mariage. Et toutes les fausses peintures qu’ils font de ces sujets ne peuvent être trop fortement condamnées. Elles ne ressemblent pas à la réalité : elles vous montrent seulement la surface verdoyante et tentatrice du marais, et ne vous donnent pas une idée fidèle et vraie du bourbier qu’elle recouvre.

— Mais le bourbier n’existe pas toujours, objecta Caroline : il y a des mariages heureux. Là où l’affection est réciproque et sincère et les intelligences en harmonie, le mariage doit être heureux.

— Il ne l’est jamais complètement. Deux personnes ne peuvent être littéralement comme une seule : il y a peut-être un contentement possible, dans des circonstances particulières et qui se rencontrent rarement ; mais il est aussi bien de n’en pas courir le risque : vous pouvez commettre une fatale erreur. Soyez satisfaite, ma chère, et que toutes les personnes célibataires soient satisfaites de leur liberté.

— C’est l’écho des paroles de mon oncle ! s’écria Caroline d’un ton qui indiquait l’étonnement. Vous parlez comme mistress Yorke, dans ses moments de plus sombre humeur, comme miss Mann, quand elle est le plus portée à l’aigreur et à l’hypocondrie. Cela est terrible !

— Non, c’est simplement vrai. Oh ! enfant, vous avez vécu seulement l’agréable matin de la vie. Le milieu du jour aride et brûlant, le soir plein de tristesse, la nuit obscure, sont encore à venir ! M. Helstone, dites-vous, parle comme moi ; et je voudrais bien savoir comment eût parlé mistress Matthewson Helstone si elle avait vécu. Elle mourut ! elle mourut !…

— Hélas ! et ma propre mère, et mon père !… s’écria Caroline.

— Eh bien ?

— Ne vous ai-je jamais dit qu’ils étaient séparés ?

— J’en ai entendu parler.

— Ils doivent donc avoir été bien malheureux.

— Vous voyez que tous les faits prouvent la vérité de ce que je vous dis.

— Dans ce cas, le mariage ne devrait pas exister.

— Vous avez raison, ma chère, si ce n’était pour prouver que cette vie n’est qu’une longue épreuve dans laquelle nous ne devons attendre ni repos ni récompense.

— Mais votre propre mariage, mistress Pryor ! »

Mistress Pryor frémit et frissonna comme si un doigt rude eût pressé sur un nerf à nu. Caroline comprit qu’elle avait touché le point douloureux.

« Mon mariage a été malheureux, dit la dame, réunissant tout son courage ; mais cependant… Elle hésita.

— Mais cependant, demanda Caroline, pas entièrement misérable ?

— Non, pas dans ses résultats, au moins ; non, ajouta-t-elle d’un ton plus doux. Dieu mêle quelquefois un peu du baume de sa miséricorde dans la fiole des plus corrosifs malheurs. Il peut à son gré diriger les événements, et, de l’aveugle et folle action d’où est sortie la malédiction de la moitié de notre vie, faire couler la bénédiction de notre vieillesse. D’ailleurs, je suis d’une nature exceptionnelle, j’en conviens : d’humeur peu facile, sans adresse, et excentrique en quelques points, je n’eusse jamais dû me marier ; mon caractère n’est pas de ceux qui trouvent facilement leur pareil, ni qui puissent s’assimiler avec leur contraste. Je connaissais parfaitement ma propre inaptitude pour la vie commune, et, si je n’avais pas été si malheureuse comme gouvernante, je ne me serais jamais mariée. Et puis… »

Les regards de Caroline la priaient de continuer : ils la pressaient de déchirer ce nuage de désespoir que ses précédentes paroles avaient semblé jeter sur son existence.

« Et puis, ma chère, M…, c’est-à-dire le gentleman que j’épousai, était peut-être d’un caractère plus exceptionnel que commun. J’espère du moins que peu de femmes ont eu des épreuves semblables à la mienne, que peu ont ressenti leurs souffrances comme j’ai ressenti les miennes : elles furent bien près d’ébranler ma raison ; ma situation était si désespérée ! le remède était si impossible ! Mais, ma chère, je n’ai pas l’intention de vous décourager ; je désire seulement vous donner un avertissement, et vous prouver que les célibataires ne doivent pas trop anxieusement désirer de changer leur position, souvent pour une plus mauvaise.

— Merci, chère madame. Je comprends parfaitement vos bonnes intentions ; mais il n’y a aucune crainte que je tombe dans l’erreur que vous me signalez. Je n’ai, du moins, aucune pensée de mariage, et, pour cette raison, j’ai besoin de me créer une position par quelque autre moyen.

— Ma chère, écoutez-moi. J’ai réfléchi profondément sur ce que je vais vous dire, depuis que je vous ai entendue manifester le désir d’obtenir une position. Vous savez que je demeure en ce moment avec miss Keeldar en qualité de compagne. Qu’elle vienne à se marier (et beaucoup de circonstances m’induisent à penser que ce sera avant peu), et je cesse de lui être utile en cette qualité. Je dois vous dire que je possède une petite fortune, provenant partie de mes propres économies, et partie d’un legs qui m’a été fait il y a quelques années ; quand je quitterai Fieldhead, j’aurai une maison à moi. Je ne pourrais vivre dans la solitude, et je n’ai aucuns parents que je désire inviter à une étroite intimité : car, comme vous avez pu déjà l’observer et comme je vous l’ai avoué, mes habitudes et mes goûts ont leurs singularités. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous suis attachée ; avec vous je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été avec personne. J’estimerais votre société comme un précieux privilége, une consolation, un bienfait. Vous viendrez alors demeurer avec moi ; Caroline, me refusez-vous ? J’espère que vous pouvez m’aimer. »

Après ces deux abruptes questions, elle se tut.

« Certainement, je vous aime, répondit Caroline. J’aimerais à vivre avec vous ; mais vous êtes trop bonne.

— Tout ce que j’ai, ajouta mistress Pryor, je vous le laisserais ; vous seriez pourvue contre les nécessités de la vie, mais ne me dites jamais que je suis trop bonne. Vous me percez le cœur, enfant.

— Mais, ma chère madame, cette générosité… je n’ai aucun droit…

— Paix ! vous ne devez pas parler de cela : il y a des choses dont nous ne pouvons entendre parler. Oh ! il est tard pour commencer, mais je peux encore peut-être vivre quelques années : je ne puis effacer tout à fait le passé ; mais peut-être un bref espace de l’avenir m’appartient. »

Mistress Pryor semblait profondément agitée : de grosses larmes roulaient dans ses yeux et coulaient le long de ses joues. Caroline l’embrassa de sa façon aimable et caressante, lui disant avec douceur :

« Je vous aime tendrement. Ne pleurez pas. »

Mais toute l’économie de la pauvre dame semblait ébranlée : elle s’assit, inclina sa tête sur ses genoux, et pleura à chaudes larmes. Rien ne put la consoler avant que l’orage intérieur eût eu son cours. À la fin sa douleur se calma d’elle-même.

« Pauvre enfant ! murmurait-elle en rendant le baiser de Caroline ; pauvre agneau solitaire ! Mais venez, ajouta-t-elle tout à coup ; venez, il faut que nous retournions à la maison. »

Pendant un certain temps, mistress Pryor marcha très-vite ; par degrés cependant elle se calma et revint à son pas ordinaire, particulier comme tous ses mouvements, et, lorsqu’elles atteignirent Fieldhead, elle était tout à fait redevenue elle-même : son extérieur avait repris son aspect calme et timide.




CHAPITRE XXI.

Deux vies.


Moore n’avait montré que la moitié de sa résolution et de son activité dans la défense de sa fabrique : il montra l’autre moitié (et c’était la plus terrible) dans l’infatigable et impitoyable ardeur avec laquelle il poursuivit les meneurs de l’émeute. Il laissa la foule tranquille : peut-être un sentiment inné de justice lui disait-il que des hommes égarés par de mauvais conseils et poussés par les privations n’étaient pas dignes de sa vengeance, et que celui qui fait tomber sa colère sur un homme courbé sous la souffrance est un tyran et non un juge. Dans tous les cas, bien qu’il en connût un grand nombre, les ayant parfaitement remarqués dans la dernière partie de l’attaque, quand le jour commençait à poindre, il les laissait passer chaque jour à côté de lui, sans leur adresser aucune parole ni aucune menace.

Il ne connaissait pas les chefs. C’étaient des étrangers, des émissaires des grandes villes. Beaucoup n’étaient pas des membres de la classe ouvrière ; c’étaient des débauchés, des banqueroutiers, des hommes toujours dans les dettes et souvent dans la boisson, des hommes qui n’avaient rien à perdre et avaient beaucoup à gagner sous le rapport de l’argent et de la propreté. Ces hommes, Moore les chassait comme un chien chasse le gibier ; et cette occupation lui convenait : son excitation plaisait à sa nature ; il l’aimait mieux que de faire du drap. Son cheval devait haïr ce temps-là, car il était monté rudement et souvent : Moore vivait presque sur les routes, et l’air frais était aussi bienvenu à ses poumons, que la visite du policeman à son humeur : il le préférait à la vapeur des teintureries ; les magistrats du district devaient le craindre ; c’étaient des hommes lents et timides. Il aimait à les forcer de trahir une certaine crainte qui les faisait vaciller dans leur résolution et reculer devant l’action, la crainte de l’assassinat. C’était cette crainte qui avait enchaîné tout manufacturier et presque tout homme public dans le district ; Helstone seul l’avait toujours repoussée. Le vieux Cosaque savait qu’il pouvait recevoir une balle ; il connaissait le danger : mais une semblable mort ne l’effrayait pas ; c’est celle qu’il eût choisie, s’il avait eu un choix à faire.

Moore aussi connaissait le danger et le méprisait. La pensée qu’il chassait des assassins était l’aiguillon de son ardente nature. Quant à la crainte, c’était un homme trop fier, trop rudement élevé, trop phlegmatique pour craindre. Souvent il lui arrivait de parcourir les marais à cheval, la nuit, au clair de lune, ou sans clair de lune, dans une disposition d’esprit plus vigoureuse, avec des facultés plus fraîches que lorsque la sécurité et le calme l’environnaient dans son comptoir. Les meneurs dont il voulait s’assurer étaient au nombre de quatre : deux dans l’espace de quinze jours furent arrêtés près de Stilbro’ ; pour les deux autres, il fallait les chercher plus loin : leur retraite était supposée dans les environs de Birmingham.

En même temps, le manufacturier ne négligeait pas sa fabrique battue en brèche : les réparations n’étaient pas difficiles ; le charpentier et le vitrier seuls suffisaient. Les émeutiers n’étant pas parvenus à entrer dans la place, ses chères machines n’avaient reçu aucun dommage.

Pendant cette vie occupée, pendant que la sévère justice et les affaires demandaient toute son énergie et harassaient ses pensées, donnait-il un moment, consacrait-il un effort pour tenir allumé un feu plus doux que ceux qui brûlent dans le temple de Némésis ? C’est ce qu’il était difficile de découvrir. Il allait rarement du côté de Fieldhead ; s’il y allait, ses visites étaient brèves ; s’il allait à la rectorerie, c’était seulement pour demeurer en conférence avec le recteur dans son cabinet. Pendant ce temps, l’histoire de l’année continuait à être troublée ; il n’y avait aucun calme dans la tempête de la guerre. Son long ouragan continuait à balayer le continent. Il n’y avait pas le plus léger signe de temps serein, aucune éclaircie à travers les nuages de la poussière et de la fumée des batailles ; aucune rosée bienfaisante ne tombait sur l’olivier ; aucune cessation de la pluie rouge qui nourrissait l’inutile et glorieux laurier. Pendant ce temps, la ruine avait ses sapeurs et ses mineurs à l’œuvre sous les pas de Moore, et, soit qu’il fût à cheval ou à pied, soit qu’il traversât seulement son comptoir ou qu’il galopât sur le triste marais de Rushedge, il entendait un creux écho et sentait la terre trembler sous ses pas.

Tandis que l’été se passait ainsi pour Moore, comment s’écoulait-il pour Shirley et Caroline ? Visitons d’abord l’héritière. À qui ressemble-t-elle ? À une fille abandonnée, pâle et se desséchant pour un infidèle amoureux. Demeure-t-elle tout le jour assise et courbée sur quelque tâche sédentaire ? A-t-elle continuellement un livre à la main ou un travail de couture sur son genou, des yeux seulement pour cela, des mots pour rien, et des pensées qu’elle n’exprime pas ?

En aucune façon. Shirley est parfaitement bien. Elle n’a perdu ni l’air pensif de sa physionomie ni son nonchalant sourire. Elle égaye le vieux et sombre manoir par sa présence. La galerie et les chambres qui y aboutissent ont souvent retenti des joyeux échos de sa voix. Elle a accoutumé au frôlement de sa robe de soie le corridor sombre à une seule fenêtre, qu’elle traverse à chaque instant d’une chambre à l’autre, tantôt portant des fleurs dans le barbare salon fleur de pêcher, tantôt entrant dans la salle à manger pour en ouvrir les fenêtres afin d’y laisser pénétrer les senteurs de la mignonnette et de l’églantier, d’autres fois portant au soleil, à la porte du porche, les plantes qui étaient sur la fenêtre de l’escalier.

De temps à autre elle prend son travail d’aiguille ; mais, par quelque fatalité, il ne lui arrive jamais d’y travailler pendant plus de cinq minutes de suite. À peine a-t-elle apprêté son dé et enfilé son aiguille, qu’une pensée soudaine l’appelle à l’étage supérieur ; peut-être pour chercher quelque étui à aiguilles en ivoire dont elle vient de se souvenir, ou une vieille boîte à ouvrage dont elle n’a aucun besoin, mais qui lui semble pour le moment indispensable ; peut-être pour arranger ses cheveux, ou remettre de l’ordre dans un tiroir qu’elle se rappelle avoir laissé le matin dans un curieux état de confusion ; peut-être seulement pour regarder certaines vues, d’une certaine fenêtre d’où l’on découvre l’église et la rectorerie de Briarfield, agréablement ensevelies sous les arbres. À peine est-elle revenue et a-t-elle repris sa bande de batiste ou son canevas, que le grattement violent et le sifflement étranglé de Tartare se font entendre à la porte du porche, et il faut qu’elle coure lui ouvrir. Il fait très-chaud ; il revient pantelant ; il faut qu’elle le conduise à la cuisine, et qu’elle s’assure de ses propres yeux si sa cruche d’eau est remplie. À travers la porte ouverte de la cuisine on aperçoit la cour, toute peuplée de coqs d’Inde et de leurs dindonneaux, de poules et de leurs poussins, d’oiseaux de Guinée au brillant plumage, et d’une riche variété de pigeons, les uns blancs, d’autres au col pourpré, d’autres bleus et couleur de cannelle. Spectacle irrésistible pour Shirley ! Elle court à la paneterie prendre un petit pain qu’elle vient leur émietter sur les marches de l’escalier : autour d’elle se pressent ardents et heureux ses sujets emplumés. John est à l’étable ; il faut qu’elle parle à John et qu’elle donne un coup d’œil à la jument. Elle est en train de la caresser lorsque l’on amène la vache pour la traire : cela est important ; il faut que Shirley reste et surveille toute chose. Il y a peut-être quelques petits veaux ou quelques petits agneaux, des jumeaux peut-être, que leurs mères rejettent ; Shirley se fait conduire auprès d’eux, et se permet le plaisir de leur donner la nourriture de ses propres mains, sous la direction du soigneux John. Pendant cette opération, John émet ses doutes touchant certaines questions d’agriculture, et sa maîtresse est obligée d’aller chercher son chapeau de paille et de l’accompagner en franchissant les barrières et longeant les haies, pour entendre sur place la conclusion de toute cette matière agriculturale. La brillante après-midi se change ainsi en douce soirée ; Shirley revient à la maison un peu tard prendre le thé, et après le thé elle ne coud jamais.

Après le thé Shirley lit, et elle est aussi tenace pour son livre qu’elle l’est peu pour son aiguille. Son cabinet d’étude est le devant de la cheminée, son siège un tabouret, ou peut-être seulement le tapis, aux pieds de mistress Pryor ; là, elle avait coutume d’apprendre ses leçons lorsqu’elle était enfant, et les vieilles habitudes ont conservé sur elle une grande puissance. Tartare est toujours étendu à côté d’elle, son museau noir allongé sur ses pattes de devant, droites, fortes et aussi grosses que celles d’un loup des Alpes. Une main de la maîtresse repose généralement sur la rude tête du serf fidèle, qui se montre mécontent et gronde lorsqu’elle la retire. L’esprit de Shirley est tout à son livre ; elle ne lève pas les yeux ; elle ne bouge ni ne parle, si ce n’est pour répondre brièvement et respectueusement à mistress Pryor, qui de temps à autre lui adresse des conseils sous forme de prières.

« Ma chère, vous feriez mieux de ne pas avoir ce grand chien si près de vous ; il froisse tout le bord de votre robe.

— Oh ! ce n’est que de la mousseline, j’en puis mettre une blanche demain.

— Ma chère, je voudrais vous voir prendre l’habitude de vous asseoir à une table lorsque vous lisez.

— J’essayerai quelque jour, madame : mais il est si bon de faire comme l’on a toujours fait !

— Ma chère, laissez-moi vous prier de quitter ce livre ; vous vous abîmez les yeux à la clarté douteuse de ce feu.

— Pas le moins du monde, madame, mes yeux ne sont jamais fatigués. »

À la fin, cependant, une pâle lumière venant de la fenêtre tombe sur la page ; Shirley regarde, la lune est levée ; elle ferme le livre, se lève et parcourt la chambre. Son livre était peut-être bon ; il a rafraîchi, rempli, réchauffé son cœur. Le tranquille parloir, le foyer propre, la fenêtre par laquelle on découvre la douce reine des nuits radieuse sur son nouveau trône, suffisent pour faire de la terre un Éden, de la vie un poème pour Shirley. Un calme et profond délice enflamme ses jeunes veines, délice sans trouble et sans mélange, qu’aucun pouvoir humain ne peut lui ravir, parce qu’aucun pouvoir humain ne le lui a accordé ; le pur don de Dieu à sa créature, le libre présent de la nature à son enfant. Cette joie lui donne un avant-goût de la vie des anges. Prenant son essor par des chemins verdoyants, par de joyeuses collines toutes de verdure et de lumière, elle atteint un point presque aussi élevé que celui d’où les anges regardaient le rêveur de Béthel, et son œil scrute, son âme possède la vision de la vie telle qu’elle la désire. Non, pas telle qu’elle la désire, elle n’a pas le temps de désirer ; la gloire multiplie ses splendeurs plus rapidement que la pensée ne peut effectuer ses combinaisons, que l’aspiration ne peut formuler ses désirs. Shirley ne dit rien pendant cette extase, elle est tout à fait muette ; mais, si mistress Pryor lui adresse la parole, elle sort tranquillement et va continuer sa promenade dans l’obscure galerie de l’étage supérieur.

Si Shirley n’était une indolente, une insouciante, une ignorante créature, elle prendrait la plume en de tels moments, ou du moins pendant que leur souvenir est frais dans son esprit ; elle saisirait, elle fixerait l’apparition, elle raconterait la vision révélée. Si elle avait dans la tête l’organe de l’acquisitivité un peu plus développé, un peu plus de l’amour de la propriété dans sa nature, elle prendrait une large feuille de papier et écrirait simplement, de son écriture singulière, mais claire et lisible, l’histoire qui lui a été racontée, le chant qui a retenti à son oreille, et elle posséderait ainsi ce que son imagination a été capable de créer. Mais elle est paresseuse, elle est insouciante et fort ignorante, car elle ne sait pas que ses rêves sont rares, ses sensations toutes particulières : elle ne connaît pas, elle n’a jamais connu et elle mourra sans connaître toute la valeur de cette précieuse source, dont le brillant et frais bouillonnement entretient dans son cœur une éternelle verdure.

Shirley prend aisément la vie : ce fait n’est-il pas écrit dans son œil ? Dans ses moments de bonne humeur, cet œil n’est-il pas aussi rempli de paresseuse douceur, que dans ses courts accès de colère il est rempli de feu ? Sa nature est dans son œil : lorsqu’elle est calme, l’indolence, l’indulgence, la gaieté et la tendresse, se lisent dans ce large globe gris ; qu’elle s’anime, un rouge éclair perce la rosée, il jette des flammes.

Avant que le mois de juillet fût passé, miss Keeldar serait probablement partie avec Caroline pour le tour qu’elles avaient projeté ; mais, précisément à cette époque, une invasion tomba sur Fieldhead : une armée de touristes assiégea Shirley dans son château et la força de se rendre à discrétion. Un oncle, une tante et deux cousines du Midi, M…, mistress et les deux misses Sympson, de Sympson-Grove, vinrent lui rendre visite. Les lois de l’hospitalité lui firent un devoir de renoncer à son projet, ce qu’elle fit avec une facilité un peu surprenante pour Caroline, qui savait combien elle était prompte à agir et fertile en expédients, lorsqu’il s’agissait de faire triompher sa volonté. Miss Helstone lui exprima même son étonnement de la voir se soumettre si facilement. Elle répondit que de vieux sentiments avaient leur pouvoir : elle avait passé deux années de sa première jeunesse à Sympson-Grove.

Miss Helstone lui demanda quelle était son affection pour ces parents.

Elle n’avait rien de commun avec eux, répliqua-t-elle ; le petit Harry Sympson, il est vrai, ne ressemblait nullement à ses sœurs, et elle avait eu autrefois une grande amitié pour lui ; mais il ne venait pas dans le Yorkshire, du moins pas encore.

Le dimanche suivant, le banc d’honneur de l’église de Briarfield était occupé par un vieux gentleman, précieux et tiré à quatre épingles, qui rajustait ses lunettes et changeait de position toutes les trois minutes ; une vieille lady à l’air calme et placide, habillée de satin brun, et deux jeunes ladies modèles, dans une toilette modèle et une attitude modèle. Shirley avait l’air d’un cygne noir ou d’une corneille blanche au milieu de cette compagnie ; elle paraissait tout à fait déconcertée. Nous allons la laisser dans cette respectable société pour nous occuper de miss Helstone.

Séparée de miss Keeldar pour le présent, car elle ne pouvait aller la chercher au milieu de ses parents ; éloignée de Fieldhead par la commotion qu’avaient produite les nouveaux arrivés, Caroline se trouva de nouveau confinée à la sombre rectorerie, aux promenades solitaires dans les sentiers écartés. Elle passait ses longues et tristes après-midi, tantôt assise dans le tranquille parloir que le soleil quittait vers le milieu du jour, tantôt, immobile comme une statue, dans le bosquet du jardin où ses rayons brillants, quoique tristes, passant à travers les groseilliers, venaient dessiner des carrés et des losanges sur sa blanche robe d’été. Là, elle lisait de vieux livres pris dans la bibliothèque de son oncle : les livres grecs et latins n’étaient d’aucun usage pour elle, et la collection de littérature légère qui avait appartenu à sa tante Mary n’avait rien de bien attrayant. Quelques vénérables Magazines pour les dames, qui avaient autrefois accompli un voyage en mer avec leur maîtresse et avaient essuyé une tempête, et dont les pages étaient salies d’eau salée ; quelques absurdes Magazines méthodistes pleins de miracles, d’apparitions, d’avertissements surnaturels, de songes sinistres, et de fanatisme furieux ; les non moins folles Lettres des Morts aux Vivants, de mistress Élisabeth Rowe ; quelques vieux classiques anglais : de ces fleurs flétries Caroline avait dans son enfance extrait tout le miel, et elles étaient maintenant sans saveur pour elle. En manière de changement, et aussi pour faire le bien, elle se mettait à coudre, à confectionner des vêtements pour les pauvres sous la direction de miss Ainley. Quelquefois, lorsqu’elle sentait les larmes lui venir dans les yeux et qu’elle les voyait lentement tomber sur son ouvrage, elle se demandait comment l’excellente femme qui avait coupé et disposé cet ouvrage pouvait garder une sérénité si égale dans sa solitude.

« Jamais je ne trouve miss Ainley opprimée par le désespoir ou abattue par le chagrin, pensait-elle ; et cependant son petit cottage est un triste endroit, et elle n’a ni brillante espérance, ni ami dans le monde. Je me rappelle néanmoins qu’elle m’a dit une fois avoir accoutumé ses pensées à tendre toujours vers le ciel. Elle convenait qu’il n’y avait, et qu’il n’y avait jamais eu que peu de jouissances en ce monde pour elle ; et je suppose qu’elle a dirigé ses espérances vers le bonheur de la vie future. Ainsi font les religieuses, dans leur cellule fermée, avec leur lampe de fer, leur robe collante comme un suaire, leur lit étroit comme un cercueil. Elle dit souvent qu’elle n’a aucune crainte de la mort, aucune terreur de la tombe ; pas plus sans doute que saint Siméon Stylite en haut de sa terrible colonne, au milieu de la solitude sauvage, pas plus que l’Hindou fanatique étendu sur sa couche de pointes de fer. Mais ceux-là, ayant violé les lois de la nature, avaient leurs sympathies et leurs antipathies naturelles renversées. Ils étaient arrivés à un état morbide. Je crains encore la mort, mais je crois que c’est parce que je suis jeune : la pauvre miss Ainley s’attacherait davantage à la vie, si la vie avait plus de charme pour elle. Dieu ne nous a certainement pas créés et ne nous fait pas vivre pour que nous désirions continuellement la mort. Je crois intimement que nous avons été destinés à aimer la vie et à en jouir aussi longtemps qu’elle nous est donnée. Dieu, en nous donnant l’existence, n’a jamais entendu qu’elle soit cette chose pâle, inutile et languissante, qu’elle devient pour beaucoup, et pour moi en particulier.

« Personne, continua-t-elle, personne n’est à blâmer pour l’état dans lequel se trouvent les choses, autant du moins que je puis le voir, et je ne pourrais dire, après y avoir beaucoup réfléchi cependant, comment elles pourraient être améliorées ; mais je sens qu’il y a quelque chose de mal quelque part. Je crois que les femmes non mariées devraient avoir plus à faire, de plus intéressantes et surtout plus profitables occupations, qu’elles n’en possèdent maintenant. Et, lorsque je parle ainsi, je ne crois nullement offenser Dieu par mes paroles ; je ne crois pas être impie ou impatiente, irréligieuse ou sacrilége. Ce qui me console, du reste, c’est de penser que Dieu a compassion de bien des douleurs et entend bien des soupirs, auxquels les hommes ferment leurs oreilles ou qu’ils regardent avec un air de mépris impuissant. Je dis impuissant, car je vois qu’aux peines que la société ne peut guérir, elle défend ordinairement de s’exprimer, sous peine de son mépris : ce mépris est une espèce de manteau de clinquant qui recouvre sa faiblesse difforme. Les gens n’aiment pas qu’on leur rappelle des maux qu’ils ne peuvent ou ne veulent guérir ; car le sentiment de leur propre incapacité, ou de l’obligation où ils sont de faire des efforts qui ne leur plaisent pas, trouble leur quiétude et leur satisfaction d’eux-mêmes. Les vieilles filles, comme les pauvres sans asile et sans travail, ne doivent demander ni une place ni une occupation dans la société : cela trouble les heureux et les riches ; cela trouble les parents. Voyez les nombreuses familles de filles du voisinage : les Armitage, les Birtwhistle, les Sykes. Les frères de ces filles ont tous un commerce ou une profession ; ils ont quelque chose à faire. Leurs sœurs n’ont aucun emploi terrestre, si ce n’est le soin de la maison et la couture ; aucun plaisir terrestre, si ce n’est d’improfitables visites ; aucune espérance, dans toute leur vie à venir, de rien de meilleur. Cet état de stagnation fait décliner rapidement leur santé ; elles ne sont jamais bien portantes, et leur esprit et leurs idées se rétrécissent prodigieusement. Le grand désir, le seul but de chacune d’elles, est d’être mariée, mais le plus grand nombre ne le seront jamais. Elles mourront comme elles vivent maintenant. Elles passent leur vie à dresser des plans et à tendre des pièges pour attraper des maris. Les gentlemen les tournent en ridicule ; ils n’ont pas besoin d’elles et ne font d’elles aucun cas : ils disent, je les ai entendus plusieurs fois le dire avec un rire moqueur, que le marché matrimonial est encombré. Les pères disent la même chose et se mettent en colère lorsqu’ils remarquent les manœuvres de leurs filles : ils leur ordonnent de demeurer à la maison. Que veulent-ils qu’elles fassent à la maison ? Si vous le demandez, ils répondent : coudre et faire la cuisine : ils attendent qu’elles fassent cela, et cela seulement, de bon cœur, régulièrement, sans aucune plainte, pendant toute leur vie, comme si elles n’avaient aucun germe de facultés pour rien autre chose ; doctrine aussi raisonnable à soutenir que celle qui prétendrait que les pères n’ont aucunes facultés pour manger la cuisine que font leurs filles ou porter les vêtements qu’elles cousent. Est-ce que les hommes pourraient vivre ainsi eux-mêmes ? Ne seraient-ils pas bientôt fatigués ? Et, lorsqu’ils ne recevraient aucun soulagement dans leur fatigue, mais seulement des reproches à sa moindre manifestation, est-ce que leur fatigue ne finirait pas par se changer avec le temps en frénésie ? Lucrèce, filant à minuit au milieu de ses suivantes, et la femme vertueuse de Salomon, sont souvent citées comme les modèles de ce que le sexe (comme ils disent) devrait être. Je n’en sais rien ; Lucrèce, j’ose le dire, était une fort digne sorte de personne, ressemblant beaucoup à ma cousine Hortense Moore ; mais elle faisait veiller ses servantes fort tard. Je n’aurais pas aimé être au nombre de ses filles. Hortense se conduirait absolument de même envers moi et Sarah, si elle le pouvait, et nous ne pourrions le souffrir ni l’une ni l’autre. La « femme vertueuse » avait toute sa maison sur pied à minuit ; elle servait le déjeuner avant une heure du matin ; mais elle avait autre chose à faire que de filer et de distribuer des portions : elle était manufacturière, elle fabriquait de la toile et la vendait ; elle s’occupait d’agriculture, elle achetait des domaines et plantait des vignes. Cette femme était une ménagère : c’était ce que nos matrones appellent une femme habile. En somme, je la préfère de beaucoup à Lucrèce ; mais je crois que ni M. Armitage ni M. Sykes n’eussent eu l’avantage sur elle dans un marché ; cependant je l’aime. « La force et l’honneur étaient ses vêtements ; elle possédait la confiance de son époux. La sagesse parlait par sa bouche ; sur sa langue était la loi de douceur : ses enfants croissaient en la bénissant ; son mari aussi chantait ses louanges. » Roi d’Israël, votre modèle de la femme est un admirable modèle ! mais sommes-nous, de nos jours, élevées pour lui ressembler ? Hommes du Yorkshire ! vos filles atteignent-elles à ce royal modèle ? Pouvez-vous leur donner un champ dans lequel leurs facultés puissent s’exercer et se développer ? Hommes d’Angleterre ! regardez vos pauvres filles, dont beaucoup s’étiolent autour de vous, dévorées par la consomption, ou, ce qui est pire, dégénérant en aigres vieilles filles, envieuses, médisantes, misérables, parce que la vie est pour elles un désert, ou, ce qui est le pire de tout, réduites à chercher par la coquetterie et de méprisables artifices à gagner par le mariage cette position que l’on refuse au célibat. Pères de famille, ne pouvez-vous changer cet état de choses ? Non peut-être tout à coup ; mais examinez sérieusement ce sujet lorsqu’il vous sera soumis ; recevez-le comme un thème digne de considération ; ne le rejetez pas avec une sotte plaisanterie ou une insulte indigne d’un homme. Vous voudriez être fiers de vos filles et non rougir d’elles ; cherchez-leur alors une occupation et un intérêt qui en puissent faire autre chose que des coquettes et des médisantes. Tenez enchaînée l’intelligence de vos filles, elles seront pour vous une plaie, un souci, un opprobre ; cultivez-la, donnez-leur un but et une occupation, elles seront vos gaies compagnes dans la santé, vos plus tendres gardes dans la maladie, vos plus fidèles soutiens dans la vieillesse.




CHAPITRE XXII.

Une soirée dehors.


Par un beau jour d’été que Caroline avait passé entièrement seule (son oncle étant à Whinbury), et dont les longues heures, brillantes, calmes et sans nuage, avaient été pour elle aussi désolées que si elles eussent passé sur sa tête dans les solitudes sans traces et sans ombre du Sahara, au lieu de s’écouler dans le jardin fleuri d’une maison anglaise, elle était assise dans l’alcôve, son travail sur ses genoux, ses doigts poussant assidûment l’aiguille, ses yeux suivant et réglant leurs mouvements, et son cerveau travaillant sans relâche, quand Fanny vint à la porte, regarda autour d’elle, sur la pelouse et sur les plates-bandes, et, n’apercevant pas celle qu’elle cherchait, appela à haute voix : « Miss Caroline ! »

Une voix faible répondit : « Fanny ! » Cette voix venait de l’alcôve, et Fanny se dirigea à la hâte de ce côté, tenant à la main un billet qu’elle remit entre des doigts qui semblaient avoir à peine la force de le tenir. Miss Helstone ne demanda point d’où venait ce billet, et ne le regarda même pas : elle le laissa tomber au milieu des plis de son travail.

« C’est Harry, le fils de Joe Scott, qui l’a apporté, » dit Fanny.

Cette fille n’était pas une enchanteresse et ne connaissait aucune parole magique, et cependant ce qu’elle venait de dire eut un effet presque magique sur sa jeune maîtresse. Elle leva la tête avec le rapide mouvement d’une sensation qui se réveille ; elle lança à Fanny un regard non languissant, mais animé et interrogateur.

« Harry Scott ! Qui l’a envoyé ?

— Il est venu de Hollow. »

Le billet qu’elle avait laissé tomber fut ramassé avidement, le cachet fut brisé. Il fut lu en deux secondes. C’était un mot affectueux d’Hortense, qui informait sa cousine qu’elle était de retour de Wormwood-Wells ; qu’elle était toute seule ce jour-là, Robert étant allé au marché de Whinhury ; que rien ne lui pourrait donner un plus grand plaisir que de prendre le thé en compagnie de Caroline ; et, ajoutait la bonne dame, elle était sûre que ce changement ne pouvait qu’être agréable et avantageux à Caroline, qui devait tristement sentir le besoin d’un guide sûr et d’une société utile à son éducation, depuis que la mésintelligence survenue entre Robert et M. Helstone l’avait séparée de sa « meilleure amie, » Hortense Gérard Moore. Dans un post-scriptum, elle lui commandait de mettre son chapeau et d’accourir auprès d’elle.

Caroline n’avait pas besoin de l’injonction ; ce fut avec plaisir qu’elle mit de côté le vêtement d’enfant qu’elle confectionnait pour la corbeille des Juifs, et qu’elle se hâta de monter à sa chambre pour couvrir ses cheveux bouclés d’un chapeau de paille, et jeter autour de ses épaules la légère écharpe de soie noire dont la simple draperie faisait ressortir l’élégance de sa taille, de même que sa sombre couleur s’harmoniait avec la simplicité de ses vêtements et avec la gentillesse de son visage. Elle était contente de se soustraire pour quelques heures à la solitude, à la tristesse, au cauchemar de sa vie ; de descendre en courant la pente verdoyante qui conduisait à Hollow, de respirer le parfum des fleurs des haies, plus suave que celui du lis ou de la rose moussue. À la vérité, elle savait que Robert n’était point au cottage, mais c’était un plaisir pour elle d’aller où il avait récemment été ; après avoir été séparée de lui pendant si longtemps, voir seulement sa maison, entrer dans la chambre qu’il avait quittée le matin même, lui paraissait presque une réunion. Cette illusion la faisait revivre, elle sentait battre son cœur, et la brise qui soufflait doucement sous ce bleu ciel d’été semblait lui murmurer à l’oreille : « Robert peut rentrer pendant que vous serez encore chez lui ; et alors vous pourrez lui donner votre main : peut-être pendant une minute vous pourrez vous asseoir à son côté.

— Silence ! » dit-elle sévèrement à son imagination ; mais elle aimait la consolatrice et la consolation.

Miss Moore aperçut probablement de la fenêtre, à travers les buissons touffus du jardin, la robe blanche de Caroline, car elle alla au-devant d’elle jusqu’à la porte extérieure du cottage. Elle se tenait droite, roide et flegmatique comme de coutume ; elle ne se permit aucun empressement, aucune vive démonstration de joie qui pût compromettre la dignité de sa démarche ; mais elle sourit en voyant le plaisir qu’éprouvait son élève, en recevant ses embrassements chaleureux et tendres. Elle la conduisit affectueusement à l’intérieur, à moitié trompée, et tout à fait flattée. À moitié trompée, car, s’il n’en eût pas été ainsi, elle l’aurait probablement poussée dehors au lieu de la faire entrer. Si elle avait su pour qui était la plus forte part de la joie enfantine que montrait Caroline, Hortense eût été très-probablement choquée et irritée. Les sœurs n’aiment pas que de jeunes filles soient amoureuses de leurs frères. Quelle que soit l’affection fraternelle qu’elles ont pour eux, elles ne peuvent les aimer d’amour, et elles éprouvent un pénible sentiment à la pensée que d’autres les aiment. Le premier mouvement qu’excite chez elles une pareille découverte (comme chez beaucoup de parents lorsqu’ils s’aperçoivent que leurs enfants aiment) est un sentiment d’impatience et de mépris. La raison, s’ils sont raisonnables, corrige avec le temps cette fausse impression ; mais s’ils ne le sont pas, elle subsiste toujours, et la fille ou la belle-sœur demeure jusqu’à la fin l’objet de leur aversion.

« Vous avez dû vous attendre à me trouver seule, d’après le contenu de ma lettre, dit miss Moore en conduisant Caroline au parloir ; mais je l’ai écrite ce matin ; depuis le dîner il m’est arrivé de la compagnie. »

Et, ouvrant la porte, elle permit d’apercevoir une ample étendue de jupes cramoisies couvrant entièrement la chaise à bras placée au coin du feu, et au-dessus de ces jupes, présidant avec dignité, un bonnet plus imposant qu’une couronne. Ce bonnet n’était jamais arrivé au cottage sous un chapeau ; non, il avait été apporté dans un vaste sac, ou plutôt un ballon de soie noire de moyenne grandeur tendu avec des baleines. La garniture du bonnet se développait sur une largeur d’un quart d’aune autour de la tête qui le portait ; le ruban, qui s’étalait en nœuds et en étoffes autour de la tête, était ce que l’on appelait alors du ruban d’amour ; il y en avait une grande quantité, je puis dire une très-grande quantité : le bonnet et la robe étaient portés par mistress Yorke, et tous deux lui convenaient parfaitement.

La noble lady était venue amicalement prendre le thé avec miss Moore. C’était presque une faveur aussi grande et aussi rare que si la reine allait, sans y être invitée, dîner à la fortune du pot avec un de ses sujets : mistress Yorke ne pouvait donner à miss Moore une plus haute marque de distinction, elle qui, en général, méprisait les visites et les thés, et stigmatisait de l’épithète de « commères » toutes les filles et les matrones du voisinage.

Il n’y avait pas à s’y tromper, cependant : miss Moore était l’objet de sa prédilection ; elle l’avait fait voir plus d’une fois, soit en s’arrêtant pour lui parler le dimanche à l’église, soit en l’invitant presque cordialement à aller à Briarmains, et ce jour-là même en poussant la condescendance jusqu’à lui faire personnellement une visite. La raison qu’elle se donnait à elle-même de cette préférence, était que miss Moore était une femme d’un caractère ferme et digne, qui ne montrait jamais la moindre légèreté dans sa conversation ni dans sa démarche ; et aussi, qu’étant étrangère, elle avait besoin d’une amie pour la soutenir. Elle aurait pu ajouter que son air simple, ses vêtements sans recherche, ses manières flegmatiques et peu attrayantes, étaient pour elle autant de recommandations additionnelles. Il est certain au moins que les ladies remarquables par les qualités opposées, la beauté, l’air gai, le goût et l’élégance de leur mise, n’avaient pas souvent l’approbation de mistress Yorke. Tout ce que les hommes ont coutume d’admirer chez les femmes, mistress Yorke le condamnait ; tout ce qu’ils méprisent ou dédaignent, elle le patronnait.

Caroline s’avança vers la matrone avec un certain sentiment de défiance. Elle savait peu de chose de mistress Yorke, et, comme nièce d’un recteur, elle était inquiète sur l’accueil qui lui était réservé. Cet accueil fut très-froid, et elle s’empressa de cacher sa déconvenue en se détournant pour ôter son chapeau. Puis, lorsqu’elle se fut assise, elle ne fut pas fâchée de se voir immédiatement accostée par une petite fille en robe bleue, qui s’élança comme une petite fée du pied de la chaise de la grande dame, où elle se tenait assise sur un tabouret, dérobée à la vue par les plis de la vaste robe rouge, et, courant vers miss Helstone, lui jeta sans façon ses bras autour du cou et lui demanda un baiser.

« Ma mère n’a pas été polie pour vous, dit-elle en recevant et rendant un souriant salut, et Rose, que voilà, ne fait nulle attention à vous : c’est leur habitude. Si, au lieu de vous, un ange aux blanches ailes, avec une couronne d’étoiles, était entré dans cette chambre, ma mère eût fait un roide salut, et Rose n’eût pas levé du tout la tête ; mais je serai votre amie ; je vous ai toujours aimée.

— Jessie, réprimez votre langue, et retenez votre familiarité ! dit mistress Yorke.

— Mais, ma mère, vous êtes si froide ! s’écria Jessie. Miss Helstone ne vous a jamais fait de mal ; pourquoi ne seriez-vous pas aimable pour elle ? Vous êtes si roide, votre regard est si froid, votre parole si sèche ! Pourquoi ? C’est absolument de cette manière que vous traitez miss Shirley Keeldar et toutes les jeunes ladies qui viennent dans notre maison. Et Rose, que voilà, est une telle aut… aut… j’ai oublié le mot, mais il signifie une machine sous la forme d’un être humain. À vous deux, cependant, vous feriez fuir tout le monde de Briarmains. Martin dit souvent cela.

— Je suis une automate ? Bon ! laissez-moi tranquille, alors, dit Rose, du petit coin où elle était assise sur le tapis, au pied d’une petite bibliothèque, avec un livre ouvert sur ses genoux. Miss Helstone, comment vous portez-vous ? » ajouta-t-elle en dirigeant un instant son regard vers cette dernière, puis reportant ses beaux yeux gris sur le livre qu’elle dévorait.

Caroline tourna les yeux vers elle, contemplant sa contenance absorbée, et observant, à mesure qu’elle lisait, un certain mouvement de sa bouche, mouvement plein de caractère. Caroline avait du tact ; elle était douée d’un instinct remarquable. Elle sentait que Rose était une enfant peu ordinaire : elle savait comment la prendre. S’approchant doucement, elle s’agenouilla sur le tapis à côté d’elle, et regarda sur son livre par-dessus sa petite épaule : c’était un roman de mistress Radcliffe, l’Italien.

Caroline lut avec elle, sans faire aucune remarque : arrivée au bas de la page, Rose eût l’attention de lui demander avant de tourner le feuillet :

« Êtes-vous prête ? »

Caroline fit seulement un signe de tête affirmatif.

« Aimez-vous ce livre ? demanda Rose un instant après.

— Il y a longtemps, lorsque je le lisais étant enfant, il m’intéressait prodigieusement.

— Pourquoi ?

— Il semblait m’ouvrir la promesse, me donner le pressentiment d’un étrange roman à parcourir.

— Et en le lisant, il vous semble être loin de l’Angleterre, sous un autre ciel, le ciel d’Italie, ce ciel bleu du Midi décrit par les voyageurs.

— Cela vous impressionne, Rose ?

— Cela me fait soupirer après les voyages, miss Helstone.

— Quand vous serez femme, peut-être serez-vous à même de satisfaire votre désir.

— J’entends bien en trouver le moyen, si on ne me le donne pas. Je ne puis toujours demeurer à Briarfield. Le monde entier n’est pas très-grand, comparé à l’ensemble de la création : il faut au moins que je voie l’extérieur de notre ronde planète.

— Quelle partie ?

— D’abord l’hémisphère dans lequel nous vivons ; puis l’autre. Je veux que ma vie soit réellement une vie, non une noire extase, comme celle du crapaud enterré dans un bloc de pierre ; non une mort lente, comme la vôtre dans la rectorerie de Briarfield.

— Comme la mienne ? Que voulez-vous dire, enfant ?

— N’est-ce pas une longue et ennuyeuse mort que d’être pour toujours enfermée dans cette triste maison, que je prends, toutes les fois que je passe auprès, pour un tombeau auquel on aurait ouvert des fenêtres ? Je ne vois jamais aucun mouvement autour de la porte ; jamais un bruit ne s’échappe de ces murs. Je crois que jamais fumée n’est sortie de ces cheminées. Que faites-vous là ?

— Je couds, je lis, j’apprends des leçons.

— Êtes-vous heureuse ?

— Serais-je plus heureuse d’errer seule dans des pays étrangers, comme vous voudriez le faire ?

— Beaucoup plus heureuse, même lorsque vous ne feriez autre chose que d’errer. Souvenez-vous cependant que j’aurai un objet en vue : mais ne fissiez-vous que d’aller devant vous, et toujours devant vous, comme certaine lady enchantée d’un conte de fée, vous pourriez être plus heureuse que maintenant. Dans votre marche d’un jour vous traverseriez des montagnes, des bois, des cours d’eau, changeant perpétuellement d’aspect, soit que le soleil répande ou non sur eux ses rayons, soit que le temps soit pluvieux ou beau, sombre ou clair. Rien ne change dans la rectorerie de Briarfield. Le plâtre du plafond de votre parloir, le papier des murs, les rideaux, les tapis, les chaises, sont toujours les mêmes.

— Est-ce que le changement est nécessaire au bonheur ?

— Oui.

— Est-ce qu’il lui est synonyme ?

— Je ne sais ; mais pour moi la monotonie et la mort sont presque la même chose. »

Ici, Jessie prit la parole.

« Est-ce qu’elle n’est pas folle ? demanda-t-elle.

— Mais, Rose, continua Caroline, je crains que cette vie de courses perpétuelles ne finisse, pour moi du moins, comme le roman que vous lisez, par le désappointement, la déception, l’irritation d’esprit.

— Est-ce que l’Italien finit ainsi ?

— C’était ma pensée lorsque je le lus.

— Mieux vaut essayer de toutes choses et les trouver vides, que de ne rien essayer et mener une vie nulle. Agir ainsi, c’est commettre le péché de ce serviteur qui, méprisable fainéant ! enterra le talent que son maître lui avait confié.

— Rose, interrompit mistress Yorke, la satisfaction solide ne s’obtient que par l’accomplissement de ses devoirs.

— Très-bien, ma mère ! Et, si mon maître m’a confié dix talents, mon devoir est de les faire fructifier afin qu’ils en produisent dix autres, et non d’enterrer l’argent dans la poussière de mes tiroirs. Je ne le déposerai pas dans une théière ébréchée, pour le renfermer au milieu des tasses et des pots dans l’armoire à porcelaine. Je ne le confierai pas à votre table à ouvrage pour être étouffé sous une pile de bas de laine. Je ne l’emprisonnerai pas dans l’armoire à linge, parmi les draps ; et encore bien moins, ma mère (elle se leva à ces mots de dessus le plancher), encore bien moins le cacherai-je dans une terrine de pommes de terre froides pour être rangé avec le pain, le beurre, la pâtisserie et le jambon, sur les rayons du garde-manger. »

Elle s’interrompit un instant, puis continua :

« Mère, le Seigneur qui nous a donné à chacun nos talents reviendra un jour et nous demandera compte à tous de ce que nous en aurons fait. La théière ébréchée, le vieux bas, le lambeau de toile, la vieille terrine, rendront leur stérile dépôt dans beaucoup de maisons. Permettez au moins à vos filles de confier leur argent aux banquiers, afin qu’à la venue du maître elles puissent le lui rendre avec usure.

— Rose, avez-vous apporté votre patron à marquer, comme je vous l’avais dit ?

— Oui, mère.

— Asseyez-vous et faites une rangée de marques. »

Rose s’assit immédiatement et fit ce qui lui était ordonné. Après une pause de dix minutes, sa mère lui demanda :

« Est-ce que vous vous trouvez opprimée maintenant ? est-ce que vous vous regardez comme une victime ?

— Non, mère.

— Cependant, autant que je puis comprendre votre tirade, c’est une protestation contre toute occupation féminine et domestique.

— Vous l’avez mal interprétée, mère. Je serais fâchée de ne pas apprendre à coudre : vous avez raison de m’enseigner la couture et de me faire travailler.

— Même au raccommodage des bas de votre frère et à la confection des draps de lit ?

— Oui.

— Pourquoi crier et vous insurger contre cette occupation, alors ?

— Est-ce que je ne dois faire que cela ? Je ferai cela, et puis autre chose encore. Maintenant, mère, j’ai dit ce que j’avais à dire. J’ai douze ans, et, jusqu’à ce que j’en aie seize, je ne parlerai plus de talents : pour quatre années encore, je me fais votre industrieuse apprentie dans tout ce que vous voudrez m’enseigner.

— Vous voyez ce que sont mes filles, miss Helstone, dit mistress Yorke ; quelle précoce sagesse dans leur volonté ! « J’aimerais mieux ceci ; je préfère cela, » tel est le refrain de Jessie, pendant que Rose, d’un ton plus hardi, s’écrie : « Je veux, » et : « Je ne veux pas. »

— Je donne une raison, mère ; de plus, si ma parole est hardie, je ne la fais entendre qu’une fois par an. Vers chaque anniversaire de ma naissance, l’esprit me pousse à rendre un oracle touchant mon éducation et la manière de me diriger : je le prononce, et ne le répète pas ; c’est à vous, mère, de récolter ou de fermer l’oreille.

— Je conseillerais aux jeunes ladies, poursuivit mistress Yorke, d’étudier le caractère des enfants qu’elles peuvent rencontrer, avant de se marier, et de bien considérer si elles aimeraient à se charger de la responsabilité de guider les insouciants, du travail de persuader les entêtés, et du fardeau continuel de former et d’instruire les meilleurs.

— Mais, avec l’amour maternel, cela ne peut être bien difficile, dit Caroline. Les mères aiment leurs enfants plus tendrement qu’elles-mêmes.

— Joli langage ! très-sentimental ! La partie rude et pratique de la vie est encore à venir pour vous, jeune miss !

— Mais, mistress Yorke, si je prends un petit enfant entre mes bras, l’enfant d’une pauvre femme, par exemple, je sens que j’aime cette pauvre petite créature d’une façon toute particulière, bien que je ne sois pas sa mère. Je ferais volontiers tout pour lui, s’il était confié entièrement à mes soins, s’il dépendait absolument de moi.

— Vous sentez ! Oui ! oui ! Je le vois, vous vous laissez beaucoup conduire par vos sentiments, et vous vous considérez sans doute comme une personne très-impressionnable et très-raffinée. Savez-vous qu’avec toutes ces idées romanesques vous êtes arrivée à donner à vos traits une expression rêveuse qui convient mieux à une héroïne de roman qu’à une femme qui doit faire son chemin dans le monde réel, par la puissance du sens commun ?

— Non ; je n’ai aucune idée de cela, mistress Yorke.

— Regardez dans la glace qui se trouve derrière vous. Comparez ce visage qui y est reflété avec celui d’une laitière qui se lève de bonne heure et travaille rudement.

— Mon visage est pâle, mais il n’est point sentimental, et beaucoup de laitières, quelque colorées et robustes qu’elles soient, sont moins capables que moi de faire leur chemin dans le monde. Je pense davantage et plus correctement que ne le font en général les laitières. Donc, dans les circonstances où souvent, par défaut de réflexion, elles agiraient mal, moi, au moyen de la réflexion, j’agirais judicieusement.

— Oh ! non, vous seriez influencée par vos sentiments. Vous seriez guidée par leur impulsion.

— Certainement, je serais souvent influencée par mes sentiments ; ils m’ont été donnés pour cette fin. Ceux que mes sentiments m’enseignent à aimer, je dois les aimer, et je les aimerai ; et j’ai l’espoir que, si jamais j’ai un époux et des enfants, mes sentiments me porteront à les aimer. J’espère, dans ce cas, que leur impulsion me poussera fortement à aimer. »

Caroline éprouvait du plaisir à dire cela avec emphase ; elle avait du plaisir à oser le dire en présence de mistress Yorke. Elle se mettait peu en peine de l’injuste sarcasme qu’elle pouvait s’attirer en réponse. Elle rougit, non de colère, mais d’excitation, quand la matrone répondit froidement :

« Ne gaspillez pas vos effets dramatiques. Cela a été très-bien dit, et c’est très-beau ; mais c’est le perdre que de le dire devant deux femmes, une vieille femme et une vieille fille : il aurait fallu que quelque gentleman à marier fût présent. Est-ce que M. Robert ne serait pas quelque part par là caché derrière un rideau ? Qu’en pensez-vous, miss Moore ? »

Hortense, qui, pendant la principale partie de la conversation, était demeurée à la cuisine, surveillant la préparation du thé, n’avait pas encore tout à fait saisi le sens de la conversation. Elle répondit d’un air étonné que Robert était à Whinbury. Mistress Yorke rit de son rire particulier.

« Simple miss Moore ! dit-elle d’un ton protecteur. C’est bien digne de vous, d’interpréter ma question si littéralement et d’y répondre si simplement. Votre esprit ne comprend rien à l’intrigue. D’étranges choses peuvent se passer autour de vous sans que vous en soyez plus sage ; vous n’êtes pas de celles que l’on peut appeler clairvoyantes. »

Ces compliments équivoques ne semblèrent pas faire plaisir à miss Moore. Elle se redressa, fronça ses noirs sourcils, mais parut toujours étonnée.

« J’ai toujours été, depuis mon enfance, citée pour ma sagacité et mon discernement, répondit-elle ; car elle se piquait tout particulièrement de posséder ces qualités.

— Vous n’avez jamais intrigué pour gagner un mari, j’en suis sûre, poursuivit mistress Yorke, et vous n’avez pas le bénéfice de l’expérience personnelle pour vous aider à découvrir les intrigues des autres. »

Caroline ressentit ce bienveillant langage où la bienveillante mistress Yorke voulait qu’elle le ressentît, dans son cœur. Elle ne pouvait même pas parer les flèches : elle se trouvait sans défense pour le moment. Répondre, c’eût été avouer que le coup avait porté juste. Mistress Yorke éprouvait du plaisir à la voir là assise, les yeux baissés, les joues brûlantes, et exprimant par son attitude abattue, et par un tremblement qu’elle ne pouvait réprimer, toute l’humiliation et le chagrin qu’elle éprouvait. Cette étrange femme avait une antipathie naturelle pour les caractères timides et impressionnables, les tempéraments nerveux ; une jolie, délicate et jeune figure, n’était rien moins qu’un passe-port auprès de son affection. Rarement elle rencontrait ces qualités qu’elle détestait réunies dans la même personne. Plus rarement encore elle trouvait cette personne à sa merci, et dans des circonstances où elle pouvait l’écraser sans pitié. Cette après-midi, elle se trouvait tout spécialement bilieuse et morose ; elle fit une nouvelle charge.

« Votre cousine Hortense est une excellente sœur, miss Helstone. Les ladies qui viennent au cottage de Hollow pour essayer de la chasse au mari peuvent, par un artifice très-peu habile, cajoler la maîtresse de la maison, et avoir tout le gibier dans leurs propres mains. Vous aimez la société de votre cousine, miss ?

— Hortense a toujours été très-aimable pour moi.

— Une sœur qui a un frère célibataire est toujours trouvée aimable par ses amies à marier.

— Mistress Yorke, dit Caroline, levant lentement ses yeux dont la prunelle bleue brillait maintenant d’un éclat ferme et vif, en même temps que ses joues avaient repris leur pâleur habituelle ; mistress Yorke, puis-je vous demander ce que vous entendez par là ?

— Vous donner une leçon sur la culture de la rectitude ; vous donner le dégoût de l’artifice et du faux sentimentalisme.

— Ai-je besoin de cette leçon ?

— Un grand nombre de nos jeunes ladies modernes en ont besoin. Vous êtes tout à fait une jeune ladie moderne, maladive, délicate, professant l’amour de la solitude ; ce qui implique, je suppose, que vous trouvez peu de choses dignes de vos sympathies dans le monde ordinaire. Le monde ordinaire, les simples et honnêtes gens, sont meilleurs que vous ne le pensez, bien meilleurs que n’importe quelle liseuse de livres et faiseuse de romans qui montre à peine son nez sur le mur du jardin de son oncle le recteur.

— Et que, par conséquent, vous ne connaissez pas. Excusez-moi, et vraiment, il m’importe peu que vous m’excusiez ou non, vous m’avez attaquée sans provocation, je me défendrai sans apologie. Vous ignorez la nature de mes relations avec mon cousin et ma cousine ; dans un accès d’humeur chagrine vous avez essayé de les empoisonner par de gratuites insinuations, qui sont plus artificieuses et plus fausses que tout ce dont vous pouvez justement m’accuser. Que je sois pâle et que je paraisse quelquefois défiante, ce n’est pas votre affaire. Que j’aime les livres et que je déteste les vulgaires commérages, cela vous regarde encore moins. Pour ce qui est d’être une faiseuse de romans, c’est pure conjecture de votre part. Ce n’est pas un crime d’être la nièce d’un recteur, quoique vous puissiez avoir l’esprit assez étroit pour le croire. Vous ne m’aimez pas ; vous n’avez aucune juste raison de me haïr : en conséquence, gardez pour vous l’expression de votre haine. Si jamais, à l’avenir, il vous arrive de la manifester, je vous répondrai peut-être avec moins de réserve que je ne viens de le faire. »

Elle se tut et s’assit, pâle et calme. Elle avait parlé de son ton le plus clair, ni vite, ni haut ; mais le son argenté de sa voix vibrait aux oreilles. Le courant qui circulait dans ses veines était aussi rapide qu’il était peu apparent.

Mistress Yorke ne s’irrita pas à ce reproche, formulé avec une sévérité si simple, dicté par une fierté si calme. Se tournant froidement vers miss Moore, elle dit avec un signe de tête approbateur :

« Après tout, elle a du cœur. Parlez toujours aussi honnêtement que vous venez de le faire, continua-t-elle, et vous vous en trouverez bien.

— Je repousse une recommandation si offensante, répondit Caroline, du même ton et avec le même regard que précédemment. Je rejette un conseil empoisonné par l’insinuation. C’est mon droit de parler comme je le crois convenable. Bien loin de toujours parler comme je viens de le faire, je ne me permettrai jamais avec personne un ton si sévère, un tel langage, sinon pour répondre à une insulte non provoquée.

— Mère, vous avez trouvé votre égale, » dit la petite Jessie, que cette scène paraissait grandement édifier.

Rose avait entendu le tout sans faire paraître la moindre émotion. Elle dit :

« Non ! miss Helstone n’est pas l’égale de ma mère, car elle se fâche ; ma mère la réduirait en quelques semaines. Shirley Keeldar se contient mieux. Mère, vous n’avez jamais pu blesser miss Keeldar. Sous ses vêtements de soie, elle porte une armure que vous ne pouvez pénétrer. »

Mistress Yorke se plaignait souvent que ses enfants étaient mutins. Chose étrange, avec toute sa rigueur et sa force de caractère, elle ne pouvait acquérir sur eux aucune autorité : un regard de leur père avait plus d’influence sur eux qu’une réprimande de leur mère.

Miss Moore, à laquelle la position de témoin dans une altercation où elle ne prenait aucune part déplaisait beaucoup, rassemblant sa dignité, se préparait à prononcer un discours pour prouver à chacune des parties qu’elle avait tort, qu’elle devait rougir d’elle-même et se soumettre humblement au sens supérieur de celle qui s’adressait alors à elle. Heureusement pour son auditoire, elle n’avait pas parlé plus de dix minutes, que l’entrée de Sarah avec le service à thé appela son attention, d’abord sur le fait que cette demoiselle avait un peigne doré dans ses cheveux et un collier rouge autour du cou, et ensuite sur le devoir de faire le thé. Après le repas, Rose la remit en belle humeur en lui demandant une chanson, puis en l’engageant dans une intelligente et vive conversation sur l’art de jouer de la guitare et la musique en général.

Jessie, pendant ce temps, dirigeait ses assiduités vers Caroline. Assise à ses pieds sur un tabouret, elle lui parla d’abord religion, puis politique. Jessie avait coutume à la maison d’écouter avidement ce que son père disait sur ces sujets, puis ensuite, en compagnie, de débiter, avec plus de facilité que de jugement ou de discrétion, ses opinions, ses antipathies ou ses préférences. Elle reprocha vivement à Caroline d’être membre de l’Église établie et d’avoir un oncle ecclésiastique. Elle lui apprit qu’elle vivait à la charge du pays, et qu’elle ferait mieux de travailler pour vivre honnêtement que de passer une vie oisive et de manger le pain de la paresse sous forme de dîmes. Ensuite Jessie passa en revue le ministère alors au pouvoir ; elle fit une mention familière de lord Castelreagh et de M. Percival. Elle orna chacun d’un caractère qui eût pu séparément convenir à Moloch et à Bélial. Elle dénonça la guerre comme un meurtre en grand, et lord Wellington comme un boucher mercenaire.

Caroline écoutait avec une édifiante attention. Il était très-comique d’entendre ce vigoureux petit jacobin enfermé dans une robe de mousseline répéter les récriminations de son père dans son nerveux dialecte dorique. N’étant pas méchante par sa nature, son langage n’était pas si amer qu’il était fort, et sa petite figure expressive donnait à chaque phrase un piquant qui captivait l’intérêt de celle qui l’écoutait.

Caroline la gronda lorsqu’elle dit du mal de Wellington ; mais elle écouta avec plaisir la tirade suivante sur le prince régent. Jessie vit bientôt à l’éclat des yeux de son interlocutrice, au sourire qui se jouait sur ses lèvres, qu’enfin elle avait abordé un sujet qui lui plaisait. Plus d’une fois elle avait entendu parler, à la table de son père, du gras Adonis de cinquante ans, et elle répétait les commentaires de M. Yorke sur ce thème aussi bien que ce dernier lui-même eût pu le faire.

Mais, Jessie, je n’écrirai pas un mot de plus sur vous. Je trace ces lignes par un soir d’automne, froid et sombre. Il n’y a qu’un nuage au ciel, mais il le voile d’un pôle à l’autre. Le vent ne peut s’apaiser : il court en gémissant sur ces tristes montagnes, perdues dans la brume du crépuscule et le brouillard. La pluie a battu tout le jour cette tour d’église : elle s’élève sombre au milieu de l’enceinte de pierre de son cimetière ; les orties, les longues herbes, les tombes sont baignées dans l’humidité. Ce soir m’en rappelle trop vivement un autre : certains personnages, qui avaient accompli le jour même un pèlerinage à un tombeau nouvellement creusé dans un cimetière hérétique, étaient assis autour d’un feu de bois, devant le foyer d’une maison étrangère. Ils étaient gais et enjoués : mais chacun d’eux savait qu’un vide qui ne serait jamais rempli venait, de se faire dans leur cercle, qu’ils avaient perdu quelqu’un dont toute leur vie ils déploreraient l’absence ; ils savaient que la pluie tombait sur la terre humide qui couvrait leur chère enfant, et que l’ouragan faisait entendre ses tristes gémissements au-dessus de sa tête ensevelie. Le feu les réchauffait ; la vie et l’amitié répandaient encore sur eux leurs bienfaits : mais Jessie gisait, froide, ensevelie, solitaire, n’ayant contre l’orage d’autre protection que la terre qui la recouvrait.

Mistress Yorke plia son tricot, coupa court à la leçon de musique et à la discussion politique, et termina sa visite au cottage assez tôt pour retourner à Briarmains avant que le soleil eût tout à fait quitté l’horizon, ou que le sentier à travers la campagne fût devenu trop humide par la rosée.

La lady et ses filles étant parties, Caroline sentit qu’elle aussi devait prendre son écharpe, embrasser les joues de sa cousine et se diriger vers la rectorerie. Si elle restait plus tard, la nuit arriverait, et Fanny aurait la peine de la venir chercher ; elle se souvint que ce jour-là on cuisait le pain et on repassait le linge à la rectorerie, et que Fanny était fort occupée. Et cependant elle ne pouvait quitter son siège à la fenêtre du petit parloir. D’aucun point de vue le couchant ne pouvait paraître plus agréable que de cette fenêtre entourée de sa guirlande de jasmin, dont les étoiles blanches et les feuilles vertes se détachaient en formes gracieuses, mais sans couleur, sur l’azur doré d’un ciel d’août à huit heures du soir.

Caroline jetait les yeux sur la porte, à côté de laquelle s’élevaient de grands chênes ; elle regardait la haie de troènes et de lauriers s’entrelaçant tout près d’elle dans le jardin. Ses yeux désiraient voir autre chose que des arbustes, avant de quitter cette perspective limitée ; ils désiraient voir une figure humaine, d’une certaine forme et d’une certaine taille, passer la haie et entrer par la porte. À la fin elle vit une figure humaine, non, elle en vit deux : Frédéric Murgatroyd passa parla, portant une cruche d’eau ; Joe Scott le suivit, agitant dans sa main les clefs de la fabrique. Ils allaient fermer les portes de l’écurie et de la fabrique avant de rentrer chez eux.

« Je dois faire comme eux, pensa Caroline, se levant à moitié et soupirant. Tout cela n’est que folie, folie à briser le cœur, ajouta-t-elle. En premier lieu, je resterais jusqu’à la nuit, qu’il ne reviendrait personne ; car, je le sens dans mon cœur, le Destin l’a écrit dans la page de ce jour de son livre éternel, je ne dois pas avoir aujourd’hui le bonheur après lequel je soupire. En second lieu, s’il entrait en ce moment, ma présence serait un chagrin pour lui, et la conscience qu’il en serait ainsi glacerait mon sang. Sa main serait peut-être inerte et froide si je lui donnais la mienne, son œil serait peut-être obscurci si je cherchais son éclat. Si je cherchais cette animation que j’y ai vue dans les jours passés, lorsque mon visage, mon langage ou ma disposition, dans quelque heureux moment, avaient eu le bonheur de lui plaire, je ne découvrirais qu’obscurité. J’aurais mieux fait de rentrer à la maison. »

Elle prit son chapeau sur la table où il était placé, et elle en attachait le ruban, lorsque Hortense, dirigeant son attention vers un splendide bouquet de fleurs placé dans un vase sur la même table, dit que miss Keeldar l’avait envoyé de Fieldhead le matin même ; puis elle parla des convives que cette lady avait en ce moment et de la vie affairée qu’elle avait menée tout récemment, ajoutant qu’elle ne devait pas beaucoup aimer ce genre de vie, et s’étonnant qu’une personne qui aimait autant sa liberté que l’héritière ne trouvât pas le moyen de se débarrasser plus tôt de ce cortège de parents.

« Mais on dit qu’elle ne veut pas permettre à M. Sympson et à sa famille de partir, ajouta-t-elle. Ils désiraient beaucoup retourner dans le Midi la semaine dernière, pour recevoir leur fils unique que l’on attend au retour d’un voyage. Elle insiste pour que son cousin Henry vienne rejoindre ses amis ici dans le Yorkshire. Je suis sûre qu’elle fait cela en partie pour nous obliger, Robert et moi.

— Comment, pour obliger Robert et vous ? demanda Caroline.

— Eh quoi ! mon enfant, vous êtes stupide. Ne savez-vous pas… vous devez souvent avoir entendu dire…

— Madame, dit Sarah ouvrant la porte, les conserves que vous m’aviez dit de faire bouillir, les confitures, comme vous les appelez, sont toutes brûlées au fond du chaudron.

— Les confitures ! elles sont brûlées ? Ah ! quelle négligence coupable ! coquine de cuisinière, fille insupportable ! »

Et mademoiselle, prenant dans une armoire un grand tablier de cuisine et l’attachant sur son tablier noir, se précipita éperdue dans la cuisine, d’où, à dire vrai, s’exhalait une odeur de sucre brûlé plus forte que savoureuse.

La maîtresse et la servante avaient été en querelle ouverte toute la journée au sujet de la conservation de certaines cerises noires, dures comme du marbre, sûres comme des prunelles. Sarah soutenait que le sucre était le seul condiment orthodoxe que l’on dût employer. Mademoiselle maintenait, et elle appuyait son opinion de l’expérience pratique de sa mère, de sa grand-mère et de sa bisaïeule, que la mélasse était infiniment préférable. Elle avait commis une imprudence en laissant à Sarah la charge du chaudron de conserves, car son défaut de sympathie pour son contenu avait amené de la négligence dans la surveillance, et le résultat était des cendres noires. Une dispute s’ensuivit ; de vifs reproches et des sanglots plutôt bruyants que profonds ou réels.

Caroline, se tournant de nouveau vers le petit miroir, écartait les boucles de ses joues pour les placer sous son chapeau de campagne, certain qu’il serait non-seulement inutile, mais désagréable de demeurer plus longtemps, quand tout à coup la porte de derrière s’ouvrant, un calme profond régna dans la cuisine. Les langues se turent, comme comprimées par le mors et la bride. Était-ce Robert ? souvent, presque toujours, il entrait par la porte de la cuisine en s’en revenant du marché. Non : c’était seulement Joe Scott, qui, ayant fait trois ou quatre hem significatifs, dit :

« Il me semble que je viens d’entendre frapper ! »

Personne ne répondit.

« Et, continua-t-il, comme le maître est arrivé, et qu’il va entrer par cette porte, j’ai cru convenable d’entrer vous en prévenir. Il ne faut jamais laisser entrer sans avertir, dans une maison pleine de femmes. Il est ici ; avancez, monsieur. Elles jouaient joliment de la langue ; mais je pense que je les ai apaisées. »

On entendit entrer une autre personne. Joe Scott continua :

« Que signifie cette complète obscurité ? Coquine de Sarah, tu ne peux pas allumer une chandelle ? le soleil est couché depuis une heure. Il va se rompre le cou contre quelques-uns de vos pots, de vos tables, de vos drogues ; faites attention à cette marmite, monsieur ; elles l’ont placée dans votre chemin, on dirait qu’elles l’ont fait par malice. »

Une pause confuse succéda aux observations de Joe. Caroline, bien qu’elle écoutât avec ses deux oreilles, ne put rien comprendre. À la fin un cri se fit entendre, un cri de surprise, suivi du bruit d’un baiser ; des exclamations à demi articulées lui succédèrent.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que je m’y attendais ? étaient les seules paroles que l’on pût distinguer.

— Et tu te portes toujours bien, bonne sœur ? » demanda une autre voix, celle de Robert, certainement.

Caroline était dans un grand embarras. Obéissant à une impulsion dont elle n’avait pas le temps de discuter la sagesse, elle s’échappa du petit parloir, et, courant en haut de l’escalier, elle prit position de façon à pouvoir faire de nouvelles observations avant de se présenter. Le soleil était couché depuis longtemps déjà ; le passage était dans l’obscurité ; mais il ne faisait pas assez nuit pour qu’elle ne pût voir aussitôt Robert et Hortense le traverser.

« Caroline ! Caroline ! s’écria Hortense un moment après ; venez voir mon frère !

— C’est étrange ! se disait miss Helstone ; c’est plus qu’étrange ! pourquoi cette excitation à propos d’un fait si commun et si simple qu’un retour de marché ? Aurait-elle perdu la tête ? est-ce que les confitures brûlées lui auraient détraqué le cerveau ? »

Elle descendit légèrement émue : elle le fut bien davantage encore, lorsque Hortense la saisit par la main à l’entrée du parloir, et la conduisant à Robert, dont la grande taille se dressait dans le clair-obscur auprès de l’unique fenêtre, la présenta avec un mélange d’agitation et de formalité, comme s’ils eussent été tout à fait étrangers et que ce fût leur première entrevue.

L’embarras de Caroline allait croissant. Il salua d’une façon un peu timide, et se détournant d’elle avec l’embarras d’un étranger, son visage fut éclairé par la lumière douteuse de la fenêtre : l’énigme du rêve (car tout cela semblait un rêve) fut à son apogée. Caroline vit un visage qui ressemblait à celui de Robert, mais qui cependant n’était pas le sien.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit Caroline. Est-ce que mes yeux me trompent ? est-ce là mon cousin ?

— Certainement, c’est votre cousin, » affirma Hortense.

Alors, quel était celui qui traversait en ce moment le corridor, qui entrait dans la chambre ? Caroline rencontra en se retournant un nouveau Robert, le vrai Robert, comme elle le sentit à l’instant.

« Eh bien, dit-il en souriant à son air étonné et interrogateur, lequel est Robert ?

— Ah ! c’est vous, répondit-elle.

— Je le crois, dit-il en riant ; et lui, savez-vous qui il est ? vous ne l’avez jamais vu encore, mais vous avez entendu parler de lui. »

Elle se recueillit un instant.

« Ce ne peut être qu’une seule personne : votre frère, puisqu’il vous ressemble si fort, mon autre cousin, Louis.

— Remarquable petit Œdipe ! vous eussiez vaincu le sphinx ! Mais maintenant, voyez-nous ensemble ; change de place, Louis. Change encore, pour l’embarrasser. Quel est votre vieil ami, maintenant, Lina ?

— Comme s’il était possible de se tromper lorsque vous parlez ! vous auriez dû me faire adresser la question par Hortense. Mais vous n’êtes pas tout à fait ressemblant ; c’est seulement votre taille, votre figure, votre teint, qui sont semblables.

— Et je suis Robert, n’est-ce pas ? » demanda le nouveau venu, faisant un premier effort pour surmonter ce qui semblait sa timidité naturelle.

Caroline secoua glorieusement la tête. Un doux et expressif rayon de ses yeux brillait sur le vrai Robert. Ce regard disait tout.

Il ne lui fut pas permis de quitter à l’instant ses cousins. Robert lui-même se montra péremptoire en la forçant à rester. Contente, simple et affable dans ses manières (contente ce soir-là, du moins), et en joyeuse humeur pour le moment, elle était une trop agréable addition à la réunion du cottage pour qu’aucun de ses cousins consentît volontiers à son départ. Louis paraissait être un homme grave, posé, aimant la retraite ; mais la Caroline de ce soir-là, qui n’était pas, comme vous le savez, lecteur, la Caroline de chaque jour, eut bientôt vaincu sa réserve et égayé sa gravité. Il s’assit auprès d’elle et lui parla. Elle savait déjà que sa carrière était l’enseignement ; elle apprit que depuis quelques années il était le précepteur du fils de M. Sympson, qu’il avait voyagé avec lui et l’avait accompagné dans le Nord. Elle lui demanda s’il aimait son poste, mais il lui fut répondu par un regard qui lui ôta l’envie d’une nouvelle question sur ce sujet. Ce regard éveilla la sympathie de Caroline : elle comprit toute la tristesse de l’expression qui passa sur la figure intelligente de Louis, car elle lui trouvait une figure intelligente, quoique, selon elle, bien inférieure en beauté à celle de Robert. Elle se retourna pour faire la comparaison. Robert était appuyé contre le mur, un peu derrière elle, tournant les feuillets d’un livre de gravures, et probablement écoutant en même temps le dialogue qui s’était établi entre elle et Louis.

« Comment avais-je pu les trouver ressemblants ? se demanda-t-elle à elle-même. Je vois maintenant que c’est à Hortense que Louis ressemble, et non à Robert. »

Et cela était en partie vrai : il avait le nez plus long et la lèvre supérieure avancée de sa sœur, plutôt que les beaux traits de son frère ; sa bouche et son menton avaient la même forme que ceux de sa sœur, et n’avaient pas la régularité de ceux du jeune manufacturier. Son air, quoique délibéré et réfléchi, pouvait à peine passer pour prompt et ingénieux. On éprouvait, en le regardant, une impression calme qui faisait croire qu’il possédait une plus lente, et probablement plus bénigne nature, que son frère aîné.

Robert, sachant peut-être que le regard de Caroline s’était porté sur lui, bien qu’il ne l’eût pas rencontré et n’y eût pas répondu, ferma le livre qu’il tenait, et s’approchant, prit un siége à côté d’elle. Elle reprit sa conversation avec Louis : mais pendant qu’elle lui parlait, ses pensées étaient ailleurs ; son cœur battait du côté dont elle détournait à moitié la tête. Elle reconnaissait en Louis un air ferme, viril et bienveillant, mais elle s’inclinait devant la puissance secrète de Robert. Sa présence, bien qu’il gardât le silence, qu’il ne touchât pas même la frange de son écharpe ou le bord de sa robe blanche, l’électrisait. Si elle avait été obligée d’adresser la parole à lui seul, elle eût été embarrassée ; mais, libre de s’adresser à un autre, la vue de Robert l’excitait. Sa parole coulait librement : elle était gaie, joyeuse, éloquente. Le regard indulgent et la contenance placide de son auditeur la mettaient à l’aise ; le plaisir sobre exprimé par son sourire l’engagea à déployer tout ce qu’il y avait de brillant dans sa nature. Elle sentait que ce soir-là elle paraissait à son avantage, et, comme Robert était spectateur, cette pensée la remplissait de contentement. S’il se fût éloigné, l’affaissement eût suivi de près le stimulant.

Mais son bonheur ne fut pas longtemps complet ; un nuage vint bientôt le traverser.

Hortense, qui pendant quelque temps avait été occupée d’ordonner le souper, et qui débarrassait en ce moment la petite table de quelques livres, afin de faire de la place pour le thé, appela l’attention de Robert sur le vase de fleurs, dont le carmin, la neige et l’or des pétales brillaient à la lumière d’un éclat extraordinaire.

« Elles viennent de Fieldhead, dit-elle ; on les a envoyées à votre intention, sans doute : nous savons qui est là le favori ; pas moi, certainement. »

C’était chose étonnante que d’entendre plaisanter Hortense : il fallait qu’elle fût ce jour-là dans sa plus belle humeur.

« Cela veut dire que Robert est le favori ? demanda Louis.

— Mon cher, répliqua Hortense, Robert, c’est tout ce qu’il y a de plus précieux au monde ; à côté de lui, le reste du genre humain n’est que du rebut. N’ai-je pas raison, mon enfant ? » ajouta-t-elle, s’adressant à Caroline.

Caroline fut obligée de répondre oui ; mais son phare était éteint, son étoile s’était éclipsée lorsqu’elle prononça ce mot.

« Et toi, Robert ? demanda Louis.

— Lorsque vous aurez l’occasion, demandez-le-lui à elle-même, » répondit-il tranquillement. Soit qu’il eût rougi ou pâli, Caroline ne l’examina pas. Elle découvrit qu’il était tard et qu’elle devait rentrer à la maison. Elle voulut rentrer : Robert lui-même ne l’eût pu retenir.




CHAPITRE XXIII.

La vallée de la Mort.


L’avenir semble quelquefois sangloter un sourd avertissement des événements qu’il nous apporte, de même qu’un orage qui se prépare, et qui, par les gémissements du vent, les combats des nuages au ciel, annonce une tempête assez violente pour couvrir la mer de débris, ou pour apporter dans le brouillard sur les îles de l’Ouest les exhalaisons empoisonnées de l’Orient, obscurcissant les fenêtres des maisons de l’Angleterre avec le souffle de la peste indienne. D’autres fois l’avenir s’offre soudainement, comme si un rocher se déchirant découvrait un tombeau d’où sortirait un corps enseveli. Avant que vous soyez revenu de votre étonnement, vous vous trouvez face à face avec une calamité à laquelle vous ne songiez pas, qui sort de son suaire comme un nouveau Lazare.

Caroline Helstone crut s’en retourner du cottage de Hollow en bonne santé. En s’éveillant le lendemain matin, elle se sentit oppressée par une langueur inaccoutumée : à déjeuner et à tous les repas du jour suivant, elle avait perdu tout appétit ; toute nourriture avait pour elle l’insipidité de la cendre.

« Suis-je malade ? » se demandait-elle en se regardant dans son miroir. Ses yeux étaient plus brillants, leur pupille était plus dilatée, ses joues semblaient plus roses et plus pleines que de coutume, « J’ai bonne mine, disait-elle ; pourquoi ne puis-je pas manger ? »

Elle sentait son pouls battre plus fort dans ses tempes ; elle éprouvait aussi dans son cerveau une étrange activité. Son imagination était exaltée ; mille pensées actives et rompues, mais brillantes, remplissaient son esprit.

Puis vint une nuit brûlante et sans sommeil. Une soif inextinguible la torturait. Vers le matin, un rêve terrible la saisit comme ferait un tigré : en s’éveillant, elle sentit et vit qu’elle était malade.

Comment elle avait gagné la fièvre (car c’était la fièvre), elle ne pouvait le dire. Probablement, dans sa dernière promenade du cottage à la rectorerie, quelque brise empoisonnée et chargée de douce rosée et de miasmes avait passé dans ses poumons et dans ses veines, et, trouvant déjà là une fièvre d’excitation mentale, et une langueur produite par de longs tourments et une habituelle tristesse, avait fait jaillir la flamme de l’étincelle qui couvait, et avait laissé derrière elle un feu bien allumé.

Ce feu cependant paraissait assez bénin : après deux jours brûlants et deux nuits sans repos, il n’y eut plus aucune violence dans les symptômes, et ni son oncle, ni Fanny, ni le docteur, ni miss Keeldar, lorsqu’elle vint lui rendre visite, n’eurent aucune crainte pour sa vie. Tous croyaient que quelques jours suffiraient à la rétablir.

Les quelques jours se passèrent, et, quoique l’on crût toujours que la guérison ne se ferait pas attendre, la convalescence n’avait pas commencé. Mistress Pryor, qui l’avait visitée chaque jour, étant dans sa chambre un matin, quinze jours après le début de la maladie, l’examina attentivement pendant quelques minutes : elle prit sa main, appuya son doigt sur le poignet ; puis, quittant tranquillement la chambre, elle alla dans le cabinet de M. Helstone, où elle demeura enfermée avec lui la moitié de la matinée. En revenant auprès de sa jeune malade, elle déposa son châle et son chapeau. Elle s’assit un instant à côté du lit, une main placée dans l’autre, se berçant doucement de côté et d’autre, dans une attitude et avec un mouvement qui lui étaient habituels. À la fin elle dit :

« J’ai envoyé Fanny me chercher à Fieldhead quelques petites choses dont j’aurai besoin pendant un court séjour ici : je désire demeurer avec vous jusqu’à ce que vous alliez mieux. Votre oncle veut bien me permettre de vous donner mes soins. Le permettrez-vous aussi, Caroline ?

— Je suis fâchée que vous preniez une telle peine. Je ne me sens pas très-malade, mais je ne peux refuser absolument : ce sera une si grande consolation pour moi de savoir que vous êtes dans la maison, de vous voir quelquefois dans ma chambre ! mais ne vous séquestrez pas à cause de moi, chère mistress Pryor. Fanny me soigne fort bien. »

Mistress Pryor, se penchant sur la pâle petite malade, arrangeait ses cheveux sous son bonnet et relevait doucement son oreiller. Pendant qu’elle accomplissait cet office, Caroline, souriant, leva son visage pour l’embrasser.

« Ne souffrez-vous plus ? Êtes-vous bien à votre aise ? demanda d’une voix douce et émue la garde-malade volontaire, en se prêtant à la caresse.

— Je crois que je suis presque heureuse.

— Vous désirez boire ? Vos lèvres sont desséchées. »

Elle lui présenta un verre rempli d’une boisson rafraîchissante.

« Avez-vous mangé quelque chose aujourd’hui, Caroline ?

— Je ne peux pas manger.

— Mais votre appétit reviendra bientôt ; il faut qu’il revienne. C’est-à-dire, je prie Dieu qu’il revienne. »

En la replaçant de nouveau sur sa couche, elle l’entoura de nouveau de ses bras ; et, par un mouvement qui semblait à peine volontaire, elle l’attira sur son cœur, et l’y tint pressée un instant.

« Je désire à peine aller mieux, afin de pouvoir vous conserver toujours près de moi, » dit Caroline.

Mistress Pryor ne sourit point à cette parole : elle était en proie à un tremblement que pendant quelques minutes elle s’efforça de réprimer.

« Vous êtes plus accoutumée à Fanny qu’à moi, dit-elle bientôt ; je suis portée à penser que mon assistance officieuse doit vous paraître étrange.

— Non : tout à fait naturelle, au contraire, et très-agréable. Vous devez avoir été habituée à soigner des malades, madame. Vous marchez si doucement dans la chambre, vous parlez si tranquillement et me touchez si gentiment !

— Je ne suis adroite en rien, ma chère. Vous me trouverez souvent gauche, mais jamais négligente. »

Et elle n’était pas négligente en effet. De ce moment, Fanny et Élisa devinrent des zéros dans la chambre de la malade. Mistress Pryor en fit son domaine ; elle faisait tout ce qu’il y avait à faire ; elle y demeurait le jour et la nuit. La malade s’y opposa, faiblement, cependant, au commencement, puis plus du tout : la solitude et la tristesse étaient en ce moment bannies de son chevet, où s’étaient installées à leur place la protection et la consolation. Elle et sa garde-malade s’entendaient à merveille. Caroline était ordinairement affligée de demander ou de recevoir beaucoup de soins ; mistress Pryor, dans les circonstances ordinaires, n’avait ni l’habitude ni l’art d’accomplir les petits détails du service : mais maintenant tout se passait avec tant d’aisance, si naturellement, que la malade avait autant de plaisir à se laisser choyer que la garde avait de propension à la soigner. Aucun signe de fatigue chez la dernière ne venait rappeler à la première qu’elle devait la ménager. Il n’y avait, en vérité, aucuns devoirs bien durs à accomplir ; mais une mercenaire les eût trouvés rudes.

Avec tous ces soins, il semblait étrange que la jeune malade n’allât pas mieux : et cependant il en était ainsi. Elle fondait comme une guirlande de neige au dégel ; elle se fanait comme une fleur dans la sécheresse. Miss Keeldar, dont le danger de la mort occupait rarement les pensées, n’avait d’abord éprouvé aucune crainte pour son amie ; mais la voyant changer et dépérir d’une visite à l’autre, l’alarme la saisit au cœur. Elle alla trouver M. Helstone, et s’exprima avec tant d’énergie, que ce gentleman fut bien obligé, quoique à regret, d’admettre l’idée que sa nièce avait quelque chose de plus qu’une migraine ; et, quand mistress Pryor vint réclamer l’assistance d’un médecin, il lui dit qu’elle en pouvait faire appeler deux si elle le voulait. Il en vint un seul, mais celui-là était un oracle : il débita un obscur discours dont l’avenir seul pouvait éclaircir le mystère, écrivit quelques prescriptions, donna quelques avis, le tout avec un air d’écrasante autorité, empocha les honoraires et partit. Probablement savait-il suffisamment qu’il ne pouvait faire aucun bien ; mais il n’aimait pas l’avouer.

Cependant aucune rumeur de maladie sérieuse ne s’était répandue dans le voisinage. Au cottage de Hollow on pensait que Caroline avait seulement un violent rhume, car elle avait écrit dans ce sens à Hortense ; et mademoiselle s’était contentée de lui envoyer deux pots de conserves de groseille, une recette de tisane, et un avis écrit.

Mistress Yorke, ayant appris qu’un médecin avait été appelé, se moqua des fantaisies hypocondriaques du riche et de l’oisif, qui, n’ayant autre chose à faire qu’à s’occuper de lui-même, fait appeler un docteur pour un petit mal de doigt.

Cependant « le riche et l’oisif, » représenté par Caroline, tombait dans un état de prostration et de débilité qui étonnait tout le monde, excepté une seule personne : car cette personne réfléchissait combien une constitution minée est sujette à tomber tout à coup en ruine.

Les gens malades ont souvent des caprices inexplicables pour ceux qui les approchent d’ordinaire, et Caroline en avait un que même sa tendre garde-malade ne put tout d’abord s’expliquer. À un certain jour de la semaine, et à une certaine heure, elle désirait, qu’elle fût mieux ou plus mal, être levée, habillée et assise dans sa chaise près de la fenêtre. Elle demeurait là jusqu’à ce que midi fût passé. Quel que fût le degré d’épuisement ou de débilité qui se trahît sur son visage dévasté, elle repoussait doucement toutes les propositions qui lui étaient faites de chercher du repos dans son lit, jusqu’à ce que la cloche eût sonné le milieu du jour : les douze heures sonnées, elle devenait docile et se laissait faire. Retournée à sa couche, elle enfonçait ordinairement sa face profondément dans son oreiller et s’enveloppait entièrement de ses couvertures, comme pour se séparer du soleil et du monde dont elle était fatiguée ; plus d’une fois, lorsqu’elle était ainsi couchée, une légère convulsion, agitait le lit et un faible sanglot rompait le silence. Ces choses n’échappèrent pas à mistress Pryor.

Un mardi matin, comme de coutume, elle avait demandé la permission de se lever, et elle était assise enveloppée dans sa blanche robe de nuit, se penchant sur le devant de sa chaise et regardant fixement et patiemment de la fenêtre. Mistress Pryor était assise un peu en arrière, faisant semblant de tricoter, mais en réalité observant la jeune malade. Un changement s’opéra sur son front pâle et triste qui s’anima soudain ; un éclair jaillit de ses yeux languissants. Elle se leva à demi et regarda avidement dehors. Mistress Pryor, s’approchant doucement d’elle, regarda par-dessus son épaule. De cette fenêtre on apercevait le cimetière, et au delà, la route, sur laquelle apparut, allant à grande vitesse, un cavalier. Il n’était pas encore fort éloigné ; mistress Pryor avait de bons yeux, elle reconnut M. Moore. Au moment même où une légère éminence le dérobait à la vue, l’horloge sonna midi.

« Puis-je retourner au lit ? » demanda aussitôt Caroline.

Sa garde l’aida à se recoucher. Après avoir tiré le rideau, elle s’assit à côté du lit et prêta l’oreille. La petite couche tremblait, le sanglot troublait le silence. Les traits de mistress Pryor se contractèrent comme sous une profonde angoisse ; elle se tordit les mains : un gémissement étouffé s’échappa de ses lèvres. Elle se rappelait maintenant que le mardi était jour de marché à Whinbury ; ces jours-là, M. Moore en s’y rendant devait passer avant midi auprès de la rectorerie.

Caroline portait continuellement autour de son cou une mince tresse de soie à laquelle était attaché certain colifichet. Mistress Pryor avait vu briller l’or, mais elle n’avait pu voir encore ce qu’était cet objet. Sa malade ne s’en séparait jamais. Lorsqu’elle était habillée, il était caché sur son sein ; lorsqu’elle était couchée, elle le tenait dans sa main. L’après-midi de ce mardi, l’assoupissement, plus semblable à la léthargie qu’au sommeil, qui abrégeait quelquefois les longs jours, s’était appesanti sur elle : il faisait très-chaud ; en se retournant dans une agitation fébrile, elle avait rejeté ses couvertures ; mistress Pryor se pencha pour les replacer ; la petite main amaigrie et inerte de la jeune fille, étendue sur sa poitrine, tenait comme de coutume son précieux trésor : ses doigts, dont l’émaciation faisait peine à voir, étaient en ce moment desserrés pendant le sommeil. Mistress Pryor enleva doucement la tresse, en pressant sur un petit ressort. C’était un bien modeste bijou, et proportionné à la petite bourse de celle qui l’avait acheté ; sous sa face de cristal paraissait une boucle de cheveux noirs, trop courts et trop frisés pour des cheveux enlevés à la tête d’une femme.

Un mouvement agité occasionna un tiraillement du cordon de soie ; la dormeuse tressaillit et s’éveilla. Ses pensées étaient en ce moment ordinairement flottantes lorsqu’elle s’éveillait, ses regards généralement errants. Se levant à moitié comme frappée de terreur, elle s’écria :

« Ne me l’enlevez pas, Robert, ne me l’enlevez pas ! C’est ma dernière consolation, laissez-la-moi ! Je n’ai jamais dit à personne de qui sont ces cheveux ; je ne les ai jamais montrés à personne. »

Mistress Pryor avait déjà disparu derrière le rideau ; appuyée très en arrière sur la grande chaise de repos à côté du lit, elle n’était pas en vue. Caroline regarda à travers la chambre ; elle la crut vide. Comme ses idées vagabondes revenaient lentement, repliant leurs ailes débiles ainsi que des oiseaux épuisés sur une côte aride, apercevant le vide et le silence autour d’elle, elle se crut seule. Le délire ne l’avait pas quittée ; peut-être la saine possession d’elle-même et la conscience de ses actions l’avaient-elles abandonnée pour toujours ; peut-être ce monde dans lequel vivent les forts et les heureux avait-il déjà roulé sous ses pieds pour la dernière fois. C’est du moins ce qu’il semblait souvent. En santé, elle n’avait jamais eu l’habitude de penser tout haut ; mais en ce moment les paroles s’échappaient de ses lèvres sans qu’elle y fît attention.

« Oh ! je voudrais le voir une fois encore avant que tout fût fini ! Le ciel devrait m’accorder cette faveur ! s’écriait-elle. Mon Dieu, accordez-moi cette consolation avant de quitter cette vie.

« Mais il ne saura pas que je suis malade avant que je ne sois morte ; et il viendra lorsqu’ils m’auront déposée froide et insensible dans le cercueil.

« Que pourra ressentir alors mon âme ? Peut-elle voir ou savoir ce qui arrive à la chair ? Les esprits ont-ils quelque moyen de communiquer avec les vivants ? Les morts peuvent-ils visiter ceux qu’ils ont laissés ? Peuvent-ils traverser les éléments ? Le vent, l’eau, le feu, me frayeront-ils un passage pour arriver à Moore ?

« Est-ce pour rien que le vent semble quelquefois soupirer des paroles articulées ; qu’il chante la nuit comme je l’ai entendu récemment, ou qu’il traverse les fenêtres en sanglotant, comme s’il annonçait des malheurs à venir ? Est-ce que rien ne l’habite, rien ne l’inspire ?

« Et pourtant, il me fit entendre une nuit certaines paroles ; il me dit un chant que j’aurais pu écrire : seulement j’étais effrayée, et je n’osai pas me lever pour aller chercher des plumes et du papier à la faible lueur de ma lampe de nuit.

« Qu’est-ce donc que cette électricité dont ils parlent, dont les changements nous apportent la santé ou la maladie, dont le manque ou l’excès tue, dont l’équilibre lui-même fait revivre ? Que sont donc ces influences répandues dans l’atmosphère autour de nous, qui jouent sur nos nerfs comme des doigts sur un instrument à cordes, et en tirent tantôt une douce note, tantôt une plainte, tantôt la plus douce mélodie, tantôt la plus triste cadence ?

« Où est l’autre monde ? En quoi l’autre vie consistera-t-elle ? Pourquoi le demandé-je ? n’ai-je pas raison de penser que l’heure s’approche trop vite où le voile se déchirera pour moi ? ne sais-je pas que le grand mystère va probablement se révéler à moi prématurément ? Grand Esprit ! dans la bonté duquel je place ma confiance ; toi que, comme mon père, j’ai invoqué nuit et jour depuis ma tendre enfance, viens au secours de la faible créature sortie de tes mains ! Soutiens-moi dans l’épreuve que je crains et que je dois subir ! Donne-moi la force ! Donne-moi la patience ! Donne-moi… oh ! donne-moi la foi ! »

Elle retomba sur son oreiller. Mistress Pryor trouva le moyen de se glisser sans bruit hors de la chambre : elle rentra bientôt après, aussi calme en apparence que si elle n’eût pas entendu cet étrange colloque.

Le lendemain vinrent plusieurs visites. Le bruit s’était répandu que miss Helstone allait plus mal. M. Hall et sa sœur arrivèrent ; tous deux sortirent en pleurs de la chambre de la malade : ils l’avaient trouvée plus changée qu’ils ne s’y attendaient. Hortense Moore vint aussi. Caroline parut stimulée par sa présence ; elle l’assura, en souriant, qu’elle n’était pas dangereusement malade ; elle lui parla d’une voix faible, mais avec enjouement. Pendant le temps que sa cousine demeura auprès d’elle, l’excitation colora son visage ; elle paraissait mieux.

« Comment va M. Robert ? demanda mistress Pryor, au moment où Hortense se préparait à sortir.

— Il allait très-bien lorsqu’il est parti !

— Lorsqu’il est parti ! il n’est donc pas à la maison ? »

Hortense expliqua alors que des nouvelles de la police touchant les émeutiers l’avaient forcé de se rendre le matin même à Birmingham, et qu’une quinzaine s’écoulerait probablement avant qu’il fût de retour.

« Il ne sait donc pas que miss Helstone est très-malade ?

— Oh ! non. Il pensait, comme moi, qu’elle avait seulement un mauvais rhume. »

Après cette visite, mistress Pryor eut soin de ne pas approcher la couche de Caroline pendant plus d’une heure. Elle l’entendit pleurer, et n’osa pas regarder couler ses larmes.

Comme la nuit approchait, elle lui apporta un peu de thé. Caroline, ouvrant les yeux après un court assoupissement, ne reconnut pas sa garde-malade.

« J’ai respiré les chèvrefeuilles dans la vallée ce matin, lorsque j’étais debout à la fenêtre du comptoir, » dit-elle.

D’étranges paroles comme celles-là percent plus cruellement que l’acier le cœur de la personne aimante qui les entend. Elles paraissent peut-être romantiques dans un livre ; dans la vie réelle, elles sont accablantes.

« Ma chère, me reconnaissez-vous ? dit mistress Pryor.

— Je suis entrée peur appeler Robert à déjeuner : je suis allée avec lui au jardin ; il m’avait priée de l’accompagner. Une forte rosée a rafraîchi les fleurs ; les pêches mûrissent.

— Ma chérie ! ma chérie ! répéta de nouveau la garde-malade.

— Je pensais qu’il faisait jour, que le soleil était levé depuis longtemps : il fait sombre ; est-ce que la lune n’est pas couchée ? »

Cette lune, qui venait de se lever, brillait sur elle de sa lumière pleine et douce ; flottant dans l’espace azuré et sans nuage, elle semblait veiller la malade.

« Alors ce n’est pas le matin ? je ne suis pas au cottage ? Qui est là ? Je vois quelqu’un à mon chevet.

— C’est moi, c’est votre amie, votre garde, votre… Appuyez votre tête sur mon épaule ; revenez à vous. (À demi-voix :) Oh ! mon Dieu, ayez pitié d’elle ! donnez-lui la vie et à moi la force. Envoyez-moi le courage, inspirez mes paroles. »

Quelques minutes se passèrent dans le silence ; la malade reposait muette et immobile dans les bras tremblants, sur le cœur agité de la garde.

« Je suis mieux maintenant, murmura à la fin Caroline, beaucoup mieux ; je sens où je suis : c’est mistress Pryor qui est près de moi. Je rêvais ; je parle lorsque je m’éveille de mes songes : c’est souvent l’habitude des malades. Comme votre cœur bat fort, madame ! Ne vous alarmez pas.

— Ce n’est pas la crainte, mon enfant ; mais seulement un peu d’anxiété, qui se passera. Je vous ai apporté un peu de thé, Cary ; votre oncle l’a préparé lui-même. Vous savez qu’il se dit capable de préparer une tasse de thé mieux que la plus habile ménagère. Goûtez-le. Il est affligé d’apprendre que vous mangez si peu : il serait heureux de vous voir un meilleur appétit.

— J’ai soif ; donnez-moi à boire. »

Elle but avidement.

« Quelle heure est-il, madame ? demandait-elle.

— Neuf heures passées.

— Pas plus tard ? oh ! j’ai encore devant moi une longue nuit ; mais le thé m’a donné des forcés : je veux me lever. »

Mistress Pryor la souleva et arrangea son oreiller.

« Grâce au ciel, je ne suis pas toujours également malheureuse, malade et sans espoir. L’après-midi a été mauvaise depuis le départ d’Hortense ; peut-être la soirée sera-t-elle meilleure. Il fait une belle nuit, je pense. La lune brille d’un vif éclat.

— Très-belle ; Une vraie nuit d’été. La vieille tour de l’église brille comme si elle était d’argent.

— Est-ce que le cimetière paraît paisible ?

— Oui, et le jardin aussi ; la rosée brille sur le feuillage.

— Voyez-vous de longues herbes et des orties entre les tombes, ou vous paraissent-elles couvertes de gazon ou de fleurs ?

— Je vois des marguerites brillant comme des perles sur quelques tertres. Thomas a fauché les feuilles d’oseille et les mauvaises herbes, et les a enlevées.

— J’aime toujours à voir faire cela ; cela soulage l’âme de voir ce lieu en ordre, et je suis sûre que dans l’église, la lune brille en ce moment d’un éclat aussi doux que dans ma chambre. Sa lumière doit tomber en plein, à travers la fenêtre de l’Est, sur le monument de la famille Helstone. Quand je ferme les yeux, il me semble voir, en lettres noires sur le marbre blanc, l’épitaphe de mon pauvre père. Il y a au-dessus beaucoup de place pour d’autres inscriptions.

— William Farren est venu ce matin voir vos fleurs ; il craignait, maintenant que vous ne pouvez leur donner vos soins, de les trouver négligées. Il a emporté deux de vos plantes favorites chez lui pour les soigner.

— Si je fais un testament, je laisserai toutes mes plantes à William ; à Shirley mes colifichets, à l’exception d’un seul, qui ne doit pas être enlevé de mon cou, et à vous, madame, mes livres. (Après une pause :) Mistress Pryor, j’ai une ardente envie de quelque chose.

— De quoi, Caroline ?

— Vous savez que j’éprouve toujours un vif plaisir à vous entendre chanter : chantez-moi donc l’hymne qui commence ainsi : « Notre Dieu, etc. »

Mistress Pryor se mit à chanter.

Il n’était pas étonnant que Caroline aimât à l’entendre chanter : sa voix, même en parlant, était douce et argentine ; lorsqu’elle chantait, elle semblait presque divine. Ni la flûte ni le tympanon n’avaient des sons si purs. Mais le son était secondaire, comparé à l’expression qui l’animait : la tendre vibration d’un cœur ému.

Les serviteurs, entendant de la cuisine, se glissèrent au pied de l’escalier pour écouter ; le vieux Helstone lui-même, qui se promenait dans le jardin, réfléchissant sur l’incompréhensible et faible nature de la femme, s’arrêta tout à coup au milieu de ses allées pour saisir plus distinctement la triste mélodie. Lui rappelait-elle sa femme morte ? lui faisait-elle plus vivement déplorer la jeunesse flétrie de Caroline ? c’est ce qu’il n’eût pu dire. Mais il fut bien aise de se souvenir qu’il avait promis de faire ce soir-là une visite à Wynne le magistrat. Il avait en profonde aversion la tristesse et les sombres pensées ; lorsqu’elles venaient l’assaillir, il trouvait toujours le moyen de s’en débarrasser au plus vite. Le chant le suivit faiblement pendant qu’il traversait la campagne : il hâta son pas ordinairement rapide, afin de ne plus être à la portée de l’entendre.

L’hymne finie, Caroline demanda une chanson écossaise.

Mistress Pryor obéit encore, ou essaya d’obéir. À la fin de la première stance elle s’arrêta ; elle ne pouvait plus continuer ; son cœur débordait.

« La tristesse de cette mélodie vous fait pleurer : venez ici, je vous consolerai, » dit Caroline d’une voix émue.

Mistress Pryor s’approcha ; elle s’assit sur le bord du lit de la malade, et lui permit d’entourer son cou avec ses bras amaigris.

« Vous me soulagez souvent, laissez-moi vous soulager à mon tour, murmura la jeune fille en baisant ses joues. J’espère, ajouta-t-elle, que ce n’est pas à cause de moi que vous pleurez ? »

Mistress Pryor ne répondit pas.

« Croyez-vous que je n’irai pas mieux ? Je ne me sens pas très-malade ; je me sens seulement faible.

— Mais votre esprit, Caroline, votre esprit est écrasé, votre cœur est brisé. Vous avez été si négligée, si repoussée ! on vous a laissée si longtemps désolée !

— Je crois que le chagrin est et a toujours été le plus vif aliment de ma maladie. Je pense quelquefois qu’un peu de bonheur me ferait promptement revivre.

— Désirez-vous vivre ?

— Rien ne me rattache à la vie.

— M’aimez-vous, Caroline ?

— Beaucoup, sincèrement, quelquefois d’une façon inexprimable. En ce moment même, je voudrais pouvoir confondre mon cœur avec le vôtre.

— Je vais revenir à l’instant, ma chérie, » dit mistress Pryor, en reposant Caroline sur son oreiller.

Elle se glissa légèrement vers la porte, tourna doucement la clef dans la serrure, s’assura qu’elle était fermée, et revint auprès du lit. Elle écarta le rideau pour laisser arriver plus librement la lumière de la lune, et regarda fixement Caroline.

« Alors, si vous m’aimez, dit-elle avec volubilité et d’une voix altérée, si vous désirez confondre votre cœur avec le mien, vous n’éprouverez ni choc ni douleur en apprenant que ce cœur est la source qui a rempli le vôtre ; que de mes veines est issue la vie qui coule dans les vôtres ; que vous êtes à moi, ma fille, ma propre enfant…

— Mistress Pryor !

— Ma propre enfant.

— C’est-à-dire… cela signifie… que vous m’avez adoptée ?

— Cela signifie que, si je ne vous ai donné rien d’autre, je vous ai donné au moins la vie, que je vous ai portée dans mon sein, que je vous ai nourrie, que je suis votre véritable mère. Aucune autre femme ne peut réclamer ce titre ; il est le mien.

— Mais mistress James Helstone, mais la femme de mon père, que je ne me rappelle pas avoir jamais vue, elle est ma mère ?

— Elle est votre mère. James Helstone fut mon époux. Je l’ai prouvé. Je pensais que peut-être vous étiez toute à lui, ce qui eût été une cruelle affliction pour moi. Je trouve qu’il n’en est pas ainsi. Dieu m’a permis d’être la mère de l’esprit de mon enfant : il m’appartient ; c’est ma propriété, mon droit. Ces traits sont les propres traits de James. Il avait un beau visage, lorsqu’il était jeune et non dégradé par le vice. Papa, ma chérie, vous a donné vos yeux bleus et vos soyeux cheveux bruns ; il vous a donné l’ovale du visage et la régularité des traits ; il vous a conféré l’extérieur ; mais le cœur et le cerveau sont à moi. Leurs germes sont les miens, et ils se sont développés et améliorés jusqu’à la perfection. J’estime et j’approuve mon enfant autant que je l’aime.

— Ce que j’entends est-il vrai ? N’est-ce point un rêve ?

— Je voudrais qu’il fût aussi vrai que l’embonpoint et les couleurs vont revenir à vos joues.

— Ma propre mère ! Mais est-ce une personne pour laquelle je puisse avoir autant d’amour que j’en ai pour vous ? Elle n’était pas aimée généralement, autant du moins qu’on me l’a donné à entendre.

— On vous a dit cela ? Eh bien, votre mère vous dit en ce moment que, n’ayant pas le don de plaire aux gens en général, elle se soucie peu de leur approbation ; ses pensées et son affection sont concentrées sur son enfant. Son enfant va-t-elle l’accueillir ou la rejeter ?

— Mais si vous êtes ma mère, le monde est entièrement changé pour moi. Assurément, je puis vivre ; j’aimerais à recouvrer la santé.

— Vous la recouvrerez. Vous avez tiré la vie et la force de mon sein lorsque vous étiez une petite, une belle enfant, sur les yeux bleus de laquelle j’avais coutume de pleurer, craignant de voir dans votre beauté même le signe de qualités qui étaient entrées dans mon cœur comme un fer, et avaient percé mon âme comme une épée. Ma fille ! nous avons été longtemps séparées : je reviens maintenant pour vous chérir de nouveau. »

Elle l’éleva contre son sein, elle la pressa dans ses bras ; elle la berça doucement, comme on fait pour endormir un jeune enfant.

« Ma mère ! ma chère mère ! »

La fille se pressa contre la mère ; celle-ci la serra plus vivement encore dans ses bras ; elle la couvrit de baisers, en murmurant sur elle des paroles de tendresse.

Le silence régna dans la chambre pendant longtemps.

« Mon oncle sait-il ce que je viens d’apprendre ?

— Votre oncle le sait : je le lui ai dit lorsque je suis venue demeurer ici avec vous.

— M’avez-vous reconnue la première fois que vous m’avez rencontrée à Fieldhead ?

— Comment en eût-il été autrement ? M. et miss Helstone ayant été annoncés, j’étais préparée à voir mon enfant.

— C’est donc ce qui vous troubla ? je vous vis tout émue.

— Vous ne vîtes rien, Caroline : je puis maîtriser mes émotions. Vous ne pourriez jamais dire quel siècle d’étranges sensations j’ai traversé pendant les deux minutes qui se sont écoulées entre l’annonce de votre nom et votre entrée. Vous ne pourriez jamais dire l’impression que produisirent sur moi votre air, votre mine, votre démarche.

— Pourquoi ? Fûtes-vous désappointée ?

— « À qui ressemblera-t-elle ? » m’étais-je demandé ; et, quand je vis à qui vous ressembliez, je fus près de m’évanouir.

— Pourquoi, maman ?

— Je tremblais en votre présence. Je me dis : « Je ne la posséderai jamais ; jamais elle ne me connaîtra. »

— Mais je ne dis et ne fis alors rien de remarquable. J’éprouvais un peu de timidité à la pensée de mon introduction chez des étrangers, voilà tout.

— Je vis bientôt que vous étiez timide : ce fut la première chose qui me rassura. Eussiez-vous été rustique, gauche, empruntée, j’aurais été contente.

— Vous m’étonnez.

— J’avais mes raisons de craindre un charmant extérieur, de me défier d’une démarche aisée, de frissonner devant la distinction, la grâce, la courtoisie. La beauté et l’affabilité s’étaient montrées sur mon chemin lorsque j’étais recluse, désolée, jeune et ignorante : une pauvre gouvernante minée par le travail, périssant sous un labeur ingrat, et brisée avant le temps. Quand elles me sourirent, Caroline, je les pris pour des anges ! Je les suivis, et, lorsqu’entre leurs mains j’eus remis sans réserve toute ma chance de bonheur à venir, ce fut mon partage de voir une transfiguration du foyer domestique : le masque fut levé, le brillant déguisement mis de côté ; en face de moi s’assit… Oh ! Dieu ! combien j’ai souffert ! »

Sa tête tomba sur l’oreiller.

« Combien j’ai souffert ! nul ne l’a vu, nul ne l’a su : il n’y avait nulle sympathie, nul espoir, nul soulagement.

— Prenez courage, ma mère : c’est passé maintenant.

— C’est passé, et non sans fruit : je demandai à Dieu la patience ; il me soutint pendant mes jours d’angoisses. J’étais accablée de terreur et de trouble ; à travers la plus grande tribulation, il m’a conduite au salut qui vient de se révéler. La crainte me torturait, il l’a dissipée. Il m’a donné à sa place l’amour parfait… mais, Caroline…

— Ma mère !

— Je vous commande, lorsque vous regarderez le monument de votre père, de respecter le nom qui y est buriné. À vous il ne fit que du bien. Il vous a conféré le trésor complet de ses beautés, et il n’y a pas ajouté le moindre défaut. Tout ce que vous tenez de lui est excellent. Vous lui devez de la gratitude. Laissez entre lui et moi le règlement de nos comptes mutuels ; ne vous en mêlez pas : Dieu est l’arbitre. Les lois du monde sont-elles jamais venues à mon secours ? Jamais ! N’étaient-elles pas impuissantes comme un roseau pourri pour me protéger, inefficaces comme un babil d’idiot pour le réfréner ? Comme vous venez de le dire, tout est fini maintenant : le tombeau nous sépare. Il dort là, dans cette église : je dis ce soir à sa cendre ce que je ne lui avais jamais dit auparavant : « James, reposez en paix ! voyez ! votre terrible dette est effacée ! regardez ! j’anéantis de ma propre main le long et noir compte que j’avais à vous demander ! James, votre enfant expie pour vous. Cette vivante image de vous-même, ce visage sur lequel est empreinte la perfection de vos traits, cette seule joie que vous m’ayez donnée, se presse affectueusement sur mon cœur et m’appelle tendrement sa mère. Mon époux, soyez pardonné. »

— Ma chère mère, c’est bien, cela ! l’esprit de papa peut-il nous entendre ? est-il consolé de savoir que nous l’aimons encore ?

— Je n’ai point parlé d’amour, j’ai parlé de pardon. Ne vous faites pas illusion, enfant ; je n’ai point parlé d’amour ! Sur le seuil de l’éternité, fût-il là pour me voir entrer, je maintiendrai ce que j’ai dit.

— Oh ! mère ! combien vous devez avoir souffert !

— Mon enfant, le cœur humain peut souffrir. Il peut contenir plus de larmes que l’Océan ne renferme d’eau. Nous ne savons jamais combien il est profond, combien il est étendu, avant que le malheur ait déchaîné sur lui ses nuages et l’ait rempli de son impétueuse obscurité.

— Ma mère, oubliez.

— Oublier ! dit-elle avec un rire étrange. Le pôle Nord se précipitera sur le Sud, les terres de l’Europe seront enfermées dans les baies de l’Australie, avant que j’oublie.

— Chut ! ma mère ! calmez-vous ! »

Et la fille berça doucement la mère comme la mère avait bercé la fille. À la fin, mistress Pryor pleura ; puis elle devint plus calme. Elle reprit ces tendres soins que l’agitation avait en ce moment interrompus. Replaçant sa fille sur sa couche, elle arrangea l’oreiller et étendit les draps. Elle réunit ses cheveux dont les boucles étaient éparses ; elle rafraîchit son front humide de sueur avec une fraîche et odorante essence.

« Maman, dites-leur d’apporter une lumière, afin que je vous puisse voir ; et priez mon oncle de monter dans ma chambre à l’instant même : j’ai besoin de lui entendre dire que je suis votre fille. Et vous, maman, soupez ici, ne me quittez pas ce soir une minute.

— Oh ! Caroline ! que votre amabilité est puissante ! vous me direz : « Allez, » et j’irai ; « Venez, » et je viendrai ; « Faites ceci, » et je le ferai. Vous, vous avez hérité de certaines manières aussi bien que de certains traits. Vos ordres seront toujours irrésistibles, quoique formulés avec une grande douceur, Dieu merci. Et, ajouta-t-elle à voix basse, il parlait aussi avec douceur, quelquefois, comme une flûte soupirant de tendres modulations ; puis, lorsque le monde n’était pas là pour l’entendre, sa voix avait un son à déchirer les nerfs et à glacer le sang, une expression à rendre fou.

— Il semble si naturel, maman, de vous demander ceci et cela ! Je n’ai pas besoin que personne autre que vous soit près de moi ou fasse quelque chose pour moi ; mais ne me permettez pas d’être importune ; réprimez-moi, si je vais trop loin.

— Vous ne devez pas compter sur moi pour vous réprimer ; vous devez faire attention à vous. J’ai peu de courage moral ; c’est là mon principal défaut. C’est ce qui m’a rendu une mère dénaturée, ce qui m’a tenue éloignée de mon enfant pendant les dix ans qui se sont écoulés depuis que la mort de mon mari m’aurait permis de la réclamer ; c’est ce qui a énervé mes bras et a permis que l’enfant que j’aurais pu conserver plus longtemps fût enlevée à leurs embrassements.

— Comment cela, ma mère ?

— Je vous laissai partir enfant, parce que vous étiez jolie, et que je redoutais votre gentillesse, la regardant comme le sceau de la perversité. Ils m’envoyèrent votre portrait, fait à l’âge de huit ans : ce portrait confirma mes terreurs. S’il m’eût montré un enfant aux traits rustiques, lourds, hébétés et vulgaires, je me serais hâtée de vous réclamer ; mais sous le papier argenté je vis s’épanouir la délicatesse d’une fleur aristocratique ; chacun de vos traits annonçait une petite lady. J’avais trop récemment gémi sous le joug du beau gentleman auquel j’avais échappé meurtrie, paralysée, mourante, pour oser affronter sa belle et presque féerique image. Ma douce petite lady me frappa de terreur. Son air d’élégance native glaça la moelle de mes os. Dans mon expérience, je n’avais pas rencontré la vérité, la modestie, les bons principes accompagnant la beauté, « Une forme si régulière et si belle, me dis-je, doit couvrir une âme méchante et cruelle. » Je n’avais que peu de confiance en l’éducation pour redresser une âme semblable ; ou plutôt, je me croyais complètement inhabile à cette tâche. Je n’osais entreprendre de vous élever, et je résolus de vous laisser entre les mains de votre oncle. Je savais que, si Matthewson Helstone était un homme austère, c’était aussi un homme droit. Lui et tout le monde jugèrent sévèrement mon étrange et peu maternelle résolution, et je méritais d’être mal jugée.

— Maman, pourquoi vous fîtes-vous appeler mistress Pryor ?

— C’était un nom qui appartenait à la famille de ma mère. Je le pris afin de vivre sans être inquiétée. Le nom de mon mari rappelait trop vivement ma vie passée. Je ne pouvais le souffrir. D’ailleurs, des menaces me furent faites de me forcer à retourner dans mon esclavage ; cela ne se pouvait : j’eusse préféré une bière pour lit, un tombeau pour demeure. Mon nouveau nom me protégea ; je repris sous son abri mon occupation d’institutrice. D’abord elle me procura à peine les moyens de vivre ; mais combien la faim me semblait savoureuse, lorsque je jeûnais en paix ! Combien me paraissaient sûrs l’obscurité et le froid d’un foyer sans feu, lorsqu’aucune lueur livide de terreur n’en venait rougir la désolation ! Combien était sereine la solitude, lorsque je ne craignais pas d’y voir faire irruption le vice et la violence !

— Mais, maman, vous étiez venue déjà dans ce pays ; comment, lorsque vous y avez reparu avec miss Keeldar, n’avez-vous pas été reconnue ?

— J’y fis seulement une courte visite comme fiancée, il y a une vingtaine d’années ; alors, j’étais bien différente de ce que je suis aujourd’hui ; j’étais svelte, presque aussi svelte que l’est ma fille : mon teint, mes traits même ne sont plus les mêmes ; mes cheveux, la coupe de mes vêtements, tout est changé. Vous figurez-vous votre mère mince et frêle, vêtue de mousseline blanche, les bras nus, avec des colliers et des bracelets, et les cheveux disposés en boucles rondes à la grecque au-dessus du front ?

— Vous devez vraiment avoir été bien différente. Maman, j’entends la porte d’entrée s’ouvrir. Si c’est mon oncle qui rentre, priez-le de monter l’escalier et de me donner l’assurance que je suis bien éveillée et que je n’ai pas le délire. »

Le recteur, de son propre mouvement, montait l’escalier, et mistress Pryor l’appela dans la chambre de sa nièce.

« Elle ne va pas plus mal, j’espère ? demanda-t-il avec empressement.

— Je pense qu’elle est mieux ; elle est disposée à causer ; elle semble plus forte.

— Bien ! dit-il en arpentant rapidement la chambre. Ah ! Cary ! comment allez-vous ? Avez-vous bu ma tasse de thé ? Je l’avais préparée pour vous comme je l’aime.

— Je l’ai bue jusqu’à la dernière goutte ; elle m’a fait du bien. Je désire avoir de la société, et j’ai prié mistress Pryor de vous appeler auprès de moi. »

Le respectable ecclésiastique paraissait à la fois content et embarrassé. Il était assez disposé à accorder sa compagnie à sa nièce malade, puisque c’était son caprice ; mais comment employer ces dix minutes, il n’en savait rien. Il toussait, il s’agitait.

« Vous serez debout dans un instant, dit-il afin de dire quelque chose. Cette petite faiblesse sera bientôt passée ; et alors vous boirez du porto, une pipe, si vous le pouvez, et vous mangerez du gibier et des huîtres ; je m’en procurerai pour vous, s’il est possible d’en avoir quelque part. S’il plaît à Dieu, nous vous rendrons bientôt aussi forte que Samson.

— Qui est cette lady, mon oncle, qui est debout à côté de vous au pied de mon lit ?

— Bon Dieu ! s’écria-t-il ; est-ce que sa raison voyage encore, madame ? »

Mistress Pryor sourit.

« Je voyage dans un agréable monde, dit Caroline d’une voix douce et heureuse, et j’ai besoin que vous me disiez si c’est une réalité ou une vision. Quelle est cette lady ? donnez-lui un nom, mon oncle.

— Il faut faire appeler de nouveau le docteur Riles, ou plutôt encore Marc Turck : il est moins charlatan. Il faut que Thomas selle le poney et aille le chercher.

— Non, je n’ai pas besoin de docteur, mon oncle ; maman sera mon seul médecin. Maintenant, comprenez-vous, mon oncle ? »

M. Helston remonta ses lunettes de son nez à son front, prit sa tabatière et s’administra une partie de son contenu. Ainsi fortifié, il répondit brièvement ;

« Je vois clair. Vous le lui avez donc dit, madame ?

— Et cela est-il vrai ? demanda Caroline se levant de dessus son oreiller. Est-elle réellement ma mère ?

— Vous ne pleurerez pas, vous ne ferez pas une scène, vous ne vous évanouirez pas si je vous réponds oui ?

— Pleurer ! Je pleurerais si vous disiez non. Il serait terrible d’être désappointée à présent. Mais donnez-lui un nom. Comment l’appelez-vous ?

— J’appelle cette grosse lady dans un singulier vêtement noir, qui paraît assez jeune pour porter de beaucoup plus gais habits si elle le voulait, je l’appelle Agnès Helstone ; elle était mariée avec mon frère James Helstone et elle est sa veuve.

— Et ma mère ?…

— Quelle petite incrédule vous faites ; regardez son pauvre petit visage, mistress Pryor, à peine plus grand que la paume de la main, animé de finesse et d’ardeur. (À Caroline :) Elle a eu la peine de vous mettre au monde, tout au moins. Faites attention que vous lui devez de vous rétablir promptement et de réparer les ravages de ces joues. Tudieu, elle avait l’habitude d’être grasse ; qu’a-t-elle fait de son embonpoint ? c’est ce qu’il m’est impossible de deviner.

— Si le désir de guérir a quelque influence sur moi, je ne serai pas longtemps malade. Ce matin encore je n’avais ni la raison ni la force de le vouloir. »

En ce moment Fanny était à la porte et annonça que le dîner était servi.

« Mon oncle, s’il vous plaît, envoyez-moi un peu à souper quelque chose que vous aimez, de votre propre assiette. Cela est plus sage que de tomber en des attaques de nerfs, n’est-ce pas ?

— C’est parler comme un sage, Cary. Vous verrez si je ne choisis pas judicieusement. Quand les femmes sont sensées et se font comprendre, je peux marcher avec elles. Ce sont seulement les sensations vagues et quintessenciées, les idées raffinées à l’extrême, qui me déroutent. Qu’une femme me demande un plat ou un vêtement, fût-ce un œuf de roc ou le pectoral d’Aaron, une portion des sauterelles ou du miel dont se nourrissait saint Jean, ou la ceinture de cuir dont il ceignait ses reins, je puis au moins comprendre ce qu’elle veut ; mais lorsqu’elles soupirent après je ne sais quoi, la sympathie, le sentiment et autres abstractions incompréhensibles, je ne puis rien pour elles ; je ne connais pas cela, et ne peux le leur donner. Madame, veuillez accepter mon bras. »

Mistress Pryor dit qu’elle entendait demeurer avec sa fille le reste de la soirée. En conséquence, Helstone les laissa ensemble. Il reparut bientôt, portant une assiette dans sa main consacrée.

« Ceci est du poulet, dit-il, mais nous aurons du perdreau demain. Asseyez-la sur son lit et jetez un châle sur elle. Sur ma parole, je m’entends à soigner un malade. Maintenant, voici la même petite fourchette d’argent dont vous vous serviez lorsque vous vîntes la première fois à la rectorerie ; voilà ce que vous pouvez appeler une heureuse pensée, une délicate attention. Prenez cela, Cary, et mangez bien. »

Caroline fit de son mieux. Son oncle fut étonné de lui voir si peu d’appétit : il prophétisa néanmoins de grandes choses pour l’avenir ; et, comme elle louait le morceau qu’il lui avait apporté et lui souriait gracieusement, il se pencha sur son oreiller, l’embrassa et lui dit d’un accent rude et entrecoupé :

« Bonsoir, petite ; Dieu te bénisse ! »

Caroline jouit cette nuit-là d’un si paisible repos, entourée des bras de sa mère et la tête appuyée sur sa poitrine, qu’elle oublia de désirer une autre destinée ; et, bien que plus d’un songe fiévreux vînt encore agiter son sommeil, lorsqu’elle s’éveilla oppressée, un sentiment d’heureuse satisfaction s’empara d’elle et fit disparaître à l’instant toute trace d’agitation.

Quant à la mère, elle passa cette nuit comme Jacob à Péniel. Jusqu’à la pointe du jour elle lutta contre Dieu avec d’ardentes prières.



CHAPITRE XXIV.

Le souffle du vent de l’ouest.


Ceux qui engagent avec Dieu une semblable lutte ne remportent pas toujours la victoire. Nuit après nuit, la froide sueur de l’agonie peut encore perler sur le front du patient. Le suppliant peut crier merci avec cette voix sourde que l’âme emploie dans son appel à l’Invisible : « Épargne l’objet de mon amour ! Rends la santé à la source de ma vie ! N’arrache pas de moi ce qu’une longue affection a assimilé à tout mon être ! Dieu du ciel, exauce ma prière, sois clément et miséricordieux. » Et, après ce cri et ce combat, il peut arriver que le soleil se lève sur une agonie plus désespérée. Au lieu du souffle des zéphyrs et des chants de l’alouette qui avaient coutume de le saluer avec la venue de l’aurore, le suppliant peut souvent entendre ces tristes accents passant entre des lèvres que la couleur et la vie ont depuis longtemps abandonnées :

« Oh ! j’ai eu une douloureuse nuit. Je suis plus mal ce matin. J’ai essayé de me soulever ; je ne le puis. Des songes auxquels je ne suis point habitué m’ont tourmenté toute la nuit. »

Alors le malheureux parent s’approche de l’oreiller du malade, et voit qu’un étrange changement s’est opéré sur ses traits : il comprend que le terrible moment approche, que Dieu a voulu que l’idole de son affection fût brisée ; il courbe la tête, et se soumet à la sentence qu’il n’a pu éviter et qui l’accable.

Heureuse mistress Pryor ! elle priait encore, ne s’apercevant pas que le soleil d’été dorait déjà de ses rayons le sommet des montagnes, lorsque son enfant s’éveilla doucement dans ses bras. Aucun de ces gémissements douloureux qui nous percent le cœur, font évanouir toutes nos résolutions de fermeté et nous arrachent des larmes, ne précéda son réveil. Aucun moment de froide apathie ne le suivit. Les premiers mots qu’elle prononça n’étaient point d’une personne qui devient étrangère à ce monde, et qui commence à s’égarer par moments en des régions inconnues aux vivants. Caroline se souvenait évidemment avec lucidité de tout ce qui était survenu.

« Maman, j’ai bien dormi. Je n’ai rêvé et je ne me suis éveillée que deux fois. »

Mistress Pryor se releva rapidement, afin que sa fille ne vit point les larmes de joie dont ce mot maman et l’heureux présage qui le suivait avaient rempli ses yeux.

Pendant plusieurs jours encore l’heureuse mère ne se réjouit qu’en tremblant. Cette première résurrection ressemblait à la lueur d’une lampe qui s’éteint : si la flamme brillait un moment, l’instant suivant elle s’obscurcissait tout à coup. L’épuisement suivait de près l’excitation.

Caroline s’efforçait constamment, d’une manière touchante, de paraître mieux ; mais souvent ses forces refusaient de seconder sa volonté ; trop souvent ses efforts pour surmonter la maladie échouaient, et vainement elle essayait de manger, de parler, de paraître joyeuse, plusieurs heures se passaient, pendant lesquelles mistress Pryor craignait que les cordes de la vie ne se retendissent jamais, bien que le temps où elles se rompraient fût différé.

Pendant ce temps, la mère et la fille furent presque entièrement laissées seules. C’était vers la fin d’août : le temps était beau, c’est-à-dire qu’il était très-sec et que la poussière était abondante, car un vent aride avait soufflé de l’est pendant tout le mois ; le ciel était tout à fait sans nuages, bien qu’une pâle brume, stationnaire dans l’atmosphère, semblât dépouiller de toute profondeur de ton l’azur du ciel, de toute fraîcheur la verdure de la terre, et de tout éclat la lumière du jour. Presque toutes les familles de Briarfield étaient absentes pour quelque excursion. Miss Keeldar et ses amis étaient au bord de la mer ; il en était de même de toute la famille Yorke. M. Hall et Louis Moore, entre lesquels paraissait être née une intimité spontanée qui était probablement le résultat d’une harmonie de vues et de tempérament, étaient partis dans le Nord pour une excursion pédestre aux lacs. Hortense elle-même, qui fût volontiers restée à la maison pour aider mistress Pryor à soigner Caroline, avait été si vivement sollicitée par miss Mann de l’accompagner de nouveau aux eaux de Wormwood-Wells, dans l’espoir d’alléger des souffrances cruellement augmentées par l’insalubrité du temps, qu’elle s’était crue forcée de consentir : d’ailleurs, il n’était pas dans sa nature de refuser une demande qui s’adressait à la fois à la bonté de son cœur, et, par une confession de dépendance, flattait son amour-propre. Quant à Robert, de Birmingham il s’était rendu à Londres, où il était encore.

Aussi longtemps que le souffle des déserts asiatiques dessécha les lèvres de Caroline et enflamma ses veines, sa convalescence physique ne put marcher d’un pas égal avec le retour de sa tranquillité mentale ; mais il vint un jour où le vent cessa de gémir contre le pignon est de la rectorerie et à travers la fenêtre de l’église qui regardait le levant. Un petit nuage large comme la main s’éleva vers l’ouest ; le vent, soufflant de ce même côté, l’élargit bientôt ; la pluie et la tempête prévalurent un instant, après lesquels le soleil se montra radieux ; le ciel avait retrouvé la pureté de son azur et la terre sa verdure. La livide teinte du choléra avait abandonné la face de la nature : les montagnes se dressaient claires, à l’horizon dépouillé de ce pâle brouillard de malaria.

La jeunesse de Caroline, les tendres soins de sa mère, joints au bienfait de ce vent pur que Dieu, dans sa miséricorde, faisait souffler doux et frais à travers la fenêtre toujours ouverte de sa chambre, ranimèrent son énergie depuis longtemps languissante. Enfin, mistress Pryor vit qu’il lui était permis d’espérer ; une bonne et franche convalescence avait commencé. Non-seulement le sourire de Caroline était plus doux et son humeur plus gaie, mais son visage et son œil avaient perdu une certaine expression, une expression redoutée et indescriptible, mais que se rappelleront aisément ceux qui ont veillé au chevet de malades en danger. Longtemps avant que l’émaciation de ses traits disparût, ou que la couleur retournât à ses joues, un plus subtil changement s’opéra ; tout dans sa physionomie devint plus chaud et plus doux. Au lieu d’un masque de marbre et d’un œil vitreux, mistress Pryor vit sur l’oreiller un visage encore assez pâle et dévasté, plus hagard peut-être que l’autre, mais moins terrible ; car c’était une jeune fille malade et vivante, non un simple masque blanc ou une roide statue.

Alors elle ne demandait plus sans cesse à boire. Les mots : « J’ai soif, » cessèrent d’être sa plainte. Quelquefois, lorsqu’elle avait avalé un morceau, elle disait qu’elle se sentait revivre : elle n’éprouvait plus de dégoût à entendre parler de nourriture, et commençait à indiquer ses préférences. Avec quel plaisir et quel soin rempli d’amitié, sa mère préparait ce qu’elle avait choisi !

La nourriture ramena les forces. Elle put enfin se tenir levée. Elle désirait ardemment respirer l’air pur, visiter ses fleurs et voir si le fruit mûrissait. Son oncle, toujours libéral, avait acheté une chaise de jardin pour elle. Il descendit Caroline dans ses propres bras, la plaça lui-même dans la chaise, et William Farren, qui avait été appelé, fut chargé de la promener le long des allées, pour lui montrer ce qu’il avait fait pour ses plantes et prendre ses instructions pour le travail à venir.

William et elle avaient beaucoup de choses à se dire : il y avait une douzaine de sujets qui, sans importance pour le reste du monde, les intéressaient l’un et l’autre. Ils prenaient tous deux le même intérêt pour les animaux, les oiseaux, les insectes et les plantes ; ils professaient des doctrines pareilles sur l’humanité et la création inférieure, et étaient portés l’un et l’autre aux minutieuses observations sur l’histoire naturelle. Les habitudes et les mœurs de quelques abeilles de terre qui avaient creusé leur demeure sous un vieux cerisier étaient un sujet plein d’intérêt ; la retraite de certains verdiers et la sécurité d’œufs ressemblant à des perles et de petits oiseaux à peine éclos en étaient un autre.

Si le Journal de Chambers avait existé alors, il eût bien certainement été le périodique favori de miss Helstone et de Farren. Elle aurait souscrit, et lui eût régulièrement prêté les numéros. Tous deux eussent ajouté une foi implicite et trouvé grande saveur dans ses merveilleuses anecdotes sur la sagacité des animaux.

Ceci est une digression ; mais elle sert à expliquer pourquoi Caroline ne voulait pas d’autre main que celle de Farren pour diriger sa chaise, et pourquoi la société et la conversation de ce dernier donnaient un suffisant intérêt à ses promenades au jardin.

Mistress Pryor, se promenant près d’elle, s’étonnait de voir sa fille si parfaitement à l’aise avec un homme du peuple. Elle trouvait qu’il lui était impossible de parler à cet homme autrement qu’avec une certaine roideur. Il lui semblait qu’un abîme séparât sa caste de la sienne, et que traverser cet abîme ou faire la moitié du chemin serait se dégrader. Elle dit doucement à Caroline :

« N’êtes-vous pas effrayée, ma chère, de converser si librement avec cet homme ? Cela peut le rendre présomptueux et ennuyeusement bavard.

— William présomptueux, maman ? vous ne le connaissez pas. Il n’a jamais de présomption : il est à la fois trop fier et trop sensé pour cela. William a de beaux sentiments. »

Et mistress Pryor sourit d’un air sceptique à la naïve jeune fille qui trouvait que cet homme aux mains calleuses, à la tête rude, aux vêtements rustiques, avait de beaux sentiments.

Farren, de son côté, montrait à mistress Prior un front très-renfrogné. Il savait qu’il était mal jugé, et avait coutume de se montrer peu traitable pour ceux qui ne lui rendaient pas justice.

La soirée restituait entièrement Caroline à sa mère, et mistress Pryor aimait la soirée : car alors, seule avec sa fille, aucune ombre humaine ne venait s’interposer entre elle et l’objet qu’elle chérissait. Pendant le jour, elle pouvait avoir la physionomie empesée et les manières froides qui lui étaient habituelles ; entre elle et M. Helstone, les rapports étaient très-respectueux, mais des plus cérémonieux. Tout ce qui aurait ressemblé à de la familiarité n’eût pas manqué d’engendrer le mépris chez l’un ou l’autre de ces deux personnages ; mais au moyen d’une stricte politesse, et en gardant bien les distances, tout allait fort bien entre eux.

Vis-à-vis des domestiques, la conduite de mistress Pryor n’était pas incivile, mais réservée et glaciale. Peut-être était-ce plutôt la défiance que l’orgueil qui la faisait paraître si hautaine : mais, ainsi qu’on devait l’attendre, Fanny et Élisa ne firent pas cette distinction, et elle devint tout à fait impopulaire auprès d’elles. Mistress Pryor s’aperçut de l’effet produit : cela la rendait par moments mécontente d’elle-même pour des défauts qu’elle ne pouvait corriger, et par-dessus tout, morose, froide, taciturne.

Cette disposition cédait à l’influence de Caroline, mais à cette influence seulement. Les tendres soins et la naturelle affection de son enfant agissaient doucement sur elle. Sa froideur disparaissait, sa rigidité cédait : elle devenait souriante et flexible. Non que Caroline fit une verbeuse profession d’amour filial ; cela n’eût pas convenu à mistress Pryor : elle n’y eût vu qu’une preuve de dissimulation ; mais sa fille s’attachait à elle avec une soumission facile ; elle se confiait à elle sans réserve et sans crainte : cela contentait son cœur de mère.

Elle aimait à entendre sa fille lui dire : « Maman, faites ceci ; je vous en prie, maman, allez me chercher cela ; maman, lisez-moi quelque chose ; chantez un peu, maman. »

Jamais personne, aucun être vivant, n’avait réclamé ses services, n’avait cherché ainsi l’appui de sa main. Les autres personnes étaient toujours plus ou moins roides et réservées avec elle, de même qu’elle se montrait roide et réservée à leur égard. Les autres personnes connaissaient son côté faible et le lui faisaient sentir : Caroline ne montrait pas plus cette sagacité blessante en ce moment qu’elle ne l’avait fait lorsqu’elle était à la mamelle.

Cependant Caroline trouvait des défauts chez sa mère. Aveugle pour les défauts constitutionnels, qui étaient incurables, elle avait les yeux grands ouverts sur les habitudes acquises, qui étaient susceptibles de remèdes. Sur certains points elle se permettait de réprimander librement sa mère, et celle-ci, au lieu de se sentir blessée, éprouvait une sensation de plaisir en découvrant que sa fille osait lui faire des remontrances, qu’elle se montrait si peu gênée avec elle.

« Maman, je ne veux plus que vous portiez cette vieille robe ; elle n’est plus de mode, la jupe en est trop étroite. Vous mettrez votre robe de soie noire toutes les après-midi ; avec celle-là vous paraissez gentille : elle vous va bien. Vous aurez pour les dimanches une robe de satin, de vrai satin. Et souvenez-vous, maman, que, lorsque vous aurez cette robe nouvelle, il vous faudra la porter.

— Ma chérie, je pensais que ma robe de soie noire pourrait me servir encore plusieurs années, et j’avais l’intention d’acheter pour vous différentes choses.

— C’est inutile, maman. Mon oncle me donne de l’argent pour acheter ce qui m’est nécessaire : vous savez qu’il est assez généreux ; je me suis mis dans la tête de vous voir habillée en satin noir. Achetez-la donc promptement, et faites-la faire par une couturière que je vous recommanderai. Vous vous habillez toujours comme une grand’mère : vous semblez vouloir faire croire que vous êtes vieille et laide ; ce qui n’est pas. Au contraire, lorsque vous êtes joyeuse et bien habillée, vous êtes vraiment très-bien. Votre sourire est si agréable, vos dents sont si blanches, vos cheveux sont encore d’une si jolie nuance ! Et puis vous parlez comme une jeune lady, d’un son de voix si clair et si doux ! et vous chantez mieux que je n’ai jamais entendu chanter aucune jeune lady. Pourquoi, maman, portez-vous des robes et des chapeaux comme personne n’en porte ?

— Est-ce que cela vous chagrine, Caroline ?

— Beaucoup ; cela me vexe même. Les gens disent que vous êtes avare, et cependant vous ne l’êtes pas, car vous donnez libéralement aux pauvres et aux sociétés religieuses, quoique vos aumônes soient données si secrètement que peu de personnes les connaissent, excepté celles qui les reçoivent. Mais je veux me faire moi-même votre femme de chambre : lorsque je serai un peu plus forte, je me mettrai à l’œuvre, et il faut que vous soyez bonne, maman, et que vous fassiez ce que je vous ordonnerai. »

Et Caroline s’asseyait près de sa mère, dont elle arrangeait le mouchoir de mousseline et lissait les cheveux.

« Ma propre mère, continuait-elle, comme se plaisant à la pensée de leur parenté, qui est à moi et à laquelle j’appartiens ! Maintenant je suis une fille riche : j’ai quelque chose à aimer, et que je puis aimer sans crainte. Maman, qui vous a donné cette petite broche ? laissez-moi l’ôter et l’examiner. »

Mistress Pryor, qui ordinairement n’aimait pas l’approche de mains étrangères, la laissa faire avec complaisance.

« Est-ce papa qui vous l’a donnée, maman ?

— Elle m’a été donnée par ma sœur, mon unique sœur Cary. Plût à Dieu que votre tante Caroline eût vécu assez pour voir sa nièce !

— N’avez-vous rien de papa ? aucun bijou, aucun cadeau ?

— Je n’ai qu’une chose.

— À laquelle vous tenez ?

— À laquelle je tiens.

— Précieuse et jolie ?

— Inestimable et douce pour moi.

— Montrez-la moi, maman. Est-ce que vous l’avez ici, ou bien est-elle à Fieldhead ?

— Elle me parle maintenant en s’appuyant sur moi et en m’enlaçant dans ses bras.

— Ah ! maman, vous voulez parler de votre ennuyeuse fille, qui ne vous laisse jamais un instant de repos ; qui, lorsque vous vous retirez dans votre chambre, ne peut s’empêcher de courir vous y chercher ; qui monte et descend après vous l’escalier comme un chien.

— Dont les traits me font frissonner parfois. Il me semble encore que votre père me regarde, mon enfant.

— Oh ! maman, je suis bien affligée que papa n’ait pas été bon : je voudrais tant qu’il l’eût été ! La méchanceté détruit et empoisonne les plus agréables choses ; elle tue l’amour. Si vous et moi nous nous croyions réciproquement méchantes, nous ne pourrions nous aimer, n’est-ce pas ?

— Et si nous ne pouvions avoir de confiance l’une en l’autre, Cary ?

— Combien nous serions alors malheureuses ! Maman, avant de vous connaître, j’avais l’appréhension que vous ne fussiez pas bonne, et que je ne pusse pas vous estimer : cette crainte affaiblissait mon désir de vous connaître ; et maintenant mon cœur est content, parce que je vous ai trouvée presque parfaite, aimable, jolie, remarquable. Votre seul défaut est d’être à l’ancienne mode, et je vous en guérirai. Maman, laissez là votre ouvrage : lisez-moi quelque chose. J’aime votre accent méridional ; il est si doux et si pur ! Mon oncle et M. Hall disent que vous êtes une belle lectrice. M. Hall dit qu’il n’a jamais entendu une lady lire avec une telle propriété d’expression et une semblable pureté d’accent.

— Je voudrais pouvoir lui renvoyer le compliment, Cary ; mais, vraiment, la première fois que j’entendis votre excellent ami lire et prêcher, j’eus peine à comprendre sa rude langue du Nord.

— Et moi, avez-vous pu me comprendre, maman ? vous a-t-il semblé que je parlais rudement ?

— Non ; je l’aurais presque voulu, cependant, comme j’aurais voulu vous voir l’air grossier et rustique. Votre père, Caroline, parlait naturellement bien, tout autrement que votre oncle : sa parole était correcte, aimable, douce. Vous avez hérité de cette qualité.

— Pauvre papa ! avec tant de brillantes qualités, pourquoi n’était-il pas bon ?

— Pourquoi ? c’est ce que je ne puis dire : c’est un profond mystère dont la clef est entre les mains de son créateur, et je l’y laisse.

— Maman, prenez votre tricot, et mettez de côté votre travail de couture. Je le déteste : il encombre vos genoux dont j’ai besoin pour placer ma tête ; il occupe vos yeux, et j’ai besoin de les voir fixés sur un livre. Voilà votre livre favori : Cowper. »

Ces importunités faisaient le bonheur de cette mère. Si quelquefois elle différait d’y céder, c’était afin de les entendre répéter et pour jouir des douces instances, moitié enjouées, moitié pétulantes, de son enfant. Et lorsqu’elle cédait, Caroline lui disait d’un ton espiègle :

« Vous me gâterez, maman. J’ai toujours pensé que j’aimerais à être gâtée, et je trouve que c’est très-doux. »

Et mistress Pryor traitait sa fille en enfant gâtée.




Premier volume


Chapitres.
Pages.
III. 
 29
V. 
 63
VIII. 
 125
X. 
 164
XIX. 
 316
XXI. 
 348



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TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie


Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation


rue de Vaugirard, 9


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SHIRLEY


ET


AGNÈS GREY







CHAPITRE PREMIER.

Les vieux cahiers d’exercices.


À l’époque où les habitants de Fieldhead revinrent à Briarfield, Caroline était à peu près rétablie. Miss Keeldar, qui avait reçu par la poste des nouvelles de la convalescence de son amie, ne laissa pas une heure s’écouler entre son arrivée au manoir et sa visite à la rectorerie.

Une pluie douce et abondante tombait sur les fleurs tardives et sur les arbustes jaunis par l’approche de l’automne, quand on entendit s’ouvrir la porte du jardin, et l’on vit passer devant la fenêtre la forme bien connue de Shirley. À son entrée, elle montra ses sentiments à sa manière. Quand elle se trouvait profondément émue, par une crainte sérieuse ou par la joie, elle parlait peu. Rarement elle permettait à la plus forte émotion d’influencer sa langue, et souvent son œil même n’en était pas affecté. Elle prit Caroline dans ses bras, lui donna un regard, un baiser, puis lui dit :

« Vous êtes mieux. »

Puis une minute après :

« Je vois maintenant que vous êtes hors de danger ; mais prenez garde. Dieu, qui vous accorde la santé, n’entend pas peut-être qu’elle soit exposée à soutenir de nouveaux chocs. »

Elle continua à parler avec vivacité du voyage. De temps à autre son œil se dirigeait sur Caroline : on pouvait lire dans ce regard une profonde sollicitude, un peu de trouble et aussi d’étonnement.

« Elle est peut-être mieux, disait ce regard ; mais combien elle est faible ! Quel péril elle a traversé ! »

Tout à coup son regard revint à mistress Pryor : il la transperça.

« Quand ma gouvernante reviendra-t-elle auprès de moi ? demanda-t-elle.

— Puis-je tout lui dire ? demanda Caroline à sa mère. »

Cette permission lui ayant été accordée par un geste, Shirley fut instruite de ce qui s’était passé en son absence.

« Très-bien, dit-elle froidement. Très-bien ; mais ce n’est pas une nouvelle pour moi.

— Quoi ! saviez-vous… ?

— J’ai deviné depuis longtemps toute cette affaire. J’ai appris quelque chose de l’histoire de mistress Pryor, non par elle-même, mais par d’autres. Je savais tous les détails du caractère et de la carrière de James Helstone : une après-midi de conversation avec miss Mann m’a rendue familière avec tout cela. Aussi est-ce un des exemples, que met en avant mistress Yorke, un de ces fanaux à lumière rouge qu’elle place sur le chemin du mariage pour en détourner les jeunes ladies. Je crois que je me serais montrée assez sceptique à l’endroit de la vérité du portrait tracé par ces deux ladies. Je questionnai M. Yorke sur ce sujet, et il me dit : « Shirley, ma fille, si vous désirez savoir quelque chose sur ce James Helstone, je ne puis que vous dire que c’était un homme-tigre. Il était beau, dissolu, doux, trompeur, poli, cruel. » Ne pleurez pas, Cary ; nous n’en parlerons plus jamais.

— Je ne pleure pas, Shirley ; ou si je pleure, ce n’est rien. Poursuivez : vous n’êtes pas mon amie, si vous me celez la vérité. Je déteste cette fausse manœuvre de déguiser, de mutiler la vérité.

— Heureusement, j’ai dit à peu près tout ce que j’avais à dire, excepté que votre oncle lui-même confirma les paroles de M. Yorke : car lui aussi abhorre le mensonge, et ne recourt pas à ces subterfuges de convention, plus honteux que le mensonge lui-même.

— Mais papa est mort : ils devraient le laisser en paix.

— Ils devraient le laisser et ils le laisseront en paix. Pleurez, Cary, cela vous fera du bien : il est mal de réprimer des larmes naturelles. D’ailleurs, j’aime à partager cette idée qui brille en ce moment dans les yeux de votre mère qui vous regarde : chacun de vos pleurs efface un péché. Pleurez, vos larmes ont la vertu dont manquaient les rivières de Damas : comme les eaux du Jourdain, elles peuvent purifier une mémoire lépreuse. Madame, continua-t-elle en s’adressant à mistress Pryor, avez-vous pensé que je pourrais chaque jour vous voir avec votre fille, observer votre merveilleuse similitude en beaucoup de points, observer, pardonnez-moi, votre irrépressible émotion en la présence, et plus encore en l’absence de votre enfant, et ne pas former mes conjectures ? Je les ai formées, et elles se sont trouvées littéralement correctes. Je vais commencer à me croire habile.

— Et vous n’avez rien dit ? reprit Caroline, qui était parvenue à maîtriser son émotion.

— Rien. Je ne me croyais pas autorisée à dire un mot sur ce sujet. Ce n’était pas mon affaire ; je ne voulais pas m’en mêler.

— Vous avez deviné un secret si important, et vous n’avez pas laissé entrevoir que vous le connaissiez ?

— Est-ce donc si difficile ?

— Ce n’est pas conforme à vos habitudes.

— Comment le savez-vous ?

— Vous n’êtes pas habituellement réservée. Vous êtes franchement communicative.

— Je puis être communicative, et cependant savoir où je dois m’arrêter. En montrant mon trésor, je puis cacher une perle ou deux, une pierre curieuse et gravée, une amulette, dont je me permets rarement même de regarder le mystique éclat. Bonjour. »

Caroline sembla ainsi voir le caractère de Shirley sous un aspect nouveau.

Elle n’eut pas plus tôt recouvré une force suffisante pour supporter un changement de scène, l’excitation produite par une petite société, que miss Keeldar réclama chaque jour sa présence à Fieldhead. Shirley se trouvait-elle fatiguée de ses honorés parents ? c’est ce que l’on ne savait pas, car elle ne disait rien ; mais elle réclama et retint Caroline avec un empressement qui prouvait qu’une addition à cette digne compagnie ne lui était pas chose désagréable.

Les Sympson étaient gens d’Église. Du reste, la nièce du recteur fut accueillie par eux avec courtoisie. M. Sympson était un homme qui unissait une respectabilité sans tache à un tempérament tracassier, de pieux principes à des vues mondaines ; son épouse était une très-bonne femme, patiente, bienveillante, bien élevée. Son éducation avait été fondée sur un système de vues étroites, assaisonnées de quelques préjugés : une simple poignée d’herbes amères ; quelques rares préférences, pressurées jusqu’à ce que toute leur saveur naturelle ait été extraite ; quelques excellents principes montés dans une roide croûte de bigoterie difficile à digérer : elle était bien trop soumise, d’ailleurs, pour se plaindre de la diète ou pour demander qu’il fût ajouté quelque chose à ce régime intellectuel.

Les filles étaient des modèles de leur sexe. Elles étaient grandes et avaient chacune un nez romain. Leur éducation avait été sans défaut. Tout ce qu’elles faisaient était bien fait. Leur esprit avait été cultivé par l’histoire et la lecture des livres les plus solides. Les principes et les opinions qu’elles professaient n’auraient pu être amendés. Il eût été difficile de trouver nulle part des vies, des sentiments, des mœurs et des habitudes plus exactement réglés. Elles savaient par cœur un certain code de lois, de langage, de maintien, à l’usage des jeunes ladies. Elles-mêmes ne déviaient jamais du curieux chemin tracé par ce code, et elles voyaient avec une secrète et muette horreur toute déviation chez les autres. L’abomination de la désolation n’était pas un mystère pour elles ; elles avaient découvert cette chose indicible dans ce que les autres nomment originalité. Elles avaient été promptes à reconnaître les signes de ce mal ; et partout où elles apercevaient ses traces, soit dans les regards, les paroles ou les actions ; soit qu’elles les lussent dans le frais et vigoureux style d’un livre, ou qu’elles les entendissent dans l’intéressant, pur et expressif langage, elles frissonnaient, elles reculaient : le danger était sur leurs têtes, le péril sous leurs pas. Qu’était cette étrange chose ? N’étant pas intelligible, elle doit être mauvaise. Qu’elle soit donc dénoncée et enchaînée.

Henry Sympson, le seul garçon et le plus jeune de la famille était un enfant de quinze ans. Il demeurait habituellement avec son précepteur ; quand il le quittait, c’était pour rechercher la société de sa cousine Shirley. Ce garçon différait de ses sœurs : il était petit, boiteux et pâle ; ses grands yeux brillaient avec une certaine langueur dans leur orbite enfoncé ; ils étaient habituellement plutôt obscurs que clairs, mais étaient capables de s’illuminer ; dans certains moments, ils ne brillaient pas, ils flamboyaient. L’émotion pouvait également donner de la couleur à son teint et de la décision à ses mouvements boiteux. La mère de Henry l’aimait ; elle pensait que ses particularités étaient un signe d’élection : il n’était pas comme les autres enfants, disait-elle. Elle le croyait régénéré, un nouveau Samuel, appelé à Dieu depuis le berceau. Il devait être membre du clergé. M. Sympson et ses filles, ne comprenant pas ce jeune garçon, le laissaient livré à lui-même. Shirley en avait fait son favori, et il regardait Shirley comme la compagne de ses jeux.

Au milieu de ce cercle de famille, ou plutôt en dehors, se mouvait le précepteur, le satellite.

Oui, Louis Moore était un satellite de la maison Sympson, attaché et cependant distinct : toujours présent, mais toujours tenu à distance. Chaque membre de cette correcte famille le traitait avec une dignité convenable. Le père était austèrement civil, quelquefois irritable ; la mère, qui était une bonne femme, était pour lui pleine d’attentions, mais formaliste ; les filles voyaient en lui une abstraction, non un homme. On eût dit, d’après leurs manières, que pour elles le précepteur de leur frère n’existait pas. Elles étaient instruites ; lui aussi, mais non pour elles. Elles étaient accomplies ; il possédait aussi des talents, mais imperceptibles pour leurs sens. La plus spirituelle esquisse sortie de ses doigts n’était rien à leurs yeux, la plus originale observation tombée de ses lèvres ne frappait point leurs oreilles. Rien ne pouvait surpasser la réserve de leur conduite à son égard.

J’aurais bien dit que rien ne pouvait l’égaler ; mais je me suis rappelé un fait qui étonna étrangement Caroline Helstone : c’était de découvrir que son cousin n’avait absolument aucun ami sympathique à Fieldhead ; que, pour miss Keeldar, il était autant un simple professeur, aussi peu un gentleman, aussi peu un homme, que pour les estimables misses Sympson.

Qu’était-il donc arrivé à la sensible et bienveillante Shirley, pour qu’elle se montrât si indifférente à la triste position d’un de ses semblables ainsi isolé sous son toit ? Elle n’était peut-être pas hautaine pour lui, mais elle n’avait pas l’air de le remarquer. Elle ne faisait nulle attention à lui. Il allait et venait, parlait ou gardait le silence, sans qu’elle daignât remarquer son existence.

Quant à Louis Moore lui-même, il paraissait rompu à ce genre de vie, et avoir pris son parti de le supporter pendant un temps donné. Ses facultés semblaient murées en lui et ne paraissaient point gémir de leur captivité. Il ne riait jamais, rarement il souriait. Jamais on ne lui entendait émettre une plainte. Il accomplissait scrupuleusement le cercle de ses devoirs. Son élève l’aimait ; il ne réclamait pas autre chose que de la civilité du reste du monde. Il semblait même qu’il n’eût rien voulu accepter de plus, dans ce lieu du moins : car, lorsque sa cousine Caroline lui fit d’aimables ouvertures d’amitié, il ne l’encouragea point ; il l’évitait plutôt qu’il ne la recherchait. Une seule créature vivante, outre son pâle et boiteux élève, avait gagné son affection dans cette demeure, et c’était l’intraitable Tartare, qui, sombre et menaçant pour les autres, montrait pour lui une singulière partialité ; partialité si marquée, que quelquefois, lorsque Moore, appelé pour le repas, entrait dans la salle à manger et s’asseyait sans que l’on fît attention à lui, Tartare se levait de sa place aux pieds de Shirley et allait se mettre auprès du taciturne précepteur. Une fois, seulement une fois, elle remarqua la désertion, et étendant la main, elle chercha par de pouces paroles à le faire revenir. Tartare regarda d’un air soumis, et poussa un gémissement selon son habitude, mais n’obéit point à l’invitation, et s’assit froidement sur ses hanches à côté de Moore. Ce gentleman attira la grosse tête au museau noir sur son genou, la caressa doucement et se sourit intérieurement à lui-même.

Un subtil observateur aurait pu remarquer, dans le cours de la même soirée, que, lorsque Tartare eut fait acte d’allégeance envers Shirley et se fut couché de nouveau auprès du tabouret sur lequel reposaient ses pieds, l’audacieux précepteur, par un mot et un geste, le fascina encore. Il redressa ses oreilles au mot ; il se leva au geste, et vint, la tête tendrement baissée, recevoir la caresse attendue. Cette caresse donnée, le même sourire significatif rida le visage calme de Moore.

« Shirley, dit Caroline, un jour qu’elles se trouvaient seules assises dans le pavillon d’été, saviez-vous que mon cousin Louis fût précepteur dans la famille de votre oncle avant que les Sympson vinssent ici ? »

La réponse de Shirley ne fut pas aussi prompte qu’à l’ordinaire ; à la fin cependant elle répondit :

« Oui, certainement, je le savais bien.

— Je pensais que vous deviez connaître cette circonstance.

— Eh bien ! quoi, alors ?

— Je m’étonne que vous ne m’en ayez jamais fait mention.

— Pourquoi cela vous étonne-t-il ?

— Cela me semble singulier. Je ne puis m’en rendre compte. Vous parlez beaucoup ; vous parlez librement. Comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais touché un mot de cette circonstance ?

— Parce que cela s’est trouvé ainsi ; et Shirley se mit à rire.

— Vous êtes une singulière créature, continua son amie. Je croyais bien vous connaître ; je commence à m’apercevoir que j’étais dans l’erreur. Vous avez été muette comme la tombe à propos de mistress Pryor ; et maintenant voici encore un autre secret. Mais pourquoi vous avez fait de ceci un secret, c’est là qu’est pour moi le mystère.

— Je n’ai jamais fait de cela un secret ; je n’avais aucune raison pour agir ainsi. Si vous m’eussiez demandé quel était le précepteur de Henry, je vous l’aurais dit ; d’ailleurs,je pensais que vous le saviez.

— Il n’y a pas qu’une chose qui m’étonne en ceci. Vous n’aimez pas le pauvre Louis ; pourquoi ? Est-ce à cause de sa position que vous regardez peut-être comme servile ? Désireriez-vous que le frère de Robert occupât une place plus élevée ?

— Le frère de Robert, vraiment ! s’écria Shirley d’un ton qui ressemblait au mépris ; et, par un mouvement d’orgueilleuse impatience, elle arracha une rose d’une branche qui s’avançait à travers la fenêtre ouverte.

— Oui, répéta Caroline avec une douce fermeté, le frère de Robert. Il est ainsi étroitement rattaché à Gérard Moore de Hollow, quoique la nature ne lui ait pas donné des traits si beaux ni un air si noble qu’à son frère ; mais son sang est aussi pur, et il serait aussi gentleman que lui, s’il était libre.

— Sage, humble, pieuse Caroline ! s’écria ironiquement Shirley. Hommes et anges, écoutez-la. Nous ne devrions pas mépriser des traits communs, ni une laborieuse et honnête réputation, n’est-ce pas ? Regardez l’objet de votre panégyrique ; le voilà dans le jardin, continua-t-elle en désignant une ouverture d’un bosquet de vigne vierge ; et à travers cette ouverture on apercevait Louis Moore, venant lentement le long du mur.

— Il n’est point laid, Shirley, il n’a point les traits ignobles ; il est triste ; le silence scelle son esprit ; mais je le crois plein d’intelligence, et soyez sûre que, s’il n’y avait pas quelque chose de très-remarquable dans sa nature, M. Hall n’eût jamais recherché sa société comme il le fait. »

Shirley rit, puis elle rit encore, chaque fois avec un ton légèrement sarcastique. « Bien, très-bien, dit-elle. Parce qu’il est l’ami de M. Hall et le frère de Robert Moore, nous consentirons à tolérer son existence, n’est-ce pas, Cary ? Vous le croyez intelligent, n’est-ce pas ? Non tout à fait un idiot ; eh ! il a quelque chose de remarquable dans sa nature ; c’est-à-dire que ce n’est pas tout à fait un rustre. Bien ! vos représentations ont de l’influence sur moi ; et, pour vous le prouver, s’il vient de ce côté, je veux lui adresser la parole. »

Il s’approcha du pavillon ; ne s’apercevant pas qu’il fût occupé, il s’assit sur le seuil. Tartare, devenu son compagnon habituel, l’avait suivi et s’était couché en travers devant ses pieds.

« Mon vieux compagnon ! dit Louis en caressant son oreille basanée ou plutôt les restes mutilés de cet organe, déchiré et déchiqueté dans cent batailles, le soleil d’automne brille aussi bien sur nous que sur les plus beaux et les plus riches. Le jardin n’est pas à nous ; mais nous n’en jouissons pas moins de sa verdure et de son parfum, n’est-ce pas ? »

Il demeura assis en silence, caressant Tartare, qui bavait par excès d’affection. Un faible bruissement commença parmi les arbres d’alentour ; quelque chose voltigeait de haut en bas, aussi léger que des feuilles. C’étaient de petits oiseaux, qui vinrent se poser sur la pelouse à une distance respectueuse, et se mirent à sautiller comme s’ils attendaient quelque chose.

« Ces petits lutins bruns se souviennent que je les nourris l’autre jour, se dit encore Louis. Ils veulent du biscuit. Aujourd’hui j’ai oublié d’en conserver un morceau. Charmants petits êtres, je n’ai pas une miette pour vous. »

Il mit la main dans une de ses poches et la retira vide.

« L’imprévoyance est facile à réparer, » murmura miss Keeldar qui écoutait.

Elle prit un morceau de gâteau dans son sac, qui n’était jamais dépourvu de quelque chose à jeter aux poules, aux jeunes canards ou aux moineaux ; elle l’émietta, et, se penchant sur l’épaule de Louis, mit les miettes dans sa main.

« Voilà, dit-elle ; il y a une providence pour les imprévoyants.

— Cette après-midi de septembre est charmante, dit Louis Moore, qui, sans être le moins du monde décontenancé, jeta tranquillement les miettes sur l’herbe.

— Même pour vous ?

— Aussi agréable pour moi que pour aucun monarque.

— Vous vous faites une sorte d’âpre et solitaire triomphe, en tirant votre plaisir des éléments, des choses inanimées et des êtres les plus infimes de la création.

— Solitaire, mais non âpre. Avec les animaux, je sens que je suis le fils d’Adam, l’héritier de celui à la domination duquel fut soumis tout ce qui se mouvait sur la terre. Votre chien m’aime et me suit ; lorsque je vais dans cette cour, vos pigeons viennent voltiger devant mes pieds ; la jument qui est dans votre étable me connaît aussi bien que vous, et m’obéit mieux qu’à vous.

— Et mes roses vous donnent leur doux parfum, mes arbres leur ombrage.

— Et, continua Louis, aucun caprice ne peut me priver de ces plaisirs : ils sont à moi. »

Il s’éloigna : Tartare le suivit, comme lié à lui par le devoir et l’affection, et Shirley demeura sur le seuil du pavillon. Caroline vit son visage pendant qu’elle regardait le précepteur s’éloigner : elle était pâle, et son orgueil paraissait saigner intérieurement.

« Vous voyez, dit Caroline, que ses sentiments sont souvent blessés, et c’est ce qui le rend morose.

— Vous voyez, reprit Shirley avec irritation, qu’il est un sujet sur lequel nous nous querellerons toutes les fois que nous voudrons le discuter ; ainsi, laissons-le là, et pour toujours.

— Je suppose que plus d’une fois il s’est comporté de cette façon, pensa en elle-même Caroline, et c’est ce qui a éloigné de lui Shirley. Cependant je m’étonne qu’elle ne puisse faire la part du caractère et des circonstances ; je m’étonne que la modestie, la virilité, la sincérité de Louis, ne plaident pas auprès d’elle en sa faveur. Elle n’est pas souvent si inconsidérée ni si irritable. » Le témoignage verbal de deux amis de Caroline sur son cousin augmenta la bonne opinion qu’elle avait de lui. William Farren, dont il avait visité le cottage en compagnie de M. Hall, le tenait pour un vrai gentleman, et comme il n’y en avait pas un autre à Briarfield. Lui, William eût tout fait pour cet homme. Et comme les enfants l’aimaient, comme la femme s’était coiffée de lui la première fois qu’elle l’avait vu ! Louis n’allait jamais dans une maison sans qu’il fût aussitôt entouré par les enfants, disait William.

M. Hall, en réponse à une question de miss Helstone sur ce qu’il pensait de Louis Moore, répondit franchement qu’il n’avait pas rencontré un meilleur compagnon depuis qu’il avait quitté Cambridge.

« Mais il est si grave ! objecta Caroline.

— Grave ! Le plus joyeux compagnon du monde. Plein d’entrain, d’humeur et d’originalité. Jamais excursion ne m’a procuré autant de plaisir que celle que j’ai faite avec lui aux lacs. Son intelligence et son goût sont si supérieurs, que l’on se sent heureux de se trouver sous leur influence ; et quant à son caractère et à sa nature, ce sont les plus beaux qui se puissent voir.

— À Fieldhead il paraît triste, et je lui crois le caractère d’un misanthrope.

— Oh ! je m’imagine plutôt qu’il se trouve là dans une fausse position. Les Sympson sont des gens fort honorables, mais incapables de le comprendre. Ils attachent une grande importance aux formes et à l’étiquette, ce qui est tout à fait en dehors des habitudes de Louis.

— Je ne pense pas que miss Keeldar l’aime.

— Elle ne le connaît pas ; autrement, elle a assez de sens pour rendre justice à ses qualités. »

« Bien, je suppose qu’elle ne le connaît pas, » se murmura à elle-même Caroline ; et par cette hypothèse elle s’efforça de se rendre compte de ce qui lui paraissait inexplicable. Mais elle ne put s’en tenir à une si simple solution de la difficulté, et elle fut bientôt obligée de refuser aux préjugés de miss Keeldar cette excuse même de l’ignorance.

Un jour, il lui arriva de se trouver dans la salle d’étude avec Henry Sympson, qu’un aimable et affectueux caractère lui avait tout d’abord fait remarquer. L’enfant était absorbé dans certaine opération mécanique : son infirmité lui faisait rechercher des occupations sédentaires. Il commença à ravager le bureau de son précepteur pour trouver de la cire ou de la ficelle nécessaire à son travail. Moore était absent : M. Hall était venu le prendre pour faire une longue promenade. Henry ne put trouver immédiatement l’objet de sa recherche : il bouleversa compartiment sur compartiment, et ouvrant enfin un dernier tiroir, il tomba non pas sur une pelote de ficelle ni sur un morceau de cire, mais sur une petite liasse de cahiers aux couvertures marbrées, attachée avec un ruban. Henry regarda cet objet :

« Quelles vieilleries M. Moore conserve dans son bureau ! dit-il ; j’espère qu’il ne conserverait pas si soigneusement mes vieux exercices.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De vieux cahiers d’exercices. »

Il jeta la liasse à Caroline. Le paquet lui parut si propre extérieurement, qu’elle voulut en connaître le contenu.

« Si ce sont seulement des cahiers d’exercices, je pense que je puis les ouvrir.

— Oh ! oui, certainement. Le bureau de M. Moore est à moitié le mien ; car il me permet d’y renfermer une foule d’objets, et je vous donne la permission. »

C’étaient des compositions françaises d’une écriture compacte, mais d’une netteté et d’une clarté remarquables. Cette écriture lui était connue, et elle eut à peine besoin de jeter les yeux sur le nom qui se trouvait au bas de chaque thème pour dire à qui elle appartenait. On y lisait : « Shirley Keeldar, Sympson-Grove, » et la date remontait à quatre années auparavant.

Elle relia le paquet, et le tint un instant dans sa main, plongée dans une sorte de méditation. Il lui semblait qu’en ouvrant ce paquet elle eût violé un dépôt.

« Vous voyez, ce sont les exercices de Shirley, dit nonchalamment Henry.

— Est-ce que vous les avez donnés à M. Moore ? Elle les a écrits avec mistress Pryor, je suppose,

— Elle les a écrits dans ma chambre d’étude, à Sympson-Grove, pendant qu’elle y demeurait avec nous. M. Moore lui enseignait le français… c’est sa langue maternelle.

— Je sais… Était-elle une bonne élève, Henry ?

— Elle était un peu sauvage et rieuse, mais j’aimais bien à l’avoir dans ma chambre ; elle rendait agréable les heures des leçons. Elle apprenait vite, on ne savait quand ni comment. Le français n’était rien pour elle. Elle le parlait couramment, aussi couramment que M. Moore lui-même.

— Était-elle obéissante ? vous donnait-elle du tourment ?

— Elle me donnait beaucoup de tourment sous un rapport : elle était étourdie, mais je l’aimais. Je suis désespérément amoureux de Shirley.

Désespérément amoureux, vous, petit nigaud ! Vous ne savez ce que vous dites.

— Je suis désespérément amoureux d’elle. Elle est la lumière de mes yeux. Je l’ai dit hier soir à M. Moore.

— Il a dû vous réprimander pour parler ainsi avec exagération.

— Non. Il ne réprimande jamais, comme font les gouvernantes des jeunes filles. Il lisait, et il se contenta de sourire dans son livre en disant que, si miss Keeldar n’était pas plus difficile que cela, elle l’était moins qu’il ne l’avait pensé ; que je n’étais qu’un petit garçon boiteux et à la vue trouble. J’ai bien peur d’être un pauvre infortuné, miss Helstone. Je suis estropié, vous savez.

— Ne vous affectez pas de cela, Henry, vous êtes un très-gentil petit garçon ; et, si Dieu ne vous a pas donné la santé et la force, il vous a doué d’un bon caractère, d’un cœur et d’un cerveau excellents.

— Je serai méprisé. Quelquefois je m’imagine que vous et Shirley me méprisez.

— Écoutez, Henry. En général, je n’aime pas les écoliers ; j’en ai même une grande horreur. Je vois en eux de petits scélérats qui prennent un barbare plaisir à tuer et à tourmenter les oiseaux, les insectes, les petits chats et tout ce qui est plus faible qu’eux ; mais vous êtes si différent, que j’éprouve une vive sympathie pour vous. Vous avez presque autant de sens qu’un homme (beaucoup plus, Dieu le sait, qu’un grand nombre d’hommes, se dit-elle) ; vous aimez la lecture, et vous pouvez parler avec bon sens de ce que vous lisez.

— J’aime la lecture. Je sais que j’ai du sens, et je sais aussi que j’ai du sentiment. »

En ce moment, miss Keeldar entra.

« Henry, dit-elle ! j’ai apporté ici votre goûter. Je le préparerai moi-même. »

Elle plaça sur la table un verre de lait frais, une assiette de quelque chose qui ressemblait assez à du cuir, et un objet qui avait la forme d’une fourchette.

« Que faites-vous donc là tous deux, mettant au pillage le bureau de M. Moore ?

— Nous examinons vos cahiers d’exercices, répondit Caroline.

— Mes vieux cahiers d’exercices ?

— Des cahiers d’exercices français. Voyez ! On doit y attacher du prix ; ils sont conservés soigneusement. »

Elle montrait le paquet. Shirley le saisit :

« Je ne savais pas qu’un seul existât encore, dit-elle. Je pensais que le tout avait servi depuis longtemps à allumer le feu, ou à faire les papillotes des servantes de Sympson-Grove. Pourquoi les avez-vous conservés, Henry ?

— Ce n’est pas moi qui les ai conservés. Je n’y aurais jamais songé. Il n’est jamais entré dans ma tête que des cahiers d’exercices fussent bons à quelque chose. M. Moore les avait placés là dans le tiroir le plus caché de son bureau ; il les a sans doute oubliés.

— C’est cela ; il les a oubliés, sans doute, répéta Shirley. Ils sont extrêmement bien écrits, dit-elle avec complaisance.

— Quelle petite fille étourdie vous étiez en ce temps-là, Shirley ! je me le rappelle si bien : vous étiez si svelte et si légère que, bien que vous fussiez grande, je pouvais vous enlever du plancher. Je vous vois encore avec votre abondante et longue chevelure et votre robe flottante. Vous aviez coutume de rendre gai M. Moore, c’est-à-dire dans le commencement. Je crois que par la suite vous lui donniez du chagrin. »

Shirley tourna les feuillets manuscrits et garda le silence ; un instant après elle dit : « Ceci fut écrit dans une après-midi d’hiver ; c’est la description d’un effet de neige.

— Je me rappelle, » dit Henry. M. Moore, après l’avoir lue s’écria : « Voilà le français gagné. Il dit que c’était très-bien. Ensuite vous lui fîtes dessiner, à la sépia, le passage que vous aviez décrit.

— Vous n’avez donc pas oublié, Henry ?

— Nullement. Nous fûmes tous réprimandés ce soir-là, pour n’être pas descendus au thé lorsqu’on nous avait appelés. Je me rappelle mon précepteur assis à son chevalet, et vous debout derrière lui, tenant la chandelle, et le regardant dessiner la roche neigeuse, le pin, le daim couché dessous, et la demi-lune au-dessus.

— Où sont ses dessins, Harry ? Caroline désirerait les voir.

— Dans son portefeuille ; mais il est fermé, et il a la clef.

— Demandez-la-lui lorsqu’il rentrera.

— Vous devriez la lui demander vous-même, Shirley ; vous êtes réservée avec lui maintenant ; vous êtes devenue pour lui une fière lady : j’ai remarqué cela.

— Shirley, vous êtes réellement une énigme, murmura Caroline à son oreille. Quelles étranges découvertes je fais maintenant jour par jour ! Moi qui pensais avoir votre confiance ! inexplicable créature ! même ce jeune garçon vous blâme.

— J’ai oublié le bon vieux temps, vous voyez, Harry, dit miss Keeldar, répondant au jeune Sympson, et n’ayant pas l’air d’entendre Caroline.

— Ce que vous n’auriez jamais dû faire ; vous n’êtes pas digne d’être l’étoile du matin d’un homme, si vous avez une si courte mémoire.

— L’étoile du matin d’un homme, vraiment ! et par cet homme vous voulez vous désigner vous-même, je suppose. Allons ! buvez votre lait frais pendant qu’il est chaud. »

Le jeune boiteux se leva et se dirigea clopin-clopant vers le feu. Il avait laissé sa béquille près de la cheminée.

« Mon pauvre cher infirme ! murmura Shirley de sa plus douce voix, en l’aidant à marcher.

— Qui aimez-vous le mieux de moi ou de Sam Wynne, Shirley ? demanda le jeune garçon en s’asseyant dans la chaise à bras.

— Oh ! Harry ! Sam Wynne est l’objet de mon aversion : vous êtes mon favori.

— De moi ou de Malone ?

— Vous encore, mille fois.

— Cependant ce sont de grands jeunes hommes qui ont des favoris et six pieds de haut.

— Tandis que vous, aussi longtemps que vous vivrez, vous ne serez jamais autre chose qu’un pâle petit boiteux.

— Oui, je le sais.

— Cela ne doit pas vous attrister. Ne vous ai-je pas dit souvent qu’il y avait un homme qui était presque aussi petit, aussi pâle, aussi souffrant que vous, et qui est cependant aussi puissant qu’un géant, aussi brave qu’un lion ?

— L’amiral Horace ?

— L’amiral Horace, vicomte Nelson et duc de Bronti, grand par le cœur comme un Titan, brave et héroïque comme les plus braves des temps de chevalerie, qui dirige la puissance de l’Angleterre, commande ses forces sur mer, et lance la foudre sur les flots.

— Un grand homme ; mais je ne suis pas guerrier, Shirley. Et cependant mon esprit est si impatient, je brûle jour et nuit, pourquoi, je ne puis le dire, pour être, pour faire, pour souffrir, je pense.

— Harry, c’est votre intelligence, qui est plus forte et plus âgée que votre corps, qui vous tourmente. Elle se trouve captive, enchaînée dans un esclavage physique. Mais elle opérera sa propre rédemption, cependant. Étudiez avec soin, non-seulement les livres, mais le monde. Vous aimez la nature ; aimez-la sans craindre. Soyez patient, attendez le cours du temps. Vous ne serez ni un soldat ni un marin, Henry ; mais, si vous vivez, vous serez, écoutez ma prophétie, vous serez un auteur, peut-être un poëte.

— Un auteur ! c’est un éclair, un éclair de lumière pour moi ! je veux… je veux écrire un livre que je puisse vous dédier.

— Oui, vous l’écrirez, afin de donner à votre âme son soulagement naturel. Dieu ! mais que dis-je ? et quel bien peuvent produire ces paroles indiscrètes ? Henry, voici votre gâteau d’avoine ; mangez et vivez.

— Très-volontiers !

— Ici ! s’écria une voix en dehors de la fenêtre ouverte ; je connais l’odeur du déjeuner. Miss Keeldar, puis-je entrer et en prendre ma part ?

— Monsieur Hall (c’était M. Hall, et avec lui Louis Moore, revenant de leur promenade), il y a un goûter convenable servi dans la salle à manger, et une réunion de gens convenables assis autour : vous pouvez vous joindre à cette société et partager leur chère si cela vous convient ; mais, si votre mauvais goût vous conduit à préférer le goûter irrégulier que nous faisons ici, montez et faites comme nous.

— J’approuve le parfum, et je me laisserai conduire par le nez, » répondit M. Hall, qui fit à l’instant son entrée, accompagné de Louis Moore. Les yeux de ce dernier tombèrent sur son bureau ravagé. Voleurs ! s’écria-t-il. Henry, vous méritez la férule.

— Alors, donnez-la à Shirley et à Caroline ; ce sont elles qui sont coupables, dit Henry, songeant plus à produire de l’effet qu’à dire la vérité.

— Traître et faux témoin ! s’écrièrent à la fois les deux jeunes filles. Nous n’avons jamais mis la main sur la chose d’autrui, excepté dans un esprit de louable recherche.

— Je n’en doute pas, dit Moore avec son rare sourire. Et qu’avez-vous fureté, dans votre esprit de louable recherche ?

Il aperçut le tiroir intérieur ouvert. « Ce tiroir est vide, dit-il. Qui a pris… ?

— Voilà ! Voilà ! » se hâta de répondre Caroline en remettant le petit paquet à sa place.

Il ferma le tiroir avec une petite clef attachée à sa chaîne de montre, remit en ordre les autres papiers, ferma le bureau et s’assit sans faire d’autre remarque.

« Je pensais que vous auriez grondé beaucoup plus, monsieur, dit Henry. Les jeunes filles méritent une réprimande.

— Je les livre à leur propre conscience.

— Elle les accuse de crimes médités aussi bien que de crimes accomplis, monsieur. Si je n’avais pas été ici, elles eussent traité votre portefeuille comme elles ont traité votre bureau ; mais je leur ai dit qu’il était fermé à clef.

— Voulez-vous goûter avec nous ? dit Shirley, s’adressant à Moore, et paraissant désireuse de changer le cours de la conversation.

— Certainement, si je le peux.

— Vous serez réduit au lait frais et au gâteau d’avoine du Yorkshire.

— Va pour le lait frais, dit Louis. Mais pour votre gâteau d’avoine !… et il fit une grimace significative.

— Il ne peut le manger, dit Henry ; il lui semble que ce soit du pain de son fait avec de la levure aigre.

— Alors, par une faveur spéciale, nous lui accorderons quelques craquelins. »

L’hôtesse sonna et donna ses ordres, qui furent aussitôt exécutés. Elle-même mesura le lait et distribua le pain au petit cercle qui entourait le feu brillant de la salle d’étude. Elle prit ensuite la place de rôtisseur général, et s’agenouillant devant le foyer, la fourchette à la main, elle s’acquitta de cette fonction avec dextérité. M. Hall, qui aimait toute innovation aux usages ordinaires, et auquel le grossier gâteau d’avoine semblait, par la force de l’habitude, aussi savoureux que la manne, était dans sa plus belle humeur. Il causait et riait joyeusement, tantôt avec Caroline, qu’il avait placée à son côté, tantôt avec Shirley, puis ensuite avec Louis Moore. Louis monta sa gaieté à l’unisson de celle de M. Hall ; il ne riait pas beaucoup, mais il disait du ton le plus tranquille les choses les plus spirituelles. De graves sentences auxquelles il savait donner un tour inattendu, une saveur et un piquant tout nouveaux, tombaient sans apprêt de ses lèvres. Il prouva qu’il était ce que pensait de lui M. Hall, un compagnon d’agréable société. Caroline était émerveillée de son humeur, mais plus encore de son entière possession de lui-même. Aucune personne présente ne paraissait exercer sur lui la moindre impression de contrainte ; et cependant la froide et fière miss Keeldar était là agenouillée devant le feu, presque à ses pieds.

Mais Shirley n’était plus ni froide, ni fière, du moins en ce moment. Elle ne paraissait pas s’apercevoir de l’humilité de la fonction qu’elle remplissait, ou si elle s’en apercevait, c’était seulement pour y goûter un charme. Son orgueil ne se révoltait nullement de voir le précepteur de son cousin faire partie du cercle pour lequel elle remplissait l’office de servante ; elle n’avait pas la moindre répugnance à lui offrir de ses mains le pain et le lait comme aux autres. De son côté, Moore acceptait de sa main sa portion avec autant de calme que s’il eût été son égal.

« Vous avez trop chaud, maintenant, lui dit-il après qu’elle eût tenu la fourchette pendant quelque temps ; laissez-moi prendre votre place. »

Et il lui prit la fourchette avec une sorte de calme autorité à laquelle elle se soumit passivement, sans lui résister ni le remercier.

« J’aimerais à voir vos peintures, Louis, dit Caroline après que le somptueux goûter fut terminé. Et vous, monsieur Hall ?

— Pour vous faire plaisir, je dirai comme vous ; mais, pour mon compte, j’ai rompu avec lui comme artiste : j’ai eu assez de lui en cette qualité dans le Cumberland et le Westmoreland. Nous avons plus d’une fois attrapé une averse dans les montagnes à cause de son obstination à demeurer assis sur son tabouret de campagne, saisissant les effets des nuages, du brouillard qui se formait, des éclaircies de soleil, que sais-je ?

— Voici le portefeuille, dit Henry, l’apportant d’une main et s’appuyant de l’autre sur sa béquille. »

Louis le prit, mais il demeura assis, comme s’il attendait que quelque autre parlât. Il semblait ne vouloir l’ouvrir que si Shirley daignait se montrer intéressée à l’exhibition.

« Il nous fait attendre pour aiguiser notre curiosité, dit-elle.

— Vous savez l’ouvrir, dit Louis en lui donnant la clef. Vous m’avez cassé une fois la serrure ; essayez, maintenant. »

Elle ouvrit, et monopolisant le contenu, elle eut elle-même la première vue de toutes les esquisses. Elle jouit de la faveur, si c’était une faveur, en silence, sans faire le moindre commentaire. Moore se tenait debout derrière elle et regardait par-dessus son épaule, et, lorsqu’elle avait fini et que les autres regardaient encore, il quittait son poste et se promenait dans la chambre.

Une voiture fut entendue dans l’avenue ; la cloche de la grande porte retentit. Shirley tressaillit.

« Ce sont des visiteurs, dit-elle, et je vais être appelée. J’ai une jolie figure, comme ils disent, pour recevoir de la compagnie ! Henry et moi avons été dans le jardin cueillir des fruits la moitié de la matinée. Oh ! quand pourrai-je me reposer sous ma vigne et mon figuier ! Heureuse la femme du chef indien, qui n’a aucun devoir de salon à remplir, et peut demeurer assise dans un coin de son paisible wigwam, occupée à tresser des nattes ou à caresser ses petits enfants ! Je veux émigrer dans les forêts de l’Ouest. »

Louis Moore sourit.

« Pour épouser un Nuage-Blanc ou un Gros-Buffle, et après le mariage vous vouer à la douce tâche de labourer le champ de maïs de votre seigneur, tandis qu’il fumera sa pipe ou boira de l’eau-de-vie ? »

Shirley paraissait disposée à répondre ; mais à ce moment la porte de la salle d’étude s’ouvrit pour laisser entrer M. Sympson. Ce personnage sembla pétrifié en voyant le groupe placé devant le feu.

« Je vous croyais seule, miss Keeldar, dit-il. Je trouve toute une réunion. »

Et évidemment, d’après son air choqué et scandalisé, s’il n’avait reconnu dans une des personnes présentes un ecclésiastique, il n’eût pas manqué de se livrer à une philippique sur les habitudes excentriques de sa nièce : le respect pour la robe l’arrêta.

« Je voulais simplement vous annoncer, continua-t-il froidement, que la famille de Walden-Hall, M. et mistress Wynne, misses et M. Sam Wynne, sont au salon. »

Puis il fit un salut et se retira.

« La famille de Walden-Hall ! il ne pouvait m’arriver pis, » murmura Shirley.

Elle demeura assise, l’air un peu contrariée, et peu disposée à se rendre au salon. La chaleur du feu avait coloré son visage ; plus d’une fois ses cheveux noirs avaient été échevelés par le vent pendant la matinée. Elle n’était vêtue que d’une légère et ample robe de mousseline ; le châle qu’elle portait dans le jardin était drapé en plis négligés autour de sa taille. Son aspect avait quelque chose d’indolent, de sauvage, de pittoresque et de singulièrement joli, plus joli que de coutume, comme si quelque émotion intérieure eût donné une fraîcheur et une expression nouvelles à ses traits.

« Shirley, Shirley, vous devez y aller, murmurait Caroline.

— Je me demande pourquoi. »

Elle leva les yeux, et vit dans la glace qui surmontait la cheminée M. Hall et Louis Moore qui la regardaient gravement.

« Si, dit-elle avec un sourire, si une majorité de la compagnie présente maintient que les gens de Walden-Hall ont des droits à mes civilités, je soumettrai mes inclinations à mes devoirs. Que ceux qui pensent que je dois aller lèvent la main. »

De nouveau elle consulta le miroir, qui réfléchit un vote unanime contre elle.

« Vous devez y aller, dit M. Hall, et vous comporter courtoisement aussi. Vous avez des devoirs envers la société. Il ne vous est pas permis de faire seulement ce qui vous fait plaisir. »

Louis Moore fut du même avis.

Caroline, s’approchant d’elle, lissa ses boucles flottantes, donna à son costume une grâce plus décente, mais moins artistique, et Shirley fut mise hors de la chambre, protestant par une moue significative contre son renvoi.

« Il y a dans sa personne un charme curieux, dit M. Hall lorsqu’elle fut partie. Maintenant, ajouta-t-il, il faut que je m’en aille, car Sweeting est allé visiter sa mère, et il y a deux enterrements à faire.

— Henry, prenez vos livres, voici l’heure de la leçon, dit Moore en s’asseyant à son pupitre.

— Un charme curieux ! répéta l’élève lorsque lui et son maître furent laissés seuls. C’est vrai. N’est-ce pas une sorte de blanche enchanteresse ? demanda-t-il.

— De qui parlez-vous, monsieur ?

— De ma cousine Shirley.

— Pas de questions oiseuses. Étudiez en silence. »

M. Moore avait la physionomie et la parole sévères. Henry connaissait cette disposition ; elle était rare chez son précepteur, mais, quand elle se montrait, il en avait peur : il obéit.




CHAPITRE II.

Le premier bas-bleu.


Le caractère de miss Keeldar et celui de son oncle ne pouvaient s’harmonier, ne s’étaient jamais harmoniés. Il était irritable, et elle était spirituelle ; il était despotique, et elle aimait la liberté ; il était positif ; et elle était peut-être romantique.

Ce n’était pas sans dessein qu’il était venu dans le Yorkshire : sa mission était claire, et il entendait s’en décharger consciencieusement. Il désirait avec anxiété marier sa nièce et lui faire un mariage convenable, la remettre à la charge d’un mari, et s’en laver les mains pour toujours.

Le malheur était que, dès l’enfance, Shirley et lui avaient toujours été en désaccord sur la signification des mots convenable et propre. Elle n’avait jamais encore accepté sa définition, et il était douteux que, dans l’acte le plus important de la vie, elle voulût consentir à l’accepter.

L’épreuve s’offrit bientôt.

M. Wynne demanda en forme la main de Shirley pour son fils, Samuel Fawthrop Wynne.

« Parfaitement convenable ! Très-avantageux ! dit M. Sympson. Un beau domaine libre de toutes charges ; fortune nette ; bonne famille. Il faut que ce mariage se fasse. »

Il manda sa nièce au parloir, s’enferma avec elle, lui communiqua l’offre, donna son opinion et demanda son consentement.

Elle le refusa.

« Non : je n’épouserai pas M. Samuel Fawthrop Wynne.

— Je vous demande pourquoi ? il me faut une raison. Sous tous les rapports, il est plus que digne de vous. »

Elle se tenait debout devant le foyer ; elle était pâle comme la cheminée de marbre et la corniche qui étaient derrière elle ; ses yeux étincelaient, larges, dilatés, sévères.

« Et je vous demande sous quel rapport ce jeune homme est digne de moi ?

— Il a deux fois votre fortune, deux fois plus que vous de sens commun ; sa famille est aussi respectable que la vôtre.

— Eût-il une fortune centuple de la mienne, que je ne ferais pas vœu de l’aimer.

— Veuillez me faire connaître vos objections.

— Il a eu des habitudes de méprisable et vulgaire dérèglement. Acceptez cela comme la première raison qui me le fait mépriser.

— Miss Keeldar, vous me choquez !

— Cette conduite seule l’a plongé dans un gouffre d’incommensurable infériorité. Son intelligence n’atteint pas un niveau que je puisse estimer : voilà une seconde pierre d’achoppement. Ses vues sont étroites, ses sentiments blasés, ses goûts grossiers, ses manières vulgaires.

— Cet homme est respectable et riche. Le refuser est de la présomption de votre part.

— Je refuse net ! cessez de me tourmenter à ce sujet ; je vous le défends !

— Est-ce votre intention de vous marier un jour, ou préférez-vous le célibat ?

— Je vous dénie le droit de m’adresser cette question.

— Puis-je vous demander si vous espérez que quelque homme titré, quelque pair du royaume, demande votre main ?

— Je doute que le titre de pair appartienne jamais à celui auquel je voudrais pouvoir le conférer.

— S’il y avait jamais eu d’exemple d’insanité d’esprit dans la famille, je pourrais croire que vous êtes folle. Votre excentricité et votre entêtement touchent aux limites de la folie.

— Peut-être, avant que j’aie fini, vous me les ferez franchir.

— Je n’attends rien de moins. Folle et indomptable fille, prenez garde ! Je vous défie de souiller notre nom par une mésalliance !

— Notre nom ! Est-ce que je m’appelle Sympson ?

— Dieu merci, non ! Mais tenez-vous sur vos gardes ! Je ne veux pas que l’on se joue de moi.

— Au nom de la loi et du sens commun, que feriez-vous ou que pourriez-vous faire, si ma volonté me dirigeait vers un choix que vous désapprouveriez ?

— Prenez garde ! prenez garde ! (Sa voix et sa main tremblaient également.)

— Eh quoi ? Quelle ombre de puissance avez-vous sur moi ? Pourquoi vous craindrais-je ?

— Prenez garde, madame !

— C’est ce que j’entends faire, monsieur Sympson, et scrupuleusement. Avant que de me marier je suis résolue à estimer, à admirer, à aimer.

— Et si cet amour tombait sur un mendiant ?

— Il ne tombera jamais sur un mendiant. La mendicité n’est pas estimable.

— Sur un clerc de bas étage, un acteur, un auteur de comédies, sur un…

— Courage, monsieur Sympson ! Sur qui ?

— Sur quelque misérable écrivassier ; quelque…

— Je n’ai aucun goût pour les écrivassiers ; mais j’en ai pour la littérature et les arts. Et, sous ce rapport, je me demande comment votre Fawthrop Wynne pourrait me convenir ! Il ne peut écrire une lettre sans faute d’orthographe, il ne lit qu’un journal de Sport. Il était le nigaud de l’école de Stilbro’ !…

— Quel langage pour une lady ! Grand Dieu ! où en viendra-t-elle ? s’écria M. Sympson en levant les yeux et les mains au ciel.

— Jamais je ne marcherai à l’autel de l’hymen avec Samuel Wynne.

— Où en veut-elle venir ? Pourquoi nos lois ne sont-elles pas plus sévères, et ne me donnent-elles pas le droit de la forcer d’entendre raison ?

— Consolez-vous, mon oncle. L’Angleterre fût-elle une terre d’esclavage et vous le czar, que vous ne pourriez me contraindre à cet acte. J’écrirai à M. Wynne. Ne vous tourmentez pas davantage à ce sujet. »



Le proverbe dit que la fortune est changeante, et cependant on la voit souvent heurter avec ses chances heureuses plusieurs fois de suite à la même porte. Il paraît que miss Keeldar, ou sa fortune, avaient en ce temps-là fait sensation dans le district, et produit une impression en des endroits où elle ne s’y attendait pas. Rien moins que trois offres suivirent celle de M. Wynne, toutes plus ou moins acceptables. Toutes furent successivement appuyées par son oncle, et successivement refusées par elle. Cependant, parmi les poursuivants, il se trouvait plus d’un gentleman d’un caractère sans reproche et d’une ample fortune. Beaucoup, comme son oncle, se demandèrent qui elle entendait attraper, pour se montrer si insolemment dédaigneuse.

À la fin, les badauds crurent avoir trouvé la clef de sa conduite. Son oncle lui-même s’en crut assuré, et, qui plus est, la découverte lui montra sa nièce sous un point de vue tout nouveau, et il changea en conséquence toute sa conduite vis-à-vis d’elle.

Fieldbead, depuis peu, était devenu trop chaud pour les contenir tous deux : la douce tante ne pouvait plus les réconcilier ; les filles frissonnaient à la vue de leurs querelles : Gertrude et Isabelle murmuraient des heures ensemble dans leur chambre à coucher, et étaient glacées de crainte de se rencontrer seules avec leur audacieuse cousine. Mais, ainsi que je l’ai dit, un changement survint : M. Sympson s’apaisa, et sa famille fut tranquillisée.

Il a été question déjà du village de Nunnely, de sa vieille église, de sa forêt, des ruines de son monastère. Le village possédait aussi son manoir, appelé le prieuré, résidence plus vieille, plus grande, plus seigneuriale que n’en possédait Briarfield ou Whinbury ; et, de plus, il avait aussi son homme titré, son baronnet, ce dont ni Briarfield ni Whinbury ne pouvaient se vanter. Cette possession était depuis bien des années purement nominale. Le baronnet actuel, jeune homme qui avait toujours résidé dans une province éloignée, était inconnu dans son domaine du Yorkshire.

Pendant le séjour qu’avait fait miss Keeldar aux eaux à la mode de Cliffbridge, elle et ses amis avaient rencontré sir Philippe Nunnely et lui avaient été présentés. Ils l’avaient rencontré plusieurs fois ensuite sur les plages, les rochers, dans les différents lieux d’excursions, quelquefois aux bals publics de l’endroit. Il paraissait aimer la solitude ; ses manières étaient sans prétention, trop simples pour être appelées affables. Il était plutôt timide que fier : loin de paraître condescendre à leur société, il s’en montrait heureux.

Avec un homme sans affectation, Shirley pouvait aisément et promptement lier connaissance. Elle causait et se promenait avec sir Philippe : elle, sa tante et ses cousines, acceptaient quelquefois une place dans son yacht. Elle aimait sa société parce qu’elle le trouvait aimable et modeste, et lui était charmé de remarquer qu’elle avait le pouvoir de le distraire.

Il y avait bien quelques petits déboires : où serait l’amitié sans cela ? Sir Philippe avait des goûts littéraires : il écrivait des poésies, des sonnets, des stances, des ballades. Peut-être miss Keeldar le trouvait-elle un peu trop porté à lire et à réciter ses compositions : peut-être aurait-elle désiré que la rime eût plus de richesse, la mesure plus d’harmonie, les images plus de fraîcheur, l’inspiration plus de feu ; du moins elle se montrait rétive toutes les fois qu’il revenait sur le sujet de ses poèmes, et elle faisait tout son possible pour donner un autre cours à la conversation.

Il lui arrivait souvent de lui faire faire une promenade sur le pont au clair de la lune, dans le seul but de lui réciter la plus longue de ses ballades ; de la conduire en des endroits écartés, d’où le bruit affaibli de la vague se brisant sur la plage paraissait doux et harmonieux ; et là, seul avec elle, ayant devant eux la mer, de chaque côté les ombrages odorants de magnifiques jardins, et derrière eux de hauts rochers leur servant d’abri, de tirer ses nouveaux sonnets, qu’il lisait jusqu’au dernier avec une voix tremblante d’émotion. Il n’avait pas l’air de se douter que ces rimes n’étaient rien moins que de la poésie. Mais on voyait aux yeux baissés et à la figure ennuyée de Shirley qu’elle le savait, elle, et qu’elle était vivement mortifiée par le seul faible de ce bon et aimable gentleman.

Souvent elle essayait, avec autant de douceur qu’elle le pouvait, de le guérir de ce culte fanatique des muses : c’était sa monomanie. Mais sur tout autre objet il était suffisamment sensé, et elle aimait à engager la conversation avec lui sur des sujets ordinaires. Il la questionnait quelquefois sur son domaine de Nunnely ; elle n’était que trop heureuse de répondre longuement à ses questions : elle ne manquait jamais de décrire l’antique prieuré, le parc sauvage avec ses grands arbres, la vieille église et le hameau enveloppés de verdure, et de lui conseiller de venir habiter le manoir de ses ancêtres.

Un peu à sa surprise, Philippe suivit son conseil à la lettre, et à l’époque où nous nous trouvons, vers la fin de septembre, il arriva au prieuré.

Il fit bientôt une visite à Fieldhead, et cette première visite ne fut pas la dernière. Il dit, lorsqu’il eut achevé le tour du voisinage, que sous aucun toit il n’avait trouvé un aussi agréable abri que sous les plafonds de chêne du vieux manoir de Briarfield, habitation assez modeste et étroite comparée à la sienne, mais qu’il aimait cependant.

Maintenant il ne lui suffisait plus de demeurer assis avec Shirley dans son parloir, où d’autres pouvaient aller et venir, et où il ne pouvait que rarement trouver l’occasion de lui montrer les dernières productions de sa muse féconde. Il avait besoin de la conduire à travers les riants pâturages et sur le bord des eaux tranquilles ; mais elle évitait ces errants tête-à-tête, et il organisa à son intention des parties sur ses propres terres, dans sa magnifique forêt, et dans des endroits plus éloignés, au milieu des bois coupés par la Æharfe et des vallées arrosées par l’Aire.

De semblables assiduités couvrirent miss Keeldar de distinction. L’esprit prophétique de son oncle y voyait déjà un splendide avenir. Il pressentait déjà le temps peu éloigné où, d’un air nonchalant, sa jambe gauche croisée sur sa jambe droite, il pourrait se permettre de familières allusions à son neveu le baronnet. Sa nièce ne lui paraissait plus une folle jeune fille, mais une femme pleine de sens. Dans ses dialogues confidentiels avec mistress Sympson il en parlait toujours comme d’une femme véritablement supérieure, originale, mais très-remarquable. Il la traitait avec une extrême déférence, se levait respectueusement pour ouvrir et fermer les portes pour elle ; se baissait si souvent pour ramasser un gant, un mouchoir, et autres objets que la négligence de Shirley laissait tomber, qu’il gagnait des maux de tête et devenait cramoisi. Il avait coupé court à toutes ses plaisanteries sur la supériorité d’esprit des femmes, et commencé d’obscures excuses sur les grossières erreurs dont il s’était rendu coupable à l’endroit de la tactique et de l’habileté d’un certain personnage qui « ne demeurait pas à cent milles de Fieldhead ; » enfin il se rengorgeait comme un coq sur des patins.

Sa nièce voyait ses manœuvres et l’écoutait avec flegme. Apparemment elle ne voyait qu’à moitié le but où il tendait. Quand il lui fut dit clairement qu’elle était la préférée du baronnet, elle répondit qu’elle croyait ne pas lui être indifférente, et que pour sa part elle le voyait avec plaisir ; qu’elle n’aurait jamais pensé qu’un homme de son rang, le seul fils d’une mère fière et affectionnée, le seul frère de sœurs qui l’idolâtraient, pût avoir tant de bonté, et surtout tant de bon sens.

La suite prouva effectivement qu’elle n’était point indifférente à Philippe. Peut-être avait-il trouvé en elle ce « charme curieux » remarqué par M. Hall. Il recherchait de plus en plus sa présence, au point qu’elle lui semblait être devenue indispensable. En ce temps, d’étranges idées habitaient Fieldhead ; d’impatientes espérances et de cruelles anxiétés hantaient quelques-uns de ses appartements. Une certaine agitation régnait autour du vieux manoir ; on était dans l’attente de quelque grand événement.

Une chose paraissait claire. Sir Philippe n’était pas un homme à dédaigner : il était aimable ; si ce n’était pas un esprit supérieur, il était du moins intelligent. Miss Keeldar ne pouvait dire de lui ce qu’elle avait dit amèrement de Sam Wynne, que ses sentiments étaient émoussés, ses goûts grossiers, ses manières vulgaires. Il y avait de la sensibilité dans sa nature ; il y avait un amour des arts très-réel, sinon très-éclairé. Il y avait du gentilhomme anglais dans toute sa conduite : quant à sa lignée et à sa fortune, elles étaient bien au-dessus des prétentions que pouvait avoir Shirley.

Sa tournure avait d’abord excité quelques remarques plaisantes de la part de la rieuse Shirley ; il avait l’air enfantin ; ses traits étaient communs, ses cheveux roux, sa stature insignifiante. Mais elle réprima bientôt ses sarcasmes sur ce point. Elle se fâchait même lorsque quelqu’un se permettait quelque blessante allusion sur le baronnet. Il avait une contenance agréable, affirmait-elle, et son cœur possédait des qualités bien supérieures à un nez romain, aux cheveux d’Absalon ou aux proportions de Saül. Elle réservait cependant une légère flèche contre sa malheureuse propension à la poésie ; mais sur ce point elle n’eût pas toléré d’autre ironie que la sienne.

Enfin, les affaires étaient arrivées à ce point de justifier pleinement l’observation suivante, que fit un jour M. Yorke au précepteur Louis.

« Votre frère Robert me paraît être un fou ou un imbécile. Il y a deux mois, j’aurais pu jurer qu’il tenait le gibier dans sa main ; et le voilà qui court le pays, séjourne à Londres pendant plusieurs semaines, et à son retour il va se trouver supplanté. Louis, il y a dans les affaires humaines une marée qui, prise à temps, conduit à la fortune ; mais si vous la laissez échapper, elle ne revient plus. Si j’étais à votre place, je lui écrirais pour lui rappeler cela.

— Robert avait des vues sur miss Keeldar ? demanda Louis, comme si l’idée était nouvelle pour lui.

— Des vues que je lui ai suggérées moi-même, et qu’il n’eût tenu qu’à lui de réaliser, car elle l’aimait.

— Comme un voisin.

— Mieux que cela. Je l’ai vue changer de contenance et de couleur à la simple mention de son nom. Écrivez à ce garçon, je vous dis, et pressez-le de revenir. C’est un plus beau gentleman que ce bout de baronnet, après tout.

— Ne pensez-vous pas, monsieur Yorke, qu’il est présomptueux et méprisable pour un pauvre aventurier sans le sou d’aspirer à la main d’une femme riche ?

— Oh ! si vous poussez à ce point la délicatesse de sentiment, je n’ai rien à dire. Je suis un homme simple et pratique, moi ; et, si Robert est décidé à abandonner volontiers ce prix royal à un autre, cela m’est égal. À son âge, et dans sa position, j’aurais agi autrement que lui. Ni baronnet, ni duc, ni prince, ne m’eussent arraché ma bien-aimée sans combat. Mais vous autres précepteurs êtes de solennels camarades : autant vaudrait presque parler avec un curé que de raisonner avec vous. »

Flattée et cajolée comme elle l’était alors, il paraît que Shirley n’avait pas été absolument gâtée, et que sa bonne nature ne l’avait point abandonnée. La rumeur universelle avait cessé d’accoupler son nom avec celui de M. Moore, et ce silence semblait sanctionné par son apparent oubli de l’absent ; mais ce qui prouva qu’elle ne l’avait point oublié tout à fait, qu’elle avait toujours pour lui sinon de l’amour, du moins de l’intérêt, c’est le redoublement d’attentions que l’attaque soudaine d’une maladie lui permit de montrer pour le frère de Robert, ce pauvre précepteur envers lequel elle se conduisait habituellement avec de si étranges alternatives de froide réserve et de respect docile ; tantôt passant devant lui dans toute la dignité de la riche héritière et de la future lady Nunnely, tantôt l’accostant comme une élève a l’habitude d’accoster son sévère professeur ; rengorgeant son col d’ivoire et contractant sa lèvre de carmin s’il soutenait son regard, puis l’instant suivant se soumettant à la grave réprimande de l’œil sévère du maître, avec autant de contrition que s’il eût eu le pouvoir de lui infliger des châtiments.

Louis Moore avait peut-être pris la fièvre qui le tint pendant quelques jours très-bas, dans un des pauvres cottages du district, qu’il avait coutume de visiter en compagnie de son boiteux élève et de M. Hall. Quoi qu’il en soit, il tomba malade, et, après avoir opposé au mal une résistance taciturne pendant un jour ou deux, il fut obligé de garder la chambre.

Il s’agitait un soir sur son lit, ayant à côté de lui Henry, qui ne voulait jamais le quitter, lorsqu’un coup, trop léger pour venir de mistress Gill ou de la servante, appela le jeune Sympson à la porte.

« Comment se trouve ce soir M. Moore ? demanda une voix basse venant de l’obscur corridor.

— Entrez, et assurez-vous-en par vous-même.

— Est-il endormi ?

— Je voudrais qu’il pût dormir. Entrez, et venez lui parler, Shirley.

— Il n’aimerait peut-être pas cela. »

Cependant elle s’avança, et Henry, la voyant hésiter sur le seuil, la prit par la main et la conduisit auprès de la couche.

La lumière douteuse qui n’éclairait que faiblement la personne de miss Keeldar laissait cependant voir son élégant costume. Il y avait ce soir-là à Fieldhead une réunion dans laquelle se trouvait sir Philippe Nunnely ; les dames étaient en ce moment au salon, d’où Shirley s’était esquivée pour visiter le précepteur d’Henry. Sa robe blanche, ses beaux bras, la chaîne d’or qui entourait son col blanc et retombait en tremblant sur sa poitrine, brillaient étrangement au milieu de l’obscurité de cette chambre de malade. Son air était sérieux et pensif : elle parla avec douceur.

« Monsieur Moore, comment vous trouvez-vous ce soir ?

— Je n’ai pas été bien malade, et maintenant je me trouve mieux.

— J’ai appris que vous vous plaigniez de la soif ; je vous ai apporté quelques raisins. Pouvez-vous en goûter un ?

— Non. Mais je vous remercie de vous être souvenue de moi.

— Seulement un. »

Et d’une magnifique grappe qui remplissait un petit panier qu’elle tenait à la main, elle détacha un grain qu’elle présenta aux lèvres du malade. Il secoua la tête, et tourna de côté son visage couvert de rougeur.

« Mais que puis-je alors vous apporter à la place ? Vous ne voulez pas de fruit ; cependant je vois que vos lèvres sont desséchées. Quel est le breuvage que vous préférez ?

— Mistress Gill me donne de la tisane et de l’eau ; c’est tout ce qu’il me faut. »

Il y eut un silence de quelques minutes.

« Souffrez-vous ? éprouvez-vous des douleurs ?

— Très-peu.

— Qu’est-ce qui vous a rendu malade ? »

Nouveau silence.

« Je me demande ce qui a pu vous donner cette fièvre. À quoi l’attribuez-vous ?

— Aux miasmes peut-être, à la malaria. Nous sommes en automne, les fièvres sont fréquentes.

— J’ai appris que vous visitiez souvent les malades de Briarfield et aussi ceux de Nunnely, en compagnie de M. Hall. Vous devriez être sur vos gardes : ce n’est point être sage que d’être téméraire.

— Vous me faites penser, miss Keeldar, que peut-être vous eussiez mieux fait de ne point entrer dans cette chambre, et de ne point venir si près de ce lit. Je ne pense pas que ma maladie soit contagieuse ; je ne crains pas de vous la voir contracter (avec une sorte de sourire) ; mais pourquoi vous exposeriez vous-même à l’ombre d’un danger ? Laissez-moi.

— Patience. Je ne resterai pas longtemps. Mais j’aurais plaisir à faire quelque chose pour vous, à vous rendre quelque petit service…

— On a besoin de vous au salon.

— Non, les gentlemen sont encore à table.

— Ils n’y resteront pas longtemps : sir Philippe Nunnely n’est pas buveur, et je l’entends justement à présent passer de la salle à manger dans le salon.

— C’est un domestique.

— C’est sir Philippe ; je connais son pas.

— Votre ouïe est subtile.

— Elle l’a toujours été, et cette subtilité semble s’être accrue depuis quelque temps. Sir Philippe Nunnely est venu ici prendre le thé hier soir. Je vous ai entendue lui chanter une romance qu’il vous avait apportée. Je l’ai entendu, lorsqu’il est parti, à onze heures, vous appeler dehors pour regarder l’étoile du soir.

— C’est l’état de vos nerfs qui vous rend si sensitif.

— Je l’ai entendu vous baiser la main.

— Impossible !

— Non : ma chambre est au-dessus du vestibule, ma fenêtre donne droit sur la grande porte. Le châssis était levé, car la fièvre m’agitait : vous êtes demeurée dix minutes avec lui sur le seuil ; j’ai saisi chaque mot de votre conversation, et j’ai entendu son salut. Henry, donnez-moi un peu d’eau.

— Laissez-moi la lui donner moi-même, Henry. »

Mais Louis se leva à moitié pour prendre le verre des mains du jeune Sympson, et refusa l’assistance de Shirley.

« Ne puis-je donc rien faire pour vous ?

— Rien ; car vous ne pouvez me garantir une nuit de paisible repos, et c’est tout ce dont j’ai besoin en ce moment.

— Vous ne dormez pas bien ?

— Le sommeil m’a abandonné.

— Et pourtant vous m’avez dit que vous n’étiez pas bien malade ?

— Dans la meilleure santé, j’éprouve souvent l’impossibilité de dormir.

— Si j’en avais le pouvoir, je voudrais vous plonger dans le plus paisible sommeil, profond et calme, sans un rêve.

— Un complet anéantissement ! je ne demande pas cela.

— Avec les rêves de tout ce que vous désirez le plus, alors…

— Monstrueuses illusions ! Le sommeil serait le délire ; le réveil, la mort.

— Vos désirs ne sont pas si chimériques : vous n’êtes pas un visionnaire ?

— C’est votre pensée du moins, je suppose. Mais mon caractère n’est pas peut être tout à fait aussi lisible pour vous que pourrait l’être une page du dernier roman.

— C’est possible… mais ce sommeil, j’aimerais à l’enchaîner à votre oreiller, à gagner pour vous ses faveurs. Si je prenais un livre et m’asseyais à côté de vous pour vous lire quelques pages ?… Je puis bien disposer d’une demi-heure.

— Je vous remercie, mais je ne veux pas vous retenir.

— Je lirai très-doucement.

— Cela ne me ferait pas de bien. Je suis dans un état trop fiévreux et trop irritable pour supporter une voix douce, harmonieuse et vibrante, résonnant si près de mon oreille. Vous feriez mieux de me laisser.

— Eh bien, je pars.

— Et vous ne me dites pas bonsoir ?

— Oui, monsieur, oui, monsieur Moore, bonne nuit. »

Shirley sortit.

« Henry, mon garçon, allez vous coucher maintenant, dit Louis Moore : il est temps que vous preniez quelque repos.

— Monsieur, j’éprouverais du plaisir à veiller à votre chevet toute la nuit.

— Rien n’est si peu nécessaire ; je vais mieux. Ainsi, allez vous coucher.

— Donnez-moi votre bénédiction, monsieur.

— Que Dieu vous bénisse, mon meilleur élève.

— Vous ne m’appelez jamais votre plus cher élève.

— Non, et jamais je ne vous appellerai ainsi. »



Peut-être miss Keeldar gardait-elle rancune à son ancien précepteur du refus qu’il avait fait de son offre ; il est certain du moins qu’elle ne la répéta pas. Si souvent que se fît entendre son pas léger à travers le corridor, il ne s’arrêta plus à la porte du malade, et sa voix douce, harmonieuse, vibrante, ne troubla plus le silence de la chambre. D’ailleurs la bonne constitution de M. Moore ne tarda pas à triompher du mal. Au bout de quelques jours il put se lever et reprendre ses fonctions ordinaires.

Les souvenirs conservaient toujours leur autorité sur le précepteur et son ancienne élève ; c’est ce que prouvait la manière dont quelquefois il franchissait la distance qu’elle maintenait d’habitude entre elle et lui, pour réprimer sa réserve hautaine d’une main ferme et calme.

Une après-midi, les Sympson étaient sortis en voiture pour prendre l’air. Shirley, qui n’était jamais fâchée de saisir une occasion d’échapper à leur société, était demeurée à la maison sous prétexte d’une affaire. L’affaire, une lettre à écrire, était expédiée au moment où la porte d’entrée du manoir se refermait derrière la voiture. Miss Keeldar se rendit alors au jardin.

C’était un calme jour d’automne. Le soleil dorait la campagne d’une teinte moelleuse et chaude ; les arbres étaient encore couverts de feuilles qui commençaient à jaunir. La bruyère, encore en fleur, teignait de pourpre les montagnes. Le ruisseau se dirigeait en serpentant vers Hollow à travers une campagne paisible. Aucun vent ne suivait son cours ni n’agitait les bois qui le bordaient. Les jardins de Fieldhead portaient le sceau d’une douce ruine. Sur les allées, balayées le matin, des feuilles avait voltigé de nouveau. La saison des fleurs et même des fruits était finie ; mais quelques pommes garnissaient encore les arbres ; une fleur délicate se montrait par-ci par-là au milieu des feuilles flétries.

Ces seules fleurs. les dernières de leur espèce, Shirley les cueillait en se promenant soucieusement le long des allées. Elle attachait à sa ceinture un bouquet sans odeur et sans éclat, lorsqu’elle s’entendit appeler par Henri Sympson, qui arrivait à elle clopin-clopant.

« Shirley, M. Moore serait bien content de vous voir à la salle d’étude, et de vous entendre lire un peu de français, si vous n’avez point de plus urgente occupation. »

Le messager s’acquitta de sa commission très-simplement, et comme d’une chose tout ordinaire.

« Est-ce que M. Moore vous a commandé de venir me dire cela ?

— Certainement : pourquoi non ? Et maintenant, venez, et laissez-nous croire que nous sommes encore à Sympson-Grove. Nous avions d’agréables heures d’études, dans ce temps-là ! »

Peut-être miss Keeldar pensa que les circonstances étaient changées depuis lors ; néanmoins elle ne fit aucune remarque, et, après une courte réflexion, elle suivit tranquillement Henry.

En entrant dans la salle d’étude, elle s’inclina en signe d’obéissance, comme elle avait coutume de le faire autrefois ; elle ôta son chapeau, qu’elle suspendit à côté de la casquette d’Henry. Louis Moore était assis à son bureau, tournant les feuillets d’un livre ouvert devant lui, et marquant des passages avec son crayon ; il se remua, pour reconnaître la courtoisie de Shirley, mais ne se leva pas.

« Vous m’avez proposé, il y a peu de jours, de me lire quelque chose, dit-il. Je ne pouvais vous écouter alors ; mon attention est maintenant à votre service. Un peu de pratique de la langue française ne peut que vous être profitable. J’ai remarqué que votre accent commence à se rouiller.

— Quel livre prendrai-je ?

— Voici les œuvres posthumes de Bernardin de Saint-Pierre. Lisez quelques pages des Fragments de l’Amazone. »

Elle accepta la chaise qu’il avait préparée près de la sienne ; le volume était placé sur le bureau, il n’y avait qu’un livre entre eux ; ses cheveux tombaient si bas, que le précepteur ne pouvait voir la page.

« Rejetez vos cheveux en arrière, » dit-il.

Pendant un instant, Shirley parut incertaine si elle obéirait ou n’obéirait pas à la requête. Un éclair de son œil brilla fugitivement sur le visage du professeur ; peut-être que, s’il l’avait regardée avec dureté ou avec timidité, ou si une expression indécise s’était montrée dans sa contenance, elle se fût révoltée, et la leçon se fût terminée là ; mais il attendait seulement son consentement, aussi calme que le marbre, et aussi froid. Elle rejeta son voile de tresses derrière son oreille. Il était heureux que son visage eût un agréable contour, et que ses joues eussent le poli et la rondeur de la première jeunesse : car, ainsi privé de son ombre douce, son visage eût pu perdre de sa grâce. Mais que lui importait cela dans la compagnie où elle se trouvait ? Ni Calypso ni Eucharis ne se souciaient de fasciner Mentor.

Elle se mit à rire. Ce langage était devenu étranger à sa langue ; elle hésitait ; la lecture était heurtée, arrêtée par une respiration pressée, brisée par des intonations tout anglaises. Elle s’arrêta.

« Je ne puis continuer. Lisez-moi un alinéa, s’il vous plaît, monsieur Moore. »

Ce qu’il lut, elle le répéta : elle prit son accent en trois minutes.

« Très-bien ! fut le commentaire approbateur à la fin du morceau.

— C’est presque le français rattrapé, n’est-ce pas ?

— Vous ne pourriez écrire le français comme autrefois, j’en suis sûr ?…

— Oh ! non. Je ferais maintenant d’étranges mots de ma composition.

— Vous ne pourriez composer le devoir de La première femme savante.

— Vous rappelez-vous encore cette vieillerie ?

— Jusqu’à la dernière ligne.

— J’en doute.

— Je m’engage à vous le répéter mot pour mot.

— Vous vous arrêteriez court à la première ligne.

— Défiez-moi à l’épreuve.

— Je vous défie. »

Il récita le morceau suivant :



 

Et il arriva que, lorsque les hommes commencèrent à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles furent nées parmi eux, les fils de Dieu virent les filles des hommes et les trouvèrent belles, et ils les choisirent pour leurs femmes.


C’était au commencement du temps, avant que les étoiles fussent placées au firmament, et lorsqu’elles chantaient encore ensemble.

Cette époque est si reculée, le brouillard et la brume des temps l’enveloppent d’une si vague obscurité, que tout trait distinct de coutumes, toute ligne de démarcation de localité, échappent à la perception et défient les recherches. Il suffit de savoir que le monde existait alors ; que des hommes le peuplaient ; que la nature de l’homme, avec ses passions, ses sympathies, ses peines, ses plaisirs, animait la planète et lui donnait une âme.

Une certaine tribu colonisa un point sur le globe. De quelle race était cette tribu, on ne le sait pas ; dans quelle région était situé ce point, on ne le dit pas. Nous avons l’habitude de penser à l’Est lorsque nous parlons d’événements de cette date ; mais qui affirmera que la vie n’existait pas dans l’Ouest, le Sud, le Nord ? Qui nous contredira si nous disons que cette tribu, au lieu de camper sous les palmiers de l’Asie, errait dans les îles plantées de chênes situées dans nos mers de l’Europe ?

Ce n’est ni une plaine sablonneuse, ni une oasis restreinte et circonscrite que je crois voir. Une forêt dans une vallée aux flancs rocheux et aux ombres d’une sombre profondeur, formée par des arbres pressés les uns sur les autres, descend devant moi. Là, il est vrai, habitent des êtres humains, mais si rares, et dans des allées si couvertes de branches, qu’on ne peut les entendre ni les voir. Sont-ils sauvages ? indubitablement. Ils vivent avec la houlette et l’arc : moitié bergers, moitié chasseurs, leurs troupeaux errent aussi sauvages que leur proie. Sont-ils heureux ? non : ils ne sont pas plus heureux que nous ne le sommes de nos jours. Sont-ils bons ? non : ils ne sont pas meilleurs que nous ne le sommes nous-mêmes ; leur nature est notre nature, elle est humaine. Il y a dans cette tribu un être trop souvent malheureux, une enfant privée de son père et de sa mère. Nul ne s’inquiète de cette enfant : quelquefois elle est nourrie, mais le plus souvent elle est oubliée. Rarement une hutte s’ouvre pour la recevoir ; le creux d’un arbre ou une froide et humide caverne sont sa demeure. Oubliée, perdue, errante, elle vit plus avec les bêtes sauvages et les oiseaux qu’avec ceux de son espèce. La faim et le froid sont ses compagnons. La tristesse est suspendue sur elle, la solitude l’environne. Oubliée et inappréciée, elle pourrait mourir ; mais elle vit et croît. La solitude verdoyante prend soin d’elle et devient pour elle une mère : elle la nourrit de ses baies savoureuses, de ses racines et de ses noix.

Il y a quelque chose dans l’air de ce climat qui excite doucement la vie : il doit y avoir quelque chose aussi dans sa rosée qui guérit comme un baume souverain. Ses saisons tempérées n’exagèrent aucune passion, aucun sens ; sa température tend vers l’harmonie ; on dirait que ses brises apportent du ciel le germe de la pensée pure et du sentiment plus pur encore. Les formes des rochers et du feuillage ne sont point grotesquement fantastiques ; les couleurs des fleurs et des oiseaux n’ont pas d’éclat violent : le repos règne dans l’étendue de ces forêts remplies de douce fraîcheur.

Le charme aimable garanti à la fleur et à l’arbre, accordé à la biche et à la colombe, n’a point été dénié à la fille de l’humanité. Entièrement solitaire, elle a grandi droite et gracieuse. La Nature forma ses traits dans un beau moule ; ils ont mûri dans leurs lignes pures et correctes, inaltérés par les secousses de la maladie. Aucun vent desséchant n’a maltraité la surface de son corps ; aucun soleil brûlant n’a crêpé ou flétri les tresses de ses cheveux ; sa forme blanche brille comme l’ivoire à travers les arbres ; sa chevelure ruisselle abondante, longue, luisante ; ses grands yeux brillent dans l’ombre d’un doux et humide éclat : au-dessus de ces yeux, quand la brise le met à nu, son front large et pur ressemble à une page claire et candide, où la connaissance, si la connaissance arrive jamais, pourra écrire son mémorial en lettres d’or. Vous ne voyez dans la jeune sauvage rien de vicieux ni de farouche : elle hante les bois, innocente et pensive, quoiqu’il ne soit pas aisé de deviner à quoi peut penser un être si ignorant.

Le soir d’un jour d’été, avant le déluge, étant entièrement seule, car elle avait perdu toute trace de sa tribu, qui avait erré fort loin, elle ne savait où, elle sortit de la vallée pour voir le Jour disparaître et la Nuit arriver. Une pointe de rocher surmontée d’un arbre fut son observatoire : les racines du chêne, couvertes de gazon et de mousse, lui fournirent un siège ; les branches chargées de feuillage lui tissèrent un dais.

Lent et majestueux le Jour se retira, traversant des feux de pourpre, et disparaissant aux adieux du chœur sauvage des hôtes des bois. Puis la Nuit vint, calme comme la mort : le vent tomba, les oiseaux cessèrent de chanter. En ce moment chaque nid contint d’heureux couples, le cerf et la biche dormirent heureux et tranquilles dans leur réduit.

La jeune fille était assise, le corps immobile, l’âme agitée, occupée cependant plutôt par le sentiment que par la pensée, par le désir que par l’espérance, par l’imagination que par la réalité. Elle sentait que la puissance du monde, du firmament, était sans bornes. Elle se croyait le centre de toute chose, un petit atome de vie oublié, une étincelle d’âme lancée par inadvertance de la grande source créatrice, et maintenant brûlant isolée, pour s’éteindre au fond d’un noir ravin. Elle se demandait si elle était ainsi destinée à se consumer et à périr, si sa vivante lumière devait passer sans faire aucun bien, sans être vue ni cherchée, étoile perdue dans un firmament sans étoiles, dans lequel ni berger, ni pèlerin, ni sage, ni prêtre, ne verraient un guide ou ne liraient une prophétie ? En pouvait-il être ainsi, se demandait-elle, lorsque la flamme de son intelligence brûlait si vive ; lorsque sa vie se manifestait si vraie, si réelle, si puissante ; lorsque quelque chose en elle d’inquiet et d’agité lui prouvait qu’elle avait reçu de Dieu une force à laquelle elle devait trouver un exercice ?

Elle regardait le Ciel et le Soir : le Ciel et le Soir lui rendaient ses regards. Elle regarda en bas, cherchant la rive, la montagne, la rivière, qui s’étendaient au-dessous d’elle. Tous les objets qu’elle interrogea lui répondirent par oracles : elle entendit, elle fut impressionnée, mais elle ne put comprendre. Elle leva ses mains jointes au-dessus de sa tête.

« Guide, Assistance, Consolation, venez ! » s’écria-t-elle.

Aucune voix ne répondit.

Elle attendit, agenouillée, regardant fixement en haut. Le ciel se perdait à l’horizon. Les étoiles brillaient éparses dans l’espace immense.

À la fin, une corde trop tendue de son agonie se relâcha : il lui sembla que quelque chose d’éloigné se rapprochait : elle entendit comme la voix du Silence. Ce n’était ni un langage, ni un mot ; seulement un son.

De nouveau un son harmonieux, plein, puissant, un son profond et doux comme le frémissement de l’orage, fit onduler le crépuscule.

Puis, plus profond, plus rapproché, plus clair, il roula harmonieusement.

Puis enfin… une voix distincte passa entre le Ciel et la Terre :

« Ève ! »

Si Ève n’était pas le nom de cette femme, elle n’en avait aucun. Elle se leva.

« Me voici !

— Ève !

— Oh ! Nuit ! (ce ne peut être que la Nuit qui parle) me voici ! »

La voix, descendant, atteignit la Terre.

« Ève !

— Seigneur ! s’écria-t-elle, contemple ta servante. »

Elle avait sa religion : toute tribu avait quelque croyance.

« Je viens à toi : je suis le Consolateur !

— Seigneur, hâtez-vous ! »

Le Soir rougissait plein d’espoir ; l’air palpitait ; la lune montait large et brillante, mais sa lumière n’éclaira aucune forme.

« Penche-toi vers moi, Ève. Viens dans mes bras ; repose-toi sur mon sein.

— Je m’appuie sur toi, ô être Invisible. Mais qui es-tu ?

— Ève, j’ai apporté du Ciel le breuvage de vie. Fille de l’homme, bois à ma coupe !

— Je bois ; il me semble que la plus douce rosée ait visité mes lèvres. Mon cœur aride revit ; mon affliction est soulagée ; mon angoisse et mes luttes ont disparu. Et la nuit change ! les bois, la montagne, la lune, le ciel, tout est changé !

— Tout change, et pour toujours. J’ôte l’obscurité à ta vue ; je délivre tes facultés de leurs fers ; sur ton chemin j’aplanis les obstacles. Avec ma présence, je remplis le vide : je réclame comme mien l’atome de vie perdu ; je prends pour moi l’étincelle d’âme qui auparavant brûlait oubliée !

— Oh ! prends-moi ! oh ! réclame-moi ! Tu es un dieu.

— Un fils de Dieu ; un être qui se sent lui-même dans la portion de vie qui t’anime ; auquel il est permis de réclamer son bien, de le nourrir, de l’aider, afin qu’il ne périsse pas abandonné.

— Un Fils de Dieu ! Suis-je donc vraiment élue ?

— Toi seule sur cette terre. J’ai vu que tu étais belle : je savais que tu étais à moi. Il m’est donné de te sauver, de te soutenir, de te chérir. Reconnais en moi ce séraphin nommé sur la terre le Génie.

— Mon glorieux époux ! vraiment descendu d’en haut ! Tout ce que je désirais, enfin je le possède. Je reçois une révélation. L’idée confuse, l’obscur murmure qui m’ont hantée depuis ma jeunesse, sont interprétés. Tu es celui que je cherchais. Fils de Dieu, prends ton épouse !

— Sans être humilié, je puis prendre ce qui est à moi. N’ai-je pas moi-même ravi de l’autel la flamme qui a allumé la vie d’Ève ? Reviens dans le ciel d’où tu fus envoyée. »

Cette présence, invisible, mais toute-puissante, l’enveloppait comme le troupeau enveloppe le jeune agneau. Cette voix, tendre mais pénétrante, vibrait dans son cœur comme une douce musique. Son œil ne percevait aucune image ; et cependant sa vision et son cerveau avaient comme le sentiment de la pure sérénité de l’air, du pouvoir des mers, de la majesté des étoiles, de l’énergie des éléments, de l’inébranlable solidité des montagnes, et par-dessus tout, de l’éclat d’une héroïque beauté s’élançant victorieuse sur la Nuit, dont elle dispersait les ombres comme un divin Soleil.

Telle fut l’heure de l’hymen du Génie et de l’Humanité. Qui répétera l’histoire de leur union depuis ce temps-là ? Qui peindra ses félicités et ses misères ? Qui racontera les longues luttes entre le Serpent et le Séraphin ? Comment le Père du mensonge voulut insinuer que le mal était le bien, l’orgueil la sagesse, le poison la passion ? Comment l’Ange redoutable le défia, lui résista, le repoussa, purifia la coupe souillée, exalta l’émotion dépravée, rectifia l’instinct pervers, découvrit le venin caché, confondit la tentation effrontée, purifia, justifia, guida et soutint ? Comment par sa patience, par sa force, par cette indicible excellence qu’il tenait de Dieu, son origine, le fidèle Séraphin livra à travers le Temps une grande bataille pour l’humanité ; et quand le cours du Temps fut accompli, et que la Mort voulut barrer les portes de l’Éternité, comment le Génie se tint auprès de son épouse mourante, la soutint dans l’agonie du terrible passage, et la porta triomphante dans sa demeure ; comment le Ciel la racheta, la rendit à Jéhovah, son créateur, et à la fin, en face des Anges et des Archanges, plaça sur son front la couronne de l’immortalité ?

Qui de ces choses écrira la chronique ?



« Je ne pus jamais corriger cette composition, dit Shirley, lorsque Moore eut fini. Votre plume de censeur l’avait couverte d’observations critiques que je m’efforçai en vain d’approfondir. »

Elle avait pris un crayon sur le bureau du précepteur, et elle s’occupait à dessiner de petites feuilles, des fragments de piliers, des croix brisées, sur les marges du livre.

« Vous pouvez avoir à moitié oublié le français ; mais vous n’avez pas perdu vos habitudes d’écolière, je le vois, dit Louis, et mes livres ne seraient pas plus en sûreté avec vous aujourd’hui qu’autrefois. Mon Bernardin de Saint-Pierre nouvellement relié serait bientôt comme mon Racine, qui garde le souvenir de miss Keeldar sur toutes ses pages. »

Shirley laissa tomber le crayon comme s’il lui eût brûlé les doigts.

« Dites-moi quelles étaient les fautes de ce devoir, demanda-t-elle. Étaient-ce des erreurs grammaticales, ou bien vos objections s’adressaient-elles au fond ?

— Je n’ai jamais dit que les lignes que j’y avais tracées étaient l’indication de fautes. Vous voulûtes penser ainsi, et je m’abstins de toute contradiction.

— Que voulaient-elles dire, alors ?

— Cela est sans importance aujourd’hui.

— Monsieur Moore, s’écria Henry, faites répéter à Shirley quelques-uns des morceaux qu’elle disait si bien par cœur.

— Si j’en demande un, ce sera le Cheval dompté, dit Moore, » taillant avec son canif la plume que Shirley avait émoussée.

Elle tourna la tête de côté ; son cou, ses joues claires, privés de leur voile naturel, rougissaient vivement.

« Ah ! vous voyez qu’elle n’a pas oublié, monsieur, dit Henry avec triomphe. Elle sait combien elle était méchante. »

Un sourire auquel elle ne voulait pas permettre de s’épanouir fit trembler sa lèvre ; elle baissa la tête et se cacha le visage moitié dans ses mains, moitié dans ses cheveux, qui retombèrent de nouveau.

« Certainement, j’étais une rebelle ! répondit-elle.

— Une rebelle ! répéta Henry. Oui ; vous et papa vous vous étiez querellés terriblement, et vous l’aviez mis au défi, ainsi que maman et mistress Pryor, et tout le monde : vous disiez qu’il vous avait insultée.

— Il m’avait insultée, interrompit Shirley.

— Et vous vouliez quitter Sympson-Grove à l’instant même. Vous aviez réuni tous vos effets, et papa les jeta hors de votre malle ; maman pleurait, mistress Pryor pleurait ; toutes deux se tordaient les mains en vous suppliant de vous calmer ; et vous étiez là agenouillée sur le plancher, avec vos effets et votre malle retournée devant vous, paraissant… paraissant… quoi ! dans une de vos colères. Vos traits, dans ces moments-là, ne sont pas contractés ; ils sont fixes, mais tout à fait beaux ; vous paraissez à peine irritée, seulement résolue ; et cependant on sent qu’un obstacle qui traverserait votre chemin serait brisé comme par la foudre. Papa faiblit et appela M. Moore.

— Assez, Henry.

— Non, ce n’est pas assez. Je sais à peine comment s’y prit M. Moore ; je me souviens seulement qu’il donna à entendre à papa que cette agitation allait faire revenir sa goutte ; puis il parla tranquillement aux ladies, les engageant à sortir ; ensuite il vous dit, miss Shirley, que ce n’était pas le moment des paroles et des remontrances, mais que le thé venait d’être servi dans la salle d’étude, qu’il avait bien soif, et qu’il serait heureux que vous voulussiez bien pour l’instant laisser là vos bagages et venir préparer une tasse de thé pour lui et pour moi. Vous vîntes ; vous ne vouliez pas parler d’abord ; mais vous ne tardâtes pas à vous adoucir et à reprendre votre enjouement ordinaire. M. Moore se mit à vous parler du continent, de la guerre, de Bonaparte, sujet que nous aimions tous deux à entendre traiter. Après le thé, il nous dit que ni l’un ni l’autre ne devions le quitter de la soirée : il ne voulait pas nous perdre de vue, de peur qu’il ne nous arrivât quelque désagrément. Nous demeurâmes assis à chacun de ses côtés ; nous étions si heureux ! Je n’ai jamais passé une aussi agréable soirée. Le lendemain, il vous administra, miss, une mercuriale d’une heure, qu’il termina en vous disant d’apprendre dans Bossuet, comme punition, une pièce, le Cheval dompté. Vous l’apprîtes au lieu de faire vos malles, Shirley. Nous n’entendîmes plus parler de votre désertion. M. Moore vous tourmenta sur ce sujet pendant plus d’une année.

— Jamais elle n’a récité une leçon avec plus d’esprit, dit Moore. Elle me donna alors la satisfaction d’entendre pour la première fois ma langue maternelle parlée sans accent par une jeune fille anglaise.

— Pendant tout un mois elle fut aussi douce que des cerises d’été, dit Henry : une bonne et franche querelle laissait toujours le caractère de Shirley meilleur qu’elle ne l’avait trouvé.

— Vous parlez de moi comme si je n’étais pas présente, fit observer miss Keeldar, qui n’avait point encore relevé la tête.

— Êtes-vous bien sûre d’être présente ? demanda M. Moore ; il y a certains moments, depuis mon arrivée ici, où j’ai été tenté de demander à la dame de Fieldhead si elle savait ce qu’était devenue mon ancienne élève.

— Elle est ici maintenant.

— Je la vois, et même assez humble ; mais je ne voudrais conseiller ni à Henry ni à d’autres de croire trop implicitement à une humilité qui un moment peut cacher son visage rougissant comme une modeste petite enfant, et un instant après se relever pâle et hautaine comme le marbre de Junon.

— Un homme de l’antiquité, dit-on, donna la vie à la statue sortie de son ciseau. D’autres peuvent avoir la puissance contraire de changer la vie en pierre. »

Moore s’arrêta un instant sur cette observation avant d’y répondre. Son regard à la fois frappé et méditatif semblait dire : « Étrange phrase ! quelle en peut être la signification ? » Il la retourna dans son esprit, lentement et profondément, comme un Allemand pesant une proposition de métaphysique.

« Vous voulez dire, reprit-il enfin, que quelques hommes inspirent de la répugnance, et glacent ainsi le cœur le plus bienveillant.

— Très-ingénieux ! répondit Shirley. Si l’interprétation vous plaît, vous êtes libre de la considérer comme vraie. Cela m’est égal. »

Et disant cela, elle redressa sa tête, qui prit tout à coup l’expression hautaine et la couleur de marbre que Louis venait de décrire.

« Contemplez la métamorphose ! dit-il : réalisée aussitôt qu’imaginée ; l’humble nymphe se change en une inaccessible déesse. Mais il ne faut pas qu’Henry soit frustré du récit, et Olympia daignera lui donner ce plaisir. Commençons.

— J’ai oublié la première ligne.

— Je ne l’ai pas oubliée, moi. Si ma mémoire est rétive, elle retient bien. J’acquiers avec résolution la science et la sympathie ; la science croît dans mon cerveau, le sentiment dans ma poitrine ; et ce n’est pas comme ces produits hâtifs qui, n’ayant aucunes racines, fleurissent assez vigoureusement pour un temps, et tombent bientôt flétris et desséchés. Attention, Henry ! Miss Keeldar consent à vous donner cette faveur. « Voyez ce cheval ardent et impétueux… » C’est ainsi que cela commence. »

Miss Keeldar consentit à l’effort qui lui était demandé ; mais bientôt elle s’arrêta.

« À moins d’entendre le morceau entièrement répété, je ne peux continuer, dit-elle.

— Cependant il fut promptement appris ; vite gagné, vite perdu, » dit le précepteur. Il récita le passage avec assurance, correctement, avec une emphase lente et expressive.

Shirley, par degrés, inclina son oreille à mesure qu’il avançait. Son visage, détourné d’abord, se tourna vers lui. Lorsqu’il eut fini, elle prit le mot comme de ses lèvres ; elle prit le même ton ; elle saisit son propre accent, elle débita les phrases comme il les avait débitées lui-même. Elle reproduisit sa manière, sa prononciation, son expression.

C’était maintenant son tour de solliciter.

« Rappelez-vous le Songe d’Athalie, dit-elle, et récitez-le. »

Il le récita. Elle le reprit après lui ; elle trouvait un vif plaisir à pouvoir ainsi s’approprier sa langue ; elle sollicita plus ample indulgence ; tous les anciens exercices furent passés en revue, et avec eux Shirley vit revivre ses joyeux jours d’études.

Moore avait dit quelques-uns des meilleurs passages de Corneille et de Racine, et avait entendu l’écho de sa voix profonde dans la voix harmonieuse de la jeune fille, qui modulait fidèlement son organe sur le sien. Le Chêne et le Roseau, la plus belle des fables de La Fontaine, avait été récitée, bien récitée par le précepteur, et l’élève avait avidement profité de la leçon. Peut-être un sentiment simultané les saisit-il alors, à savoir que leur enthousiasme était monté à un point où le léger aliment de la poésie française ne pouvait suffire à l’entretenir ; peut-être désiraient-ils tous deux jeter un tronc de chêne anglais à cette flamme dévorante. Moore reprit :

« Et ce sont là nos meilleures pièces ! Et nous n’avons rien de plus dramatique, de plus nerveux, de plus original[1]! »

Puis il sourit et garda le silence. Toute sa nature semblait se reposer dans sa sérénité : debout près du foyer, il appuyait son coude sur le manteau de la cheminée, plongé dans une agréable rêverie.

Le crépuscule allait disparaître ; les fenêtres de la salle d’étude, obscurcies par les plantes grimpantes dont le vent d’octobre n’avait point encore balayé le feuillage desséché, laissaient pénétrer à peine un rayon du ciel ; mais le feu donnait assez de clarté pour la causerie.

Louis Moore s’adressa à son élève en français ; elle lui répondit d’abord avec une hésitation rieuse et avec des phrases rompues. Moore la reprenait en l’encourageant ; Henry avait pris part à la leçon ; les deux élèves se tenaient en face du maître, leurs bras mutuellement passés autour de leur taille. Tartare, qui avait longtemps sollicité et avait enfin obtenu son admission, s’était assis sagement devant le foyer, regardant la flamme qui s’échappait de morceaux de charbon placés au milieu des cendres rouges. Le groupe était assez heureux ; mais un sourd bruit de roues qui se fit entendre sur le pavé de la cour vint bientôt les surprendre désagréablement.

« C’est la voiture qui revient, dit Shirley ; le dîner doit être prêt, et je ne suis pas habillée. »

Une servante arriva avec la chandelle de M. Moore et le thé ; car le précepteur et l’élève dînaient habituellement à l’heure du goûter.

« M. Sympson et les ladies sont de retour, dit-elle, et sir Philippe Nunnely est avec eux.

— Comme vous avez tressailli et comme votre main tremble, Shirley ! dit Henry, lorsque la servante eut fermé les volets et fut partie. Mais je sais pourquoi ; ne le savez-vous pas, monsieur Moore ? Je connais les intentions de papa. C’est un petit homme fort laid, ce sir Philippe : je voudrais qu’il ne fût pas venu ; je voudrais que mes sœurs et tout le monde fussent demeurés à De Walden Hall pour dîner. Shirley eût fait une fois de plus le thé pour vous et pour moi, monsieur Moore, et nous aurions passé une heureuse soirée. »

Moore fermait son bureau et serrait son Bernardin de Saint-Pierre.

« C’était là votre plan, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Ne l’approuvez-vous pas, monsieur ?

— Je n’approuve pas les utopies. Regardez la vie sous sa face de fer ; affrontez la réalité dans sa contenance d’airain. Faites le thé, Henry, je serai de retour dans une minute. »

Il quitta la chambre ; ainsi fit Shirley, par une autre porte.




CHAPITRE III.

Phœbé.


Shirley trouva probablement beaucoup d’agrément ce soir-là dans la société de sir Philippe Nunnely, car le lendemain matin elle se montra de fort agréable humeur.

« Qui veut faire une promenade avec moi ? dit-elle après le déjeuner. Isabelle et Gertrude, voulez-vous venir ? »

Une telle invitation de la part de Shirley à ses cousines était chose si rare, qu’elles hésitèrent avant d’accepter. Leur maman cependant manifestant son acquiescement au projet, elles mirent leurs chapeaux, et le trio se mit en route.

Il ne convenait guère à ces trois personnes de se trouver beaucoup ensemble : il était peu de ladies dont miss Keeldar aimât la société, et véritablement elle n’éprouvait de cordial plaisir avec aucune, à l’exception de mistress Pryor et de Caroline Helstone. Elle était polie, aimable, attentive même pour ses cousines ; mais cependant elle n’avait habituellement que peu de chose à leur dire. Dans sa brillante humeur de cette matinée exceptionnelle, elle s’efforça de suivre la conversation même avec les misses Sympson. Sans s’écarter de sa règle habituelle de ne discuter avec elles que des sujets ordinaires, elle donna à ses sujets un intérêt particulier ; les étincelles de son esprit pétillaient dans ses phrases.

Qui la rendait si joyeuse ? Les causes de sa gaieté devaient assurément venir d’elle-même. Le jour n’était pas beau ; c’était un pâle et brumeux jour d’automne : les promenades à travers les bois sombres étaient humides ; l’atmosphère était lourde, le ciel couvert ; et cependant il semblait que dans le cœur de Shirley fussent toute la lumière et le ciel d’azur de l’Italie, comme toute son ardeur étincelait dans son œil gris.

Quelques instructions à donner à son directeur d’exploitation, John, la retinrent en arrière de ses cousines, lorsqu’elles approchèrent de Fieldhead à leur retour ; peut-être s’écoula-t-il un intervalle de vingt minutes entre le moment où elle les quitta et son retour à la maison. Pendant ce temps elle avait parlé à John, puis elle s’était arrêtée dans l’avenue près de la porte. L’appel pour le goûter la fit entrer : elle s’excusa de ne point prendre part au repas, et monta à l’étage supérieur.

« Est-ce que Shirley ne vient pas au goûter ? demanda Isabelle ; elle a dit qu’elle avait faim. »

Une heure après, comme elle n’avait pas quitté sa chambre, une de ses cousines alla la chercher. Elle fut trouvée assise au pied du lit, la tête appuyée sur ses mains : elle paraissait tout à fait pâle, très-pensive, presque triste.

« Vous n’êtes pas malade ? lui fut-il demandé.

— Un peu indisposée, » répondit miss Keeldar.

Certainement, elle était bien différente de ce qu’elle avait été deux heures auparavant.

Ce changement constaté par ces trois mots et non autrement expliqué ; ce changement, de quelque côté qu’il vînt, effectué en dix minutes, ne passa pas comme un léger nuage d’été. Elle causa lorsqu’elle joignit ses amis au dîner, elle causa comme de coutume ; elle demeura avec eux pendant la soirée ; questionnée de nouveau sur sa santé, elle déclara qu’elle était tout à fait remise : ce n’avait été qu’une faiblesse, une indisposition d’un moment, qui ne méritait pas qu’on y fît attention : et cependant on sentait qu’il s’était fait un changement en Shirley.

Le lendemain, le jour d’après, la semaine, la quinzaine suivantes, cette ombre nouvelle et particulière demeura sur la physionomie, sur les manières de miss Keeldar. Une étrange inquiétude se faisait remarquer dans son regard, dans ses mouvements, jusque dans sa voix. L’altération n’était pas assez marquée pour provoquer ou permettre de fréquentes questions ; cependant cette altération existait et ne voulait pas céder. Elle planait sur elle comme un nuage qu’aucune brise ne pouvait chasser ni dissiper. Bientôt il devint évident que lui parler de ce changement, c’était la contrarier. D’abord, elle cherchait à éluder la remarque, et, si l’on y persistait, elle la repoussait avec la hauteur qui lui était propre. Si on lui demandait : « Êtes-vous malade ? » elle répondait avec décision :

« Je ne le suis pas.

— Est-ce que quelque chose pèse sur votre intelligence ? Est-il arrivé quelque chose qui affecte vos esprits ? »

Elle ridiculisait ironiquement l’idée. Qu’entendaient-ils par esprits ? Elle n’avait pas d’esprits, noirs ou blancs, bleus ou gris, à affecter.

Il devait pourtant y avoir quelque chose : elle était si changée ! lui disait-on.

Elle répondait qu’elle avait le droit de changer à son aise. Elle savait qu’elle n’était pas embellie : s’il lui convenait de devenir laide, qui pouvait y trouver à redire ?

Il devait y avoir une cause à ce changement : quelle était-elle ? insistait-on.

Elle demandait alors péremptoirement qu’on la laissât tranquille.

Puis elle faisait tous ses efforts pour paraître gaie, et semblait s’indigner contre elle-même de n’y pouvoir réussir ; de brèves, méprisantes épithètes, s’échappaient de ses lèvres lorsqu’elle était seule : « Folle ! lâche ! s’appelait-elle. Poltronne ! se disait-elle ; si vous devez trembler, tremblez en secret. Languissez lorsqu’aucun œil ne vous voit. »

« Comment osez-vous, lui arrivait-il de se demander, comment osez-vous montrer votre faiblesse et trahir vos imbéciles anxiétés ? Secouez-les ; élevez-vous au-dessus d’elles ; et, si vous ne le pouvez, cachez-les. »

Et pour les cacher, elle fit de son mieux. Elle devint de nouveau résolument joyeuse en société. Lorsqu’elle était fatiguée de l’effort et forcée de se relâcher, elle cherchait la solitude ; non la solitude de sa chambre, elle refusait de s’abêtir enfermée entre quatre murs, mais la plus sauvage solitude du dehors, qu’elle pouvait parcourir montée sur Zoé, sa jument. Elle faisait des courses à cheval d’une demi-journée. Son oncle la désapprouvait, mais n’osait lui faire de remontrances ; il n’était jamais agréable d’affronter la colère de Shirley, même lorsqu’elle était bien portante et gaie ; mais maintenant que son visage s’amaigrit, que son grand œil gris paraît creux, il y a quelque chose dans l’assombrissement de ce visage et le feu de cet œil qui à la fois touche et effraye.

Pour tous ceux qui, ignorants de l’altération de ses esprits, parlaient de l’altération de sa figure, elle avait la même réponse :

« Je suis parfaitement bien : je n’ai pas la moindre souffrance. »

Et vraiment, il fallait qu’elle eût de la santé pour supporter les intempéries du temps auxquelles elle s’exposait. Par la pluie ou le beau temps, le calme ou l’orage, elle faisait sa promenade quotidienne à cheval sur le marais de Stilbro’, Tartare courant à ses côtés avec son galop infatigable.

Deux fois, trois fois, les yeux des bavards, ces yeux qui sont partout, dans le cabinet et sur le sommet des montagnes, remarquèrent qu’au lieu de tourner sur Rushedge, point le plus élevé du marais de Stilbro’, elle allait tout droit vers la ville. Des espions ne manquèrent pas pour épier où elle se rendait ; on s’assura qu’elle descendait à la porte d’un M. Pearson Hall, solicitor, parent du vicaire de Nunnely : ce gentleman et ses ancêtres avaient été les agents de la famille Keeldar depuis plusieurs générations : quelques personnes affirmaient que miss Keeldar se trouvait enveloppée dans les affaires de la fabrique de Hollow ; qu’elle avait perdu de l’argent et était obligée d’engager son domaine ; d’autres conjecturaient qu’elle allait se marier, et qu’elle faisait préparer les arrangements préalables.

M. Moore et Henry Sympson étaient ensemble dans la salle d’étude ; le précepteur attendait une leçon que l’élève paraissait occupé à préparer.

« Henry, hâtez-vous ! L’après-midi tire à sa fin.

— Est-ce vrai, monsieur ?

— Certainement. N’êtes-vous pas bientôt prêt, avec cette leçon ?

— Non.

— Vous n’avez pas à peu près fini ?

— Je n’ai pas construit une ligne. »

M. Moore leva la tête : le ton de l’enfant était tout particulier.

« Votre tâche ne présente pas de difficultés, Henri ; mais si elle en contient, apportez-les-moi ; nous travaillerons ensemble.

— Monsieur Moore, je ne puis faire aucun travail.

— Mon garçon, vous êtes malade.

— Monsieur, je ne suis pas plus mal dans ma santé corporelle que d’habitude, mais mon cœur déborde.

— Fermez le livre. Venez ici, Harry. Venez au coin du feu. »

Harry s’avança en boitant ; son précepteur lui plaça une chaise : ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient pleins de larmes. Il plaça sa béquille sur le plancher, inclina sa tête et pleura.

« Cette affliction n’est pas occasionnée par une douleur physique, dites-vous, Harry ? Vous avez un chagrin : dites-le-moi.

— Monsieur, j’ai un chagrin comme je n’en ai jamais eu auparavant. Je voudrais pouvoir en être soulagé de quelque façon : je peux à peine en porter le poids.

— Qui sait ? si vous me l’expliquez, je pourrai peut-être vous soulager. Quelle en est la cause ? Qui concerne-t-il ?

— La cause, monsieur, est Shirley ; il concerne Shirley.

— Est-ce vrai ? Vous pensez qu’elle est changée ?

— Tous ceux qui la connaissent pensent qu’elle est changée : vous aussi, monsieur Moore ?

— Non pas sérieusement, non. Je ne vois en elle aucune altération qu’une circonstance favorable ne puisse réparer en quelques jours ; d’ailleurs, sa propre parole doit être comptée pour quelque chose : elle dit qu’elle se porte bien.

— Aussi longtemps qu’elle a maintenu qu’elle allait bien, je l’ai cru, monsieur. Lorsque j’étais triste hors de sa vue, je recouvrais bientôt ma gaieté en sa présence. Maintenant…

— Eh bien ! Harry, maintenant ?… Vous a-t-elle dit quelque chose ? Vous avez été ensemble au jardin pendant trois heures ce matin : je l’ai vue vous parler, et vous écoutiez. Maintenant, mon cher Henri, si miss Keeldar a dit qu’elle est malade et vous a enjoint de garder le secret, ne lui obéissez pas. Dans l’intérêt de son existence, avouez tout. Parlez, mon garçon !

— Elle dit qu’elle est malade ! Je crois, monsieur, que, si elle était mourante, elle sourirait en disant : « Je ne souffre pas. »

— Qu’avez-vous appris, alors ? Quelle nouvelle circonstance… ?

— J’ai appris qu’elle vient de faire son testament.

— Son testament ! »

Le précepteur et l’élève gardèrent le silence.

« Elle vous a dit cela ? demanda Moore, après quelques minutes.

— Elle me l’a dit tout à fait gaiement ; non pas comme une circonstance de funeste présage, ainsi que je le pensais. Elle m’a dit que j’étais la seule personne, outre son solicitor, Pearson Hall, M. Helstone et M. Yorke, qui sût quelque chose sur ce sujet ; et elle m’a dit qu’elle voulait spécialement m’en expliquer les dispositions.

— Continuez, Harry.

— « Parce que, » a-t-elle dit en fixant sur moi ses beaux yeux, oh ! comme ils sont beaux, monsieur Moore ! je les aime ! je l’aime ! Elle est mon étoile. Le ciel ne doit pas la réclamer. Elle est aimable en ce monde, et douée pour ce monde. Shirley n’est pas un ange : elle est femme, et elle doit vivre avec les hommes. Les séraphins ne l’auront pas ! Monsieur Moore, si un des fils de Dieu, aux ailes larges et brillantes comme l’azur, bleues et bruissantes comme la mer, l’ayant vue si belle, descendait pour la réclamer, sa prétention serait combattue, combattue par moi, tout enfant et boiteux que je sois.

— Henry Sympson, continuez, qu’a-t-elle dit encore ?

— « Parce que, a-t-elle dit, si je ne faisais pas ce testament et que je vinsse à mourir avant vous, Harry, toute ma fortune vous reviendrait ; et je ne voudrais pas qu’il en fût ainsi, quoique je sois persuadée que votre père n’en serait pas fâché. Mais vous, a-t-elle dit, vous aurez tout son domaine, qui est grand, plus grand que Fieldhead ; vos sœurs n’auront rien, et je leur ai laissé quelque argent, quoique je ne les aime ni l’une ni l’autre pas la moitié autant que j’aime une mèche de vos beaux cheveux. Elle m’a dit cela, et elle m’a appelé son chéri et m’a laissé l’embrasser. » Elle m’a dit ensuite qu’elle avait légué aussi quelque argent à Caroline Helstone ; que ce manoir, avec son mobilier et ses livres sterling, m’était légué, parce qu’elle ne voulait pas que l’ancienne demeure de sa famille allât à des étrangers ; et que toute le reste de sa fortune, montant à environ douze mille livres en dehors des legs de mes sœurs et de miss Helstone, elle l’avait légué non à moi, qui étais déjà riche, mais à un homme bon, qui en fera un meilleur usage qu’aucun être humain n’en pourrait faire ; un homme, a-t-elle dit, qui est à la fois doux et brave, fort et compatissant ; un homme qui ne fait pas ostentation de principes religieux, mais qu’elle sait professer une religion pure et sans tache devant Dieu. L’esprit d’amour et de paix est avec lui ; il a visité l’orphelin et la veuve dans l’affliction, s’est tenu éloigné de la corruption du monde. Puis elle m’a demandé : « Approuvez-vous ce que j’ai fait, Harry ? » Je n’ai rien pu répondre, les pleurs m’étouffaient, comme ils font maintenant. »

M. Moore accorda à son élève un moment pour combattre et maîtriser son émotion ; ensuite il demanda :

« Quelle autre chose a-t-elle dit encore ?

— Lorsque je lui ai eu manifesté mon plein consentement aux conditions de son testament, elle m’a dit que j’étais un garçon généreux, et qu’elle était fière de moi. « Et maintenant, a-t-elle ajouté, dans le cas où quelque chose arriverait, vous saurez répondre à la méchanceté lorsqu’elle viendra murmurer de mauvaises choses à votre oreille, insinuant que Shirley vous a fait tort, qu’elle ne vous aimait pas. Vous saurez que je vous aimais, Harry, que nulle sœur n’eût pu vous aimer mieux, mon cher trésor. » Monsieur Moore, quand je me souviens de sa voix et que je me rappelle son regard, mon cœur bat à rompre ma poitrine. Elle peut aller au ciel avant moi ; si Dieu le commande, il le faudra ; mais le reste de ma vie, et ma vie ne sera pas longue, je suis heureux de cela maintenant, sera un rapide et mélancolique voyage sur le chemin que ses pieds ont pressé. Je pense reposer sous la voûte des Keeldar avant elle ; s’il en était autrement, placez mon cercueil à côté de celui de Shirley. »

Moore répondit avec un calme posé, qui offrait un étrange contraste avec l’enthousiasme troublé du jeune garçon.

« Vous avez tort tous les deux, et vous vous faites du mal l’un à l’autre. Si la jeunesse tombe une fois sous l’influence d’une terreur imaginaire, elle s’imagine que le soleil a pour toujours cessé de luire, elle croit que ses malheurs dureront toute sa vie. Qu’a-t-elle dit de plus ? A-t-elle dit autre chose ?

— Nous avons réglé entre nous deux ou trois affaires de famille.

— J’aimerais beaucoup à savoir ce que…

— Mais, monsieur Moore, vous souriez ; je ne pouvais pas sourire en voyant Shirley dans une telle humeur.

— Mon garçon, je ne suis ni nerveux, ni enthousiaste, ni inexpérimenté. Je vois les choses telles qu’elles sont : il n’en est pas ainsi de vous, quant à présent. Dites-moi ces affaires de famille.

— Seulement, monsieur, elle m’a demandé si je me considérais plutôt comme un Keeldar que comme un Sympson ; et je lui ai répondu que j’étais Keeldar du plus profond du cœur, et jusqu’à la moelle des os. Elle a dit qu’elle était contente de cela : car, excepté moi, il n’existait plus de Keeldar en Angleterre ; et alors nous sommes tombés d’accord sur quelques points.

— Eh bien ?

— Eh bien, monsieur, que, si je vivais pour hériter du domaine de mon père et du manoir de Fieldhead, je prendrais le nom de Keeldar et ferais de Fieldhead ma résidence. Je serais alors appelé Henry Shirley Keeldar. Et cela sera ainsi : son nom et son manoir remontent à plusieurs siècles, tandis que Sympson-Grove date d’hier.

— Allons, vous n’êtes sur le point d’aller au ciel ni l’un ni l’autre. J’ai les meilleures espérances de vous deux, avec vos fières distinctions, couple d’aiglons à moitié emplumés. Maintenant, qu’inférez-vous de tout ce que vous venez de dire ? Traduisez-moi cela en langage ordinaire.

— Que Shirley pense qu’elle est sur le point de mourir.

— Elle a parlé de sa santé ?

— Pas une seule fois ; mais je vous assure qu’elle dépérit ; ses mains deviennent tout à fait maigres, et aussi sa figure.

— Est-ce qu’elle se plaint quelquefois à votre mère et à vos sœurs ?

— Jamais. Elle leur rit au nez lorsqu’elles la questionnent là-dessus. Monsieur Moore, c’est une créature étrange, si belle et si légère ! point du tout une virago, une amazone ; et cependant dédaignant l’assistance et la sympathie.

— Savez-vous où elle est maintenant, Henry ? Est-elle à la maison, ou fait-elle sa promenade à cheval ?

— Elle n’est sûrement pas dehors, monsieur. Il pleut à verse.

— C’est vrai : ce n’est pas cependant une garantie qu’elle ne galope pas en ce moment vers Rushedge. Depuis quelques semaines, le mauvais temps ne l’a jamais empêchée de faire ses excursions.

— Vous vous rappelez, monsieur Moore, combien mercredi dernier le temps était pluvieux et orageux ? Si mauvais en vérité, qu’elle ne voulut pas permettre de seller Zoé ; et cependant la tempête qu’elle trouvait trop rude pour sa jument, elle l’a affrontée elle-même à pied : cette après-midi-là, elle marcha presque jusqu’à Nunnely. Je lui demandai, à son retour, si elle ne craignait pas de prendre un rhume. « Nullement, me dit-elle, ce serait une trop heureuse chance pour moi. Je ne sais pas, Harry ; mais la meilleure chose qui pût m’arriver, serait d’attraper un bon rhume ou une bonne fièvre, et de mourir comme tous les chrétiens. » Elle est malade, vous voyez, monsieur.

— Malade, assurément ! Allez savoir où elle est ; et, si vous pouvez avoir une occasion de lui parler sans attirer l’attention, demandez-lui de venir ici une minute.

— Oui, monsieur. »

Il saisit sa béquille, et se leva pour partir.

« Harry ! »

Il se retourna.

« Ne faites pas votre message mot pour mot. Formulez-le comme autrefois vous formuliez un appel ordinaire à la salle d’étude.

— Je comprends, monsieur ; elle obéira plus probablement.

— Puis, Harry…

— Monsieur ?

— Je vous appellerai, lorsque j’aurai besoin de vous ; jusque-là vous êtes exempté des leçons. »

Henry partit. M. Moore, resté seul, se leva de son bureau.

« Je puis être très-froid et très-hautain avec Henry, dit-il. Je peux avoir l’air de rire de ses appréhensions, et regarder du haut de ma dignité sa jeune ardeur. À lui je peux parler comme si, à mes yeux, ils étaient deux enfants. Voyons si je puis conserver le même rôle avec elle. J’ai vu le moment où je paraissais sur le point d’oublier ce rôle ; où la confusion et la soumission semblaient près de m’écraser avec leur douce tyrannie ; où ma langue bégayait ; où j’allais laisser tomber mon manteau et me montrer à elle non comme un maître, non, mais comme un tout autre personnage. J’espère bien ne plus tomber dans cette folie : c’est bon pour sir Philippe Nunnely de rougir lorsqu’il rencontre son regard ; il peut se permettre la soumission, lui ; il peut même sans danger laisser sa main trembler au contact de la sienne ; mais, si l’un de ses fermiers s’avisait de se montrer envers elle susceptible et sentimental, il mériterait tout simplement la camisole de force. Jusqu’à ce jour je me suis tiré d’affaire assez bien. Elle s’est assise à côté de moi, et je n’ai pas tremblé plus que mon bureau. J’ai supporté ses regards et ses sourires comme… un précepteur, que je suis. Je n’ai jamais touché sa main, jamais je n’ai subi cette épreuve. Je ne suis ni son fermier ni son valet, je n’ai jamais été ni son serf ni son serviteur ; mais je suis pauvre, et il est de mon devoir de veiller à ma propre dignité, de n’en pas compromettre un iota. Qu’a-t-elle voulu dire par cette allusion aux gens froids qui pétrifient la chair en marbre ? Elle m’a fait plaisir. Je ne sais pourquoi ; je ne me permettrais pas de le rechercher, je ne me permets jamais de scruter ni son langage ni sa contenance : car, si je le faisais, je pourrais quelquefois oublier le sens commun pour croire au roman. Une étrange et secrète extase parcourt mes veines par moments : je ne veux pas l’encourager, je ne veux pas m’en souvenir. Je suis résolu, aussi longtemps que je le pourrai, de conserver le droit de dire avec saint Paul : « Je ne suis pas fou, mais je parle le langage de la vérité et de la sagesse. »

Il s’arrêta, écoutant.

« Viendra-t-elle, ou ne viendra-t-elle pas ? se demanda-t-il. Comment accueillera-t-elle le message ? naïvement, ou avec dédain ? comme une enfant, ou comme une reine ? Ces deux caractères sont dans sa nature. »

Si elle vient, que lui dirai-je ? Comment justifier, d’abord, la liberté de la requête ? Lui présenterai-je des excuses ? je le pourrais en toute humilité ; mais une justification tendra-t-elle à nous placer dans les positions que nous devons relativement occuper en cette matière ? Je dois rester le professeur, autrement… J’entends le bruit d’une porte. »

Il écouta ; quelques minutes s’écoulèrent.

« Elle me refusera. Henry l’engage à venir : elle refuse. Ma demande est présomptueuse à ses yeux : qu’elle vienne seulement, et je lui apprendrai bien le contraire. J’aimerais mieux qu’elle fût un peu intraitable, cela m’aiguillonnerait. Je la préfère cuirassée d’orgueil, armée d’un sarcasme. Son dédain me fait sortir de mes rêves, je me retrouve moi-même. Un sarcasme de ses yeux et de ses lèvres donne de la vigueur à mes nerfs et à toutes mes fibres. J’entends des pas ; ce sont ceux de Henry… »

La porte s’ouvrit ; miss Keeldar entra. Il paraît que le message l’avait trouvée à son aiguille : elle apportait son ouvrage à la main. Ce jour-là elle n’était pas sortie à cheval : elle l’avait évidemment passé tranquillement. Elle portait son charmant costume d’intérieur et un tablier de soie. Ce n’était point une Thalestris, mais une femme d’un caractère paisible et même timide. M. Moore avait l’avantage sur elle : il eût pu lui parler d’un ton solennel et avec une attitude sévère ; peut-être l’aurait-il fait si elle se fût montrée insolente ; mais sa physionomie n’avait jamais fait voir moins de crânerie. Une sorte de douce timidité enfantine déprimait ses cils et se répandait sur son visage. Le précepteur debout le regardait en silence.

Elle s’arrêta entre la porte et le bureau.

« Avez-vous besoin de moi, monsieur ? demanda-t-elle.

— J’ai pris la liberté, miss Keeldar, de vous envoyer chercher, c’est-à-dire de vous demander une entrevue de quelques minutes. »

Elle attendit, en continuant son travail d’aiguille.

« Eh bien, monsieur (sans lever les yeux), de quoi s’agit-il ?

— Veuillez vous asseoir d’abord. Le sujet que je veux traiter demandera quelques instants. Peut-être n’ai-je guère le droit de l’aborder ; il est possible qu’aucune justification ne puisse m’excuser. La liberté que j’ai prise a son origine dans une conversation que j’ai eue avec Henry ; ce jeune garçon est affecté de l’état de votre santé ; tous vos amis éprouvent de l’inquiétude à ce sujet. C’est de votre santé que je désirerais vous parler.

— Je suis tout à fait bien, dit-elle brièvement.

— Et cependant changée.

— Cela ne peut intéresser personne que moi. Nous changeons tous.

— Voulez-vous vous asseoir ? Autrefois, miss Keeldar, j’avais quelque influence sur vous ; en ai-je encore maintenant ? puis-je croire que ce que je vous dis ne sera pas considéré comme positive présomption ?

— Laissez-moi lire du français, monsieur Moore ; je prendrai même une leçon de grammaire latine ; mais proclamons une trêve à toute discussion sanitaire.

— Non, non, le temps de ces discussions est venu.

— Discutez alors, mais ne me prenez pas pour texte ; je suis un sujet sain.

— Ne pensez-vous pas qu’il est mal d’affirmer et de réaffirmer ce qui substantiellement est faux ?

— Je dis que je suis bien : je n’ai ni toux, ni douleur, ni fièvre.

— N’y a-t-il pas d’équivoque dans cette assertion ? Est-elle la vérité vraie ?

— La vérité pure. »

Louis Moore la regarda fixement.

« Je ne puis moi-même, dit-il, découvrir aucune indication de maladie actuelle ; mais alors, pourquoi êtes-vous changée ?

— Suis-je changée ?

— Nous allons essayer de le prouver.

— Comment ?

— En premier lieu, je vous demande : dormez-vous comme vous aviez l’habitude de le faire ?

— Non ; mais ce n’est pas parce que je suis malade.

— Avez-vous l’appétit que vous aviez autrefois ?

— Non ; mais ce n’est pas parce que je suis malade.

— Vous rappelez-vous ce petit anneau attaché à ma chaîne de montre ? C’est celui de ma mère, et il est trop petit pour passer la jointure de mon petit doigt. Vous me l’avez plusieurs fois dérobé en jouant : il allait à votre index. Essayez-le maintenant. »

Elle permit l’épreuve : l’anneau tomba de la petite main amaigrie. Louis le ramassa et le rattacha à la chaîne. Une rougeur embarrassée colora le front de Shirley qui répéta encore :

« Ce n’est pas parce que je suis malade.

— Non-seulement vous avez perdu le sommeil, l’appétit, l’embonpoint, continua Moore, mais vos esprits sont continuellement en ébullition ; en outre, il y a dans votre œil une frayeur, dans vos manières une inquiétude nerveuse : ces particularités vous étaient autrefois étrangères.

— Monsieur Moore, nous nous arrêterons ici. Vous avez touché juste : je suis nerveuse. Maintenant, parlons d’autre chose. Quel temps pluvieux nous avons ! quelle pluie torrentielle et persévérante !

— Vous nerveuse ! Oui ; et, si miss Keeldar est nerveuse, ce n’est pas sans cause. Laissez-moi chercher cette cause. Laissez-moi voir de plus près. Le mal n’est pas physique : j’ai soupçonné cela. Il est venu en un instant. Je sais le jour. J’ai remarqué le changement. Votre douleur est mentale.

— Nullement ; ce n’est pas quelque chose de si noble, c’est simplement nerveux. Oh ! quittez ce sujet.

— Lorsqu’il sera épuisé ; pas avant. Des alarmes nerveuses doivent toujours être communiquées, afin qu’elles puissent être dissipées. Je voudrais avoir le don de persuasion, et pouvoir vous engager à parler librement. Je crois que la confession, dans votre cas, équivaudrait à la guérison.

— Non, dit Shirley brusquement : je désirerais que cela fût probable ; mais j’ai peur du contraire. »

Elle suspendit un moment son travail. Elle était maintenant assise. Reposant son coude sur la table, elle soutenait sa tête dans sa main. M. Moore paraissait croire qu’il avait enfin fait quelques pas dans ce chemin difficile. Elle était sérieuse, et dans son désir était renfermé un important aveu. Après cela, elle ne pouvait plus affirmer que rien ne lui faisait mal.

Le précepteur lui accorda quelques minutes de repos et de réflexion avant de revenir à la charge ; une fois ses lèvres avaient frémi pour parler ; mais il s’était retenu et avait prolongé la pause. Shirley leva ses yeux sur lui. S’il avait trahi quelque émotion, peut-être qu’une persistance obstinée dans le silence lui eût été opposée ; mais il paraissait calme, fort, digne de confiance.

« J’aime mieux le dire à vous qu’à ma tante, ou qu’à mes cousines ou à mon oncle, dit-elle. Ils feraient tous tant de fracas ! et c’est le bruit surtout que je crains, l’alarme, le tumulte, l’éclat. Bref, je n’ai jamais aimé à me trouver le centre d’un tourbillon domestique. Vous pouvez supporter un petit choc, n’est-ce pas ?

— Un grand, si c’est nécessaire. »

Pas un muscle de cet homme ne frissonna, et cependant son large cœur battait fort dans sa profonde poitrine. Qu’allait-elle lui dire ? Quelque irréparable malheur était-il arrivé ?

« Si j’avais pensé qu’il fût convenable d’aller à vous, je ne vous aurais jamais fait un secret de cela un seul moment, continua-t-elle ; je vous aurais dit franchement la vérité en vous demandant avis.

— Pourquoi n’était-il pas convenable de venir à moi ?

— Cela aurait pu être convenable, je ne dis pas le contraire ; mais je ne le pouvais. Il me semblait que je n’avais aucun droit de vous causer du trouble. Le malheur ne concernait que moi, je voulais le tenir secret, et personne ne pouvait m’en empêcher. Je vous le répète, je n’aime pas à être l’objet de fatigantes attentions ou le thème du bavardage villageois. D’ailleurs, il peut n’avoir aucun fâcheux résultat. Dieu le sait ! »

Moore, bien que torturé par l’attente, ne demanda pas une prompte explication. Il ne permit à aucun geste, à aucun regard, à aucun mot, de trahir son impatience. Sa contenance calme tranquillisa Shirley ; sa confiance la rassura.

« De grands effets peuvent naître de petites causes, » fit-elle remarquer en détachant un bracelet de son poignet ; puis déboutonnant sa manche et la relevant en partie : « Regardez là » dit-elle à M. Moore.

Elle fit voir une marque sur son bras blanc, ou plutôt une dentelure profonde, quoique cicatrisée : quelque chose entre une brûlure et une coupure.

« Je ne voudrais pas montrer cela à qui que ce fût dans Briarfield, excepté à vous, parce que vous pouvez prendre la chose tranquillement.

— Certainement, il n’y a rien dans cette petite marque qui puisse effrayer ; son histoire en donnera l’explication.

— Toute petite qu’elle est, elle m’a enlevé mon sommeil, elle m’a rendue nerveuse, maigre et folle, parce que cette petite marque me fait penser à une possibilité qui a ses terreurs. »

La manche fut rajustée, le bracelet replacé.

« Savez-vous que vous m’éprouvez ? dit Moore en souriant. Je suis un homme très-patient, mais je sens mon pouls précipiter ses pulsations.

« Quoi qu’il arrive, je compte sur votre amitié, monsieur Moore. Vous mettrez à mon service votre sang-froid, et ne me laisserez pas à la merci de lâches effrayés ?

— Je ne fais aucune promesse à présent. Racontez-moi l’histoire, et exigez ensuite telle promesse qu’il vous plaira.

— C’est une très-courte histoire. Je fis un jour une promenade avec Isabelle et Gertrude, il y a environ trois semaines. Elles arrivèrent à la maison avant moi. J’étais demeurée en arrière pour parler à John. Après l’avoir quitté, je me plus à rester un peu dans l’avenue, où tout était calme et ombreux ; j’étais fatiguée de causer avec ces jeunes filles, et nullement pressée de les rejoindre. Comme je me trouvais appuyée à côté de la grande porte, absorbée dans de très-heureuses pensées concernant mon avenir, car, ce matin-là, je m’imaginais que les événements commençaient à tourner comme je le désirais depuis longtemps…

— Ah ! Nunnely avait été avec elle le soir précédent ! pensa Moore.

— J’entendis un bruit haletant ; un chien montait en courant l’avenue. Je connais presque tous les chiens du voisinage ; c’était Phœbe, la chienne d’arrêt de M. Sam Wynne. La pauvre créature courait la tête baissée et la langue pendante ; elle paraissait brisée et aux abois. Je l’appelai ; j’avais l’intention de la faire entrer à la maison et de lui donner quelque chose à boire et à manger ; j’étais sûre qu’elle avait été maltraitée : M. Sam fouette souvent ses chiens cruellement. Elle était trop agitée pour me reconnaître ; et, quand j’essayai de lui caresser la tête, elle se retourna et me mordit le bras. Elle me mordit de façon à faire couler le sang et s’enfuit pantelante. Aussitôt après, le piqueur de M. Wynne arriva portant un fusil. Il me demanda si j’avais aperçu un chien ; je lui dis que j’avais vu Phœbe.

« Vous feriez bien d’enchaîner Tartare, madame, dit-il, et de dire à vos gens de ne pas sortir de la maison ; je cours après Phœbe pour la tuer, et le groom est parti d’un autre côté. Elle est enragée. »

M. Moore s’appuya en arrière dans sa chaise et croisa ses bras sur sa poitrine ; miss Keeldar reprit son canevas de soie et continua la création d’une guirlande de violettes de Parme.

« Et vous ne l’avez dit à personne, vous n’avez cherché aucune assistance, aucune guérison ; vous n’êtes pas venue à moi !

— J’allai jusqu’à la porte de la salle d’étude ; là le courage me manqua ; je préférai tenir la chose secrète.

— Comment ! Mais que pourrais-je demander en ce monde de plus agréable que de vous être utile ?

— Je n’avais aucun droit…

— C’est monstrueux ! Et vous ne fîtes rien ?

— Si fait : j’allai droit à la lingerie, où l’on repasse presque toute la semaine, maintenant que j’ai tant d’hôtes à la maison. Pendant que les servantes étaient occupées à plisser et à empeser, je pris dans le feu un fer italien, et j’en appliquai la pointe écarlate sur mon bras. Je l’enfonçai bien ; il cicatrisa la petite blessure. Puis je montai dans ma chambre.

— J’affirmerais que vous n’avez pas poussé une plainte.

— Je n’en sais rien. J’étais bien malheureuse ; ni ferme, ni tranquille du tout, je pense. Il n’y avait aucun calme dans mon esprit.

— Il y avait du calme dans votre personne. Je me souviens d’avoir écouté pendant tout le temps que nous fûmes assis à goûter, pour entendre si vous remuiez dans la chambre au-dessus : tout était tranquille.

— J’étais assise au pied du lit, souhaitant que Phœbe ne m’eût point mordue.

— Et seule ! Vous aimez la solitude.

— Pardonnez-moi.

— Vous dédaignez la sympathie.

— Est-ce vrai, monsieur Moore ?

— Avec votre puissante intelligence, vous devez vous croire indépendante de tout secours, de tout conseil, de toute société.

— Qu’il en soit ainsi, puisque cela vous plaît. »

Elle sourit. Elle continua sa broderie rapidement et avec soin ; mais ses cils tremblèrent, puis ils brillèrent, et une larme en tomba.

M. Moore se pencha en avant sur son bureau, remua sa chaise, changea son attitude.

« S’il n’en est pas ainsi, demanda-t-il en donnant à sa voix une expression de douceur toute particulière, dites-moi ce que je dois penser.

— Je ne sais pas.

— Vous savez, mais vous ne voulez pas parler ; vous voulez tout renfermer en vous-même.

— Parce que cela ne mérite pas d’être partagé.

— Parce que personne ne peut vous donner le prix élevé que vous mettez à votre confiance. Personne n’est assez riche pour l’acheter. Personne n’a l’honneur, l’intelligence, le pouvoir que vous demandez dans votre conseiller. Il n’y a pas en Angleterre une épaule sur laquelle vous voudriez appuyer votre main, bien moins encore une poitrine sur laquelle vous voudriez reposer votre tête. C’est pourquoi vous devez vivre seule.

— Je puis vivre seule, si c’est nécessaire ; mais la question n’est pas de savoir comment vivre, mais comment mourir seule. Cette idée m’apparaît sous les couleurs les plus tristes.

— Vous appréhendez les effets du virus ?… vous pensez à une menace indéfinie, à un terrible sort ?… »

Elle s’inclina.

« Vous êtes très-nerveuse et très-peureuse.

— Vous me complimentiez il y a deux minutes sur ma fermeté.

— Vous êtes peureuse. Si toute cette affaire était froidement examinée et discutée, je suis sûr qu’il serait démontré que vous n’êtes nullement en danger de mourir.

— Amen ! Je tiens beaucoup à vivre, s’il plaît à Dieu. J’ai trouvé la vie douce.

— Comment pourrait-elle être pour vous autrement que douce, avec vos avantages et votre nature ? Est-ce que vraiment vous vous attendez à être saisie d’hydrophobie et à mourir enragée ?

— Je l’ai attendu et je l’ai craint. Maintenant, je ne crains rien.

— Ni moi, d’après votre récit. Je doute que la plus faible parcelle de virus se soit mêlée à votre sang ; et, quand cela serait, laissez-moi vous assurer que, jeune, pleine de santé et douée d’une constitution saine comme vous l’êtes, aucun mal ne s’ensuivrait. Au reste, je m’assurerai si la chienne était bien réellement enragée. Je soutiens qu’elle ne l’était pas.

— Ne dites à personne qu’elle m’a mordue.

— Pourquoi en parlerais-je, lorsque je crois cette morsure aussi innocente qu’une coupure de ce canif ? Tranquillisez-vous. Je suis tranquille, moi, quoique j’attache à votre vie autant de prix qu’à ma part de bonheur dans l’éternité. Regardez en haut.

— Pourquoi, monsieur Moore ?

— Je désire voir si vous êtes gaie. Mettez de côté votre travail : levez la tête.

— Voilà !…

— Regardez-moi. Merci ! Et le nuage est-il dissipé ?

— Je ne crains rien.

— Est-ce que votre esprit a repris sa charmante gaieté naturelle ?

— Je suis très-contente ; mais j’ai besoin de votre promesse.

— Parlez.

— Vous savez que, si le malheur que j’ai craint vient à arriver, ils m’étoufferont. Vous n’avez pas besoin de sourire : ils le feront, ils le font toujours. Mon oncle sera rempli d’horreur, de faiblesse, de précipitation, et c’est le seul expédient qui se présentera d’abord à lui ; personne à la maison n’aura du sang-froid, excepté vous ; promettez-moi de m’assister, de tenir M. Sympson éloigné de moi, de ne pas laisser approcher Henry, de peur que je ne lui fasse du mal. Souvenez-vous que vous devez faire aussi attention à vous ; mais je ne vous ferai pas de mal, je le sais. Fermez la porte aux médecins, mettez-les dehors s’ils entrent. Ne permettez ni au jeune ni au vieux Mac Turck de me toucher du doigt ; ni à M. Graves, leur collègue ; et enfin, si je deviens dangereuse, avec votre propre main administrez-moi un puissant narcotique : une dose de laudanum suffisante pour me faire dormir du dernier sommeil. Promettez-moi de faire cela. »

Moore quitta son bureau, et se permit la récréation de deux ou trois tours à travers la chambre. S’arrêtant derrière la chaise de Shirley, il se pencha sur elle et dit d’une voix creuse et emphatique :

« Je promets tout ce que vous me demandez, sans commentaire, sans réserve.

— Si l’assistance d’une femme est nécessaire, appelez ma femme de charge mistress Gill ; laissez-la m’ensevelir si je meurs. Elle m’est attachée. Elle m’a trompée bien des fois, je lui ai pardonné. Maintenant elle m’aime, et ne me ferait pas tort d’une épingle ; ma confiance l’a rendue dévouée. Aujourd’hui, je puis à la fois compter sur son intégrité, son courage et son affection. Appelez-la ; mais tenez ma tante et mes timides cousines loin de moi. Une fois encore, promettez.

— Je promets.

— C’est très-bien à vous, dit-elle, levant sur lui les yeux comme il se penchait au-dessus d’elle en souriant.

— Est-ce bien ? cela vous console-t-il ?

— Beaucoup.

— Nous serons avec vous, moi et mistress Gill seulement, dans toute extrémité où le calme et la fidélité seront nécessaires. Aucune main précipitée et timide n’interviendra.

— Cependant vous me croyez puérile ?

— Oui.

— Ah ! vous me méprisez.

— Méprisons-nous les enfants ?

— Dans le fait, je ne suis pas si forte, et je n’ai pas de ma force tant d’orgueil qu’on le croit, monsieur Moore ; je ne suis pas non plus si dédaigneuse de sympathie ; mais, lorsque j’ai quelque chagrin, je crains de le communiquer à ceux que j’aime, de peur de les affliger ; et avec ceux que je vois avec indifférence, je ne puis condescendre à me plaindre. Après tout, vous ne devez pas tant me railler d’être puérile : car, si vous étiez aussi malheureux que je l’ai été pendant ces trois dernières semaines, vous aussi sentiriez le besoin d’un ami.

— Nous éprouvons tous le besoin d’un ami, n’est-ce pas ?

— Tous ceux de nous du moins qui ont quelque chose de bon dans leur nature.

— Eh bien, vous avez Caroline Helstone.

— Oui… Et vous avez M. Hall.

— Oui… Mistress Pryor est une sage et bonne femme ; elle peut vous conseiller lorsque vous avez besoin de conseils.

— Vous, vous avez votre frère Robert.

— Pour les défaillances de la main droite, vous pouvez vous appuyer sur le révérend Matthewson Helstone, maître ès arts ; pour celles de la main gauche, il y a Hiram Yorke. Tous deux vous rendent leurs hommages.

— Je n’ai jamais vu mistress Yorke avoir pour un jeune homme des intentions aussi maternelles qu’elle en a pour vous. Je ne sais comment vous avez gagné son cœur ; mais elle est plus affectueuse pour vous que pour ses propres fils. Vous avez, en outre, votre sœur Hortense.

— Il paraît que nous sommes tous deux bien pourvus.

— Il le paraît.

— Combien nous devons être reconnaissants.

— Oui.

— Et contents !

— Oui.

— Pour ma part, je suis presque satisfait en ce moment, et très-reconnaissant. La gratitude est une émotion divine ; elle remplit le cœur, mais non jusqu’à le rompre. Elle l’échauffe, mais non jusqu’à lui donner la fièvre. J’aime à goûter à loisir la félicité. Dévorée à la hâte, je ne puis apprécier sa saveur. »

Appuyé sur le dessus de la chaise de miss Keeldar, Moore surveillait la rapide motion de ses doigts, sous lesquels croissait la guirlande verte et pourpre. Après une pause prolongée, il demanda de nouveau :

« Est-ce que l’ombre est entièrement dissipée ?

— Entièrement. L’état dans lequel j’étais il y a deux heures et celui dans lequel je me trouve en ce moment sont deux existences toutes différentes. Je crois, monsieur Moore, que les chagrins et les craintes nourries dans le silence croissent comme des enfants de Titans.

— Vous n’entretiendrez plus ces sentiments en silence.

— Non, si j’ose parler.

— En vous servant de ce mot oser, à qui faites-vous allusion ?

— À vous.

— Comment est-il applicable à moi ?

— À cause de votre austérité et de votre réserve.

— Pourquoi suis-je austère et réservé ?

— Parce que vous êtes fier.

— Pourquoi suis-je fier ?

— J’aimerais à le savoir : seriez-vous assez bon pour me le dire ?

— Peut être parce que je suis pauvre ; c’est une raison : la pauvreté et la fierté marchent souvent de compagnie.

— Voilà une fort jolie raison. Je serais charmée d’en découvrir une autre qui put s’apparier avec elle. Complétez le paire, monsieur Moore.

— Immédiatement. Que penseriez-vous de marier la sage Pauvreté avec le Caprice aux mille nuances ?

— Êtes-vous capricieux ?

— Vous l’êtes.

— Calomnie ! Je suis ferme comme un roc, fixe comme l’étoile polaire.

— Il m’arrive quelquefois de regarder en haut aux premières heures du jour, et j’aperçois un beau et parfait arc-en-ciel brillant de promesses, mesurant glorieusement le firmament nuageux de la vie. Une heure après, je regarde encore ; la moitié de l’arc a disparu, et le reste a perdu ses vives couleurs. Plus tard encore, le sombre firmament nie avoir jamais revêtu un si doux symbole d’espérance.

— Eh bien, monsieur Moore, vous devriez lutter contre ces changeantes humeurs ; elles sont votre défaut capital. On ne sait jamais comment vous prendre.

— Miss Keeldar, j’ai eu autrefois, pendant deux ans, une élève qui me devint bien chère. Henry m’est cher, mais elle m’était plus chère encore. Henry ne me donne jamais de tourment : elle m’en donnait beaucoup. Je crois qu’elle me tourmentait vingt-trois heures sur vingt-quatre.

— Elle n’était jamais avec vous plus de trois heures, ou au plus six, chaque jour.

— Quelquefois elle renversait le thé qui était dans ma tasse, et dérobait les mets qui étaient dans mon assiette ; et quand elle m’avait tenu à la diète tout un jour… et cela me convient peu, car j’ai coutume de savourer mes repas avec un plaisir raisonnable, et d’attacher une certaine importance à la réparation des forces de la créature…

— Je le sais. Je puis dire quelle sorte de dîner vous aimez le mieux. Je connais les plats que vous préférez.

— Elle me dérobait ces plats savoureux, et se moquait de moi par-dessus le marché. J’aime à bien dormir. Dans mes jours tranquilles, quand j’étais moi-même, je ne maudissais jamais la nuit pour sa longueur ni ma couche pour ses épines. Elle a changé tout cela.

— Monsieur Moore !…

— Et m’ayant ravi le pain de l’esprit et le confort de ma vie, elle me ravit encore sa présence : elle me quitta froidement, absolument comme si elle eût pensé qu’elle partie, le monde demeurait pour moi le même qu’auparavant. Je savais que je devrais la revoir quelquefois. Au bout de deux ans, il arriva que nous nous rencontrâmes de nouveau sous son propre toit, où elle était maîtresse. Comment pensez-vous qu’elle se conduisit envers moi, miss Keeldar ?

— Comme une personne qui avait bien profité des leçons qu’elle avait apprises de vous.

— Elle me reçut avec hauteur : elle mesura entre nous un large espace et me tint à distance par le geste réservé, le regard rare et froid, la parole strictement polie.

— Elle se montrait excellente élève. Vous ayant vu si réservé, elle avait appris à l’être. Admirez, je vous prie, dans sa hauteur un sensible progrès sur votre propre froideur.

— Ma conscience, mon honneur et les plus despotiques nécessités m’éloignaient d’elle, et me retenaient par leurs chaînes pesantes. Elle était libre ; elle eût pu se montrer compatissante.

— Non pas libre de compromettre sa dignité personnelle, de chercher celui qui l’évitait. »

Puis elle fut inconséquente : « Je vis bientôt se renouveler mon supplice de Tantale. Lorsque je croyais avoir pris sur moi assez d’empire pour ne la considérer que comme une hautaine étrangère, elle me montrait tout à coup un éclair de simplicité si aimante, elle me réchauffait avec un rayon de si vivifiante sympathie, elle me réjouissait avec une conversation si aimable, si gaie, si bienveillante, que je ne pouvais pas plus interdire à son image l’entrée de mon cœur qu’à sa personne l’entrée de cette chambre. Expliquez-moi pourquoi elle se plaisait à me rendre ainsi malheureux.

— Elle ne pouvait supporter d’être tout à fait exilée ; puis il lui arrivait quelquefois de penser, par un jour froid et humide, que la salle d’étude n’était pas un endroit très-gai ; et elle se croyait alors tenue d’aller voir si vous et Henry entreteniez un bon feu ; et une fois là, elle aimait à rester.

— Mais elle ne devrait pas être changeante ; si elle est venue une fois, elle devrait venir plus souvent.

— Cela pourrait passer pour de l’intrusion.

— Demain vous ne serez pas ce que vous êtes aujourd’hui.

— Je ne sais pas. Et vous, serez-vous le même ?

— Je ne suis pas fou, très-noble Bérénice. Nous pouvons donner un jour aux rêves ; mais le lendemain nous savons nous éveiller ; et je m’éveillerai à propos le matin où vous serez mariée à sir Philippe Nunnely. Le feu brille sur vous et moi, et réfléchit très-clairement nos images dans la glace, miss Keeldar ; j’ai regardé ce tableau pendant tout le temps que j’ai parlé. Voyez ! quelle différence entre votre tête et la mienne ! Je parais vieux, bien que je n’aie que trente ans !

— Vous êtes si grave ! vous avez un front si carré ! et votre visage est pâle. Je ne vous considère jamais comme un jeune homme, ni comme le cadet de Robert.

— Vraiment ? Je ne le pensais pas. Imaginez-vous la figure bien coupée et belle de Robert regardant par-dessus mon épaule. Est-ce que cette apparition ne fait pas vivement ressortir la lourdeur obtuse de mes traits ? Ah ! (Il tressaille.) Depuis une demi-heure, je m’attendais à entendre vibrer ce fil d’archal. »

La cloche du dîner sonna, et Shirley se leva.

« Monsieur Moore, dit-elle en rassemblant ses fils de soie, avez-vous eu récemment des nouvelles de votre frère ? Savez-vous pourquoi il demeure si longtemps à Londres ? Parle-t-il de revenir ?

— Il parle de revenir ; mais je ne puis dire ce qui a été cause de sa longue absence. À dire vrai, je pensais que personne dans le Yorkshire ne savait mieux que vous pourquoi il avait de la répugnance à revenir. »

Une vive rougeur passa sur le visage de miss Keeldar.

« Écrivez-lui, et pressez-le de hâter son retour, dit-elle. Je sais qu’il n’y avait pas d’inconvénient à prolonger si longtemps son absence : il est bon de laisser chômer la fabrique quand le commerce va si mal. Mais il ne doit pas abandonner le comté.

— Je sais, dit Louis, qu’il eut une entrevue avec vous le soir avant son départ, et je le vis ensuite quitter Fieldhead. Je lus sur son visage, ou j’essayai d’y lire. Il se détourna de moi. Je devinai qu’il serait longtemps absent. Certains jolis doigts effilés ont une merveilleuse habileté pour pulvériser le fragile orgueil d’un homme. Je suppose que Robert a mis trop de confiance dans sa beauté mâle et dans sa noblesse native. Plus heureux sont ceux qui, destitués d’avantages, ne peuvent se bercer d’illusions. Mais je lui écrirai, en lui disant que vous conseillez son retour.

— Ne lui dites pas que je lui conseille de revenir, mais que son retour est prudent. »

Un second coup de sonnette se fit entendre, et miss Keeldar obéit à son appel.




CHAPITRE IV.

Louis Moore.


Louis Moore était accoutumé à une vie tranquille. Homme calme, il l’endurait mieux que beaucoup d’autres ne l’eussent fait : ayant sa tête et son cœur peuplés d’un monde à lui, il tolérait très-patiemment la captivité dans un coin étroit et tranquille du monde réel.

Comme Fieldhead est paisible ce soir ! Miss Keeldar, la famille entière des Sympson, même Henry, tous excepté Moore, sont allés à Nunnely. Sir Philippe a désiré leur visite : il a voulu leur faire faire la connaissance de sa mère et de ses sœurs, qui sont en ce moment au prieuré. Le baronnet, en aimable gentleman qu’il est, a aussi invité le précepteur. Mais le précepteur eût plutôt engagé sa parole avec le fantôme du comte de Huntingdon de le rencontrer au milieu du cercle de ses joyeux compagnons, sous la voûte des plus épais, des plus noirs, des plus vieux chênes de la forêt de Nunnely. Il eût plutôt donné rendez-vous au fantôme d’une abbesse ou d’une pâle nonne, au milieu des humides et herbeuses reliques de leur sanctuaire en ruines, qui tombe en poussière au cœur de la forêt. Louis Moore désire avoir quelque chose auprès de lui ce soir ; mais ce n’est point le petit baronnet, ni sa bienfaisante mais sévère mère, ni ses sœurs patriciennes, ni une seule âme de la famille de Sympson.

La nuit n’est pas calme. L’équinoxe agite encore ses orages. Les pluies torrentielles du jour ont cessé : les nuages se séparent et disparaissent du ciel non pas, en laissant derrière eux une mer de saphir, mais chassés par une continuelle et bruyante tempête. La lune règne glorieuse, jouissant de la tempête comme si elle s’abandonnait avec amour à ses premières caresses. Nul Endymion n’épiera ce soir sa déesse : il n’y a pas de troupeaux sur les montagnes, et elle fait bien ce soir d’accueillir Éole.

Assis dans la salle d’étude, Moore entendait l’orage rugir autour du pavillon opposé et le long de la façade du manoir. Le côté où il se trouvait était abrité, mais il ne tenait ni au silence ni à l’abri.

« Tous les appartements sont vides, dit-il : cette cellule me donne mal au cœur. »

Il la quitta et s’en fut où les fenêtres, plus larges et plus dégagées que l’ouverture treillagée de branches de sa chambre, laissaient librement voir le bleu sombre du ciel de cette orageuse nuit d’automne. Il ne porta aucune lumière : il n’avait besoin ni de lampe ni de feu ; la clarté pleine de la lune, quoique obscurcie de temps à autre par les nuages, brillait sur le parquet et sur les murs.

Moore erre par tous les appartements : il semble poursuivre un fantôme de chambre en chambre. Il s’arrête dans le parloir aux boiseries de chêne ; celui-ci n’est pas humide et sans feu comme le salon ; le foyer est chaud et rouge ; on entend bruire les cendres dans ce brasier vif et clair ; près de la cheminée est une petite table à ouvrage sur laquelle est placée un pupitre ; une chaise est auprès.

Est-ce que la vision que Moore a poursuivie occupe cette chaise ? On le penserait, en le voyant debout auprès de ce siége. Il y a dans son regard autant d’intérêt, sur son visage autant d’expression que si dans cette solitude il avait trouvé un être vivant auquel il serait sur le point d’adresser la parole.

Il fait des découvertes. Un sac, un petit sac de satin, est suspendu au dossier de la chaise. Le pupitre est ouvert, les clefs sont dans la serrure ; un joli cachet, une plume d’argent, une ou deux baies de fruit mûr sur une feuille verte, un gant petit, propre et délicat, sont épars sur un guéridon, dans un désordre qui peut passer pour pittoresque.

« Voilà ses traces, dit-il : l’insouciante enchanteresse ! Appelée ailleurs, elle est sortie à la hâte et a oublié de revenir mettre toutes choses en ordre. Pourquoi laisse-t-elle la fascination dans l’empreinte de ses pas ? D’où a-t-elle reçu le don d’être étourdie sans jamais offenser ? Il y a toujours quelque chose à réprimander en elle, mais la réprimande ne pèse jamais sur le cœur, et pour son mari, après qu’elle se sera répandue en paroles, elle viendra naturellement expirer sur ses lèvres en un baiser. Il vaut mieux passer une heure à lui faire des remontrances, qu’un jour à admirer ou à louer toute autre femme. Mais que dis-je ? à quel soliloque me laissé-je entraîner ?… »

Il se tut. Il demeura quelques instants pensif, puis il s’occupa de s’arranger commodément pour la soirée.

Il tira le rideau sur la large fenêtre du salon, dont il interdit ainsi l’entrée à la reine des nuits, à sa cour et à ses légions étoilées ; il alimenta le feu, chaud encore, mais qui se consumait rapidement ; il alluma une des deux chandelles qui étaient devant lui ; il plaça une seconde chaise en face de celle qui était près de la table, et s’assit. Il tira ensuite de sa poche un petit livre de papier blanc, puis une plume, et il se mit à écrire d’une écriture mal formée et compacte. Approchez, lecteur : ne soyez pas timide ; regardez sans crainte par-dessus son épaule, et lisez à mesure qu’il écrit.

« Il est neuf heures ; la voiture ne reviendra pas avant onze heures, j’en suis certain. Jusqu’alors je suis libre ; jusqu’alors, je peux occuper sa chambre, m’asseoir en face de sa chaise, appuyer mon coude sur sa table, avoir autour de moi ces charmants petits objets qui me la rappellent.

« J’aimais autrefois la solitude. Je me la représentais comme une belle nymphe calme et sérieuse, une Oréade descendant vers moi du haut des montagnes désertes, avec quelque chose du brouillard bleu des collines dans sa parure, et de leur souffle rafraîchissant dans son haleine, mais aussi beaucoup de leur solennelle beauté dans son air. Je pouvais la courtiser avec sérénité, et m’imaginer que j’éprouvais du soulagement à la presser sur mon cœur, muette, mais majestueuse.

« Depuis ce jour où j’appelai S. à moi dans la salle d’étude, et qu’elle vint s’asseoir à mon côté, depuis ce jour où elle m’ouvrit le trouble de son esprit, demanda ma protection, fit appel à ma force, depuis cette heure j’abhorre la solitude. Froide abstraction, squelette décharné, fille, mère, compagne de la mort.

« Il est doux d’écrire sur l’objet qui m’est plus cher que mon cœur. Nul ne peut me priver de ce petit livre, et au moyen de cette plume je puis lui dire ce que je n’oserais dire à aucun être vivant, ce que je n’ose même penser tout haut.

« Nous nous sommes rarement rencontrés l’un l’autre depuis ce soir-là. Une fois, lorsque je me trouvais seul dans le salon, cherchant un livre d’Henry, elle entra, habillée pour un concert qui avait lieu à Stilbro’. Sa fausse honte, non la mienne, tira entre nous un voile argenté. J’ai beaucoup entendu parler de la « modestie virginale ; » renfermée dans de justes limites, cette vertu est parfaitement qualifiée par ces deux mots. Lorsqu’elle a passé devant la fenêtre, après m’avoir tacitement mais gracieusement reconnu, elle est apparue à mon esprit comme la « vierge sans tache : » une délicate splendeur l’environnait, et sa modestie de jeune fille était son auréole. Je peux être le plus fat comme je suis le plus laid d’entre les hommes ; mais, en vérité, cette timidité de sa part m’a touché d’une façon exquise ; elle a flatté mes plus douces sensations. Je devais paraître un stupide lourdaud ; j’éprouvais les délices du paradis, lorsqu’elle baissait son regard devant le mien, et détournait doucement la tête pour cacher la rougeur de son visage.

« Je sais que ceci est la causerie d’un rêveur, l’extase d’un fou romantique. Oui, je rêve ; je veux rêver de temps à autre.

« Et si elle a mis du roman dans ma prosaïque nature, qu’y puis-je faire ?

« Quelle enfant elle se montre quelquefois ! quelle primitive et innocente créature ! Il me semble la voir me regarder dans les yeux, et me conjurer de les empêcher de l’étouffer ; d’être ferme et de lui donner un violent narcotique. Je l’entends me confesser qu’elle n’était ni si indépendante, ni si indifférente à la sympathie qu’on le pensait : je vois la larme furtive tomber de ses cils. Elle m’a dit que je la croyais enfant, et c’est vrai. Elle s’imaginait que je la méprisais. La mépriser ! J’éprouvais un indicible ravissement à me sentir à la fois près d’elle et au-dessus d’elle ; à penser au droit naturel et au pouvoir que j’avais de la protéger, comme un mari protégerait sa femme.

« J’adore ses perfections ; mais ce sont ses défauts, ou au moins ses faiblesses, qui font que je l’attire à moi, que je la place dans mon cœur, que je l’environne de mon amour, et cela pour la plus égoïste, pour la plus profondément naturelle des raisons : ces défauts sont les degrés par lesquels je m’élève au-dessus d’elle. Si elle se dressait comme un retranchement artificiel, uni et sans aspérités, quelle prise donnerait-elle au pied ? Elle est comme la colline naturelle, avec ses crevasses moussues et ses creux, dont l’inclinaison invite à l’escalade, dont on a plaisir à gagner le sommet.

« Mais je quitte la métaphore. Mes yeux se délectent à sa vue : elle me plaît. Si j’étais roi et elle la servante chargée de balayer les escaliers de mon palais, à travers la distance qui nous séparerait, mon œil reconnaîtrait ses qualités ; mon cœur battrait pour elle, malgré l’abîme ouvert entre nous. Si j’étais un gentleman et qu’elle fût ma domestique, je ne pourrais m’empêcher d’aimer cette Shirley. Vous lui enlèveriez l’éducation, la parure, les somptueux vêtements, et tous ces avantages extérieurs, vous lui ôteriez toute grâce, à l’exception de celle que la belle proportion de ses formes rend inévitable ; vous me la présenteriez à la porte d’une chaumière, dans une robe grossière, m’offrant un verre d’eau avec ce sourire, cette chaude bienveillance, avec lesquels elle pratique maintenant l’hospitalité dans son manoir, que je l’aimerais. J’aimerais à demeurer une heure à causer avec elle. Je n’éprouverais pas la même impression que maintenant ; je ne trouverais en elle rien de divin ; mais, toutes les fois que je rencontrerais la jeune paysanne, ce serait avec plaisir, je ne la quitterais qu’avec regret.

« Quelle coupable négligence de laisser ainsi ouvert son pupitre dans lequel je sais qu’il y a de l’argent ! À cette serrure pendent les clefs de tous ses meubles, celle même de la cassette qui renferme ses joyaux. Il y a une bourse dans ce sac de satin. Je vois pendre au dehors les glands d’argent. Ce spectacle mettrait en colère mon frère Robert ; toutes ses petites faiblesses, je le sais, seraient pour lui une source d’irritation. Si elles me vexent, c’est de la plus agréable vexation. Je me plais à la trouver en défaut, et, si je demeurais toujours avec elle, je sais qu’elle ne serait pas avare de se prêter à cette satisfaction. Elle donnerait assurément quelque chose à faire, à redresser : un thème pour mes mercuriales de précepteur. Jamais je ne réprimande Henry ; jamais je ne me sens disposé à le faire. S’il fait mal, et c’est très-rare, pauvre excellent garçon ! un mot suffit. Souvent je ne fais même autre chose que de secouer la tête. Mais aussitôt que son minois mutin rencontre mon œil, les mots grondeurs se multiplient sur mes lèvres : d’homme taciturne, je crois qu’elle me transforme en parleur. D’où vient le plaisir que je prends à cette causerie et qui m’étonne quelquefois ? Plus son humeur est fière, méchante, taquine, plus elle me donne occasion de désapprouver, plus je la recherche et plus je l’aime. Jamais elle n’est plus sauvage que lorsqu’elle est revêtue de son habit et de son chapeau d’amazone ; jamais elle n’est moins traitable que lorsque, montée sur Zoé, elle revient de courir avec le vent sur les montagnes ; et cependant je l’avoue, je le confesse ici à cette page muette, il m’est arrivé d’attendre une heure dans la cour la chance d’être témoin de son retour, et celle plus chère de la recevoir dans mes bras en descendant de la selle. J’ai remarqué (c’est encore à cette page seulement que je veux confier cette remarque) qu’elle ne veut permettre à aucun autre que moi de lui prêter cette assistance. Je l’ai vue décliner poliment l’aide de sir Philippe Nunnely. Elle est toujours extrêmement aimable avec le jeune baronnet ; remplie d’égards pour ses sentiments, voire même pour son mesquin amour-propre : je l’ai vue rejeter d’une façon hautaine ceux de M. Sam Wynne. Maintenant je sais, mon cœur le sait, car il l’a senti, qu’elle s’abandonne à moi sans aversion : sait-elle combien j’éprouve de joie à mettre ma force à son service ? Je ne suis pas son esclave, je le déclare, mais mes facultés sont attirées vers sa beauté, comme les génies vers le rayonnement de la Lampe. Tout mon savoir, toute ma prudence, tout mon calme et toute ma force, sont debout devant elle, attendant humblement une tâche. Quel bonheur ils éprouvent lorsque vient un ordre ! Avec quelle joie ils se mettent au labeur qu’elle leur assigne ! Sait-elle cela ? « Je l’ai appelée nonchalante : il est remarquable que sa nonchalance ne compromette jamais son élégance ; et c’est vraiment par cette brèche de son caractère que l’on peut s’assurer de la réalité, de la profondeur, de la pureté de cette élégance. Un vêtement complet couvre quelquefois la maigreur et la difformité, tandis qu’une manche déchirée peut révéler un bras ravissant. J’ai tenu dans mes mains beaucoup d’objets lui appartenant, parce qu’elle les laisse souvent traîner. Je n’ai jamais rien vu qui n’annonçât la lady. Jamais rien de sordide, rien de souillé. Dans un sens, elle est aussi scrupuleuse que dans un autre elle est imprudente : elle serait paysanne, qu’elle serait toujours élégante et propre. Voyez la pureté de ce petit gant, la fraîcheur du satin de ce sac.

« Quelle différence entre S. et cette perle de C. H. ! Caroline, je m’imagine, est l’âme de la consciencieuse ponctualité et de la scrupuleuse exactitude : elle conviendrait parfaitement aux habitudes domestiques d’un certain frère à moi : elle est si délicate, si adroite, si recherchée, si prompte, si calme ! avec elle tout est fait à la minute, tout est tiré au cordeau. Elle conviendrait à Robert ; mais que pourrais-je faire de quelque chose de si parfait ? Elle est mon égale, pauvre comme moi ; elle est certainement jolie : une petite tête de Raphaël ; raphaélesque par les traits, mais toute anglaise par l’expression, toute insulaire par la grâce et la pureté : mais où y a-t-il là quelque chose à endurer, quelque chose à réprimander ? Comme le lis dans la vallée, elle est incolore, mais n’a pas besoin de couleurs. Quel changement pourrait ajouter à ces perfections ? quel pinceau oserait toucher à cette fleur ? Ma bien-aimée, si jamais j’en ai une, doit avoir une plus grande affinité avec la rose, dont le parfum doux et pénétrant est entouré d’épines. Ma femme, si jamais je me marie, doit stimuler de temps à autre ma grande nature avec un aiguillon ; elle doit fournir de l’exercice à la patience inébranlable de son mari. Je n’ai pas été fait si endurant pour être apparié avec un agneau : je trouverais une responsabilité plus convenable à ma nature dans la charge d’une jeune lionne ou d’une panthère. Je n’aime, parmi les choses douces, que celles qui aussi sont piquantes ; parmi les choses brillantes, que celles qui aussi quelquefois ne le sont pas ; j’aime le jour d’été, dont le soleil fait rougir les fruits et blanchir le blé. La beauté n’est jamais plus belle que quand, si je l’attaque, elle riposte avec courage. La fascination n’est jamais plus complète que quand, excitée et à moitié irritée, elle menace de se transformer en furie. Je serais bientôt fatigué, je le crains, de la muette et monotone innocence de l’agneau ; avant peu, la jeune colombe qui ne serait jamais agitée dans mon sein me deviendrait importune ; mais ma patience se plairait à calmer les mouvements, à discipliner l’énergie de l’impatient émerillon, et ma force à dompter les instincts de l’indomptable bête fauve.

« Oh ! mon élève ! oh ! Peri ! trop turbulente pour le ciel, trop innocente pour l’enfer ! Ne pourrai-je donc jamais que te voir, t’adorer, te désirer ? Hélas ! sachant que je pourrais te rendre heureuse, serai-je condamné à te voir en la possession de ceux qui n’ont pas ce pouvoir ?

« Quelque douce que soit la main, si elle est faible, elle ne peut plier Shirley, et elle doit être pliée ; elle ne la peut courber, et il faut qu’elle soit courbée.

« Prenez garde, sir Philippe Nunnely ! Lorsque vous marchez ou que vous êtes assis à son côté, je ne l’observe jamais, les lèvres comprimées et le front ridé, endurant résolument quelque trait de votre caractère qu’elle n’aime ni n’admire, supportant avec détermination quelque faiblesse qu’elle croit compensée par une vertu, mais qui la chagrine en dépit de cette croyance ; je ne remarque jamais le grave éclat de son visage, le sévère éclair de son œil, le léger frisson de tout son corps lorsque vous vous approchez trop près d’elle, la regardez avec trop d’expression ou lui parlez trop chaleureusement ; je ne vois jamais ces choses sans penser à la fable de Sémélé renversée.

« Ce n’est pas la fille de Cadmus que je vois ; je ne m’imagine point son fatal désir de voir Jupiter dans sa majesté divine. C’est un prêtre de Junon qui est là devant moi, veillant tard et seul auprès d’un autel dans un temple argien. Pendant les longues années de son ministère solitaire, il a vécu dans les rêves ; il est possédé d’une divine fureur ; il aime l’idole qu’il sert, et prie jour et nuit que sa passion ait un aliment, et que la déesse aux yeux de bœuf veuille sourire à son adorateur. Elle a entendu ; elle se montrera propice. Argos est toute plongée dans le sommeil. Les portes du temple sont fermées ; le prêtre attend à l’autel.

« Une secousse du ciel et de la terre se fait sentir non à la ville endormie, mais seulement à ce solitaire surveillant, brave et inébranlable sous son fanatisme. Au milieu du silence, sans bruit précurseur, il est tout à coup enveloppé d’une lumière soudaine. Par le toit, à travers la vaste et béante déchirure de l’espace éthéré embrasé par les éclairs, il voit s’opérer une merveilleuse descente, terrible comme la chute des étoiles. Il a ce qu’il demandait : « Retire-toi, cesse de me regarder, je suis aveuglé. J’entends dans ce temple un son inexprimable ; plût au ciel que je ne l’entendisse point ! Une gloire dont je ne puis tolérer l’éclat terrible brûle entre les piliers. Dieux, arrachez-moi à ce supplice ! » s’écrie-t-il.

« Un pieux Argien entre, pour faire une offrande matinale, dès la froide aurore. Il y a eu du tonnerre dans la nuit ; la foudre est tombée sur le temple ; l’autel est réduit en poussière ; le pavé de marbre qui l’environnait est fendu et noirci. La statue de la fille de Saturne s’élève, chaste, grande, intacte : à ses pieds gisent des cendres pâles, il n’y a plus de prêtre : celui qui veillait ne reparaîtra plus.

. . . . . . . . . . . . . .

« Voici la voiture ! fermons le pupitre et gardons les clefs. Elle les cherchera demain matin : il faudra qu’elle vienne auprès de moi. Je l’entends :

« Monsieur Moore, avez-vous vu mes clefs ? » Ainsi dira-t-elle de sa voix claire, parlant avec répugnance et paraissant honteuse à l’idée que c’est la vingtième fois qu’elle me fait la même question. Je veux là retenir avec moi dans le doute et l’attente ; et, quand je lui restituerai ces objets, ce ne sera pas sans une mercuriale. Voici aussi le sac et la bourse, les gants, la plume, le cachet. Il faut qu’elle me les arrache lentement et séparément ; seulement par la confession, la pénitence, l’exhortation. Je ne peux jamais toucher sa main, ou une boucle de ses cheveux, ou un ruban de sa toilette ; mais je me ferai des privilèges : chaque trait de son visage, ses yeux brillants, ses lèvres, passeront pour mon plaisir par tous les changements qu’ils connaissent ; ils déploieront toutes les exquises variétés de regard et d’expression, pour me réjouir, me pénétrer, et peut-être m’enchaîner. Si je veux être son esclave, je ne veux pas perdre ma liberté pour rien. »

Il ferma le pupitre, mit tous les objets dans sa poche et se retira.



CHAPITRE V.

Rushedge, un confessionnal.


Chacun disait qu’il était grand temps pour M. Moore de revenir : tout Briarfield s’étonnait de son absence, et Whinbury et Nunnely apportaient chacun sa contribution séparée d’étonnement.

Savait-on pourquoi il demeurait si longtemps absent ? Oui, on le savait vingt fois pour une ; il y avait du moins quarante raisons plausibles données pour expliquer cette inexplicable circonstance. Ce n’étaient point les affaires qui le retenaient : il avait terminé depuis longtemps celle pour laquelle il était parti ; il n’avait pas tardé à découvrir et à atteindre ses quatre chefs d’émeute ; il avait assisté à leur jugement et entendu leur sentence, et les avait vu embarquer pour la transportation.

Cela était connu à Briarfield, les journaux en avaient parlé. Le Stilbro’ Courier avait donné tous les détails avec amplifications. Nul n’avait applaudi à sa persévérance et salué son succès, quoique les propriétaires de fabriques en fussent contents, espérant que les terreurs de la loi paralyseraient à l’avenir les progrès sinistres de la désaffection. La désaffection cependant grondait toujours ; elle prononçait de sinistres serments, et portait d’étranges toasts, arrosés avec la bière frelatée et le gin des cabarets.

Le bruit courut que Moore n’osait pas revenir dans le Yorkshire ; qu’il craignait pour sa vie, qu’il savait menacée.

« Je lui ferai savoir cela, dit M. Yorke, lorsque son contre-maître rapporta ce bruit, et, si cela ne le fait pas revenir au galop, rien n’y fera. »

Cela ou quelque autre motif réussit enfin à le rappeler. Il annonça à Joe Scott le jour où il arriverait à Stilbro’, en lui commandant de lui amener son cheval ; et Joe Scott en ayant informé M. Yorke, ce gentleman se décida à aller à sa rencontre.

C’était un jour de marché : Moore arriva à temps pour prendre sa place habituelle au dîner de l’hôtel. Un peu en sa qualité d’étranger, et aussi comme homme de marque et d’action, les manufacturiers réunis le reçurent avec une certaine distinction. Quelques-uns, qui en public eussent à peine osé le reconnaître, de peur qu’une partie de la haine et de la vengeance amassées sur lui ne vînt à tomber sur eux, en particulier l’accueillaient comme leur champion. Quand les vins eurent circulé, leur respect se fût changé en enthousiasme, si l’inébranlable nonchalance de Moore ne l’avait retenu dans des bornes froides et réservées.

M. Yorke, le président perpétuel de ces dîners, regardait l’attitude de son jeune ami avec une extrême complaisance. Si une chose pouvait plus qu’une autre remuer son tempérament ou exciter son mépris, c’était de voir un homme séduit par la flatterie ou exalté par la popularité. Si quelque chose le charmait tout spécialement, c’était le spectacle d’un caractère populaire, incapable d’attacher aucune importance à sa popularité. Je dis incapable : le dédain l’eût irrité ; c’était un plaisant spectacle pour M. Yorke, de voir Robert renversé dans sa chaise, calme et presque arrogant, tandis que les drapiers et les fabricants de couvertures vantaient ses prouesses et répétaient ses hauts faits ; beaucoup d’entre eux entremêlant leurs flatteries de grossières invectives contre la classe ouvrière. Son cœur se dilatait à l’agréable conviction que Moore était profondément humilié de ces grossiers éloges, et qu’il se méprisait lui-même ainsi que son œuvre. Il est aisé de rire des outrages, des reproches, de la calomnie ; mais le panégyrique de ceux que nous méprisons est pénible. Souvent Moore avait affronté, avec une brillante assurance, les hurlements de la foule dans d’hostiles réunions : il avait bravé l’orage de l’impopularité avec une brave contenance et une âme fière ; mais il baissait la tête sous les louanges de ces marchands, et se montrait attristé de leurs congratulations.

Yorke ne put s’empêcher de lui demander comment il trouvait ses soutiens, et s’il ne pensait pas qu’ils fissent beaucoup d’honneur à sa cause.

« Mais quel malheur, mon garçon, ajouta-t-il, que vous n’ayez pas fait prendre ces quatre pauvres diables ! si vous aviez accompli ce haut fait, l’aristocratie de ce district eût dételé les chevaux de la voiture, s’y fût attelée, et vous eût traîné dans Stilbro’ comme un conquérant ! »

Bientôt Moore quitta la table et la compagnie, et se mit en route. Moins de cinq minutes après, M. Yorke le suivit ; ils sortirent de Stilbro’ ensemble.

Il était de bonne heure pour rentrer à la maison ; mais, néanmoins, le jour était déjà avancé. Le dernier rayon du soleil ne dorait plus les bords des nuages, et la nuit d’octobre commençait à jeter son ombre sur les marais.

M. Yorke, modérément égayé par ses libations modérées, et n’étant pas fâché de voir Moore de retour dans le Yorkshire, et de l’avoir pour camarade pendant la longue route qu’il avait à parcourir, fit en grande partie les frais de la conversation. Il parla brièvement, mais avec ironie, du jugement et de la sentence ; il passa ensuite au bavardage de l’endroit, et il attaqua Moore sur sa propre position.

« Bob, je crois que vous êtes joué, et vous le méritez. La fortune est tombée amoureuse de vous : elle vous avait destiné le premier prix de sa roue ; elle ne vous demandait que d’étendre la main et de prendre. Et qu’avez-vous fait ? Vous avez demandé un cheval, et vous êtes parti chasser dans le Warwickshire, Votre amante, la fortune, je veux dire, s’est montrée parfaitement indulgente. Elle a dit : « Je l’excuserai, il est jeune. » Elle a attendu, comme la statue de la Patience, jusqu’à ce que la chasse fût finie et le gibier atteint. Elle croyait que vous reviendriez et vous montreriez bon garçon ; vous auriez pu encore avoir le premier prix. Elle a été surprise au delà de toute expression, et moi aussi, de voir qu’au lieu de revenir au galop déposer à ses pieds vos lauriers de cour d’assises, vous aviez froidement pris le coche pour Londres. Ce que vous alliez faire là, Satan le sait. Rien autre, je crois, que vous ennuyer : votre visage n’a jamais eu la blancheur du lis, mais il est maintenant vert olive. Vous n’êtes pas aussi joli que vous l’étiez, mon garçon.

— Et qui va donc avoir le prix dont vous me parlez tant ?

— Seulement un baronnet ; rien que cela, je n’ai aucun doute dans mon esprit qu’elle ne soit perdue pour vous : elle sera lady Nunnely avant Noël.

— Hem ! c’est tout à fait probable.

— Mais c’est ce qui n’aurait pas dû être. Fou que vous êtes ! je jure que vous auriez pu l’avoir.

Sur quelle preuve vous fondez-vous, monsieur Yorke ?

Sur toutes sortes de preuves. Sur l’état de ses yeux et la rougeur de ses joues : elles se coloraient lorsqu’elle entendait prononcer votre nom, quoique d’habitude elles fussent pâles.

— Ma chance est tout à fait perdue, je suppose ?

— Elle devrait l’être ; mais essayez, la chose en vaut la peine. Je ne fais pas grand cas de ce sir Philippe Nunnely. Il écrit des vers, dit-on, il fait des rimes. Vous valez mieux que cela, Bob, dans tous les cas.

— Est-ce que vous me conseilleriez de me proposer, si tard qu’il soit, monsieur Yorke, à la onzième heure ?

— Vous pouvez tenter l’expérience, Robert. Si elle a un faible pour vous, et, sur ma conscience, je crois qu’elle l’a ou qu’elle l’a eu, elle pardonnera beaucoup. Mais vous riez, mon garçon : est-ce de moi ? Vous feriez mieux de rire de votre propre perversité. Je vois pourtant que vous riez du mauvais coin de votre bouche : vous avez en ce moment l’air de très-mauvaise humeur.

— Je me suis si fort maltraité, Yorke ! je me suis tellement agité sous la camisole de force, je me suis tordu si violemment les poignets sous les menottes, je me suis frappé si rudement la tête contre le mur !

— Ah ! cela me fait plaisir. Vous avez eu là-bas un rude exercice ! j’espère qu’il vous a fait du bien, qu’il vous aura enlevé un peu de votre présomption.

— Ma présomption ! quelle est-elle ? Vendez-vous cet article ? connaissez-vous quelqu’un qui le vende ? donnez-moi son adresse : il aura en moi une excellente pratique. Je disposerais à la minute de ma dernière guinée pour en faire l’acquisition.

— Est-ce vrai, Robert ? je trouve cela épicé. J’aime un homme qui parle à cœur ouvert. Qu’est-ce qui va mal ?

— Le mécanisme de toute ma nature ; la machine de cette usine humaine ; la chaudière, c’est-à-dire le cœur, est près d’éclater.

— Il faut imprimer cela ! c’est remarquable. Ce sont presque des vers blancs. Vous allez vous lancer dans la poésie tout à l’heure. Si l’inspiration se présente, donnez-lui son cours, Robert, ne vous gênez pas de moi ; je le souffrirai pour cette fois.

— Hideuse, atroce, honteuse méprise ! On peut en un moment commettre ce que l’on déplorera pendant des années, ce qu’une vie entière ne pourra effacer.

— Continuez, mon garçon, continuez ; cela vous fait du bien de parler : le marais est devant nous, et il n’y a autour de nous aucun être vivant à un mille à la ronde.

— Je parlerai. Je n’ai pas honte de vous dire ce que vous allez entendre. J’ai une espèce de chat sauvage dans ma poitrine, et je veux que vous soyez le premier à savoir comment il sait hurler.

— Pour moi c’est de la musique. Quelle grande voix vous avez, vous et votre frère Louis ! Quand Louis chante, son organe moelleux et profond comme celui d’une cloche me fait trembler. La nuit est calme ; elle écoute : elle se penche vers vous maintenant, comme un noir prêtre vers un plus noir pénitent. Confessez, mon garçon : ne cachez rien ; soyez candide comme un méthodiste convaincu, justifié et sanctifié à un meeting d’épreuve. Faites vous aussi méchant que Beelzébub ; cela soulagera votre conscience.

— Aussi vil que Mammon, devriez-vous dire. Yorke, si je descendais de cheval et me plaçais en travers de la route, voudriez-vous avoir la bonté de passer sur moi au galop, aller et retour, une vingtaine de fois ?

— Avec le plus grand plaisir, s’il n’y avait l’enquête du coroner.

— Hiram Yorke, je croyais certainement qu’elle m’aimait. J’ai vu ses yeux étinceler radieusement lorsqu’elle m’avait découvert dans une foule ; je l’ai vue rougir comme une cerise en m’offrant sa main et me disant : « Comment vous portez-vous, monsieur Moore ? » Mon nom avait sur elle une influence magique : quand d’autres le prononçaient, elle changeait de contenance, je le savais. Elle le prononçait elle-même de son ton de voix le plus mélodieux. Elle était cordiale pour moi. Elle prenait intérêt à moi ; elle me voulait du bien et saisissait toutes les occasions de me servir. Je méditai, je réfléchis, je pesai, je surveillai, je m’étonnai ; je ne pouvais arriver qu’à une conclusion, c’était de l’amour. Je la regardai, Yorke ; je vis en elle la jeunesse et un genre de beauté. Je vis en elle la puissance. Sa richesse m’offrait le moyen de racheter mon honneur et de me soutenir. Je lui devais de la reconnaissance. Elle m’avait aidé généreusement et efficacement par un prêt de cinq mille livres sterling. Pouvais-je me souvenir de ces choses ; pouvais-je croire qu’elle m’aimait ; pouvais-je entendre la sagesse me presser de l’épouser, et négliger de chers avantages, fermer l’oreille à toute flatteuse suggestion, dédaigner tout conseil sensé et l’abandonner ? Jeune, gracieuse, aimable, ma bienfaitrice était attachée à moi, amoureuse de moi, avais-je coutume de me dire ; je restais sur le mot, je le répétais avec une agréable et pompeuse complaisance, avec une admiration dédiée entièrement à moi, qui n’était pas même diminuée par mon estime pour elle. En vérité, je souriais en secret de sa naïveté et de sa simplicité d’être la première à aimer et à le laisser voir. Votre cravache me semble avoir un manche lourd et solide, Yorke ! vous pouvez la brandir sur votre tête et me jeter en bas de la selle, si vous le voulez.

— Prenez patience, Robert, jusqu’à ce que la lune se lève et que je puisse vous voir. Parlez simplement : l’aimiez-vous, ou ne l’aimiez-vous pas ? J’aimerais à le savoir : je suis curieux.

— Monsieur… monsieur, je dis qu’elle est très-jolie, à sa propre manière, et très-attrayante. Elle semble par moments un composé de feu et d’air, devant lequel je reste émerveillé, avec la pensée de la presser et de l’embrasser. Je sens en elle un puissant aimant pour mon intérêt et ma vanité : je ne me suis jamais senti attiré à elle, comme si la nature l’avait destinée à être la seconde et la meilleure partie de moi-même. Lorsque cette idée se présenta à moi, je la repoussai en disant brutalement : « Je serai riche avec elle et pauvre sans elle ; en l’épousant j’agirai en homme pratique et non en héros de roman. »

— Résolution fort sage. Quel malheur en est-il advenu, Bob ?

— Avec cette fort sage résolution, je me rendis à Fieldhead un soir d’août dernier : c’était la veille même de mon départ pour Birmingham, car, vous le voyez, j’avais besoin de m’assurer ce splendide prix de la fortune : j’avais préalablement envoyé un mot pour solliciter une entrevue particulière. Je la trouvai à la maison, et seule. Elle me reçut avec embarras, car elle pensait que je venais pour affaires. J’étais assez embarrassé moi-même, mais décidé. Je ne savais pas trop comment entamer la conversation : mais je m’y pris d’une manière rude et ferme, quoique avec assez de frayeur, je puis le dire. Je m’offris moi-même, ma belle personne avec mes dettes pour apport matrimonial. Je fus vexé, je fus irrité de voir qu’elle ne rougissait, ni ne tremblait, ni ne baissait les yeux. Elle répondit : « Je doute si je vous ai compris, monsieur Moore. » Et je fus obligé de répéter une seconde fois la proposition, de la formuler aussi clairement que l’A B C, avant qu’elle vît pleinement de quoi il s’agissait. Et alors, que fit-elle ? Au lieu de bégayer un tendre : « Oui, » ou de garder un silence doux et confus (ce qui eût été aussi bon), elle se leva, fit deux fois à grands pas le tour de la chambre, de cette manière qui lui est propre, et s’écria : « Dieu me bénisse ! »

« Yorke, j’étais debout devant le foyer, le dos contre la cheminée ; je m’y appuyais et m’attendais à quelque chose, je m’attendais à tout. Je connaissais mon sort et je me connaissais. Il n’y avait pas à se méprendre à son aspect et à sa voix. Elle s’arrêta et me regarda. » « Dieu me bénisse ! répéta-t-elle impitoyablement avec cet accent choqué, indigné et pourtant triste. Vous m’avez fait une étrange proposition : étrange de votre part ; et si vous saviez comment vous l’avez formulée, et quel air vous aviez en me la faisant, vous seriez effrayé de vous-même. Vous parliez plutôt comme un brigand me demandant ma bourse, que comme un amant me demandant mon cœur. Étrange sentence, n’est-ce pas, Yorke ? et je savais, lorsqu’elle la prononçait, qu’elle était aussi vraie qu’étrange. Ses paroles étaient un miroir dans lequel je m’apercevais.

« Je la regardai, muet et farouche : elle me remplissait de rage et de honte.

« Gérard Moore, vous savez que vous n’aimez pas Shirley Keeldar ? » me dit-elle.

« J’aurais pu me répandre en faux serments, jurer que je l’aimais. Mais je ne pouvais mentir en face de son pur visage ; je ne pouvais me parjurer en sa présence. D’ailleurs, de tels serments creux eussent été vains et inutiles. Elle ne m’aurait pas cru plus qu’elle n’aurait cru le fantôme de Judas, s’il se fût dressé alors devant elle. Son cœur de femme avait des perceptions trop subtiles, pour qu’elle prît mon admiration moitié grossière pour le sincère et véritable amour.

« Qu’arriva-t-il ensuite ? demanderez-vous, monsieur Yorke.

« Eh bien ! elle s’assit dans l’embrasure de la fenêtre et pleura. Elle pleura passionnément. Non-seulement ses yeux étaient inondés, mais ils lançaient des éclairs : ils brillaient sur moi, grands, sombres, hautains ; ils me disaient : « Vous m’avez affligée ; vous m’avez outragée, vous m’avez trompée ! »

« Bientôt elle ajouta la parole aux regards.

« Je vous respectais, je vous admirais, je vous aimais, dit-elle ; oui, autant que si vous eussiez été mon frère ; et vous, vous avez voulu faire de moi une spéculation ! vous m’immoleriez à cette fabrique, votre Moloch ! »

« J’eus le sens de m’abstenir de toute parole d’excuse, de tout palliatif. Je me résignai à ses reproches.

« Vendu au diable comme je l’étais en ce moment, j’étais certainement fou : lorsque je parlai, que pensez-vous je dis ?

« Quels que fussent mes propres sentiments, j’étais persuadé que vous m’aimiez, miss Keeldar. »

« Admirable ! n’est-ce pas ? Elle s’assit confondue. « Est-ce un homme, ou quelque chose de plus vil ? » l’entendis-je murmurer.

— Voulez-vous dire, demanda-t-elle à haute voix, voulez-vous dire que vous pensiez que je vous aimais comme nous aimons ceux que nous désirons épouser ?

— C’était ma pensée, et je l’ai exprimée.

— Vous aviez conçu une idée injurieuse pour les sentiments d’une femme, répondit-elle ; vous l’avez énoncée d’une manière révoltante pour l’âme d’une femme. Vous insinuez que toute la franche bienveillance que je vous ai montrée a été une manœuvre compliquée, hardie, indécente, pour attraper un mari. Vous voulez dire qu’à la fin vous êtes venu ici par pitié m’offrir votre main, parce que je vous avais courtisé. Laissez-moi vous dire ceci : votre vue est trouble, vous avez mal vu ; votre intelligence est malade, vous avez mal jugé ; votre langue vous trahit, maintenant vous parlez mal. Je ne vous ai jamais aimé. Tranquillisez-vous là-dessus. Mon cœur est aussi pur de passion pour vous que le vôtre est dénué d’affection pour moi. »

« Voilà ce qu’elle me répondit, Yorke.

« Je vous dois sembler bien aveugle et bien infatué, lui dis-je.

— Moi vous aimer ! s’écria-t-elle. Mais, j’ai été aussi franche avec vous qu’une sœur, je ne vous ai jamais évité, je ne vous ai jamais craint. Vous ne pouvez, affirma-t-elle d’un air triomphant, vous ne pouvez me faire trembler avec votre venue, ni accélérer mon pouls par votre présence. »

« J’alléguai que souvent en me parlant elle rougissait, et qu’elle paraissait émue lorsque l’on prononçait mon nom.

« Non à cause de vous ! » me déclara-t-elle brièvement. Je demandai des explications, mais je n’en pus obtenir aucune.

« Quand j’étais assise à côté de vous au festin des Écoles, pensiez-vous que je vous aimais ? Lorsque je vous arrêtais dans le passage de Maythorn, pensiez-vous que je vous aimais ? Lorsque j’allais vous voir dans votre comptoir, lorsque je me promenais avec vous dans la cour, pensiez-vous que je vous aimais ? »

« À toutes ces questions je répondis que je le croyais.

« Par le Seigneur ! Yorke, elle se leva, elle grandit, elle semblait de flamme : il y avait dans tout son être un tremblement pareil à celui d’un charbon incandescent, lorsque son vermillon est le plus rouge et le plus ardent.

« C’est-à-dire que vous avez la plus mauvaise opinion de moi, que vous me déniez la possession de tout ce que j’estime le plus. C’est-à-dire que je suis une traîtresse à toutes mes sœurs ; que j’ai agi comme aucune femme ne peut agir sans dégrader elle et son sexe ; que j’ai cherché où les incorruptibles de mon sexe dédaignent et abhorrent de chercher. » Elle et moi, nous gardâmes le silence pendant plusieurs minutes, « Ô Lucifer, Étoile du Matin ! continua-t-elle, comme tu es tombé ! Vous, autrefois si haut dans mon estime, si intime dans mon amitié, je vous rejette. Partez ! »

« Je ne partis pas : j’avais entendu sa voix trembler, j’avais vu sa lèvre frémir. Je savais qu’un autre torrent de larmes allait couler ; je croyais qu’un peu de calme viendrait ensuite, et je voulais l’attendre.

« Ses larmes coulèrent aussi abondantes, mais plus calmes qu’auparavant ; ses pleurs avaient un autre son, un son plus doux, plus plein de regret. Pendant que je la considérais, ses yeux me lancèrent un regard qui renfermait plus de reproche que de hauteur, plus de tristesse que de colère.

« Oh ! Moore ! dit-elle. »

« C’était pire que le Et tu, Brute !

« Je me soulageai par ce qui aurait dû être un soupir, mais qui devint un gémissement. Une désolation pareille à celle de Caïn me brisait la poitrine.

« Je pris mon chapeau. Pendant tout le temps, je n’aurais pu souffrir de partir ainsi, et je croyais qu’elle ne me l’aurait pas permis. Et elle ne l’eût pas permis, si la blessure mortelle que j’avais faite à sa fierté n’eût effrayé sa compassion et ne lui eût imposé le silence.

« Je fus obligé de revenir de mon propre mouvement, lorsque j’eus atteint la porte, pour m’approcher d’elle et lui dire : « Pardonnez-moi.

« — Je le pourrais, si je n’avais pas à me pardonner aussi, répondit-elle ; mais pour avoir induit en erreur à ce point un homme sensé, je dois avoir mal agi. »

« J’éclatai tout à coup avec quelque déclamation que je ne me rappelle pas : je sais que je parlais sincèrement, et que mon vœu et mon but étaient de l’absoudre envers elle-même ; et de fait, dans la circonstance, cette accusation dont elle se gratifiait était une chimère.

« Enfin elle me tendit la main. Pour la première fois j’aurais voulu la prendre dans mes bras. Je baisai plusieurs fois sa main.

— Quelque jour nous nous retrouverons encore amis, dit-elle, quand vous aurez eu le temps d’apprécier mes actions et leurs motifs sous leur vrai jour, pour ne plus les interpréter d’une façon si fausse et si horrible. Le temps vous donnera la clef de tout ce qui s’est passé : alors peut-être, vous me comprendrez, et alors nous serons réconciliés.

« Des larmes d’adieu roulèrent lentement sur ses joues ; elle les essuya.

« Je suis affligée de ce qui est arrivé, profondément affligée, » dit-elle en sanglotant.

« Et moi aussi je l’étais, Dieu le sait ! C’est ainsi que nous nous séparâmes.

— Voilà une étrange histoire ! dit M. Yorke.

— Je ne la recommencerai jamais, je le jure, reprit son compagnon. Jamais je ne parlerai mariage à une femme, à moins que je n’en sois amoureux. Désormais le crédit et le commerce prendront soin d’eux-mêmes. La banqueroute peut venir quand il lui plaira. J’en ai fini avec la frayeur du désastre. J’ai l’intention de travailler diligemment, d’attendre avec patience, et de supporter avec fermeté. Que le pire arrive, et je prendrai une hache et émigrerai avec Louis dans l’Ouest ; lui et moi l’avons résolu. Nulle femme ne me regardera plus comme miss Keeldar m’a regardé, n’aura pour moi le sentiment qu’elle a éprouvé. Jamais, en présence d’une femme, je ne me montrerai à la fois un tel fou et un tel misérable, une telle brute et un tel fat !

— Fi donc ! dit l’imperturbable Yorke, vous attachez à cela trop d’importance ; mais cependant je suis convaincu, premièrement qu’elle ne vous aimait pas ; secondement, que vous ne l’aimez pas. Vous êtes tous deux jeunes ; vous êtes tous deux beaux ; vous êtes tous deux assez bien partagés pour l’esprit, et même pour le caractère… prenez-vous du bon côté. Pourquoi ne pouviez-vous pas vous convenir ?

— Nous n’avons jamais été, nous ne pouvions être tout à fait à l’aise l’un avec l’autre. Nous admirant l’un l’autre lorsque nous étions à distance, nos caractères juraient de se trouver rapprochés. Assis à une extrémité de la chambre, je me suis pris quelquefois à l’observer de loin, peut-être dans un de ces moments de doux entrain, lorsqu’elle avait autour d’elle quelques-uns de ses favoris, ses vieux beaux, par exemple, vous et Helstone, avec qui elle est si folâtre, si aimable, si éloquente. Je l’ai observée dans les moments où elle était le plus naturelle, le plus vive, le plus aimable ; je l’ai trouvée belle, et elle est belle aussi par moments. Je me suis approché un peu plus près, pensant que les termes dans lesquels nous étions me donnaient le droit d’approcher ; je me suis joint au cercle qui entourait son siège, je me suis emparé de son regard, et j’ai dominé son attention ; alors nous avons engagé la conversation, et les autres, me croyant privilégié, se sont éloignés par degrés et nous ont laissés seuls. Étions-nous heureux dans ces tête-à-tête ? Pour ma part, je dois dire non. Toujours un sentiment de contrainte pesait sur moi ; toujours je me sentais disposé à me montrer sévère et étrange. Nous parlions de politique et d’affaires. Jamais aucun sentiment d’intimité n’ouvrait nos mœurs, ne fondait la glace de notre langage et ne le faisait couler libre et limpide. Si nous nous faisions des confidences, c’étaient des confidences du négoce, et non du foyer. Rien en elle ne provoquait mon affection, ne me rendait meilleur et plus aimable. Elle remuait mon cerveau et aiguisait ma pénétration ; jamais elle ne se glissait dans mon cœur pour en accélérer les battements ; et pour cette bonne raison, sans doute, que je n’avais pas le secret de lui inspirer de l’amour.

— Eh bien ! mon garçon, voilà une étrange chose. Je pourrais rire de toi, et mépriser tes raffinements ; mais comme il fait nuit noire et que nous sommes seuls, je ne crains pas de te dire que ton histoire me fait jeter un coup d’œil sur ma vie passée. Il y a vingt-cinq ans, j’essayai de persuader à une belle femme de m’aimer, et elle ne le voulut pas. Je n’avais pas la clef de son cœur. Pour moi, c’était un mur de pierre sans fenêtre et sans porte.

— Mais vous l’aimiez, Yorke ; vous adoriez Marie Cave ; votre conduite, après tout, fut celle d’un homme, jamais celle d’un chasseur de fortune.

— Oui, je l’aimais ; mais alors elle était belle comme la lune, que nous ne voyons pas ce soir : il n’y a rien de semblable à elle de nos jours ; miss Helstone peut-être a quelque ressemblance avec elle, mais nulle autre.

— Qui a une ressemblance avec elle ?

— La nièce de ce tyran vêtu de noir, cette paisible et délicate miss Helstone. Plus d’une fois j’ai mis mes lunettes pour regarder cette jolie fille à l’église, parce qu’elle a de charmants yeux bleus, avec de longs cils ; et lorsqu’elle est assise dans l’ombre et qu’elle est calme et pâle, prête peut-être à s’endormir à cause de la longueur du sermon ou de la chaleur, elle ressemble plus à un marbre de Canova qu’à toute autre chose.

— Est-ce que la beauté de Marie Cave était de ce genre ?

— Elle était d’un genre bien supérieur ! beaucoup moins féminine et terrestre. On s’étonnait qu’elle n’eût pas des ailes et une couronne. Ma Marie avait la majesté et la sérénité des anges.

— Et vous ne pûtes vous en faire aimer ?

— Tous mes efforts furent impuissants ; et cependant plus d’une fois je priai à genoux le ciel de venir à mon aide.

— Marie Cave n’était pas ce que vous pensez, Yorke ; j’ai vu son portrait à la rectorerie. Ce n’est point un ange, mais une belle femme, aux traits réguliers, à l’air taciturne, un peu trop blanche et inanimée pour mon goût. Mais en supposant qu’elle ait été un peu meilleure qu’elle n’était…

— Robert, interrompit Yorke, je pourrais vous jeter en bas de votre cheval en ce moment. Cependant je retiendrai ma main. La raison me dit que vous êtes dans le vrai, et que j’ai eu tort. Je sais bien que la passion que j’ai encore est le reste d’une illusion. Si Marie Cave avait eu du sens et des sentiments, elle n’eût pu se montrer aussi insensible à mon amour, et elle m’eût préféré à ce despote au visage d’airain.

— Supposez, Yorke, qu’elle ait été bien élevée (chose rare à cette époque) ; supposez qu’elle ait eu un esprit réfléchi et original, l’amour de la science ; qu’elle ait reçu avec un plaisir naïf l’instruction qui coulait de vos lèvres ou que lui mesurait votre main ; supposez que sa conversation, lorsqu’elle se trouvait assise à vos côtés, ait été fertile, variée, empreinte d’une grâce pittoresque et d’un doux intérêt, coulant tranquillement, mais claire et abondante ; supposez que, lorsque vous étiez assis auprès d’elle par hasard ou à dessein, le plaisir ait été votre atmosphère, et le contentement votre élément ; supposez que toutes les fois que son visage était devant vos yeux ou que son souvenir remplissait vos pensées, votre dureté et votre inquiétude aient disparu graduellement, et qu’une pure affection, l’amour du foyer, la soif des tendres discours, le désir généreux de protéger et de chérir, aient remplacé les calculs sordides et rongeurs de votre commerce ; supposez, avec tout cela, que plus d’une fois, lorsque vous auriez été assez heureux pour posséder la petite main de votre Marie, vous l’ayez sentie trembler dans la vôtre, comme tremble le petit oiseau que l’on prend dans son nid ; supposez qu’elle ait eu l’habitude de se retirer à l’écart lorsque vous entriez dans un appartement où elle se trouvait, et cependant, si vous alliez la chercher dans sa retraite, qu’elle vous ait accueilli avec le plus doux sourire qui eût jamais illuminé un visage de vierge, se contentant de baisser les yeux devant les vôtres, de peur que leur expression ne parlât trop clairement ; supposez enfin que votre Marie ait été, non pas froide, mais modeste, non pas nulle, mais réfléchie, non pas obtuse, mais sensitive, non pas vide, mais innocente, non pas prude, mais pure, l’eussiez-vous laissée pour courtiser une autre femme pour sa richesse ? »

M. Yorke leva son chapeau et s’essuya le front avec son mouchoir.

« La lune est levée, dit-il fort à propos, en montrant avec sa cravache dans la direction du marais. La voilà qui monte dans la brume, nous regardant avec sa couleur rouge étrange. Elle n’est pas plus d’argent que le front du vieux Helstone n’est d’ivoire. Pourquoi appuie-t-elle de cette façon ses joues sur Rushedge, nous regardant comme avec une provocation ou une menace ?

— Yorke, si Marie vous eût aimé en silence, mais fidèlement, chastement, et cependant avec ardeur, comme vous pouvez désirer que votre femme vous aime, l’auriez-vous délaissée ?

— Robert !… Il leva son bras et le tint suspendu pendant une pause. Robert ! notre monde est singulier, et les hommes sont faits de la plus étrange lie qu’ait agitée le chaos dans sa fermentation. Je pourrais proférer les plus bruyants jurements, des jurements à faire penser aux braconniers qu’il se passe ici une terrible lutte, que, dans les circonstances dont vous parlez, la mort seule eût pu me séparer de Marie. Mais j’ai vécu dans le monde pendant cinquante-cinq ans ; j’ai été forcé d’étudier la nature humaine ; et, pour dire la sombre vérité, les probabilités sont que, si Marie m’avait aimé et ne m’avait point dédaigné ; si j’avais été assuré de son affection, persuadé de sa constance ; si je n’avais été irrité par aucun doute, blessé par aucune humiliation ; les probabilités sont… (il laissa tomber lourdement sa main sur la selle) que je l’aurais abandonnée ! »

Ils chevauchaient côte à côte en silence. Avant que l’un des deux eût repris la parole, ils se trouvèrent de l’autre côté du marais de Rushedge. Les lumières de Briardfield étoilaient la lisière pure du marais. Robert, comme le plus jeune et comme étant moins absorbé par le passé que son compagnon, reprit le premier la parole.

« Je crois, dit-il, j’en trouve chaque jour la preuve, que nous ne pouvons rien gagner de quelque valeur en ce monde, pas même un principe ni une conviction, sans qu’il passe par la flamme purifiante ou le péril qui fortifie. Nous errons ; nous tombons ; nous sommes humiliés, et alors, nous marchons avec plus de précaution. Nous buvons avidement à la coupe empoisonnée du vice, ou nous mordons à la misérable besace de l’avarice ; nous sommes malades et dégradés ; tout ce qu’il y a de bon en nous se révolte ; notre âme se dresse avec indignation contre notre corps ; c’est une période de lutte intérieure ; si l’âme est forte, elle remporte la victoire et domine par la suite.

— Que vas-tu faire maintenant, Robert ? Quels sont tes plans ?

— Pour ce qui est de mes desseins, je les garderai pour moi ; et c’est fort aisé en ce moment, car je n’en ai aucun. La vie privée n’est pas permise dans ma position… un homme endetté ! Quant à mes plans publics, mes vues sont un peu changées. Pendant le temps que j’ai demeuré à Birmingham, j’ai examiné un peu la réalité, j’ai étudié sérieusement, et à leur source, les causes des troubles qui agitent maintenant ce pays ; j’ai fait de même à Londres. Inconnu, je pouvais aller où il me plaisait, me mêler avec qui je voulais. Je suis allé où l’on manquait de nourriture, de chauffage, de vêtements, où il n’y avait ni travail ni espérances. J’ai vu des hommes, avec des tendances naturellement élevées et de bons sentiments, se débattre au milieu de sordides privations et d’accablants chagrins. J’en ai vu d’autres originairement bas, et auxquels le manque d’éducation laissait à peine d’autres besoins que ceux de la brute, désappointés dans ces besoins et mourant de faim, désespérés comme des animaux affamés : j’ai vu des choses qui ont enseigné à mon cerveau une leçon nouvelle, et rempli mon cœur de nouveaux sentiments. Je n’ai aucune intention de montrer plus de douceur et de sensibilité qu’auparavant. Je regarde la révolte et l’ambition comme je les ai toujours regardées ; je résisterai à une émeute absolument comme je l’ai fait. Je me mettrais sur la trace d’un meneur fugitif avec autant d’ardeur, je le poursuivrais avec autant de persévérance, je le ferais punir avec autant de sévérité que je l’ai fait ; mais j’agirais maintenant dans l’intérêt et la sécurité de ceux qu’il égarait. Il y a quelque chose à voir, Yorke, au delà de l’intérêt personnel, de la réussite de plans bien conçus, de l’acquittement de dettes déshonorantes. Pour se respecter soi-même, il faut qu’un homme ait la conviction qu’il rend justice à ses semblables. À moins que je ne sois plus modéré pour l’ignorance, plus compatissant envers ceux qui souffrent que je ne l’ai été jusqu’ici, je me mépriserai comme grossièrement injuste. Qu’est-ce donc ? dit-il en s’adressant à son cheval, qui, entendant le murmure de l’eau et ayant soif, se tournait vers un fossé où la lune se jouait sur une onde de cristal… Yorke, continua Moore, allez toujours, je veux le laisser boire. »

Yorke, en conséquence, continua à chevaucher assez lentement, cherchant, à mesure qu’il avançait, à discerner, parmi les nombreuses lumières qui brillaient au loin, celle de Spiarfield. Le marais de Stilbro’ était derrière eux ; les plantations s’élevaient sombres de chaque côté ; ils descendaient la colline ; au-dessous d’eux se déroulait la vallée avec sa populeuse paroisse : ils se voyaient presque arrivés.

N’étant plus environné par la bruyère, M. Yorke ne fut pas surpris de voir un chapeau se lever, et d’entendre une voix parler de derrière le mur. Les paroles, cependant, étaient singulières.

« Lorsque le méchant périt, il y a des cris de joie, » disait la voix. Puis elle ajouta : « Le méchant passe comme le tourbillon (avec un grondement plus sourd). Il est envahi par la terreur comme par les eaux ; l’enfer s’ouvre devant lui ; il mourra sans connaissance. »

Un éclair soudain et une détonation troublèrent le calme de la nuit. Avant que M. Yorke eût eu le temps de se retourner, il comprit que les quatre convicts de Birmingham étaient vengés.




CHAPITRE VI.

L’oncle et la nièce.


Le dé était jeté. Sir Philippe le savait ; Shirley le savait. Cette soirée, où toute la famille de Fieldhead dînait au prieuré de Nunnely, devait décider de l’affaire.

Deux ou trois choses avaient amené sir Philippe Nunnely à se prononcer. Il avait observé que miss Keeldar avait l’air pensif et souffrant. Cette nouvelle phase dans sa manière d’être le frappa dans son côté faible, son côté poétique. Des sonnets fermentèrent tout à coup dans son cerveau ; et, pendant qu’ils s’élaboraient, une des sœurs persuada à la dame de ses amours de s’asseoir au piano et de chanter une ballade, une des propres ballades de sir Philippe. C’était le moins travaillé, le moins affecté, et sans comparaison le meilleur de ses nombreux essais poétiques.

Il arriva que Shirley, l’instant auparavant, avait été occupée à regarder par la fenêtre donnant sur le parc ; elle avait vu ce clair de lune orageux que le professeur Louis, peut-être au même moment, contemplait de la fenêtre du parloir de Fieldhead ; elle avait vu les arbres isolés du domaine, des chênes puissants et des hêtres d’une hauteur immense, agités par la tourmente. Son oreille avait entendu le mugissement profond de la forêt ; son œil avait vu les nuages violemment chassés passer sur le disque argenté de la lune : elle s’arracha à cette vue et à ces bruits, touchée, sinon ravie, excitée, sinon inspirée.

Elle chanta, comme on l’en avait priée. Il y avait beaucoup de choses dans la ballade : l’amour fidèle qui refusait d’abandonner son objet ; l’amour que le malheur ne pouvait ébranler ; l’amour qui dans la calamité devenait plus fort, dans la pauvreté s’attachait plus étroitement : les paroles étaient adaptées à un vieil air très-beau ; par elles-mêmes, elles étaient simples et douces ; peut-être, à la lecture, manquaient-elles de force ; bien chantées, il ne leur manquait rien. Shirley les chanta bien : elle en interpréta admirablement le sentiment et la douceur ; elle leur donna de la passion, de la force : sa voix était belle ce soir-là, son expression dramatique : elle impressionna tous ses auditeurs et en charma un.

En quittant l’instrument, elle s’approcha du feu et s’assit sur un siège moitié tabouret, moitié coussin : les ladies étaient autour d’elle, aucune n’ouvrait la bouche. Les miss Sympson et les miss Nunnely la regardaient comme d’innocentes poules pourraient regarder une aigrette, un ibis, ou tout autre volatile rare. Qu’est-ce qui la faisait chanter ainsi ? Elles n’avaient jamais chanté de la sorte. Était-il décent de chanter avec une telle expression, une telle originalité, si différemment d’une écolière ? Décidément non : c’était étrange ; c’était inusité. Ce qui était étrange devait être mal ; ce qui était inusité devait être inconvenant. Shirley était jugée. De plus, la vieille lady Nunnely, du haut de sa grande chaise placée au coin du feu, la regardait avec des yeux pétrifiants. Son regard disait :

« Cette femme n’est pas de mon espèce ni de l’espèce de mes filles ; je ne veux pas qu’elle soit la femme de mon fils. »

Sir Philippe, saisissant le regard, en découvrit la signification : il s’alarma ; ce qu’il avait tant désiré gagner, il courait risque de le perdre. Il devait se hâter.

La salle dans laquelle ils étaient avait été autrefois une galerie de tableaux. Le père de sir Philippe, sir Monkton, l’avait convertie en salon. Un réduit profond, avec une fenêtre, réduit qui contenait autrefois un lit, une table et une armoire, formait une chambre dans une autre. Deux personnes pouvaient échanger là un dialogue parfaitement secret, pourvu toutefois qu’il ne fût ni trop haut ni trop long.

Sir Philippe décida deux de ses sœurs à chanter un duo ; il donna de l’occupation aux miss Sympson : les deux ladies conversaient ensemble. Il eut le plaisir de remarquer que, pendant ce temps, Shirley s’était levée pour regarder les tableaux. Il avait une histoire à lui dire touchant une de ses ancêtres dont la sombre beauté ressemblait à celle d’une fleur du midi : il la rejoignit et commença son récit.

Il y avait dans l’armoire placée dans le réduit des objets qui avaient appartenu à la même lady ; et, pendant que Shirley s’arrêtait pour examiner le missel et le rosaire placés sur un des rayons, et que les miss Nunnely se plaisaient à prolonger leur chant dénué d’expression, pur de toute originalité, parfaitement conventionnel et sans la moindre signification, sir Philippe s’arrêta aussi, et lui murmura quelques phrases précipitées. D’abord miss Keeldar fut frappée d’une telle immobilité, que l’on aurait pu s’imaginer que le charme de ce murmure l’avait changée en statue. Mais aussitôt elle leva les yeux et répondit. Ils se séparèrent. Miss Keeldar retourna auprès du feu et reprit son sié ge ; le baronnet la suivit des yeux, puis alla se placer derrière ses sœurs. M. Sympson, M. Sympson seulement, avait remarqué la pantomime.

Ce gentleman tira ses propres conclusions. S’il avait été aussi fin qu’il était intrigant, aussi profond qu’il était curieux, il eût pu trouver sur le visage de sir Philippe de quoi rectifier son induction. Toujours superficiel, impatient et entêté, il rentra à Fieldhead triomphant.

Il n’était pas homme à bien garder ses secrets : quand il était fier d’une chose, il ne pouvait s’empêcher d’en parler. Le lendemain matin, ayant occasion d’employer le précepteur de son fils comme secrétaire, il lui annonça, avec un accent et des manières bouffies de vanité, qu’il ferait bien de se préparer pour un prochain retour dans le Midi, attendu que l’importante affaire qui l’avait si longtemps retenu, lui, M. Sympson, dans le Yorkshire, était à la veille d’avoir la plus heureuse terminaison : ses anxieux et pénibles efforts, à la fin, ajouta-t-il, allaient très-probablement être couronnés du plus heureux succès, et une très-honorable alliance était sur le point d’accroître les relations de la famille.

« En la personne de sir Philippe Nunnely ? » conjectura Louis Moore.

Sur quoi M. Sympson se donna la satisfaction d’une prise de tabac et d’un ricanement réprimé seulement par un soudain accès de dignité ; puis il ordonna au précepteur de continuer son travail.

Pendant un jour ou deux, M. Sympson se montra doux comme l’huile ; mais aussi il semblait être assis sur des épingles, et sa démarche ressemblait à celle d’une poule marchant sur une plaque chaude. Sans cesse il regardait à la fenêtre, cherchant à saisir le bruit d’une voiture. La femme de Barbe-Bleue et la mère de Sisara n’étaient rien à côté de lui ; il attendait avec anxiété le moment où la demande serait faite en forme, où lui-même serait consulté et les hommes de loi appelés ; où commenceraient pompeusement les discussions et tout ce délicieux fracas qui précède un mariage.

À la fin, il vit une lettre ; il la remit lui-même à miss Keeldar : il connaissait l’écriture, il connaissait le cachet. Il n’assista point à l’ouverture ni à la lecture, car Shirley l’emporta dans sa chambre ; il ne vit pas non plus la réponse, car elle s’enferma et y mit un temps considérable, la plus grande partie de la journée. Il lui demanda si elle avait répondu ; elle répondit : oui.

Il attendit encore, il attendit en silence, n’osant absolument pas parler, rendu muet par quelque chose qui se faisait remarquer sur le visage de Shirley, quelque chose de terrible, aussi inscrutable pour lui que les mots tracés sur le mur du palais de Balthasar. Il eut plus d’une fois l’idée d’appeler Daniel, dans la personne de Louis Moore, et de lui en demander l’interprétation ; mais le décorum lui interdit cette familiarité. Daniel lui-même, peut-être, avait ses propres difficultés à propos de cette traduction embarrassante : il avait l’air d’un élève pour qui les grammaires sont confuses et les dictionnaires muets.


M. Sympson était allé se débarrasser d’une heure d’anxiété en la compagnie de ses amis à De Walden Hall. Il revint un peu plus tôt qu’on ne l’attendait ; sa famille et miss Keeldar étaient assemblés dans le parloir aux boiseries de chêne ; s’adressant à cette dernière, il lui demanda de passer avec lui dans une autre pièce, désirant avoir avec elle une entrevue strictement privée.

Elle se leva, sans adresser de question, sans manifester de surprise.

« Très-bien, monsieur, » dit-elle du ton déterminé d’une personne qui est informée que le dentiste est arrivé pour lui extraire la molaire qui lui a fait endurer depuis un mois les tourments du purgatoire. Elle laissa son travail de couture et son dé, et suivit son oncle où il la conduisait.

Enfermés dans le salon, ils prirent chacun un fauteuil et se placèrent en face l’un de l’autre, à quelques pas de distance.

« J’ai été à De Walden Hall… » dit M. Sympson. Il fit une pause. Miss Keeldar tenait les yeux fixés sur le joli tapis vert et blanc. Il n’y avait pas de réponse à faire ; elle n’en fit aucune.

« J’ai appris, continua-t-il lentement, j’ai appris une circonstance qui me surprend. »

Appuyant sa joue sur son index, elle attendit qu’on lui fit connaître la circonstance.

« Il paraît que le prieuré de Nunnely est fermé, que la famille est retournée à sa résidence ordinaire. Il paraît que le baronnet… que le baronnet… que sir Philippe lui-même a accompagné sa mère et ses sœurs.

— Vraiment ! dit Shirley.

— Puis-je vous demander si vous partagez l’étonnement avec lequel j’ai appris cette nouvelle ?

— Non, monsieur.

— Est-ce une nouvelle pour vous ?

— Oui, monsieur.

— J’entends, j’entends, poursuivit M. Sympson, s’agitant alors sur sa chaise, et quittant la phraséologie brève et assez claire dont il s’était servi jusque-là, pour retourner au style verbeux, confus et irritable, qui lui était habituel ; j’entends avoir une complète explication. Je ne veux pas être joué. J’insiste pour… pour interroger à ma manière. Je veux qu’il soit fait réponse à mes questions. Je veux des réponses claires et satisfaisantes. Je ne suis pas homme à me laisser jouer ! C’est une chose étrange et extraordinaire, une chose très-singulière ! Je pensais que tout allait bien, et voilà que la famille est partie !

« Je suppose, monsieur, qu’ils avaient le droit de partir.

Sir Philippe est parti ! »

Shirley releva ses sourcils : « Bon voyage ! dit-elle.

— Cela ne sera pas : il faut que cela change, madame. »

Il tirait sa chaise en avant, il la repoussait en arrière ; il paraissait tout à fait en fureur.

« Allons ! allons, mon oncle ! dit Shirley, ne commencez pas à jeter feu et flamme, ou nous ne ferons rien de bon. Demandez-moi ce que vous voulez savoir ; je suis aussi désireuse que vous d’en vernir à une explication : je vous promets de sincères réponses.

— Je veux savoir, je demande à savoir, miss Keeldar, si sir Philippe vous a fait l’offre de sa main.

— Il me l’a faite.

— Vous l’avouez ?

— Je l’avoue. Maintenant, continuez ; regardez ce point comme établi.

— Il vous a fait cette offre le soir où nous avons dîné au prieuré.

— Il suffit de vous dire qu’il l’a faite ; continuez.

— Il vous l’a faite dans le petit réduit, dans la chambre qui a été une galerie de tableaux, que sir Monkton convertit en salon ? »

Pas de réponse.

« Vous examiniez tous deux une armoire : je vis tout ; ma sagacité ne fut point en défaut, elle ne l’est jamais. Plus tard, vous avez reçu de lui une lettre. Sur quel sujet ? de quelle nature était son contenu ?

— Peu importe.

— Madame, est-ce là la manière dont vous me parlez ? »

Shirley frappait le tapis à coups redoublés avec son pied.

« Vous voilà silencieuse et irritée, vous qui m’avez promis de sincères réponses !

— Monsieur, je vous ai répondu jusqu’ici ; continuez.

— J’aimerais à voir cette lettre.

— Vous ne pouvez la voir.

— Je dois la voir, et je la verrai, madame. Je suis votre tuteur.

— Ayant cessé d’être mineure, je n’ai plus de tuteur.

— Ingrate ! élevée par moi comme ma propre fille…

— Une fois de plus, mon oncle, ayez la complaisance de ne pas vous écarter de la question. Demeurons de sang-froid. Pour ma part, je n’ai nulle envie de m’emporter ; mais, vous le savez, une fois poussée dans certaines limites, je ne pèse guère ce que je dis. Je ne suis pas alors facile à arrêter. Écoutez ! Vous m’avez demandé si sir Philippe m’a offert sa main : j’ai répondu à cette question. Que voulez-vous savoir encore ?

— Je désire savoir si vous l’avez accepté ou refusé ; et je le saurai.

— Certainement, vous allez le savoir : je l’ai refusé.

— Vous l’avez refusé ! Vous, vous, Shirley Keeldar, refuser sir Philippe Nunnely ?

— Je l’ai refusé. »

Le pauvre gentleman bondit de sa chaise, et se précipita d’abord, puis trotta à travers la chambre.

« C’est cela ! c’est cela ! c’est cela !

— Pour parler sincèrement, je suis fâchée, mon oncle, de vous voir si fort désappointé. »

La concession, la contrition, ne font aucun bien près de certaines personnes. Au lieu de les adoucir et de les apaiser, elles ne font que les enhardir et les endurcir davantage : de ce nombre était M. Sympson.

« Moi désappointé ! Qu’est-ce que cela me fait ? Est-ce que j’ai un intérêt à ce mariage ? Vous voudriez insinuer peut-être que j’avais des motifs ?

— Beaucoup de gens ont des motifs, d’un certain genre, pour leurs actions.

— Elle m’accuse en face ! moi qui lui ai servi de père ! elle m’attribue de mauvais motifs !

— Je n’ai pas dit mauvais.

— Et maintenant vous prévariquez. Vous n’avez aucuns principes.

— Mon oncle, vous me fatiguez ; j’ai besoin de m’en aller.

— Vous ne sortirez pas ! vous me répondrez. Quelles sont vos intentions, miss Keeldar ?

— À propos de quoi ?

— À propos de votre mariage.

— J’entends que l’on me laisse tranquille, et je ferai absolument ce qu’il me plaira.

— Ce qu’il vous plaira ! Ces mots sont inconvenants au dernier point.

— Monsieur Sympson, je vous engage à ne pas vous servir d’expressions insultantes : vous savez que je ne supporte pas cela.

— Vous lisez des ouvrages français. Votre esprit est empoisonné par les romans français. Vous êtes imbue de principes français !

— Le sol sur lequel vous marchez rend un son fort creux sous vos pieds. Prenez garde !

— Cela finira par le déshonneur, tôt ou tard ! Je l’ai prévu depuis le commencement.

— Voulez-vous dire, monsieur, que quelque chose qui me concerne finira par le déshonneur ?

— Oui, oui. Vous venez à l’instant de dire que vous agiriez comme il vous plairait. Vous ne connaissez ni règles ni limites.

— Impertinentes divagations ! aussi vulgaires qu’impertinentes !

— Sans égard pour le décorum, vous êtes décidée à braver toutes les convenances.

— Vous me fatiguez, mon oncle.

— Quoi, madame ! Quelles ont pu être vos raisons pour refuser sir Philippe Nunnely ?

— Enfin, voilà une question sensée ; j’y répondrai avec plaisir. Sir Philippe est trop jeune pour moi ; je le regarde comme un enfant ; tous ses parents, sa mère surtout, seraient contrariés de le voir m’épouser ; un tel mariage le brouillerait avec eux ; selon les idées du monde, je ne suis point son égale.

— Est-ce là tout ?

— Nos caractères ne sont pas sympathiques.

— Quoi ! jamais plus aimable gentleman n’a existé.

— Il est fort aimable, excellent, vraiment estimable, mais il n’est pas mon maître, pas même sur un seul point. Je ne pourrais me fier à lui, ni faire son bonheur ; pour aucune fortune je ne voudrais l’entreprendre. Je n’accepterai jamais une main qui ne pourrait me maîtriser.

— Je pensais que vous aimiez à faire ce qui vous plaît : vous êtes fort inconséquente.

— Lorsque je promettrai d’obéir, ce sera dans la conviction que je pourrai tenir cette promesse ; je ne pourrais obéir à un jeune homme comme sir Philippe, D’ailleurs, il ne me commanderait jamais ; il se reposerait toujours sur moi du soin de gouverner, de guider, et je n’ai pas le moindre goût pour cet emploi.

— Vous n’avez aucun goût pour dominer, pour soumettre, pour ordonner, pour gouverner ?

— Mon mari, non ; seulement mon oncle.

— Quelle est la différence ?

— Il y a une légère différence ; c’est certain. Et je sais fort bien que tout homme qui voudra vivre heureux et paisible avec moi, comme mari, devra être capable de me réprimer.

— Je voudrais que vous eussiez un vrai tyran.

— Un tyran ne me tiendrait pas un jour, une heure en son pouvoir. Je me révolterais, je m’arracherais de ses mains, je le défierais !

— Vous êtes capable de détraquer le cerveau de l’homme le plus sensé, avec vos étranges contradictions.

— Il est évident que je dérange le vôtre.

— Vous parlez de la jeunesse de Philippe ; mais il a vingt-deux ans.

— Mon mari doit avoir trente ans, avec la raison de quarante.

— Il vous faudrait quelque vieillard, quelque amoureux à tête blanche ou chauve.

— Non, je vous remercie.

— Vous pourriez conduire quelque radoteur, vous pourriez l’attacher à votre tablier.

— C’est ce que je ferais sans doute en épousant un enfant ; mais je n’ai pas de vocation pour cela. Ne vous ai-je pas dit que je préférais un maître ? un homme en la présence duquel je me sentirais obligée et disposée à être bonne ; un homme dont mon tempérament impatient dût reconnaître l’autorité ; un homme dont l’approbation pût me récompenser et le mécontentement me punir ; un homme qu’il me semblât impossible de ne pas aimer et très-possible de craindre.

— Qu’est-ce qui vous empêche donc d’avoir tout cela avec sir Philippe ? Il est baronnet ; c’est un homme de rang, de fortune, d’une excellente famille, bien au-dessus de la vôtre. Si vous parlez d’intelligence, il est poëte : il fait des vers, ce que vous, je l’affirme, avec toute votre habileté, ne pouvez faire.

— Ni son titre, ni sa fortune, ni sa généalogie, ni son talent poétique, ne peuvent l’investir du pouvoir dont j’ai parlé. Ce sont des qualités trop légères. Un peu de bon sens pratique, solide et sain, le placerait plus haut dans mon estime.

— Vous et Henry raffolez de poésie ; vous aviez coutume de prendre feu comme de l’amadou sur ce sujet, quand vous étiez enfant.

— Oh ! mon oncle, il n’y a de réellement précieux en ce monde, il n’y a de glorieux dans le monde à venir que la poésie !

— Eh bien donc, épousez un poète.

— Montrez-m’en un, je ne demande pas mieux.

— Sir Philippe.

— Point du tout. Vous êtes presque aussi poëte que lui.

— Madame, vous sortez de la question.

— Vraiment, mon oncle, je voudrais bien en être dehors, et je serais heureuse de vous en faire sortir avec moi. Ne nous mettons pas en colère, je vous en prie ; cela n’en vaut pas la peine.

— En colère ! miss Keeldar ! je serais content de savoir qui est-ce qui est en colère !

— Je ne le suis pas encore.

— Si vous avez l’intention d’insinuer que je le suis, je vous déclare coupable d’impertinence.

— Vous le serez bientôt, si vous allez de ce train.

— C’est cela ! vous avez une langue qui mettrait à l’épreuve la patience de Job.

— Je le sais bien.

— Trêve de plaisanterie, miss ! Ceci est une chose sérieuse. C’est une affaire que je suis résolu de tirer au clair, convaincu qu’il y a quelque chose de mal au fond. Vous venez de peindre, avec beaucoup plus de liberté qu’il ne convient à votre âge et à votre sexe, l’espèce d’individu que vous préféreriez pour votre mari. Veuillez, je vous prie, me dire si c’est un tableau d’après nature ? »

Shirley ouvrit les lèvres ; mais, au lieu de parler, elle devint rouge comme une rose.

« J’aurai une réponse à cette question, s’écria M. Sympson, tirant un grand courage et d’immenses conséquences de ce symptôme de confusion.

— C’est une peinture historique, mon oncle, d’après plusieurs originaux.

— Plusieurs originaux ? grand Dieu !

— J’ai été amoureuse plusieurs fois.

— Quel cynisme !

— De héros de plusieurs nations.

— Et après…

— Et de philosophes.

— Elle est folle.

— N’agitez pas la sonnette, mon oncle ; vous allez alarmer ma tante.

— Votre pauvre chère tante, quelle nièce elle a !

— Autrefois j’aimais Socrate.

— Oh ! ne plaisantez pas, madame.

— J’admirais Thémistocle, Léonidas, Épaminondas.

— Miss Keeldar !

— Je passe sur plusieurs siècles. Washington était assez laid, et cependant je l’ai aimé ; mais, pour parler du temps présent…

— Ah ! le temps présent.

— Pour quitter les rêveries d’écolière et arriver à la réalité…

— La réalité ! voilà l’épreuve où vous voulez arriver, madame.

— Pour avouer devant quel autel maintenant je m’agenouille, pour révéler l’idole actuelle de mon âme…

— Hâtez-vous, s’il vous plaît ; l’heure du goûter approche, et il faut que vous me fassiez votre confession.

— Il faut que je me confesse : mon cœur est plein du secret ; il faut que je le dévoile. Seulement je voudrais que vous fussiez M. Helstone, au lieu d’être M. Sympson ; vous sympathiseriez mieux avec moi.

— Madame, ceci est une question de sens commun et de prudence ordinaire, et non une affaire de sympathie et de sentiment. Avez-vous dit que c’était M. Helstone ?

— Non pas précisément, mais aussi près que possible ; ils ont beaucoup de ressemblance.

— Je veux savoir le nom ; je veux connaître les détails.

— Ils sont positivement ressemblants ; leur visage est le même : c’est une paire de faucons humains, secs, absolus et décidés tous deux. Mais mon héros est le plus puissant des deux : son intelligence a la clarté de la mer profonde, la patience de ses rocs, la force de ses vagues.

— Pur galimatias !

— Je puis dire qu’il est rude comme le tranchant d’une scie, brusque comme un corbeau affamé.

— Miss Keeldar, cette personne réside-t-elle à Briarfield ? Répondez à cela.

— Mon oncle, je vais vous le dire, son nom tremble sur ma langue.

— Parlez, fille !

— C’est très-bien dit, mon oncle ! « Parlez, fille ! » est tout à fait tragique. L’Angleterre a hurlé avec sauvagerie contre cet homme, mon oncle ; un jour elle l’acclamera avec frénésie. Il n’a pas été effrayé par les clameurs, et il ne sera pas enflé par l’acclamation.

— Je disais qu’elle était folle, elle l’est.

— Cette nation changera et changera encore de conduite envers lui : il ne changera jamais dans sa manière de remplir ses devoirs envers elle. Allons, cessez de vous échauffer, mon oncle, je vais vous dire son nom.

— Vous me le direz, ou bien…

— Écoutez ! C’est Arthur Wellesley, lord Wellington. »

M. Sympson se leva furieux : il bondit hors de la chambre, mais il rentra immédiatement, ferma la porte et reprit son siége.

« Madame, vous allez répondre à ceci : Vos principes vous permettraient-ils d’épouser un homme sans fortune, un homme au-dessous de vous ?

— Un homme au-dessous de moi, jamais.

— Miss Keeldar, épouseriez-vous un homme pauvre ?

— Quel droit avez-vous, monsieur Sympson, de me demander cela ?

— J’insiste pour le savoir.

— Vous ne prenez pas la bonne manière.

— La respectabilité de ma famille ne sera pas compromise.

— Excellente résolution : tenez-la.

— Madame, c’est vous qui la tiendrez.

— C’est impossible, monsieur, puisque je ne fais pas partie de votre famille.

— Est-ce que vous nous désavouez ?

— Je dédaigne votre dictature.

— Qui épouserez-vous, miss Keeldar ?

— Non M. Sam Wynne, parce que je le méprise ; non sir Philippe Nunnely, parce que je l’estime seulement.

— Qu’avez-vous en vue ?

— Quatre candidats rejetés.

— Une semblable obstination est inexplicable, à moins que vous ne soyez sous une influence impropre.

— Que voulez-vous dire ? Il y a certaines phrases qui ont le pouvoir de me faire bouillir le sang. Influence impropre ! Qu’est-ce que cette expression de vieille femme ?

— Êtes-vous une jeune lady ?

— Je suis mille fois mieux que cela ; je suis une honnête femme, et je veux être traitée comme telle.

— Savez-vous (se penchant mystérieusement en avant et parlant avec une effrayante solennité), savez-vous que le voisinage est plein de rumeurs sur vous et votre tenancier banqueroutier, l’étranger Moore ?

— Vraiment !

— Oui. Votre nom est dans toutes les bouches.

— Il honore les lèvres entre lesquelles il passe ; puisse-t-il aussi les purifier !

— Est-ce cet homme qui a le pouvoir de vous influencer ?

— Plus que tous ceux dont vous avez plaidé la cause.

— Est-ce lui que vous voulez épouser ?

— Il est beau, il est brave, il est résolu.

— Vous osez me déclarer cela en face ? Ce misérable Flamand ! ce vil marchand !

— Il a du talent, il est aventureux et plein de courage. Il a le front d’un prince et la démarche d’un maître.

— Elle se glorifie en lui ! Elle ne cache rien. Pas de honte, pas de crainte !

— Quand on prononce le nom de Moore, on ne doit avoir aucune idée de honte ni de crainte. Les Moore ne connaissent que l’honneur et le courage.

— Je dis qu’elle est folle.

— Vous m’avez mise hors de moi par vos sarcasmes ; vous m’avez exaspérée par vos provocations !

— Ce Moore est le frère du précepteur de mon fils. Permettriez-vous qu’un homme dans cette position vous donnât le nom de sœur ? »

L’œil de Shirley brilla d’un éclat particulier ; elle le fixa sur son interlocuteur.

« Non, non, dit-elle. Pas pour un royaume ! pas pour un siècle d’existence !

— Vous ne pouvez séparer le mari de sa famille.

— Quoi alors ?

— Vous serez la sœur de Louis Moore.

— Monsieur Sympson… Ces nauséabondes altercations me font mal au cœur ; je ne les supporterai pas plus longtemps. Vos pensées ne sont pas mes pensées, vos vues ne sont pas mes vues, vos dieux ne sont pas mes dieux. Nous ne voyons pas les choses sous le même aspect ; nous ne les mesurons pas à la même mesure ; nous parlons à peine la même langue. Séparons-nous.

— Ce n’est pas, reprit-elle vivement excitée, ce n’est pas que je vous haïsse ; vous êtes une bonne espèce d’homme ; peut-être avez-vous d’excellentes intentions : mais nous ne pouvons nous entendre ; nous sommes toujours en désaccord ! Vous m’ennuyez avec vos petites intrigues, avec votre misérable tyrannie ; vous exaspérez mon caractère et me tenez dans un continuel état d’irritation. Quant à vos petites maximes, à vos règles étroites, à vos préjugés, à vos aversions, à vos dogmes, faites-en un fagot, et allez l’offrir en sacrifice à la divinité de votre culte. Je n’en accepte aucun ; je me dirige d’après une autre religion, une autre lumière, une autre foi, une autre espérance que les vôtres.

— Une autre religion ! Je crois qu’elle est infidèle.

— Une infidèle pour votre culte ; une athée pour votre Dieu.

Une… athée !!!

— Votre Dieu, monsieur, c’est le Monde. À mes yeux, vous aussi, si vous n’êtes un infidèle, êtes un idolâtre ; je crois que vous adorez par ignorance : en toute chose vous me paraissez trop superstitieux. Monsieur, votre Dieu, votre grand Baal, votre Dragon à queue de poisson, se dresse devant moi comme un démon. Vous, et d’autres semblables à vous, l’avez élevé sur un trône, lui avez placé sur la tête une couronne, lui avez mis un sceptre à la main. Voyez comme il gouverne hideusement ! Voyez-le occupé à l’œuvre qu’il aime le mieux : faire des mariages. Il lie le jeune au vieux, le fort à l’impotent. Comme autrefois Mézence, il enchaîne le mort au vivant. Dans son royaume est la haine, la secrète haine ; la trahison, la trahison de famille ; le vice, le vice domestique, profond et mortel. Dans ses États les enfants croissent sans aimer, entre des parents qui n’ont jamais connu l’amour ; ils sont mis dès leur naissance au régime de la déception ; ils sont élevés dans une atmosphère corrompue par le mensonge. Tout ce que votre Dieu environne se précipite vers la décrépitude : tout décline et dégénère sous son sceptre. Votre Dieu, c’est la Mort avec un masque.

— Voilà un langage terrible ! Mes filles et vous ne devez plus avoir de relations ensemble, miss Keeldar : il y a du danger pour elles dans la société d’une compagne telle que vous. Si je vous eusse connue plus tôt ! mais, tout extraordinaire que je vous croyais, je n’eusse jamais pensé…

— Maintenant, monsieur, commencez-vous à être persuadé qu’il est inutile de faire des projets pour moi ? qu’en agissant ainsi, vous semez le vent pour récolter la tempête ? Je balaye de mon chemin vos projets pareils à la toile d’araignée, afin de passer sans me souiller. J’ai jeté l’ancre sur une résolution que vous ne pouvez ébranler. Mon cœur, ma conscience, disposeront de ma main : eux seuls. Sachez-le enfin ! »

M. Sympson commençait à être effrayé.

« Jamais je n’ai entendu un pareil langage ! murmura-t-il plusieurs fois. Jamais de ma vie on ne m’a parlé ainsi ; jamais je n’ai été ainsi traité.

— Vous êtes tout confus, monsieur. Vous feriez mieux de vous retirer, ou je vais sortir. »

Il se leva rapidement.

« Nous devons quitter cette maison : il faut qu’ils fassent à l’instant leurs malles.

— Ne pressez pas tant ma tante et mes cousines ; donnez-leur le temps. »

Il se dirigea vers la porte ; il revint reprendre son mouchoir de poche ; il laissa tomber sa tabatière ; laissant son contenu éparpillé sur le tapis, il se précipita dehors et faillit tomber sur Tartare, qui se tenait sur le paillasson : au comble de l’exaspération, il hurla un jurement pour le chien et une grossière épithète pour la maîtresse.

« Pauvre M. Sympson ! il est tout à la fois faible et vulgaire, » se disait Shirley à elle-même. La tête me fend, et je suis fatiguée, ajouta-t-elle, et plaçant sa tête sur un coussin, elle se laissa doucement passer de l’excitation au repos. Quelqu’un, entrant dans la chambre un quart d’heure après, la trouva endormie. Quand Shirley avait été agitée, elle prenait généralement ce repos naturel, qui ne manquait jamais de venir à son appel.

L’intrus s’arrêta en sa présence et dit :

« Miss Keeldar ! »

Peut-être sa voix s’harmoniait-elle avec quelque rêve heureux de la jolie dormeuse : elle ne tressaillit point, elle s’éveilla à peine ; sans ouvrir les yeux, elle tourna légèrement la tête, de façon que sa joue et son profil, auparavant cachés par son bras, devinrent visibles ; son teint était vermeil ; elle semblait heureuse ; un demi-sourire s’épanouissait sur ses traits ; mais ses cils étaient humides : elle avait pleuré pendant son sommeil ; ou peut-être, avant de s’endormir, l’épithète que lui avait jetée son oncle en la quittant lui avait fait répandre quelques larmes. Il n’est pas d’homme, il n’est pas de femme qui soient toujours assez forts pour mépriser une opinion injuste, pour dédaigner une parole outrageante. La calomnie, même dans la bouche d’un insensé, peut avoir son amertume. Shirley ressemblait à un enfant qui, après avoir été méchant et puni, jouirait en repos du pardon obtenu.

« Miss Keeldar ! » dit de nouveau la voix.

Cette fois, elle s’éveilla. Elle leva les yeux et vit à son côté Louis Moore, non tout près d’elle, mais debout à trois ou quatre pas de distance.

« Oh ! monsieur Moore ! dit-elle, j’avais peur que ce ne fût encore mon oncle. Lui et moi nous nous sommes querellés.

— M. Sympson devrait vous laisser en repos ; est-ce qu’il ne voit pas que vous n’êtes rien moins que forte ?

— Je vous assure qu’il ne m’a pas trouvée faible : je ne pleurais pas quand il était ici.

— Il est sur le point de quitter Fieldhead, dit-il. Il donne en ce moment des ordres à sa famille : il est venu dans la salle d’étude, où il a commandé d’une manière qui, je suppose, est la continuation de celle avec laquelle il venait de vous harasser.

— Est-ce que vous et Henry devez aussi partir ?

— Je crois, pour ce qui concerne Henry, que c’était la teneur de ses ordres à peine intelligibles ; mais il peut tout changer demain : il est justement dans cette disposition où l’on ne peut pas compter sur sa consistance pour deux heures consécutives : je doute qu’il vous quitte avant quelques semaines. À moi, il a adressé quelques mots qui demanderont bientôt un peu d’attention et quelques commentaires, lorsque j’aurai le temps de leur en accorder. Au moment où il est entré, j’étais occupé par une lettre que je venais de recevoir de M. Yorke, si occupé que j’ai rompu l’entrevue d’une façon quelque peu abrupte : je l’ai quitté furieux. Voici la lettre, je désire que vous la lisiez ; elle a trait à mon frère Robert. »

Et Louis regarda Shirley.

« Je serais heureuse d’apprendre de ses nouvelles. Est-ce qu’il revient ?

— Il est revenu ; il est dans le Yorkshire : M. Yorke alla hier à Stilbro’ à sa rencontre.

— Monsieur Moore, il y a quelque malheur ?

— Est-ce que ma voix a tremblé ? Il est en ce moment à Briarmains, et je vais le voir.

— Qu’est-il arrivé ?

— Si vous devenez si pâle, je serais fâché d’avoir parlé. Il eût pu arriver un plus grand malheur. Robert n’est pas mort, mais grièvement blessé.

— Oh ! monsieur, c’est vous qui êtes pâle. Asseyez-vous près de moi.

— Lisez la lettre ; laissez-moi l’ouvrir. »

Miss Keeldar lut la lettre : elle disait brièvement que la veille Robert Moore avait reçu un coup de feu de derrière le mur de la plantation de Milldean ; que sa blessure était grave, mais que l’on espérait qu’elle ne serait pas mortelle. De l’assassin, ou des assassins, on ne savait rien, ils avaient pris la fuite. Sans aucun doute, faisait observer M. Yorke, c’était une vengeance ; c’était malheureux qu’il se fût attiré la haine ; mais on n’y pouvait rien.

« C’est mon unique frère, Shirley, dit Louis, au moment où elle lui rendait la lettre. Je ne puis penser sans être ému que des misérables sont allés l’attendre, et ont fait feu sur lui de derrière un mur, absolument comme sur une bête fauve.

— Prenez courage ; espérez : il guérira. »

Shirley, désireuse de le consoler, posa sa main sur celle de M. Moore placée sur le bras du fauteuil : elle la toucha à peine, presque insensiblement.

« Bien, donnez-moi votre main, dit-il, ce sera pour la première fois : c’est dans un moment de calamité ; donnez-la-moi. »

Et n’attendant ni consentement ni refus, il prit ce qu’il demandait.

« Je vais à Briarmains, continua-t-il. Je vous prie d’aller jusqu’à la rectorerie, et de dire à Caroline Helstone ce qui est arrivé ; voulez-vous ? Il vaut mieux qu’elle l’apprenne de vous.

— Immédiatement, dit Shirley avec une docile promptitude. Dois-je lui dire qu’il n’y a aucun danger ?

— Oui.

— Vous reviendrez bientôt m’en apprendre davantage.

— Je reviendrai ou j’écrirai.

— Comptez sur moi pour veiller sur Caroline. Je verrai votre sœur aussi. Mais, sans doute, elle est déjà auprès de Robert ?

— Sans doute ; ou elle y sera bientôt. Au revoir, maintenant.

— Vous aurez du courage, quoi qu’il puisse arriver ?

— Nous verrons cela. »

Les doigts de Shirley furent obligés de se retirer de ceux du précepteur ; Louis fut obligé d’abandonner cette main serrée et cachée dans la sienne.

« Je pensais que j’aurais eu besoin de la soutenir, dit-il en se dirigeant vers Briarmains, et c’est elle qui m’a donné de la force. Quel regard de compassion ! quel doux toucher ! Aucun duvet ne fut jamais plus doux, aucun élixir plus puissant. Sa main était dans la mienne comme un flocon de neige : elle frémissait comme l’éclair. Mille fois j’ai désiré posséder cette main, l’avoir dans la mienne. Je l’ai possédée, pendant cinq minutes je l’ai tenue. Ses doigts et les miens ne peuvent plus être étrangers ; s’étant une fois rencontrés, ils doivent se rencontrer encore. »




CHAPITRE VII.

L’écolier et la nymphe.


Briarmains étant plus près que Hollow, M. Yorke avait transporté là son jeune camarade. Il l’avait fait placer dans le meilleur lit de la maison, avec autant de sollicitude que s’il eût été un de ses propres fils. La vue de son sang s’échappant de la blessure en avait fait l’enfant de son cœur. Le spectacle de ce soudain événement ; de ce corps grand et froid abattu dans sa fierté en travers de la route ; de cette belle tête méridionale gisant dans la poussière ; de cette jeunesse en fleur devenue tout à coup devant lui pâle, sans vie, désespérée : toute cette combinaison de circonstances avait excité en M. Yorke le plus vif intérêt pour la victime.

Nulle autre main n’était là pour soulever, pour aider ; nulle autre voix pour adresser de bienveillantes questions ; nul autre cerveau pour concerter des mesures ; il fallait que M. Yorke fît tout lui-même. Cette absolue dépendance de ce jeune homme baigné dans son sang (car il le regardait comme un jeune homme), qui ne pouvait compter que sur sa bienveillance, lui avait fait accorder cette bienveillance sans réserve. M. Yorke aimait fort avoir le pouvoir et en user : il avait alors entre ses mains un pouvoir complet sur la vie d’un de ses semblables. Cela lui convenait.

Cela ne convenait pas moins à la meilleure moitié de lui-même, la triste mistress Yorke. La chose était tout à fait dans ses goûts. Quelques femmes auraient été frappées de terreur en voyant apporter dans leur demeure un homme ensanglanté, au milieu de la nuit. Cela, eussiez-vous supposé, était matière à attaque de nerfs. Eh bien, non : mistress Yorke avait une attaque de nerfs quand Jessie ne voulait pas quitter le jardin pour se remettre à son travail d’aiguille, ou quand Martin proposait de partir pour l’Australie, dans le but de jouir de la liberté ou d’échapper à la tyrannie de Mathieu ; mais une tentative de meurtre presque à sa porte, un homme à moitié assassiné, couché dans un de ses meilleurs lits, cela la faisait se redresser, animait ses esprits et donnait à son bonnet les allures d’un turban.

Mistress Yorke était juste la femme qui, tout en rendant misérable la vie pénible d’une servante, eût soigné comme une héroïne un hôpital rempli de pestiférés. Elle aimait presque Moore. Son cœur dur se remplit de tendresse pour lui, quand elle le vit confié à ses soins, remis entre ses mains, dépendant d’elle autant que ses petits enfants au berceau. Si elle avait vu un domestique, ou l’une de ses filles, lui donner à boire ou arranger son oreiller, elle eût frappé l’intrus sur l’oreille. Elle chassa Jessie et Rose de l’étage supérieur de la maison ; elle défendit aux servantes d’y mettre les pieds.

Si l’accident était arrivé aux portes de la rectorerie, et que le vieux Helstone eût pris soin de recueillir le martyr, ni Yorke ni sa femme n’eussent eu pitié de lui : ils eussent déclaré qu’il n’avait que ce que méritaient sa tyrannie et sa dureté, tandis que, chez eux, il devenait pour le moment leur enfant gâté.

Chose étrange ! Louis Moore reçut la permission d’entrer, de s’asseoir sur le bord du lit, de s’appuyer sur l’oreiller, de prendre la main de son frère et de presser son front pâle avec ses lèvres fraternelles : et mistress Yorke supporta cela. Elle souffrit qu’il restât là la moitié du jour ; elle souffrit une fois qu’il demeurât assis toute la nuit dans la chambre ; elle se leva elle-même à cinq heures d’un froid matin de novembre, et de ses propres mains alluma le feu de la cuisine, fit le déjeuner des deux frères et le leur servit. Majestueusement drapée dans une vaste couverture de flanelle, avec un châle et un bonnet de nuit, elle demeura là assise, les regardant manger avec autant de satisfaction qu’une poule voit ses poussins prendre leur nourriture. Cependant elle donna une admonition, ce jour-là, à la cuisinière, pour s’être permis de faire et de monter à M. Moore un bol de sagou ; et la servante perdit sa faveur, parce que, quand M. Louis partit, elle lui apporta de la cuisine son surtout, et, comme une complaisante créature qu’elle était, l’aida à le revêtir, et accepta en retour un sourire, un : « Merci, ma fille, » et un schelling. Deux ladies vinrent un jour, pâles et inquiètes, et demandèrent ardemment, humblement, qu’il leur fût permis de voir un instant M. Moore ; mistress Yorke endurcit son cœur, et refusa de les recevoir.

Mais comment fut accueillie Hortense Moore, lorsqu’elle vint ? Pas si mal qu’on eût pu s’y attendre. Toute la famille Moore semblait réellement convenir à mistress Yorke, comme aucune famille ne lui avait jamais convenu. Hortense et elle possédaient un inépuisable thème de conversation dans les penchants corrompus des domestiques. Leurs manières d’envisager cette classe étaient semblables : elles les surveillaient avec les mêmes soupçons, et les jugeaient avec la même sévérité. Hortense, d’ailleurs, tout d’abord, ne montra aucune espèce de jalousie des attentions de mistress Yorke pour Robert : elle lui laissa occuper le poste de garde-malade très-librement, et, pour elle, elle trouva une incessante occupation en se démenant à travers la maison, tenant la cuisine sous sa surveillance, rapportant ce qui s’y passait, enfin se rendant généralement utile. Toutes deux s’entendaient à merveille pour écarter les visiteurs de la chambre du malade. Elles tenaient le jeune fabricant captif, et permettaient à peine à l’air de souffler, au soleil de briller sur lui.

Mac Turk, le chirurgien auquel Moore avait été confié, déclara sa blessure dangereuse, mais non, croyait-il, d’un caractère désespéré. D’abord il voulait placer près de lui une garde de son propre choix ; mais ni mistress Yorke ni Hortense n’en voulurent entendre parler : elles promirent d’obéir fidèlement aux prescriptions. Le malade fut donc laissé provisoirement entre leurs mains.

Sans doute elles s’acquittèrent de la tâche le mieux qu’elles purent ; mais il arriva un accident : les bandages se déplacèrent ou furent dérangés ; il s’ensuivit une grande perte de sang. Mac Turk, appelé, arriva furieux. C’était un de ces chirurgiens qu’il est dangereux de vexer : abrupt dans sa meilleure humeur, dans sa mauvaise il était sauvage. En voyant l’état de Moore, il se soulagea par un flux d’expressions choisies dont il n’est pas nécessaire d’émailler cette page. Les plus fleuries tombèrent sur la tête imperturbable d’un M. Graves, un jeune aide insensible comme le marbre, qu’il emmenait ordinairement avec lui ; il gratifia d’un second bouquet un jeune gentleman de sa suite, un intéressant fac-similé de lui-même, qui n’était autre que son propre fils ; mais la corbeille entière fut le lot des femmes et du sexe féminin en masse.

Pendant la plus grande partie d’une nuit d’hiver, Mac Turk et ses satellites furent occupés autour de Moore. Enfermés seuls avec lui dans la chambre, ils travaillèrent et torturèrent sans pitié son pauvre corps épuisé. Tous trois se tenaient d’un côté du lit, et la Mort de l’autre. Le combat fut rude : il dura jusqu’au matin, et les chances des parties belligérantes parurent alors si égales, que toutes deux eussent pu s’attribuer la victoire.

Moore fut confié à la garde du jeune Mac Turk, pendant que le chirurgien en chef allait à la recherche d’un renfort, qu’il ramena en la personne de mistress Horsfall, la meilleure garde-malade de son état-major. C’est à cette femme qu’il abandonna Moore, avec les plus sévères injonctions touchant la responsabilité qui pesait sur ses épaules. Elle accepta d’un air abruti, et s’assit dans le fauteuil placé au chevet du lit. Dès ce moment, elle commença à régner.

Mistress Horsfall avait une qualité : elle obéissait à la lettre aux ordres de Mac Turk. Les dix commandements étaient moins sacrés à ses yeux que le dictum du chirurgien. Ce n’était point une femme, c’était un dragon. Hortense s’effaça devant elle ; mistress Yorke se retira froissée : cependant, ces deux femmes étaient des personnages de quelque dignité dans leur propre estime, et de quelque poids dans l’estime des autres. Elles se retirèrent dans le parloir du fond, parfaitement effrayées par la largeur, la hauteur, les gros os et les muscles charnus de mistress Horsfall. Celle-ci demeurait en haut quand cela lui plaisait, descendait au rez-de-chaussée si elle jugeait convenable ; elle prenait sa goutte trois fois par jour, et fumait sa pipe quatre fois.

Quant à Moore, personne n’osa plus s’enquérir de son état : mistress Horsfall l’avait en garde ; elle devait veiller à tous ses besoins, et la conjecture générale était qu’elle s’acquittait de sa tâche.

Le matin et le soir, Mac Turk venait lui rendre visite : sa position, ainsi compliquée par un nouvel accident, intéressait le chirurgien. Il le considérait comme une pièce d’horlogerie fort endommagée, dont la réparation ne pouvait que faire honneur à son habileté. Graves et le jeune Mac Turk, les seuls autres visiteurs de Moore, le regardaient comme ils avaient coutume de regarder les occupants de la salle de dissection à l’infirmerie de Stilbro’.

Robert Moore passait vraiment des heures agréables : accablé de souffrances aiguës, en danger de mort, presque trop faible pour parler, ayant pour garde une espèce de géante, et pour société trois chirurgiens. C’est ainsi qu’il traversa les jours brefs et les longues nuits de tout le triste mois de novembre.

Dans le commencement de sa captivité, Moore avait l’habitude de résister un peu à mistress Horsfall : il haïssait la vue de sa gigantesque corpulence et redoutait le contact de ses rudes mains ; mais elle lui enseigna la docilité en un instant. Elle ne tenait aucun compte de ses six pieds, de ses habitudes masculines et de ses muscles : elle le retournait dans son lit comme une autre femme eût retourné un enfant dans son berceau. Quand il était sage, elle lui disait quelquefois : « Mon chéri, mon cœur ; » quand il était méchant, elle le secouait. Essayait-il de parler lorsque Mac Turk était présent, elle levait la main et lui disait : « Chut ! » comme une nourrice réprimande un enfant mutin. Si elle n’avait pas fumé, si elle n’avait pas bu de gin, c’eût été mieux, pensait-il ; mais elle faisait les deux choses. Une fois, en son absence, il dit à Mac Turk que cette femme était une buveuse de gin.

« Peuh ! monsieur, elles sont toutes ainsi, fut la réponse qu’il obtint. Mais Horsfall a cette qualité, ajouta le chirurgien : ivre ou non, elle se souvient qu’elle doit m’obéir. »


Enfin l’automne se passa. Ses brouillards et ses pluies débarrassèrent l’Angleterre de leur deuil et de leurs pleurs. Ses vents disparurent chassés sur des terres lointaines. Derrière novembre vint l’hiver profond, avec son ciel pur, son calme et ses gelées.

Un jour tranquille avait fait place à une soirée transparente comme le cristal : toutes les lumières et les teintes de l’horizon semblaient des reflets de perles blanches, violettes ou gris pâle. Les montagnes étaient d’un bleu lilas ; les lueurs du soleil couchant étaient pourpres ; le firmament était de glace, son fond d’un azur argenté. Quand les étoiles se levèrent, elles parurent formées de cristal blanc et non d’or ; des teintes grises, céruléennes ou d’émeraude pâle, froides, pures, transparentes, coloraient la masse du paysage.

Quel est cet objet bleu, mouvant, isolé, au milieu du bois dépouillé de feuillage ? Eh ! c’est un écolier, un écolier de Briarfield, qui a laissé ses compagnons gagner la maison par la grand’route, et qui cherche un certain arbre, avec un certain tertre mousseux à la racine, convenable pour un siége. Pourquoi flâne-t-il en cet endroit ? l’air est froid et il se fait tard. Il s’assied : à quoi pense-t-il ? Éprouve-t-il le chaste et pur charme de cette belle soirée ? Une lune d’un blanc de perle sourit à travers les arbres gris : fait-il attention à ce sourire ?

Impossible de le dire ; car il est silencieux et sa contenance ne parle point : son visage n’est point un miroir qui réfléchit les sensations, mais plutôt un masque qui les cache. C’est un jeune garçon de quinze ans, droit et grand pour son âge ; son air annonce aussi peu d’aménité que de servilité. Son œil semble prêt à remarquer toute tentative de contrôle et de domination, et ses traits indiquent des facultés alertes pour la résistance. Les sous-maîtres sages évitent, autant qu’ils le peuvent, de se mêler des affaires de ce garçon-là. Le réduire par la sévérité serait une tentative inutile ; le gagner par la flatterie serait pire encore. Il vaut mieux le laisser à lui-même. Le temps fera son éducation, l’expérience se chargera de le former.

Martin Yorke (car c’est un jeune Yorke) fait profession de fouler aux pieds la poésie. Parlez-lui sentiment, il vous répondra par un sarcasme. Il est là, errant seul, regardant respectueusement la nature, pendant qu’elle déroule sous ses yeux attentifs une page de sévère, silencieuse et solennelle poésie.

Aussitôt assis, il tire un livre de son sac, non une grammaire latine, mais un volume de contrebande, des contes de fées ; il y a encore bien une heure de jour pour sa jeune vue ; d’ailleurs, la lune est là ; sa lumière, encore faible et vague, remplit la clairière où il est assis.

Il lit : il se trouve transporté dans une région solitaire et montagneuse ; tout, autour de lui, est rude et désolé, sans forme et presque sans couleur. Il entend des clochettes tinter dans l’air. Sortant de la masse informe du brouillard, lui apparaît la plus brillante vision, une lady vêtue de vert, montée sur un palefroi blanc comme la neige ; il distingue son vêtement, ses perles, sa monture ; elle lui adresse une mystérieuse question : il est enchanté, et doit la suivre dans une terre féerique.

Une seconde légende le transporte au bord de la mer : là les flots viennent se briser à la base de rocs dont la hauteur donne le vertige. Il pleut et il vente. Au loin, dans la mer, s’étend une ligne de rochers noirs et escarpés, sur le sommet et autour desquels éclaboussent et flaquent des flots d’écume blanche comme la neige. Sur ces rocs un promeneur solitaire foule d’un pas prudent les herbes marines, plongeant ses regards dans les abîmes profonds où la mer, couleur d’émeraude, cache sa végétation plus grande, plus sauvage, plus étrange que celle de la terre, avec ses coquillages les uns verts, les autres pourpres et couleur de perles, entremêlés dans les replis des longues herbes. Martin entend un cri. Levant les yeux et regardant devant lui, il voit sur un point blafard du rocher une forme grande et pâle, semblable à un homme, mais faite d’écume, transparente, frémissante, terrible : elle n’est pas seule ; de nombreuses formes humaines, des femmes aussi formées d’écume, de blanches Néréïdes, folâtrent sur ces rochers.

Silence ! il ferme le livre : il le cache dans son sac. Martin entend un pas. Il écoute : non… oui. De nouveau les feuilles sèches, légèrement froissées, bruissent sur le sentier. Martin regarde : les branches s’écartent, et une femme paraît.

C’est une lady vêtue de soie noire ; un voile couvre son visage. Jamais Martin n’a rencontré de lady dans ce bois, ni aucune femme, si ce n’est, de temps à autre, quelque petite paysanne des environs venant y cueillir des noisettes. Ce soir, l’apparition ne lui déplaît point. Il remarque, à mesure qu’elle approche, qu’elle n’est ni vieille ni laide, mais au contraire très-jeune ; et s’il ne la reconnaissait pas pour être celle qu’il a plusieurs fois déclarée fort laide, il lui semblerait découvrir des traits de beauté sous la gaze légère de ce voile.

Elle passe auprès de lui sans rien dire. Il s’y attendait : toutes les femmes sont d’orgueilleuses guenons, et il ne connaît pas de poupée plus infatuée d’elle-même que cette Caroline Helstone. Cette pensée est à peine gravée dans son esprit, que la lady revient sur ses pas, et, relevant son voile, repose son regard sur son visage en lui demandant avec douceur :

« Êtes-vous un des fils de M. Yorke ? »

Aucune évidence humaine n’eût été capable de persuader à Martin Yorke qu’il avait changé de couleur à la demande de la jeune fille ; et pourtant il avait rougi jusqu’aux oreilles.

« Oui, dit-il avec brusquerie, et en s’encourageant à attendre orgueilleusement ce qui allait arriver.

— Vous êtes Martin, je crois ? » dit la jeune lady.

Cette simple phrase, sans apprêt et prononcée avec une sorte de timidité, résonna comme une douce harmonie dans la nature de ce jeune garçon. Elle l’apaisa comme eût fait une note de musique.

Martin avait un sentiment profond de sa valeur personnelle ; il fut agréablement flatté de voir que cette jeune fille pût le distinguer de ses frères. Comme son père, il détestait la cérémonie : il aimait à entendre une femme l’appeler Martin, et non monsieur Martin ou maître Martin. Pire que la cérémonie lui paraissait l’autre extrême, la trop grande familiarité : le léger ton de timidité, l’hésitation à peine visible de Caroline, lui semblèrent parfaitement à leur place.

« Je suis Martin, dit-il.

— Comment se portent votre père et votre mère ? (Par bonheur elle ne dit pas papa et maman ; cela eût tout gâté.) Et Rose et Jessie ?

— Bien, je crois.

— Ma cousine Hortense est-elle toujours à Briarmains ?

— Oh ! oui. »

Martin prononça cela d’un ton comique et avec un demi-sourire. Le demi-sourire lui fut retourné par Caroline, qui devinait trop en quelle odeur devrait être Hortense auprès des jeunes Yorke.

« Votre mère l’aime-t-elle ?

— Elles s’entendent si bien à propos des domestiques, qu’elles ne peuvent s’empêcher de s’aimer l’une l’autre.

— Il fait froid ce soir.

— Pourquoi êtes-vous dehors si tard ?

— J’ai perdu mon chemin dans le bois. »

Pour le coup, Martin se permit un rire moqueur.

« Vous avez perdu votre chemin dans la vaste forêt de Briarmains ? vous méritez de ne le point retrouver.

— Je ne suis jamais venue ici, et je crois que je suis en contravention. Vous pouvez me faire condamner à l’amende ; c’est le bois de votre père.

— Je sais cela ; mais, puisque vous avez été si simple que de perdre votre chemin, je vais vous guider.

— C’est inutile ; j’ai trouvé le sentier maintenant. Je sortirai bien toute seule. Martin, comment va M. Moore ? »

Martin avait connaissance de certains bruits ; il crut pouvoir se divertir par une expérience.

« Il est près de mourir. Rien ne peut le sauver. Tout espoir est perdu ! »

Elle détourna son voile. Elle le regarda dans les yeux et dit :

« Mourir !

— Mourir. Et grâce aux femmes, ma mère et les autres ; elles ont touché à ses bandages, et c’est fini. Sans elles, il irait mieux. Elles mériteraient d’être arrêtées, emprisonnées, jugées, et envoyées à Botany-Bay tout au moins. »

Peut-être que la questionneuse n’entendit pas ce jugement : elle semblait frappée d’immobilité. Au bout de deux minutes, sans prononcer une parole, elle se mit en marche, sans dire bonsoir, sans faire de questions nouvelles. Ce n’était pas amusant ; ce n’était pas sur cela que Martin avait compté. Il s’attendait à quelque chose de dramatique. Ce n’était pas la peine d’effrayer la jeune fille, si elle ne lui donnait pas le plaisir de jouir de sa frayeur. Il la rappela :

« Miss Helstone ! »

Elle n’entendit pas, ou ne voulut pas se retourner. Il courut après elle et la rejoignit.

« Allons ! ce que je vous ai dit vous a-t-il affligée ?

— Vous ne savez pas ce que c’est que la mort, Martin : vous êtes trop jeune pour que je cause avec vous sur un tel sujet.

— Est-ce que vous m’avez cru ? C’est une plaisanterie que j’ai voulu faire. Moore mange comme trois hommes. Elles ne cessent de faire du sagou, du tapioca ou quelque chose de bon pour lui : je ne puis aller dans la cuisine qu’il n’y ait une casserole sur le feu contenant quelques friandises. Cela me donne l’envie de jouer au vieux soldat, et d’être nourri sur la graisse du pays comme lui.

— Martin ! Martin !… » Sa voix trembla et elle s’arrêta. « C’est extrêmement mal à vous. Vous m’avez presque tuée. »

Elle s’arrêta de nouveau : elle s’appuya contre un arbre, tremblante, pâle comme la mort.

Martin la contemplait avec une exprimable curiosité. D’un côté, comme il l’eût exprimé dans son langage pittoresque, c’était pour lui « des noix » de voir cela : cela lui disait tant de choses, et il commençait à avoir une si grande envie de découvrir des secrets ! d’un autre côté, cela lui rappelait ce qu’il avait autrefois ressenti lorsqu’il entendit un merle pleurant sa couvée que Mathieu avait écrasée avec une pierre, et ce n’était point un sentiment de plaisir. Incapable de trouver rien de bien convenable à dire pour la consoler, il commença à chercher en son esprit ce qu’il devait faire ; il sourit : le sourire de ce jeune garçon donnait une étonnante clarté à sa physionomie.

« Eurêka ? s’écria-t-il. Je vais tout réparer à l’instant. Vous êtes mieux maintenant, miss Caroline : marchez en avant, » lui dit-il.

Sans réfléchir qu’il serait plus difficile pour miss Helstone que pour lui d’escalader un mur ou de traverser une haie, il la conduisit par une courte traverse qui ne menait à aucune ouverture. La conséquence fut qu’il se trouva obligé de l’aider à franchir de formidables obstacles, et tout en la raillant de sa faiblesse, il éprouvait une vive satisfaction de se sentir utile.

« Martin, avant de nous séparer, assurez-moi sérieusement, et sur votre parole d’honneur, que M. Moore est mieux.

— Combien vous pensez à ce Moore !

— Non… mais… beaucoup de ses amis peuvent me demander de ses nouvelles, et je désire pouvoir leur donner une réponse exacte.

— Vous pouvez leur dire qu’il est assez bien, seulement paresseux. Vous pouvez leur dire qu’il mange des côtelettes de mouton à dîner, et la meilleure arrow-root pour souper. J’en interceptai un soir un bol au passage, et j’en mangeai la moitié.

— Et qui le soigne, Martin ? qui est auprès de lui ?

— Qui le soigne ?… le grand enfant ! eh mais, une femme aussi ronde et aussi grosse que notre plus gros tonneau, une rude et laide vieille fille. Je ne doute pas qu’elle ne mène près de lui riche vie : personne qu’elle ne l’approche ; il est presque dans l’obscurité. Je crois qu’elle lui administre de terribles corrections dans cette chambre. Je colle quelquefois mon oreille au mur lorsque je suis couché, et il me semble que je l’entends le rouer de coups. Il faut voir son poing ; elle tiendrait une demi-douzaine de petites mains comme la vôtre dans une des siennes. Après tout, malgré les côtelettes et les gelées qu’il reçoit, je ne voudrais pas être dans ses souliers. Dans mon opinion, elle mange la plus grande partie de ce qui est servi en haut à Moore. Pourvu qu’elle ne l’affame pas ! »

Profond silence et méditation de la part de Caroline, et vigilance rusée de la part de Martin.

« Vous ne le voyez jamais, je suppose, Martin ?

— Moi ! non. Et je ne tiens pas à le voir. »

Nouveau silence.

« N’êtes-vous pas venue à notre maison une fois avec Mme Pryor, il y a environ six semaines, pour demander après lui ? demanda encore Martin.

— Oui.

— Je crois que vous désiriez monter auprès de lui ?

— Nous le désirions, nous le sollicitions ; mais votre mère nous refusa.

— Oui, elle refusa, j’entendis tout ; elle vous traita comme elle se plaît à traiter les visiteurs de temps à autre ; elle se conduisit envers vous durement.

— Elle ne fut pas bienveillante ; car vous savez, Martin, nous sommes parents, et il est naturel que nous prenions de l’intérêt à M. Moore. Mais il faut nous quitter ici. Nous voici à la porte de votre père ?

— Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ? Je vous reconduirai jusqu’à la rectorerie.

— Ils s’apercevront de votre absence ; ils ne sauront pas où vous êtes.

— Ne vous inquiétez pas de cela. Je suis assez grand pour prendre soin de moi, je suppose. »

Martin savait qu’il avait déjà encouru la peine d’une réprimande et du pain sec avec son thé. N’importe, la soirée lui avait procuré une aventure : cela valait mieux que des gâteaux et des rôties.

Il accompagna Caroline à la rectorerie. Pendant le trajet, il promit de voir M. Moore, en dépit du dragon qui gardait sa chambre, et fixa une heure du lendemain, à laquelle Caroline devait se rendre dans le bois de Briarmains et avoir des nouvelles du malade. Il la rencontrerait auprès d’un certain arbre. Ce plan ne menait à rien ; cependant l’idée lui sourit.

De retour à Briarmains, le pain sec et la réprimande lui furent dûment administrés, et il fut envoyé au lit de très-bonne heure. Il accepta la punition avec le plus ferme stoïcisme.

Avant de monter dans sa chambre, il fit une secrète visite à la salle à manger, calme, froide et majestueuse pièce servant rarement, car la famille dînait ordinairement dans le parloir du fond. Il s’arrêta devant la cheminée et éleva sa chandelle vers deux tableaux placés au-dessus : c’étaient des têtes de femmes ; l’une un type de beauté sereine, heureuse et innocente ; l’autre, plus gracieuse, mais triste et désespérée.

« Elle ressemblait à celle-là, dit-il en regardant la dernière image, quand elle sanglotait et, d’une pâleur mortelle, s’appuyait contre l’arbre. Je suppose, continua-t-il lorsqu’il fut dans sa chambre, assis sur le bord de son lit, je suppose qu’elle est ce qu’ils appellent amoureuse ; oui, amoureuse de ce grand objet qui est dans la chambre voisine. Chut ! est-ce que cette Horsfall lui administre une correction ? Je m’étonne qu’il ne hurle pas, Cela résonne réellement comme si elle lui était tombée dessus avec les dents et avec les ongles ; mais je suppose qu’elle fait le lit. Je l’ai vue le faire une fois ; elle frappe sur le matelas comme si elle boxait. Chose singulière ! Zillah (on la nomme Zillah), Zillah Horsfall est une femme, et Caroline Helstone est aussi une femme : ce sont deux êtres de la même espèce, et pourtant elles ne sont guère semblables. Est-elle jolie fille, cette Caroline ! On a plaisir à la regarder ; il y a quelque chose de si clair sur son visage, de si doux dans ses yeux ! J’aime qu’elle me regarde ; cela me fait du bien. Elle a de longs cils ; leur ombre semble se reposer où elle regarde, et communique la paix et la pensée. Si elle se comporte bien et continue de me plaire comme elle m’a plu aujourd’hui, je pourrai l’en récompenser. J’aime assez la pensée de circonvenir ma mère et cette ogresse de vieille Horsfall. Non que je tienne à faire plaisir à Moore ; mais tout ce que je ferai pour lui me sera payé, et en monnaie de mon choix. Je sais quelle récompense je réclamerai : une récompense désagréable à Moore et agréable pour moi. »

Il se coucha.


CHAPITRE VIII.

Les tactiques de Martin.


Il fallait, pour la réussite du plan de Martin, qu’il pût demeurer pendant tout le jour à la maison. En conséquence, il ne trouva pas d’appétit pour le déjeuner et, au moment d’aller à l’école, il se plaignit d’un violent mal de cœur qui fit penser qu’au lieu d’aller à l’école de grammaire avec Marc, il valait mieux qu’il demeurât dans le fauteuil de son père, au coin du feu, à lire le journal. Ceci arrangé à sa satisfaction, Marc étant parti pour la classe de M. Sumner, et Mathieu et M. Yorke pour le comptoir, trois autres exploits, non, quatre, restaient à accomplir.

Le premier de ces exploits était de réaliser le déjeuner auquel il n’avait pas goûté, et dont son appétit de quinze ans pouvait difficilement se passer. Le second, le troisième, le quatrième, d’éloigner sa mère, miss Moore et mistress Horsfall, avant quatre heures de l’après-midi.

Le premier de ces exploits était le plus pressé, puisque le travail qu’il avait devant lui demandait une masse d’énergie que la vacuité présente de son jeune estomac ne semblait pas vouloir lui fournir.

Martin savait le chemin du garde-manger, et il le prit. Les domestiques étaient dans la cuisine, déjeunant solennellement, les portes fermées ; sa mère et miss Moore prenaient l’air sur la pelouse, discutant sur la fermeture de ces portes. Martin, en sûreté dans le garde-manger, faisait son choix dans les provisions. Si son déjeuner avait été retardé, il voulait au moins qu’il fût recherché : il lui semblait qu’une variante sur sa chère usuelle et insipide de pain et de lait était à la fois juste et désirable. Il pensait que le savoureux et le salutaire pouvaient être combinés. Une provision de pommes rosées, placées sur de la paille, garnissaient une tablette. Il en prit trois. Il y avait de la pâtisserie sur un plat ; il choisit un gâteau feuilleté aux abricots et une tarte aux prunes de Damas. Le pain ordinaire n’attirait pas son œil ; mais il regardait avec plaisir quelques gâteaux à thé aux raisins de Corinthe, et condescendit à en choisir un. Grâce à son couteau, il put s’approprier une aile de poulet et une tranche de jambon. Il pensa qu’un morceau de pouding froid s’harmonierait avec ces articles, et ayant fait cette addition à ses provisions, il se précipita dans le corridor.

Il en avait parcouru la moitié ; trois pas le séparaient du port, ou plutôt du parloir du fond, où il allait se trouver en sûreté, quand la porte d’entrée s’ouvrit et Mathieu se dressa devant lui. Mieux eût aimé Martin voir le diable en personne, avec son attirail de cornes, de queue et de pieds fourchus.

Mathieu, sceptique et railleur, n’avait pas voulu ajouter foi au subit mal de cœur : il avait murmuré quelques mots, parmi lesquels on avait distinctement entendu ceux d’imposteur. La vue de son frère s’installant dans la chaise de son père et lisant le journal avait paru l’affecter d’un spasme mental : le spectacle qu’il avait maintenant devant les yeux, les pommes, les tartes, les gâteaux à thé, la volaille, le jambon et le pouding, ne donnaient que trop raison à la bonne opinion qu’il avait de sa sagacité.

Martin demeura interdit pendant une minute, un instant ; mais il ne tarda pas à se remettre. Avec la vraie perspicacité des âmes d’élite, il vit à l’instant comment il pourrait tirer avantage de ce qui à première vue semblait un fâcheux contre-temps. Il vit comment il pourrait en profiter pour accomplir sa deuxième tâche, se débarrasser de sa mère. Il savait qu’une collision entre lui et Mathieu ne manquait jamais de donner à mistress Yorke une attaque de nerfs ; il savait aussi que, d’après ce principe que le calme succède à l’orage, après une matinée de spasmes nerveux, sa mère ne manquerait pas de passer l’après-midi au lit. Cela l’arrangeait parfaitement.

La collision eut conséquemment lieu dans le corridor. Un rire sec, un insultant sarcasme, une méprisante provocation, accueillis par une nonchalante mais cruelle réplique, furent le signal du combat. Ils se ruèrent l’un sur l’autre. Martin, qui ordinairement faisait peu de bruit en ces occasions, en fit beaucoup cette fois. Les domestiques, mistress Yorke, miss Moore, accoururent : aucune main de femme ne put les séparer, et on appela M. Yorke.

« Mes fils, dit-il, l’un de vous devra quitter mon toit si cela se renouvelle ; je ne veux voir ici aucune lutte entre Abel et Caïn. »

Martin alors se laissa enlever : il avait été blessé ; il était le plus jeune et le plus faible : il était tout à fait froid et nullement en colère ; il souriait même, content de voir accomplie la plus difficile partie de la tâche qu’il s’était imposée.

Une fois il sembla indécis dans le cours de la matinée.

« Cela ne vaut pas la peine que je me tourmente pour cette Caroline, » dit-il.

Mais un quart d’heure après, il était de nouveau dans la salle à manger, regardant la tête aux cheveux épars et aux yeux troublés par le désespoir.

« Oui, dit-il, je l’ai fait pleurer, frissonner, presque s’évanouir. Je veux la voir sourire avant d’en finir avec elle : d’ailleurs, il faut que je joue toutes ces femelles. »

Aussitôt après le dîner, mistress Yorke accomplit les prévisions de son fils en se retirant dans sa chambre. Il ne restait plus qu’Hortense.

Cette lady était confortablement assise à raccommoder des bas dans le parloir du fond, quand Martin, étendu sur le sofa (il se disait toujours indisposé), quittant un livre qu’il était en train de lire avec toute la voluptueuse nonchalance d’un jeune pacha, dit avec indifférence quelques mots sur Sarah, la servante de Hollow. Il insinua adroitement que cette demoiselle passait pour avoir trois amoureux, Frédéric Murgatroyd, Jérémie Pighills et un certain John ; et que miss Mann avait affirmé que cette fille, depuis qu’elle était seule gardienne du cottage, les invitait souvent aux repas et les traitait avec tout le confortable dont la maison était susceptible.

Il n’en fallait pas davantage. Hortense n’eût pu demeurer une heure de plus sans se porter sur les lieux où s’accomplissaient de telles horreurs et voir les choses par ses yeux. Mistress Horsfall resta seule.

Martin, maître de la place, prit dans la corbeille à ouvrage de sa mère un trousseau de clefs avec lesquelles il ouvrit le buffet ; il en retira une bouteille noire et un petit verre qu’il plaça sur la table. Puis il monta lestement au premier étage et frappa à la porte de la chambre de M. Moore, que la garde-malade vint ouvrir.

« S’il vous plaît, madame, vous êtes invitée à descendre au parloir pour prendre quelque rafraîchissement : vous ne serez pas troublée ; toute la famille est sortie. »

Il la vit descendre, il la vit entrer, lui-même ferma la porte ; il saisit son bonnet et courut vers le bois.

Il n’était alors que trois heures et demie ; la matinée avait été belle, mais le ciel s’était assombri : il commençait à neiger et le vent était glacial. Le bois avait un air triste ; les vieux arbres étaient terribles à voir. Cependant Martin était content de trouver cette ombre sur son chemin. Il trouvait un charme dans l’aspect des vieux chênes, qui ressemblaient à des spectres.

Il dut attendre : il se promena de long en large, pendant que les flocons de neige tombaient plus serrés. Le vent, qui auparavant pleurait, hurlait alors d’une façon lamentable.

« Elle est bien longtemps à venir, murmurait-il en regardant le long de l’étroit sentier. Je ne sais, se disait-il, pourquoi je désire si fort la voir. Elle ne vient pas cependant pour moi ; mais j’ai un pouvoir sur elle, et j’ai besoin qu’elle vienne, afin que je puisse exercer ce pouvoir. »

Il continua sa promenade.

« Si elle manque de venir, reprit-il après un instant, je la haïrai, je la mépriserai. »

Quatre heures sonnèrent. Il entendit au loin l’horloge de l’église. Un pas si vif, si léger que, sans le bruit des feuilles, on l’eût à peine entendu sur le sentier du bois, mit fin à son impatience. Le vent soufflait furieusement alors, et la neige tombait d’une façon effrayante ; mais néanmoins elle venait, et sans crainte. »

« Eh bien ! Martin, dit-elle avec empressement, comment va-t-il ?

— C’est étrange, comme elle pense à lui ! se dit Martin ; la neige et le froid ne lui font rien, je crois ; cependant ce n’est qu’une enfant, comme dirait ma mère. Je voudrais avoir un manteau pour l’envelopper dedans. »

Plongé ainsi dans ses réflexions, il négligeait de répondre à miss Helstone.

« Vous l’avez vu ?

— Non.

— Oh ! vous m’aviez promis que vous le verriez.

— Je crois pouvoir faire pour vous mieux que cela. Ne vous ai-je pas dit que je ne me souciais pas de le voir ?

— Mais maintenant il se passera si longtemps avant que j’apprenne quelque chose de certain sur lui ! et l’incertitude me rend malade. Martin, voyez-le, je vous prie ; assurez-le de l’intérêt que lui porte Caroline Helstone ; dites-lui qu’elle désirerait savoir comment il était, et si elle pouvait faire quelque chose pour lui.

— Je ne ferai pas cela.

— Vous êtes changé. Vous étiez si bienveillant hier soir !

— Venez ; nous ne devons pas demeurer dans ce bois ; il fait trop froid.

— Mais avant de m’en aller, promettez-moi de revenir demain avec des nouvelles.

— Je ne promets pas des choses semblables ; je suis d’une santé beaucoup trop délicate pour promettre et tenir de tels engagements dans la saison d’hiver ; si vous saviez quel mal j’avais dans la poitrine ce matin, et comme je me suis passé de déjeuner et j’ai été rossé par-dessus le marché, vous sentiriez combien il est imprudent de me faire venir ici dans la neige.

— Êtes-vous réellement maladif, Martin ?

— Est-ce que je n’en ai pas l’air ?

— Vous avez les joues roses.

— C’est la fièvre. Voulez-vous venir, oui ou non ?

— Où ?

— Avec moi. J’ai été un fou de ne pas apporter un manteau ; je vous aurais empêchée de grelotter.

— Vous retournez chez votre mère ; mon chemin est dans la direction opposée.

— Mettez votre bras sous le mien ; je prendrai soin de vous.

— Mais, le mur, la haie, c’est si difficile à escalader ! et vous êtes trop jeune et trop faible pour m’aider sans vous blesser.

— Vous passerez par la porte.

— Mais…

— Mais !… mais !… Voulez-vous, oui ou non, vous confier à moi ? »

Elle le regarda dans les yeux.

« Je crois que oui, dit-elle. Tout, plutôt que de m’en retourner dans l’anxiété où je suis venue.

— Je ne puis répondre de cela. Je vous promets cependant ceci : laissez-vous diriger par moi, et vous verrez Moore vous-même.

— Moi-même ?

— Vous-même.

— Mais, cher Martin, sait-il… ?

— Ah ! je suis cher, maintenant. Non, il ne sait pas.

— Et votre mère, et les autres ?

— J’ai songé à tout. »

Caroline tomba dans un long accès de rêverie silencieuse, mais elle marcha cependant avec son guide ; ils arrivèrent en vue de Briarmains.

« Avez-vous pris votre parti ? » demanda-t-il.

Elle garda le silence.

« Décidez-vous. Nous sommes juste sur les lieux. Je ne veux pas le voir, je vous le dis, excepté pour lui annoncer votre arrivée.

— Martin, vous êtes un singulier garçon, et ceci est une étrange démarche. Mais tout ce que j’éprouve est et a été depuis longtemps étrange. Je le verrai.

— Vous n’hésiterez ni ne vous rétracterez ?

— Non.

— Nous y voici donc. N’ayez pas peur en passant devant la fenêtre du parloir ; personne ne vous verra. Mon père et Mathieu sont à la fabrique, Marc est à l’école, les servantes sont à la cuisine, miss Moore est au cottage, ma mère est dans son lit, et mistress Horsfall en paradis. Voyez, je n’ai pas besoin de sonner : j’ouvre la porte ; le corridor est vide, l’escalier tranquille, et aussi la galerie ; la maison entière et ses habitants sont sous un enchantement que je ne romprai que lorsque vous serez partie.

— Martin, j’ai confiance en vous.

— Jamais vous n’avez dit une meilleure parole. Laissez-moi prendre votre châle ; j’en secouerai la neige et le ferai sécher. Vous avez froid et vous êtes mouillée, ne vous inquiétez pas de cela ; il y a du feu là-haut. Êtes-vous prête ?

— Oui.

— Suivez-moi. »

Il laissa ses souliers sur le paillasson, et monta l’escalier pieds nus ; Caroline se glissa auprès de lui d’un pas léger : il y avait une galerie, puis un passage ; au bout de ce passage, Martin s’arrêta devant une porte et frappa. Il fut obligé de frapper deux, et même trois fois ; une voix connue de l’une des deux personnes présentes dit à la fin :

« Entrez. »

Le jeune garçon entra lestement.

« Monsieur Moore, une lady est venue demander de vos nouvelles ; aucune des femmes n’était là ; c’est jour de lessive, et les servantes sont plongées dans l’eau de savon jusque par-dessus la tête dans la cuisine. Ainsi, je lui ai dit de monter ici.

— Ici, monsieur ?

— Oui, ici ; mais si vous vous y opposez, elle en sera quitte pour redescendre.

— Est-ce ici un endroit pour recevoir une dame, et suis-je moi-même en état de la recevoir, absurde garnement ?

— Non : ainsi, je vais l’emmener.

— Martin, vous allez rester ici. Qui est-elle ?

— Votre grand’mère de ce château sur le Scheldt dont parle miss Moore.

— Martin, dit un doux murmure derrière la porte, ne plaisantez pas.

— Est-elle là ? demanda Moore avec empressement : il avait saisi un son confus.

— Elle est là, près de s’évanouir ; elle se tient debout sur le paillasson, choquée de votre manque d’affection filiale.

— Martin, vous êtes quelque chose de malfaisant, qui tient du démon et du page. À qui ressemble-t-elle ?

— Plus à moi qu’à vous ; car elle est jeune et belle.

— Vous allez la faire avancer, entendez-vous ?

— Venez, miss Caroline.

— Miss Caroline ! » répéta Moore.

Et, lorsque miss Caroline entra, elle fut rencontrée au milieu de la chambre par un personnage grand, maigre et portant les traces de la maladie, qui lui prit les deux mains.

« Je vous donne un quart d’heure, dit Martin en se retirant, pas plus. Dites-vous ce que vous avez à vous dire pendant ce temps ; jusqu’à ce qu’il soit écoulé j’attends dans la galerie : personne ne pourra approcher ; je veillerai sur votre sûreté. Si vous persistiez à vouloir rester plus longtemps, je vous abandonnerais à votre sort. »

Il ferma la porte. Dans la galerie, il était aussi fier qu’un roi. Jamais il ne s’était trouvé engagé dans une aventure qui fût autant de son goût ; car jamais aventure ne lui avait donné autant d’importance, ou ne lui avait inspiré autant d’intérêt.

« Vous êtes enfin venue ! dit l’homme maigre en regardant sa visiteuse avec ses yeux caves.

— M’attendiez-vous auparavant ?

— Pendant un mois, près de deux mois, nous avons été bien près l’un de l’autre, et j’ai passé de longues heures de souffrances, de danger, de misère, Cary !

— Je ne pouvais venir.

— Ne pouviez-vous venir ? mais la rectorerie et Briarmains sont très-rapprochés ; il n’y a pas deux milles de distance. »

Il y avait de la peine, il y avait du plaisir, sur la figure de la jeune fille en entendant ces reproches ; il lui était doux, il lui était amer de se défendre.

« Quand je dis que je ne pouvais venir, je veux dire que je ne pouvais vous voir. Car je vins avec maman le jour même où nous apprîmes l’accident qui était arrivé. M. Mac Turk nous dit qu’il était impossible d’admettre aucun étranger.

— Mais depuis, chaque belle après-midi de ces semaines passées, j’ai attendu et j’ai écouté. Quelque chose là, Cary (appuyant sa main sur sa poitrine), me disait qu’il était impossible que vous m’eussiez oublié. Non que je mérite d’occuper vos pensées ; mais nous sommes de vieilles connaissances nous sommes cousins.

— Je vins de nouveau, Robert ; maman et moi vînmes de nouveau.

— Est-ce vrai ? Allons, j’aime à entendre cela : puisque vous êtes venue de nouveau, nous allons nous asseoir et causer de cela. »

Ils s’assirent, Caroline approcha sa chaise de la sienne. L’air était en ce moment obscurci par la neige ; un vent glacial la chassait avec fureur. Le couple n’entendit point le long sifflement du vent, et ne vit point le blanc fardeau qu’il poussait devant lui : chacun d’eux ne semblait s’apercevoir que d’une chose, de la présence de l’autre.

« Ainsi, maman et vous êtes venues une seconde fois ?

— Et mistress Yorke nous a traitées étrangement. Nous demandâmes à vous voir. « Non, dit-elle, pas dans ma maison. Je suis à présent responsable de sa vie ; elle ne sera pas compromise pour une demi-heure d’inutile bavardage. » Mais je ne dois pas vous rapporter tout ce qu’elle nous a dit ; c’était très-désagréable. Cependant, nous revînmes encore, maman, miss Keeldar et moi. Cette fois nous pensions devoir l’emporter, étant trois contre une, et ayant Shirley de notre côté. Mais mistress Yorke ouvrit une telle batterie… »

Moore sourit.

« Que dit-elle ?

— Des choses qui nous étonnèrent. Shirley se mit enfin à rire ; je pleurai ; maman était sérieusement contrariée : nous fûmes toutes trois expulsées du champ de bataille. Depuis ce temps, je me suis contentée de passer devant la maison une fois par jour, pour avoir la satisfaction de regarder à votre fenêtre, que je pouvais distinguer à cause des rideaux qui étaient tirés. Je n’osais réellement pas entrer.

— Je vous ai désirée, Caroline.

— Je ne savais pas cela ; je n’ai jamais songé un instant que vous pensiez à moi. Si j’avais seulement pu imaginer cette possibilité…

— Mistress Yorke vous eût encore mises à la porte.

— Oh ! que non ! j’aurais employé le stratagème, si la persuasion m’eût fait défaut ; je serais venue à la porte de la cuisine. Les servantes m’auraient laissé entrer, et je serais montée droit à l’étage supérieur. Dans le fait, c’était bien plus la crainte de l’intrusion, la crainte de vous-même, qui me retenaient, que la crainte de mistress Yorke.

— Seulement hier soir je désespérai de vous voir jamais. La faiblesse avait produit sur moi un terrible découragement.

— Et vous étiez seul ?

— Pis que seul !

— Mais vous devez aller mieux, puisque vous pouvez quitter votre lit ?

— Je ne sais si je vivrai ; je ne vois rien de possible, après un tel épuisement, que le dépérissement.

— Vous retournerez à Hollow.

— La tristesse m’y accompagnerait, rien de gai ne m’approche.

— Je veux changer cela ; il faut que cela soit changé, fallût-il lutter pour cela contre dix mistress Yorke.

— Cary, vous me faites sourire.

— Souriez, souriez encore. Faut-il vous dire ce que j’aimerais ?

— Dites-moi tout, seulement continuez de causer ; je suis comme Saül : faute de musique, je périrais.

— J’aimerais à vous voir transporté à la rectorerie et confié à mes soins et à ceux de maman.

— Précieux cadeau ! Je n’ai pas ri une seule fois depuis qu’ils m’ont voulu assassiner.

— Souffrez-vous, Robert ?

— Pas beaucoup maintenant ; mais je suis ordinairement faible, et mon esprit est singulièrement sombre, vide et impuissant. Ne lisez-vous pas tout cela sur mon visage ? je ressemble à un vrai fantôme.

— Vous êtes changé, oui ; et cependant je vous eusse reconnu partout. Mais je comprends vos sentiments : j’ai éprouvé quelque chose de pareil. Depuis que nous ne nous sommes vus, moi aussi j’ai été très-malade.

— Très-malade ?

— Je croyais que j’allais mourir. L’histoire de ma vie me semblait achevée. Chaque nuit, juste à l’heure de minuit, j’avais coutume de m’éveiller après de terribles rêves, et le livre était là, ouvert devant moi, à la page où se trouvait écrit le mot : fin. J’avais d’étranges pensées.

— Vous parlez d’après ma propre expérience.

— Je croyais que je ne vous reverrais plus ; et j’étais devenue si maigre ! aussi maigre que vous êtes en ce moment. Je ne pouvais rien faire pour moi-même, ni me lever, ni me coucher, et je ne pouvais manger ; cependant, vous voyez que je suis mieux.

— Consolatrice triste et douce ! Je suis trop faible pour exprimer ce que je sens ; mais, pendant que vous parlez, je sens là quelque chose.

— Je suis ici, à votre côté, où je pensais ne me retrouver jamais : ici je vous parle, je vous vois m’écouter avec plaisir, me regarder avec bienveillance. Est-ce que je comptais sur cela ? je désespérais. »

Moore poussa un soupir, un soupir profond, presque un gémissement ; il couvrit ses yeux de sa main.

« Puissé-je être épargné, pour faire quelque expiation ! »

Telle était sa prière.

« Et pourquoi ?

— Nous ne toucherons pas à ce sujet maintenant, Cary ; faible comme je le suis, je n’ai pas le pouvoir d’aborder une telle question. Mistress Pryor était-elle avec vous pendant votre maladie ?

— Oui (Caroline sourit joyeusement) ; vous savez qu’elle est ma mère ?

— Je l’ai appris ; Hortense me l’a dit : mais je veux aussi apprendre cette histoire de votre bouche. Ajoute-t-elle à votre bonheur ?

— Quoi ! maman ? Elle m’est chère ; je ne puis dire combien elle m’est chère. J’étais toujours abattue, elle m’a soutenue.

— Je mérite d’apprendre cela en un moment où je puis à peine porter ma main à ma tête. Je le mérite.

— Ce n’est pas un reproche contre vous.

— Ce sont des charbons ardents amoncelés sur ma tête ; il en est de même de chaque mot que vous m’adressez, de chaque regard qui illumine votre doux visage. Approchez-vous encore plus près, Lina, et donnez-moi votre main, si mes doigts maigres ne vous font pas peur. »

Elle prit ses doigts décharnés dans ses deux petites mains ; elle baissa la tête et les effleura de ses lèvres. Moore était très-ému ; une ou deux grosses larmes coulaient sur ses joues creuses.

« Je veux garder ces choses-là dans mon cœur, Cary : je veux mettre à part ce baiser, et vous en entendrez parler quelque jour.

— Sortez ! s’écria Martin ouvrant la porte. Venez vite, vous avez eu vingt minutes au lieu d’un quart d’heure.

— Elle ne va pas encore partir, petit drôle.

— Je n’ose rester plus longtemps, Robert.

— Pouvez-vous promettre de revenir ?

— Non, elle ne le peut pas, répondit Martin. La chose ne doit pas dégénérer en habitude ; je ne peux pas me donner cette peine-là. C’est fort bien pour une fois, mais je ne veux pas que cela se répète.

— Vous ne voulez pas que cela se répète !

— Chut ! ne le vexez pas, nous n’aurions pu nous voir aujourd’hui sans lui : mais je reviendrai, si c’est votre désir que je revienne.

— C’est mon désir, mon seul désir, presque le seul désir que je puisse éprouver.

— Venez à l’instant ; ma mère a toussé, elle s’est levée et vient de poser ses pieds sur le parquet. Qu’elle vous surprenne seulement sur l’escalier, miss Caroline ! vous n’avez pas le temps de lui dire au revoir (s’avançant entre elle et Moore) ; il faut marcher.

— Mon châle, Martin.

— Je l’ai. Je vous le mettrai lorsque vous serez dans le vestibule. »

Il les força de se séparer. Il ne voulut permettre d’autres adieux que ceux des regards : il porta à moitié Caroline en bas de l’escalier. Dans le vestibule, il l’enveloppa de son châle, et si le pas de sa mère, qui se faisait entendre dans la galerie, et un sentiment de timidité, la noble et naturelle impulsion de son jeune cœur, ne l’eussent retenu en arrière, il eût réclamé sa récompense, il eût dit : « Maintenant, miss Caroline, pour, tout cela, donnez-moi un baiser. » Mais avant que les paroles fussent tombées de ses lèvres, elle était sur la route, plutôt effleurant que traversant la neige.

« Elle est ma débitrice, et je serai payé, » dit-il.

Il se flattait que c’était l’occasion, non l’audace, qui lui avait manqué. Il se jugeait mal, et s’estimait un peu moins qu’il ne valait.




CHAPITRE IX.

Cas de persécution domestique. — Remarquable exemple de pieuse persévérance dans l’accomplissement de devoirs religieux.


Martin avait bu à la coupe de l’excitation, y voulait tremper ses lèvres une seconde fois ; ayant senti la dignité du pouvoir, il lui répugnait de le quitter. Miss Helstone, cette fille qu’il avait toujours appelée laide, et dont le visage était maintenant perpétuellement devant ses yeux, le jour et la nuit, dans l’obscurité et à la clarté du soleil, s’était trouvée une fois dans sa sphère ; la pensée que cette visite ne se renouvellerait plus l’agitait.

Quoiqu’il ne fût qu’un écolier, ce n’était point un écolier ordinaire : il était destiné à devenir un original. Quelques années plus tard, il prit grand’peine à se parer et à se polir sur le patron du reste du monde, mais il n’y réussit jamais ; une empreinte unique le marqua toujours. Le voilà assis à son pupitre dans l’école de grammaire, cherchant dans son esprit le moyen d’ajouter un second chapitre à son roman commencé : il ne savait pas encore combien de vies de roman commencées sont condamnées à ne pas aller plus loin que le premier, ou au plus le second chapitre. Il passa son demi-congé du samedi dans le bois, en compagnie de son livre de légendes féeriques, et de cet autre livre non écrit de son imagination.

Martin avait une irréligieuse répugnance à voir arriver le dimanche. Son père et sa mère, tout en niant avoir rien de commun avec l’église établie, ne manquaient jamais, le saint jour venu, de remplir leur large banc dans l’église de Briarfield, avec toute leur jeune et florissante famille. En théorie, M. Yorke plaçait toutes les sectes et toutes les églises sur le même niveau ; mistress Yorke accordait la palme aux Moraves et aux Quakers, à cause de la couronne d’humilité que portaient ces dignes personnages. Ni l’un ni l’autre, cependant, ne mettaient jamais le pied dans un conventicule.

Martin, dis-je, détestait le dimanche, parce que le service du matin était long, et le sermon assez généralement peu de son goût : ce samedi après-midi, cependant, ses sylvestres méditations lui découvrirent un nouveau charme dans le jour qui allait suivre.

Ce fut un jour de neige abondante, si abondante que mistress Yorke, pendant le déjeuner, annonça sa conviction que les enfants, à la fois garçons et filles, feraient mieux de rester à la maison ; et sa décision qu’au lieu d’aller à l’église, ils resteraient pendant deux heures en silence dans le parloir du fond, tandis que Rose et Martin, liraient alternativement une suite de sermons, des sermons de John Wesley. John Wesley, étant un réformateur et un agitateur, avait à la fois place dans la faveur de mistress Yorke et dans celle de son époux.

« Rose fera bien ce qu’il lui plaira, dit Martin, sans détacher ses yeux du livre dans lequel, selon sa coutume alors et par la suite, il étudiait en digérant son pain et son lait.

— Rose fera ce qu’on lui commandera, et Martin aussi, dit la mère.

— Je veux aller à l’église. »

Ainsi répondit ce fils, avec l’ineffable quiétude d’un vrai Yorke, qui sait ce qu’il veut et connaît les moyens de faire sa volonté, et qui, mis au pied du mur et ne pouvant reculer, se ferait tuer plutôt que de capituler.

— Il ne fait pas un temps à sortir, » dit le père.

Pas de réponse : le jeune homme lisait sérieusement ; il brisait lentement son pain et buvait son lait.

« Martin n’aime pas aller à l’église, mais il aime moins encore obéir, dit mistress Yorke.

— Je suppose alors, dit Martin, que je suis influencé par pure perversité ?

— Oui, certainement.

— Ma mère, vous êtes dans l’erreur.

— Par quoi êtes-vous donc influencé ?

— Par une complication de motifs qu’il me serait aussi impossible de vous expliquer, que de retourner mon être à l’envers pour vous faire voir l’intérieur de ma machine humaine.

— Écoutez Martin, écoutez-le ! s’écria M. Yorke. Il faut que je fasse suivre à ce garçon-là la carrière du barreau ; la nature l’a destiné à vivre avec sa langue. Hesther, votre troisième fils, sera certainement un avocat : il a toutes les qualités de la profession, un orgueil cuirassé, et des mots, des mots, des mots !

— Un peu de pain, Rose, s’il vous plaît, » demanda Martin, avec une sérénité, une gravité, un flegme imperturbable.

Le jeune garçon avait naturellement une voix douce et plaintive, qui dans ses moments d’humeur atteignait à peine au murmure d’une femme ! plus son humeur était inflexible et entêtée, plus douce et plus triste était sa voix. Il agita la sonnette et demanda doucement ses souliers.

« Mais, Martin, fit observer son père, il y a de la neige tout le long de la route ; un homme pourrait à peine se frayer un chemin au travers. Cependant, mon garçon, continua-t-il, voyant que Martin se levait au moment où la cloche de l’église commençait à sonner, ceci est un cas dans lequel je ne voudrais en aucune façon empêcher un obstiné garçon de faire sa volonté. Allez à l’église comme vous pourrez. Il fait un vent affreux, le verglas est glissant et la neige abondante sous les pieds. Allez donc, puisque vous préférez cela à un bon feu. »

Martin prit tranquillement son manteau et son bonnet et sortit avec résolution.

« Mon père a plus de sens que ma mère, dit-il. Combien les femmes en ont peu ! elles enfoncent leurs ongles dans la chair, pensant qu’elles frappent sur une pierre insensible. »

Il arriva de bonne heure à l’église.

Maintenant, si le temps l’effraye (et c’est une véritable tempête de décembre), ou si cette mistress Pryor s’oppose à ce qu’elle sorte, et que je ne puisse la voir, cela me vexera beaucoup. Mais tempête ou tourbillon, grêle ou glace, elle doit venir ; et, si elle a une âme digne de ses yeux et de ses traits, elle viendra. Elle se trouvera ici dans l’espoir de me voir, comme je m’y trouve moi-même dans l’espoir de l’y rencontrer : elle aura besoin d’entendre un mot touchant son maudit amoureux, comme j’ai besoin de respirer de nouveau le parfum de ce que je crois être l’essence de la vie. L’aventure est à la stagnation ce que le Champagne est à la bière éventée.

Il regarda autour de lui. L’église était froide, silencieuse et vide ; il n’y avait encore qu’une seule femme. Comme le carillon cessait, et qu’une seule cloche continuait à tinter lentement, quelques vieilles paroissiennes entrèrent l’une après l’autre, et allèrent prendre place sur les siéges communs. Ce sont toujours les plus faibles, les plus vieux et les plus pauvres, qui bravent le temps le plus mauvais, pour prouver leur fidélité et leur attachement à leur chère vieille mère l’Église ; ce matin-là aucune famille riche ne vint, aucune voiture ne parut, tous les bancs garnis d’étoffe et de coussins demeurèrent vides ; sur les bancs de chêne nus se tenaient seuls rangés les vieillards pauvres et faibles.

Je la mépriserai, si elle ne vient pas, se murmurait Martin à voix basse et avec irritation. Le large chapeau du recteur avait passé le porche : M. Helstone et son clerc étaient dans la sacristie. Les cloches firent silence, le pupitre fut rempli, les portes furent fermées, et le service commença : le banc de la rectorerie était demeuré vide, elle n’était pas là. Martin la méprisait.

« Indigne créature ! créature éventée et vulgaire ! elle est comme toutes les autres filles, faible, égoïste et frivole ! »

Telle était la liturgie de Martin.

« Elle ne ressemble pas à la femme de notre tableau ; ses yeux ne sont ni grands ni expressifs ; son nez n’est pas droit, délicat, grec ; sa bouche n’a pas ce charme que je lui croyais, et qui, je m’imaginais, eût pu dissiper la tristesse de mes moments de plus mauvaise humeur. Qu’est-elle donc ? une poupée, un joujou, une fille, enfin ! »

Le jeune cynique était si absorbé, qu’il oublia de se relever au moment convenable, et qu’il était encore à genoux dans une exemplaire attitude de dévotion lorsque, les litanies finies, la première hymne fut commencée. La pensée d’être ainsi aperçu ne contribua pas à le radoucir : il se leva en rougissant, car il était aussi sensible au ridicule qu’une jeune fille. Pour empirer encore les choses, la porte de l’église se rouvrit et les ailes commencèrent à se remplir. Une centaine de petits pieds firent résonner le pavé du temple. C’étaient les écoliers du dimanche. Selon la coutume suivie à Briarfield pendant l’hiver, ces enfants étaient tenus dans un endroit où il y avait un poêle chaud, et on ne les conduisait à l’église qu’avant la communion et le sermon.

Les petits furent d’abord placés, et enfin, quand les plus jeunes garçons et les plus jeunes filles furent tous rangés, quand l’orgue fit entendre ses notes sonores, quand le chœur et la congrégation se levèrent pour entonner un cantique, une classe de jeunes femmes entra tranquillement, fermant la procession. Leur maîtresse, après qu’elles se furent assises, passa dans le banc de la rectorerie. Le manteau gris à la française et le petit chapeau de castor étaient connus de Martin : c’était ce même costume que ses yeux brûlaient de rencontrer. Miss Helstone n’avait pas souffert que l’orage lui fût un empêchement ; après tout, elle était venue à l’église. Martin murmura probablement sa satisfaction à son livre d’heures ; du moins, il le tint collé sur son visage pendant deux minutes.

Satisfait ou non, il eut le temps de s’irriter violemment contre elle avant que le sermon ne fût fini : elle ne tourna pas les yeux de son côté, ou il n’eut pas une seule fois la chance de rencontrer son regard.

« Si elle ne fait aucune attention à moi, se disait-il, si elle fait voir que je n’occupe pas sa pensée, j’aurai d’elle une plus mauvaise opinion que jamais. Ce serait honteux à elle d’être venue pour ces écolières du dimanche à face de brebis, et non à cause de moi ou de ce grand squelette de Moore. »

Le sermon eut une fin ; la bénédiction fut prononcée, la congrégation se dispersa ; elle ne s’était pas rapprochée de lui.

Cette fois, quand Martin mit son visage dehors, il trouva que le froid était mordant et le vent de l’est glacial.

Son plus court chemin était à travers les champs : il était dangereux, parce qu’il n’y avait pas de passage tracé ; il n’y fit pas attention, et il le prit. Vers la seconde barrière s’élevait un bouquet d’arbres : est-ce que c’était un parapluie qui attendait là ? Oui ; un parapluie maintenu difficilement contre le vent ; derrière ce parapluie voltigeait un manteau gris à la française. Martin grinçait les dents en s’efforçant de gravir la montée encombrée par la neige, et aussi difficile à escalader que les pentes des régions supérieures de l’Etna. Sa figure avait une expression indéfinissable quand, ayant atteint la barrière, il s’assit dessus froidement, et ouvrit ainsi une conférence que, pour sa part, il n’eût pas été fâché de prolonger indéfiniment :

« Vous devriez faire un marché : me changer contre mistress Pryor…

— Je n’étais pas sûre que vous prendriez ce chemin, Martin ; mais j’ai cru devoir courir la chance. Il est impossible de se dire tranquillement un mot dans l’église ou dans le cimetière.

— Consentez-vous ? voulez-vous céder mistress Pryor à sa mère, et me mettre dans les jupes de cette dame ?

— Comme si je pouvais vous comprendre ! Qu’est-ce qui vous a mis mistress Pryor dans la tête ?

— Vous l’appelez maman, n’est-ce pas ?

— C’est maman.

— Ce n’est pas possible, ou c’est une maman si inutile ou si négligente, que je vaudrais cinq fois mieux qu’elle. Vous pouvez rire ; je n’ai aucune objection à vous voir rire : vos dents, j’abhorre les vilaines dents, vos dents sont aussi jolies que les perles d’un collier, d’un collier dont toutes les perles seraient belles, égales et bien assorties, encore.

— Martin, qu’est-ce que cela veut dire ? Je croyais que les Yorke ne faisaient jamais de compliments.

— Ils n’en ont pas fait jusqu’à la présente génération ; mais je me sens la vocation de créer une autre espèce de Yorke. Je commence à être fatigué de mes propres ancêtres : nous avons des traditions qui remontent à quatre siècles, des histoires d’Hiram, qui était le fils d’Hiram, qui était le fils de Samuel, qui était le fils de John, qui était le fils de Jérubabel. Tous, depuis Jérubabel jusqu’au dernier Hiram, ont été ce que vous voyez mon père. Avant celui-là il y eut un Godefroy : nous avons son portrait ; il est dans la chambre de Moore : il me ressemble. Je ne sais rien de son caractère ; mais je suis sûr qu’il était différent de celui de ses descendants : il a de longs cheveux noirs bouclés ; il est soigneusement et cavalièrement vêtu. Ayant dit qu’il me ressemble, je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il est beau.

— Vous n’êtes pas beau, Martin.

— Non ; mais attendez un peu ; laissez-moi le temps : j’entends dès ce jour commencer à me cultiver, à me polir, et vous verrez.

— Vous êtes un étrange et fort extraordinaire garçon, Martin ; mais ne vous imaginez pas jamais devenir beau ; vous ne le pouvez.

— Je veux essayer. Mais nous parlions de mistress Pryor ; elle doit être la mère la plus dénaturée qui soit au monde, de laisser froidement sortir sa fille par un temps pareil. La mienne était dans une telle rage parce que je voulais aller à l’église, qu’elle eût été capable de me jeter le balai de la cuisine après les talons.

— Maman était fort en peine et ne voulait pas me laisser sortir ; mais je crains de m’être montrée obstinée. Je voulais sortir.

— Pour me voir ?

— Précisément : je ne pensais à rien autre chose. Je craignais beaucoup que la neige ne vous empêchât de venir. Vous ne sauriez croire combien j’ai eu de plaisir à vous voir à l’église.

— Je suis venu pour remplir mes devoirs, et donner à la paroisse un bon exemple. Ainsi, vous avez été obstinée, dites-vous ? J’aurais aimé à vous voir dans ce moment-là. Si vous m’apparteniez, je vous disciplinerais bien. Laissez-moi prendre le parapluie.

— Je ne puis rester plus de deux minutes : notre dîner va être prêt.

— Et le nôtre aussi ; et nous avons toujours un dîner chaud le dimanche. Aujourd’hui une oie rôtie avec un pâté aux pommes et un pouding au riz. Je m’arrange toujours de façon à connaître la carte : j’aime beaucoup ces choses ; eh bien ! j’en ferai le sacrifice, si vous le voulez.

— Nous avons un dîner froid ; mon oncle ne permet le jour du sabbat aucune cuisine qui ne soit absolument indispensable. Mais il faut que je m’en retourne : la maison serait en révolution, si je ne paraissais pas.

— Il en sera de même à Briarmains, bien sûr ! il me semble entendre mon père envoyer le contre-maître et cinq des teinturiers pour chercher, dans six directions différentes, le corps de son enfant prodigue dans la neige, et ma mère se repentir de ses nombreux torts envers moi, maintenant qu’elle me croit perdu.

— Martin, comment se trouve M. Moore ?

— Voilà pourquoi vous êtes venue, juste pour me dire ce mot.

— Allons, dites-moi vite…

— Que le diable l’étrangle ! Il n’est pas plus mal ; mais aussi malmené que de coutume, tenu en cage, et dans le plus complet isolement. Ils veulent en faire un idiot ou un maniaque. Horsfall le fait mourir de faim : vous avez vu comme il était maigre.

— Vous avez été très-bon l’autre jour, Martin.

— Quel jour ? je suis toujours bon, un modèle de bonté.

— Quand serez-vous de nouveau aussi bon ?

— Je vois où vous voulez en venir. Mais vous ne m’enjôlerez pas : je ne suis pas une patte de chat.

— Mais il faut que cela soit : c’est une chose tout à fait juste, tout à fait nécessaire.

— Comme vous y allez ! souvenez-vous que j’arrangeai la chose l’autre jour de mon propre et libre arbitre.

— Et vous agirez de même encore.

— Je ne veux pas : l’affaire m’a donné beaucoup trop d’ennuis ; j’aime mes aises.

— M. Moore désire me voir, Martin ; et moi je désire aussi le voir.

— Je le crois, dit Martin froidement.

— C’est très-mal à votre mère d’exclure ainsi les amis de Moore.

— Dites-lui cela.

— Ses propres parents.

— Venez, et faites-lui des reproches.

— Vous savez que cela n’avancerait à rien. Eh bien, je m’attacherai à mon idée. Je veux le voir. Si vous ne voulez pas me prêter votre concours, je m’en passerai.

— Faites : il n’y a rien de tel que de ne compter que sur soi, de ne dépendre que de soi.

— Je n’ai pas le temps de raisonner plus longtemps avec vous maintenant ; mais je vous trouve agaçant. Bonjour. »

Et elle s’en alla, le parapluie fermé, car elle n’eût pu le tenir contre le vent.

« Elle n’est pas éventée, elle n’est pas frivole, se dit Martin. Je la surveillerai : il me tarde de savoir comme elle s’y prendra pour se passer de mon aide. La tempête ne serait pas de neige, mais de feu, semblable à celle qui tomba sur les villes maudites, qu’elle se précipiterait au travers pour se procurer cinq minutes de la conversation de ce Moore. Maintenant, il me semble que j’ai eu une agréable matinée : les désappointements sont allés leur train ; les craintes et les accès de colère ont seulement rendu ce court entretien plus agréable lorsqu’il est enfin venu. Elle croyait tout d’abord m’enjôler, elle n’y arrivera pas du premier effort : il faudra qu’elle y revienne de nouveau, et encore, et encore. J’aurais du plaisir à la faire mettre en colère, à la faire pleurer : j’ai besoin de savoir jusqu’où elle ira, ce qu’elle fera et osera pour satisfaire son désir. Il me semble étrange et nouveau de trouver une créature humaine penser autant à une autre créature qu’elle pense à Moore. Mais il est temps de retourner à la maison : mon appétit marque l’heure : je veux prendre ma part de l’oie, et nous verrons lequel, de Mathieu ou de moi, aura aujourd’hui la plus grosse part du pouding. »




CHAPITRE X.

Dans lequel les choses font quelque progrès, mais pas beaucoup.


Martin avait toujours été ingénieux : il avait imaginé pour son amusement privé un plan fort adroit ; mais de plus vieux et de plus sages rêveurs que lui sont souvent condamnés à voir leurs projets les mieux ourdis réduits au néant par un coup de balai de la Fatalité, cette cruelle femme de ménage dont personne ne peut gouverner le bras rouge. Dans la circonstance présente, le balai était fait des rudes fibres et de la résolution opiniâtre de Moore, et lié fortement avec sa volonté. Il reprenait de jour en jour ses forces, et tenait étrangement tête à miss Horsfall. Chaque matin il frappait cette matrone d’un nouvel étonnement. D’abord il la déchargea de ses fonctions de valet de chambre : il voulait s’habiller lui-même ; puis il refusa le café qu’elle lui apportait : il voulait déjeuner avec la famille ; puis enfin il lui défendit l’entrée de sa chambre. Le même jour, au milieu des cris de toutes les femmes de l’endroit, il sortit de la maison. Le matin suivant, il suivit M. Yorke à son comptoir, et lui demanda d’envoyer chercher une voiture à l’auberge de la Maison rouge. Il était résolu, dit-il, de retourner à Hollow dans l’après-midi même. M. Yorke, au lieu de s’y opposer, l’aida et l’encouragea : on envoya chercher la voiture, quoique mistress Yorke eût déclaré à Moore que cette imprudence était sa mort ; la chaise arriva. Moore, peu disposé à parler, laissa à sa bourse le soin de remplir les devoirs de sa langue ; il exprima sa gratitude aux domestiques et à mistress Horsfall avec le son de son argent. Cette dernière approuva et comprit parfaitement ce langage : il rachetait toutes les opiniâtretés passées. Elle et son patient se séparèrent les meilleurs amis du monde.

La cuisine visitée et apaisée, Moore se rendit au parloir : il avait à calmer mistress Yorke, tâche moins facile que celle d’apaiser les servantes. Elle avait l’air fort sombre : ses pensées étaient absorbées par les plus tristes réflexions sur la profondeur de l’ingratitude de l’homme. Il s’approcha et se pencha sur elle ; elle fut bien obligée de lever les yeux, n’eût-ce été que pour lui dire de se retirer. Il y avait encore de la beauté dans les traits pâles et ravagés du malade ; il y avait de la chaleur et une sorte de douceur, car il souriait, dans ses yeux caves.

« Au revoir ! » dit-il ; et, en parlant, un sourire d’attendrissement brilla sur son visage.

Il n’avait plus sur ses sensations son autorité de fer ; dans son état de faiblesse, il ne pouvait cacher une légère émotion.

« Et pourquoi allez-vous déjà nous quitter ? lui demanda-t-elle ; nous vous garderons, et nous ferons tout ce qu’il est possible de faire pour vous, si vous voulez seulement demeurer jusqu’à ce que vous soyez plus fort.

— Au revoir ! » répéta-t-il ; et il ajouta : « Vous avez été pour moi une mère : donnez un embrassement à votre fils obstiné. »

Comme un étranger qu’il était, il lui offrit d’abord une joue, puis l’autre : elle l’embrassa.

« Quel trouble, quel fardeau j’ai été pour vous ! murmura-t-il.

— C’est maintenant que vous me faites le plus de peine, entêté jeune homme. Je me demande qui va vous soigner au cottage de Hollow : votre sœur Hortense ne s’entend pas plus à ces sortes de choses qu’un enfant.

— Dieu merci ! les soins pour me conserver la vie ne m’ont pas manqué. »

En ce moment, les petites filles arrivèrent, Jessie pleurant, Rose calme, mais grave. Moore les prit dans le vestibule pour les apaiser, les caresser et les embrasser. Il savait qu’il n’était pas dans la nature de leur mère de supporter la vue des caresses qui n’étaient point pour elle. Elle eût été contrariée de le voir même caresser un petit chat en sa présence.

Les garçons étaient autour de la voiture lorsque Moore y monta ; mais pour eux il n’eut point d’adieux. Il dit seulement à M. Yorke :

« Vous voilà heureusement débarrassé de moi. Ce coup de fusil a été malheureux pour vous, Yorke ; il a changé Briarmains en un hôpital. Venez me voir bientôt au cottage. »

Il releva la glace ; la voiture roula en avant. Au bout d’une demi-heure, il descendait au guichet de son jardin. Après avoir payé le conducteur et renvoyé la voiture, il s’appuya un instant sur ce guichet, à la fois pour se reposer et réfléchir.

« Il y a six mois, je sortis par cette porte, dit-il, fier, irrité, découragé ; je reviens plus triste et plus sage ; assez faible, mais non brisé. Un autre monde s’est fait pour moi, un monde froid et gris, calme cependant, et dans lequel, si je n’ai que peu d’espérance, je n’ai du moins pas de craintes. Toutes mes serviles terreurs d’embarras futurs m’ont abandonné : que le pire arrive, et je puis travailler, comme Joe Scott, pour gagner honorablement ma vie ; dans un tel sort je vois de la peine, mais point de dégradation. Autrefois, à mes yeux, la ruine pécuniaire équivalait au déshonneur. Il n’en est pas de même aujourd’hui : je connais la différence. La ruine est un mal, mais un mal auquel je suis préparé ; je sais le jour où elle viendra, j’ai calculé. Je puis encore la retarder de six mois, pas une heure de plus. Si pendant ce temps les choses changent, ce qui n’est pas probable ; si les liens qui garrottent notre commerce, et qui semblent en ce moment indissolubles, venaient à se relâcher (de toutes choses la moins probable), je pourrais être victorieux dans cette longue lutte ; je pourrais, grand Dieu ! que ne pourrais-je pas ?… Mais cette pensée est de la folie : voyons les choses d’œil sain. La ruine abattra sa hache sur les racines de ma fortune. J’en saisirai un rameau, je traverserai la mer et irai le planter dans les forêts de l’Amérique. Louis viendra avec moi. Ne viendra-t-il que Louis ? Je ne puis le dire ; je n’ai pas le droit de le demander. »

Il entra dans la maison.

C’était le soir ; le crépuscule n’avait pas encore fait place à nuit : un crépuscule sans étoiles et sans lune ; car, bien qu’il fît une gelée sèche, le ciel portait un masque de nuages congelés et denses. L’écluse du moulin était aussi gelée : Hollow était fort tranquille ; à l’intérieur, il faisait déjà nuit. Sarah avait allumé un bon feu dans le parloir, elle préparait le thé dans la cuisine.

« Hortense, dit Moore, pendant que sœur s’empressait de le débarrasser de son manteau, je suis heureux de rentrer à la maison. »

Hortense ne sentit point la singulière nouveauté de cette expression de son frère, qui n’avait jamais appelé le cottage sa maison, et auquel ses étroites limites avaient toujours paru plutôt restrictives que protectrices : cependant tout ce qui contribuait au bonheur de son frère lui faisait plaisir, et elle s’exprima en conséquence.

Il s’assit, mais se releva bientôt : il alla à la fenêtre, puis il revint auprès du feu.

« Hortense !

— Mon frère ?

— Ce petit parloir paraît très-propre et très-agréable ; il est plus brillant que d’habitude.

— C’est vrai, mon frère : j’ai fait nettoyer scrupuleusement toute la maison pendant votre absence.

— Ma sœur, je pense que, le premier jour de ma rentrée à la maison, nous devrions avoir un ami ou deux pour prendre le thé, ne fût-ce que pour leur faire voir combien vous avez rendu gai et propre ce petit endroit.

— Vous avez raison, mon frère ; s’il n’était pas si tard, je pourrais envoyer chercher miss Mann.

— Oui ; mais il est réellement trop tard pour déranger cette bonne lady, et la soirée est beaucoup trop froide pour qu’elle sorte.

— Comme vous êtes pensif, Gérard ! Nous devons remettre cela à un autre jour.

— J’ai besoin de quelqu’un aujourd’hui, chère sœur ; quelque paisible convive, qui ne nous fatigue ni l’un ni l’autre.

— Miss Ainley ?

— Une excellente personne, dit-on ; mais elle demeure un peu trop loin. Dites à Harry Scott d’aller à la rectorerie, porter de votre part à Caroline Helstone une invitation de venir passer la soirée avec vous.

— Ne serait-il pas mieux de remettre cela à demain, cher frère ?

— J’aimerais qu’elle vît le cottage tel qu’il est maintenant ; sa brillante et parfaite propreté vous fait tant d’honneur !

— Cela pourrait lui servir d’exemple.

— Cela peut et doit lui en servir. Il faut qu’elle vienne. »

Il alla à la cuisine.

« Sarah, retardez le thé d’une heure, » dit-il. Puis il la chargea de dépêcher Harry à la rectorerie, lui donnant une note écrite à la hâte par lui-même, et adressée à miss Helstone.

À peine Sarah avait-elle eu le temps de s’impatienter dans la crainte que son thé préparé ne valût rien, que le messager revint, et avec lui le convive invité.

Elle entra par la cuisine, monta tranquillement l’escalier de Sarah pour ôter son chapeau et ses fourrures, et redescendit aussi tranquillement, avec ses belles boucles délicatement lissées, son gracieux vêtement de mérinos, son joli col, et son gai petit sac à ouvrage à la main. Elle s’arrêta pour échanger quelques mots bienveillants avec Sarah, pour regarder le nouveau petit chat qui se chauffait devant le foyer, et pour parler au canari que la soudaine flamme du feu avait éveillé sur son perchoir ; puis elle entra dans le parloir.

L’aimable salut, l’amical accueil, furent échangés avec la tranquillité qui convient à la rencontre entre cousins ; une sensation de plaisir, subtile et calme comme un parfum, se répandit dans la chambre ; la lampe qui venait d’être allumée brillait d’une vive clarté. Sarah apporta le thé.

« Je suis heureux d’être revenu à la maison, » répéta Moore.

Ils se réunirent autour de la table ; Hortense fit principalement les frais de la conversation. Elle congratula Caroline sur l’évidente amélioration de sa santé ; elle fit la remarque que les couleurs et la rondeur de ses joues revenaient. C’était vrai. Il y avait un changement visible en miss Helstone ; tout chez elle semblait élastique ; l’abattement, la crainte, l’air désespéré, avaient disparu. Elle n’était plus accablée, triste, languissante ; elle ressemblait à quelqu’un qui a goûté au cordial de la paix du cœur, et s’est élevé sur les ailes de l’espérance.

Après le thé, Hortense monta au premier étage ; elle n’avait pas fouillé ses tiroirs depuis un mois, et l’envie d’exécuter cette opération était devenue irrésistible. Pendant son absence, la parole passa à Caroline. L’agréable facilité et l’élégance de son langage donnèrent un nouveau charme à des sujets familiers : une nouvelle musique dans cette voix toujours douce surprit et captiva son auditeur. Des ombres et des éclairs d’expression inaccoutumés donnaient à sa jeune physionomie un caractère élevé et plein d’animation.

« Caroline, vous avez l’air d’une personne qui aurait entendu de bons présages, dit Moore après l’avoir avidement regardée pendant quelques minutes.

— Est-ce vrai ?

— Je vous ai envoyé chercher ce soir pour me réjouir ; mais vous me réjouissez plus que je ne l’avais pensé.

— Je suis heureuse de cela. Est-ce que réellement je vous réjouis ?

— Vous êtes étincelante ; vos mouvements sont pleins de légèreté ; votre voix est harmonieuse.

— Il est agréable de se retrouver ici.

— Il est agréable vraiment : je l’éprouve comme vous. Il est agréable aussi de voir la santé sur vos joues et l’espérance dans vos yeux, Cary : mais quelle est cette espérance, et quelle est la source de cette joie qui brille sur votre visage ?

— D’abord, une première chose : je suis heureuse en maman. Je l’aime tant, et elle m’aime. Elle m’a soigné longtemps et tendrement ; maintenant que ses soins m’ont guérie, je puis m’occuper d’elle, et je suis sa femme de chambre aussi bien que son enfant. Je l’aime et vous ririez si vous saviez le plaisir que j’ai à lui faire des robes et à coudre pour elle. Elle paraît si gentille maintenant, Robert ! je ne veux plus qu’elle se mette à la vieille mode. Et puis elle est charmante dans la conversation : pleine de sagesse, mûre de jugement, riche d’instruction, les trésors que ses facultés ont péniblement amassés sont inépuisables. Chaque jour que je passe avec elle, je l’estime davantage et je la chéris plus tendrement.

— Cette façon dont vous parlez de votre maman, Cary, suffirait pour rendre quelqu’un jaloux de la vieille lady.

— Elle n’est pas vieille, Robert.

— De la jeune lady, alors.

— Elle ne prétend pas être jeune.

— Eh bien, de la matrone ; mais vous avez dit que l’affection de maman était une chose qui vous rendait heureuse ; voyons maintenant l’autre chose.

— Je suis heureuse de vous voir guéri.

— Puis encore ?

— Je suis heureuse que nous soyons amis.

— Vous et moi ?

— Oui, une fois j’ai pensé que nous ne le serions jamais.

— Cary, je veux vous dire quelque jour une chose qui n’est pas à mon avantage, et conséquemment ne vous fera pas plaisir.

— Ah ! ne la dites pas ! je ne pourrais supporter d’être obligée de penser mal de vous.

— Et moi je ne puis supporter que vous pensiez de moi mieux que je ne le mérite.

— Bien ; mais je sais à moitié votre « chose ; » et vraiment, je crois que je la sais tout entière.

— Vous ne la savez pas.

— Je crois la savoir.

— Quelle personne concerne-t-elle avec moi ? »

Elle rougit, elle hésita, elle garda le silence.

« Parlez, Cary ! qui concerne-t-elle ? »

Elle essaya de prononcer un nom, elle ne le put.

« Dites-le-moi : il n’y a ici que nous deux ; soyez franche.

— Mais si j’ai mal deviné !

— Je pardonnerai ; dites-le-moi à voix basse, Cary. »

Il inclina son oreille près de ses lèvres ; cependant elle ne voulut ou ne put parler. Voyant que Moore attendait et était résolu d’entendre quelque chose, elle dit enfin :

« Miss Keeldar a passé un jour à la rectorerie. La soirée étant devenue très-mauvaise, nous lui avons persuadé de rester toute la nuit.

— Et vous et elle avez frisé vos cheveux ensemble ?

— Comment savez-vous cela ?

— Et alors vous avez causé ; et elle vous a dit…

— Ce n’est pas dans le temps où nous frisions nos cheveux ; ainsi, vous n’êtes pas aussi clairvoyant que vous le pensez ; et, en outre, elle ne me l’a pas dit.

— Vous avez ensuite couché ensemble ?

— Nous avons occupé la même chambre et le même lit. Nous n’avons pas dormi beaucoup ; nous avons causé toute la nuit.

— J’en jurerais ; et alors elle vous a dit la chose… Tant pis ! J’aurais préféré que vous l’eussiez apprise de moi.

— Vous êtes tout à fait dans l’erreur : elle ne m’a pas dit ce que vous soupçonnez. Ce n’est pas une personne à proclamer de telles choses ; mais cependant j’ai inféré quelque chose de ses paroles : j’en ai recueilli davantage par la rumeur publique, et mon instinct a fait le reste.

— Mais si elle ne vous a pas dit que je désirais l’épouser pour l’amour de sa fortune, et qu’elle m’a refusé avec indignation et mépris (vous n’avez pas besoin de tressaillir et de rougir, ni de piquer ainsi vos doigts tremblants avec votre aiguille : c’est la vérité toute nue, qu’elle vous plaise ou non), si telle n’a pas été le sujet de ses augustes confidences, sur quel point ont-elles roulé ? Vous dites que vous avez causé toute la nuit : sur quoi ?

— Sur des choses que nous n’avions jamais discutées complètement auparavant, quoique nous fussions amies. Mais vous n’attendez pas que je vous dise cela ?

— Oui, oui, Cary, vous me le direz ; vous avez dit que nous étions amis, et les amis doivent toujours se confier leurs secrets.

— Mais vous êtes sûr que vous ne le répéterez pas ?

— Bien sûr !

— Pas même à Louis ?

— Pas même à Louis ! Qu’a à faire Louis avec des secrets de jeune lady ?

— Robert, Shirley est une curieuse, une magnanime créature.

— J’ose le dire. Je m’imagine qu’il y a en elle quelque chose de singulier et de grand.

— Je l’ai trouvée circonspecte à laisser voir ses sentiments ; mais comme ils font irruption comme un fleuve et passent devant vous pleins et puissants, presque à son insu, vous la regardez, vous vous étonnez, vous l’admirez, vous l’aimez.

— Vous avez vu ce spectacle ?

— Oui, dans l’obscurité de la nuit, lorsque toute la maison faisait silence, que le scintillement des étoiles et le froid reflet de la neige brillaient faiblement dans notre chambre ; c’est alors que j’ai vu le cœur de Shirley.

— Le fond de son cœur ? Pensez-vous qu’elle vous ait montré cela ?

— Le fond de son cœur.

— Et comment était-il ?

— Comme un tabernacle, car il était saint ; comme la neige, car il était pur ; comme une flamme, car il était ardent ; comme la mort, car il était fort.

— Peut-elle aimer ? dites-moi cela.

— Que pensez-vous ?

— Elle n’a aimé aucun de ceux qui l’ont aimée encore.

— Qui sont ceux qui l’ont aimée ? »

Moore cita une liste de gentlemen, finissant par sir Philippe Nunnely.

« Elle n’a aimé aucun de ceux-là.

— Cependant quelques-uns étaient dignes de l’amour d’une femme ?

— De certaines femmes, mais non de Shirley.

— Est-elle meilleure que celles de son sexe ?

— Elle est particulière, et plus dangereuse à prendre pour femme témérairement.

— Je m’imagine cela.

— Elle parla de vous…

— Oh ! vraiment ! Je croyais que vous aviez nié cela ?

— Elle n’en parla pas de la façon que vous vous imaginez ; mais je lui demandai et je lui fis dire ce qu’elle pensait de vous, ou plutôt ce qu’elle éprouvait pour vous. J’avais besoin de le savoir. J’avais longtemps désiré le savoir.

— Et moi aussi ; mais j’écoute : elle me méprise, sans doute.

— Elle a presque de vous l’idée la plus haute qu’une femme puisse avoir d’un homme. Vous savez qu’elle est éloquente : il me semble encore entendre le langage bouillant avec lequel elle exprimait son opinion.

— Mais quels sont ses sentiments ?

— Jusqu’à ce que vous l’eussiez offensée (elle m’a dit que vous l’aviez offensée, sans me dire comment) elle avait pour vous les sentiments d’une sœur pour un frère qu’elle aime et dont elle est fière.

— Je ne l’offenserai plus, Cary, car l’offense a rebondi sur moi de façon à me faire chanceler longtemps ; mais cette comparaison de frère et de sœur est un non-sens : elle est trop riche et trop fière pour avoir envers moi des sentiments fraternels.

— Vous ne la connaissez pas, Robert ; et même je pense maintenant (j’avais d’autres idées autrefois) que vous ne pouvez la connaître : vous et elle n’êtes pas organisés pour vous comprendre entièrement l’un l’autre.

— C’est possible. Je l’estime ; je l’admire ; et cependant mes impressions sur elle sont dures, peu charitables peut être. Je crois, par exemple, qu’elle est incapable d’amour…

— Shirley incapable d’amour !

— Qu’elle ne se mariera jamais : je me la figure jalouse de compromettre sa fierté, de quitter son pouvoir, de partager sa fortune.

— Shirley a blessé votre amour-propre.

— Elle l’a blessé, quoique je n’eusse aucune émotion de tendresse, aucune étincelle de passion pour elle.

— Alors, Robert, c’était très-mal à vous de chercher à l’épouser.

— Et très-vil, mon petit pasteur, ma petite prêtresse. Je n’ai jamais dans ma vie désiré embrasser miss Keeldar ; quoiqu’elle ait de belles lèvres, écarlates et rouges comme des cerises mûres : ou si je l’ai désiré, c’était le seul désir des yeux.

— Je doute que vous disiez vrai : les raisins… ou les cerises, sont aigres s’ils sont placés trop haut.

— Elle a une jolie figure, de beaux cheveux : je reconnais tous ces charmes, mais ils ne me touchent pas, ou ils me touchent seulement d’une façon qu’elle dédaignerait. Je crois que si j’ai été véritablement tenté, c’est par la seule dorure de l’amorce. Caroline, quel noble personnage que votre Robert, grand, bon, désintéressé, et si pur !

— Mais non parfait ; il a une fois commis une sottise, mais n’en parlons plus.

— Et n’y pensons plus, Cary ! Est-ce que nous ne le méprisons pas dans notre cœur tendre, mais juste, compatissant, mais droit ?

— Jamais ! Nous rappelant que nous serons jugés comme nous aurons jugé les autres, nous n’aurons pas de mépris, seulement de l’affection.

— Ce qui ne suffira pas, je vous avertis de cela. Autre chose que l’affection, quelque chose de plus fort, de plus doux, de plus chaud, vous sera demandé un jour : le pourrez-vous donner ? »

Caroline était émue, fort émue.

« Calmez-vous, Lina, dit doucement Moore. Je n’ai aucune intention, parce que je n’ai aucun droit, de troubler votre esprit maintenant ni de quelque temps encore. N’ayez donc pas l’air de vouloir me quitter : nous ne ferons plus de ces allusions qui agitent ; nous allons reprendre notre causerie. Ne tremblez pas ; regardez-moi en plein visage : voyez quel pauvre, pâle et triste fantôme je suis, plus pitoyable que formidable. »

Elle regarda timidement.

« Tout pâle que vous soyez, il y a encore en vous quelque chose de formidable, dit-elle en baissant ses yeux sous ceux de Moore.

— Pour en revenir à Shirley, continua Moore, croyez-vous probable qu’elle se décide jamais à se marier ?

— Elle aime.

— Platoniquement, théoriquement… balivernes !

— Elle aime sincèrement.

— Vous a-t-elle dit cela ?

— Je ne puis affirmer qu’elle me l’ait dit : nulle confession semblable n’a passé sur ses lèvres.

— J’en suis persuadé.

— Mais le sentiment se fait jour malgré elle, et je l’ai vu. Elle a parlé d’un homme de façon à ce que l’on ne pût se méprendre. Sa voix seule était un témoignage suffisant. Lui ayant arraché son opinion sur votre caractère, je lui demandai une seconde opinion touchant… une autre personne sur laquelle j’avais mes conjectures, bien que ce fussent les plus embarrassées et les plus confuses conjectures du monde. Je voulais la faire parler : je la secouai, je la grondai, je lui pinçai les doigts lorsqu’elle essaya de me dérouter avec ses étranges et provocantes railleries, et enfin le secret sortit. Sa voix, à peine plus élevée qu’un murmure, et cependant d’une si douce véhémence de ton, suffisait, je le répète. Il n’y eut aucune confession, aucune confidence sur la matière ; elle ne pourrait condescendre à ces choses-là. Mais je suis sûre que le bonheur de cet homme lui est aussi cher que sa propre vie.

— Qui est-il ?

— Je lui dis ce que j’avais deviné ; elle ne nia pas, elle n’avoua pas ; mais elle me regarda : je vis ses yeux à la lueur que jetait la neige. C’était assez. Je triomphais sur elle sans pitié.

— Quel droit aviez-vous de triompher ? Voulez-vous dire que vous êtes…

— Peu importe ce que je suis. Shirley est une esclave. La lionne a trouvé son dompteur. Elle peut être la maîtresse de tout ce qui l’entoure, elle n’est plus sa propre maîtresse.

— Ainsi, vous avez triomphé en reconnaissant une compagne d’esclavage dans cette femme si belle, si impériale ?

— J’ai triomphé, Robert, vous dites vrai, si belle, si impériale.

— Vous le confessez, une compagne d’esclavage ?

— Je ne confesse rien ; mais je dis que la hautaine Shirley n’est pas plus libre que ne l’était Agar.

— Et qui, je vous prie, est l’Abraham, l’héroïque patriarche qui a accompli une telle conquête ?

— Vous parlez dédaigneusement, cyniquement et avec aigreur ; mais je veux vous faire changer de ton avant que je n’aie fini avec vous.

— Nous verrons cela : peut-elle épouser ce Cupidon ?

— Un Cupidon ! Il ressemble à peu près autant à Cupidon que vous à un Cyclope.

— Peut-elle l’épouser ?

— Vous le verrez.

— Je voudrais savoir son nom, Cary.

— Devinez-le.

— Est-ce quelqu’un du voisinage ?

— Oui, de la paroisse de Briarfield.

— Alors, c’est quelqu’un indigne d’elle. Je ne connais personne dans Briarfield qui soit son égal.

— Devinez.

— Impossible. Je pense qu’elle est frappée de vertige, et qu’après tout elle se plongera dans quelque absurdité. »

Caroline sourit.

« Approuvez-vous le choix ? demanda Moore.

— Entièrement, tout à fait.

— Alors, je donne ma langue aux chiens ; car la tête qui possède ces flots luxuriants de boucles brunes est une excellente petite machine pensante, très-régulière dans ses fonctions. Elle peut se vanter d’un jugement correct et ferme, qu’elle a hérité de « maman, » je suppose.

— Et j’ai approuvé tout à fait, et maman a été charmée.

— Maman charmée ! mistress Pryor ! Cela ne peut être romanesque alors ?

— C’est romanesque, mais c’est convenable aussi.

— Dites-moi ce secret, Cary ; par pitié, dites-le moi. Je suis trop faible pour endurer ce supplice de Tantale.

— Vous l’endurerez ; il ne vous fera pas de mal ; vous n’êtes pas si faible que vous le prétendez.

— J’ai eu ce soir deux fois la pensée de tomber à vos genoux…

— Vous avez eu raison de n’en rien faire. Je ne vous relèverais pas.

— Et de vous adorer. Ma mère était catholique romaine ; vous ressemblez à ses plus douces images de la Vierge. Je crois que j’embrasserai sa croyance pour m’agenouiller devant vous et vous adorer.

— Robert, Robert, restez tranquille ; ne soyez pas absurde. Je vais aller auprès d’Hortense, si vous commettez des extravagances.

— Vous m’avez pris ma raison ; il ne me vient plus maintenant à l’esprit que les litanies de la sainte Vierge. « Rose céleste, Reine des anges ! »

— « Tour d’ivoire, Maison d’or ; » n’est-ce pas cela ? allons, restez tranquillement assis et cherchez à deviner votre énigme.

— Mais, « maman charmée, » voilà ce qui est le plus embarrassant.

— Je vais vous citer les paroles que dit ma mère en apprenant le secret : « Soyez-en sûre, ma chère, un tel choix fera le bonheur de la vieille miss Keeldar. »

— Je vais deviner une fois, mais pas davantage. C’est le vieux Helstone. Elle va devenir votre tante.

— Je le dirai à mon oncle ! Je le dirai à Shirley ! s’écria Caroline en riant joyeusement. Devinez encore, Robert ; vos erreurs sont charmantes.

— C’est le curé Hall.

— Non vraiment ; celui-là est le mien, s’il vous plaît.

— Le vôtre ! oui, l’entière génération des femmes de Briarfield semblent avoir fait leur idole de ce prêtre : je me demande pourquoi : il est chauve et myope.

— Fanny viendra me chercher avant que vous n’ayez trouvé le mot de l’énigme, si vous ne vous hâtez.

— Je ne devine plus, je suis fatigué ; et puis je m’en inquiète peu. Que mis Keeldar épouse le Grand-Turc si elle veut, cela m’est égal.

— Faut-il vous le dire à voix basse ?

— Oui, et vivement ; Voici Hortense. Approchez, plus près, ma petite Lina ; j’aime mieux les murmures que les paroles. »

Elle murmura un mot. Robert fit un bond, ses yeux lancèrent un éclair, et il partit d’un bref éclat de rire. Miss Moore entra, et Sarah derrière elle vint annoncer que Fanny était venue. L’heure de la causerie était passée.

Robert trouva un moment pour échanger quelques phrases à voix basse ; il attendait au pied de l’escalier, lorsque Caroline descendit après être allée mettre son châle.

« Dois-je maintenant appeler Shirley une noble créature ?

— Si vous voulez dire la vérité, certainement.

— Dois-je lui pardonner ?

— Lui pardonner ? méchant Robert ! Qui avait tort, d’elle ou de vous ?

— Dois-je l’aimer franchement, Cary ? »

Caroline lui lança un regard perçant et fit vers lui un mouvement dans lequel il y avait de la tendresse et de la pétulance.

« Seulement dites le mot, et je m’efforcerai de vous obéir.

— Vous ne devez pas l’aimer d’amour : la simple idée en est coupable.

— Mais cependant elle est belle, particulièrement belle ; sa beauté est de celles qui gagnent à être vues souvent. La première fois que vous l’avez vue, vous ne l’avez trouvée que gracieuse ; au bout d’un an de connaissance, vous la trouvez très-belle.

— Ce n’est pas vous qui devez dire ces choses-là. Maintenant, Robert, soyez bon.

— Oh ! Cary, je n’ai pas d’amour à donner ; la déesse de la Beauté voudrait me courtiser que je ne pourrais répondre à ses avances : le cœur qui bat dans cette poitrine n’est pas à moi.

— Tant mieux ; vous n’en êtes que plus en sûreté. Bonsoir.

— Pourquoi voulez-vous toujours partir, Lina, au moment où j’ai le plus besoin que vous restiez ?

— Parce que vous désirez plus vivement garder lorsque vous êtes plus certain de perdre.

— Écoutez ; un mot encore. Prenez soin de votre propre cœur, m’entendez-vous ?

— Il ne court aucun danger.

— Je ne suis pas convaincu de cela ; ce platonique curé, par exemple.

— Qui ? Malone ?

— Cyrille Hall : plus d’un tourment de jalousie m’est venu de ce côté.

— Quant à vous, vous avez fait le galant avec miss Mann : elle m’a montré l’autre jour une plante que vous lui avez donnée. Fanny, je suis prête. »




CHAPITRE XI.

Écrit dans la salle d’étude.


Les doutes de Louis Moore touchant l’évacuation immédiate de Fieldhead par M. Sympson étaient parfaitement fondés. Le lendemain même de la grande querelle à propos de sir Philippe Nunnely, une sorte de réconciliation eut lieu entre l’oncle et la nièce : Shirley, qui n’avait jamais pu être ou même paraître inhospitalière (excepté une seule fois envers M. Donne), pria toute la famille de rester encore quelque temps ; elle y mit tant d’insistance, qu’il était évident qu’elle agissait pour quelque raison. Elle fut prise au mot ; et vraiment, l’oncle ne pouvait se décider à la laisser sans surveillance, en pleine liberté d’épouser Robert Moore le jour où ce gentleman serait en état de renouveler ses prétentions à sa main, jour que M. Sympson désirait pieusement ne voir jamais venir. La famille entière resta.

Dans son premier accès de rage contre la maison Moore, M. Sympson s’était conduit de telle sorte envers Louis, que ce gentleman, patient pour le labeur et la souffrance, mais qui ne pouvait supporter l’insolence grossière, avait aussitôt résigné son poste, et n’avait voulu consentir à le reprendre que jusqu’au moment où la famille quitterait le Yorkshire. Les instances de mistress Sympson et l’attachement qu’il avait pour son élève contribuèrent sans doute à cette concession ; mais il avait un autre motif plus fort que ceux-là : probablement il eût trouvé très-dur de quitter Fieldhead.

Les choses allèrent assez bien pendant quelque temps : la santé de miss Keeldar était rétablie ; sa gaieté avait repris son cours : Moore avait trouvé le moyen de la débarrasser de toutes ses appréhensions ; et vraiment, depuis l’instant où elle lui avait donné sa confiance, toutes ses terreurs semblaient avoir pris des ailes : son cœur devint aussi joyeux, son caractère aussi insouciant que ceux d’un petit enfant qui, ne songeant ni à la vie ni à la mort, laisse à ses parents toute la responsabilité de son existence. Moore et William Parren, par l’intermédiaire duquel il avait pris ses informations sur l’état de Phœbé, s’accordèrent à affirmer que la chienne n’avait point la rage : c’étaient seulement les mauvais traitements qui lui avaient fait fuir la maison ; car il fut prouvé que son maître avait l’habitude de la corriger violemment. Leur assertion était ou n’était pas vraie : le groom et le piqueur affirmaient le contraire, disant que, si ce n’était là un cas d’hydrophobie, cette maladie n’existait pas. Mais Moore prêta à ces dires une oreille incrédule ; il ne rapporta à Shirley que ce qui était rassurant. Elle le crut et, à tort ou à raison, il est certain que dans ce cas la morsure fut innocente.

Novembre passa, décembre vint. Les Sympson allaient réellement partir : il était nécessaire qu’ils fussent chez eux à Noël ; leurs bagages étaient préparés, et ils allaient prendre congé dans quelques jours. Un soir d’hiver, pendant la dernière semaine de leur séjour, Louis Moore reprit encore une fois son petit livre et s’entretint avec lui de la manière suivante :



Elle est plus aimable que jamais. Depuis que ce petit nuage a été dissipé, toute consomption temporaire, toute langueur ont disparu. C’était merveilleux de voir avec quelle rapidité elle reprenait son élasticité et refleurissait sous la magique énergie de la jeunesse.

Après déjeuner hier matin, lorsque je l’eus vue, écoutée, et, si je puis parler ainsi, sentie dans chaque atome sensitif de mon être, je passai de sa brillante présence dans la froide salle d’étude. Je pris un petit volume doré sur tranche qui se trouva être un choix de poésies. J’en lus un poëme ou deux : le charme était-il en moi ou dans les vers ? je ne sais ; mais mon cœur se remplit d’une douce chaleur, mon pouls battait plus fort. Je brûlais, malgré l’air glacé. Moi aussi je suis encore jeune ; quoiqu’elle ne m’ait jamais considéré comme un jeune homme, je n’ai que trente ans. Il y a des moments où, par aucune autre raison que ma propre jeunesse, la vie se montre à moi sous de douces couleurs.

Il était temps d’aller à la salle d’étude ; j’y allai. Cette chambre est fort gaie le matin ; le soleil brille alors à travers la fenêtre basse ; les livres sont en ordre : il n’y a pas de papiers épars de côté et d’autre : le feu est clair et propre ; aucun charbon tombé ; aucune accumulation de cendres. Je trouvai là Henry, et il avait amené avec lui miss Keeldar ; ils étaient l’un auprès de l’autre.

J’ai dit qu’elle était plus aimable que jamais ; c’est vrai. Une belle couleur rose, peu foncée, mais délicate, anime ses joues ; son œil, toujours profond, clair et expressif, a un langage que je ne puis rendre : c’est un langage que l’on ne peut entendre, mais que l’on voit, à l’aide duquel les anges doivent avoir communiqué entre eux lorsque « le silence régnait dans le ciel. » Ses cheveux ont toujours été sombres comme la nuit, fins comme la soie ; son cou a toujours été beau, flexible et uni ; mais tous deux ont maintenant un nouveau charme : ses tresses sont moelleuses comme l’ombre ; les épaules sur lesquelles elles tombent ont une grâce divine. Autrefois je voyais sa beauté ; maintenant je la sens.

Henry répétait sa leçon à elle avant de me l’apporter ; une de ses mains était occupée avec le livre ; il tenait l’autre : ce garçon obtient plus que sa part de privilège. Il ose caresser et reçoit les caresses. Quelle indulgence, quelle compassion elle montre pour lui ! beaucoup trop ! Si cela continuait, Henry dans quelques années, quand son âme serait formée, l’offrirait sur son autel comme j’ai offert la mienne.

Je vis ses paupières s’agiter lorsque j’entrai, mais elle n’a pas levé les yeux. À présent, elle me donne rarement un regard. Elle semble devenir silencieuse aussi ; elle me parle rarement, et, lorsque je suis présent, elle parle peu aux autres. Dans mes sombres moments, j’attribue ce changement à l’indifférence, à l’aversion : à quoi ne l’attribué-je pas ? dans mes rares éclairs de joie, je lui donne une autre signification. Je me dis : « Si j’étais son égal, je pourrais trouver dans cette froideur de la réserve, et dans cette réserve… de l’amour. » Dans ma situation, oserais-je chercher en elle ce sentiment ? et qu’en pourrais-je faire si je l’y trouvais ?

Hier matin, j’osai enfin avoir une heure d’entretien avec elle. Je ne me contentai pas de désirer, je voulus une entrevue. J’osai ordonner à la solitude de nous protéger ; avec beaucoup de décision je montrai la porte à Henry ; sans hésitation je lui dis : « Allez où vous voudrez, mon garçon ; mais, jusqu’à ce que je vous appelle, ne revenez pas ici. »

Henry, je pus le voir, n’était pas content de son renvoi : ce garçon est jeune, mais c’est un penseur. Son œil méditatif brille sur moi quelquefois d’une manière étrange : il sent à moitié ce qui m’attache à Shirley ; il devine qu’il y a un délice plus grand dans la réserve avec laquelle je suis traité, que dans toutes les caresses qu’on lui donne. Ce jeune lionceau boiteux rugirait contre moi de temps à autre, parce j’ai dompté sa lionne et m’en suis constitué le gardien, si l’habitude de la discipline et l’instinct de l’affection ne le retenaient. Allez, Henry ; il faut que vous appreniez à prendre votre part du fiel de la vie qu’a goûté toute la race d’Adam qui vous a précédé et qui vous suivra : votre destinée ne peut être une exception au lot commun. Rendez grâce à Dieu que votre amour soit dédaigné maintenant, avant qu’il ait aucune affinité avec la passion : une heure d’agitation, un accès d’envie, suffisent pour exprimer ce que vous sentez. La jalousie brûlante comme le soleil sous la ligne, la rage destructive comme l’orage du tropique, le climat de vos sensations les ignore encore.

Je m’assis à mon bureau à ma manière habituelle. C’est un don précieux que ce pouvoir que j’ai de couvrir toute ébullition intérieure avec le calme de ma physionomie. Nul, en voyant mon visage impassible, ne peut soupçonner le tourbillon qui tournoie dans mon cœur, engouffre ma pensée, détruit ma prudence. Il est agréable de pouvoir marcher ainsi dans la vie, calme et fort, sans effrayer par aucun mouvement excentrique. Ce n’était point mon intention de lui prononcer un mot d’amour, ou de lui révéler une lueur du feu qui me dévore. Je n’ai jamais été présomptueux ; je ne le serai jamais. Plutôt que de paraître égoïste et intéressé, je me déciderais résolument à me ceindre les reins, à m’éloigner d’elle pour aller de l’autre côté du globe chercher une nouvelle vie, froide et stérile comme le roc que lave sans cesse l’onde salée. Mon dessein ce matin était de l’observer de près, de lire une ligne dans la page de son cœur ; avant de la quitter, j’étais déterminé à connaître ce que je quittais.

J’avais quelques plumes à tailler : beaucoup d’hommes auraient senti leur main trembler, si leur cœur eût été agité comme le mien. Ma main ne trembla pas et ma voix fut ferme.

« Dans une semaine à dater de ce jour, vous serez seule à Fieldhead, miss Keeldar.

— Oui, je crois que l’intention de mon oncle est bien arrêtée maintenant.

— Il vous quitte mécontent.

— Il n’est pas content de moi.

— Il s’en va comme il est venu, son voyage a été inutile : c’est mortifiant.

— J’espère que l’insuccès de ses plans lui ôtera toute inclination d’en concevoir de nouveaux.

— À sa manière, M. Sympson cherchait honnêtement votre bien. Tout ce qu’il a voulu faire était, dans sa pensée, à votre plus grand avantage.

— Vous êtes généreux de prendre ainsi la défense d’un homme qui s’est permis de vous traiter avec tant d’insolence.

— Je ne suis jamais blessé et ne garde point rancune de ce que me dit un homme qui se prévaut de son caractère et de sa position ; et M. Sympson était parfaitement dans ce cas lorsqu’il se permit cette vulgaire et insolente sortie contre moi, après avoir été malmené par vous.

— Vous cessez maintenant d’être le précepteur d’Henry ?

— Je vais me séparer d’Henry pour un temps (si lui et moi nous vivons, nous nous reverrons un jour, car nous nous aimons l’un l’autre), et quitter pour jamais le sein de la famille Sympson. Heureusement ce changement ne me laisse pas dans l’embarras : il ne fait que hâter l’exécution de desseins depuis longtemps formés.

— Aucun événement ne peut vous prendre au dépourvu ; avec votre calme imperturbable, j’étais sûre que vous seriez préparé pour une soudaine mutation. Je pense toujours que vous êtes dans le monde comme un vigilant et attentif archer dans un bois ; votre carquois contient plus d’une flèche, et votre arc a une corde de rechange. Votre frère est aussi comme vous. Tous deux vous seriez capables de vous aventurer, chasseurs sans patrie, au milieu des vastes solitudes de l’Ouest. Rien ne vous y manquerait. L’arbre abattu vous fournirait une hutte, la forêt défrichée vous céderait un champ, le buffle, sentant la puissance de votre carabine, viendrait les cornes et la bosse basses se prosterner à vos pieds et vous rendre hommage.

— Et quelque tribu indienne de Pieds-Noirs ou de Têtes-Plates nous fournirait peut-être une compagne.

— Non (avec hésitation) : je ne le pense pas. Le sauvage est sordide ; je pense, c’est-à-dire j’espère que ni l’un ni l’autre ne voudriez partager votre cœur avec une femme à laquelle vous ne pourriez donner ce cœur tout entier.

— Qu’est-ce qui vous a suggéré l’idée des solitudes sauvages de l’Ouest, miss Keeldar ? avez-vous été avec moi en esprit lorsque je ne vous voyais pas ? êtes-vous entrée dans mes rêves et avez-vous assisté au travail de mon cerveau élaborant mes projets d’avenir ? »

Elle avait divisé un morceau de papier à allumer les bougies en divers fragments : elle les jeta un à un dans le feu, et les regarda brûler d’un air pensif. Elle ne parla point.

« Comment avez-vous appris ce que vous semblez connaître sur mes intentions ?

— Je n’en connais rien : je les découvre seulement à présent : j’ai parlé au hasard.

— Votre hasard ressemble à de la divination. Je ne serai plus jamais précepteur ; après Henry et vous-même, je n’aurai plus d’élèves. Je ne m’assoirai plus habituellement à la table d’un autre homme et ne formerai jamais un accessoire de famille. Je suis maintenant un homme de trente ans ; depuis l’âge de dix ans je n’ai jamais été libre. J’ai une telle soif de liberté, un si violent désir de la connaître et de la gagner, mes aspirations vers elle sont si passionnées, que pour la posséder je ne refuserai pas de traverser l’Atlantique : je la suivrai dans la profondeur des forêts vierges. Mais je n’accepterai jamais une fille sauvage pour esclave ; elle ne pourrait être ma femme. Je ne connais aucune femme blanche que j’aime qui veuille m’accompagner ; mais je suis sûr que la liberté m’attendra, assise sous un pin. Quand je l’appellerai, elle viendra dans ma cabane et se jettera dans mes bras. »

Elle ne pouvait m’entendre parler ainsi sans s’émouvoir, et elle était émue. J’avais l’intention de l’émouvoir, j’avais réussi. Elle ne put me répondre, elle ne pouvait même me regarder : j’aurais été fâché qu’elle pût faire l’un ou l’autre. Ses joues brillaient comme une fleur rose à travers les pétales de laquelle resplendit un rayon de soleil. Sur la paupière blanche et les cils noirs tremblants de ses yeux baissés, se lisait une douce honte, moitié pénible, moitié joyeuse.

Elle maîtrisa promptement son émotion et commanda bientôt à ses sentiments. Je vis qu’elle avait soutenu l’insurrection et qu’elle allait reprendre l’empire. Elle s’assit. Sur son visage je pouvais lire ceci : « Je vois la ligne qui est ma limite ; rien ne me la fera franchir. Je sens, je connais jusqu’à quel point je puis révéler mes sentiments, et quand je dois fermer le volume. Je suis allée jusqu’à une certaine distance, aussi loin que je le pouvais sans dégrader mon sexe et sans compromettre mon honneur : je ne ferai pas un pas de plus. Mon cœur pourra se briser s’il est trompé dans son espoir. Eh bien ! qu’il se brise, il ne me déshonorera pas, il ne déshonorera pas mon sexe en ma personne. La souffrance, la mort, plutôt que la dégradation ! »

Moi, de mon côté, je me disais : « Si elle était pauvre, je serais à ses pieds. Si elle était dans une humble conditionne la prendrais dans mes bras. Son or et sa position sont deux griffons qui la gardent de chaque côté. L’amour regarde et désire, mais il n’ose pas ; la passion rôde autour, mais n’ose s’approcher. La fidélité et le dévouement sont effrayés. Il n’y a rien à perdre en la gagnant, il n’y a aucun sacrifice à faire : c’est clair bénéfice, et par conséquent d’une difficulté inimaginable. »

Difficile ou non, il fallait tenter quelque chose ; il fallait dire quelque chose. Je ne pouvais, je ne voulais garder le silence avec toute cette beauté modestement muette en ma présence. Je parlai, et je parlai même avec calme : toutes tranquilles que fussent mes paroles, je les entendais tomber avec un son distinct, sonore et profond.

« Cependant, je le sais, je serais étrangement placé avec cette nymphe des montagnes, la liberté. Je la soupçonne d’être parente de cette solitude que je courtisais naguère, et avec laquelle je cherche maintenant à divorcer. Ces oréades sont singulières : elles viennent à vous avec des charmes qui n’ont rien de terrestre, comme une soirée étoilée ; elles vous inspirent un sauvage mais froid plaisir ; leur beauté est la beauté des esprits ; leur grâce n’est pas la grâce de la vie, mais celle des saisons ou des scènes de la nature ; à elles appartient la splendeur humide du matin, la lueur languissante du soir, le calme de la lune, l’inconstance des nuages. Je désire et je veux avoir quelque chose de différent. Les splendeurs du monde des esprits me laissent froid. Je ne suis pas poète : je ne peux vivre d’abstractions. Vous, miss Keeldar, dans votre satirique langage, vous m’avez quelquefois appelé philosophe matériel, me donnant à entendre que je vivais suffisamment pour le substantiel. Certainement je suis matériel de la tête aux pieds, et si glorieuse que soit la nature, si profond que soit le culte que je lui ai voué, j’aime mieux la voir à travers les doux yeux humains d’une femme aimée et aimable, qu’à travers les yeux farouches de la plus grande déesse de l’Olympe.

— Junon ne pourrait vous cuire une tranche de buffle comme vous l’aimez, dit-elle.

— Non. Mais je vais vous dire qui le pourrait : quelque jeune orpheline sans fortune et sans amis. Je voudrais pouvoir en trouver une semblable : assez jolie pour que je pusse l’aimer, avec quelque chose dans l’esprit et dans le cœur qui réponde à mes goûts ; ne manquant pas d’éducation, honnête et modeste. Je me soucie peu des talents ; mais j’aimerais qu’elle eût le germe de ces qualités naturelles que rien de ce qui est appris ne peut égaler. Un caractère un peu vif ne me déplairait pas, je puis manier les plus chauds. D’une telle créature j’aimerais à être d’abord le précepteur, puis l’époux. Je lui enseignerais mon langage, mes habitudes, mes principes, j’aimerais à la récompenser avec mon amour.

— La récompenser ! seigneur de la création ! la récompenser ! s’écria-t-elle avec une lèvre contractée.

— Pour en être remboursé au centuple.

— La contrainte est au métal de quelques âmes ce qu’est l’acier au caillou.

— Et l’amour est l’étincelle qui en jaillit.

— Qui se soucie de l’amour qui n’est qu’une étincelle, que l’on voit briller un instant et disparaître ?

— Il faut que je trouve mon orpheline. Dites-moi comment, miss Keeldar.

— Faites des annonces ; et surtout ne manquez pas d’ajouter parmi les qualifications exigées qu’elle doit être bonne cuisinière.

— Il faut que je la trouve et, quand je l’aurai trouvée, je l’épouserai.

— Vous ne le ferez pas ! » et sa voix prit soudain un accent de dédain tout particulier.

J’aimais cela. Je l’avais fait sortir de l’état pensif dans lequel je l’avais trouvée ; je voulus l’émouvoir davantage.

« Pourquoi en doutez-vous ?

— Vous, vous marier !

— Mais certainement ; il n’y a rien de plus évident que je le puis et que je le ferai.

— C’est le contraire qui est évident, monsieur Moore. »

Je la trouvais charmante ainsi, l’air de plus en plus dédaigneux, moitié insultant, et l’orgueil, la froide décision brillant dans ses beaux grands yeux, qui ressemblaient en ce moment à ceux d’un merle.

« Faites-moi la faveur de me dire les raisons d’une semblable opinion, miss Keeldar.

— Comment pourriez-vous accomplir un acte semblable, je vous le demande ?

— Très-aisément et promptement, si je trouvais la personne convenable.

— Acceptez le célibat ! (Elle fit un geste de la main, comme si elle me donnait quelque chose.) Prenez-le comme étant votre destinée.

— Non ; vous ne pouvez me donner ce que j’ai déjà. Le célibat a été mon lot pendant trente ans. Si vous désiriez m’offrir un présent, un cadeau d’adieu, un souvenir, il vous faut changer le don.

— Prenez pire, alors !

— Comment ? quoi ? »

En ce moment, je sentais, je regardais, je parlais avec feu. J’avais eu tort de quitter mon ancre de calme, même pour un instant ; cela me privait d’un avantage qui passait de son côté. La petite étincelle de dédain se changea en sarcasme et se répandit sur sa physionomie en rides d’un sourire moqueur.

« Prenez une femme qui vous a fait la cour pour sauver votre modestie, et s’est jetée elle-même à vous pour épargner vos scrupules.

— Montrez-moi seulement où elle est.

— Quelque grosse veuve qui a eu déjà plusieurs maris, et sait comment se pratiquent ces choses.

— Alors il ne faut pas qu’elle soit riche. Oh ! ces richesses !

— Ah ! ce n’est pas vous qui auriez jamais cueilli les produits du jardin des Hespérides. Vous n’avez pas le courage d’attaquer le vigilant dragon ; vous n’avez pas l’habileté de vous procurer l’assistance d’Atlas.

— Vous paraissez violente et hautaine.

— Et vous bien plus hautain. Votre fierté est l’orgueil monstrueux qui contrefait l’humilité.

— Je suis dépendant, je connais ma place.

— Je suis femme, je connais la mienne.

— Je suis pauvre, je dois être fier.

— J’ai reçu des lois, et j’ai des obligations aussi strictes que les vôtres. »

Nous avions atteint un point critique ; nous nous arrêtâmes pour nous regarder l’un l’autre. Elle n’irait pas plus loin, je le comprenais. Au delà, je ne sentais ni ne voyais rien. Peu d’instants seulement m’appartenaient : la fin approchait, je l’entendais se précipiter : mais elle n’était pas venue : je pouvais encore différer, attendre, parler et, au moment de l’impulsion, agir. Je ne suis jamais pressé : je n’ai jamais été pressé de ma vie. Les gens pressés boivent le nectar de l’existence brûlant : je le déguste frais comme la rosée du matin. Je continuai.

« Selon toute apparence, miss Keeldar, vous êtes aussi peu certaine de vous marier que moi : je sais que vous avez refusé trois ou quatre offres avantageuses, et je crois même une cinquième. Avez-vous rejeté sir Philippe Nunnely ? »

Je posai cette question soudainement et avec rapidité.

« Avez-vous pensé que je pourrais l’accepter ?

— Je pensais que vous le pouviez.

— Puis-je vous demander sur quoi vous vous fondiez ?

— Conformité de rang, d’âge ; agréable contraste de tempérament, car il est doux et aimable ; harmonie de goûts intellectuels.

— Jolie phrase ! mais réduisons-la vite en pièces. Conformité de rang : est-il fort au-dessus de moi ; comparez, s’il vous plaît, ma grange à son palais ; je suis dédaignée par sa famille. Convenance d’âge : nous sommes nés dans la même année ; donc il n’est qu’un jeune garçon, tandis que je suis une femme, de dix ans son aînée sous tous les rapports. Agréable contraste de tempérament : il est doux et aimable et moi je suis… dites-le moi.

— La sœur de la léoparde tachetée, brillante, vive et fière.

— Et vous voudriez m’accoupler avec un chevreau ! injuste barbare ! L’harmonie des goûts intellectuels, il est fou de poésie, et je la déteste.

— Vraiment ? voilà qui est nouveau.

— Je frissonne positivement à la vue d’une mesure ou au son d’une rime, soit que je sois au prieuré ou sir Philippe à Fieldhead. De l’harmonie, vraiment ! Quand m’avez-vous vue bâcler de ces sonnets pareils à de la crème fouettée, ou enfiler des stances fragiles comme des fragments de verroterie ? Quand vous ai-je montré la croyance que ces grains de verre étaient de vrais brillants ?

— Vous pourriez avoir la satisfaction de guider son talent dans des régions plus élevées, d’épurer son goût.

— Guider et épurer ! enseigner et reprendre ! endurer et supporter ! Bah ! mon mari ne sera jamais pour moi un enfant au maillot. La belle occupation vraiment que de lui donner chaque jour sa leçon, veiller à ce qu’il l’apprenne, lui donner une sucrerie s’il est sage, et une patiente et pathétique admonestation s’il est méchant ! Mais c’est d’un précepteur de parler de la satisfaction que procure l’enseignement. Je pense que vous croyez cela le plus agréable passe-temps du monde. Pour moi ce n’est pas la même chose, et je n’en veux pas. Perfectionner un mari ! non. Je veux au contraire que mon mari me rende meilleure, ou nous ne pourrions vivre ensemble.

— Dieu sait si cela est nécessaire !

— Que voulez-vous dire par là, monsieur Moore ?

— Ce que je dis. Le besoin d’amélioration est impérieux.

— Si vous étiez une femme, vous régenteriez fort agréablement monsieur votre mari ; cela vous conviendrait ; instruire et réprimander est votre vocation.

— Puis-je vous demander si, de ce ton simple et aimable, vous avez l’intention de me reprocher ma position de précepteur ?

— Oui, amèrement, et toute autre chose qu’il vous plaira ; tout défaut dont vous vous sentez péniblement convaincu.

— D’être pauvre, par exemple ?

— Oui, cela vous piquera ; la pauvreté, c’est votre point ulcéré ; vous aimez à revenir dessus.

— De n’avoir qu’une très-laide personne à offrir à la femme qui pourrait se rendre maîtresse de mon cœur ?

— Précisément. Vous avez l’habitude de vous appeler laid. Vous êtes très-sensible à la coupe de vos traits, parce qu’ils ne sont pas tout à fait taillés sur ceux de l’Apollon. Vous les critiquez plus qu’il n’est nécessaire, dans l’espoir que d’autres diront un mot en leur faveur, ce qui n’a pas lieu. Votre visage n’a assurément rien dont vous puissiez tirer vanité. On n’y trouve aucune jolie ligne, aucune jolie teinte.

— Comparez-le au vôtre.

— Il ressemble à celui d’un dieu égyptien ; à quelque grande tête de granit retrouvée dans le sable : ou plutôt, pour ne point le comparer à quelque chose de si majestueux, il ressemble à celui de Tartare. Vous êtes le cousin de mon chien : je crois que vous lui ressemblez autant qu’un homme peut ressembler à un animal.

— Tartare est votre cher compagnon. Dans l’été, quand vous vous levez avec l’aurore pour courir dans les champs, mouiller vos pieds avec la rosée et rafraîchir vos joues à la brise qui fait flotter vos cheveux, c’est toujours lui qui vous suit. Vous l’appelez quelquefois avec un sifflement que je vous ai appris. Dans la solitude de vos bois, lorsque vous vous croyez entendue de Tartare seul, vous sifflez les mêmes airs que vous avez imités de mes lèvres, ou chantez les chansons que votre oreille a saisies à ma voix. Je ne vous demande point d’où coule le sentiment que vous donnez à ces chansons ; je sais qu’il coule de votre cœur, miss Keeldar. Dans les soirées d’hiver, Tartare est étendu à vos pieds : vous lui permettez de se coucher sur les bords de votre robe de satin. Sa peau rude est familière avec le contact de vos mains : je vous ai vue une fois le baiser sur cette blanche tache de beauté qui étoile son large front. Il est dangereux de dire que je ressemble à Tartare : cela me suggère l’idée de vouloir être traité comme Tartare.

— Peut-être, monsieur, pourrez-vous en obtenir autant de votre jeune orpheline sans fortune quand vous l’aurez trouvée.

— Oh ! si je pouvais la trouver telle que je me la représente ! Quelque chose à apprivoiser d’abord, à instruire ensuite ; à dompter, puis à aimer. Tirer de la pauvreté cette créature fière et dénuée, établir sur elle mon pouvoir, puis être indulgent pour des caprices qui n’auraient jamais été influencés, jamais satisfaits auparavant ; la voir alternativement irritée et apaisée douze fois en vingt-quatre heures ; et peut-être, après son éducation faite, la voir mère patiente et exemplaire d’une douzaine d’enfants, donnant seulement de temps en temps au petit Louis un soufflet cordial en manière d’intérêt de la vaste dette qu’elle aurait contractée envers son père. Oh (je continuai) ! mon orpheline me donnerait plus d’un baiser ; elle guetterait le soir, sur le seuil de la porte, mon retour à la maison ; elle se précipiterait dans mes bras ; elle tiendrait mon foyer aussi brillant que chaud. Quelle douce idée, grand Dieu ! il faut que je trouve mon orpheline ! »

Ses yeux lancèrent un éclair ardent, ses lèvres s’ouvrirent ; mais elle les referma et se détourna brusquement.

« Dites-moi, dites-moi où elle est, miss Keeldar ! »

Nouveau mouvement : tout d’orgueil, tout de feu.

« Il faut que je le sache. Vous pouvez me le dire ; vous me le direz.

— Jamais. »

Elle se détourna pour me quitter. Pouvais-je alors la laisser se séparer de moi comme elle l’avait toujours fait ? Non. J’étais allé trop loin pour ne pas finir… Je m’étais trop approché du but pour ne pas le toucher. Tout doute, toute indécision devaient cesser ; il fallait que la vérité m’apparût clairement. Il fallait qu’elle prît son rôle et me dit quel il était. Il fallait que je m’attachasse au mien.

« Une minute, madame, dis-je en plaçant ma main sur le bouton de la porte avant de l’ouvrir. Nous avons eu ce matin une longue conversation, mais le dernier mot n’a pas été dit : c’est à vous de le dire.

— Puis-je passer ?

— Non. Je garde la porte. Je mourrais plutôt que de vous laisser sortir avant que d’avoir dit le mot que je vous demande.

— Qu’osez-vous espérer me faire dire ?

— Ce que je meurs d’entendre ; ce que je dois et veux entendre ; ce que vous n’oserez taire en ce moment.

— Monsieur Moore, je ne sais pas ce que vous voulez dire : vous n’êtes plus le même. »

Je crois qu’en effet je ne devais plus être le même, car je l’effrayais. Je pouvais voir cela : mais il fallait l’effrayer pour la gagner.

« Vous savez ce que je veux dire, et pour la première fois je suis devant vous moi-même. J’ai jeté le précepteur, et vous demande la permission de vous présenter l’homme : et, souvenez-vous-en, c’est un gentleman. »

Elle tremblait. Elle mit sa main sur la mienne, comme pour l’enlever de la serrure. Autant eût valu pour elle chercher à séparer avec sa douce main deux métaux soudés ensemble. Elle sentit son impuissance et se recula ; mais elle tremblait toujours.

Quel changement s’opéra en moi, je ne puis l’expliquer ; mais son émotion fit passer dans mon âme un nouveau sentiment. Je n’étais ni écrasé ni enorgueilli par ses terres et son or. Je n’y pensais pas, je ne m’en souciais nullement. Elles n’étaient pour moi que des scories incapables de m’éblouir. Je ne vis qu’elle-même, sa jeune et belle forme, la grâce, la majesté, la modestie de la jeune fille.

« Mon élève ! lui dis-je.

— Mon maître, répondit-elle d’une voix faible.

— J’ai une chose à vous dire. »

Elle attendit le front baissé, le visage voilé par ses cheveux.

« J’ai à vous dire que pendant quatre années vous avez grandi dans le cœur de votre précepteur, et que vous y êtes enracinée maintenant. J’ai à vous déclarer que vous m’avez ensorcelé, en dépit de ma raison et de mon expérience, de la différence de position et de fortune, avec votre air, vos paroles, votre démarche. Vous m’avez montré sous un tel aspect vos défauts et vos vertus, vos beautés plutôt, car elles n’ont guère la sévérité ordinaire des vertus, que je vous aime, que je vous aime de toute ma vie et de toutes mes forces. Voilà tout. »

Elle chercha quelque chose à dire, mais elle ne trouva pas une parole. Elle voulut railler, mais en vain. Je lui répétai passionnément que je l’aimais.

« Eh bien, monsieur Moore, quoi donc ? »

Ce fut la seule réponse que j’obtins, prononcée d’un ton qui eût été pétulant, s’il n’eût été mal assuré.

« N’avez-vous rien à me dire ? n’avez-vous aucun amour pour moi ?

— Un peu.

— Je ne veux pas être torturé ; je ne veux pas même être plaisanté à présent.

— Je ne désire pas plaisanter, je désire m’en aller.

— Je m’étonne que vous osiez parler de vous en aller en ce moment. Vous partir ! avec mon cœur dans votre main, pour le placer sur votre toilette et le percer avec vos épingles ? Vous ne bougerez pas de ma présence ; vous ne vous éloignerez pas de mon atteinte avant que je n’aie un otage, gage pour gage, votre cœur pour le mien.

— L’objet que vous demandez est égaré, perdu depuis quelque temps : laissez-moi l’aller chercher.

— Déclarez qu’il est où sont souvent vos clefs, en ma possession.

— Vous devez le savoir. Et où sont mes clefs, monsieur Moore : vraiment, je les ai perdues de nouveau ; mistress Gill a besoin d’argent, et cette pièce de six pence est tout ce que je possède. »

Elle prit la pièce de monnaie dans la poche de son tablier, et la montra dans le creux de la main. J’eusse pu plaisanter avec elle ; mais ce n’en était pas le moment : la vie et la mort étaient en jeu. M’emparant à la fois de la pièce de six pence et de la main qui la tenait, je lui demandai :

« Suis-je destiné à mourir sans vous, ou à vivre avec vous ?

— Faites comme il vous plaira ; loin de moi de vous dicter votre choix.

— Vous me direz de vos propres lèvres si vous me condamnez à l’exil, ou si vous m’appelez à l’espérance.

— Allez, votre départ ne me fera pas mourir.

— Peut-être moi aussi je pourrais survivre à votre absence : mais répondez, Shirley, mon élève, ma souveraine, répondez.

— Mourez sans moi si vous voulez ; vivez pour moi si vous l’osez.

— Je n’ai pas peur de vous, ma léoparde : j’ose vivre pour vous et avec vous, depuis ce moment jusqu’à ma mort. Maintenant donc, je vous possède ; vous êtes à moi ; je ne vous laisserai jamais partir. En quelque lieu que soit ma maison, j’ai choisi ma compagne. Si je reste en Angleterre, en Angleterre vous resterez ; si je traverse l’Atlantique, vous le traverserez avec moi ; nos vies sont rivées l’une à l’autre ; nos destins sont enchaînés.

— Et sommes-nous donc égaux, monsieur ? sommes-nous enfin égaux ?

— Vous êtes plus jeune, plus frêle, plus faible, plus ignorante que moi.

— Serez-vous bon pour moi ? ne me tyranniserez-vous jamais ?

— Laissez-moi respirer, ne m’accablez pas. Vous ne devez pas sourire, à présent. Le monde tourne et change autour de moi. Le soleil est une flamme écarlate qui m’étourdit ; le firmament un tourbillon violet qui roule au-dessus de ma tête. » Je suis un homme fort, mais je tremblais en parlant. Toute la création me paraissait exagérée : la couleur devenait plus vive, la motion plus rapide, la vie elle-même plus vitale.

Pendant un moment, je la vis à peine ; mais j’entendis sa voix ineffablement douce. Par compassion, elle n’eût pas imposé silence à un de ses charmes : peut-être ne savait-elle pas ce que j’éprouvais.

« Vous m’appelez léoparde ; souvenez-vous que la léoparde est indomptable.

— Apprivoisée ou féroce, sauvage ou domptée, vous êtes à moi.

— Je suis aise de connaître mon gardien, et je suis habituée à lui. Sa voix seule je suivrai ; sa main seule saura me gouverner ; c’est à ses pieds seulement que je veux reposer. »

Je la portai sur son siége et je m’assis à côté d’elle ; j’avais besoin de l’entendre parler encore ; je ne pouvais jamais me rassasier de sa voix, de ses paroles.

« Combien m’aimez-vous ? lui demandai-je.

— Ah ! vous le savez, je ne veux pas vous flatter.

— Je ne sais pas la moitié de ce que je voudrais savoir ; mon cœur implore sa nourriture ; si vous saviez combien il est affamé et féroce, vous vous hâteriez de l’apaiser avec un ou deux mots aimables.

— Pauvre Tartare ! dit-elle, touchant et frappant doucement ma main ; pauvre compagnon, fidèle ami, l’idole et le favori de Shirley, couchez-vous !

— Mais je ne veux pas me coucher avant d’être rassasié par un tendre mot. »

Et à la fin elle me le donna.

« Cher Louis, soyez-moi fidèle, ne me quittez jamais, je me soucie peu de la vie, si je ne peux la passer à votre côté.

— Quelque chose de plus. »

Elle changea du sujet. Ce n’était pas son habitude d’offrir deux, fois le même plat.

« Monsieur, dit-elle en se levant tout à coup, à vos risques, ne parlez jamais de choses sordides ; comme d’argent, de pauvreté, d’égalité. Il serait absolument dangereux de me tourmenter avec ces stupides scrupules. Je vous défends de le faire. »

Mon visage devint rouge ; je désirai une fois de plus n’être pas si pauvre, ou qu’elle fût moins riche. Elle vit mon angoisse passagère, et me donna une caresse. Mon tourment se changea en extase.

« Monsieur Moore, dit-elle en me regardant avec un visage doux, ouvert et animé, apprenez-moi, aidez-moi à être bonne. Je ne vous demande pas d’ôter de mes épaules tous les soucis et les devoirs de la fortune ; mais je vous demande de partager le fardeau, et de me montrer comment je dois faire pour en porter convenablement ma part. Votre jugement est juste, votre cœur est bon, vos principes sont sains. Je sais que vous êtes sage, je sens que vous êtes bienveillant, je crois que vous êtes consciencieux. Soyez mon compagnon à travers la vie, soyez mon guide dans les choses que j’ignore, soyez mon maître pour me corriger de mes défauts, soyez mon ami toujours !

— Avec l’aide de Dieu, je serai tout cela ! »



Voici encore un passage du livre de Moore : si vous l’aimez, lecteur, lisez-le ; si vous ne l’aimez pas, laissez-le :

Les Sympson sont partis ; mais non avant découvertes et explications. Mes manières ou mes regards doivent avoir trahi quelque chose ; j’étais calme, mais j’oubliais quelquefois d’être sur mes gardes. Je demeurais dans la chambre plus longtemps que d’habitude ; je ne pouvais vivre hors de sa présence ; j’y revenais, je m’y réchauffais, comme Tartare au soleil. Si elle quittait le parloir, instinctivement je me levais et le quittais aussi. Elle me gronda à ce sujet plus d’une fois : je le faisais avec une vague idée d’obtenir d’elle un mot dans le vestibule ou ailleurs. Hier, vers le soir, je l’eus auprès de moi pendant cinq minutes à côté du feu ; nous étions assis à côté l’un de l’autre, elle me raillait, et je me délectais au son de sa voix ; les jeunes ladies passèrent et nous regardèrent : nous ne nous séparâmes point. Un instant après elles repassèrent et nous regardèrent encore ; mistress Sympson vint : nous ne bougeâmes pas. M. Sympson ouvrit la porte de la salle à manger ; Shirley lui lança le payement de son espionnage ; elle crispa sa lèvre et secoua sa chevelure. Le regard qu’elle lui jeta contenait à la fois une explication et un défi ; il disait : « J’aime la société de M. Moore, et je vous défie de le trouver mauvais. »

Je lui demandai : « Avez-vous l’intention de lui faire comprendre où en sont les choses ?

— Oui, me répondit-elle ; mais je laisse le développement au hasard. Il y aura une scène ; je ne la cherche ni ne la crains : seulement, il faut que vous soyez présent ; car je suis affreusement fatiguée de me trouver seule en face de lui. Je n’aime pas à le voir en fureur ; il met alors de côté toutes ses jolies façons et ses déguisements de convention, et l’homme se montre ce qu’il est réellement : commun, plat, bas, vilain et un peu méchant. Ses idées ne sont pas propres, monsieur Moore ; elles ont besoin d’être passées au savon doux et à la terre à foulon. Je pense que, s’il pouvait ajouter son imagination au contenu du panier à lessive de mistress Gill, pour qu’elle la fît bouillir dans sa chaudière avec de l’eau de pluie et de la poudre à blanchir (je vais sans doute vous paraître une blanchisseuse émérite), cela lui ferait un bien incalculable. »

— Ce matin, m’imaginant l’avoir entendue descendre de très-bonne heure, je me trouvai en bas instantanément. Je ne m’étais pas trompé. Elle était là, au travail dans la salle à manger, dont la servante complétait l’arrangement et l’époussetage. Elle s’était levée de bonne heure pour terminer quelque petit keepsake qu’elle destinait à Henry. Je ne reçus qu’un froid accueil, que j’acceptai jusqu’à ce que la fille fût partie, me retirant très-tranquillement avec mon livre auprès de la fenêtre. Même quand nous étions seuls, je n’aimais pas à la déranger. Être assis dans le même lieu qu’elle était du bonheur, et le bonheur qui convenait pour une heure matinale, serein, incomplet, mais progressif. Je savais qu’en me montrant importun je m’exposais à une rebuffade. Sur son visage était clairement écrit : « Je ne suis pas à la maison pour les galants. » Je lus, je hasardai de temps à autre un regard ; je vis sa physionomie s’adoucir et s’ouvrir, lorsqu’elle s’aperçut que je respectais sa disposition d’esprit.

La distance qui nous séparait disparut, et la légère glace fondit insensiblement. Avant qu’une heure se fût écoulée, j’étais à côté d’elle, la regardant coudre, recueillant ses doux sourires et ses joyeuses paroles qui tombaient pour moi abondants. Nous étions assis, comme nous avions le droit de l’être, côte à côte. Mon bras reposait sur sa chaise ; j’étais assez près pour compter les points de son travail et discerner le trou de son aiguille. La porte s’ouvrit tout à coup.

Je crois que, si je m’étais alors levé d’auprès d’elle en sursaut, elle m’eût méprisé. Grâce au flegme de ma nature, je tressaille rarement. Lorsque je me trouve bien et confortablement, il n’est pas facile de me déranger ; j’étais bien, très-bien, conséquemment immuable. Aucun de mes muscles ne s’agita ; je regardai à peine la porte.

« Bonjour, oncle, dit-elle en s’adressant à ce personnage qui s’arrêta pétrifié sur le seuil.

— Il y a longtemps que vous êtes ici seule avec M. Moore ?

— Oui, très-longtemps ; nous sommes tous deux descendus de bonne heure ; il faisait à peine jour.

— Cette conduite n’est pas convenable…

— Elle ne l’a pas été d’abord : je me suis montrée de mauvaise humeur et peu polie ; mais vous pouvez voir que nous sommes maintenant les meilleurs amis du monde.

— J’en aperçois plus que vous ne voudriez que j’en aperçusse.

— Je ne crois pas, monsieur, dis-je ; nous ne déguisons rien. Permettez-moi de vous dire que toutes les observations que vous avez à faire, vous pouvez me les adresser. À partir de ce moment, je me place entre miss Keeldar et toute espèce d’ennui.

— Vous ! et qu’avez-vous donc à faire avec miss Keeldar ?

— La protéger, veiller sur elle, la servir.

— Vous, monsieur ? vous, le précepteur !

— Pas de paroles d’insulte, monsieur ! dit-elle ; pas d’expression méprisante envers M. Moore dans cette maison !

— Est-ce que vous prenez sa défense ?

— Sa défense ? oh ! oui. »

Elle se tourna vers moi avec un soudain et tendre mouvement, auquel je répondis en l’entourant de mon bras. Nous nous levâmes tous deux.

Good Ged[2] ! s’écria le personnage en robe de chambre qui frémissait à sa porte. Ged, je pense, est le nom d’un des lares de M. Sympson. Dans la détresse, il invoque toujours cette idole.

« Avancez, mon oncle, vous allez tout entendre : dites-lui tout, Louis.

— Je le défie de parler, le mendiant, le coquin, l’hypocrite, le vil, l’insinuant, l’infâme domestique ! Éloignez-vous de ma nièce, monsieur ; laissez-la aller ! »

Elle s’attacha à moi avec énergie, « Je suis près de mon futur mari, dit-elle ; qui osera le toucher en ma présence ?

— Son mari ! » dit-il.

Il leva et étendit les mains, et tomba sur son siége.

« Il y a quelque temps, vous désiriez savoir qui j’épouserais : mon intention était formée alors, mais je ne pouvais vous la communiquer ; à présent elle est mûre, parfaite ; acceptez Louis Moore pour mon mari.

— Mais vous ne l’épouserez pas, il ne vous aura pas ! s’écria-t-il avec rage.

— Je mourrais plutôt que d’en avoir un autre ; je mourrais si je ne l’avais pas. »

Il murmura des mots dont je ne souillerai jamais cette page.

Elle devint pâle comme la mort ; elle tremblait de tout son être ; ses forces l’abandonnèrent. Je la plaçai sur le sofa, je la regardai le temps nécessaire pour voir qu’elle n’était pas évanouie, ce dont elle m’assura par un divin sourire ; je l’embrassai, et je ne pourrais me rendre compte de ce qui se passa dans l’intervalle de cinq minutes. Elle m’a dit depuis, en pleurant, en riant et en tremblant, que je devins terrible et que je me donnai au démon ; elle m’a dit que je la quittai et fis un bond à travers la chambre, que M. Sympson disparut à travers la porte comme s’il eût été emporté par un canon ; je disparus aussi, et elle entendit mistress Gill pousser des cris d’effroi.

Mistress Gill criait encore lorsque je revins à moi : j’étais alors dans un autre appartement, le parloir aux boiseries de chêne, je crois ; je tenais M. Sympson terrassé devant-moi sur une chaise, ma main sur sa cravate. Ses yeux roulaient dans sa tête ; je l’étranglais, je crois. La femme de charge était là, se tordant les mains, me suppliant de le laisser ; je le laissai alors, et me sentis froid comme le marbre. Mais je dis à mistress Gill d’aller à l’instant chercher une chaise de poste à l’auberge de la Maison-Rouge, et j’avertis M. Sympson qu’il eût à quitter Fieldhead aussitôt qu’elle serait arrivée. Quoique effrayé et hors de lui, il répondit qu’il ne partirait pas. Répétant le premier ordre, j’y ajoutai celui d’aller chercher un constable ; je lui dis :

« Vous partirez, de gré ou de force. »

Il menaça de poursuites ; je ne m’inquiétais de rien ; je l’avais dominé une fois déjà, non pas aussi terriblement que maintenant, mais avec autant d’autorité. C’était une nuit que des voleurs attaquèrent la maison de Sympson-Grove. Dans sa misérable couardise, il se fût contenté d’appeler vainement au secours sans oser se défendre. J’avais alors été obligé de protéger sa famille et sa demeure en le dominant, et j’avais réussi. Cette fois je demeurai avec lui jusqu’à ce que la chaise arrivât, et je l’y accompagnai ; il m’injuria pendant tout ce temps. Il était aussi effaré qu’enragé ; il eût bien voulu résister, mais il ne savait comment. Il demanda que sa femme et ses filles partissent avec lui. Je lui dis qu’elles le suivraient aussitôt qu’elles auraient eu le temps de se préparer. Sa rage, son agitation, étaient inexprimables ; mais c’était une furie incapable d’action. Cet homme, convenablement manié, devait toujours demeurer impuissant. Je sais qu’il n’emploiera jamais la loi contre moi. Je sais que sa femme, qu’il tyrannise sans cesse dans les bagatelles, le guide dans les affaires d’importance. J’ai depuis longtemps gagné la gratitude de la mère par mon dévouement à son fils. Dans quelques maladies d’Henry, je l’ai soigné, mieux, dit-elle, qu’aucune femme n’eût pu le faire : elle n’oubliera jamais cela. Elle et ses filles m’ont quitté aujourd’hui dans une consternation muette et irritée, mais elle me respecte. Lorsque Henry s’est pendu à mon cou, pendant que j’arrangeais son manteau pour qu’il n’eût pas froid, bien qu’elle détournât la tête, j’ai vu les larmes jaillir de ses yeux. Elle plaidera ma cause avec d’autant plus de zèle, parce qu’il m’a quitté en colère. Je suis content de cela, non pour moi, mais pour cette idole de ma vie, ma Shirley.

Une semaine après il écrit encore :

Je suis maintenant à Stilbro’ ; j’ai pris ma résidence temporaire avec un ami, un commerçant, auquel je puis être utile dans ses affaires. Chaque jour je vais à cheval à Fieldhead. Combien se passera-t-il de temps avant que je puisse appeler ce manoir ma maison, et la maîtresse ma femme ? je ne suis pas content, je ne suis pas tranquille. Je suis quelquefois torturé. À la voir maintenant, on croirait que jamais elle n’a pressé sa joue contre mon épaule, que jamais elle ne s’est attachée à moi avec tendresse et confiance. J’ai de l’inquiétude ; elle me rend malheureux. Quand je la visite, elle m’évite, elle me fuit. Aujourd’hui j’ai rencontré une fois son visage, résolu à obtenir un plein regard de ses yeux noirs et profonds ; il est difficile de décrire ce que j’ai lu dans ses yeux. Panthère ! belle enfant des forêts ! nature sauvage, indomptée, incomparable ! elle mord sa chaîne : je vois ses dents blanches ronger l’acier. Elle rêve de ses forêts sauvages, elle soupire après sa liberté virginale. Je voudrais que les Sympson revinssent, pour l’obliger à m’enlacer de ses bras. Je voudrais qu’elle se crût en danger de me perdre, comme je cours le risque de la perdre. Non : ce n’est pas la perte que je crains, mais le délai.

Il est nuit en ce moment… minuit : j’ai passé l’après-midi et la soirée à Fieldhead. Il y a quelques heures elle a passé auprès de moi, descendant l’escalier de chêne pour entrer dans le vestibule. Elle ne savait pas que j’étais là dans l’obscurité, regardant les brillantes constellations de cette nuit glaciale. Comme elle glissait le long de la rampe ! avec quel éclat voilé son œil brillait sur moi, pendant qu’elle passait fugitive, svelte et rapide comme une aurore boréale !

Je l’ai suivie dans le salon. Mistress Pryor et Caroline Helstone étaient là toutes deux. Elle les a priées de venir lui tenir compagnie pendant quelque temps. Dans son blanc costume de soirée, avec ses longs cheveux flottans, son pas léger, ses joues pâles, son œil plein d’éclairs, elle ressemblait à un esprit, à un être composé d’un seul élément, l’enfant de l’air et de la flamme, la fille d’un rayon et d’une goutte de pluie, une chose qu’il est impossible d’atteindre, d’arrêter, de fixer. J’eusse désiré pouvoir éviter de la suivre du regard pendant qu’elle se mouvait çà et là, mais c’était impossible. Je parlais du mieux que je pouvais avec les autres ladies, mais je ne regardais qu’elle. Elle était très-silencieuse ; je crois qu’elle ne m’a pas parlé, qu’elle ne m’a pas offert de thé. Il est arrivé que mistress Gill l’a appelée pour une minute. J’ai passé dans le vestibule éclairé par la lune, dans l’espoir de recevoir un mot à son retour. J’ai réussi.

« Miss Keeldar, restez un instant ! lui ai-je dit en allant au-devant d’elle.

— Pourquoi ? le vestibule est trop froid.

— Il n’est pas froid pour moi ; à mon côté il ne devrait pas être froid pour vous.

— Mais je grelotte.

— De crainte, je crois. Pourquoi me craignez-vous ? vous êtes réservée et me fuyez. Pourquoi ?

— Il y a bien de quoi avoir peur de se voir rencontrée par un grand et noir fantôme au clair de la lune.

— Oh ! ne passez pas ! restez un instant ; échangeons quelques mots ensemble. Voilà trois jours que je n’ai pu vous parler en particulier. De tels changemens sont cruels.

— Je n’ai aucune envie d’être cruelle, a-t-elle répondu avec assez de douceur (et vraiment il y avait de la douceur dans toute sa manière d’être, dans son visage, dans sa voix ; mais il y avait aussi de la réserve).

— Vous m’avez certainement causé de la peine, lui ai-je dit. Il y a à peine une semaine que vous m’avez appelé votre futur époux et traité comme tel : maintenant je suis plus que jamais pour vous le précepteur. Vous m’appelez M. Moore ; vos lèvres ne se souviennent plus du nom de Louis.

— Non ; Louis, c’est un nom limpide et aisé à prononcer ; je ne l’oublierai pas de sitôt.

— Soyez cordiale pour Louis, alors ; approchez-le, laissez-vous approcher.

— Je suis cordiale, a-t-elle dit en se redressant comme une blanche statue.

— Votre voix est très-douce, et très-basse, ai-je répondu en avançant doucement ; vous semblez subjuguée, mais cependant effrayée.

— Non, je suis tout à fait calme et ne m’effraye de rien, m’a-t-elle répondu.

— De rien, excepté de votre adorateur. »

Je courbai un genou devant elle.

« Vous voyez que je suis dans un monde nouveau, monsieur Moore : je ne me connais pas moi-même : je ne vous connais pas ; mais relevez-vous ; quand vous agissez ainsi, je me sens troublée et émue. »

J’ai obéi. Cela ne m’eût guère convenu de rester longtemps dans cette attitude. Je ne lui ai pas demandé vainement le calme et la confiance : elle s’est attachée à moi de nouveau.

« Maintenant, Shirley, lui ai-je dit, vous devez concevoir combien je suis loin d’être heureux dans mon état incertain et non fixé.

— Oh ! oui, vous êtes heureux ! s’écria-t-elle avec rapidité. Vous ne savez pas combien vous êtes heureux ! tout changement serait à votre préjudice.

— Heureux ou non, je ne puis supporter d’attendre plus longtemps ; vous êtes trop généreuse pour exiger cela.

— Soyez raisonnable, Louis, soyez patient. J’admire votre patience.

— Ne m’admirez plus, alors ; aimez-moi, au contraire : fixez le jour de notre mariage ; pensez à cela ce soir, et décidez. »

Elle a soupiré un murmure inarticulé, mais expressif ; elle s’est précipitée ou plutôt s’est évanouie de mes bras, et je l’ai perdue.




CHAPITRE XII.

Le dénoûment.


Lecteur, nous devons régler maintenant nos comptes. Je n’ai plus qu’à narrer brièvement le destin de quelques-uns des personnages dont nous avons fait la connaissance dans le cours de ce livre, puis il faudra nous donner la poignée de main et nous séparer.

Revenons d’abord aux vicaires, les bien-aimés, trop longtemps négligés. Avancez, mérite modeste ! Malone, je le vois, répond promptement à l’invitation : il croit que je m’adresse à lui.

Non, Pierre-Auguste, nous ne pouvons rien avoir à vous dire. Nous ne pourrions nous résoudre à conter la touchante histoire de vos faits et de votre destinée. Ne savez-vous pas, Pierre, que le public a ses caprices ; que le vrai sans fard ne lui va point ; qu’il ne digérerait pas les faits dans leur simplicité ? Ne savez-vous pas que le cri du cochon n’est pas plus goûté maintenant qu’autrefois ? Si je racontais la catastrophe qui vous a atteint, le public tomberait dans des attaques de nerfs, et il n’y aurait qu’un cri pour demander des sels volatils et des plumes brûlées. « Impossible ! dirait-on par ci ; faux ! s’écrierait-on par là ; de mauvais goût ! » répondrait-on de toutes parts. Remarquez-le bien ! toutes les fois que vous présentez aux gens la vérité réelle et simple, elle est toujours dénoncée comme un mensonge ; ils la désavouent, la renient, la rejettent sur la paroisse. Au contraire, la création imaginaire, la pure fiction, est adoptée, caressée, trouvée jolie, convenable, merveilleusement naturelle ; le misérable petit bâtard reçoit toutes les friandises, l’honnête et légitime petit enfant toutes les bourrades. Ainsi va le monde, Pierre ; et, comme vous êtes le marmot légitime, rude, crasseux et méchant, vous devez vous tenir à l’écart.

Faites place à M. Sweeting.

Le voici qui s’avance avec sa femme au bras ; la plus splendide et la plus pesante femme du Yorkshire : mistress Sweeting, ci-devant miss Dora Sikes. Ils furent mariés sous les plus heureux auspices, M. Sweeting venant d’être promu à une paroisse d’un revenu confortable, et M. Sikes se trouvant en position de donner à Dora une belle dot. Ils vécurent ensemble de longues et heureuses années, chéris de leurs paroissiens, et au milieu d’un nombreux cercle d’amis.

Eh ! voilà qui est, je pense, assez joliment tourné.

Avancez, monsieur Donne !

Ce gentleman tourna admirablement : beaucoup mieux que vous ou moi n’eussions pu l’espérer, lecteur. Lui aussi se maria avec une petite femme pleine de sens, et de manières douces et élégantes. Ce fut lui qui fit son choix ; il devint un modèle de caractère domestique et un prêtre de paroisse véritablement actif (il refusa consciencieusement jusqu’à sa mort d’agir en qualité de pasteur). Il brunissait l’intérieur de la coupe et du plateau avec la meilleure poudre à polir ; il surveillait les ornements du temple et de l’autel avec le zèle d’un tapissier, le soin d’un ébéniste ; sa petite école, sa petite église, son petit presbytère, lui durent leur érection, et ils lui faisaient honneur : chacun, était un modèle en son genre. Si l’uniformité et le goût en architecture eussent été la même chose que la consistance et le zèle en religion, quel berger d’un troupeau chrétien aurait fait M. Donne ! Il y avait un art dans lequel personne ne surpassait M. Donne : l’art de solliciter. Par ses propres efforts, il obtint de l’argent pour toutes ses constructions. En cette matière, il avait une puissance d’imagination, une activité d’action, tout à fait uniques. Il sollicitait du riche et du pauvre, du paysan sans souliers et du duc couronné. Il envoyait des lettres partout, à la vieille reine Charlotte, aux princesses ses filles, à ses fils les ducs royaux, au prince Castelreagh, à chaque membre du ministère alors en fonctions ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’il tirait quelque chose de chacun de ces personnages. Il obtint cinq livres sterling de l’avare vieille lady la reine Charlotte, et deux guinées de son fils aîné, le royal dissipateur. Quand M. Donne se mettait en campagne pour ses expéditions de mendicité, il se couvrait d’une armure complète de mailles d’airain ; vous lui auriez donné hier une centaine de guinées, que ce n’était pas une raison pour que vous ne lui en donnassiez pas deux cents aujourd’hui. Il vous eût tenu en face ce langage, et dix fois pour une vous lui auriez donné votre argent. On lui donnait pour se débarrasser de lui. Après tout, il faisait quelque bien avec cet or, et était utile à ses semblables.

Peut-être dois-je faire remarquer qu’à la profonde et soudaine disparition de M. Malone de la scène de la paroisse de Briarfield (vous ne pouvez savoir comment elle arriva, lecteur ; votre curiosité sera frustrée, afin de ne point choquer votre élégant amour du joli et de l’amusant), il vint pour le remplacer un autre vicaire irlandais, M. Macarthey. Je suis heureux de pouvoir vous apprendre, avec vérité, que ce gentleman fit autant d’honneur à son pays que Malone lui fit de discrédit. Il se montra décent, bien élevé et consciencieux, autant que Pierre était rampant, bruyant et… Je supprime cette dernière épithète, parce que ce serait mettre le chat hors du sac. Il travailla avec zèle au bien de la paroisse ; les écoles du dimanche et celles de la semaine fleurirent sous sa direction comme des lauriers. Étant humain, il avait certainement ses défauts ; ceux-là cependant étaient les défauts de son état, ce que beaucoup nommeraient des vertus. La circonstance de se trouver invité à un thé avec un dissident l’eût mis hors de son assiette pour une semaine ; le spectacle d’un quaker gardant son chapeau sur la tête à l’église, la pensée d’une petite créature morte sans baptême, enterrée avec les rites du culte, ces choses pouvaient faire un étrange ravage dans l’économie physique et intellectuelle de M. Macarthey ; autrement, il était sain et raisonnable, diligent et charitable.

Je ne doute pas que le public qui aime la justice n’ait remarqué jusqu’ici que j’ai apporté une criminelle nonchalance à poursuivre, saisir et conduire à un châtiment mérité l’assassin de M. Moore. C’était une belle occasion de mener, pour mes lecteurs qui aiment ces choses, un branle à la fois honnête et excitant ; une danse où se seraient trémoussés la loi et l’Évangile, le donjon, le dock et le gibet. Vous auriez peut-être aimé cela, lecteur, mais moi non. Je me serais bientôt querellé avec mon sujet, et je l’aurais abandonné. J’ai été heureux que les faits m’eussent parfaitement déchargé de cette tâche. Le meurtrier ne fut jamais puni, par la bonne raison qu’il ne fut jamais saisi, ce qui résulta de cette autre circonstance, qu’il ne fut jamais poursuivi. Les magistrats eurent l’air de vouloir se remuer et faire de grandes choses ; mais puisque Moore lui-même, au lieu de les presser et de les conduire comme auparavant, demeurait tranquille sur sa petite couche du cottage, riant sous cape et ricanant à chaque trait de sa pâle figure étrangère, ils se ravisèrent et, après avoir rempli certaines formalités indispensables, résolurent prudemment de laisser tomber l’affaire : ce qu’ils firent.

M. Moore savait qui lui avait tiré le coup de fusil ; tout Briarfield le savait : ce n’était autre que Michael Hartley, le tisserand à moitié fou dont nous avons déjà parlé, un frénétique antinomien en religion, et un forcené niveleur en politique. Le pauvre homme mourut du delirium tremens, une année après sa tentative de meurtre, et Moore donna à sa malheureuse femme une guinée pour le faire enterrer.

L’hiver a fui : le printemps l’a suivi avec son atmosphère embaumée, ses fleurs et sa brillante végétation ; nous sommes maintenant dans le cœur de l’été, au milieu de juin, juin 1812.

Il fait un temps brûlant. Le ciel est d’un azur profond et d’un rouge d’or : il convient à l’époque ; il convient au siècle ; il convient à l’esprit actuel des nations. Le xixe siècle folâtre dans son adolescence de géant. Le jeune Titan déracine des montagnes dans ses ébats, et roule des rochers dans ses jeux sauvages. Cet été, Bonaparte est en selle. Il parcourt avec ses armées les déserts russes ; il a avec lui les Français et les Polonais, les Italiens et les enfants du Rhin, au nombre de six cent mille. Il marche sur l’antique Moscou ; sous les vieux murs de cette ville le rude Cosaque l’attend. Barbare stoïque ! il attend sans crainte de la ruine immense qui s’avance comme un tourbillon. Il met sa confiance dans un nuage chargé de neige. La steppe, le vent, l’orage et la grêle sont ses refuges. Ses alliés sont les éléments ; l’air, le feu, l’eau. Et quels sont ceux-là ? trois terribles archanges toujours debout devant le trône de Jéhovah. Ils sont vêtus de blanc, et portent des ceintures d’or. Ils tiennent des fioles qui regorgent de la colère de Dieu. Leur temps est le jour de la vengeance, leur signal le nom du Dieu des armées, tonnant avec la voix de sa majesté.

« Es-tu entré dans les trésors de neige ? ou as-tu vu les trésors de grêle que j’ai réservés contre les temps de trouble contre le jour de bataille et de guerre ?

« Allez : versez les fioles de la colère de Dieu sur la terre.

« C’est fait : la terre est brûlée par le feu ; la mer ressemble au sang d’un homme mort ; les îles fuient ; on ne trouve plus les montagnes. »

Cette année-là, lord Wellington prit le commandement en Espagne. Ils le firent, généralissime, pour leur propre salut. Cette année-là il prit Badajoz, il combattit au camp de Victoria, il emporta Pampelune, et prit d’assaut Saint-Sébastien ; cette année-là, il gagna Salamanque.

Hommes de Manchester ! je vous demande pardon pour ce petit résumé de vos exploits guerriers : mais il est sans conséquence. Lord Wellington n’est pour vous maintenant qu’un vieux gentleman décrépit. Je crois même que quelques-uns de vous l’ont appelé « radoteur ; » vous l’avez raillé sur son âge, sur la perte de sa vigueur physique. Quels beaux héros vous êtes vous-mêmes ! Des hommes comme vous ont le droit de fouler aux pieds tout ce qu’il y a de mortel dans un demi-dieu. Raillez à votre aise, votre mépris ne brisera jamais son grand et vieux cœur.

Mais arrivez, amis, quakers, ou imprimeurs d’indiennes, tenons un congrès de la paix et distillons paisiblement notre venin. Nous avons parlé avec un zèle indécent contre les batailles sanglantes et les généraux bouchers. Nous arrivons enfin à un triomphe dans notre sphère. Le 18 juin 1812, les ordres en conseil furent rapportés, et les ports bloqués ouverts. Vous savez bien, vous tous qui êtes assez vieux pour vous le rappeler, comme vous fîtes retentir le Yorkshire et le Lancashire de vos cris de joie à cette occasion. Les sonneurs fêlèrent une cloche du beffroi de Briarfield ; elle sonne faux encore maintenant. L’Association des Marchands et des Manufacturiers se réunit dans un grand dîner à Stilbro’, et tous retournèrent chez eux dans un état que leurs femmes ne désirent pas revoir. Liverpool tressaillit et renifla comme un cheval marin éveillé au milieu de ses roseaux par un coup de tonnerre. Quelques-uns des marchands américains se sentirent menacés d’apoplexie et se firent saigner. Tous, en hommes sages, dans ce premier moment de prospérité, se préparèrent à se ruer dans la spéculation, et à prévoir les nouvelles difficultés dans les profondeurs desquelles ils pourraient se perdre dans l’avenir. Les approvisionnements qui avaient été accumulés pendant des années s’écoulèrent en un clin d’œil. Les magasins furent dégarnis, les navires chargés ; le travail abonda, les salaires s’élevèrent. Le bon temps semblait venu ; les espérances pouvaient être trompeuses, mais elles étaient brillantes ; pour quelques-uns elles étaient même réelles. À cette époque, dans le seul mois de juin, plus d’une solide fortune fut réalisée.

Lorsque toute une province se réjouit, les plus humbles de ses habitants prennent leur part du festin. Le son des cloches pénètre dans les demeures les plus fermées comme une invitation à la joie. Ainsi pensait Caroline Helstone, en s’habillant plus élégamment que de coutume dans ce jour de triomphe du commerce, pour aller passer l’après-midi à Fieldhead et présider à certaines préparations de toilette qui avaient lieu en vue d’un grand événement, le dernier mot en ces matières étant réservé à son goût parfait. Elle décida sur la couronne, le voile, la robe qui devaient être portés à l’autel ; elle choisit diverses robes et autres objets pour les occasions plus ordinaires, sans beaucoup consulter l’opinion de la fiancée, cette lady se trouvant alors dans une humeur peu facile.

Louis avait présagé des difficultés, et il les avait rencontrées. Dans le fait, son amante s’était montrée exquisement provocante, différant son mariage de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois ; d’abord le cajolant avec de douces paroles, puis enfin forçant sa nature forte et délibérée à se révolter contre sa tyrannie, à la fois si douce et si intolérable.

Il avait fallu une sorte d’orage pour l’amener à ce point ; mais elle était enfin là, enchaînée à un jour fixe, conquise par l’amour et liée par sa parole.

Ainsi vaincue et asservie, elle gémissait comme l’enfant du désert enchaîné. Son dompteur seul pouvait la consoler ; sa présence seule pouvait remplacer sa liberté perdue ; en son absence elle restait assise ou errait seule de côté et d’autre ; elle parlait peu, et mangeait encore moins.

Elle ne s’occupa d’aucun préparatif pour la noce ; Louis fut obligé de diriger lui-même tous les arrangements. Il fut le maître de fait à Fieldhead, plusieurs semaines avant de le devenir de nom : le moins présomptueux et le plus bienveillant des maîtres ; mais absolu avec sa lady. Elle abdiqua sans un mot ni une lutte. « Allez à M. Moore ; demandez à M. Moore, » telle était sa réponse lorsqu’on lui demandait des ordres. Jamais amoureux d’une riche fiancée ne fut si complètement délivré du rôle subalterne, si inévitablement forcé d’assumer un pouvoir souverain.

Dans tout cela mistress Keeldar cédait partiellement à sa disposition ; mais une remarque qu’elle fit une année après prouva qu’elle agissait aussi un peu par système, « Louis, disait-elle, n’eût jamais appris à régner, si je n’avais cessé de gouverner : l’incapacité du souverain a développé les pouvoirs du premier ministre. »

Il avait été décidé que miss Helstone serait la demoiselle d’honneur dans les noces qui approchaient ; mais la fortune lui avait destiné un autre rôle.

Elle revint à la rectorerie d’assez bonne heure pour arroser ses plantes. Elle avait accompli cette petite tâche. La dernière à laquelle elle avait donné ses soins était un rosier-arbuste, qui fleurissait dans un coin tranquille sur le derrière de la maison. Cette plante avait reçu la rafraîchissante ondée : Caroline se reposait alors une minute. Près du mur était un fragment de pierre sculptée, une relique monacale, autrefois peut-être la base d’une croix : elle monta dessus afin de mieux dominer de la vue ce qui l’entourait. Elle tenait encore l’arrosoir d’une main ; de l’autre elle relevait sa jolie robe, de peur qu’elle ne fût tachée par quelques éclaboussures : elle regarda par-dessus le mur, le long de quelques champs solitaires ; au loin trois arbres sombres se dressaient côte à côte contre le ciel ; une épine solitaire apparaissait très-loin au bout d’un défilé. Elle vit le sombre marais, où s’allumaient les feux de joie : la soirée d’été était chaude ; le carillon des cloches était joyeux ; la fumée bleue des feux semblait douce, leur flamme brillante ; au-dessus d’eux, dans le firmament d’où le soleil venait de disparaître, étincelait un point argenté, l’Étoile d’Amour.

Caroline n’était pas malheureuse ce soir-là ; bien au contraire : mais en regardant, elle soupira, et pendant qu’elle soupirait, une main l’entoura et se reposa doucement sur sa taille ; Caroline crut savoir qui s’était approché d’elle : elle reçut l’attouchement sans tressaillir.

« Je regarde Vénus, maman ; voyez comme elle est belle. Comme son éclat est brillant, comparé àla flamme rouge des feux de joie ! »

La réponse fut une caresse plus prononcée ; Caroline se retourna et se trouva non en face du visage de matrone de mistress Pryor, mais d’un sombre et mâle visage. Elle laissa tomber son arrosoir, et descendit du piédestal.

« Je viens de rester une heure avec maman, dit l’intrus. J’ai eu avec elle une longue conversation. Où êtes-vous allée pendant ce temps-là ?

— À Fieldhead. Shirley est aussi fantasque que jamais, Robert. Elle ne répond ni oui ni non à aucune des questions qu’on lui adresse. Elle se plaît seule : je ne pourrais dire si elle est mélancolique ou nonchalante : si vous l’excitez ou la raillez, elle vous jette un regard moitié pensif, moitié insouciant, qui vous rend aussi étrange, aussi malade qu’elle. Je ne sais ce que Louis fera d’elle ; pour ma part, si j’étais gentleman, je pense que je ne voudrais pas l’entreprendre.

— Ne vous mettez pas en peine d’eux : ils ont été faits l’un pour l’autre. Louis, c’est étrange à dire, ne l’aime que mieux à cause de ses caprices. Si quelqu’un est capable de la gouverner, c’est lui. Elle le soumet à de rudes épreuves, cependant. Avec son caractère calme, il a eu à lui faire une cour orageuse ; mais vous voyez que pour lui tout se termine par la victoire. Caroline, je vous ai cherchée pour vous demander une audience. Pourquoi les cloches sonnent-elles ?

— Pour le rappel de votre terrible loi, les ordres que vous haïssez tant. Vous êtes content, n’est-ce pas ?

— Hier soir, à cette même heure, j’emballais quelques livres pour un voyage à travers l’Océan : c’étaient les seules possessions, excepté quelques habits, des semences, des racines et des outils, que je me crusse libre d’emporter avec moi au Canada. J’allais vous quitter.

— Me quitter ? »

Ses petits doigts s’attachaient à son bras. Elle paraissait effrayée.

« Pas maintenant, pas maintenant. Examinez mon visage ; oui, regardez-moi bien : est-ce que vous y lisez le désespoir de la séparation ? »

Elle vit une physionomie animée, dont les caractères étaient tous radieux, bien que la page elle-même fût sombre : ce visage, puissant par la noblesse de ses traits, versa sur elle l’espérance, l’amour, la joie.

« Est-ce que ce rappel vous fera du bien, beaucoup de bien, un bien immédiat ? demanda-t-elle.

— Le rappel des ordres en conseil me sauve. Maintenant, je ne serai pas banqueroutier ; maintenant, je n’abandonnerai pas mes affaires ; maintenant, je ne quitterai pas l’Angleterre ; maintenant, je ne serai plus pauvre, je pourrai payer mes dettes ; tout le drap que j’ai dans mes magasins me sera acheté, et je recevrai des commissions pour une quantité beaucoup plus considérable. Ce jour donne à ma fortune une large et solide fondation, sur laquelle, pour la première fois de ma vie, je puis construire avec sécurité. »

Caroline dévorait ses paroles ; elle tenait ses mains dans les siennes ; elle respira longuement.

« Vous êtes sauvé ? Vos lourds embarras sont levés ?

— Ils sont levés ; je respire, je puis agir.

— Enfin ! Oh ! la Providence est bonne. Remerciez-la, Robert.

— Je remercie la Providence.

— Et moi aussi, je la remercie, pour l’amour de vous. »

Elle levait au ciel des yeux pleins de ferveur.

« Maintenant, je puis prendre plus d’ouvriers, donner de meilleurs salaires, concevoir des plans plus sages et plus libéraux, faire quelque bien, être moins égoïste. Maintenant, Caroline, je peux avoir une maison, une maison que je pourrai appeler mienne, et maintenant… »

Il s’arrêta, car sa voix était profondément émue.

« Et maintenant, reprit-il, maintenant, je puis penser au mariage ; maintenant, je puis chercher une femme. »

Ce n’était point pour elle le moment de parler, elle garda le silence.

« Est-ce que Caroline, qui espère tendrement être pardonnée comme elle pardonne, me pardonnera tout ce que je lui ai fait souffrir, tout ce long tourment que je lui ai méchamment causé, toute cette maladie de corps et d’esprit qu’elle m’a due ? Oubliera-t-elle ce qu’elle sait de ma pauvre ambition, de mes desseins sordides ? Me permettra-t-elle d’expier tout cela ? Me permettra-t-elle de lui prouver que, si je l’ai autrefois abandonnée cruellement, si j’ai joué avec son affection, si je l’ai injuriée bassement, je peux maintenant l’aimer fidèlement, la chérir avec tendresse ? »

Sa main était toujours dans celle de Caroline : une douce pression lui répondit.

« Est-ce que Caroline est à moi ?

— Caroline est à vous.

— Je connais le prix de ce trésor ; le sentiment de sa valeur est là, dans mon cœur. Ma vie est nécessairement liée à la sienne ; le sang qui circule dans mes artères ne m’est pas plus précieux que son bonheur et son bien-être.

— Je vous aime aussi, Robert, et j’aurai pour vous le plus entier dévouement.

— Oui, vous aurez pour moi un soin dévoué, fidèle ! Comme si cette rose pouvait promettre d’abriter contre la tempête cette pierre dure et grise ! Mais elle aura soin de moi, à sa manière : ces mains seront les aimables dispensatrices de tout le bonheur que je puis goûter. Je sais que l’être que je désire lier à moi m’apportera une consolation, un amour, une pureté auxquels, de moi-même, je suis étranger. »

Tout à coup Caroline se troubla ; sa lèvre frémit.

« Qui trouble ma colombe ? demanda Moore, comme elle se pressait contre lui, et se reculait tout à coup avec embarras.

— Pauvre maman ! Je suis tout ce qu’elle possède : devrais-je la quitter ?

— J’ai pensé à cette difficulté. Moi et maman l’avons discutée.

— Dites-moi ce que vous voulez, ce que vous exigez, et je verrai s’il m’est possible de consentir. Mais je ne puis l’abandonner, je ne puis lui briser le cœur, même pour vous.

— Elle vous a été fidèle lorsque je vous ai abandonnée, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais approché de votre lit de douleur ; elle n’a pas quitté un instant votre chevet.

— Que dois-je faire ? Tout, plutôt que de la quitter.

— Je veux que vous ne la quittiez jamais.

— Elle pourra demeurer très-près de nous.

— Avec nous. Seulement, elle aura son appartement et sa servante. Elle a stipulé cela elle-même.

— Vous savez qu’elle a un revenu qui, avec ses habitudes d’économie, la rend tout à fait indépendante ?

— Elle me l’a dit avec une aimable fierté qui m’a rappelé celle d’une autre personne.

— Elle n’aime point à se mêler des affaires d’autrui, et est tout à fait incapable de commérages.

— Je la connais, Cary ; mais si, au lieu d’être la personnification de la réserve et de la discrétion, elle était quelque chose de tout opposé, je ne la craindrais encore pas.

— Cependant elle sera votre belle-mère ? »

Caroline fit un petit signe de tête espiègle. Moore sourit.

« Louis et moi ne sommes pas de cette espèce d’hommes qui craignent leurs belles-mères, Cary ; nos ennemis n’ont jamais été, ne seront jamais les membres de notre propre famille. Je ne doute pas que ma belle-mère ne fasse beaucoup de cas de moi.

— Assurément, à sa façon calme, vous savez. Elle n’est pas démonstrative, et, lorsque vous la voyez silencieuse, ou même froide, il ne vous faut pas croire qu’elle soit contrariée : c’est seulement sa manière d’être. Laissez-moi me faire son interprète toutes les fois que son caractère vous embarrassera ; croyez toujours ce que je vous dirai d’elle, Robert.

— Oh ! entièrement. Plaisanterie à part, je crois que nous nous conviendrons on ne peut mieux. Hortense, vous savez, est excessivement susceptible, et peut-être pas toujours raisonnable dans ses exigences ; cependant, la chère et honnête fille, je ne l’ai jamais affligée, je n’ai jamais de ma vie eu une sérieuse querelle avec elle.

— Non, vous êtes généreusement, tendrement indulgent pour elle, et vous serez de même pour maman. Vous êtes un gentleman des pieds à la tête, Robert, et nulle part aussi parfait que dans votre intérieur.

— Voilà un éloge que j’aime, il m’est très-doux. Je suis aise que ma Caroline m’envisage sous cet aspect.

— Maman pense de vous absolument comme moi.

— Pas tout à fait, j’espère ?

— Elle ne pense pas à vous épouser : ne soyez pas vain ; mais elle me dit l’autre jour : « Ma chérie, M. Moore a d’agréables manières ; c’est un des rares gentlemen que j’aie vus unir la politesse à un air de sincérité. »

— Maman est un peu misanthrope, n’est-ce pas ? Elle n’a pas la meilleure opinion du sexe le plus fort ?

— Elle s’abstient de juger les hommes en général ; mais elle a ses exceptions qu’elle admire : Louis et M. Hall, et depuis longtemps vous-même. Elle ne vous aimait pas autrefois. Je savais cela parce qu’elle ne parlait jamais de vous. Mais Robert…

— Eh bien, quoi maintenant ? quelle est cette nouvelle pensée ?

— Vous n’avez pas encore vu mon oncle ?

— Je l’ai vu ; maman l’a appelé dans sa chambre ; il a consenti conditionnellement. Si je prouve que je puis suffire aux besoins d’une femme, vous serez à moi. Et je puis y suffire mieux qu’il ne le pense, mieux que je ne voudrais m’en vanter.

— Si vous devenez riche, vous ferez du bien avec votre argent, Robert ?

— Je ferai du bien : vous me direz comment il faudra faire. J’ai d’ailleurs quelques idées particulières dont nous parlerons au sein de notre foyer quelque jour. J’ai vu la nécessite de faire le bien. J’ai appris combien il est insensé d’être égoïste. Caroline, je vois ce que je vais vous prédire. Cette guerre doit avant peu arriver à sa fin. Le commerce est assuré de prospérer pendant quelques années. Il peut survenir quelque mésintelligence entre l’Angleterre et l’Amérique, mais cela ne pourra durer. Que diriez-vous si un jour, peut-être dans dix ans d’ici, Louis et moi partagions entre nous la paroisse de Briarfield ? Louis, à tout événement, est assuré de la puissance et de la fortune ; il n’enterrera pas ses talents. C’est un garçon charitable, et il possède en outre une intelligence supérieure. Son esprit est lent, mais fort : il doit agir, il peut agir après mûre délibération, mais il agira bien. Il sera fait magistrat du district. Shirley l’a dit : elle se mettrait impétueusement et prématurément à l’œuvre pour lui obtenir cette dignité, s’il la laissait faire ; mais il l’en empêchera. Comme d’habitude, il n’est pas pressé. Il n’aura pas été le maître de Fieldhead pendant un an, que tout le district sentira sa tranquille influence et reconnaîtra sa supériorité modeste. On a besoin d’un magistrat, et ils l’investiront en temps opportun, volontairement et sans contrainte, de cette fonction. Tout le monde admire sa future femme, et avec le temps il sera aimé de tout le monde. Il est de la pâte que l’on aime généralement, « bon comme le pain, » le pain quotidien, pour les plus délicats : bon pour l’enfant et pour le vieillard, charitable pour le pauvre, il ne portera point ombrage au riche. Shirley, en dépit de ses caprices et de ses singularités, de ses tergiversations et de ses délais, a pour lui un attachement profond. Un jour elle le verra aussi universellement aimé qu’elle peut le désirer ; il sera aussi universellement estimé, considéré, consulté ; on s’en rapportera à lui pour toute chose, trop peut-être. Son avis sera toujours judicieux, son assistance pleine de bienveillance ; avant qu’il soit peu, tous deux lui seront trop demandés : il faudra qu’il impose des restrictions. Pour moi, si je réussis dans ce que j’ai l’intention de faire, mon succès ajoutera à son revenu et à celui de Shirley : je puis doubler la valeur de leur propriété ; je puis couvrir le stérile Hollow de rangées de cottages et de jardins.

— Robert !… vous défricheriez les taillis !

— Le taillis sera du bois à brûler avant que cinq ans se soient écoulés ; la belle et sauvage ravine sera une douce descente ; la verte terrasse naturelle sera une rue pavée ; il y aura des cottages dans la sombre ravine et des cottages sur la pente stérile ; le dur sentier hérissé de cailloux sera une route unie, ferme, large et noire, formée avec les cendres de ma fabrique ; et ma fabrique, Caroline, ma fabrique remplira toute la cour actuelle.

— C’est horrible ! vous voulez changer l’air bleu et pur de la campagne pour l’atmosphère fumeuse de Stilbro’.

— Je veux répandre les eaux du Pactole à travers la vallée de Briarfield.

— J’aime mille fois mieux le ruisseau.

— J’obtiendrai une loi pour enclore le communal de Nunnely et le diviser en fermes.

— Le marais de Stilbro’ vous défie, cependant, grâce au ciel ! Que pourrez-vous faire venir sur la mousse de Bilberry ? Qu’est-ce qui fleurira sur Rushedge ?

— Caroline, les ouvriers sans asile, sans pain, sans travail, viendront de loin à la fabrique de Hallow ; Joe Scott leur donnera de l’ouvrage, Louis Moore leur louera une maison, et mistress Gill pourvoira à leurs besoins jusqu’au premier jour de paye. »

Caroline sourit avec bonheur.

« Quelle école du dimanche vous allez avoir, Cary ! Quelles assemblées vous allez réunir ! Quelles écoles de chaque jour vous, Shirley et miss Ainley, aurez à gouverner, à surveiller ! La fabrique trouvera des salaires pour un maître et une maîtresse, et le squire et le drapier donneront un festin quatre fois par an. »

Elle lui offrit un baiser muet, baiser dont il prit avantage pour lui en extorquer cent autres.

« Rêves extravagants ! dit Moore avec un soupir et un sourire ; peut-être cependant en pourrons-nous réaliser quelques-uns. Mais, la rosée tombe : mistress Moore, prenez mon bras, nous allons rentrer. »

Nous sommes en août : les cloches retentissent encore, non-seulement à travers le Yorkshire, mais aussi à travers l’Angleterre. D’Espagne la voix de la trompette a sonné longtemps ; elle devient de plus en plus retentissante ; elle proclame Salamanque gagnée. Ce soir-là Briarfield doit être illuminé. Ce jour-là tous les fermiers du domaine de Briarfield dînent ensemble ; les ouvriers de la fabrique de Hollow seront réunis pour un semblable objet. Les écoles ont une grande fête. Le matin, deux mariages ont été célébrés dans l’église de Briarfield : celui de Louis Gérard Moore, Esq., avec Shirley, fille de feu Charles Cave, de Fieldhead, et celui de Robert Gérard Moore, de la fabrique de Hollow, avec Caroline, nièce du Révérend Matthewson Helstone, maître ès arts, recteur de Briarfield.

Le premier de ces mariages a été célébré par M. Helstone, Hiram Yorke, squire de Briarmains, conduisant la fiancée ; le second, par M. Hall, curé de Nunnely. Parmi les invités, les plus remarquables personnages étaient les deux jeunes garçons d’honneur, Henry Sympson et Martin Yorke.

Je suppose que les prophéties de M. Moore se réalisèrent, du moins en partie. L’autre jour je passais près de Hollow, que la tradition dit avoir autrefois été vert, solitaire et sauvage ; là je vis le corps des rêves du manufacturier, une jolie maison en pierres et en briques, la grande route formée de cendres noires, les cottages et les jardins ; là je vis une puissante fabrique, et une cheminée ambitieuse comme la tour de Babel. À mon retour, je dis à ma vieille femme de ménage où j’étais allé.

« Ah ! dit-elle, le monde a de singuliers changements. Je me rappelle avoir vu bâtir le vieux moulin, le premier qui fut construit dans tout le district ; puis je me souviens aussi de l’avoir vu jeter par terre, et d’être allée avec mes compagnes voir poser la première pierre du nouveau. Les deux messieurs Moore firent grand étalage en cette occasion ; ils étaient là, et il y avait une grande quantité de beau monde ; leurs deux ladies y étaient aussi ; elles paraissaient jolies et magnifiques, mais la plus splendide était mistress Louis : elle portait toujours de si belles robes ! Mistress Robert était plus simple. Mistress Louis souriait en parlant : elle avait l’air heureuse, contente et bonne ; mais elle avait des yeux qui vous traversaient le corps. Il n’y a plus de ladies comme celles-là de nos jours.

— Comment était Hollow à cette époque, Marthe ?

— Différent de ce qu’il est maintenant. Mais je l’ai vu bien plus différent encore, lorsqu’il n’y avait ni moulin, ni cottages, ni maisons, excepté Fieldhead, à deux milles de distance. Je me rappelle qu’un soir d’été, il y a de cela cinquante ans, ma mère revint à la maison à l’entrée de la nuit, tout effarée, disant qu’elle venait de voir une fée dans le creux de Fieldhead ; et ce fut la dernière fée que l’on vit dans ce pays-ci (quoique l’on ait dit plusieurs fois en avoir vu ailleurs depuis cinquante ans). C’était un endroit très-désert, et un joli endroit, couvert de chênes et de noyers. Il est bien changé maintenant. »

Mon histoire est dite. Il me semble voir le judicieux lecteur mettre ses lunettes pour en rechercher la morale. Ce serait insulter à sa sagacité que de la lui indiquer. Que Dieu l’assiste dans sa recherche !



FIN.



AGNÈS GREY


CHAPITRE PREMIER.

Le presbytère.


Toutes les histoires vraies portent avec elles une instruction, bien que dans quelques-unes le trésor soit difficile à trouver, et si mince en quantité, que le noyau sec et ridé ne vaut souvent pas la peine que l’on a eue de casser la noix. Qu’il en soit ainsi ou non de mon histoire, c’est ce dont je ne puis juger avec compétence. Je pense pourtant qu’elle peut être utile à quelques-uns, et intéressante pour d’autres ; mais le public jugera par lui-même. Protégée par ma propre obscurité, par le laps des ans et par des noms supposés, je ne crains point d’entreprendre ce récit, et de livrer au public ce que je ne découvrirais pas au plus intime ami.

Mon père, membre du clergé dans le nord de l’Angleterre, était justement respecté par tous ceux qui le connaissaient. Dans sa jeunesse, il vivait assez confortablement avec les revenus d’un petit bénéfice et d’une propriété à lui. Ma mère, qui l’épousa contre la volonté de ses amis, était la fille d’un squire et une femme de cœur. En vain on lui représenta que, si elle devenait la femme d’un pauvre ministre, il lui faudrait renoncer à sa voiture, à sa femme de chambre, au luxe et à l’élégance de la richesse, toutes choses qui pour elle n’étaient guère moins que les nécessités de la vie. Elle répondit qu’une voiture et une femme de chambre étaient, à la vérité, fort commodes ; mais que, grâce au ciel, elle avait des pieds pour la porter et des mains pour se servir. Une élégante maison et un spacieux domaine n’étaient point, selon elle, à mépriser ; mais elle eût mieux aimé vivre dans une chaumière avec Richard Grey, que dans un palais avec tout autre.

À bout d’arguments, le père, à la fin, dit aux amants qu’ils pouvaient se marier si tel était leur plaisir, mais que sa fille n’aurait pas la plus mince fraction de sa fortune. Il espérait ainsi refroidir leur ardeur, mais il se trompait. Mon père connaissait trop bien la valeur de ma mère pour ne pas penser qu’elle était par elle-même une précieuse fortune, et que, si elle voulait consentir à embellir son humble foyer, il serait heureux de la prendre, à quelques conditions que ce fût ; tandis que ma mère, de son côté, eût plutôt labouré la terre de ses propres mains que d’être séparée de l’homme qu’elle aimait, dont toute sa joie serait de faire le bonheur, et qui de cœur et d’âme ne faisait déjà qu’un avec elle. Ainsi, sa fortune alla grossir la bourse d’une sœur plus sage, qui avait épousé un riche nabab ; et elle, à l’étonnement et aux regrets de tous ceux qui la connaissaient, alla s’enterrer dans le presbytère d’un pauvre village, dans les montagnes de…. Et pourtant, malgré tout cela, malgré la fierté de ma mère et les bizarreries de mon père, je crois que vous n’auriez pas trouvé dans toute l’Angleterre un plus heureux couple.

De six enfants, ma sœur Mary et moi furent les seuls qui survécurent aux périls du premier âge. Étant la plus jeune de cinq ou six ans, j’étais toujours regardée comme l’enfant, et j’étais l’idole de la famille : père, mère et sœurs, tous s’accordaient pour me gâter ; non pas que leur folle indulgence me rendît méchante et ingouvernable ; mais, habituée à leurs soins incessants, je restais dépendante, incapable de me suffire, et peu propre à lutter contre les soucis et les troubles de la vie.

Mary et moi fûmes élevées dans la plus stricte retraite. Ma mère, à la fois fort instruite et aimant à s’occuper, prit sur elle tout le fardeau de notre éducation, à l’exception du latin, que mon père entreprit de nous enseigner, de sorte que nous n’allâmes jamais à l’école ; et, comme il n’y avait aucune société dans le voisinage, nos seuls rapports avec le monde se bornaient à prendre le thé avec les principaux fermiers et marchands des environs (afin que l’on ne nous accusât pas d’être trop fiers pour frayer avec nos voisins), et à faire une visite annuelle à notre grand-père paternel, chez lequel notre bonne grand’mère, une tante et deux ou trois ladies et gentlemen âgés, étaient les seules personnes que nous vissions. Quelquefois notre mère nous racontait des histoires et des anecdotes de ses jeunes années, qui, en nous amusant étonnamment, éveillaient souvent, chez moi du moins, un secret désir de voir un peu plus de monde.

Je pensais que ma mère avait dû alors être fort heureuse ; mais elle ne paraissait jamais regretter le temps passé. Mon père, cependant, dont le caractère n’était ni tranquille ni gai par nature, souvent se chagrinait mal à propos en pensant aux sacrifices que sa chère femme avait faits à cause de lui, et se troublait la tête avec toutes sortes de plans destinés à augmenter sa petite fortune pour notre mère et pour nous. En vain ma mère lui donnait l’assurance qu’elle était entièrement satisfaite et que, s’il voulait épargner un peu pour les enfants, nous aurions toujours assez, tant pour le présent que pour l’avenir. Mais l’économie n’était pas son fort. Il ne se fût pas endetté (du moins ma mère prenait bon soin qu’il ne le fît pas) ; mais pendant qu’il avait de l’argent, il le dépensait ; il aimait à voir sa maison confortable, sa femme et ses filles bien vêtues et bien servies, et, en outre, il était fort charitable et aimait à donner aux pauvres suivant ses moyens, ou plutôt, comme pensaient quelques-uns, au delà de ses moyens.

Un jour, un de ses amis lui suggéra l’idée de doubler sa fortune personnelle d’un coup. Cet ami était un marchand, un homme d’un esprit entreprenant et d’un talent incontestable, qui était quelque peu gêné dans son négoce et avait besoin d’argent. Il proposa généreusement à mon père de lui donner une belle part de ses profits, s’il voulait lui confier seulement ce qu’il pourrait économiser. Il pensait pouvoir promettre avec certitude que toute somme que mon père placerait entre ses mains lui rapporterait cent pour cent. Le petit patrimoine fut promptement vendu et le prix déposé entre les mains du marchand, qui, aussi promptement, se mit à embarquer sa cargaison et à se préparer pour son voyage.

Mon père était heureux, et nous l’étions tous, avec nos brillantes espérances. Pour le présent, il est vrai, nous nous trouvions réduits au mince revenu de la cure ; mais mon père ne croyait pas qu’il y eût nécessité de réduire scrupuleusement nos dépenses à cela, et avec un crédit ouvert chez M. Jackson, un autre chez Smith, et un troisième chez Hobson, nous vécûmes même plus confortablement qu’auparavant, quoique ma mère affirmât qu’il eût mieux valu se renfermer dans les bornes ; qu’après tout nos espérances de richesse n’étaient que précaires, et que, si mon père voulait seulement tout confier à sa direction, il ne se sentirait jamais gêné. Mais il était incorrigible.

Quels heureux moments nous avons passés, Mary et moi, quand, assises à notre travail à côté du feu, ou errant sur les montagnes couvertes de bruyères, ou nous reposant sous le saule pleureur (le seul gros arbre du jardin), nous parlions de notre bonheur futur, sans autres fondations pour notre édifice que les richesses qu’allait accumuler sur nous le succès des opérations du digne marchand ! Notre père était presque aussi fou que nous ; seulement il affectait de n’être point aussi impatient, exprimant ses espérances par des mots et des saillies qui me frappaient toujours comme étant extrêmement spirituels et plaisants. Notre mère riait avec bonheur de le voir si confiant et si heureux ; mais cependant elle craignait qu’il ne fixât trop exclusivement son cœur sur ce sujet, et une fois je l’entendis murmurer en quittant la chambre : « Dieu veuille qu’il ne soit pas désappointé ! je ne sais comment il pourrait le supporter. »

Désappointé il fut ; et amèrement encore. La nouvelle éclata sur nous comme un coup de tonnerre : le vaisseau qui contenait notre fortune avait fait naufrage ; il avait coulé bas avec toute sa cargaison, une partie de l’équipage, et l’infortuné marchand lui-même. J’en fus affligée pour lui ; je fus affligée de voir nos châteaux en Espagne renversés ; mais, avec toute l’élasticité de la jeunesse, je fus bientôt remise de ce choc.

Quoique les richesses eussent des charmes, la pauvreté n’avait point de terreurs pour une jeune fille inexpérimentée comme moi. Et même, à dire vrai, il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que nous étions tombés dans la détresse et réduits à nos propres ressources. J’aurais seulement désiré que mon père, ma mère et Mary, eussent eu le même esprit que moi. Alors, au lieu de nous lamenter sur les calamités passées, nous nous serions mis joyeusement à l’œuvre pour les réparer, et, plus grandes eussent été les difficultés, plus dures nos présentes privations, plus grande aurait été notre résignation à endurer les secondes, et notre vigueur à lutter contre les premières.

Mary ne se lamentait pas, mais elle pensait continuellement à notre malheur, et elle tomba dans un état d’abattement dont aucun de mes efforts ne pouvait la tirer. Je ne pouvais l’amener à regarder la chose sous le même point de vue que moi ; et j’avais si peur d’être taxée de frivolité enfantine ou d’insensibilité stupide, que je gardais soigneusement pour moi la plupart de mes brillantes idées, sachant bien qu’elles ne pouvaient être appréciées.

Ma mère ne pensait qu’à consoler mon père, à payer nos dettes et à diminuer nos dépenses par tous les moyens possibles ; mais mon père était complètement écrasé par la calamité. Santé, force, esprit, il perdit tout sous le coup, et il ne les retrouva jamais entièrement. En vain ma mère s’efforçait de le ranimer en faisant appel à sa piété, à son courage, à son affection pour elle et pour nous. Cette affection même était son plus grand tourment. C’était pour nous qu’il avait si ardemment désiré accroître sa fortune ; c’était notre intérêt qui avait donné tant de vivacité à ses espérances, et qui donnait tant d’amertume à son malheur actuel. Il se reprochait d’avoir négligé les conseils de ma mère, qui l’eussent empêché au moins de contracter des dettes. La pensée qu’il l’avait enlevée à une existence aisée et au luxe de la richesse pour les soucis et les labeurs de la pauvreté lui était amère, et il souffrait de voir cette femme autrefois si admirée, si élégante, transformée en une active femme de ménage, de la tête et des mains continuellement occupée des soins de la maison et d’économie domestique. Le contentement même avec lequel elle accomplissait ses devoirs, la gaieté avec laquelle elle supportait ses revers, sa bonté inépuisable et le soin qu’elle prenait de ne jamais lui adresser le moindre blâme, tout cela était pour cet homme ingénieux à se tourmenter une aggravation de ses souffrances. Ainsi l’âme agit sur le corps ; le système nerveux souffrit et les troubles de l’esprit s’accrurent ; sa santé fut sérieusement atteinte, et aucune de nous ne pouvait le convaincre que l’aspect de nos affaires n’était pas aussi triste, aussi désespéré que son imagination malade se le figurait.

L’utile phaéton fut vendu, ainsi que le cheval, ce vieux favori gras et bien nourri que nous avions résolu de laisser finir ses jours en paix, et qui ne devait jamais sortir de nos mains ; la petite remise et l’écurie furent louées ; le domestique et la plus coûteuse des deux servantes furent congédiés. Nos vêtements furent raccommodés et retournés jusqu’au point où allait la plus stricte décence. Notre nourriture, déjà simple, fut encore simplifiée (à l’exception des plats favoris de mon père) ; le charbon et la chandelle furent économisés ; la paire de chandeliers réduite à un seul, employé dans la plus absolue nécessité ; le charbon soigneusement arrangé dans la grille à moitié vide, surtout lorsque mon père était dehors pour le service de la paroisse, ou retenu dans son lit par la maladie. Quant aux tapis, ils furent soumis aux mêmes reprises et raccommodages que nos habits. Pour supprimer la dépense d’un jardinier, Mary et moi entreprîmes de tenir en ordre le jardin ; et tout le travail de cuisine et de ménage, qui ne pouvait être aisément fait par une seule servante, fut accompli par ma mère et ma sœur, aidées un peu par moi à l’occasion ; je dis un peu, parce que, quoique je fusse une femme à mon avis, je n’étais encore pour elles qu’une enfant. D’ailleurs ma mère, comme toutes les femmes actives et bonnes ménagères, aimait à faire par elle-même ; et, quel que fût le travail qu’elle eût à faire, elle pensait que personne n’était plus apte à le faire qu’elle. Aussi, toutes les fois que j’offrais de l’aider, je recevais cette réponse : « Non, mon amour, vous ne pouvez ; il n’y a rien ici que vous puissiez faire. Allez aider votre sœur, ou faites-lui faire une petite promenade avec vous ; dites-lui qu’elle ne doit pas rester assise si longtemps, qu’elle ne doit pas rester à la maison aussi constamment qu’elle le fait, que sa santé en souffre. »

« Mary, maman dit que je dois vous aider, ou vous faire faire une petite promenade avec moi ; que votre santé s’altérera si vous demeurez aussi longtemps sans sortir.

— M’aider, vous ne le pouvez, Agnès ; et je ne puis sortir avec vous, j’ai beaucoup trop à faire.

— En ce cas, laissez-moi vous aider.

— Vous ne pouvez vraiment, chère enfant. Allez travailler votre musique ou jouer avec le chat. »

Il y avait toujours beaucoup d’ouvrage de couture à faire ; mais on ne m’avait pas appris à couper un seul vêtement, et, à l’exception des grosses coutures et de l’ourlet, il y avait peu de chose que je pusse faire : car ma mère et ma sœur affirmaient toutes deux qu’il leur était plus facile de faire le travail elles-mêmes que de me le préparer. D’ailleurs, elles aimaient mieux me voir poursuivre mes études ou m’amuser ; il serait toujours assez tôt de me courber sur mon ouvrage, comme une grave matrone, quand mon favori petit minet serait devenu un fort et gros chat. Dans de telles circonstances, quoique je ne fusse guère plus utile que le petit chat, mon désœuvrement n’était pas tout à fait sans excuse.

Au milieu de tous nos embarras, je n’entendis qu’une seule fois ma mère se plaindre du manque d’argent. Comme l’été approchait, elle nous dit à Mary et à moi : « Combien il serait à désirer que votre papa pût passer quelques semaines aux bains de mer ! Je suis convaincue que l’air de la mer et le changement de scène lui feraient beaucoup de bien. Mais vous savez que nous n’avons pas d’argent, » ajouta-t-elle avec un soupir. Nous eussions fort désiré toutes deux que la chose pût se faire, et nous nous lamentions grandement qu’elle fût impossible. « Les plaintes ne sont bonnes à rien, nous dit ma mère ; peut-être, après tout, ce projet peut-il être exécuté. Mary, vous dessinez fort bien ; pourquoi ne feriez-vous pas quelques nouveaux dessins qui, encadrés avec les aquarelles que vous avez déjà, pourraient être vendus à quelque libéral marchand de tableaux qui saurait discerner leur mérite ?

— Maman, je serais fort heureuse de penser qu’ils puissent être vendus n’importe à quel prix.

— Cela vaut la peine d’essayer, au moins. Fournissez les dessins, et j’essayerai de trouver l’acheteur.

— Je voudrais bien pouvoir aussi faire quelque chose, dis-je.

— Vous, Agnès ! Eh bien, vous dessinez assez bien aussi. En choisissant un sujet simple, j’ose dire que vous êtes capable de produire une œuvre que nous serions tous fiers de montrer.

— Mais j’ai un autre projet dans la tête, maman, et je l’ai depuis longtemps ; seulement, je n’ai jamais osé vous en parler.

— Vraiment ! dites-nous ce que c’est.

— J’aimerais à être gouvernante. »

Ma mère poussa une exclamation de surprise et se mit à rire. Ma sœur laissa tomber son ouvrage dans son étonnement, et s’écria :

« Vous une gouvernante, Agnès ! Pouvez-vous bien rêver à cela ?

— Eh bien, je ne vois là rien de si extraordinaire. Je ne prétends pas être capable de donner de l’instruction à de grandes filles ; mais assurément je peux en instruire de petites. J’aimerais tant cela ! J’aime tant les enfants ! Maman, laissez-moi être gouvernante.

— Mais, mon amour, vous n’avez pas encore appris à avoir soin de vous-même ; et il faut plus de jugement et d’expérience pour gouverner de jeunes enfants que pour en gouverner de grands.

— Pourtant, maman, j’ai dix-huit ans passés, et je suis parfaitement capable de prendre soin de moi et des autres aussi. Vous ne connaissez pas la moitié de la sagesse et de la prudence que j’ai, car je n’ai jamais été mise à l’épreuve.

— Mais pensez donc, dit Mary, à ce que vous feriez dans une maison pleine d’étrangers, sans moi ou maman pour parler ou agir pour vous, ayant à prendre soin de plusieurs enfants et de vous-même, et n’ayant personne à qui demander conseil ! Vous ne sauriez pas seulement quels vêtements mettre.

— Vous pensez, parce que je ne fais que ce que vous me commandez, que je n’ai pas un jugement à moi ? mais mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ce que je peux faire. »

En ce moment mon père entra, et on lui expliqua le sujet de la discussion.

« Vous gouvernante, ma petite Agnès ! s’écria-t-il ; et, en dépit de son mal, cette idée le fit rire.

— Oui, papa ; ne dites rien contre cet état ; je l’aimerais tant, et je crois que je pourrais l’exercer admirablement.

— Mais, ma chérie, nous ne pouvons nous passer de vous. » Et une larme brilla dans ses yeux quand il ajouta : « Non, non, quelque malheureux que nous soyons, nous n’en sommes sûrement pas encore réduits là.

— Oh ! non, dit ma mère. Il n’y a aucune nécessité de prendre un tel parti ; c’est purement un caprice à elle. Ainsi, retenez votre langue, méchante enfant : car, si vous êtes si disposée à nous quitter, vous savez bien que nous ne le sommes pas à nous séparer de vous. »

Je fus réduite au silence pour ce jour-là et pour plusieurs autres ; mais je ne renonçai pas à mon projet favori. Mary prit ses instruments de peinture et se mit ardemment à l’œuvre. Je pris les miens aussi ; mais, pendant que je dessinais, je pensais à autre chose. Quel délicieux état que celui de gouvernante ! Entrer dans le monde ; commencer une nouvelle vie ; agir pour moi-même ; exercer mes facultés jusque-là sans emploi ; essayer mes forces inconnues ; gagner ma vie, et même quelque chose de plus pour aider mon père, ma mère et ma sœur, en les exonérant de ma nourriture et de mon entretien ; montrer à papa ce que sa petite Agnès pouvait faire ; convaincre maman et Mary que je n’étais pas tout à fait l’être impuissant et insouciant qu’elles croyaient. En outre, quel charme de se voir chargée du soin et de l’éducation de jeunes enfants ! Quoi qu’en pussent dire les autres, je me sentais pleinement à la hauteur de la tâche. Les souvenirs de mes propres pensées pendant ma première enfance seraient un guide plus sûr que les instructions du plus mûr conseiller. Je n’aurais qu’à me remémorer ce que j’étais moi-même à l’âge de mes jeunes élèves, pour savoir aussitôt comment gagner leur confiance et leur affection ; comment faire naître chez eux le regret d’avoir mal fait ; comment encourager les timides, consoler les affligés ; comment leur rendre la Vertu praticable, l’Instruction désirable, la Religion aimable et intelligible. Quelle délicieuse tâche que d’aider les jeunes idées à éclore, de soigner ces tendres plantes et de voir leurs boutons éclore jour par jour !

Je persévérais donc dans mon projet, quoique la crainte de déplaire à ma mère et de tourmenter mon père m’empêchât de revenir sur ce sujet pendant plusieurs jours. Enfin, j’en parlai de nouveau à ma mère en particulier, et avec quelque difficulté j’obtins la promesse qu’elle m’aiderait de tout son pouvoir. Le consentement de mon père fut ensuite obtenu, et, quoique ma sœur Mary n’eût pas encore donné son approbation, ma bonne mère commença à s’occuper de me trouver une place. Elle écrivit à la famille de mon père, et consulta les annonces des journaux ; elle avait depuis longtemps cessé toute relation avec sa propre famille, et n’eût pas voulu avoir recours à elle dans un cas de cette nature. Mais ses parents avaient vécu depuis si longtemps séparés et oubliés du monde, que plusieurs semaines s’écoulèrent avant que l’on me pût procurer une place convenable. À la fin, à ma grande joie, il fut décidé que je prendrais charge de la jeune famille d’une certaine mistress Bloomfield, que ma bonne grand’tante Grey avait connue dans sa jeunesse, et assurait être une femme très-bien. Son mari était un négociant retiré, qui avait réalisé une fortune assez considérable, mais qui ne pouvait se décider à donner plus de vingt-cinq guinées par an à l’institutrice de ses enfants. Je fus pourtant heureuse d’accepter ce mince salaire, plutôt que de refuser la place, ce que mes parents semblaient croire préférable.

Quelques semaines me restaient pour me préparer. Combien ces semaines me parurent longues et ennuyeuses ! Et pourtant, à tout prendre, elles étaient heureuses, pleines de brillantes espérances. Avec quel plaisir je vis préparer mes nouveaux vêtements et aidai à faire mes malles ! Mais un sentiment d’amertume se mêla aussi à cette dernière occupation, et, lorsqu’elle fut terminée, que tout fut prêt pour mon départ le lendemain, et que la dernière nuit que j’allais passer à la maison approcha, une soudaine angoisse me gonfla le cœur. Mes chers amis paraissaient si tristes, ils me parlaient avec tant de bonté, que je pouvais à peine retenir mes larmes ; pourtant, j’affectais de paraître gaie. J’avais fait ma dernière excursion avec Mary sur les marais, ma dernière promenade dans le jardin et autour de la maison ; j’avais donné à manger avec elle, pour la dernière fois, à nos pigeons favoris, que nous avions accoutumés à venir prendre leur nourriture dans notre main ; j’avais caressé leur dos soyeux pendant qu’ils se pressaient devant moi ; j’avais tendrement baisé mes favoris particuliers, une paire de pigeons blancs comme la neige, à la queue en éventail ; j’avais joué mon dernier air sur le vieux piano de la famille, et chanté ma dernière chanson à papa ; non la dernière, j’espérais, mais la dernière au moins pour un longtemps. « Et peut-être, pensais-je, quand je pourrai de nouveau faire toutes ces choses, ce sera avec d’autres sentiments : les circonstances peuvent être changées et cette maison n’être plus jamais mon foyer. » Ma chère petite amie, la jeune chatte, ne serait certainement plus la même ; déjà, elle commençait à devenir une jolie chatte, et lorsque je reviendrais faire à la hâte une visite à Noël, elle aurait très-probablement oublié sa compagne de jeux et ses jolis tours. J’avais joué avec elle pour la dernière fois, et, lorsque je caressai sa douce et soyeuse fourrure, pendant qu’elle dormait sur mes genoux, j’éprouvai un sentiment de tristesse que je ne pus déguiser. Puis, quand vint le moment de se coucher, quand je me retirai avec Mary dans notre tranquille petite chambre, où déjà mes tiroirs et le casier destiné à mes livres étaient vides, et où ma sœur allait dormir seule, dans une triste solitude, ainsi qu’elle disait, mon cœur se fendit plus que jamais. Il me sembla que j’avais été égoïste et méchante en persistant à vouloir la quitter ; et, quand je m’agenouillai devant notre petit lit, j’appelai sur elle et sur mes parents la bénédiction de Dieu avec plus de ferveur que je ne l’avais jamais fait. Pour ne pas laisser voir mon émotion, je cachai mon visage dans mes mains, qui furent à l’instant baignées de pleurs. Je m’aperçus, en me relevant, qu’elle avait pleuré aussi ; mais nous ne parlâmes ni l’une ni l’autre, et nous nous couchâmes en silence, nous serrant plus étroitement l’une contre l’autre, à l’idée que nous allions sitôt nous séparer.

Mais le matin ramena l’espérance et le courage. Je devais partir de bonne heure, afin que la voiture qui devait me conduire (le cabriolet de M. Smith, drapier, épicier et marchand de thé de notre village) pût revenir le même jour. Je me levai, m’habillai, pris à la hâte mon déjeuner, reçus les tendres embrassements de mon père, de ma mère et de ma sœur, baisai la chatte, et, au grand scandale de Sally, la servante, lui donnai une cordiale poignée de main, montai dans le cabriolet, tirai mon voile sur ma figure, et alors, mais seulement alors, je fondis en larmes. La voiture roula ; je regardai derrière moi : ma mère et ma sœur étaient toujours debout sur la porte, me regardant et me faisant des signes d’adieu. Je les leur rendis, et priai Dieu pour leur bonheur du fond de mon âme. Nous descendîmes la colline, et je ne pus plus voir.

« Il fait bien froid pour vous ce matin, miss Agnès, me dit Smith, et le temps est bien sombre aussi. Mais j’espère que vous serez arrivée à destination avant que la pluie ne tombe.

— Oui, je l’espère, » répondis-je avec autant de calme que je le pus.

Là se borna notre colloque. Nous traversâmes la vallée et commençâmes à monter la colline opposée. Je regardai de nouveau derrière moi. Je vis le clocher du village et, derrière, la vieille maison du presbytère éclairée par un rayon de soleil ; ce rayon était le seul, car tout le village et les collines environnantes étaient dans l’ombre formée par les nuages. Je saluai ce rayon de soleil comme un heureux présage pour ma maison. J’implorai avec ferveur la bénédiction du ciel pour ses habitants et me détournai vivement, car je voyais les rayons du soleil disparaître. J’évitai avec soin de reporter mes yeux sur le presbytère, craignant de le voir dans l’ombre comme le reste du paysage.


CHAPITRE II

Premières leçons dans l’art de l’enseignement.


À mesure que nous avancions, mon naturel revint, et je tournai avec plaisir ma pensée vers la nouvelle vie dans laquelle j’allais entrer. Quoique l’on ne fût encore qu’au milieu de septembre, les nuages sombres et un fort vent de nord-est rendaient le temps extrêmement froid et triste. Le voyage nous paraissait long : car, ainsi que le disait Smith, les routes étaient « très-lourdes, » et assurément son cheval était très-lourd aussi ; il rampait aux montées et se traînait aux descentes, et ne consentait à se mettre au trot que lorsque la route était de niveau ou en pente très-douce, ce qui était rare dans ces régions accidentées. Il était près d’une heure lorsque nous arrivâmes à notre destination ; et pourtant, quand nous franchîmes la grande porte de fer, quand, roulant doucement sur l’avenue sablée et unie, bordée de chaque côté par des pelouses plantées de jeunes arbres, nous approchâmes de la splendide résidence de Wellwood s’élevant au-dessus des peupliers qui l’environnaient, le cœur me manqua, et j’aurais voulu en être encore à un mille ou deux. Pour la première fois de ma vie, j’allais me trouver livrée à moi-même ; il n’y avait plus de retraite possible. Il me fallait entrer dans cette maison, et m’introduire moi-même parmi ses habitants inconnus. Comment fallait-il m’y prendre ? Il est vrai que j’avais près de dix-neuf ans ; mais, grâce à ma vie retirée et aux soins protecteurs de ma mère et de ma sœur, je savais bien que beaucoup de jeunes filles de quinze ans et au-dessous étaient douées de plus d’adresse, d’aisance et d’assurance que moi. « Pourtant, me disais-je, si mistress Bloomfield est une femme bonne et bienveillante, je m’en tirerai fort bien ; quant aux enfants, je serai bientôt à l’aise avec eux, et j’espère n’avoir guère affaire avec M. Bloomfield. »

« Sois calme, sois calme, quoi qu’il arrive, » me dis-je à moi-même ; et vraiment, je tins si bien cette résolution, j’étais si occupée de calmer mes nerfs et de réprimer les rebelles battements de mon cœur, que, lorsque je fus en présence de mistress Bloomfield, j’oubliai presque de répondre à sa salutation polie, et le peu que je dis, je le dis du ton d’une personne à moitié morte ou à moitié endormie. Cette dame aussi avait quelque chose de glacial dans ses manières, ainsi que je m’en aperçus lorsque j’eus le temps de réfléchir. C’était une femme grande, mince, avec des cheveux noirs abondants, des yeux gris et froids, et un teint extrêmement pâle.

Avec une politesse convenable, pourtant, elle me montra ma chambre à coucher, et m’y laissa pour prendre quelque repos. Je fus un peu effrayée en me regardant dans la glace : le vent avait gonflé et rougi mes mains, débouclé et emmêlé mes cheveux, et teint mon visage d’un pourpre pâle ; ajoutez à cela que mon col était horriblement chiffonné, ma robe souillée de boue, mes pieds chaussés de bottines neuves grossières ; et, comme mes malles n’étaient pas encore apportées, il n’y avait pas de remède. Aussi, ayant lissé de mon mieux mes cheveux rebelles et tiré à plusieurs reprises mon obstiné collet, je descendis l’escalier en philosophant, et avec quelque difficulté trouvai mon chemin vers la chambre où mistress Bloomfield m’attendait.

Elle me conduisit dans la salle à manger, où le goûter de la famille avait été servi. Des biftecks et des pommes de terre à moitié froides furent placés devant moi ; et, pendant que je dînai, elle s’assit en face de moi, m’observant (ainsi que je le pensais), et s’efforçant de soutenir un semblant de conversation qui consistait principalement en une suite de remarques communes, exprimées avec le plus froid formalisme ; mais cela pouvait être plus ma faute que la sienne, car réellement je ne pouvais converser. Mon attention était presque entièrement absorbée par mon dîner ; non que j’eusse un appétit vorace, mais les biftecks étaient si durs, et mes mains, presque paralysées par une exposition de cinq heures au vent glacé, étaient si maladroites, que je ne pouvais venir à bout de les couper. J’eusse volontiers mangé les pommes de terre et laissé la viande ; mais j’en avais pris un gros morceau sur mon assiette, et je ne voulais pas commettre l’impolitesse de le laisser. Aussi, après plusieurs efforts infructueux et maladroits pour le couper avec le couteau, ou le déchirer avec la fourchette, ou le diviser avec les dents, sentant que lady Bloomfield me regardait, je saisis avec désespoir le couteau et la fourchette avec mes poings, comme un enfant de deux ans, et me mis à l’œuvre de toute ma petite force. Mais cela demandait quelque excuse ; essayant de sourire, je dis : « Mes mains sont si engourdies par le froid que je peux à peine tenir mon couteau et ma fourchette.

— Je pensais bien que vous le trouveriez froid, » répliqua-t-elle avec une froide et immuable gravité qui ne servit point à me rassurer.

Lorsque j’eus fini, elle me conduisit de nouveau au salon, et elle sonna et envoya chercher les enfants.

« Vous ne les trouverez pas fort avancés, dit-elle : car j’ai si peu de temps pour m’occuper moi-même de leur éducation ! et nous avons pensé jusqu’à ce moment qu’ils étaient trop jeunes pour une gouvernante ; mais je pense que ce sont deux enfants remarquables, et qu’ils ont beaucoup de facilité pour apprendre, surtout le petit garçon ; c’est, je crois, la fleur du troupeau, un garçon au cœur noble et généreux, qui se laissera diriger, mais non contraindre, et remarquable pour dire toujours la vérité. Il semble mépriser le mensonge (c’était là une bonne nouvelle). Sa sœur Mary-Anne demandera à être surveillée, continua-t-elle ; mais après tout c’est une très-bonne fille : pourtant je désire qu’on la tienne éloignée de la chambre des enfants, autant que possible, car elle a presque six ans, et pourrait acquérir de mauvaises habitudes auprès des nourrices. J’ai ordonné que son lit fût placé dans votre chambre, et, si vous voulez être assez bonne pour l’aider à se laver et à s’habiller et prendre soin de ses vêtements, elle n’aura plus désormais rien à faire avec la bonne d’enfants. »

Je répondis que je le voulais bien, et à ce moment mes jeunes élèves entrèrent dans l’appartement avec leurs deux jeunes sœurs. M. Tom Bloomfield était un garçon de sept ans, d’une belle venue, cheveux blonds, yeux bleus, nez un peu retroussé, et teint rosé. Mary-Anne était une grande fille aussi, un peu brune comme sa mère, mais avec un visage rond et plein et des joues colorées. La seconde sœur, Fanny, était une fort jolie petite fille. Mistress Bloomfield m’assura que c’était une enfant d’une gentillesse remarquable et qui demandait à être encouragée ; elle n’avait encore rien appris, mais dans quelques jours elle aurait quatre ans, et alors elle pourrait prendre sa première leçon d’alphabet et être admise dans la salle d’étude. La troisième et dernière était Henriette, une petite enfant de deux ans, grasse, joyeuse et vive, que j’aurais préférée à tout le reste, mais avec laquelle je n’avais rien à faire.

Je parlai à mes petits élèves le mieux que je pus, et essayai de me rendre agréable, mais avec peu de succès, car la présence de leur mère me gênait beaucoup. C’étaient pourtant des enfants vifs et sans gêne, et j’espérais être bientôt en bons termes avec eux, avec le petit garçon particulièrement, dont j’avais entendu vanter le caractère par la mère. Chez Mary-Anne, il y avait un certain sourire affecté et un désir d’attirer l’attention que je fus fâchée d’observer. Mais son frère attira toute mon attention : il se tenait droit entre moi et le feu, les mains derrière le dos, parlant comme un orateur, et s’interrompent quelquefois pour adresser d’aigres reproches à ses sœurs quand elles faisaient trop de bruit.

« Oh ! Tom, quel chéri vous êtes ! s’écria sa mère. Venez embrasser chère maman ; et ensuite ne voudrez-vous pas montrer à miss Grey votre salle d’étude et vos jolis livres neufs ?

— Je ne veux pas vous embrasser, maman, mais je montrerai à miss Grey ma salle d’étude et mes livres neufs.

— Et ma salle d’étude et mes livres neufs, Tom, dit Mary-Anne. Ce sont les miens aussi.

— Ce sont les miens, répliqua-t-il avec décision. Venez, miss Grey, je veux vous escorter. »

Quand la chambre et les livres m’eurent été montrés, avec quelques disputes entre le frère et la sœur que j’apaisai ou adoucis de mon mieux, Mary-Anne m’apporta sa poupée, et commença à devenir très-loquace sur le sujet de ses habits, de sa commode et de ses autres affaires ; mais Tom lui ordonna de se taire, afin que miss Grey pût voir son cheval de bois, qu’avec le plus grand empressement il tira au milieu de la chambre, en réclamant hautement mon attention. Puis, commandant à sa sœur de tenir les rênes, il monta à cheval, et me fit rester là dix minutes pour admirer comme il savait se servir de la cravache et de l’éperon. Pourtant j’admirai la jolie poupée de Mary-Anne et tout le reste ; puis je dis à Tom qu’il était un parfait cavalier, mais que j’espérais qu’il ne se servirait pas autant de la cravache ni de l’éperon lorsqu’il monterait un vrai cheval.

« Oh, certainement que je m’en servirai, dit-il en frappant avec un redoublement d’ardeur. Je le couperai comme de la fumée ! Eh ! ma parole, je le ferai suer. »

Cela était très-mal ; mais j’espérais avec le temps parvenir à le changer.

« Maintenant, il vous faut mettre votre chapeau et votre châle, me dit le petit héros, et je vous montrerai mon jardin.

— Et le mien, » dit Mary-Anne.

Tom leva son poing avec un geste menaçant ; elle poussa un cri perçant, courut se placer à mon côté et lui fit face.

« Assurément, Tom, vous ne voudriez pas frapper votre sœur ! j’espère que je ne vous verrai jamais faire cela.

— Vous me le verrez faire quelquefois ; j’y suis obligé de temps en temps pour la corriger.

— Mais ce n’est pas votre affaire de la corriger, vous savez, c’est…

— Bien, partons et mettez votre chapeau.

— Je ne sais… le temps est si couvert et si froid, il paraît qu’il va pleuvoir ; et vous savez que je viens de faire une longue route.

— N’importe, vous viendrez ; je ne souffrirai aucune excuse, » répliqua le petit gentleman. Et, comme c’était le premier jour de notre connaissance, je pensai que je pouvais bien lui passer cela. Il faisait trop froid pour que Mary-Anne nous accompagnât : aussi resta-t-elle avec sa mère, au grand contentement de son frère, qui aimait à m’avoir entièrement à lui.

Le jardin était grand et disposé avec goût ; outre de splendides dahlias, il y avait encore d’autres belles plantes en fleur. Mais mon compagnon ne voulait pas me les laisser examiner. Il me fallut le suivre à travers l’herbe mouillée, jusqu’à un endroit éloigné, le plus important du domaine, puisqu’il contenait son jardin. Là étaient deux espaces ronds, semés d’une variété de plantes. Dans l’un se trouvait un joli petit rosier. Je m’arrêtai pour admirer ses belles fleurs.

« Oh ! ne faites pas attention à cela, dit-il avec mépris. Ceci n’est que le jardin de Mary-Anne. Regardez, voici le mien. »

Après que j’eus observé chaque fleur et écouté la description de chaque plante, il me fut permis de partir ; mais auparavant, avec grande pompe, il arracha un polyanthus et me le présenta, comme quelqu’un qui confère une grande faveur. Je remarquai, sur l’herbe autour de son jardin, certain appareil de bâtons et de cordes, et je demandai ce que c’était.

« Des piéges pour les oiseaux.

— Pourquoi les attrapez-vous ?

— Papa dit qu’ils font du mal.

— Et qu’en faites-vous quand vous les avez pris ?

— Différentes choses. Quelquefois je les donne au chat ; quelquefois je les coupe en morceaux avec mon canif. Mais le prochain, j’ai l’intention de le rôtir vivant.

— Et pourquoi pensez-vous à faire une aussi horrible chose ?

— Pour deux raisons : d’abord pour voir combien de temps il vivra ; ensuite pour voir quel goût il aura.

— Mais vous ne savez donc pas que c’est très-mal de faire de telles choses ? Souvenez-vous donc que les oiseaux sentent aussi bien que vous ; et pensez si vous aimeriez qu’on vous fît la même chose à vous !

— Oh ! je ne suis pas un oiseau, et je ne puis sentir ce que je leur fais souffrir.

— Mais vous aurez à le sentir un jour, Tom. Vous savez où vont les méchants lorsqu’ils meurent ; et, si vous ne renoncez pas à torturer d’innocents oiseaux, souvenez-vous que vous irez là aussi, et que vous souffrirez ce que vous leur aurez fait souffrir.

— Oh ! peuh ! je ne cesserai pas. Papa sait comment je les traite, et il ne m’a jamais blâmé pour cela : il dit que c’est justement ce qu’il faisait lorsqu’il était petit garçon. L’été dernier il me donna une nichée de jeunes moineaux, et il me vit leur arracher les pattes, les ailes et la tête, et il ne me dit rien ; excepté que ce sont des choses malpropres, et que je ne dois pas leur laisser souiller mes pantalons. Et l’oncle Robson était là aussi, et il riait, disant que j’étais un beau garçon.

— Mais votre maman, que dit-elle ?

— Oh ! elle ne s’occupe guère de cela ! Elle dit que c’est dommage de tuer de jolis oiseaux qui chantent, mais que les malfaisants moineaux, ainsi que les souris et les rats, je peux en faire ce que je veux. Ainsi, maintenant, miss Grey, vous voyez que ce n’est pas une méchante action.

— Je crois toujours que c’en est une, Tom ; et peut-être votre papa et votre maman penseraient-ils comme moi, s’ils voulaient bien y réfléchir. Cependant, ajoutai-je intérieurement, ils peuvent dire ce qui leur plaira, je suis déterminée à ne vous laisser faire rien de pareil, aussi longtemps que je pourrai l’empêcher. »

Il me fit ensuite traverser la pelouse pour voir sa taupière, puis passer dans le bûcher pour voir ses pièges à belettes, dont l’un, à sa grande joie, contenait une belette morte ; puis à l’écurie pour voir, non les beaux chevaux, mais un petit poulain assez laid qu’il me dit avoir été élevé pour lui, et qu’il devait monter aussitôt qu’il serait convenablement dressé. Je m’efforçais d’amuser mon petit compagnon, et j’écoutais son babillage avec autant de complaisance que possible : car je pensais que, s’il était susceptible d’affection, il me fallait d’abord le gagner, et que plus tard je pourrais lui faire voir ses erreurs ; mais je cherchais en vain en lui ce généreux et noble cœur dont parlait sa mère, bien que je pusse remarquer qu’il n’était pas sans un certain degré de vivacité et de pénétration.

Lorsque nous rentrâmes à la maison, il était presque l’heure de prendre le thé. M. Tom me dit que, son papa étant sorti, lui et moi et Mary-Anne aurions l’honneur de prendre le thé avec leur mère : car dans de telles occasions, elle dînait toujours avec eux, à l’heure du goûter, au lieu de six heures. Aussitôt après le thé, Mary-Anne alla se coucher, mais Tom nous favorisa de sa compagnie et de sa conversation jusqu’à huit heures. Après qu’il fut parti, mistress Bloomfield revint de nouveau sur les dispositions et les qualités de ses enfants, sur ce qu’il faudrait leur faire apprendre, comment il fallait les gouverner, et m’engagea à ne parler de leurs défauts qu’à elle seule. Ma mère m’avait averti déjà de les lui mentionner le moins possible, car les mères n’aiment point à entendre parler des défauts de leurs enfants, et je résolus de n’en rien dire même à elle. Vers neuf heures et demie, mistress Bloomfield m’invita à partager un frugal souper composé de viande froide et de pain. Ce fut avec plaisir que je la vis ensuite prendre son flambeau pour aller se coucher : car, quoique j’eusse désiré trouver du plaisir auprès d’elle, sa compagnie m’était extrêmement désagréable, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle était froide, grave, rebutante, tout l’opposé de la matrone bienveillante et au cœur aimant que j’avais rêvée.


CHAPITRE III.

Quelques leçons de plus.


Je me levai le lendemain avec un vif sentiment d’espoir, malgré les désappointements que j’avais déjà éprouvés ; mais je trouvai que ce n’était pas besogne légère que de faire la toilette de Mary-Anne : car son abondante chevelure était graissée de pommade, tressée en trois longues nattes et attachée avec des nœuds de ruban. Elle me dit que sa nourrice l’habillait en moitié moins de temps, et son impatience me rendit encore la tâche plus longue. Lorsque tout fut fini, nous entrâmes dans la salle d’étude, où je trouvai mon autre élève, et je causai avec eux deux jusqu’au moment du déjeuner. Ce repas terminé, et après avoir échangé quelques mots de politesse avec mistress Bloomfield, nous retournâmes de nouveau à la salle d’étude et commençâmes les exercices de la journée. Je trouvai mes élèves fort peu avancés, il est vrai ; mais Tom, quoique ennemi de toute espèce d’effort mental, n’était pas sans aptitude. Mary-Anne pouvait à peine lire un mot, et était si insouciante et si inattentive, que je perdais à peu près ma peine avec elle. Pourtant, à force de travail et de patience, je parvins à leur faire faire quelque chose dans le cours de la matinée, puis je les conduisis dans le jardin prendre une petite récréation avant le dîner. Tout se passa assez bien, excepté que je m’aperçus qu’ils n’avaient point du tout l’idée que je les conduisais, mais que c’était moi au contraire qui étais obligée de les accompagner partout où il leur plaisait de me mener. Il me fallait courir, marcher, m’arrêter, absolument selon leur caprice. Cela renversait l’ordre des choses, et je le trouvais d’autant plus désagréable qu’ils semblaient affectionner les endroits les plus sales et les occupations les plus grossières. Mais il n’y avait pas de remède ; il me fallait les suivre ou me séparer tout à fait d’eux et paraître ainsi les négliger. Ce jour-là, ils manifestèrent un attachement tout particulier pour une espèce de mare située au fond d’une pelouse, dans laquelle ils persistèrent à barbotter avec des bâtons et des pierres pendant plus d’une demi-heure. J’étais dans une frayeur continuelle que leur mère ne les vît de la fenêtre et ne me blâmât de les laisser ainsi souiller leurs habits, mouiller leurs pieds et leurs mains, au lieu de prendre de l’exercice ; mais ni arguments, ni ordres, ni prières, ne purent les tirer de là. Si leur mère ne les vit pas, une autre personne les vit ; un gentleman à cheval était entré dans le parc ; arrivé à quelques pas de nous, il s’arrêta et, s’adressant aux enfants d’un ton sec et colère, leur ordonna de sortir de l’eau. « Miss Grey, dit-il (car je suppose que vous êtes miss Grey), je suis surpris que vous leur permettiez de souiller leurs habits de cette façon ; ne voyez-vous pas comment miss Bloomfield a sali sa robe ? La chaussure de monsieur Bloomfield est toute mouillée ; et tous deux sans gants ! Ma chère, ma chère ! permettez-moi de vous prier de les tenir à l’avenir dans un état décent. » Sur ce, il tourna bride et se dirigea vers la maison. Ce gentleman était M. Bloomfield. Je fus surprise qu’il appelât ses enfants monsieur et miss Bloomfield, et davantage encore qu’il me parlât d’une manière si impolie, à moi leur gouvernante et tout à fait une étrangère pour lui. À l’instant la cloche nous appela. Je dînai avec les enfants, pendant que lui et mistress Bloomfield prenaient leur goûter à la même table. Sa conduite là ne contribua guère à le relever dans mon estime. C’était un homme de stature ordinaire, plutôt au-dessous qu’au-dessus de la moyenne, plutôt mince que gros, entre trente et quarante ans ; il avait une grande bouche, le teint pâle, les yeux bleus et les cheveux couleur de chanvre. Il y avait devant lui un gigot de mouton ; il servit mistress Bloomfield, les enfants et moi, me priant de couper la viande des enfants ; puis, après avoir retourné le mouton en divers sens et l’avoir examiné sur différents points, il dit qu’il n’était pas mangeable et demanda le bœuf froid.

« Et qu’a donc le mouton, mon cher ? demanda sa femme.

— Il est trop cuit. Ne sentez-vous pas, mistress Bloomfield, que toute sa saveur a disparu ? Et ne voyez-vous pas qu’il a perdu ce beau suc rouge qui fait toute sa qualité ?

— Eh bien, j’espère que le bœuf vous conviendra. »

Le bœuf lui fut apporté ; il se mit à le couper avec la plus terrible expression de mécontentement.

« Eh bien, qu’a donc ce bœuf ? demanda mistress Bloomfield ; je vous assure que je le croyais très-beau.

— Et certes, il était très-beau, la plus belle pièce qui se puisse voir. Mais elle est complètement perdue, répondit-il avec tristesse.

— Comment cela ?

— Comment ? Eh ! ne voyez vous pas comment on l’a coupé ? Ma chère ! ma chère ! c’est abominable !

— Alors c’est à la cuisine qu’ils l’auront mal coupé, car je suis sûre de l’avoir préparé fort convenablement ici hier.

— Sans doute, c’est à la cuisine ; les sauvages ! Ma chère ! ma chère ! Vîtes-vous jamais une si belle pièce de bœuf si complètement perdue ? Mais veillez qu’à l’avenir, lorsqu’un plat décent aura été préparé, ils ne le touchent pas à la cuisine. Souvenez-vous de cela, mistress Bloomfield. »

Nonobstant le mauvais état du bœuf, le gentleman réussit à s’en couper quelques tranches délicates qu’il mangea en silence. Lorsqu’il rouvrit la bouche, ce fut pour demander d’un ton colère ce qu’il y avait pour le dîner.

« Un dinde et un coq de bruyère, lui fut-il répondu.

— Et quoi encore ?

— Du poisson.

— Quelle sorte de poisson ?

— Je ne sais.

Vous ne savez ? s’écria-t-il, levant solennellement les yeux de dessus son assiette, et suspendant le mouvement de son couteau et de sa fourchette dans son étonnement.

— Non. J’ai dit au cuisinier d’acheter du poisson, sans lui dire quelle sorte de poisson.

— Ah ! voilà qui surpasse tout ! Une lady qui tient la maison et ne sait pas même quel poisson il y a pour le dîner ! qui commande d’acheter du poisson et ne désigne pas quelle espèce de poisson !

— Peut-être, monsieur Bloomfield, vous jugerez convenable de commander vous-même à l’avenir votre dîner. »

Il n’en fut pas dit davantage, et je fus très-aise de sortir de la salle à manger avec mes élèves ; car jamais je ne m’étais trouvée si honteuse et si mal à mon aise dans ma vie, pour quelque chose qui ne me concernait point.

Dans l’après-midi, nous nous remîmes aux leçons ; puis mes élèves sortirent encore, puis ils prirent le thé dans la salle d’étude ; ensuite j’habillai Mary-Anne pour le dessert, et, lorsqu’elle et son frère furent descendus dans la salle à manger, je saisis l’occasion pour commencer une lettre à mes chers parents. Mais les enfants revinrent avant que je ne l’eusse terminée. À sept heures, il me fallut coucher Mary-Anne, puis je jouai avec Tom jusqu’à huit. Il partit aussi, et je pus finir ma lettre et déballer mes effets, ce que je n’avais encore pu faire ; et finalement j’allai moi-même me coucher.

Ce qu’on vient de lire n’est qu’un spécimen très-affaibli de l’occupation d’une journée.

Ma tâche d’institutrice et de surveillante, au lieu de devenir plus aisée à mesure que mes élèves et moi devînmes plus accoutumés les uns aux autres, devint au contraire plus ardue, à mesure que leurs caractères se montrèrent. Je trouvai bientôt que mon titre de gouvernante était une pure dérision. Mes élèves n’avaient pas plus de notions d’obéissance qu’un poulain sauvage et indompté. La peur qu’ils avaient du caractère irritable de leur père, et des punitions qu’il avait coutume de leur infliger, les tenait en respect en sa présence. La petite fille aussi craignait la colère de sa mère, et le petit garçon se décidait à lui obéir quelquefois devant l’appât d’une récompense. Mais je n’avais aucune récompense à offrir, et, pour ce qui est des punitions, il m’avait été donné à entendre que les parents se réservaient ce privilège ; et pourtant, ils attendaient de moi que je misse leurs enfants à la raison. D’autres élèves eussent pu être guidés par la crainte de me mettre en colère ou par le désir d’obtenir mon approbation ; mais il n’en était pas de même avec ceux-ci.

Maître Tom, non content de refuser de se laisser gouverner, se posait lui-même en maître, et manifestait sa détermination de mettre à l’ordre non-seulement sa sœur, mais encore sa gouvernante ; ses pieds et ses mains lui servaient d’arguments, et, comme il était grand et fort pour son âge, sa manière de raisonner n’était pas sans inconvénients. Quelques bonnes tapes sur l’oreille, en de semblables occasions, eussent facilement arrangé les choses ; mais, comme il n’aurait pas manqué d’aller faire quelque histoire à sa mère, qui, avec la foi qu’elle avait dans sa véracité (véracité dont j’avais déjà pu juger la valeur) n’eût pas manqué d’y croire, je résolus de m’abstenir de le frapper, même dans le cas de légitime défense. Dans ses plus violents accès de fureur, ma seule ressource était de le jeter sur son dos et de lui tenir les pieds et les mains jusqu’à ce que sa frénésie fût calmée. À la difficulté de l’empêcher de faire ce qu’il ne devait pas faire, se joignait celle de le forcer de faire ce qu’il fallait. Il lui arrivait souvent de se refuser positivement à étudier, à répéter ses leçons, et même à regarder sur son livre. Là encore, une bonne verge de bouleau eût été d’un bon service ; mais mon pouvoir étant limité, il me fallait faire le meilleur usage possible du peu que j’avais.

Les heures d’étude et de récréation n’étant point fixées, je résolus de donner à mes élèves une certaine tâche, qu’avec une application modérée ils pussent exécuter dans un temps assez court. Jusqu’à ce que cette tâche fût accomplie, quelque fatiguée que je fusse, quelque pervers qu’ils se montrassent, rien, excepté l’ordre formel des parents, ne pourrait me forcer à les laisser sortir de la salle d’étude, dussé-je me placer avec ma chaise en faction devant la porte. La patience, la fermeté, la persévérance, étaient mes seules armes, et j’étais bien décidée à m’en servir jusqu’au bout. Je résolus de tenir toujours strictement les menaces et les promesses que j’aurais faites, et pour cela d’être prudente et de ne faire que des menaces et des promesses que je pusse accomplir. Je m’abstiendrais donc soigneusement de toute irritation inutile. Quand ils se conduiraient bien, je serais aussi bonne et aussi obligeante que possible, afin de leur faire apercevoir la distinction entre la bonne et la mauvaise conduite. Je raisonnerais avec eux de la manière la plus simple et la plus efficace. Quand je les réprimanderais ou refuserais de me prêter à leurs désirs après quelque grosse faute, ce serait plutôt d’un air triste que colère. Je rendrais leurs petites hymnes et leurs prières claires et intelligibles pour eux ; quand ils diraient leurs prières le soir et demanderaient pardon de leurs offenses, je leur rappellerais les fautes de la journée, solennellement, mais avec une parfaite bonté, pour éviter d’éveiller en eux un esprit d’opposition. Les hymnes pénitentielles seraient dites par celui qui aurait été méchant ; les hymnes d’allégresse par celui qui aurait été sage. Toute espèce d’instruction leur serait ainsi donnée, autant que possible, sous forme de conversation familière, et avec nul autre objet apparent en vue que leur amusement.

J’espérais, par ces moyens, faire le bien des enfants et obtenir l’approbation des parents, et prouver à mes amis du presbytère que je n’étais pas aussi dénuée d’habileté et de prudence qu’ils le supposaient. Je savais que les difficultés que j’avais à combattre étaient grandes ; mais je savais aussi (du moins je le croyais) qu’une patience et une persévérance incessantes pouvaient les vaincre, et matin et soir j’implorais la Providence dans ce but. Mais, soit que les enfants fussent absolument incorrigibles, les parents déraisonnables, moi trompée dans mes plans ou incapable de les mettre à exécution, mes meilleures intentions et mes plus vigoureux efforts ne me parurent produire d’autre effet que la risée des enfants, le mécontentement des parents et beaucoup de tourment pour moi.

Ma tâche était aussi ardue pour le corps que pour l’esprit. Il me fallait courir après mes élèves pour les saisir, les amener ou les traîner à la table, et souvent les retenir là de force jusqu’à ce que la leçon fût finie. Je poussais fréquemment Tom dans un coin, m’asseyant devant lui sur une chaise, tenant dans la main le livre qui contenait le petit devoir qu’il devait réciter ou lire avant d’être mis en liberté. Il n’était pas assez fort pour me renverser avec ma chaise ; aussi il restait là, se démenant et faisant les contorsions les plus singulières, risibles sans doute pour tout spectateur désintéressé, mais non pour moi, et poussant des hurlements et des cris lamentables qu’il voulait faire passer pour des pleurs, mais sans l’accompagnement de la moindre larme. Je savais que tout cela n’avait d’autre but que de me tourmenter, et, quoique intérieurement je tremblasse d’impatience et d’irritation, je m’efforçais de ne laisser paraître aucun signe de contrariété, et d’attendre avec une calme indifférence qu’il lui plût de cesser sa comédie et d’obtenir sa liberté en jetant les yeux sur le livre ou en récitant les quelques mots que je lui demandais. Quelquefois il lui prenait fantaisie de mal écrire, et il me fallait lui tenir la main pour l’empêcher de salir à dessein son papier. Souvent je le menaçais, s’il ne faisait pas mieux, de lui donner une autre ligne ; alors il refusait obstinément d’écrire la première ; et, pour tenir ma parole, il me fallait finalement lui tenir la main sur la plume et la lui conduire jusqu’à ce que la ligne fût écrite.

Et pourtant Tom n’était pas le plus ingouvernable de mes élèves : quelquefois, à mon grand contentement, il avait le bon sens de voir que le plus sage parti était de terminer sa tâche, pour sortir et s’amuser jusqu’à ce que moi et sa sœur allassions le rejoindre, ce qui souvent n’avait pas lieu, car Mary-Anne ne suivait guère son exemple sous ce rapport ; il paraît que l’amusement qu’elle préférait à tous les autres était de se rouler sur le parquet. Elle se laissait tomber comme une balle de plomb, et quand avec beaucoup de peine j’étais parvenu à la relever, il me fallait encore la tenir d’une main, pendant que de l’autre je tenais le livre dans lequel elle devait épeler ou lire. Lorsque le poids de cette grosse fille de six ans devenait trop lourd pour une main, je le transférais à l’autre ; ou, si les deux mains étaient fatiguées du fardeau, je la portais dans un coin, et lui disais qu’elle sortirait quand elle aurait retrouvé l’usage de ses pieds. Mais elle préférait demeurer là comme une bûche jusqu’à l’heure du dîner ou du thé, et, comme je ne pouvais la priver de son repas, il me fallait la mettre en liberté, et elle descendait avec un air de triomphe sur sa face ronde et rouge. Quelquefois elle refusait opiniâtrement de prononcer certains mots, dans la leçon, et maintenant je regrette la peine que j’ai perdue à vouloir triompher de son obstination. Si j’avais glissé là-dessus comme sur une chose sans importance, c’eût été mieux pour tous les deux, que de m’obstiner à la vaincre : mais je croyais de mon devoir d’écraser cette tendance vicieuse dans son germe, et, si mon pouvoir eût été moins limité, je l’aurais certainement réduite à l’obéissance : mais, dans l’état des choses, c’était une lutte entre elle et moi, de laquelle elle sortait généralement victorieuse, et chaque victoire servait à l’encourager et à la fortifier pour un nouveau combat. En vain je raisonnais, je flattais, je priais, je menaçais ; en vain je la privais de récréation, ou refusais de jouer avec elle, de lui parler avec douceur ou d’avoir rien à faire avec elle ; en vain je lui faisais voir les avantages qu’il y avait pour elle à faire ce qu’on lui commandait, afin d’être aimée et bien traitée, et les désavantages qu’elle rencontrait à persister dans son absurde méchanceté. Quelquefois, si elle me demandait de faire quelque chose pour elle, je lui répondais :

« Oui, je le ferai, Mary-Anne, si vous voulez seulement dire ce mot. Allons, vous ferez mieux de le dire tout de suite, afin qu’il n’en soit plus question.

— Non !

— Dans ce cas, je ne puis rien faire pour vous. »

Lorsque j’étais à son âge, ou plus jeune, la punition que je redoutais le plus était que l’on ne s’occupât pas de moi et que l’on ne me fît aucune caresse ; mais sur elle cela ne faisait aucune impression. Quelquefois, exaspérée au dernier point, il m’arrivait de la secouer violemment par les épaules, de tirer ses longs cheveux, ou de l’emprisonner dans le coin de la chambre, ce dont elle se vengeait par des cris perçants qui me traversaient la tête comme un coup de poignard. Elle savait que cela me faisait mal ; et, quand elle avait ainsi crié de toutes ses forces, elle me regardait d’un air de vengeance satisfaite et me disait : « Maintenant, êtes-vous contente ? voilà pour vous ! » Et elle se mettait de nouveau à crier si fort, que j’étais obligée de me boucher les oreilles. Souvent ces clameurs horribles étaient entendues de mistress Bloomfield, qui venait demander quelle en était la cause.

« Mary-Anne est une méchante fille.

— Mais quels sont ces cris agaçants ?

— Ce sont des cris de rage.

— Je n’ai jamais entendu pareil bruit ! On dirait que vous la tuez. Pourquoi n’est-elle pas dehors avec son frère ?

— Je ne puis obtenir qu’elle finisse sa leçon.

— Mais Mary-Anne doit être une bonne fille et finir ses leçons, disait-elle avec douceur à l’enfant. J’espère que je n’entendrai plus ces horribles cris. »

Et fixant sur moi son œil froid avec une expression sur laquelle je ne pouvais me méprendre, elle sortait et fermait la porte. Quelquefois j’imaginais de prendre la petite créature par surprise, et de lui demander le mot lorsqu’elle pensait à autre chose ; souvent elle commençait à le dire, puis s’interrompait tout à coup et me lançait un regard provocant qui semblait me dire : « Ah ! je suis trop fine pour vous, vous ne me prendrez pas ainsi par surprise ! »

En d’autres occasions, je faisais semblant d’oublier toute l’affaire ; je jouais et causais avec elle comme d’habitude jusqu’au soir, au moment de la coucher ; alors me penchant sur elle pendant qu’elle était toute gaie et souriante, et au moment de la quitter, je lui disais avec autant de bonté et de gaieté qu’auparavant :

« Maintenant, Mary-Anne, dites-moi ce mot avant que je vous embrasse et vous souhaite le bonsoir. Vous êtes une bonne fille, et certainement vous allez le dire.

— Non ! je ne veux pas.

— Alors, je ne puis vous embrasser.

— Eh bien ! cela m’est égal. »

Vainement j’exprimais mon chagrin ; vainement j’attendais qu’elle manifestât quelques symptômes de contrition ; elle me prouvait que « cela lui était égal, » et je la laissais seule et dans l’obscurité, plus étonnée que de tout le reste par cette dernière preuve d’obstination insensée. Dans mon enfance je ne pouvais imaginer une punition plus cruelle que le refus de ma mère de m’embrasser le soir. L’idée seule en était terrible. Je n’en eus, il est vrai, jamais que l’idée, car heureusement je ne commis jamais de faute qui fût jugée digne d’une telle punition ; mais je me souviens qu’une fois, pour une faute de ma sœur, notre mère jugea à propos de la lui infliger : ce que ma sœur ressentit, je ne pourrais le dire ; mais je n’oublierai jamais les pleurs que je répandis pour elle.

Un autre défaut de Mary-Anne était son incorrigible propension à courir dans la chambre des nourrices pour jouer avec ces dernières et avec ses plus jeunes sœurs. Cela était assez naturel ; mais, comme c’était contraire au désir formellement exprimé de sa mère, je lui défendais de le faire, et faisais tout ce que je pouvais pour la retenir avec moi ; mais je ne parvenais qu’à accroître son désir d’aller auprès des nourrices, et plus je cherchais à l’en empêcher, plus elle y allait et plus longtemps elle y restait, à la grande contrariété de mistress Bloomfield, qui, je le savais, m’imputerait tout le blâme. Une autre de mes épreuves était de l’habiller le matin : tantôt elle ne voulait pas être lavée, tantôt elle ne voulait pas être habillée autrement qu’avec certaine robe que sa mère ne voulait point qu’elle portât. D’autres fois, elle poussait des cris et se sauvait si je voulais toucher à ses cheveux : de façon que souvent, lorsque après beaucoup d’efforts et d’ennuis j’étais parvenue à la faire descendre, le déjeuner était presque fini, et les regards sombres de maman, les observations aigres de papa, dirigés contre moi, sinon à moi directement adressés, ne manquaient pas d’être mon partage ; car rien n’irritait tant M. Bloomfield que le défaut de ponctualité aux heures des repas. Puis, au nombre de mes ennuis de second ordre, était mon incapacité de contenter mistress Bloomfield dans l’habillement de sa fille ; les cheveux de l’enfant « n’étaient jamais présentables. » Quelquefois, comme un puissant reproche à mon adresse, elle accomplissait elle-même l’office de dame d’atour, puis se plaignait amèrement du trouble que cela lui donnait.

Quand la petite Fanny vint dans la salle d’étude, j’espérai qu’elle serait au moins douce et inoffensive ; mais quelques jours, si ce n’est quelques heures, suffirent pour détruire cette illusion. Je trouvai en elle une malfaisante et indocile petite créature, adonnée à la dissimulation et au mensonge, toute jeune qu’elle fût, et aimant d’une façon alarmante à exercer ses deux armes de prédilection, d’offensive et de défensive, c’est-à-dire de cracher au visage de ceux qui encouraient son déplaisir, et de beugler comme un taureau lorsque ses désirs déraisonnables n’étaient pas accomplis. Comme elle était généralement assez tranquille en présence de ses parents, ceux-ci, persuadés que c’était une enfant très-douce, croyaient tous ses mensonges, et ses cris leur faisaient supposer quelque dur et injuste traitement de ma part ; et, quand à la fin ses mauvaises dispositions devinrent manifestes, même À leurs yeux prévenus, je sentis que tout le mal m’était attribué.

« Quelle méchante fille Fanny devient ! disait mistress Bloomfield à son mari. Ne remarquez-vous pas, mon cher, combien elle est changée depuis qu’elle a mis le pied dans la salle d’étude ? Elle sera bientôt aussi méchante que les deux autres ; et, je suis fâchée de le dire, ils se sont tout à fait corrompus depuis peu.

— Vous avez parfaitement raison, lui répondait-on. J’ai pensé la même chose moi-même. J’espérais qu’en prenant une gouvernante, les enfants s’amenderaient ; mais, au lieu de cela, ils deviennent plus méchants. Je ne sais ce qu’il en est de leur instruction ; mais leurs habitudes, je le sais, ne s’améliorent pas ! Ils deviennent plus sales, plus grossiers chaque jour. »

Je savais que ces paroles étaient dites à mon intention, et elles m’affectaient beaucoup plus que ne l’eussent fait des accusations directes ; car, contre ces dernières, j’aurais pu me défendre. Je pensai que le plus sage était de réprimer toute pensée de ressentiment, de vaincre mes répugnances et de persévérer à faire de mon mieux : car, quelque pénible que fût ma position, je désirais vivement la conserver. Il me semblait que, si je pouvais continuer à lutter avec fermeté et sagesse, ces enfants finiraient avec le temps par s’humaniser ; que chaque mois contribuerait à les rendre plus sages, et par conséquent plus gouvernables, car un enfant de neuf ou dix ans aussi indocile que ceux-ci l’étaient à six ou sept, serait un maniaque.

Je me flattais d’être utile à mes parents et à ma sœur en demeurant chez M. Bloomfield : car, si petit que fût mon salaire, je gagnais pourtant quelque chose, et, avec une stricte économie, je pouvais aisément mettre de côté quelque chose pour eux, s’ils voulaient me faire le plaisir de l’accepter. Puis, c’était de mon plein gré que j’avais accepté la place : je m’étais créé toutes ces tribulations, et j’étais décidée à les supporter ; bien plus, je n’avais aucun regret de ce que j’avais fait. Je désirais montrer à mes amis que j’étais capable d’entreprendre la tâche, et déterminée à m’en acquitter honorablement jusqu’au bout ; et, s’il m’arrivait de trouver trop dégradant de me soumettre si tranquillement, ou intolérable de lutter si constamment, je me tournais alors vers ma maison et me disais à moi-même : « Ils peuvent t’écraser, ils ne te dompteront pas ; c’est à toi que je pense, et non à eux. »

Vers Noël, il me fut permis de faire une visite à mes parents ; mes vacances ne furent que d’une quinzaine : « Car, dit mistress Bloomfield, je pense qu’ayant vu vos parents si récemment, vous ne tenez pas à faire au milieu d’eux un long séjour. » Je me gardai bien de la détromper ; mais elle ne pouvait s’imaginer combien ces quatorze semaines d’absence avaient été ennuyeuses pour moi, avec quelle anxiété j’attendais mes vacances, et quel fut mon désappointement de les voir écourtées. Pourtant, elle n’était nullement à blâmer en ceci ; je ne lui avais jamais dévoilé mes sentiments, et ne pouvais espérer qu’elle les devinât. Je n’avais pas demeuré avec elle un terme entier, et elle avait le droit de ne pas m’accorder des vacances entières.




CHAPITRE IV.

La grand’mère.


Je fais grâce à mes lecteurs du récit de ma joie en revoyant la maison paternelle, du bonheur dont je jouis pendant les quelques jours de repos ou de liberté que je passai dans ce cher séjour parmi ceux que j’aimais et dont j’étais aimée, et du chagrin que j’éprouvai lorsqu’il me fallut leur dire un long adieu.

Je retournai pourtant avec courage à mon œuvre, tâche plus ardue que vous ne pouvez l’imaginer si jamais vous n’avez été chargé de la direction et de l’instruction de ces petits rebelles turbulents et malfaisants, qu’aucun effort ne peut attacher à leurs devoirs, pendant que vous êtes responsable de leur conduite envers des parents qui vous refusent toute autorité. Je ne connais pas de situation comparable à celle de la pauvre gouvernante qui, désireuse de réussir, voit tous ses efforts réduits à néant par ceux qui sont au-dessous d’elle, et injustement censurés par ceux qui sont au-dessus.

Je n’ai pas énuméré tous les détestables penchants de mes élèves, ni la moitié des déboires résultant de ma responsabilité, dans la crainte d’abuser de la patience du lecteur, comme je l’ai peut-être déjà fait ; mais mon but en écrivant ces quelques dernières pages n’était point d’amuser, mais d’être utile : celui pour qui ces matières ne sont d’aucun intérêt les aura peut-être lues à la hâte et en maudissant la prolixité de l’écrivain ; mais si des parents y ont puisé quelques notions utiles et si une malheureuse gouvernante en a retiré le plus mince avantage, je suis bien récompensée de mes peines.

Pour éviter l’embarras et la confusion, j’ai pris mes élèves un par un et j’ai exposé leurs diverses qualités ; mais cela ne peut donner l’idée du mal qu’ils me faisaient tous les trois ensemble, quand, ainsi qu’il arrivait souvent, tous étaient déterminés à être méchants, à tourmenter miss Grey et à la faire mettre en colère.

Quelquefois, dans ces occasions, cette pensée se présentait tout à coup à mon esprit : « Si mes parents pouvaient me voir en ce moment !… » Et l’idée qu’ils n’auraient pu s’empêcher d’avoir pitié de moi me faisait me plaindre moi-même, au point que j’avais peine à retenir mes larmes. Mais je me contenais jusqu’à ce que mes petits bourreaux fussent descendus pour le dessert, ou qu’ils fussent couchés, et je pleurais sans contrainte. Toutefois c’était là une faiblesse que je me permettais rarement ; mes occupations étaient trop nombreuses, mes moments de loisir trop précieux, pour que je pusse consacrer beaucoup de temps à d’inutiles lamentations.

Je me souviens tout particulièrement d’une triste et neigeuse après-midi, peu de temps après mon retour, en janvier. Les enfants étaient tous remontés bruyamment après le dîner, déclarant qu’ils voulaient être méchants, et ils avaient bien tenu leur promesse, quoique j’eusse fatigué tous les muscles de mon larynx dans un vain effort pour leur faire entendre raison. J’avais cloué Tom dans un coin, lui disant qu’il ne s’échapperait point de là avant d’avoir accompli la tâche que je lui avais donnée. Pendant ce temps, Fanny s’était emparée de mon sac à ouvrage, en mettait au pillage le contenu et crachait dedans par-dessus le marché. Je lui dis de le laisser, mais en vain. « Brûle-le, Fanny, » s’écriait Tom, et elle se hâtait d’obéir. Je m’élançai pour l’arracher au feu, et Tom courut vers la porte. « Mary-Anne, jette son pupitre par la fenêtre, » cria-t-il ! Et mon précieux pupitre, contenant mes lettres, mes papiers, mon peu d’argent et tout ce que je possédais, allait être précipité par la fenêtre de la hauteur de trois étages. Je m’élançai pour le sauver. Pendant ce temps Tom avait fui et descendait les escaliers, suivi de Fanny. Ayant mis en sûreté mon pupitre, je courus après eux, et Mary-Anne me suivit. Tous trois m’échappèrent et s’enfuirent dans le jardin, où ils se vautrèrent dans la neige en poussant des cris de joie et de triomphe.

Que devais-je faire ? Si je les suivais, il me serait sans doute impossible de les saisir et je ne ferais que les faire courir plus loin. Si je ne les suivais pas, comment les faire rentrer à la maison ? Et que penseraient de moi les parents, s’ils voyaient leurs enfants courir sans chapeau, sans gants et sans bottines, dans la neige épaisse ? Pendant que j’étais là debout sur la porte dans cette perplexité, m’efforçant par un visage et des paroles sévères de les ramener à l’obéissance, j’entendis une voix aigre et perçante s’écrier derrière moi :

« Miss Grey ! est-il possible ? à quoi diable pouvez-vous donc penser ?

— Je ne puis les faire rentrer, monsieur, dis-je en me retournant et en apercevant M. Bloomfield les cheveux hérissés et les yeux sortant de leur orbite.

— Mais j’insiste pour que vous les fassiez rentrer ! s’écria-t-il en s’approchant davantage et paraissant furieux.

— Alors, monsieur, veuillez les rappeler vous-même, car ils ne veulent pas m’écouter, lui dis-je en me reculant.

— Rentrez à l’instant, méchants vauriens, ou je vous cravache tous ! leur cria-t-il d’une voix de tonnerre, et les enfants obéirent à l’instant. Vous voyez, ils viennent au premier mot.

— Oui, quand vous parlez.

— Il est fort étrange que vous, qui prenez soin d’eux, n’ayez pas plus de pouvoir sur eux ! Là, les voilà qui montent l’escalier avec leurs pieds gelés ! Suivez-les, et pour Dieu, veillez à ce qu’ils soient plus décents dans leur mise et dans leurs habitudes. »

La mère de M. Bloomfield était alors dans la maison ; en montant l’escalier et en passant devant la porte du salon, j’eus la satisfaction d’entendre la vieille dame déclamer contre moi auprès de sa bru :

« Juste ciel ! s’écriait-elle, jamais de ma vie… ! elle causera leur mort aussi sûr que… ! Croyez-vous, ma chère, qu’elle soit la personne qu’il faut pour… ? Croyez-moi… »

Je n’en entendis pas davantage ; mais cela suffisait.

La vieille mistress Bloomfield avait été pleine d’attention et très-polie pour moi ; et jusqu’alors je l’avais tenue pour une très-bonne personne, aimant à causer. Elle venait souvent à moi et me parlait en confidence, agitant sa tête et gesticulant des mains et des yeux comme une certaine classe de vieilles ladies ont coutume de faire, quoique je n’en aie jamais vu pousser cette particularité aussi loin. Il lui arrivait même de me témoigner sa sympathie pour la peine que me donnaient les enfants, et d’exprimer parfois, par quelques mots émaillés de signes de tête et de clignements d’yeux, un blâme sur la conduite peu judicieuse de leur mère, restreignant ainsi mon pouvoir et négligeant de me prêter l’appui de son autorité. Une telle façon de faire voir sa désapprobation n’était pas trop de mon goût, et généralement je refusais de comprendre autre chose que ce qui m’était exprimé clairement ; du moins, je me bornais toujours à lui donner à entendre que, si les choses étaient autrement ordonnées, ma tâche serait moins difficile, et que je serais mieux à même de guider et d’instruire mes jeunes élèves. Mais, cette fois, il me fallait être doublement prudente. Auparavant, quoique je visse que la vieille lady avait des défauts (dont le principal était son penchant à se proclamer parfaite), j’avais toujours cherché à les excuser, à la gratifier des vertus dont elle se parait, et même à lui en imaginer dont elle ne parlait pas. La bienveillance à laquelle j’avais été accoutumée depuis tant d’années m’avait été si entièrement refusée depuis ma sortie de la maison paternelle, que j’en saluais avec la joie la plus reconnaissante le moindre semblant. Il n’est donc pas étonnant que mon cœur affectionnât la vieille lady, qu’il se réjouît à son approche et regrettât son départ.

Mais maintenant, les quelques mots que j’avais heureusement ou malheureusement entendus en passant avaient complétement changé mes idées sur elle. Maintenant, je la considérais comme une hypocrite et une dissimulée, une flatteuse, une espionne de mes paroles et de mes actes. Sans doute, il eût été de mon intérêt de l’accueillir avec le même sourire, avec la même cordialité respectueuse qu’auparavant ; mais je ne le pouvais pas, l’eussé-je voulu. Mes manières s’altérèrent avec mes sentiments, et devinrent si froides et si réservées qu’elle ne pouvait manquer de s’en apercevoir. Elle s’en aperçut bientôt, et ses manières changèrent aussi : le signe de tête familier devint un salut roide, le gracieux sourire fit place à un regard de Gorgone ; sa loquacité m’abandonna tout à fait pour « le petit garçon et la petite fille chéris, » qu’elle se mit à flatter et à gâter plus que leur mère n’avait jamais fait.

Je confesse que je fus un peu troublée à ce changement : je craignais les conséquences de son déplaisir ; je fis même quelques efforts pour regagner le terrain que j’avais perdu, et avec plus de succès apparent que je n’eusse pu l’espérer. Une fois, comme par pure civilité, je m’informai de sa toux ; immédiatement son long visage s’illumina d’un sourire, et elle me raconta l’histoire de cette infirmité et des autres, histoire suivie du récit de sa pieuse résignation, dans ce style emphatique et déclamatoire que la plume ne peut rendre.

« Mais il y a un remède pour tout, ma chère, c’est la résignation (un mouvement de tête), la résignation à la volonté du ciel (élévation des mains et des yeux). Elle m’a toujours soutenue dans mes épreuves, et elle me soutiendra toujours (suite de mouvements de tête). Tout le monde n’en peut dire autant (mouvement de tête) ; mais je suis une de ces pieuses personnes, miss Grey (mouvement de tête très-significatif) ; et grâce au ciel, je l’ai toujours été, et je m’en fais gloire ! (joignant les mains avec ferveur). » Et avec plusieurs textes de l’Écriture, mal cités ou mal appliqués, et des exclamations religieuses si singulières par la façon dont elles étaient dites, sinon par les expressions elles-mêmes, que je ne veux pas les répéter, elle se retira, agitant sa grosse tête très-satisfaite d’elle-même, et me laissant espérer qu’après tout elle était peut-être plutôt faible que méchante.

À sa première visite à Wellwood-House, j’allai jusqu’à exprimer ma joie de lui voir si bonne mine. L’effet fut magique ; mes paroles, qui n’étaient qu’une marque de politesse, furent prises pour un compliment flatteur. Son visage s’illumina, et depuis ce moment elle devint aussi gracieuse, aussi bienveillante qu’on pouvait le désirer, en apparence du moins. D’après ce que je connaissais d’elle, et ce que j’entendais dire par les enfants, je savais que, pour gagner sa cordiale amitié, il me suffisait de prononcer un mot de flatterie toutes les fois que l’occasion s’en présenterait ; mais cela était contre mes principes, et, faute de le faire, je me vis bientôt de nouveau privée de la faveur de la capricieuse vieille dame, et je crois qu’elle me fit secrètement beaucoup de mal.

Elle ne pouvait avoir grande influence contre moi auprès de sa belle-fille, car entre celle-ci et elle il existait une mutuelle aversion, qui se trahissait chez la vieille lady par de secrètes médisances ou par des calomnies ; chez la jeune, par une froideur excessive de manières ; aucune flatterie ne pouvait fondre le mur de glace que mistress Bloomfield avait élevé entre elle et sa belle-mère. Mais celle-ci avait plus de succès auprès de son fils. Pourvu qu’elle pût adoucir son caractère agité, et ne pas l’irriter par les aspérités de son caractère à elle, il écoutait tout ce qu’elle voulait lui dire, et j’ai toute raison de croire qu’elle augmenta considérablement les préventions qu’il avait contre moi. Elle lui disait sans doute que je négligeais honteusement les enfants, et que sa femme même ne veillait pas sur eux comme elle aurait dû le faire ; qu’il fallait qu’il fît lui-même attention à eux, ou qu’ils se perdraient tous.

Ainsi excité, il se donnait fréquemment le souci de les surveiller de la fenêtre pendant leurs jeux ; quelquefois il les suivait à travers le jardin et le parc, et souvent tombait sur eux au moment où ils barbotaient dans la mare défendue, ou parlaient au cocher dans l’écurie, ou se vautraient dans l’ordure au milieu de la cour de la ferme, pendant que je les regardais faire, épuisée par les vains efforts que j’avais faits pour les ramener. Souvent aussi il lui arrivait de se montrer tout à coup dans la salle d’étude au moment des repas, et de les trouver répandant leur lait sur la table et sur eux-mêmes, plongeant leurs doigts dans leur tasse, ou se querellant à propos de leurs aliments comme de petits tigres. Si j’étais tranquille dans ce moment, je favorisais leur conduite désordonnée ; si, ce qui arrivait souvent, j’élevais la voix pour rétablir l’ordre, j’usais de violence et donnais aux petites filles un mauvais exemple par une semblable vulgarité de ton et de langage.

Je me souviens d’une après-midi de printemps, où, à cause de la pluie, ils n’avaient pu sortir. Par quelque bonne fortune inespérée, ils avaient tous achevé leurs devoirs, et pourtant s’abstenaient de descendre pour ennuyer leurs parents, ce qui me déplaisait fort, mais ce que je ne pouvais guère empêcher les jours de pluie, car ils trouvaient en bas de la nouveauté et de l’amusement, surtout lorsqu’il y avait des visiteurs ; dans cette dernière occasion, leur mère, quoiqu’elle me commandât de les retenir dans la salle d’étude, ne les grondait jamais lorsqu’ils la quittaient, et ne se donnait aucune peine pour les renvoyer. Mais ce jour-là ils paraissaient satisfaits de rester, et, ce qui est plus étonnant encore, ils semblaient disposés à jouer ensemble, sans compter sur moi pour leur amusement et sans se quereller. Leur occupation était quelque peu singulière : ils étaient tous assis sur le parquet auprès de la fenêtre, sur un monceau de jouets brisés, ayant devant eux une quantité d’œufs d’oiseaux, ou plutôt de coques d’œufs, car le contenu heureusement en avait été extrait. Ils avaient brisé ces coques et les réduisaient en petits fragments ; à quelle fin, c’est ce que je ne pouvais imaginer ; mais, pendant qu’ils étaient calmes et ne faisaient rien de mal, je ne m’en préoccupais pas, et, dans un sentiment de bien-être inaccoutumé, je me tenais assise devant le feu, faisant les derniers points à la robe de la poupée de Mary-Anne, et me disposant, cela fait, à commencer une lettre à ma mère. Tout à coup la porte s’ouvrit, et la terrible tête de M. Bloomfield regarda à l’intérieur.

« Tout est bien tranquille ici ! que faites-vous donc ? dit-il.

— Pas de mal aujourd’hui, au moins, » pensai-je en moi-même.

Mais il était d’une opinion différente. S’avançant vers la fenêtre et voyant l’occupation des enfants, il s’écria avec humeur :

« Que diable faites-vous donc là ?

— Nous pulvérisons des coques d’œufs, papa, cria Tom.

— Vous osez faire une telle chose, petits démons ? Ne voyez-vous pas dans quel état vous mettez le tapis ? (Le tapis était en droguet brun et tout à fait commun.) Miss Grey, saviez-vous ce qu’ils faisaient ?

— Oui, monsieur.

— Vous le saviez !

— Oui.

— Vous le saviez ! et vous étiez là assise et les laissiez faire, sans un mot de reproche !

— Je ne pensais pas qu’ils fissent du mal.

— Du mal ! mais regardez donc, jetez les yeux sur ce tapis et voyez. A-t-on jamais vu pareille chose dans une maison chrétienne ? Ne dirait-on pas que les porcs ont séjourné dans cette chambre, et quoi d’étonnant que vos élèves soient sales comme de petits porcs ? Oh ! je le déclare, je suis à bout de patience ! »

Puis il partit, fermant la porte avec un fracas qui fit rire les enfants.

« Je suis à bout de patience aussi, moi, » murmurai-je en me levant ; puis, saisissant le fourgon, je le lançai dans les charbons à plusieurs reprises, les retournant avec une énergie inaccoutumée, et donnant carrière à mon irritation sous prétexte de tisonner le feu.

À partir de ce jour, M. Bloomfield venait continuellement voir si la salle d’étude était en bon ordre ; et, comme les enfants jonchaient continuellement le parquet avec des fragments de joujoux, des bâtons, des feuilles et autres débris, que je ne pouvais les empêcher d’apporter ou les obliger de ramasser, et que les domestiques ne voulaient pas enlever, il me fallait passer une grande partie de mes moments de loisir à genoux sur le tapis, occupée à remettre péniblement les choses en ordre. Une fois, je leur dis qu’ils ne goûteraient pas à leur collation avant d’avoir ramassé tout ce qu’ils avaient répandu sur le tapis : Fanny devait en ramasser une certaine quantité ; Mary-Anne le double, et Tom devait enlever le reste. Chose étonnante, les filles firent leur part ; mais Tom se mit dans une telle fureur qu’il s’élança vers la table, jeta le pain et le lait par terre, frappa ses sœurs, essaya de renverser la table et les chaises, et semblait disposé à saccager la chambre. Je le saisis, et, envoyant Mary-Anne chercher sa maman, je le tins en dépit de ses coups de pieds, de ses coups de poing, de ses hurlements et de ses malédictions, jusqu’à l’arrivée de mistress Bloomfield.

« De quoi s’agit-il ? » dit-elle.

Et, lorsque la chose lui eut été expliquée, tout ce qu’elle fit fut d’envoyer chercher la servante pour réparer le désordre et apporter à M. Bloomfield son souper.

« Eh bien ! s’écriait Tom triomphant et la bouche pleine de viande, eh bien ! miss Grey, vous voyez que j’ai eu mon souper malgré vous, et que je n’ai pas ramassé la moindre chose ! »

La seule personne dans la maison qui eût quelque sympathie réelle pour moi était la nourrice, car elle avait souffert les mêmes afflictions, quoique à un moindre degré : comme elle n’avait pas la mission d’enseigner, elle n’était pas responsable de la conduite des enfants confiés à ses soins.

« Oh ! miss Grey ! me disait-elle, combien vous avez de mal avec ces enfants !

— Oui, j’en ai, Betty, et je vois que vous savez ce que c’est.

— Ah ! oui, je le sais ; mais je ne me tourmente pas à propos d’eux comme vous le faites. Et puis, voyez, je leur donne une tape de temps à autre ; pour ce qui est des petits, une bonne fessée par-ci, par-là ; rien n’y fait que cela, comme ils disent. Et pourtant cela me fait perdre ma place.

— Est-ce vrai, Betty ? J’ai, en effet, entendu dire que vous alliez nous quitter.

— Eh ! mon Dieu, oui ! mistress m’a avertie il y a trois semaines. Elle me dit avant Noël que cela arriverait si je continuais à les frapper. Mais il m’était impossible de retenir mes mains. Je ne sais pas comment vous faites, car Mary-Anne est encore une fois plus méchante que ses sœurs ! »




CHAPITRE V.

L’oncle.


Outre la vieille lady, il y avait un autre parent de la famille dont les visites m’étaient fort désagréables : c’était l’oncle Robson, le frère de mistress Bloomfield ; un grand garçon plein de suffisance, aux cheveux noirs et au teint jaune comme sa sœur, avec un nez qui avait l’air de mépriser la terre, et de petits yeux gris fréquemment demi-fermés, avec un mélange de stupidité réelle et de dédain affecté pour tout ce qui l’environnait. D’une forte corpulence et solidement bâti, il avait pourtant trouvé le moyen de réduire sa taille dans une circonférence remarquablement petite ; et cela, ajouté à sa roideur peu naturelle, prouvait que le fier M. Robson, le contempteur du sexe féminin, ne dédaignait pas le service du corset. Rarement il daignait faire attention à moi, et, quand il le faisait, c’était avec une certaine insolence de ton et de manières qui me prouvaient qu’il n’était point un gentleman, quoiqu’il visât à produire l’effet contraire. Mais ce n’était point tant pour cela que je haïssais ses visites, que pour le mal qu’il faisait aux enfants, encourageant toutes leurs mauvaises inclinations, et détruisant en quelques minutes le peu de bien qui m’avait coûté des mois de labeur à accomplir.

Il ne condescendait guère à s’occuper de Fanny et de la petite Henriette ; mais Mary-Anne était en quelque sorte sa favorite. Il ne cessait d’encourager ses tendances à l’affectation, que j’avais mis tous mes efforts à réprimer, parlant de sa jolie figure, et lui remplissant la tête de toutes sortes d’idées vaniteuses sur sa beauté, que je l’avais instruite à regarder comme poussière en comparaison de la culture de l’esprit ; et jamais je ne vis enfant plus sensible qu’elle à la flatterie. Tout ce qu’il y avait de mauvais chez elle et chez son frère, il l’encourageait en riant, sinon par ses louanges directes. On ne sait pas le mal que l’on fait aux enfants en riant de leurs défauts, et en trouvant matière à plaisanterie dans ce que de vrais amis se sont efforcés de leur apprendre à tenir en grande horreur.

Quoiqu’il ne fût point positivement un ivrogne, M. Robson ingurgitait habituellement de grandes quantités de vin, et prenait de temps en temps avec plaisir un verre d’eau mêlée d’eau-de-vie. Il apprenait à son neveu à l’imiter du mieux qu’il pouvait, et à croire que, plus il pourrait prendre de vin et de spiritueux, plus il manifesterait son fier et mâle caractère et s’élèverait au-dessus de ses sœurs. M. Bloomfield n’avait pas grand’chose à dire là contre : car son breuvage favori était le gin et l’eau, dont il absorbait chaque jour une quantité considérable, et c’est à quoi j’attribuais son teint pâle et son caractère irascible.

M. Robson encourageait également Tom à persécuter les animaux, à la fois par le précepte et par l’exemple. Comme il venait souvent dans le but de chasser sur le domaine de son beau-frère, il avait coutume d’amener avec lui ses chiens favoris ; et il les traitait si brutalement que, toute pauvre que je fusse, j’aurais volontiers donné une guinée pour voir un de ces animaux le mordre, pourvu toutefois que ce fût avec impunité. Quelquefois, lorsqu’il était fort bien disposé, il allait chercher des nids avec les enfants, chose qui m’irritait et me contrariait considérablement : car je me flattais, par mes efforts répétés, de leur avoir montré le mal de ce passe-temps, et j’espérais un jour les amener à quelque sentiment général de justice et d’humanité ; mais dix minutes passées à dénicher des oiseaux avec l’oncle Robson suffisaient pour détruire le fruit de tous mes raisonnements. Heureusement pourtant, ce printemps-là, ils ne trouvèrent jamais, à l’exception d’une seule fois, que des nids vides ou des œufs, et ils étaient trop impatients pour attendre que les petits fussent éclos. Cette fois-là, Tom, qui était allé avec son oncle dans la plantation voisine, revint tout joyeux en courant dans le jardin, avec une nichée de petits oiseaux dans les mains. Mary-Anne et Fanny, que je menais prendre l’air en ce moment, coururent pour admirer sa prise et demander chacune un oiseau pour elles. « Non, pas un, s’écria Tom, ils sont tous à moi : l’oncle Robson me les a donnés ; un, deux, trois, quatre, cinq ; vous n’en toucherez pas un, non, pas un ! Sur votre vie ! continua-t-il d’un air de triomphe, posant le nid à terre, et se tenant debout les jambes écartées, les mains dans les poches de son pantalon, le corps penché en avant et le visage contracté par les contorsions d’une joie poussée jusqu’au délire.

« Vous allez voir comment je vais les arranger ! Ma parole, je vais les faire bouillir. Vous verrez si je ne le fais pas. Il y a dans ce nid un rare passe-temps pour moi.

— Mais, Tom, lui dis-je, je ne vous permettrai pas de torturer ces oiseaux. Il faut les tuer tout de suite ou les reporter à l’endroit où vous les avez pris, afin que leurs parents puissent continuer à les nourrir.

— Mais vous ne savez pas où c’est, madame ; il n’y a que moi et l’oncle Robson qui le sachions.

— Si vous ne voulez pas me le dire, je les tuerai moi-même, quelque horreur que j’aie de cela.

— Vous n’oserez pas ! vous n’oserez les toucher, sur votre vie ! parce que vous savez que papa, maman et l’oncle Robson seraient fâchés. Ah ! ah ! je vous ai prise là, miss !

— Je ferai ce que je crois juste en une circonstance de cette sorte, sans consulter personne. Si votre papa et votre maman ne m’approuvent pas, je serai fâchée de les offenser ; mais l’opinion de votre oncle Robson n’est rien pour moi. »

Poussée par le sentiment du devoir, au risque de me rendre malade et d’encourir la colère des parents de mes élèves, je m’emparai d’une large pierre plate qui avait été placée là comme souricière par le jardinier ; puis, non sans avoir de nouveau essayé vainement d’amener le petit tyran à laisser remporter les oiseaux, je lui demandai ce qu’il voulait en faire. Avec une joie diabolique, il m’énuméra sa liste de tourments. Je laissai alors tomber la pierre sur les oiseaux et les écrasai d’un seul coup. Violents furent les cris, terribles les malédictions qui suivirent cet acte hardi. L’oncle Robson venait de monter l’allée avec son fusil, et s’arrêtait en ce moment pour corriger son chien. Tom s’élança vers lui, jurant et lui criant de me corriger à la place de Junon. M. Robson s’appuya sur son fusil et rit beaucoup de la violence de son neveu, ainsi que des malédictions et des outrageantes épithètes dont il m’accablait,

« Bien, vous êtes un bon diable ! s’écria-t-il à la fin en prenant son fusil et se dirigeant vers la maison. Il y a quelque chose chez ce garçon-là. Je veux être maudit si jamais je vis plus noble petit vaurien que celui-là. Il s’est déjà affranchi du gouvernement des jupons ; il brave mère, grand’mère, gouvernante et toutes… Ah ! ah ! ah ! Ne pensez plus à cela, Tom, je vous trouverai une autre nichée demain.

— Si vous le faites, monsieur Robson, je la tuerai aussi, dis-je.

— Hum ! » répondit-il. Et, m’ayant honoré d’un regard hautain que, contre son attente, je soutins sans sourciller, il tourna les talons d’un air de suprême mépris et entra dans la maison.

Tom le suivit et alla tout raconter à sa mère. Il n’était pas dans les habitudes de celle-ci de parler beaucoup sur aucun sujet ; quand je parus, je trouvai sa figure et sas manières doublement sombres et glaciales. Après quelques remarques banales sur le temps, elle dit :

« Je suis fâchée, miss Grey, que vous jugiez nécessaire d’intervenir dans les amusements de monsieur Bloomfield. Il a été très-désespéré de vous avoir vue détruire ses oiseaux.

— Quand les amusements de monsieur Bloomfield consistent à torturer des créatures qui sentent et souffrent, répondis-je, je pense qu’il est de mon devoir d’intervenir.

— Vous semblez avoir oublié, répondit-elle avec calme, que les créatures ont été toutes créées pour notre usage et notre plaisir. »

Je pensais que cette doctrine admettait quelque doute, mais je me bornai à répondre :

« En admettant qu’il en soit ainsi, nous n’avons aucun droit de les torturer pour notre amusement.

— Je pense, répondit-elle, que l’amusement d’un enfant ne peut être mis en balance avec la vie d’une créature sans âme.

— Mais, pour le bien même de l’enfant, il ne faut pas l’encourager dans de tels amusements, répondis-je d’un ton aussi humble que possible, pour me faire pardonner ma fermeté inaccoutumée. Bienheureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde.

— Oh ! c’est vrai ; mais cela se rapporte à notre conduite les uns envers les autres.

— L’homme miséricordieux est rempli de pitié pour la bête, osai-je ajouter.

— Il me semble que vous n’avez pas montré beaucoup de pitié, reprit-elle avec un rire sec et amer, en tuant ces pauvres bêtes d’un seul coup et d’une si choquante façon, et en faisant tant de peine à ce cher enfant pour un simple caprice. »

Je jugeai prudent de ne rien ajouter. C’était la première fois que j’arrivais aussi près d’une querelle avec mistress Bloomfield, et la première fois aussi que j’échangeais autant de paroles de suite avec elle depuis mon entrée dans sa maison.

Mais M. Robson et la vieille mistress Bloomfield n’étaient pas les seuls hôtes dont l’arrivée à Wellwood-House m’ennuyât ; tous visiteurs me causaient plus ou moins de trouble ; non pas tant parce qu’ils me négligeaient (quoique je trouvasse leur conduite étrange et désagréable sous ce rapport), que parce que je ne pouvais éloigner d’eux mes élèves, ainsi que l’on me le recommandait à chaque instant. Tom voulait leur parler, et Mary-Anne voulait être remarquée par eux. Ni l’un ni l’autre ne savaient ce que c’était que rougir, et n’avaient la moindre idée de la plus vulgaire modestie. Ils interrompaient bruyamment la conversation des visiteurs, les ennuyaient par les plus impertinentes questions, colletaient grossièrement les gentlemen, grimpaient sur leurs genoux sans y être invités, se pendaient à leurs épaules ou saccageaient leurs poches, froissaient les robes des ladies, dérangeaient leurs cheveux, tournaient leurs colliers et leur demandaient avec importunité leurs colifichets.

Mistress Bloomfield était choquée et contrariée de tout cela, mais ne faisait rien pour l’empêcher : elle se reposait sur moi de ce soin. Mais comment l’aurais-je pu, quand les hôtes, avec leurs beaux habits et leurs faces nouvelles, les flattaient continuellement et les gâtaient pour plaire aux parents ? comment moi, avec mes habits communs, mon visage qu’ils voyaient tous les jours, et d’honnêtes paroles, aurais-je pu les éloigner des visiteurs ? J’usais toute mon énergie à cela : en m’efforçant de les amuser, je cherchais à les attirer auprès de moi ; au moyen du peu d’autorité que je possédais et par la sévérité que j’osais employer, j’essayais de les empêcher de tourmenter les étrangers, et, en leur reprochant leur conduite grossière, je voulais les en faire rougir et les empêcher de recommencer. Mais ils ne connaissaient pas la honte ; ils se moquaient de l’autorité qui ne pouvait s’appuyer sur la correction. Pour ce qui est de la bonté et de l’affection, ou ils n’avaient pas de cœur, ou, s’ils en avaient un, il était si fortement gardé, et si bien caché, qu’avec tous mes efforts je n’avais pas encore trouvé le moyen d’aller jusqu’à lui.

Bientôt mes épreuves de ce côté arrivèrent à fin, plus tôt que je ne l’espérais ou ne le désirais. Un soir d’une belle journée de la fin de mai, comme je me réjouissais de voir approcher les vacances et me congratulais d’avoir fait faire quelques progrès à mes élèves, car j’étais parvenue à leur faire pénétrer quelque chose dans la tête, et à leur faire accomplir leurs devoirs pendant le temps donné à l’étude, un soir, dis-je, mistress Bloomfield me fit demander et m’annonça qu’après les vacances elle n’aurait plus besoin de mes services. Elle m’assura qu’elle n’avait qu’à se louer de mon caractère et de ma conduite, mais que les enfants avaient fait si peu de progrès depuis mon arrivée, que M. Bloomfield et elle croyaient de leur devoir de chercher quelque autre mode d’instruction ; que, supérieurs à beaucoup d’enfants de leur âge comme intelligence, ils laissaient fort à désirer sous le rapport de l’instruction ; que leurs manières étaient grossières, leur caractère turbulent : ce qu’elle attribuait à un manque de fermeté, de persévérance et de soins diligents de ma part.

Une fermeté inébranlable, une persévérance infatigable et des soins de tous les instants étaient précisément les qualités dont je m’enorgueillissais secrètement, et par lesquelles j’avais espéré, avec le temps, surmonter toutes les difficultés et arriver enfin au succès. Je voulais dire quelque chose pour ma justification : mais je sentis que la voix me manquait, et, plutôt que de manifester aucune émotion et de laisser voir les larmes que je me sentais venir aux yeux, je préférai garder le silence, comme un coupable convaincu en lui-même de la justice de l’arrêt qui le condamne.

Ainsi j’étais renvoyée, et j’allais revoir la maison paternelle. Hélas ! qu’allaient-ils penser de moi ? Incapable, après toutes mes vanteries, de tenir même pendant une année la place de gouvernante auprès de trois jeunes enfants, dont la mère, au dire de ma tante, était une femme très-bien ; ayant été ainsi mise dans la balance et trouvée trop légère, pouvais-je espérer qu’ils me laisseraient faire un second essai ? Cette pensée m’était fort pénible : car, si vexée, fatiguée et désappointée que je fusse, et quoique j’eusse appris chèrement à aimer et apprécier la maison paternelle, je n’étais point encore dégoûtée des aventures ni disposée à me relâcher de mes efforts. Je savais que tous les parents ne ressemblaient point à M. et à Mme Bloomfield, et j’étais assurée que tous les enfants n’étaient point comme les leurs. La famille dans laquelle j’entrerais serait différente, et un changement, quel qu’il fût, ne pouvait qu’être avantageux. J’avais été éprouvée par l’adversité, instruite par l’expérience, et je brûlais de relever mon honneur aux yeux de ceux dont l’opinion pour moi était plus que tout au monde.




CHAPITRE VI.

Encore le presbytère.


Pendant quelques mois je demeurai paisible à la maison paternelle, jouissant de la liberté, du repos et d’une véritable amitié, toutes choses dont j’avais été sevrée si longtemps. Je me remis à l’étude pour recouvrer ce que j’avais perdu pendant mon séjour à Wellwood-House, et afin de faire une nouvelle provision d’instruction pour un usage prochain. La santé de mon père était encore bien mauvaise, mais non matériellement pire que la dernière fois que je l’avais vu, et j’étais heureuse de pouvoir le réjouir par mon retour et le distraire en lui chantant ses airs favoris.

Nul ne triompha de mon échec, ou ne me dit que j’aurais mieux fait de suivre son avis et de rester à la maison. Tous furent heureux de me revoir, et me témoignèrent plus de tendresse que jamais, comme pour me faire oublier les souffrances que j’avais endurées. Mais nul ne voulut toucher un schelling de ce que j’avais gagné avec tant de joie et économisé avec tant de soin dans l’espoir de le partager avec eux. À force d’épargner par-ci et de se priver par-là, nos dettes étaient déjà presque payées. Mary avait fort bien réussi avec son pinceau ; mais notre père avait voulu qu’elle gardât pour elle tout le produit de son talent. Tout ce que nous pouvions économiser sur l’entretien de notre humble garde-robe et sur nos petites dépenses casuelles, il nous le faisait placer à la caisse d’épargne. « Vous serez malheureusement trop tôt forcées d’avoir recours à cette épargne pour vivre, nous disait-il ; car je sens que je n’ai pas longtemps à être avec vous, et ce qu’il adviendra de votre mère et de vous quand je ne serai plus, Dieu seul le sait ! »

Cher père ! s’il ne s’était point tant tourmenté du malheur que sa mort devait amener sur nous, je suis convaincue que ce terrible événement ne fût point arrivé sitôt. Ma mère faisait tous ses efforts pour l’empêcher de réfléchir sur ce triste sujet.

« Oh ! Richard, s’écriait-elle un jour, si vous vouliez éloigner ces tristes pensées de votre esprit, vous vivriez aussi longtemps que nous. Au moins, vous pourriez vivre jusqu’à ce que nos filles fussent mariées ; vous seriez un heureux grand-père, avec une bonne vieille femme pour votre compagne. »

Ma mère riait, et mon père rit aussi ; mais son rire expira bientôt dans un soupir.

« Elles mariées, pauvres filles, sans un schelling ! dit-il. Qui voudra d’elles ?

— Eh ! il se trouvera des hommes très-heureux de les prendre. N’étais-je pas sans fortune lorsque vous m’avez épousée ? et ne vous disiez-vous pas fort content de votre acquisition ? Mais peu importe qu’elles trouvent ou non à se marier ; nous pouvons trouver mille moyens honnêtes de gagner notre vie. Et je m’étonne, Richard, que vous puissiez vous tourmenter à propos de la pauvreté qui serait notre lot si vous veniez à mourir ; comme s’il pouvait y avoir quelque chose de comparable à la douleur que nous aurions de vous perdre, affliction qui, vous le savez bien, absorberait toutes les autres. Vous devez donc faire tous vos efforts pour nous en préserver, et il n’y a rien comme un esprit joyeux pour tenir le corps en santé.

— Je sais, Alice, que c’est mal de se tourmenter ainsi ; mais je ne puis m’en empêcher, et vous devez l’endurer de ma part.

— Je ne veux pas l’endurer si je peux vous changer, » répliqua ma mère.

Mais la rudesse de ses paroles était démentie par la tendre expression de sa voix et de son sourire ; mon père sourit donc de nouveau, d’une façon moins triste que d’habitude.

« Maman, dis-je aussitôt que je me trouvai seule avec elle, mon argent est bien peu de chose et ne peut durer longtemps ; si je pouvais l’augmenter, cela diminuerait l’anxiété de mon père, au moins sur un point. Je ne puis peindre comme Mary, et le mieux que je puisse faire, ce serait de chercher un autre emploi.

— Ainsi, vous feriez un nouvel essai, Agnès ?

— Je le ferais.

— Ma chère enfant, j’aurais cru que vous en aviez assez.

— Je sais que tout le monde ne ressemble pas à M. et à Mme Bloomfield.

— Il y en a qui sont pires, interrompit ma mère.

— Mais ils sont rares, je pense, et je suis sûre que tous les enfants ne sont pas comme les leurs : car Mary et moi ne leur ressemblions pas ; nous faisions toujours ce que vous nous commandiez, n’est-ce pas vrai ?

— Assez généralement ; mais je ne vous avais pas gâtées, et après tout vous n’étiez pas des anges pour la perfection : Mary avait un fond d’obstination calme, et vous aviez aussi quelques défauts de caractère ; mais, en somme, vous étiez de très-bonnes enfants.

— Je sais que j’étais quelquefois morose et de mauvaise humeur, et j’aurais été heureuse de voir les enfants confiés à mes soins de mauvaise humeur aussi : car alors, j’aurais pu les comprendre ; mais cela n’arrivait jamais, car rien ne les touchait et ne leur faisait honte : ils ne sentaient rien.

— S’ils ne sentaient rien, ce n’était pas leur faute : vous ne pouvez espérer que la pierre soit maniable comme l’argile.

— Non, mais il est toujours fort désagréable de vivre avec des créatures que l’on ne comprend pas et que rien n’impressionne. Vous ne pouvez les aimer ; et, si vous les aimez, votre affection est perdue : ils ne peuvent ni la rendre, ni l’apprécier, ni la comprendre. En admettant, ce qui est peu probable, que je tombe encore sur une famille pareille, j’ai l’expérience pour guide, et je m’en tirerai mieux une autre fois. Laissez-moi de nouveau essayer.

— Ma fille, vous ne vous découragez pas facilement, je le vois, et j’en suis charmée. Mais permettez-moi de vous dire que vous êtes beaucoup plus pâle et plus frêle que lorsque vous avez quitté la maison la première fois ; et nous ne pouvons souffrir que vous compromettiez ainsi votre santé pour amasser de l’argent, soit pour vous, soit pour d’autres.

— Mary me dit aussi que je suis changée, et je ne m’en étonne guère, car j’étais tout le jour dans un état constant d’agitation et d’anxiété ; mais, à l’avenir, je suis déterminée à prendre froidement les choses. »

Après quelques nouvelles discussions, ma mère promit encore une fois de m’aider, à la condition que j’attendrais et serais patiente. Je lui laissai donc le soin d’agiter la question avec mon père, de la façon qu’elle croirait la plus convenable, me reposant sur elle pour obtenir son consentement. De mon côté, je parcourus avec soin les annonces des journaux, et écrivis à toutes les personnes qui demandaient des gouvernantes. Toutes mes lettres, aussi bien que les réponses lorsque j’en recevais, étaient montrées à ma mère, qui, à mon grand chagrin, rejetait toutes les places les unes après les autres : ceux-ci étaient des gens de la basse classe ; ceux-là étaient trop exigeants dans leurs demandes et trop parcimonieux dans la rémunération.

« Vos talents sont de ceux que possède toute fille d’un pauvre membre du clergé, me disait-elle, et vous ne devez pas les dépenser en vain. Souvenez-vous que vous m’avez promis d’être patiente : rien ne presse ; vous avez du temps devant vous, et vous avez encore beaucoup de chances. »

À la fin, elle me conseilla de faire insérer moi-même dans le journal un avis énumérant mes talents, etc.

« La musique, le chant, le dessin, le français, le latin, l’allemand, ne sont pas choses à dédaigner, me disait-elle ; beaucoup de personnes seront enchantées de trouver tant de talents réunis chez une seule institutrice, et cette fois vous pourrez peut-être tenter votre fortune dans une famille d’un rang plus élevé, dans celle de quelque gentleman noble et bien élevé, où vous aurez plus de chances d’être traitée avec respect et considération que chez des commerçants enrichis ou d’arrogants parvenus. J’ai connu des gentlemen du rang le plus élevé, qui traitaient leur gouvernante comme une personne de la famille ; bien qu’il y en ait aussi, j’en conviens, d’aussi insolents et d’aussi exigeants que puissent être ceux dont vous avez fait l’expérience, car il y a des bons et des mauvais dans toutes les classes. »

L’avis fut promptement écrit et expédié. Des deux familles qui répondirent, une seule consentit à me donner cinquante guinées, la somme que ma mère m’avait fait fixer comme salaire. J’hésitais à m’engager, craignant que les enfants ne fussent trop grands, et que les parents ne voulussent une personne qui représentât davantage, ou plus expérimentée, sinon plus instruite que moi. Mais ma mère combattit mes craintes : je m’en tirerais fort bien, me dit-elle, si je voulais me défaire de ma timidité et prendre un peu plus de confiance en moi-même. Je n’avais qu’à donner une explication claire et vraie de mes talents et de mes titres, stipuler les conditions, puis attendre le résultat. La seule condition que je proposai fut d’avoir deux mois de vacances dans l’année pour visiter mes amis : au milieu de l’été et à Noël. La dame inconnue répondit qu’elle ne faisait à cela aucune objection ; que, pour l’instruction, elle ne doutait pas que je ne fusse capable de lui donner toute satisfaction ; mais, selon elle, ce point n’était que secondaire, car, habitant près de la ville d’O…, elle pouvait se procurer facilement des maîtres pour suppléer à ce qui me manquerait. Dans son opinion, une moralité parfaite, un caractère doux, gai et obligeant, étaient les choses les plus nécessaires.

Ma mère n’aimait pas beaucoup tout cela, et me fit alors beaucoup d’objections, dans lesquelles ma sœur se joignit à elle. Mais, ne voulant pas être désappointée de nouveau, je surmontai leurs résistances, et, après avoir obtenu le consentement de mon père, auquel on avait, peu de temps auparavant, donné connaissance du projet, j’écrivis à ma correspondante inconnue une très-belle épître, et le marché fut conclu.

Il fut décidé que, le dernier jour de janvier, je prendrais possession de mes nouvelles fonctions de gouvernante dans la famille de M. Murray, d’Horton-Lodge, près d’O…, à environ soixante-dix milles de notre village, distance formidable pour moi, qui, pendant mon séjour de vingt ans sur cette terre, ne m’étais jamais éloignée de plus de vingt milles de la maison paternelle.

Dans cette famille et dans le voisinage, il n’y avait personne qui fût connu de moi ni des miens, et c’est ce qui rendait la chose plus piquante. Je me trouvais, jusqu’à un certain point, débarrassée de cette mauvaise honte qui m’avait tant oppressée précédemment. Il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que j’allais entrer dans une région inconnue, et faire seule mon chemin parmi ses habitants étrangers. Je me flattais que j’allais voir enfin quelque chose du monde. La résidence de M. Murray était près d’une grande ville, et non dans un de ces districts manufacturiers où l’on ne s’occupe que de gagner de l’argent. Son rang, d’après mes informations, me paraissait plus élevé que celui de M. Bloomfield, et, sans aucun doute, c’était un de ces gentlemen de bonne souche et bien élevés dont parlait ma mère, qui traitent leur gouvernante avec considération et respect, comme l’institutrice et le guide de leurs enfants, et non comme une simple domestique. Puis, mes élèves, étant plus âgés, seraient plus raisonnables, plus faciles à diriger et moins turbulents que les derniers. Ils seraient moins confinés dans la salle d’étude et ne demanderaient pas un travail constant et une surveillance incessante ; finalement, à mes espérances se mêlaient de brillantes visions avec lesquelles le soin des enfants et les devoirs d’une gouvernante n’avaient que peu ou rien à faire. Le lecteur voit donc que je n’avais aucun droit au titre de martyre prête à sacrifier mon repos et ma liberté pour le bien-être et le soutien de mes parents, quoique assurément le bien-être de mon père et l’existence future de ma mère eussent une large part dans mes calculs. Cinquante guinées ne me paraissaient pas une somme ordinaire. Il me faudrait, il est vrai, des vêtements appropriés à ma situation ; il me faudrait en outre subvenir à mon blanchissage et aux frais de mes deux voyages d’Horton-Lodge à la maison paternelle. Mais, avec une stricte économie, assurément vingt guinées ou peu de chose au delà suffiraient à ces dépenses, et il m’en resterait encore trente ou à peu près pour la caisse d’épargne. Quelle précieuse addition à notre avoir ! Oh ! il me faudrait faire tous mes efforts pour conserver cette place, quelle qu’elle fût, pour mon honneur auprès de mes amis d’abord, et pour les services réels que

cette position me permettait de leur rendre.

CHAPITRE VII.

Horton-Lodge.


Le 31 janvier fut un jour d’orage et de tempête : il soufflait un vent violent du nord, et des tourbillons de neige obscurcissaient les cieux. Mes parents auraient voulu me faire retarder mon départ ; mais, craignant de donner, par ce manque de ponctualité, mauvaise opinion de moi à la famille dans laquelle j’allais entrer, je voulus partir.

Pour ne point abuser de la patience de mes lecteurs, je ne m’étendrai pas sur mon départ de la maison par cette froide matinée d’hiver ; sur les tendres adieux, le long voyage, sur les attentes solitaires, dans les auberges, des voitures ou des convois : car il y avait déjà quelques chemins de fer ; sur ma rencontre à O… avec le domestique de M. Murray, qui avait été envoyé avec le phaéton pour me conduire de là à Horton-Lodge. Je dirai seulement que l’abondance de la neige avait formé de tels obstacles pour les chevaux et les locomotives, que la nuit était venue depuis plusieurs heures, lorsque j’atteignis le but de mon voyage, et qu’un ouragan des plus formidables vint à la fin, qui nous rendit très-difficile le trajet de quelques milles qui séparait O… d’Horton-Lodge. Je me tenais assise et résignée ; la neige froide traversait mon voile et couvrait mes habits ; je ne voyais rien et m’étonnais que le pauvre cheval et son conducteur pussent se diriger comme ils le faisaient. À la fin, la voiture s’arrêta et, à la voix du cocher, quelqu’un ouvrit et fit tourner sur leurs gonds rouillés ce qui me parut être les portes du parc. Puis nous nous avançâmes le long d’une route plus unie, de laquelle de temps en temps j’apercevais, se détachant de l’obscurité, quelque masse sombre et gigantesque que je prenais pour un arbre couvert de neige. Après un temps assez considérable, nous nous arrêtâmes de nouveau devant le majestueux portique d’une grande maison, dont les vastes fenêtres descendaient jusqu’au sol.

Je me levai avec difficulté sous la neige qui me couvrait, et descendis de la voiture, espérant qu’une bonne et hospitalière réception me dédommagerait des fatigues du jour. Un monsieur vêtu de noir ouvrit la porte et me fit entrer dans une pièce spacieuse, éclairée par une lampe suspendue au plafond et répandant une lumière ambrée ; il me conduisit ensuite par un corridor vers une chambre qu’il ouvrit et qu’il me dit être la salle d’étude. J’entrai, et je trouvai deux jeunes ladies et deux jeunes gentlemen, mes futurs élèves, supposai-je. Après un salut cérémonieux, l’aînée des filles, qui jouait avec une pièce de canevas et un petit panier contenant des laines allemandes, me demanda si je désirais monter chez moi. Je répondis affirmativement, comme on pense.

« Mathilde, prenez un flambeau et montrez-lui sa chambre, » dit-elle.

Miss Mathilde, une grande fille d’environ quatorze ans, en jupe courte et en pantalon, haussa les épaules et fit une légère grimace, mais prit un flambeau, monta l’escalier devant moi, et me conduisit, à travers un long et étroit corridor, dans une chambre petite, mais assez confortable. Elle me demanda alors si je désirais prendre un peu de thé ou de café. Je fus sur le point de répondre : « Non ; » mais, me souvenant que je n’avais rien pris depuis sept heures du matin, et me sentant faible en conséquence, je dis que je prendrais une tasse de thé. En disant que Brown allait être prévenue, la jeune lady me quitta. Lorsque je me fus débarrassée de mon manteau lourd et mouillé, de mon châle et de mon chapeau, une demoiselle au maintien affecté vint me dire que les jeunes ladies désiraient savoir si je prendrais mon thé en haut ou dans la salle d’étude. Sous prétexte de la fatigue, je répondis que je le prendrais dans ma chambre. Elle sortit, et un instant après revint avec un plateau à thé, qu’elle plaça sur une commode qui servait de table de toilette. Après l’avoir poliment remerciée, je lui demandai à quelle heure on désirait que je fusse levée le matin.

« Les jeunes ladies et gentlemen déjeunent à huit heures et demie, madame, dit-elle ; ils se lèvent de bonne heure, mais comme ils prennent rarement des leçons avant le déjeuner, je crois qu’il sera assez tôt de vous lever à sept heures. »

Je la priai d’avoir la bonté de m’éveiller à sept heures, et elle se retira en me promettant de le faire. Alors je pris une tasse de thé et un peu de pain et de beurre, puis je m’assis auprès du feu et pleurai de bon cœur. Je dis ensuite mes prières, et, me sentant considérablement soulagée, je me disposai à me mettre au lit. Voyant que l’on ne m’avait rien apporté encore de mon bagage, je me mis en quête d’une sonnette ; ne trouvant aucun vestige de cet objet dans ma chambre, je pris mon flambeau et m’aventurai à travers le long corridor, puis je descendis l’escalier pour aller à la découverte. Je rencontrai sur mon chemin une femme fort bien vêtue, et lui dis ce que je cherchais, non sans une grande hésitation, car je n’étais pas sûre si je parlais à une des premières domestiques de la maison ou à mistress Murray elle-même. Il arriva pourtant que ce n’était que la femme de chambre de cette lady. Avec un air de grande protection, elle me promit qu’elle allait s’occuper de me faire monter mes effets, et je retournai dans ma chambre. J’avais attendu fort longtemps, et je commençais à craindre qu’elle n’eût oublié sa promesse, lorsque mes espérances furent ravivées par un éclat de voix et de rires accompagnés de bruit de pas le long du corridor. Une servante et un domestique entrèrent, portant mes bagages ; ni l’un ni l’autre ne se montrèrent fort respectueux envers moi. Après que j’eus fermé ma porte sur leurs talons et déballé quelques-uns de mes effets, je me mis au lit avec plaisir, car j’étais à la fois harassée d’esprit et de corps.

Ce fut avec un étrange sentiment de désolation que je m’éveillai le lendemain matin. Je sentais fortement la nouveauté de ma situation, et ma curiosité des choses inconnues n’était rien moins que joyeuse ; ma position était celle d’une personne enlevée par un charme magique, tombant tout à coup des nues sur une terre lointaine et ignorée, complétement isolée de tout ce qu’elle a vu et connu auparavant ; ou bien encore celle d’une semence emportée par le vent dans quelque coin d’un sol aride, où elle doit demeurer longtemps avant de prendre racine et à germer. Mais cela ne peut donner une juste idée de mes sentiments, et celui qui n’a pas mené une vie retirée et stationnaire comme la mienne ne peut imaginer ce qu’ils étaient, se fût-il même réveillé un matin à Port-Nelson, dans la Nouvelle-Zélande, avec l’Océan entre lui et tous ceux qui l’avaient connu.

Je n’oublierai pas de sitôt le sentiment particulier avec lequel j’ouvris mes persiennes et regardai ce monde inconnu. Un désert vaste et couvert de neige fut tout ce que rencontrèrent mes yeux.

Je descendis à la salle d’étude sans beaucoup d’empressement, mais avec un certain sentiment de curiosité de ce qu’une plus ample connaissance de mes élèves allait me révéler. Je résolus d’abord une chose, parmi beaucoup d’autres de plus grande importance, à savoir, de commencer par les appeler miss et monsieur. Cela me paraissait, il est vrai, une étiquette froide et peu naturelle entre les enfants d’une famille et leur précepteur et compagnon de chaque jour, surtout quand les élèves sont dans la première enfance, comme à Wellwood-House. Mais là même, ma coutume d’appeler les petits Bloomfield par leur nom avait été regardée comme une liberté offensante, ainsi que leurs parents avaient eu le soin de me le faire remarquer en les appelant eux-mêmes monsieur et miss. J’avais été longtemps à comprendre l’avertissement, tant la chose me paraissait absurde ; mais cette fois, j’étais bien déterminée à me montrer plus sage, et à commencer avec autant de formes et de cérémonie que l’on pût le désirer. À la vérité, les enfants étant beaucoup plus âgés, cela serait moins difficile, quoique les petits mots de miss et de monsieur me parussent avoir le surprenant effet de réprimer toute familiarité et d’éteindre tout éclair de cordialité qui pourrait s’élever entre nous.

Je n’infligerai pas à mon lecteur un minutieux détail de tout ce que je fis et découvris ce jour-là et le jour suivant. Nul doute qu’il ne se trouve amplement satisfait d’une légère esquisse des différents membres de la famille et d’un coup d’œil général sur la première et la seconde année que je passai parmi eux.

Je commence par la tête : M. Murray était, d’après tous les récits, un bruyant et remuant squire campagnard, un enragé chasseur de renard, un habile jockey et maréchal ferrant, un fermier actif et pratique, et un cordial bon vivant. Je dis, d’après tous les récits : car, excepté le dimanche, quand il allait à l’église, je ne le voyais guère que de mois en mois ; à moins qu’en traversant la grande salle ou en me promenant dans le domaine, un grand et fort gentleman, aux joues colorées et au nez rouge, ne se trouvât sur mon passage. Dans ces occasions, s’il était assez près pour m’adresser la parole, il m’accordait un petit salut accompagné d’un : « Bonjour, miss Grey. » Souvent, à la vérité, son gros rire m’arrivait de loin, et plus souvent encore je l’entendais jurer et blasphémer contre les laquais, le groom, le cocher, ou quelque autre pauvre domestique.

Mistress Murray était une belle et élégante lady de quarante ans, dont les charmes n’avaient assurément besoin ni de rouge ni de ouate. Son principal plaisir était ou paraissait être de recevoir et de rendre des visites, et de s’habiller à la mode la plus nouvelle. Je ne l’aperçus point le lendemain de mon arrivée avant onze heures du matin, moment où elle m’honora d’une visite, tout comme ma mère se serait rendue à la cuisine pour voir une nouvelle servante, moins l’empressement toutefois : car ma mère serait allée voir la servante à son arrivée, et n’aurait pas attendu au lendemain. Ma mère aurait parlé à sa servante d’une manière bienveillante et amicale, lui aurait adressé quelques paroles d’encouragement, et lui aurait fait une simple exposition de ses devoirs ; mais mistress Murray ne fit ni l’un ni l’autre. Elle entra dans la salle d’étude en revenant de commander son dîner, me dit bonjour, resta quelques minutes debout auprès du feu, dit quelques mots du temps et du rude voyage que je venais de faire, caressa son plus jeune enfant, un garçon de dix ans, qui venait d’essuyer sa bouche et ses mains avec sa robe, après avoir mangé quelques friandises ; me dit quel doux et bon garçon c’était, puis s’en alla avec un sourire sur son visage, pensant sans doute qu’elle avait assez fait pour le présent, et m’avait donné une grande marque de condescendance. Ses enfants avaient aussi la même opinion, et j’étais seule à penser autrement.

Après cela, elle vint me voir une ou deux fois pendant l’absence de mes élèves, pour me tracer mes devoirs. Pour les filles, ce qu’elle paraissait désirer était qu’elles fussent mises à même de produire de l’effet, sans beaucoup de peine et de travail. Il me fallait donc agir en conséquence, m’étudier à les amuser en les instruisant, à les raffiner, à les polir avec le moins possible d’efforts de leur part et aucun exercice d’autorité de la mienne. Quant aux garçons, c’était à beaucoup près la même chose : seulement, au lieu d’arts d’agrément, il me fallait leur fourrer dans la tête la plus grande quantité possible de la grammaire latine et du Delectus de Valpy, la plus grande quantité possible, du moins sans les tourmenter. « John est peut-être un peu bouillant et Charles un peu nerveux et difficile ; mais dans tous les cas, miss Grey, dit-elle, j’espère que vous vous contraindrez et serez douce et patiente toujours, surtout avec ce cher petit Charles : il est si nerveux et si susceptible, et si peu accoutumé à tout ce qui n’est pas le plus tendre traitement ! Vous m’excuserez de vous dire tout cela ; mais le fait est que j’ai jusqu’ici trouvé toutes les gouvernantes, même les meilleures, en défaut sur ce point. Elles manquaient de cet esprit doux et calme que saint Matthieu, ou tout autre évangéliste, dit être meilleur que… vous savez bien le passage auquel je fais allusion, car vous êtes la fille d’un ecclésiastique. Mais je ne doute pas que vous ne me donniez satisfaction sur ce point aussi bien que sur tout le reste. Dans toute occasion, s’il arrivait que l’un de vos élèves fît quelque chose d’inconvenant, et que la persuasion et les douces remontrances fussent impuissantes, envoyez-moi chercher par un autre ; car je puis leur parler plus librement qu’il ne serait convenable pour vous de le faire. Rendez-les le plus heureux que vous pourrez, miss Grey, et je ne crains pas de dire que vous réussirez très-bien. »

Je remarquai que, pendant que mistress Murray se montrait si remplie de sollicitude pour le bien-être et le bonheur de ses enfants, dont elle parlait constamment, elle ne dit jamais un mot de mon bien-être et de mon bonheur à moi. Pourtant ils étaient dans la maison paternelle, entourés de parents et d’amis, et moi, j’étais étrangère au milieu d’étrangers ; je ne connaissais pas encore assez le monde pour n’être point considérablement surprise de cette anomalie.

Miss Murray, autrement Rosalie, avait environ seize ans à mon arrivée, et était une fort jolie fille. En deux années, le temps développant ses formes et ajoutant de la grâce à ses manières et à sa démarche, elle devint positivement belle. Elle était grande et mince sans être maigre, ses formes étaient d’une délicatesse exquise, et pourtant elle avait les couleurs fraîches et roses de la santé ; ses cheveux, qu’elle portait en longues boucles, étaient abondants et d’un châtain clair inclinant au jaune ; ses yeux étaient d’un bleu pâle, mais si limpides et si brillants, qu’on ne les eût pas voulus d’une couleur plus foncée ; ses traits, du reste, étaient petits, et sans être tout à fait réguliers, on ne pouvait dire qu’ils ne l’étaient pas. En somme, on ne pouvait s’empêcher de la proclamer une fort jolie fille. Je voudrais pouvoir dire de son esprit et de son caractère ce que je viens de dire de sa personne et de son visage.

N’allez pas croire pourtant que j’aie quelque effroyable révélation à faire : elle était vive et gaie, et pouvait être fort agréable avec ceux qui ne contrariaient pas ses volontés. À mon égard, elle fut d’abord froide et hautaine, puis insolente et tyrannique ; mais, lorsqu’elle me connut mieux, elle mit de côté peu à peu ses airs, et par la suite me devint aussi profondément attachée qu’elle pouvait l’être à une personne de mon rang et de ma position : car rarement elle perdait de vue pour plus d’une demi-heure que j’étais la fille salariée d’un pauvre ecclésiastique. Et cependant je crois qu’elle me respectait plus qu’elle ne le croyait : car j’étais la seule personne dans la maison qui professât fermement de bons principes, qui dît habituellement la vérité, et qui essayât généralement de faire plier l’inclination devant le devoir. Je dis ceci non pour me louer, mais pour montrer le malheureux état de la famille à laquelle, pour le moment, étaient voués mes services. Il n’était aucun membre de cette famille chez lequel je regrettasse avec plus d’amertume ce manque de principes, que chez miss Murray elle-même, non-seulement parce qu’elle m’avait prise en affection, mais parce qu’il y avait en elle tant de qualités agréables et engageantes, qu’en dépit de ses imperfections je l’aimais réellement, quand elle n’excitait pas mon indignation ou n’irritait pas mon caractère par un trop grand étalage de ses défauts. Ces défauts, cependant, me persuadais-je volontiers, étaient plutôt le fruit de son éducation que de sa disposition naturelle. On ne lui avait jamais parfaitement enseigné la distinction entre le bien et le mal ; on lui avait permis, depuis son enfance, de même qu’à ses frères et à sa sœur, d’exercer une tyrannie sur les nourrices, les gouvernantes et les domestiques ; on ne lui avait pas appris à modérer ses désirs, à dominer son caractère, à mettre un frein à ses volontés, ou à sacrifier son propre plaisir pour le bien des autres. Son caractère étant généralement bon, elle ne se montrait jamais violente ni morose ; mais l’indulgence constante avec laquelle elle avait été traitée, et son mépris habituel de la raison, faisaient que souvent elle se montrait fantasque et capricieuse. Son esprit n’avait jamais été cultivé ; son intelligence était quelque peu superficielle ; elle possédait une grande vivacité, une certaine rapidité de perception et quelques dispositions à apprendre la musique et les langues ; mais jusqu’à quinze ans elle ne s’était donné aucune peine pour s’instruire, puis le désir de briller avait émoustillé ses facultés et l’avait poussée à l’étude, mais seulement des talents qui font briller. Lorsque j’arrivai, ce fut la même chose : tout fut négligé, à l’exception du français, de l’allemand, de la musique, du chant, de la danse et de quelques essais de dessin, essais de nature à produire le plus d’effet possible sans grand travail, et dont les parties principales étaient généralement exécutées par moi. Pour la musique et le chant, outre mes instructions, elle avait les leçons des meilleurs professeurs du pays, et dans ces arts, aussi bien que dans la danse, elle devint assurément fort habile. Elle donnait beaucoup trop de temps à la musique, ainsi que je le lui disais ; mais sa mère pensait que, si elle l’aimait, elle ne pouvait consacrer trop de temps à l’acquisition d’un art si attrayant. Pour ce qui était du travail de fantaisie, je ne savais autre chose que ce que j’avais appris de mes élèves et par ma propre observation ; mais je ne fus pas plutôt initiée qu’elle m’utilisa de différentes façons : toutes les parties ennuyeuses du travail me furent jetées sur les épaules : comme tendre les métiers, piquer les canevas, assortir les laines et les soies, faire les fonds, compter les points, rectifier les erreurs, et finir les pièces dont elle était fatiguée.

À seize ans, miss Murray aimait encore à badiner, pas plus pourtant qu’il n’est naturel et permis à une jeune fille de cet âge ; mais à dix-sept ans, cette propension, comme toute autre chose, fit place à la passion dominante, et fut bientôt absorbée par le désir d’attirer et d’éblouir l’autre sexe. Mais en voilà assez sur elle ; arrivons à sa sœur.

Miss Mathilde Murray était une véritable fillette dont il y a peu de chose à dire. Elle était d’environ deux ans et demi plus jeune que sa sœur ; ses traits étaient plus larges, son teint plus brun. Elle promettait d’être un jour une belle femme, mais elle avait les os trop gros et était trop rustique pour faire une jolie fille, ce dont elle se préoccupait peu. Rosalie connaissait tous ses charmes et les croyait même plus grands qu’ils n’étaient ; elle les estimait plus qu’elle n’eût dû le faire, eussent-ils été trois fois plus grands. Mathilde pensait qu’elle était assez bien, mais se préoccupait peu de ce sujet ; encore moins se souciait-elle de cultiver son esprit et d’acquérir des talents d’agrément. La façon dont elle étudiait ses leçons et exécutait sa musique était faite pour désespérer toutes ses gouvernantes. Si aisées et si courtes que fussent ses leçons, elle ne pouvait les apprendre, si elle les apprenait, avec régularité et dans le temps voulu ; elle les apprenait dans le temps le moins convenable et de la façon la moins utile pour elle et la moins agréable pour moi. La petite demi-heure de pratique était horriblement gaspillée. Elle en passait une partie à m’invectiver, tantôt parce que je l’interrompais pour des corrections, tantôt parce que je ne rectifiais pas ses erreurs avant qu’elle les eût commises, ou pour tout autre motif aussi déraisonnable. Une fois ou deux je me hasardai à lui faire des remontrances sérieuses à ce sujet ; mais, dans chacune de ces occasions, la mère me parla de façon à me convaincre que, si je voulais conserver ma place, il me fallait laisser miss Mathilde agir à sa guise.

Quand ses leçons étaient finies, pourtant, c’était généralement fait aussi de sa mauvaise humeur. Lorsqu’elle montait son fringant poney, ou courait avec les chiens ou avec ses frères et sa sœur, mais surtout avec son cher John, elle était heureuse comme l’alouette. Sous le rapport physique, Mathilde était parfaite, pleine de vie, de vigueur et d’activité ; sous le rapport moral, elle était d’une ignorance barbare, indocile, indolente, déraisonnable, et faite pour désespérer la personne chargée de cultiver son esprit, de réformer ses manières, et de l’aider à acquérir ces agréments extérieurs que, tout au contraire de sa sœur, elle méprisait autant que le reste. Sa mère la connaissait assez bien, et me dit plus d’une fois comment je devais essayer de former ses goûts, m’efforcer d’éveiller et d’entretenir sa vanité endormie, et, par une flatterie habile et insinuante, captiver son attention, ce que je ne me sentais pas disposée à faire ; comment je devais lui préparer et lui aplanir le sentier de la science, de façon à ce qu’elle pût y marcher sans la moindre fatigue, ce qui était impossible, car on n’apprend rien sans travail et sans peine.

Mathilde était de plus étourdie, entêtée, violente, et incapable de céder à la raison. Une preuve du déplorable état de son intelligence, c’est que, à l’exemple de son père, elle avait appris à jurer comme un soldat. Sa mère se montrait grandement choquée de ce grossier défaut, et s’étonnait qu’elle eût pu le contracter. « Mais vous pourrez l’en corriger promptement, miss Grey, me disait-elle ; ce n’est qu’une habitude, et, si vous voulez la reprendre doucement chaque fois qu’elle jurera, je suis sûre que bientôt elle ne le fera plus. » Non-seulement je la repris doucement, je m’efforçai aussi de lui faire comprendre combien c’était mal et choquant pour les oreilles des gens bien élevés de jurer ainsi ; mais ce fut en vain. Elle me répondait en riant avec insouciance : « Oh ! miss Grey, comme vous vous fâchez ! Que je suis contente ! » Ou bien : « Je ne puis m’en empêcher ; papa n’aurait pas dû m’apprendre cela ; c’est de lui que j’ai retenu tout cela, et peut-être un peu du cocher. »

Son frère John, alias M. Murray, avait environ onze ans lorsque j’entrai dans la famille. C’était un beau garçon, fort et plein de santé, franc et d’une bonne nature, et qui eût fait un charmant sujet s’il avait été convenablement élevé ; mais pour le moment il était aussi peu civilisé qu’un jeune ourson, bouillant, turbulent, indocile, ne sachant rien et ne pouvant rien apprendre, surtout d’une gouvernante et sous les yeux de sa mère. Ses maîtres au collège en tirèrent peut-être meilleur parti, car il fut envoyé au collège, à mon grand soulagement, dans le courant de l’année. Il y entra, il est vrai, dans un scandaleux état d’ignorance quant au latin, aussi bien que pour une foule de choses plus utiles, quoique plus négligées, et cela, sans nul doute, fut rejeté sur le défaut de sa première éducation, confiée à une femme ignorante qui avait trop présumé de ses forces, et avait entrepris d’enseigner ce qu’elle ne savait pas elle-même. Je ne fus délivrée que douze mois plus tard de son frère, qui fut aussi expédié au collège, dans le même état d’ignorance que le premier.

M. Charles était particulièrement l’enfant gâté de sa mère. Il était plus jeune que son frère d’un peu plus d’une année, mais était beaucoup plus petit, plus pâle, moins actif et moins robuste. C’était un méchant, couard, capricieux et égoïste petit bonhomme, actif seulement à faire le mal, habile seulement à inventer des mensonges, non toujours pour cacher ses fautes, mais par pure méchanceté et pour mieux nuire aux autres. Dans le fait, M. Charles était un grand tourment pour moi : il fallait une patience d’ange pour vivre en paix avec lui ; veiller sur lui était pire encore, et lui apprendre quelque chose, ou prétendre lui apprendre quelque chose, était chose impossible. À dix ans, il ne pouvait lire correctement une ligne dans le livre le plus simple ; et comme, d’après le principe de sa mère, je devais lui dire chaque mot avant qu’il eût le temps d’hésiter et d’examiner l’orthographe, comme il m’était même interdit, pour le stimuler, de lui dire que les autres garçons de son âge étaient ordinairement plus avancés que lui, il n’y a rien d’étonnant qu’il n’eût fait que peu de progrès pendant les deux ans que je fus chargée de son éducation. Il fallait lui répéter ses petites leçons de grammaire latine et autres, jusqu’à ce qu’il dît qu’il les savait, puis ensuite l’aider à les réciter ; s’il faisait des erreurs dans ses petits exercices d’arithmétique, les lui corriger, au lieu de le laisser exercer ses facultés en cherchant à les rectifier lui-même : de sorte qu’il ne prenait aucune peine pour éviter les erreurs, et souvent posait ses chiffres au hasard et sans aucun calcul.

Je ne me renfermai pas pourtant invariablement dans ces règles : c’était contraire à ma conscience ; mais rarement j’en pus dévier sans exciter la colère de mon petit élève, et par suite celle de sa mère, à qui il racontait mes transgressions, malicieusement exagérées et embellies par lui. Plus d’une fois je fus sur le point de perdre ou de résigner ma place. Mais pour l’amour de ceux que j’avais laissés à la maison, j’étouffai mon orgueil, je réprimai mon indignation, et résolus de lutter jusqu’à ce que mon petit bourreau fût envoyé au collège, son père déclarant qu’il était clair que l’éducation de famille n’était pas ce qu’il lui fallait, que sa mère le gâtait scandaleusement, et que ses gouvernantes n’en pouvaient rien faire.

Encore quelques mots sur Horton-Lodge et ses hôtes, et j’en aurai fini pour le moment avec cette aride description. La maison était fort respectable, supérieure à celle de M. Bloomfield par l’ancienneté, les dimensions et la magnificence. Le jardin n’était pas tracé avec autant de goût ; mais au lieu des pelouses unies, des jeunes arbres protégés par des tuteurs, des peupliers et des plantations de sapins, il y avait un vaste parc, peuplé de daims et formé de beaux gros arbres. Les environs étaient aussi agréables que peuvent l’être des champs fertiles, de beaux arbres, des pelouses vertes, des haies le long desquelles s’épanouissent les fleurs sauvages ; mais ce pays était affreusement plat pour moi, nourrie et élevée dans les montagnes de…

Horton-Lodge était situé à près de deux milles de l’église du village, et, en conséquence, la voiture de la famille était mise en réquisition tous les dimanches, et quelquefois plus souvent. M. et mistress Murray pensaient généralement qu’il était suffisant pour eux de se montrer une fois à l’église ; mais les enfants aimaient souvent mieux y retourner une seconde fois que d’errer dans le parc ou le jardin tout le reste du jour, sans but et sans occupation. J’étais fort heureuse lorsque quelques-uns de mes élèves préféraient aller à pied et me prenaient avec eux : car ma position dans la voiture, placée dans le coin le plus éloigné de la fenêtre et le dos tourné aux chevaux, ne manquait jamais de me rendre malade ; et, si je n’étais pas obligée de quitter l’église au milieu du service, mes dévotions étaient troublées par une sensation de langueur et de malaise, et par la crainte de me trouver plus mal. Une migraine me tenait ordinairement compagnie tout le reste du jour, qui, sans cela, eût été un jour de repos bienfaisant, de saint et calme plaisir.

« C’est bien singulier, miss Grey, que la voiture vous rende toujours malade ; elle ne me produit jamais le même effet, dit un jour miss Mathilde.

— Ni moi, dit sa sœur ; mais il n’en serait pas de même, je ne crains pas de le dire, si j’étais assise au même endroit qu’elle. C’est une affreuse place, miss Grey, et je m’étonne que vous puissiez y rester.

— J’y suis bien obligée, puisque je n’ai pas le choix, aurais-je pu répondre ; mais, pour ne leur point faire de peine, je me bornai à dire : « Oh ! la route est très-courte, et, si je ne suis pas malade à l’église, je n’y pense plus. »

Si l’on me demandait une description des divisions habituelles et des arrangements du jour, je trouverais la chose fort difficile. Je prenais tous mes repas dans la salle d’étude, avec mes élèves, à l’heure qui convenait à leur caprice : quelquefois ils sonnaient pour le dîner avant qu’il fût à moitié cuit ; d’autres fois, ils le laissaient sur la table pendant plus d’une heure, puis ils se mettaient en colère parce que les pommes de terre étaient froides, et le jus couvert d’une couche de graisse refroidie ; quelquefois ils voulaient que le thé fût servi à quatre heures ; souvent ils grondaient les domestiques parce qu’il n’était pas servi à cinq heures précises. Et lorsque ces ordres étaient exécutés, par manière d’encouragement à la ponctualité, ils le laissaient sur la table jusqu’à sept ou huit heures.

Il en était à peu près de même pour les heures d’étude ; mon jugement et mes convenances n’étaient jamais consultés. Quelquefois Mathilde et John décidaient que toute la besogne serait faite avant le déjeuner, et envoyaient la servante me faire lever à cinq heures et demie ; quelquefois on me faisait dire d’être prête à six heures précises, et, après m’être habillée à la hâte, je descendais dans une chambre vide, j’attendais longtemps et je m’apercevais qu’ils avaient changé d’idée et étaient encore au lit ; ou même, si c’était par un beau matin d’été, Brown venait me dire que les jeunes ladies et les gentlemen avaient pris vacances et étaient sortis : dans ce cas, on me faisait attendre mon déjeuner jusqu’à ce que je fusse prête à me trouver mal, mes élèves ayant fortifié leur estomac avant de sortir.

Souvent ils voulaient apprendre leurs leçons au grand air ; ce à quoi je n’avais à faire aucune objection, excepté que je m’enrhumais souvent en m’asseyant sur l’herbe humide ou en m’exposant à la rosée du soir, ce qui semblait ne produire aucun mauvais effet sur eux. C’était fort bien qu’ils fussent robustes ; pourtant on eût pu leur apprendre à avoir quelque considération pour ceux qui l’étaient moins. Mais je ne dois point les blâmer pour ce qui peut-être était ma propre faute : car je ne fis jamais une objection pour m’asseoir où ils voulaient, préférant follement en subir les conséquences, plutôt que de les contrarier. La manière indécente dont ils exécutaient leurs leçons était aussi remarquable que le caprice qu’ils montraient dans le choix du temps et de la place. Pendant qu’ils recevaient mes instructions ou répétaient ce qu’ils avaient appris, ils s’étendaient sur le sofa, se roulaient sur le tapis, s’étiraient, bâillaient, se parlaient l’un à l’autre, ou regardaient par la fenêtre. Quand à moi je ne pouvais tisonner le feu ou ramasser le mouchoir que j’avais laissé tomber, sans être taxée d’inattention par un de mes élèves, ou m’entendre dire que « maman n’aimerait pas que je fusse aussi insouciante. »

Les domestiques, voyant le peu de cas que parents et élèves faisaient de la gouvernante, réglaient leur conduite en conséquence. J’ai souvent pris parti pour eux contre la tyrannie de leurs jeunes maîtres et maîtresses, et je m’efforçais toujours de leur causer le moins de dérangement possible. Eh bien ! ils négligeaient entièrement mon bien-être, ne faisaient nulle attention à mes requêtes, et méprisaient mes conseils. Tous les domestiques, j’en suis convaincue, n’eussent pas agi comme ceux-là ; mais en général, étant ignorants et peu habitués à la réflexion et au raisonnement, ils sont aisément corrompus par le mauvais exemple de ceux qui sont au-dessus d’eux ; et ceux-ci, je pense, n’étaient pas des meilleurs.

Quelquefois je me sentais dégradée par la vie que je menais, et honteuse de me soumettre à tant d’indignités ; d’autres fois, je me reprochais de m’en trop affecter et de manquer de cette humilité chrétienne ou de cette charité qui « souffre longtemps et reste bonne, ne cherche point son propre contentement, ne s’irrite pas aisément, supporte tout, endure toutes choses. » Mais avec le temps et de la patience, la position commença à s’améliorer, lentement, il est vrai, et d’une manière imperceptible. Je fus débarrassée des deux garçons, ce qui n’était pas peu de chose, et les filles, ainsi que je l’ai déjà dit pour l’une d’elles, devinrent un peu moins insolentes, et commencèrent à me montrer quelque estime.

Miss Grey, disaient-elles, était une singulière créature : elle flattait et louait peu ; mais, quand elle parlait favorablement de quelqu’un, on pouvait être sûr que son approbation était sincère. Elle était très-obligeante, douce et paisible ordinairement, mais il y avait des choses qui la mettaient hors de son caractère. Quand elle était de bonne humeur, elle parlait à ses élèves, et se montrait quelquefois très-agréable et très-amusante à sa manière. Elle avait ses opinions arrêtées sur chaque sujet, et y tenait avec fermeté ; opinions très-ennuyeuses quelquefois, car elle pensait continuellement à ce qui était bien et à ce qui était mal, avait un étrange respect pour tout ce qui tenait à la religion, et un goût inexplicable pour les bonnes gens.




CHAPITRE VIII.

L’entrée dans le monde.


À dix-huit ans, miss Murray devait quitter la calme obscurité de la salle d’étude pour briller dans le monde fashionable, si toutefois un tel monde pouvait se trouver ailleurs qu’à Londres : car son père ne pouvait se décider à quitter, même pour quelques semaines de résidence dans la métropole, ses plaisirs et ses occupations champêtres. Il fut décidé qu’elle ferait son début le 3 janvier, dans un bal magnifique que sa mère se proposait de donner à toute la noblesse et à la classe supérieure d’O… et des environs, à vingt milles à la ronde. Naturellement elle attendait ce jour avec la plus vive impatience et les plus extravagantes espérances de plaisir.

« Miss Grey, dit-elle un soir, un mois environ avant le grand jour, au moment où je lisais une longue et intéressante lettre de ma sœur, lettre que j’avais parcourue le matin pour voir si elle ne contenait point de mauvaises nouvelles, et que je n’avais pu lire encore entièrement ; miss Grey, jetez donc cette ennuyeuse et stupide lettre, et écoutez-moi. Je suis sûre que ma causerie sera plus amusante que ce qu’elle peut contenir. »

Elle s’assit à mes pieds sur un petit tabouret, et, réprimant un soupir de vexation, je me mis à plier ma lettre.

« Vous devriez dire à ces bonnes gens de votre maison de ne plus vous ennuyer avec de si longues lettres, dit-elle, et par-dessus tout leur enjoindre de vous écrire sur du papier à lettre convenable, et non sur ces grandes feuilles grossières. Voyez donc le charmant petit papier à lettre de lady dont se sert maman pour écrire à ses amis.

— Les bonnes gens de ma famille, répondis-je, savent que plus leurs lettres sont longues, plus elles me font plaisir. Je serais très-fâchée de recevoir d’eux des lettres sur du charmant petit papier de lady, et je pensais que vous étiez trop lady vous-même pour trouver vulgaire que l’on écrive sur de grandes feuilles de papier.

— Je voulais dire seulement que cela vous ennuie. Mais maintenant j’ai besoin de vous parler du bal, et de vous dire que vous devez absolument différer vos vacances jusqu’à ce qu’il ait eu lieu.

— Et pourquoi ? Je n’assisterai pas au bal, moi.

— Non ; mais vous verrez les salons décorés avant qu’il ne commence, vous entendrez la musique, et par-dessus tout cela vous me verrez dans ma splendide toilette nouvelle. Je serai si charmante ! Il faut absolument que vous restiez.

— Je serais enchantée de vous voir, assurément ; mais j’aurai plus d’une occasion de vous voir aussi charmante dans les nombreux bals et réunions qui auront lieu plus tard, et je ne puis affliger mes amis en différant mon retour si longtemps.

— Oh ! ne songez pas à eux ; dites-leur que nous ne voulons pas vous laisser partir.

— Mais, pour dire vrai, ce serait un désappointement pour moi-même. Je désire les revoir autant qu’ils désirent me revoir, peut-être davantage.

— Mais il y a si peu de temps à attendre !

— Près de quinze jours, à mon compte ; en outre, je ne puis me faire à la pensée de passer les fêtes de Noël loin de ma famille, et ma sœur est sur le point de se marier.

— Vraiment ! et quand ?

— Pas avant le mois prochain ; mais j’ai besoin d’être là pour l’aider dans les préparatifs, et pour jouir encore de sa compagnie avant qu’elle ne nous quitte.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cela auparavant ?

— J’en ai reçu seulement la nouvelle dans cette lettre que vous traitiez d’ennuyeuse et de stupide, et que vous ne vouliez pas me laisser lire.

— Avec qui se marie-t-elle ?

— Avec M. Richardson, le curé d’une paroisse voisine.

— Est-il riche ?

— Non ; il est seulement dans une position aisée.

— Est-il beau ?

— Non ; seulement bien.

— Jeune ?

— Non ; entre deux âges.

— Oh ! grand Dieu ! Quelle pitié ! Quelle sorte de maison est la sienne ?

— Un calme petit presbytère, avec un porche tapissé de lierre, un jardin à l’ancienne mode, et…

— Oh ! assez… vous me rendez malade. Comment pourra-t-elle souffrir cela ?

— J’espère non-seulement qu’elle pourra le souffrir, mais qu’elle sera très-heureuse. Vous ne m’avez pas demandé si M. Richardson était un homme bon, sage et aimable ; j’aurais pu répondre à toutes ces questions : c’est au moins l’opinion de Mary, et j’espère qu’elle ne sera pas trompée.

— Mais, la malheureuse ! comment peut-elle penser à passer là sa vie, en compagnie de cet homme vieux et maussade, et sans espoir de changement ?

— Il n’est pas vieux, il n’a que trente-six ou trente-sept ans ; elle en a vingt-huit et elle est aussi raisonnable que si elle en avait cinquante.

— Oh ! c’est mieux, alors ils sont bien accouplés ; mais rappellent-ils le digne curé ?

— Je ne sais ; mais à coup sûr il mérite l’épithète.

— Grand Dieu, comme c’est choquant ! Est-ce qu’elle portera un tablier blanc et fera des pâtés et des poudings ?

— Je ne sais rien du tablier blanc ; mais je n’hésite pas à dire qu’elle fera des pâtés et des poudings de temps en temps ; ce ne sera pas une grande peine pour elle, car elle les faisait auparavant.

— Est-ce qu’elle sortira avec un châle simple et un large chapeau de paille, portant des consolations et de la soupe aux os aux paroissiens pauvres de son mari ?

— Je n’en sais rien ; mais je puis affirmer qu’elle fera de son mieux pour les soulager de corps et d’esprit, suivant en cela l’exemple de notre mère. »




CHAPITRE IX.

Le bal.


« Maintenant, miss Grey, s’écria miss Murray aussitôt que j’eus franchi la porte de la salle d’étude après avoir quitté mes habits de voyage, au retour de mes quatre semaines de vacances, maintenant, fermez la porte et asseyez-vous ; il faut que je vous raconte tout ce qui s’est passé dans le bal.

— Non, mordieu ! non ! vociféra miss Mathilde. Ne pouvez-vous retenir votre langue ? Laissez-moi lui parler de ma nouvelle jument ; quelle magnifique jument, miss Grey ! une jument pur sang…

— Taisez-vous, Mathilde, et laissez-moi d’abord dire mes nouvelles.

— Non, non, Rosalie, vous en aurez pour si longtemps ! il faut qu’elle m’entende d’abord ; je veux être pendue si elle ne m’écoute pas la première !

— Je suis fâchée d’entendre, miss Mathilde, que vous ne vous êtes point encore débarrassée de vos grossières habitudes.

— Ah ! je ne puis m’en empêcher ; mais je vous promets de ne plus jamais prononcer un méchant mot, si vous voulez m’écouter et dire à Rosalie de contenir sa maudite langue. »

Rosalie répliqua, et je pensai un moment être mise en pièces entre les deux. Mais miss Mathilde ayant la voix la plus haute, sa sœur finit par céder et lui laissa dire son histoire. Je fus ainsi forcée d’entendre une longue description de la splendide jument, de son sang et de sa généalogie, de ses pas, de son action, de son ardeur, etc., ainsi que du courage et de l’habileté qu’elle montrait en la montant. Elle finit en affirmant qu’elle pourrait franchir une barrière de cinq échelons aussi facilement que « cligner de l’œil, » que papa avait dit qu’elle pourrait chasser la première fois que l’on rassemblerait les chiens ; et que maman avait commandé pour elle un bel habit de chasse écarlate.

« Oh ! Mathilde, quelles histoires vous contez là ! s’écria sa sœur.

— Oui, répondit-elle, sans être le moins du monde déconcertée, je sais que je pourrais franchir une barrière à cinq échelons, si je l’essayais, et papa dira que je puis chasser, et maman commandera l’habit quand je le lui demanderai.

— Allons ! continuez, répliqua miss Murray, et tâchez, chère Mathilde, d’être un peu plus convenable. Miss Grey, je voudrais que vous pussiez lui dire de ne pas employer ces mots choquants : elle appelle son cheval une jument, c’est d’un mauvais goût inconcevable ; puis elle se sert de si horribles expressions pour la décrire, il faut qu’elle les ait apprises des grooms. Cela me fait presque tomber en syncope quand je l’entends.

— Je les ai apprises de papa, ânesse que vous êtes, et de ses amis, dit la jeune lady en faisant siffler vigoureusement une cravache qu’elle avait ordinairement à la main. Je suis aussi bon juge des qualités d’un cheval que le meilleur d’entre eux.

— Allons ! finissez, petite fille mal élevée ! Je vais me trouver mal si vous continuez ainsi. Maintenant, miss Grey, écoutez-moi ; je vais vous raconter le bal. Je sais que vous mourez d’envie d’en entendre le récit. Oh ! quel bal ! Vous n’avez jamais vu ni rêvé rien de pareil en votre vie. Les décorations, les rafraîchissements, le souper, la musique, étaient indescriptibles ! Et les invités ! Il y avait deux nobles, trois baronnets, cinq ladies titrées, et d’autres ladies et gentlemen en quantité innombrable. Les ladies, naturellement, m’importaient peu, excepté pour me réjouir en voyant combien la plupart étaient laides et gauches auprès de moi. Les plus belles d’entre elles, m’a dit maman, n’étaient rien, comparées à moi. Je suis fâchée que vous ne m’ayez pas vue, miss Grey ! J’étais charmante ! N’est-ce pas, Mathilde ?

— Médiocrement.

— Non, j’étais réellement charmante, du moins maman l’a dit, et aussi Brow et Williamson. Brow m’a affirmé qu’aucun gentleman ne pourrait jeter les yeux sur moi sans tomber amoureux de moi à la minute ; je puis donc bien me permettre un peu de vanité. Je sais que vous me regardez comme une fille frivole et engouée d’elle-même ; mais je n’attribue pas tout à mes attraits personnels. Je fais la part de mon coiffeur, et aussi un peu celle de mon exquise toilette, vous la verrez demain, gaze blanche sur satin rose, et si délicieusement faite ! et le collier, et les bracelets de belles et grosses perles !

— Je ne mets pas en doute que vous ne fussiez charmante ; mais est-ce que cela seulement vous fait tant de plaisir ?

— Oh ! non. Non pas cela seul : mais j’étais si admirée, et j’ai fait tant de conquêtes dans cette seule nuit, vous en serez étonnée…

— Mais quel bien cela peut-il vous faire ?

— Quel bien ? Est-ce qu’une femme peut demander cela ?

— Il me semble qu’une seule conquête est assez, trop même, si elle n’est pas mutuelle.

— Oh ! vous savez que je ne serai jamais d’accord avec vous sur ces points. Attendez un peu, et je vais vous nommer mes principaux admirateurs, ceux qui se sont montrés les plus empressés à cette soirée et aux suivantes, car nous en avons eu deux depuis. Malheureusement les deux nobles, lord G… et lord R…, sont mariés ; sans cela j’aurais pu daigner me montrer aimable pour eux, ce que je n’ai pas fait : et pourtant lord R…, qui déteste sa femme, était évidemment fasciné par moi. Il me demanda deux fois de danser avec lui, c’est un charmant danseur, par parenthèse, et moi je danse aussi fort bien ; vous ne pouvez vous imaginer comme je dansai bien ce soir-là, j’en étais étonnée moi-même. Mon lord était très-complimenteur aussi, peut-être même trop ; mais j’avais le plaisir de voir sa maussade et méchante femme prête à mourir de dépit.

— Oh ! miss Murray, vous ne pouvez dire qu’une telle chose ait pu vous causer du plaisir. Quelque méchante ou…

— Eh bien, je sais que c’est mal ; n’y pensez plus ! Je serai bonne une autre fois ; seulement ne me faites pas de sermons aujourd’hui : me voilà bonne créature maintenant. Je ne vous ai pas encore dit la moitié de ce que j’ai à vous dire ; laissez-moi voir. Oh ! j’allais vous dire combien d’admirateurs j’avais : sir Thomas Ashby en était un, sir Hugues Meltham et sir Broadley Wilson sont de vieux cajoleurs, bons seulement à tenir compagnie à papa et à maman. Sir Thomas est jeune, riche et gai, mais une laide bête pourtant, quoique maman dise que je ne m’en apercevrai pas après quelques mois de connaissance. Puis il y avait Henry Meltham, le plus jeune fils de sir Hugues, un assez beau garçon et un agréable compagnon pour caqueter avec lui ; mais, comme c’est un cadet de famille, il n’est bon qu’à cela. Il y avait aussi le jeune M. Green, assez riche, mais de petite famille, et un grand stupide garçon, un vrai badaud de campagne ; puis notre bon recteur M. Hatfield. Celui-là devrait se considérer comme un humble admirateur au moins, mais je crains qu’il n’ait oublié de faire entrer l’humilité dans son trésor de vertus chrétiennes.

— Est-ce que M. Hatfield assistait au bal ?

— Oui, certes. Pensez-vous qu’il fût trop bon pour y aller ?

— Je pensais qu’il pouvait trouver cela peu clérical.

— En aucune façon. Il ne profana pas l’habit en dansant ; mais il eut de la peine à s’en empêcher, le pauvre homme. Il paraissait mourir d’envie de me demander ma main pour une figure, et… Oh ! par parenthèse, il a un nouveau vicaire. Le vieux M. Blight a enfin obtenu sa cure tant désirée, et il est parti.

— Et comment est le nouveau ?

— Oh ! une telle bête ! Weston est son nom. Je puis vous faire sa description en trois mots : un insensé, laid et stupide nigaud. J’en ai mis quatre, mais peu importe, en voilà assez sur lui pour le moment. »

Elle revint sur le bal, et me donna de nouveaux détails sur ce qui lui était arrivé, ainsi qu’aux parties qui avaient suivi ; de nouveaux détails sur sir Thomas Ashby et MM. Meltham, Green et Hatfield, et sur l’ineffaçable impression qu’elle avait produite sur eux.

« Eh bien, lequel des quatre aimez-vous le mieux ? dis-je en réprimant un troisième ou quatrième bâillement.

— Je les déteste tous ! répondit-elle en secouant les belles boucles de sa chevelure d’un air de profond mépris.

— Cela veut dire, je suppose, que vous les aimez tous. Mais lequel est le préféré ?

— Non, réellement je les hais tous ; mais Henry Meltham est le plus beau et le plus amusant, M. Hatfield le plus remarquable, sir Thomas le plus laid et le plus méchant, et M. Green le plus stupide. Mais celui que j’épouserai, je crois, si je suis condamnée à épouser l’un d’eux, est sir Thomas Ashby.

— Je ne le crois pas, s’il est si méchant ; et vous le détestez.

— Oh ! peu m’importe qu’il soit méchant : il n’en est que meilleur pour cela. Malgré l’aversion que j’ai pour lui, je ne serais pas fâchée de devenir lady Ashby d’Ashby-Park, si je dois me marier. Mais si je pouvais toujours être jeune, je demeurerais toujours célibataire. J’aimerais à m’amuser le plus possible et à coqueter avec le monde entier, jusqu’au moment où je me verrais sur le point d’être appelée vieille fille ; et alors, pour échapper à cette ignominie, après avoir fait dix mille conquêtes, je leur briserais le cœur à tous, un excepté, en prenant un mari noble, riche, indulgent, que cinquante ladies mouraient d’envie de posséder.

— Eh bien, tant que vous aurez ces idées-là, restez célibataire et ne vous mariez sous aucun prétexte, pas même pour échapper à l’ignominie de vous entendre appeler vieille fille. »




CHAPITRE X.

L’église.


« Que pensez-vous de notre nouveau vicaire ? me demanda miss Murray en revenant de l’église le dimanche, après la reprise de nos exercices.

— Je n’en puis pas dire grand’chose, répondis-je, je ne l’ai pas même entendu prêcher.

— Mais vous l’avez vu ?

— Oui, mais je ne prétends pas juger le caractère d’un homme par un coup d’œil jeté à la hâte sur son visage.

— Mais ne le trouvez-vous pas laid ?

— Cela ne m’a pas particulièrement frappée, je ne déteste pas ce genre de physionomie ; mais la seule chose que j’ai remarquée, c’est sa manière de lire, qui me paraît bonne, infiniment meilleure du moins que celle de M. Hatfield. Il lit les leçons de façon à donner à chaque passage son plein effet ; les plus distraits ne peuvent s’empêcher de l’écouter, et les plus ignorants ne peuvent manquer de le comprendre. Quant aux prières, il les dit comme s’il ne lisait pas, mais comme s’il priait sincèrement et avec ferveur.

— Oh ! oui, il n’est bon qu’à cela ; il peut s’acquitter du service divin assez bien ; mais il n’a aucune idée d’autre chose.

— Comment le savez-vous ?

— Oh ! je le sais parfaitement. Je suis excellent juge en ces matières. Avez-vous remarqué comme il est sorti de l’église, se démenant comme s’il n’y avait eu là que lui, ne regardant jamais à droite ni à gauche, et ne pensant évidemment qu’à sortir vite, et peut-être à dîner ? sa stupide tête ne pouvait certainement contenir d’autre idée.

— Je crois que vous auriez voulu le voir jeter un coup d’œil dans le banc du squire, dis-je, en riant de la violence de son hostilité.

— Vraiment ! j’aurais été indignée qu’il eût osé faire une chose pareille, » répondit-elle en relevant la tête avec hauteur. Puis, après un moment de réflexion, elle ajouta : « Bien, bien, je suppose qu’il est assez bon pour sa place ; mais je suis enchantée de ne pas dépendre de lui pour mon amusement, voilà tout. Avez-vous vu comme M. Hatfield s’est précipité au dehors pour recevoir un salut de moi, et pour arriver à temps pour nous aider à monter en voiture ?

— Oui, » répondis-je ; ajoutant intérieurement : « Et j’ai pensé qu’il dérogeait quelque peu à sa dignité ecclésiastique, en quittant la chaire avec tant de précipitation pour donner une poignée de main au squire, et aider sa femme et ses filles à monter en voiture. De plus, je lui en veux de m’avoir presque fermé la portière au nez : car, quoique je fusse debout devant lui, auprès du marchepied, et attendant pour entrer, il persistait à vouloir fermer la porte, jusqu’à ce que quelqu’un de la famille lui eût dit que la gouvernante n’était pas entrée ; alors, sans un mot d’excuse, il partit en leur souhaitant le bonjour, et laissant le laquais, finir la besogne. »

Nota bene. — M. Hatfield ne m’adresse jamais la parole ; non plus que sir Hugues ou lady Meltham, M. Harry ou miss Meltham, M. Green ou ses sœurs, et tout autre gentleman ou lady qui fréquentaient cette église ; ni, en fait, aucun de ceux qui étaient reçus à Horton-Lodge.

Miss Murray commanda de nouveau la voiture dans l’après-midi, pour elle, et pour sa sœur ; elle dit qu’il faisait trop froid pour se récréer dans le jardin, et d’ailleurs elle pensait que Harry Meltham serait à l’église. « Car, dit-elle en se souriant à elle-même dans la glace, il a été un des plus fidèles assistants à l’église ces quelques dimanches : vous auriez pensé qu’il était un excellent chrétien. Vous pouvez venir avec nous, miss Grey ; je veux que vous le voyiez ; il est si changé depuis son retour de l’étranger ! vous ne pouvez vous en faire une idée. Et de plus, vous aurez ainsi l’occasion de voir de nouveau le beau M. Weston, et de l’entendre prêcher. »

Je l’entendis prêcher, et je fus charmée de la vérité évangélique de sa doctrine, aussi bien que de la fervente simplicité de sa manière, de la clarté et de la force de son style, on aimait à entendre un tel sermon, après avoir été si longtemps accoutumé aux discours secs et prosaïques du dernier vicaire, et aux harangues du recteur, moins édifiantes encore. M. Hatfield avait coutume de monter rapidement la nef, ou plutôt de la traverser comme un ouragan, avec sa riche robe de soie voltigeant derrière lui et frôlant la porte des bancs, et de monter en chaire comme un triomphateur monte dans le char triomphal ; puis, se laissant tomber sur le coussin de velours dans une attitude de grâce étudiée, de demeurer dans un silencieux prosternement pendant un certain temps ; ensuite, de marmotter une Collecte, ou de baragouiner la Prière du Seigneur, de se lever, de retirer un joli gant parfumé pour faire briller ses bagues aux yeux de l’assistance, passer ses doigts à traverses cheveux bien bouclés, tirer un mouchoir de batiste, réciter un très-court passage ou peut-être une simple phrase de l’Écriture, comme texte de son discours, et finalement, débiter une composition qui, en tant que composition, pouvait être regardée comme bonne, quoique trop étudiée et trop affectée pour être de mon goût : les propositions en étaient bien établies, les arguments logiquement conduits ; et pourtant il était quelquefois difficile de l’entendre jusqu’au bout sans trahir quelques symptômes de désapprobation ou d’impatience.

Ses sujets favoris étaient la discipline ecclésiastique, les rites et les cérémonies, la tradition apostolique, le droit de révérence et d’obéissance au clergé, le crime atroce de dissidence, l’absolue nécessité d’observer toutes les formes de la dévotion, la coupable présomption de ceux qui pensaient par eux-mêmes dans les matières de religion, ou qui se guidaient d’après leurs propres interprétations de l’Écriture, et de temps en temps (pour plaire à ses riches paroissiens) la nécessité de l’obéissance et de la déférence du pauvre envers le riche, appuyant ses maximes et ses exhortations de citations des Pères, qu’il semblait beaucoup mieux connaître que les apôtres et les évangélistes, et auxquels il paraissait attacher autant d’importance qu’à ces derniers. Mais de temps à autre il nous donnait un sermon d’un ordre différent, que quelques-uns pouvaient trouver très-bon, mais sombre et sévère, représentant Dieu comme un terrible censeur plutôt que comme un père bienveillant. Pourtant, en l’entendant, j’inclinais à croire que cet homme était sincère dans tout ce qu’il disait : il fallait qu’il eût changé ses vues et fût devenu vraiment religieux, sombre et austère, mais pourtant dévot. Mais de telles illusions se dissipaient ordinairement à la sortie de l’église, en entendant sa voix dans un gai colloque avec quelques-uns des Meltham ou des Green, ou peut-être les Murray eux-mêmes ; riant peut-être de son propre sermon, et disant qu’il avait sans doute donné à penser à ce coquin de peuple ; se glorifiant peut-être à la pensée que la vieille Betty Holmes allait renoncer à sa pipe criminelle, qui était sa consolation quotidienne depuis plus de trente ans, que Georges Higgins serait effrayé de ses promenades le soir du sabbat, et que Thomas Jackson serait cruellement troublé dans sa conscience, et ébranlé dans son espoir certain d’une joyeuse résurrection au dernier jour.

Ainsi, je ne pouvais m’empêcher de conclure que M. Hatfield était un de ceux qui « attachent de lourds fardeaux et les placent sur les épaules des hommes, pendant qu’ils ne voudraient pas les toucher avec un de leurs doigts ; » et qui « par leurs traditions, ôtent tout effet à la parole de Dieu, enseignant pour doctrines les commandements des hommes. » J’étais heureuse d’observer que le nouveau vicaire, autant que j’en pouvais juger, ne lui ressemblait en aucun de ces points.

« Eh bien, miss Grey, que pensez-vous de lui maintenant ? me dit miss Murray, comme nous prenions nos places dans la voiture, après le sermon.

— Pas de mal encore, répondis-je.

— Pas de mal ! répéta-t-elle étonnée. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que je ne pense pas plus mal de lui qu’auparavant.

— Pas plus mal ! je le crois bien, vraiment : tout au contraire. Est-ce qu’il n’a pas beaucoup gagné ?

— Oh ! oui, beaucoup, vraiment, répondis-je ; car je venais de découvrir que c’était de Harry Meltham qu’elle voulait parler, et non de M. Weston. Ce gentleman s’était avancé avec empressement pour parler aux jeunes ladies, chose qu’il n’eût pas peut-être osé faire si leur mère eût été présente ; il les avait aidées aussi à monter en voiture. Il n’avait pas essayé de me laisser dehors, comme M. Hatfield, et ne m’avait pas non plus offert son assistance (que je n’eusse pas acceptée) ; aussi longtemps que la portière avait été ouverte, il était resté debout, riant et babillant avec elles, puis leur avait tiré son chapeau et s’était dirigé vers sa demeure : mais je l’avais à peine remarqué pendant tout ce temps. Mes compagnes, pourtant, avaient mieux observé ; et, pendant que nous roulâmes vers la maison, elles discutèrent entre elles, non-seulement ses regards, ses paroles, ses actions, mais chaque trait de son visage, chaque article de sa toilette.

— Vous ne l’aurez pas pour vous seule, Rosalie, dit Mathilde à la fin de la discussion. Je l’aime ; je sais qu’il ferait un joli et joyeux compagnon pour moi.

— Eh bien ! soyez la bienvenue auprès de lui, répondit sa sœur, d’un air d’indifférence affectée.

— Et je suis sûre, continua l’autre, qu’il m’admire autant que vous ; n’est-ce pas vrai, miss Grey ?

— Je ne sais ; je ne connais pas ses sentiments.

— Eh bien ! c’est pourtant vrai.

— Ma chère Mathilde, personne ne vous admirera jamais si vous ne vous défaites de vos rudes et grossières manières.

— Oh ! sornettes ! Harry Meltham aime ces manières-là, et les amis de papa aussi.

— Vous pouvez captiver des vieillards et des cadets de famille ; mais nul autre, j’en suis sûre, ne tombera amoureux de vous.

— Je m’en moque ; je ne suis pas toujours courant après l’argent, comme vous et maman. Si mon mari peut tenir quelques bons chevaux et quelques chiens, je serai très-satisfaite. Tout le reste peut aller au diable !

— Ah ! si vous avez de si choquantes expressions, je suis sûre qu’aucun véritable gentleman ne voudra vous approcher. Réellement, miss Grey, vous ne devriez pas lui permettre de faire cela.

— Je ne puis l’en empêcher, miss Murray.

— Et vous êtes tout à fait dans l’erreur, Mathilde, en supposant que Harry Meltham vous admire ; je vous assure qu’il n’en est rien. »

Mathilde allait répondre avec colère ; mais heureusement notre voyage était arrivé à sa fin, et la dispute fut coupée court par le laquais ouvrant la portière et baissant le marche-pied pour notre descente.




CHAPITRE XI.

Les paysans.


N’ayant plus qu’une élève, quoiqu’elle me donnât plus de peine que trois ou quatre, et quoique sa sœur prît encore des leçons d’allemand et de dessin, j’avais beaucoup plus de temps à ma disposition que je n’en avais jamais eu depuis que j’avais pris le joug de gouvernante ; temps que j’employais partie à correspondre avec mes amis, partie à lire, à étudier, à pratiquer la musique, le chant, etc. ; et partie à me promener dans le domaine ou les champs adjacents, avec mes élèves, si elles désiraient ma compagnie ; seule, si elles ne se souciaient point de m’avoir avec elles.

Souvent, quand elles n’avaient point sous la main de plus agréable occupation, les miss Murray s’amusaient à visiter les pauvres paysans qui demeuraient sur le domaine de leur père, pour recevoir leurs hommages flatteurs ou pour entendre les anciennes histoires et les commérages racontés par les vieilles femmes ; ou peut-être pour le plaisir plus pur de faire des heureux par leur présence et leurs dons, si aisément accordés, reçus avec tant de reconnaissance. Quelquefois j’étais priée d’accompagner l’une des deux sœurs ou toutes les deux dans ces visites, et quelquefois on me demandait d’y aller seule pour remplir quelque promesse qu’elles avaient été plus promptes à faire qu’à tenir, pour porter quelques petits dons, ou faire la lecture à ceux qui étaient malades où tristes. De cette façon, je fis quelques connaissances parmi les paysans ; et, de temps en temps, j’allais leur rendre visite pour mon propre compte.

J’avais généralement plus de satisfaction à y aller seule qu’avec l’une ou l’autre des jeunes ladies : car, par suite de leur éducation défectueuse, elles se comportaient envers leurs inférieurs d’une manière qui m’était fort désagréable à voir. Elles regardaient ces pauvres créatures pendant leurs repas, faisant des remarques inciviles sur leur nourriture et leur façon de manger ; elles riaient de leur ignorance et de leur langage campagnard, au point que quelques-uns osaient à peine parler ; elles traitaient de graves vieillards des deux sexes, de vieux fous et de vieilles bêtes, à leur nez, et cela sans aucune intention de les offenser. Je pouvais voir que ces gens étaient souvent offensés et ennuyés de cette conduite, quoique leur crainte des « grandes ladies » les empêchât de montrer aucun ressentiment ; mais elles ne s’apercevaient de rien. Elles pensaient que ces paysans étant pauvres et ignorants, ils devaient être stupides et abrutis ; qu’aussi longtemps qu’elles, leurs supérieures, voudraient condescendre à leur parler, à leur donner des schellings, des demi-couronnes et des articles d’habillement, elles avaient le droit de s’amuser à leurs dépens ; que le peuple devait les adorer comme des anges de lumière s’abaissant à pourvoir à leurs besoins et à illuminer leur humble demeure.

Je fis de nombreuses et diverses tentatives pour débarrasser mes élèves de ces idées erronées sans alarmer leur orgueil, qui s’offensait vite et se calmait difficilement, mais avec peu de résultats, et je ne sais vraiment laquelle était le plus répréhensible des deux : Mathilde était plus rude et plus emportée ; mais Rosalie, que par son âge et son extérieur distingué on eût pu croire plus raisonnable, était aussi inconsidérée, aussi insouciante, aussi étourdie qu’une enfant de douze ans.

Par un beau soleil de la fin de février, je me promenais un jour dans le parc, jouissant du triple luxe de la solitude, d’un livre et d’un temps agréable : car miss Mathilde était montée à cheval, comme elle le faisait tous les jours ; et mis Murray était sortie en voiture avec sa mère pour faire quelques visites du matin. La pensée me vint alors de laisser là ces plaisirs égoïstes et le parc avec son magnifique ciel bleu, le vent de l’ouest soufflant doucement dans ses branches sans feuillage, la neige que l’on voyait encore dans les bas-fonds, mais qui fondait rapidement sous les chauds rayons du soleil, et les gracieux daims broutant l’herbe humide qui commençait à prendre la fraîcheur et la verdure du printemps, et d’aller jusqu’au cottage de Nancy Brown, une pauvre veuve dont le fils travaillait tout le jour dans les champs ; elle était affligée d’une inflammation des yeux qui, depuis quelque temps, la rendait incapable de lire, à son grand chagrin, car c’était une femme d’un esprit sérieux et réfléchi. J’allai donc, et la trouvai seule, comme d’habitude, dans sa petite cabane sombre, sentant la fumée et l’air renfermé, mais aussi propre qu’elle la pouvait tenir. Je la trouvai assise devant son petit feu, tricotant activement, avec un petit coussin à ses pieds, placé là pour la commodité de son gentil ami le chat, qui y était couché mollement, sa longue queue encerclant ses pattes veloutées et les yeux demi-clos regardant le feu d’un air rêveur.

« Eh bien, Nancy, comment allez-vous, aujourd’hui ?

— Doucement, miss. Mes yeux ne vont pas mieux, mais mon esprit est un peu plus tranquille, » répondit-elle en se levant et en me saluant d’un air content, ce qui me fit plaisir à voir, car Nancy avait été quelque peu atteinte de mélancolie religieuse.

Je la félicitai sur son changement. Elle convint que c’était un grand bienfait du ciel, et s’en montra très-reconnaissante, ajoutant :

« S’il plaît à Dieu de me conserver la vue et de me permettre de lire encore la Bible, je me croirai aussi heureuse qu’une reine.

— J’espère qu’il vous la conservera, Nancy, répondis-je ; et, en attendant, je viendrai vous faire la lecture de temps en temps, quand je pourrai disposer d’un moment. »

Avec des expressions de reconnaissance, la pauvre femme se leva pour m’offrir une chaise ; mais, comme je lui en avais épargné la peine, elle s’occupa de tisonner le feu et d’y jeter quelques morceaux de bois, puis alla prendre sa Bible sur le rayon, l’épousseta avec soin et me l’apporta. Lui ayant demandé s’il y avait quelque passage qu’elle désirât entendre de préférence, elle me répondit :

« Eh bien, miss Grey, si cela vous est égal, j’aimerais à entendre ce chapitre de la première épître de saint Jean, qui dit : « Dieu est amour, et celui qui habite dans l’amour, habite en Dieu, et Dieu en lui. »

En cherchant un peu, je trouvai ces mots dans le quatrième chapitre. Lorsque je fus au quatrième verset, elle m’interrompit, et, en me demandant pardon d’une telle liberté, me pria de lire très-lentement, afin qu’elle pût bien saisir le sens, et d’appuyer sur chaque mot, espérant que je voudrais bien l’excuser, attendu qu’elle était une simple créature.

« Les plus sages personnes, répondis-je, pourraient réfléchir sur chacun de ces versets pendant une heure, et en tirer profit, et j’aime mieux les lire lentement que vite. »

Je finis donc le chapitre avec autant de lenteur qu’elle le désirait, lisant, en outre, avec autant d’expression que je le pus. Mon auditeur m’écouta très-attentivement, et me remercia sincèrement lorsque j’eus terminé. Je demeurai sans rien dire environ une demi-minute, pour lui donner le temps de réfléchir sur cette lecture, quand, à ma surprise, elle rompit le silence en me demandant comment je trouvais M. Weston.

« Je ne sais, répliquai-je, un peu déconcertée par l’imprévu de la question ; je pense qu’il prêche fort bien.

— Oui ! et il cause bien aussi !

— Vraiment ?

— Oui. Mais peut-être ne l’avez-vous pas vu beaucoup et n’avez-vous encore guère causé avec lui ?

— Non ; je ne parle jamais à personne, excepté aux jeunes ladies du château.

— Ah ! ce sont de charmantes et bonnes ladies ; mais elles ne peuvent causer comme lui.

— Il vient donc vous voir, Nancy ?

— Oui, miss, et j’en suis bien reconnaissante. Il vient nous voir, nous autres pauvres créatures, un peu plus souvent que ne le faisait M, Blight, et que le recteur lui-même ; et il fait bien, car il est toujours le bienvenu. Nous n’en pourrions pas dire autant du recteur, car il y en a qui ont peur de lui. Quand il entre dans une maison, ils disent qu’il ne manque jamais de trouver tout mal, et il se met à réprimander aussitôt qu’il a passé la porte ; mais peut-être croit-il que c’est son devoir de leur dire ce qui est mal. Et souvent il vient pour gronder les gens de ce qu’ils ne vont pas à l’église, ou de ce qu’ils ne s’agenouillent pas et ne se lèvent pas quand les autres le font, ou de ce qu’ils vont à la chapelle des méthodistes, ou autre chose de cette sorte. Mais je ne puis dire qu’il ait trouvé beaucoup à réprimander avec moi. Il vint me voir une fois ou deux avant l’arrivée de M. Weston, quand j’avais l’esprit si malade ; comme ma santé allait très-mal aussi, j’osai l’envoyer chercher, et il vint tout de suite. J’étais bien cruellement affligée, miss Grey. Grâce à Dieu, c’est un peu passé maintenant ; mais quand je prenais ma Bible, je n’en pouvais tirer aucune consolation. Ce même chapitre que vous venez de me lire me troublait beaucoup. « Celui qui n’aime pas, ne connaît pas Dieu. » Cela me semblait terrible ; car je sentais que je n’aimais ni Dieu, ni le prochain, comme je l’aurais dû et comme je l’aurais voulu. Et le chapitre précédent, où il est dit : « Celui qui est né de Dieu ne peut commettre le péché. » Et un autre endroit où il est dit : « L’amour est l’accomplissement de la loi. » Et beaucoup, beaucoup d’autres, miss ; je vous fatiguerais si je vous les disais tous. Mais tout semblait me condamner, et me montrer que je n’étais pas dans la bonne voie. Et comme je ne savais pas comment y rentrer, j’envoyai Bill prier M. Hatfield d’être assez bon de venir me voir quelque jour ; et, quand il vint, je lui dis tous mes troubles.

— Et que vous dit-il, Nancy ?

— Il eut l’air de se moquer de moi, miss. Il se peut que je me trompe, mais il siffla d’une certaine façon et je vis un léger sourire sur son visage ; puis il dit : « Oh ! tout cela est de l’extravagance ! vous avez fréquenté les méthodistes, ma bonne femme. » Mais je lui dis que je n’étais jamais allée chez les méthodistes. Il me dit alors : « Eh bien, il vous faut venir à l’église, où vous entendrez les Écritures correctement expliquées, au lieu de méditer là sur votre Bible à la maison. » Je lui dis que j’avais toujours fréquenté l’église lorsque j’étais en bonne santé ; mais que par ce froid hiver, et avec mes rhumatismes et mes autres infirmités, je ne pouvais me hasarder à aller si loin. Mais il me répondit : « Cela fera du bien à votre rhumatisme de marcher jusqu’à l’église ; il n’y a rien comme l’exercice pour guérir le rhumatisme. Vous marchez assez bien dans les environs de cette maison ; pourquoi ne pourriez-vous pas marcher jusqu’à l’église ? Le fait est que vous devenez trop esclave de vos aises, dit-il. Il est toujours facile d’inventer des excuses pour éluder son devoir. » Vous savez, miss Grey, qu’il n’en était pas ainsi. Pourtant je lui dis que j’essayerais. « Mais, je vous prie, monsieur, dis-je, si je vais à l’église, en serai-je meilleure ? J’ai besoin de savoir que mes péchés sont effacés, de sentir qu’ils ne me seront jamais opposés, et que l’amour de Dieu est répandu dans mon cœur, et si je ne retire aucun bien en lisant la Bible et en faisant mes prières à la maison, quel bien trouverai-je en allant à l’église ? — L’église, dit-il, est le lieu désigné par Dieu pour son culte. Il est de votre devoir d’y aller aussi souvent que vous le pouvez. Si vous avez besoin de consolation, vous devez la chercher dans le sentier du devoir. » Et il dit beaucoup d’autres choses encore, mais je ne puis me souvenir de toutes ses belles paroles. Pourtant toutes se résumaient en ceci : que je devais aller à l’église aussi souvent que je le pourrais, et porter avec moi mon livre de prières, afin de lire tous les répons après le clerc, me lever, m’agenouiller, m’asseoir, aux moments indiqués, communier à toutes les occasions, écouter ses serments ou ceux de M. Blight, et que tout irait bien ; si je remplissais ainsi mon devoir, je finirais certainement par recevoir la bénédiction de Dieu, « Mais si vous ne trouvez pas de consolation en suivant cette voie, tout est fini, dit-il. — Vous penseriez donc, alors, que je serais réprouvée ? dis-je. — Eh, si vous faites tout ce que vous pouvez pour entrer au ciel et que vous ne puissiez y réussir, vous devez être de ceux qui cherchent à entrer par une porte étroite et qui ne peuvent y parvenir. » Et il me demanda alors si j’avais vu quelques-unes des ladies du château ce matin-là. Je lui dis que j’avais vu les jeunes miss aller sur la lande, et il renversa mon pauvre chat sur le plancher et courut après elles, aussi gai qu’une alouette : mais, moi, j’étais fort triste. Ses dernières paroles étaient tombées sur mon cœur et y restèrent comme une masse de plomb jusqu’à ce que je fusse fatiguée de la porter. Pourtant, je suivis son avis : je pensai qu’il avait de bonnes intentions, quoiqu’il eût une drôle de façon d’agir. Mais vous savez, miss, il est riche et jeune, et il ne peut guère comprendre les pensées d’une pauvre vieille femme comme moi. Je fis de mon mieux pour accomplir tout ce qu’il m’ordonnait.... mais peut-être, miss, je vous ennuie avec mon bavardage ?

— Oh non ! Nancy, continuez, dites-moi tout.

— Eh bien ! mon rhumatisme alla mieux ; je ne sais si ce fut ou non parce que j’allais à l’église, mais un dimanche matin qu’il gelait fort je contractai cette inflammation aux yeux. Elle ne se déclara pas tout à coup, mais peu à peu.... Mais je vois que je vous parle de mes yeux, c’est du trouble de mon esprit que je voulais vous parler ; et, pour vous dire la vérité, miss Grey, je ne crois pas qu’il ait été guéri par mes visites à l’église ; ma santé alla mieux, mais mon esprit n’y gagna rien. J’écoutai et écoutai encore les ministres, je lus et relus mon livre de prières ; c’était comme « de l’airain sonore et une cymbale qui tinte. » Les sermons, je ne pouvais les comprendre, et le livre de prières ne servait qu’à me montrer combien j’étais perverse, puisque je pouvais lire de si bonnes paroles et n’en être pas meilleure, et je sentais souvent que prier était pour moi un dur labeur et une lourde tâche, au lieu d’un bienfait et d’un privilége comme pour tous les bons chrétiens. Il me semblait que tout était sombre et aride devant moi. Puis, ces mots terribles : « Beaucoup chercheront à entrer et ne le pourront pas ! » glaçaient mon esprit d’épouvante.

« Cependant un dimanche, que M. Hatfield prêchait sur le sacrement, je remarquai qu’il dit : « S’il est quelqu’un parmi vous qui ne puisse calmer sa conscience, mais ait besoin de consolation et de conseils, qu’il vienne me trouver ou aille à quelque autre sage et savant ministre de la parole de Dieu, et qu’il découvre son tourment. » Aussi, le dimanche suivant, avant le service, je me rendis dans la sacristie et commençai à parler de nouveau au recteur. J’avais eu de la peine à prendre une telle liberté ; mais je pensai que, lorsque mon âme était en jeu, il ne me fallait pas hésiter. Il me dit qu’il n’avait pas alors le temps de m’entendre. « Et d’ailleurs, dit-il, je n’ai pas autre chose à vous dire que ce que je vous ai déjà dit auparavant. Recevez la communion, et allez remplir votre devoir, et si cela ne vous sert pas, rien ne vous servira. Ainsi ne m’ennuyez pas davantage. » Je m’en allai donc. Mais j’entendis M. Weston, M. Weston était là, miss, c’était son premier dimanche à Horton, vous savez, et il était en surplis dans la sacristie, aidant le recteur à passer sa robe.

— Oui, Nancy.

— Et je l’entendis demander à M. Hatfield qui j’étais, et il répondit : « Oh ! c’est une singulière vieille folle. » Et je fus bien affligée, miss Grey ; j’allai à mon siége, et m’efforçai de faire mon devoir comme auparavant ; mais je ne pus retrouver la tranquillité. Je communiai même, mais il me sembla que je buvais et mangeais ma condamnation. Aussi, je revins à la maison cruellement troublée.

« Mais le lendemain, avant que j’eusse fait le ménage, car, vraiment, miss, je n’avais pas le cœur à ranger, à balayer, et à laver les pots, et je m’étais assise dans l’ordure, qui vois-je entrer ?… M. Weston. Je me levai en sursaut et me mis à balayer et à faire quelque chose, et je m’attendais à ce qu’il allait me réprimander sur mon oisiveté, ainsi que M. Hatfield n’eût pas manqué de le faire. Mais je me trompais. Il me dit seulement bonjour d’une façon très-civile. Je lui époussetai une chaise, et arrangeai un peu le foyer ; mais je n’avais pas oublié les paroles du recteur, et je lui dis : « Je m’étonne, monsieur, que vous vous soyez donné la peine de venir si loin pour voir une singulière vieille folle comme moi. » Il parut surpris de cela ; mais il voulut me persuader que le recteur avait dit cela en plaisantant, et comme cela ne réussissait pas, il me dit : « Eh bien, Nancy, il ne faut plus autant vous affecter de cela. M. Hatfield était un peu de mauvaise humeur en ce moment-là : vous savez que nul de nous n’est parfait, et que Moïse même parla inconsidérément et contre l’esprit de Dieu de ses propres lèvres. Mais asseyez-vous une minute, si vous en avez le temps, et dites-moi tous vos doutes et vos craintes, et je m’efforcerai de les dissiper. » Ainsi je m’assis à côté de lui. Il était tout à fait un étranger, vous savez, miss Grey, et même plus jeune que M. Hatfield, je crois ; je lui avais vu une physionomie moins agréable que celle de M. Hatfield, et à première vue il paraissait plutôt un peu sévère ; mais il parlait avec tant de civilité ! et quand la chatte, pauvre créature, sauta sur ses genoux, il ne fit que sourire un peu et la caresser de la main ; je pensai que c’était là un bon signe : car, une fois qu’elle fit la même chose pour le recteur, il la jeta brusquement à terre, comme par mépris et par colère, la pauvre douce bête. Mais on ne peut attendre d’une chatte qu’elle connaisse la civilité comme une chrétienne, vous savez, miss Grey.

— Non, certainement, Nancy. Mais que dit alors M. Weston ?

— Il ne dit rien ; mais il m’écouta avec autant de calme et de patience qu’il est possible, et sans jamais faire paraître la moindre expression de mépris. Ainsi, je continuai et lui dis tout ce que je viens de vous dire, et même davantage, « Eh bien, dit-il, M. Hatfield avait tout à fait raison de vous dire de persévérer à remplir vos devoirs ; mais, en vous conseillant d’aller à l’église et d’assister au service, il n’a pas eu l’intention de vous dire que c’était là tout le devoir d’un chrétien : il pensait que vous pourriez apprendre là ce qu’il faut faire en outre, et que vous seriez amenée peu à peu à prendre du plaisir à ces exercices, au lieu de les regarder comme une tâche et un fardeau. Et si vous lui aviez demandé de vous expliquer ces mots qui vous troublent tant, je crois qu’il vous eût dit que s’il y en a beaucoup qui cherchent à entrer par la porte étroite et qui ne le peuvent pas, ce sont leurs propres péchés qui les en empêchent ; absolument comme un homme chargé d’un gros sac, qui voudrait passer par une porte étroite et qui ne pourrait y parvenir qu’en laissant le sac derrière lui. Mais vous, Nancy, je ne crains pas de le dire, vous n’avez point de péchés dont vous ne seriez aise de vous débarrasser, si vous saviez comment. — Ah ! monsieur, vous dites la vérité, répondis-je. — Eh bien, continua-t-il, vous connaissez le premier et grand commandement, et le second qui est semblable au premier, commandements qui renferment toute la loi et les prophètes ? Vous dites que vous ne pouvez aimer Dieu. Mais je pense que, si vous pouviez sainement considérer ce que c’est que Dieu, vous trouveriez remède à cela. Dieu est votre père, votre meilleur ami ; tout bienfait, tout ce qui est bon, agréable ou utile, vient de lui ; tout ce qui est mal, tout ce que vous avez raison de haïr, de mépriser et de craindre, vient de Satan, son ennemi aussi bien que le nôtre. C’est pour cela que Dieu s’est manifesté dans la chair, afin de pouvoir détruire l’œuvre du démon. En un mot, Dieu est amour, et plus nous avons en nous d’amour, plus nous sommes rapprochés de lui, plus nous possédons de son esprit. — Ah ! monsieur, dis-je, si je peux toujours penser à ces choses, je crois que je pourrai toujours bien aimer Dieu ; mais comment puis-je aimer mes semblables, lorsqu’ils me font du mal, et sont pour la plupart si méchants et si pécheurs ? — Cela peut sembler difficile, dit-il, d’aimer nos semblables, qui sont si imparfaits et dont les fautes souvent éveillent le mal qui est en nous. Mais souvenez-vous que c’est Dieu qui les a faits et qu’il les aime ; que quiconque aime celui qui a engendré, aime aussi celui qui a été engendré ; et que si Dieu nous a aimés au point de laisser mourir pour nous son Fils unique, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. Mais si vous ne pouvez éprouver une affection positive pour ceux qui ne se soucient pas de vous, vous pouvez au moins tâcher de leur faire ce que vous voudriez qui vous fût fait. Vous pouvez vous efforcer de plaindre leurs chutes et d’excuser leurs offenses, de faire en un mot tout le bien que vous pourrez à ceux qui vous environnent. Et si vous vous accoutumez à cela, Nancy, cet effort même vous fera les aimer un peu, sans parler de la bonté que votre bienveillance engendrera en eux, quoiqu’ils puissent n’avoir pas grand’chose de bon en eux. Si nous aimons Dieu et voulons le servir, efforçons-nous d’être comme lui, de faire son œuvre, de travailler à sa gloire, qui est le bien de l’homme, de hâter l’avénement de son royaume, qui est la paix et le bonheur du monde entier. Dans ce but, quelque impuissants que nous paraissions être, en faisant tout le bien que nous pouvons dans le cours de notre vie, le plus humble de nous peut faire beaucoup. Vivons donc dans l’amour, afin qu’il puisse demeurer en nous et nous en lui. Plus nous accordons d’amour, plus nous en recevrons, même ici-bas, et plus grande sera notre récompense au ciel, à la fin de nos labeurs. Je crois, miss, que ce sont là ses propres paroles, car j’y ai pensé plus d’une fois. » Alors, il prit la Bible ; en lut çà et là des passages qu’il m’expliquait aussi clairs que le jour. Il me sembla qu’une nouvelle lumière se faisait dans mon âme ; je sentais comme un rayon qui pénétrait mon cœur, et j’aurais désiré que le pauvre Bill et tout le monde fût là pour l’entendre et pour se réjouir avec moi.

« Après qu’il fut parti, Hannah Rogers, une de mes voisines, entra et me demanda si je voulais l’aider à laver. Je lui dis que je ne le pouvais pas en ce moment, car je n’avais pas encore mis sur le feu les pommes de terre pour le dîner, et n’avais pas lavé la vaisselle du déjeuner. Elle commença alors à me reprocher mon oisiveté. Je fus un peu vexée, mais je ne lui dis rien de mal ; je lui dis seulement, d’une manière très-calme, que je venais d’avoir la visite du nouveau vicaire, mais que j’allais faire mon ouvrage aussi vite que je le pourrais, et qu’ensuite j’irais l’aider. Elle s’adoucit alors, et je sentis mon cœur s’échauffer pour elle, et en un instant nous fûmes très-bonnes amies. Et c’est pourtant ainsi, miss Grey : une douce réponse fait tomber la colère, mais de dures paroles l’attisent, non-seulement en ceux à qui vous parlez, mais en vous-même.

— C’est bien vrai, Nancy, si nous pouvions toujours nous en souvenir !

— Oui, si nous pouvions !

— Et M. Weston vint-il jamais vous revoir depuis ?

— Oui, plusieurs fois ; et, depuis que mes yeux sont si malades, il s’assied et me lit la Bible pendant des demi-heures ; mais vous savez, miss, il a d’autres gens à voir et autre chose à faire. Dieu le bénisse ! Et le dimanche suivant il prêcha un si beau sermon ! Son texte était : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et lourdement chargés, et je vous donnerai le repos, » et les deux consolants versets qui suivent. Vous n’étiez pas là, miss, vous étiez auprès de vos amis alors, mais ce sermon me fit si heureuse ! Et je suis heureuse maintenant, grâce à Dieu, et je prends plaisir à faire quelque petite chose pour mes voisins, ce que peut faire une pauvre vieille créature à moitié aveugle comme moi, et ils se montrent reconnaissants et bons pour moi, comme il disait. Vous voyez, miss, je tricote en ce moment une paire de bas ; c’est pour Thomas Jackson ; c’est un pauvre vieillard assez querelleur ; nous avons eu beaucoup de difficultés ensemble, et quelquefois nous avons été bien ennemis l’un de l’autre. Aussi, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire que de lui tricoter une paire de bas bien chauds ; et, depuis que j’ai commencé, j’ai ressenti que je l’aimais un peu plus, le pauvre vieux. C’est arrivé juste comme l’a dit M. Weston.

— Je suis très-contente de vous voir si heureuse, Nancy, et si sage ; mais il faut maintenant que je m’en aille, on peut avoir besoin de moi au château, » dis-je ; et lui disant au revoir, je partis, lui promettant de revenir lorsque j’aurais le temps, et me sentant presque aussi heureuse qu’elle.

Une autre fois, j’allai faire la lecture à un pauvre laboureur qui était arrivé à la dernière période de consomption. Les jeunes ladies étaient allées le voir, et il leur avait fait promettre d’aller lui lire la Bible ; mais c’était trop de dérangement pour elles, et elles m’avaient prié de les remplacer, ce que je fis assez volontiers. Là aussi je fus gratifiée des éloges de M. Weston, par le malade et par sa femme. Le premier me dit qu’il avait reçu une grande consolation et un grand soulagement des visites du nouveau vicaire, qui venait fréquemment le voir, et qui était « une autre sorte d’homme » que M. Hatfield ; que ce dernier, avant l’arrivée de l’autre à Horton, lui avait de temps à autre fait une visite, pendant laquelle il voulait que la porte du cottage fût ouverte, afin de laisser entrer l’air, sans s’inquiéter si c’était nuisible au malade ; qu’après avoir ouvert son livre de prières et lu une partie du service pour les malades, il s’enfuyait avec précipitation, si toutefois il ne demeurait pas pour faire quelque dure réprimande à la pauvre femme, ou pour faire quelque observation stupide, pour ne pas dire cruelle, plutôt pour accroître que pour diminuer le tourment du pauvre couple souffrant.

« Au contraire, M. Weston prie avec moi d’une toute différente manière, et me parle avec la plus grande bonté ; et souvent aussi il me fait la lecture, et s’assied à côté de moi comme un frère.

— Tout cela est vrai ! s’écria la femme. Et il y a environ trois semaines, lorsqu’il vit le pauvre Jem trembler la fièvre et quel misérable feu nous avions, il me demanda si notre provision de charbon était bientôt épuisée. Je lui dis que oui, et que nous étions assez embarrassés pour en avoir d’autre : vous savez, je ne lui disais pas cela pour qu’il nous aidât ; cependant il nous envoya un sac de charbon le lendemain, et, depuis ce temps, nous avons toujours eu bon feu, ce qui est un grand bienfait par ce temps d’hiver. Mais c’est sa manière de faire, miss Grey : quand il va voir un malade chez de pauvres gens, il remarque ce dont ils ont besoin, et, s’il pense qu’ils ne peuvent se le procurer eux-mêmes, il ne dit rien, mais il l’achète pour eux. Et ce n’est pas le premier venu qui ferait cela, ayant aussi peu qu’il a : car vous savez, madame, il n’a pour vivre que ce que lui donne le recteur, et on dit que c’est assez peu de chose. »

Je me souvins alors, avec une espèce de triomphe, qu’il avait été qualifié de brute vulgaire par l’aimable miss Murray, parce qu’il avait une montre d’argent et portait des habits moins élégants et moins neufs que ceux de M. Hatfield.

En retournant à la maison, je me sentis très-heureuse et remerciai Dieu de ce que j’avais maintenant quelque chose pour occuper ma pensée, quelque chose pour rompre la triste monotonie, la pénible solitude de ma vie : car j’étais seule. Jamais, excepté de loin en loin, et durant mes courts instants de repos chez mes parents, je n’avais rencontré personne à qui je pusse ouvrir mon cœur, ou dire librement mes pensées avec l’espoir d’éveiller quelque sympathie ou même d’être comprise ; personne, excepté la pauvre Nancy Brown, avec qui je pusse avoir un moment de véritable commerce social ou dont la conversation pût me rendre meilleure, plus sage ou plus heureuse. Ma seule compagnie, jusque-là, avait été des enfants grossiers et ignorants, de jeunes filles à la tête écervelée, contre les fatigantes folies desquelles la solitude était un bienfait souvent désiré et hautement apprécié. Être réduite à une telle société était un mal sérieux, et dans ses effets immédiats, et dans les conséquences qui en devaient probablement découler. Jamais une idée nouvelle ou une pensée excitante ne m’arrivait du dehors ; et, s’il s’en élevait quelques-unes en moi, elles étaient, pour la plupart, misérablement étouffées, parce qu’elles ne pouvaient voir la lumière.

Nos compagnons habituels, on le sait, exercent une grande influence sur nos esprits et nos manières. Ceux dont les actions sont sans cesse devant nos yeux, dont les paroles résonnent toujours à nos oreilles, nous amènent inévitablement, même malgré nous, peu à peu, graduellement, imperceptiblement peut-être, à agir et à parler comme eux. Je n’ai pas la prétention de montrer jusqu’à quel point s’étend cette irrésistible puissance d’assimilation ; mais, si un homme civilisé était condamné à passer une douzaine d’années au milieu d’une race d’intraitables sauvages, à moins qu’il n’ait le pouvoir de les civiliser, je ne serais pas étonnée qu’à la fin de cette période il ne fût devenu quelque peu barbare lui-même. Ne pouvant donc rendre mes jeunes compagnons meilleurs, je redoutais fort qu’ils ne me rendissent pire, qu’ils n’amenassent peu à peu mes sentiments, mes habitudes, mes capacités, au niveau des leurs, sans me donner leur insouciance et leur joyeuse vivacité.

Déjà il me semblait que mon intelligence se détériorait, que mon cœur se pétrifiait, que mon âme s’endurcissait ; et je tremblais de voir mes perceptions morales s’affaiblir, mes idées du bien et du mal se confondre, et toutes mes plus précieuses facultés périr sous l’influence mortelle d’un tel mode de vie. Les grossières vapeurs de la terre s’élevaient autour de moi et allaient obscurcir mon ciel intérieur. Et c’est à ce moment que M. Weston apparaissait dans mon horizon comme l’étoile du matin, pour me sauver de la crainte des ténèbres qui allaient m’envelopper. Je me réjouissais d’avoir enfin un sujet de contemplation qui fût au-dessus de moi et non au-dessous. J’étais heureuse de voir que tout le monde n’était pas composé seulement de Bloomfields, de Murrays, d’Hatfields, d’Ashbys, etc., et que l’excellence humaine n’était pas un simple rêve de l’imagination. Lorsque nous entendons dire un peu de bien et aucun mal d’une personne, il est aisé et agréable d’en imaginer plus de bien encore ; il est donc inutile d’analyser toutes mes pensées ; qu’il me suffise de dire que le dimanche était devenu pour moi un jour de plaisir tout particulier, car j’aimais à l’entendre, et aussi à le voir ; et pourtant, je savais qu’il n’était pas beau, ni même ce que l’on est convenu d’appeler agréable d’extérieur, mais certainement il n’était pas laid.

Sa taille était un peu, bien peu, au-dessus de la moyenne. La coupe de sa figure aurait pu être trouvée trop carrée pour être belle, mais cela m’annonçait un caractère décidé. Ses cheveux, d’un brun foncé, n’étaient pas soigneusement bouclés comme ceux de M. Hatfield, mais simplement brossés sur le côté d’un front large et blanc ; les sourcils étaient, je crois, trop proéminents, mais au-dessous étincelait un œil d’une singulière puissance, brun de couleur, petit et un peu enfoncé, mais d’un éclat brillant et plein d’expression. Il y avait du caractère aussi dans la bouche, quelque chose qui annonçait la fermeté de dessein et le penseur ; et quand il souriait… mais je ne dirai rien de cela maintenant : car, au moment dont je parle, je ne l’avais jamais vu sourire, et son apparence générale ne me donnait point l’idée que ce fût un homme aussi simple et aussi affable que me l’avaient dépeint les paysans. J’avais depuis longtemps mon opinion formée sur lui ; et, quoi que pût dire miss Murray, j’étais convaincue que c’était un homme d’un sens ferme, d’une foi robuste, d’une piété ardente, mais réfléchi et sévère. Et quand je trouvai qu’à ces excellentes qualités il joignait aussi une grande bonté et une grande douceur, cette découverte me fit d’autant plus de plaisir que je m’y attendais moins.


CHAPITRE XII.

La pluie.


Ce ne fut que dans la première semaine de mars que je fis une nouvelle visite à Nancy Brown. Quoique j’eusse beaucoup de minutes de loisir dans le cours de la journée, je ne pouvais guère disposer d’une heure entièrement à moi ; car là où tout était laissé au caprice de miss Mathilde et de sa sœur, il ne pouvait y avoir ni ordre ni régularité. Quelque occupation que je choisisse, quand je n’étais pas occupée autour d’elles ou pour elles, il me fallait être toujours comme le pèlerin, la ceinture aux reins, les sandales aux pieds et le bâton à la main ; car, ne point arriver aussitôt que l’on m’appelait, était regardé comme une grave et inexcusable offense, non-seulement par mes élèves et par leur mère, mais aussi par les domestiques mêmes, qui arrivaient tout essoufflés me chercher, et me criaient :

« Allez tout de suite à la salle d’étude, madame ; les jeunes ladies attendent ! »

Comble d’horreur ! de jeunes ladies attendant leur gouvernante !

Mais, ce jour-là, j’étais sûre de pouvoir disposer d’une heure ou deux ; car Mathilde se préparait pour une longue promenade à cheval, et Rosalie s’habillait pour un dîner chez lady Ashby. Je saisis donc cette occasion pour me rendre au cottage de la pauvre veuve, que je trouvai dans une grande inquiétude à propos de sa chatte qui était disparue depuis le matin. Je la consolai avec toutes les anecdotes que je pus me rappeler sur les penchants de ces animaux, « J’ai peur des gardes-chasse, dit-elle, voilà tout ce que je redoute. Si les jeunes gentlemen étaient au château, je craindrais qu’ils n’eussent lancé leurs chiens après elle, la pauvre bête, comme ils ont fait souvent pour beaucoup de pauvres chats ; mais je n’ai pas à craindre cela maintenant. » Les yeux de Nancy allaient mieux, mais ils étaient loin encore d’être tout à fait bien ; elle avait essayé de faire une chemise du dimanche pour son fils, mais elle me dit qu’elle n’y pouvait travailler que très-peu, de temps à autre, et qu’elle n’avançait que lentement, quoique le pauvre garçon en eût bien besoin. Je lui proposai d’y travailler un peu après que je lui aurais fait la lecture, car j’avais du temps à moi et ne voulais rentrer qu’à la nuit. Elle accepta avec reconnaissance, « Et cela me tiendra un peu compagnie, me dit-elle, car je me sens bien seule sans ma chatte. » Mais lorsque j’eus fini de lire et fait la moitié d’une couture avec le large dé de Nancy, adapté à mon doigt au moyen d’une bande de papier roulée, je fus dérangée par l’entrée de M. Weston avec la chatte dans ses bras. Je vis alors qu’il pouvait sourire, et même très-agréablement.

« Je viens de vous rendre un bon service, Nancy, » commença-t-il ; puis, m’apercevant, il me fit un léger salut. J’aurais été invisible pour Hatfield ou pour tout autre gentleman de la contrée. « J’ai sauvé votre chatte, continua-t-il, des mains ou plutôt du fusil du garde-chasse de M. Murray.

— Que Dieu vous bénisse, monsieur ! s’écria la reconnaissante vieille femme, prête à pleurer de joie en recevant sa chatte favorite.

— Ayez soin d’elle, dit-il, et ne la laissez pas aller du côté de la garenne aux lapins, car le garde-chasse a juré de lui tirer un coup de fusil s’il l’y retrouve encore. Il l’eût déjà fait aujourd’hui, si je n’étais arrivé à temps pour l’en empêcher. Je crois qu’il pleut, miss Grey, ajouta-t-il plus doucement, en voyant que j’avais mis de côté mon ouvrage et que je me préparais à partir. Que je ne vous dérange pas, je ne veux rester que deux minutes.

— Vous resterez tous deux jusqu’à ce que l’averse soit passée, dit Nancy en tisonnant le feu et en approchant une chaise ; eh ! il y a de la place pour tous.

— J’y verrai mieux ici, je vous remercie, Nancy, » répondis-je en emportant mon ouvrage vers la fenêtre, où elle eut la bonté de me laisser tranquille pendant qu’elle prenait une brosse pour enlever les poils que sa chatte avait laissés sur l’habit de M. Weston, qu’elle essuyait avec soin la pluie qui avait mouillé son chapeau, et qu’elle donnait à souper à la chatte ; parlant sans cesse, tantôt remerciant son ami le vicaire de ce qu’il avait fait, s’étonnant que la chatte eût trouvé le chemin de la garenne, tantôt se lamentant sur les conséquences probables d’une telle découverte. Il écoutait avec un sourire calme et plein de bienveillance, et finit par prendre un siège pour complaire à ses pressantes invitations, mais en répétant qu’il n’entendait pas rester.

« J’ai une autre maison à visiter, dit-il, et je vois (regardant la Bible sur la table) qu’un autre que moi vous a fait la lecture.

— Oui, monsieur, miss Grey a eu la bonté de me lire un chapitre ; et maintenant elle m’aide un peu à faire une chemise pour notre Bill. Mais je crains qu’elle n’ait froid là. Pourquoi ne venez-vous pas auprès du feu, miss ?

— Je vous remercie, Nancy, j’ai assez chaud. Il faut que je m’en aille aussitôt que la pluie aura cessé.

— Oh ! miss, vous m’avez dit que vous pouviez rester jusqu’à la nuit ! s’écria-t-elle ; et M. Weston saisit son chapeau.

— Non monsieur, je vous en prie, ne partez pas en ce moment, pendant qu’il pleut si fort.

— Mais je m’aperçois que j’empêche votre visiteuse de s’approcher du feu.

— Non, monsieur Weston, répondis-je, espérant qu’il n’y avait point de mal dans un mensonge de cette sorte.

— Non assurément ! s’écria Nancy. Eh quoi, n’y a-t-il pas assez de place ?

— Miss Grey, dit-il d’un ton à demi plaisant, soit qu’il voulût changer le tour de la conversation, soit qu’il eût ou non quelque chose de particulier à dire, je voudrais que vous pussiez faire ma paix avec le squire quand vous le verrez. Il était présent quand j’ai sauvé la chatte de Nancy, et ne m’a pas tout à fait approuvé. Je lui ai dit qu’il pouvait plutôt se passer de tous ses lapins que Nancy de sa chatte, et pour cette audacieuse assertion, il m’a parlé avec un langage un peu brutal auquel j’ai répondu peut-être avec un peu trop de chaleur.

— Oh ! monsieur, j’espère que vous ne vous serez pas fait un ennemi de M. Murray à cause de ma chatte, s’écria Nancy.

— Ne vous tourmentez pas, Nancy : je ne m’en préoccupe vraiment pas ; je ne lui ai rien dit de bien rude, et je suppose que M. Murray a l’habitude de se servir d’un langage un peu fort quand il est en colère.

— Ah ! monsieur, c’est une pitié !

— Et maintenant, il faut réellement que je parte. J’ai à visiter une maison à un mille d’ici, et vous ne voudriez pas que je revinsse la nuit. D’ailleurs il ne pleut presque plus ; ainsi bonsoir, Nancy ; bonsoir, miss Grey.

— Bonsoir, monsieur Weston ; mais ne comptez pas sur moi pour faire votre paix avec M. Murray, car je ne le vois jamais, du moins pour lui parler.

— Vraiment ! Tant pis alors, » reprit-il d’un ton de douloureuse résignation ; puis avec un sourire tout particulier, il ajouta : « Mais n’y pensez plus. J’imagine que le squire a plus besoin de se faire excuser que moi. » Et il quitta le cottage.

Je continuai ma couture aussi longtemps que je pus, et dis ensuite bonsoir à Nancy ; je réprimai sa trop vive gratitude en l’assurant que je n’avais fait pour elle que ce qu’elle aurait fait pour moi si je me fusse trouvée dans sa position, et elle dans la mienne. Je me hâtai de retourner à Horton-Lodge ; en entrant dans la salle d’études, je trouvai la table à thé dans la plus complète confusion, et miss Mathilde dans l’humeur la plus féroce.

« Où êtes-vous donc allée, miss Grey ? Il y a une demi-heure que l’on a servi le thé, et il m’a fallu le faire moi-même et le prendre seule ! J’aurais voulu que vous revinssiez plus tôt.

— J’étais allée voir Nancy Brown. Je pensais que vous ne seriez pas revenue encore de votre promenade.

— Comment pourrait-on se promener à cheval par cette pluie ? J’aimerais à le savoir. Cette damnée averse a été assez fâcheuse, arrivant juste au milieu de ma promenade ; puis, rentrer et ne trouver personne au thé ! et vous savez que je ne puis pas faire le thé comme je l’aime.

— Je n’avais pas pensé à la pluie, répondis-je ; et vraiment la pensée qu’elle eût pu interrompre sa promenade ne m’était jamais entrée dans la tête.

— Non, c’est tout naturel ; vous étiez à couvert et vous ne pensiez pas aux autres. »

Je supportai ses durs reproches avec une merveilleuse placidité et même avec gaieté, car j’avais la conviction d’avoir fait beaucoup plus de bien à la pauvre Nancy que je ne lui avais fait de mal à elle. Peut-être aussi d’autres pensées soutenaient mes esprits, donnaient du goût à la tasse de thé froid que je pris, du charme au désordre de la table, et j’allais presque dire à la figure peu aimable de miss Mathilde. Mais elle se rendit bientôt aux écuries, et me laissa jouir toute seule de mon solitaire repas.


CHAPITRE XIII.

Les primevères.


Miss Murray allait maintenant toujours deux fois à l’église, car elle aimait tant l’admiration qu’elle ne pouvait négliger aucune occasion de l’obtenir, et elle était si sûre de l’attirer, que partout où elle se montrait (que M. Harry Meltham et M. Green y fussent ou non) il y avait toujours quelqu’un qui n’était pas insensible à ses charmes, sans compter le recteur, que ses fonctions obligeaient tout naturellement à s’y trouver. Ordinairement aussi, quand le temps le permettait, elle et sa sœur préféraient revenir à pied : Mathilde, parce qu’elle détestait d’être emprisonnée dans la voiture ; miss Murray, parce qu’elle aimait la compagnie, qui ordinairement égayait le premier mille de la route, de l’église aux portes du parc de M. Green, où commençait le chemin particulier conduisant à Horton-Lodge, situé dans une direction opposée, tandis que la grande route conduisait tout droit à la demeure plus éloignée de sir Hugues Meltham. Elle y avait ainsi toute chance d’être accompagnée jusque-là, soit par Harry Meltham, avec ou sans miss Meltham, soit par M. Green, avec une ou peut-être deux de ses sœurs, ou quelques gentlemen qui se trouvaient en visite chez eux.

Il dépendait absolument de leur capricieuse volonté que je fisse à pied le chemin avec elles, ou que j’allasse en voiture avec leurs parents. Si elles voulaient me prendre avec elles, j’allais ; si, pour des raisons mieux connues d’elles que de moi, elles préféraient être seules, je prenais ma place dans la voiture. J’aimais mieux marcher ; mais la pensée de gêner par ma présence quelqu’un qui ne la désirait pas, me faisait toujours adopter un rôle passif en cette circonstance comme en toute autre, et je ne m’enquis jamais de la cause de leurs caprices. Et vraiment, c’était la meilleure politique, car se soumettre et obliger était le rôle de la gouvernante ; ne consulter que leurs plaisirs était celui des élèves. Mais, quand je revenais à pied, la première moitié du chemin m’était toujours fort pénible. Comme aucun des gentlemen et des ladies que j’ai mentionnés ne faisait attention à moi, il m’était désagréable de marcher à côté de ces personnes comme si j’avais voulu entendre leur conversation ou faire croire que j’étais l’une d’elles ; et si, en parlant, leurs yeux venaient à tomber sur moi, il semblait qu’ils regardassent dans le vide, comme s’ils ne me voyaient pas ou étaient très-désireux de paraître ne pas me voir. Il était désagréable aussi de marcher derrière et de paraître ainsi reconnaître ma propre infériorité : car, à dire vrai, je me considérais comme aussi bonne que les meilleurs d’entre eux, et voulais le leur faire voir, afin qu’ils ne pussent s’imaginer que je me regardais comme une simple domestique qui connaissait trop bien sa place pour marcher à côté de belles ladies et de gentlemen comme eux, quoique ses jeunes élèves pussent condescendre à converser avec elle lorsqu’elles n’avaient pas meilleure compagnie sous la main. Ainsi, je suis presque honteuse de le confesser, je me donnais beaucoup de mal, si je marchais à côté d’eux, pour paraître ne me soucier nullement de leur présence, comme si j’eusse été entièrement absorbée dans mes pensées ou dans la contemplation des objets environnants ; ou, si je restais en arrière, c’était quelque oiseau ou quelque insecte, un arbre ou une fleur, qui attiraient mon attention, et, après les avoir examinés, je continuais seule ma promenade d’un pas lent, jusqu’à ce que mes élèves eussent dit adieu à leurs compagnons et eussent tourné par la route calme qui conduisait à la maison.

Je me souviens tout particulièrement d’une de ces occasions : c’était par une charmante après-midi, vers la fin de mars ; M. Green et ses sœurs avaient renvoyé leur voiture vide, afin de jouir du beau soleil, de l’air embaumé et d’une promenade agréable avec leurs visiteurs, le capitaine un tel et le lieutenant un tel (une paire de damoiseaux militaires), et les misses Murray, qui tout naturellement s’étaient jointes à eux. Une telle société était des plus agréables pour Rosalie ; mais, ne la trouvant pas autant de mon goût, je demeurai en arrière et me mis à herboriser et à pratiquer l’entomologie le long des verts talus et des haies bourgeonnantes, jusqu’à ce que la compagnie fût considérablement en avance sur moi. Je pus entendre la douce chanson de la joyeuse alouette ; alors ma misanthropie commença à se fondre à l’air pur et sous les rayons doux et bienfaisants du soleil ; mais de tristes pensées de ma première enfance, des aspirations à des joies passées, ou vers une future destinée meilleure, s’élevèrent en moi. Comme mes yeux erraient sur les talus escarpés couverts d’herbes naissantes, de plantes au vert feuillage, et surmontés de haies, je me mis à désirer vivement quelque fleur familière qui pût me rappeler les vallées boisées et les vertes collines du pays natal : les sombres marais, tout naturellement, étaient hors de question. Une telle découverte eût rempli mes yeux de larmes, sans doute ; mais c’était alors un de mes plus grands plaisirs. À la fin je découvris, à un endroit élevé, entre les racines tordues d’un chêne, trois belles primevères, sortant si doucement de leur cachette, que mes larmes coulèrent à leur vue ; mais elles étaient situées si haut, que j’essayai en vain d’en cueillir une ou deux pour rêver sur elles et les emporter : je ne pouvais les atteindre sans grimper sur le talus, ce que je fus empêchée de faire en entendant des pas derrière moi, et j’allais m’en aller, quand je tressaillis à ces mots : « Permettez-moi de les cueillir pour vous, miss Grey, » dits d’une voix grave bien connue. Aussitôt les fleurs furent cueillies et dans ma main. C’était M. Weston, tout naturellement ; quel autre se fût donné la peine d’en faire autant pour moi ?

Je le remerciai ; avec chaleur ou froidement, je ne pourrais le dire : mais je suis sûre que je n’exprimai pas la moitié de la gratitude que je ressentais. C’était folie, peut-être, de ressentir de la gratitude pour cela ; mais il me semblait alors que c’était un remarquable exemple de sa bonne nature, un acte de complaisance que je ne pouvais récompenser, mais que je n’oublierais jamais, tant j’étais peu accoutumée à recevoir de telles marques de politesse ! tant j’étais peu préparée à en attendre de qui que ce fût à Horton-Lodge et à cinquante milles à la ronde ! Pourtant cela ne m’empêcha pas d’éprouver un sentiment de contrainte en sa présence, et je me hâtai de presser le pas pour rejoindre mes élèves, quoique j’eusse été fâchée que M. Weston me laissât passer sans m’adresser d’autres paroles. Mais une marche rapide pour moi n’était qu’un pas ordinaire, pour lui.

« Vos jeunes ladies vous ont laissée seule ? dit-il.

— Oui ; elles sont occupées d’une plus agréable compagnie.

— Alors, ne vous donnez pas tant de peine pour les rattraper. »

Je ralentis le pas, mais un instant après je m’en repentis : mon compagnon ne parlait point ; je ne trouvais absolument rien à dire, et craignais qu’il ne fût comme moi. À la fin, pourtant, il rompit le silence en me demandant, avec une certaine brusquerie calme qui lui était particulière, si j’aimais les fleurs.

« Oui, beaucoup, répondis-je, et surtout les fleurs sauvages.

— J’aime aussi les fleurs sauvages, dit-il ; je me soucie peu des autres, parce que je n’ai aucune association particulière avec elles, excepté avec une ou deux. Quelles sont vos fleurs favorites ?

— Les primevères, les campanules et la fleur de bruyère.

— Et les violettes ?

— Non, parce que, comme vous le dites, je n’ai aucune association particulière avec elles ; car il n’y a point de douces violettes sur les collines et dans les vallées qui environnent la maison de mon père.

— Ce doit être une grande consolation pour vous d’avoir une maison paternelle, miss Grey, dit mon compagnon après un court silence. Si éloignée qu’elle soit, et si rarement qu’on y retourne, c’est quelque chose de pouvoir y penser.

— C’est si précieux, que je crois que je ne pourrais pas vivre sans cela, répondis-je avec un enthousiasme dont je me repentis aussitôt ; car je craignis de m’être montrée essentiellement extravagante.

— Oh ! vous le pourriez, dit-il avec un sourire mélancolique. Les liens qui nous attachent à la vie sont plus forts que vous ne l’imaginez. Qui n’a pas senti combien rudement ils peuvent être tirés sans se rompre ? Vous seriez malheureuse sans famille, mais vous pourriez vivre, et pas aussi misérablement que vous le supposez. Le cœur humain est comme le caoutchouc : un faible effort l’allonge, un grand ne le rompt pas. Si un peu plus que rien peut le troubler, il ne faut guère moins que tout pour le briser. Comme les membres extérieurs de notre corps, il a un pouvoir vital inhérent à lui, qui le fortifie contre la violence externe ; Chaque coup qui le frappe sert à l’endurcir contre un coup futur. De même qu’un travail constant épaissit la peau de la main et fortifie ses muscles, ainsi un labeur qui pourrait excorier la main d’une lady ne produit aucun effet sur celle d’un rude laboureur. Je parle par expérience, expérience en partie personnelle ; il y eut un temps où je pensais comme vous ; au moins étais-je pleinement persuadé que la famille et ses affections étaient les seules choses qui pussent rendre l’existence tolérable ; que si l’on s’en trouvait privé, la vie deviendrait un fardeau lourd à porter. Maintenant je n’ai pas de maison, à moins que vous n’appeliez de ce nom les deux chambres que je loue à Horton ; et il n’y a pas un an que j’ai perdu mon dernier et mon plus ancien ami ; et pourtant non-seulement je vis, mais je ne suis pas totalement dénué d’espoir et de bonheur, même pour cette vie, quoique je reconnaisse que je n’entre jamais dans une humble chaumière, à la chute du jour, lorsque ses paisibles habitants sont réunis autour du foyer, sans éprouver un sentiment d’envie de leur bonheur.

— Vous ne savez pas encore quel bonheur vous attend, dis-je ; vous n’êtes qu’au début de votre voyage.

— Le plus grand des bonheurs m’appartient déjà, répondit-il : le pouvoir et la volonté d’être utile. »

Nous arrivions près d’une barrière communiquant avec un sentier qui conduisait à une ferme, où je supposai que M. Weston avait dessein de se rendre utile ; car il prit congé de moi, passa la barrière, et suivit le sentier de ce pas ferme et léger qui lui était habituel, me laissant réfléchir sur ses paroles en continuant seule ma route. J’avais entendu dire qu’il avait perdu sa mère quelques mois avant son arrivée à Horton. C’était donc elle qui était « ce dernier et plus cher de ses amis, » et il n’avait plus de famille. Je le plaignis du fond de mon cœur ; je pleurai presque de sympathie. Cela expliquait, selon moi, cet air soucieux qui obscurcissait si souvent son front, et qui lui avait valu auprès de la charitable miss Murray la réputation d’avoir un caractère morose et sévère. « Mais, pensai-je, il n’est pas aussi malheureux que je le serais après une telle perte : il mène une vie active ; il a devant lui un vaste champ pour se rendre utile ; il peut se faire des amis, et il peut se donner une famille s’il le veut, et sans doute il le voudra un jour. Que Dieu lui accorde une compagne digne de son choix, et que le bonheur habite sa maison ! Oh ! quelle joie ce serait pour… »

Mais peu importe à quoi je pensai.

J’ai commencé ce livre avec l’intention de ne rien cacher, afin que ceux qui le voudraient pussent lire dans le cœur d’une de leurs semblables ; mais nous avons des pensées que nous ne voudrions laisser voir qu’aux anges du ciel, et non à nos frères les hommes, pas même aux meilleurs et aux plus bienveillants d’entre eux.

Pendant ce temps, les Green s’étaient dirigés vers leur demeure, et les Murray avaient tourné par le chemin privé, où je me hâtai de les suivre. Je trouvai les deux jeunes filles échauffées par une discussion animée touchant les mérites respectifs des deux jeunes officiers ; mais en me voyant, Rosalie s’arrêta au milieu d’une phrase pour s’écrier avec une joie malicieuse :

« Oh ! oh ! miss Grey, vous êtes enfin venue ? Il n’est pas étonnant que vous restiez si longtemps en arrière, ni que vous souteniez si vigoureusement M. Weston quand je parle mal de lui. Ah ! ah ! je vois tout maintenant.

— Allons, miss Murray, ne dites pas d’extravagances, dis-je en essayant de rire de bon cœur ; vous savez que de semblables non-sens ne font aucune impression sur moi. »

Mais elle continua à dire de si intolérables balivernes, sa sœur l’aidant avec des mensonges inventés pour la circonstance, que je crus devoir dire quelque chose pour ma justification.

« Quelle folie que tout cela ! m’écriai-je. Si la route de M. Weston est la même que la mienne, et s’il juge à propos de m’adresser quelques paroles en passant, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Je vous assure que je ne lui avais jamais parlé auparavant, excepté une seule fois.

— Où ? où, et quand ? demandèrent-elles vivement.

— Dans la chaumière de Nancy.

— Ah ! ah ! vous l’avez rencontré là, vrai ? s’écria Rosalie d’un air de triomphe. Maintenant, Mathilde, nous savons pourquoi elle aime tant à aller chez Nancy Brown. Elle y va pour coqueter avec M. Weston.

— Vraiment, cela ne mérite pas qu’on y réponde. Je ne l’ai vu là qu’une fois ; et comment aurais-je su qu’il devait y venir ? »

Irritée que j’étais de leur folle gaieté et de leurs blessantes imputations, la conversation ne put continuer longtemps sur ce sujet. Quand elles eurent fini de rire, elles retournèrent au capitaine et au lieutenant ; et, pendant qu’elles discutaient et commentaient sur eux, mon indignation se refroidit promptement ; la cause en fut bientôt oubliée, et je donnai à mes pensées un cours plus agréable. Nous traversâmes ainsi le parc et entrâmes à la maison. En montant à ma chambre, je n’avais en moi qu’une pensée ; mon cœur débordait d’un seul désir. Lorsque je fus entrée et que j’eus fermé la porte, je tombai à genoux et offris à Dieu une fervente prière : « Que votre volonté soit faite, mon Père. Mais toutes choses vous sont possibles : faites que ma volonté soit aussi la vôtre. Ce vœu, cette prière, les hommes et les femmes se moqueraient de moi s’ils m’entendaient les faire. Mais, mon Père, vous ne me mépriserez pas, » dis-je ; et je sentis que c’était vrai. Il me semblait que le bonheur d’un autre était au moins aussi ardemment imploré que le mien ; bien plus, que c’était le principal vœu de mon cœur. Je pouvais me tromper, mais cette idée m’encouragea à demander, et me donna la puissance d’espérer que je ne demandais pas en vain. Quant aux primevères, j’en conservai deux dans un verre jusqu’à ce qu’elles fussent complètement desséchées, et la femme de service les jeta. Je plaçai les pétales de l’autre entre les feuillets de ma Bible, où ils sont encore, et où j’ai l’intention de les conserver toujours.




CHAPITRE XIV.

Le recteur.


Le jour suivant, le temps fut aussi beau que la veille. Aussitôt après le déjeuner, miss Mathilde, ayant galopé sans profit à travers quelques leçons, et martyrisé le piano pendant une heure, en colère contre lui et contre moi, parce que sa mère ne voulait pas lui accorder de vacances, s’était rendue à ses endroits de prédilection : la cour, les écuries et le chenil. Miss Murray était sortie pour une calme promenade avec un nouveau roman à la mode pour compagnon, me laissant à la salle d’étude travailler sans relâche à une aquarelle que j’avais promis de faire pour elle, et qu’elle voulait que je finisse ce jour-là.

À mes pieds était un petit chien terrier. C’était la propriété de miss Mathilde ; mais elle détestait cet animal et voulait le vendre, alléguant qu’il était complètement gâté. C’était réellement un excellent chien de son espèce ; mais elle affirmait qu’il n’était bon à rien et n’avait pas seulement le sens de connaître sa maîtresse.

Le fait est qu’elle l’avait acheté lorsqu’il était tout petit, et avait tout d’abord voulu que personne ne le touchât qu’elle. Mais, bientôt fatiguée d’un nourrisson si ennuyeux, elle avait facilement consenti à me permettre d’en prendre soin. J’avais donc nourri la pauvre petite créature de l’enfance à l’adolescence, et tout naturellement j’avais obtenu son affection ; récompense que j’eusse fort appréciée, et considérée comme compensant et au delà la peine que j’avais eue, si la reconnaissance du pauvre Snap ne l’avait exposé à de dures paroles et à des coups de la part de sa maîtresse, et s’il n’eût en ce moment même couru risque d’être vendu à quelque maître dur et méchant. Mais comment pouvais-je empêcher cela ? Je ne pouvais, par de mauvais traitements, m’en faire haïr, et elle ne voulait pas se l’attacher en le traitant avec bonté.

Pendant que j’étais là assise, le pinceau à la main, mistress Murray entra dans la salle.

« Miss Grey, dit-elle, chère, comment pouvez-vous rester à votre dessin par un jour comme celui-ci ? (Elle pensait que je peignais pour mon propre plaisir.) Je m’étonne que vous ne mettiez pas votre chapeau et ne sortiez pas avec les jeunes ladies.

— Je pense, madame, que miss Murray est occupée à lire, et que miss Mathilde s’amuse avec ses chiens.

— Si vous vouliez essayer d’amuser vous-même miss Mathilde un peu plus, je crois qu’elle ne serait pas forcée de chercher de l’amusement en la compagnie des chiens, des chevaux, des grooms, autant qu’elle le fait ; et si vous vouliez être un peu plus gaie, plus expansive avec miss Murray, elle ne s’en irait pas si souvent dans les champs avec un livre à la main. Je n’ai pas l’intention de vous faire de la peine ; pourtant, ajouta-t-elle en voyant, je suppose, que mes joues étaient brûlantes et que ma main tremblait d’émotion, je vous en prie, ne soyez pas si affectée ; je n’ai pas autre chose à vous dire sur ce sujet. Dites-moi si vous savez où est allée Rosalie, et pourquoi elle aime tant à être seule.

— Elle dit qu’elle aime à être seule lorsqu’elle a un livre nouveau.

— Mais pourquoi ne peut-elle lire dans le parc ou dans le jardin ? pourquoi va-t-elle dans les champs et dans les prairies ? Et comment se fait-il que M. Hatfield la rencontre si souvent ? Elle m’a dit la semaine dernière qu’il avait fait marcher son cheval à côté d’elle tout le long de Mos-Lane ; et maintenant je suis sûre que c’est lui que j’ai vu traversant si lestement les portes du parc et se dirigeant vers les champs où elle a coutume d’aller si fréquemment. Je voudrais que vous allassiez voir si elle est là, et lui rappeler avec douceur qu’il n’est pas convenable pour une jeune lady de son rang et de sa fortune de s’en aller seule de cette façon, exposée aux attentions du premier venu qui osera s’adresser à elle, comme une pauvre fille négligée qui n’a ni parc pour se promener, ni amis pour prendre soin d’elle ; dites-lui que son père serait extrêmement irrité s’il savait qu’elle traite M. Hatfield avec familiarité, comme je crains fort qu’elle ne le traite. Oh ! si vous saviez, si aucune gouvernante pouvait avoir la moitié de la vigilance, la moitié des soucis anxieux d’une mère, ce tourment m’aurait été épargné, et vous verriez la nécessité de tenir vos yeux sur elle et de lui rendre votre société agréable. Eh bien ! allez, allez donc ; il n’y a pas de temps à perdre, » s’écria-t-elle, voyant que j’avais mis de côté mes instruments de dessin et que j’attendais sur la porte la conclusion de son discours.

Suivant ses prévisions, je trouvais miss Murray dans son champ favori, en dehors du parc, et malheureusement elle n’était pas seule ; car M. Hatfield marchait lentement à côté d’elle.

Je me trouvais dans un assez grand embarras. Il était de mon devoir de faire cesser le tête-à-tête ; mais comment m’y prendre ? M. Hatfield ne pouvait être mis en fuite par une personne aussi insignifiante que moi ; et aller me placer de l’autre côté de miss Murray, la gratifier de ma présence malencontreuse sans avoir l’air de faire attention à son compagnon, était une grossièreté dont je ne pouvais me rendre coupable ; je n’avais pas non plus le courage de l’appeler de l’autre bout du champ en lui criant qu’on la demandait ailleurs. Je pris donc le parti intermédiaire de marcher lentement, mais fermement, vers eux, résolue, si ma présence ne mettait pas en fuite le damoiseau, de passer auprès d’eux et de dire à miss Murray que sa mère la demandait.

Elle était vraiment charmante, se promenant lentement sous les marronniers verdoyants qui étendaient leurs longs bras par-dessus les palissades du parc, avec son livre fermé dans une main, et dans l’autre une gracieuse branche de myrte qui lui servait de jouet ; ses boucles dorées qui s’échappaient à profusion de son petit chapeau, doucement agitées par la brise ; ses joues roses enluminées par le plaisir de la vanité satisfaite ; son œil bleu, tantôt jetant un regard timide sur son admirateur, tantôt s’abaissant sur la branche de myrte. Mais Snap, courant devant moi, l’interrompit au milieu d’une repartie moitié impertinente, moitié enjouée, en la saisissant par sa robe et la tirant violemment, ce qui irrita M. Hatfield, qui, de sa canne, administra un coup sonore sur le crâne de l’animal, et l’envoya glapissant auprès de moi avec un bruit qui amusa beaucoup le révérend gentleman. Mais, me voyant si proche, il pensa, je suppose, que ce qu’il avait de mieux à faire c’était de s’en aller ; et, comme je me baissais pour caresser le chien afin de montrer que je désapprouvais sa sévérité, je l’entendis dire :

« Quand vous reverrai-je, miss Murray ?

— À l’église, je suppose, répondit-elle, à moins que vos affaires ne vous amènent ici au moment précis où je me promène de ce côté.

— Je pourrais m’arranger de façon à avoir toujours à faire ici, si je savais le moment précis et le lieu où vous rencontrer.

— Mais, quand même je voudrais vous en informer, je ne le pourrais pas : je suis si peu méthodique ! je ne puis jamais dire aujourd’hui ce que je ferai demain.

— Alors donnez-moi, en attendant, cela pour me consoler, dit-il d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, et, en étendant la main pour s’emparer de la branche de myrte.

— Non, vraiment, non je ne le puis.

— Donnez-le-moi, je vous en prie. Je serai le plus infortuné des hommes si vous ne me le donnez pas. Vous ne pouvez avoir la cruauté de me refuser une faveur qui vous coûtera si peu et que j’estime à si haut prix ! » disait-il avec autant d’ardeur que si sa vie en eût dépendu.

Pendant ce temps, j’étais à quelques pas d’eux, attendant qu’il s’en allât.

« Allons, prenez-le et partez, » dit Rosalie.

Il reçut le don avec joie, murmura quelque chose qui la fit rougir et secouer la tête, mais avec un petit sourire qui montrait que son déplaisir n’était qu’affecté ; puis il se retira en faisant une salutation polie.

« Vîtes-vous jamais un homme pareil, miss Grey ? dit-elle en se tournant vers moi. Je suis si contente que vous soyez venue ! je croyais ne jamais pouvoir m’en débarrasser, et j’avais si peur que papa ne vînt à le voir !

— Est-il resté longtemps avec vous ?

— Non, pas longtemps ; mais il est si impertinent ! il est toujours à se promener par ici, prétendant que les devoirs de son ministère l’y appellent, mais en réalité pour me guetter, et venir m’ennuyer toutes les fois qu’il me voit.

— Eh bien, votre mère pense que vous ne devriez jamais sortir du parc ou du jardin sans être accompagnée par quelque personne raisonnable comme moi, pour tenir à distance tous les importuns. Elle a vu M. Hatfield passer en courant devant les portes du parc, et elle m’a envoyée aussitôt en me recommandant de vous chercher et de prendre soin de vous, et également de vous avertir…

— Oh ! maman est si ennuyeuse ! comme si je ne pouvais prendre soin de moi-même ! Elle m’a ennuyée déjà à propos de M. Hatfield, et je lui ai répondu qu’elle pouvait se fier à moi ; je n’oublierai jamais mon rang ni ma position pour un homme, fût-il le plus aimable et le plus charmant de tous. Je voudrais qu’il se jetât demain à mes genoux, en me suppliant de vouloir bien consentir à être sa femme, afin de montrer à ma mère combien elle s’est trompée en croyant que j’aie pu avoir cette pensée. Oh ! cela me met en fureur ! Penser que je pourrais être assez folle pour aimer ! Une telle chose est tout à fait au-dessous de la dignité d’une femme. L’amour, je déteste ce mot ! Appliqué à une personne de notre sexe, je le tiens pour une parfaite insulte. Je pourrais avoir une préférence, mais jamais pour le pauvre M. Hatfield, qui ne jouit pas même de sept cents guinées par an. J’aime à causer avec lui, parce qu’il a de l’esprit et qu’il est amusant ; je voudrais que Thomas Ashby fût seulement moitié aussi bien. D’ailleurs, j’ai besoin de quelqu’un pour me courtiser, et nul autre n’a l’idée de venir ici. Quand nous sortons, maman ne veut pas que je coquette avec un autre que sir Thomas Ashby, s’il est présent ; et, s’il est absent, je suis liée pieds et mains par la crainte que quelqu’un n’aille faire à ma mère quelque histoire exagérée et ne lui mette dans la tête que je suis engagée, ou très-probablement prête à m’engager à un autre ; ou plutôt encore par la crainte que la vieille mère de sir Thomas ne puisse me voir et m’entendre et en conclure que je ne suis pas une femme convenable pour son fils : comme si ce fils n’était pas le plus grand vaurien de la chrétienté, et si une femme de la plus vulgaire honnêteté n’était pas encore beaucoup trop bonne pour lui !

— Est-ce vrai, miss Murray ? est-ce que votre mère sait cela, et persiste pourtant à vouloir vous le faire épouser ?

— Certainement elle le sait. Elle en sait plus sur lui que moi, je crois ; elle me le cache, de peur de me décourager ; elle ne sait pas combien je fais peu de cas de ces sortes de choses. Car ce n’est pas réellement grand’chose : il se rangera quand il sera marié, comme dit maman, et les débauchés réformés sont les meilleurs maris, chacun le sait. Je voudrais seulement qu’il ne fût pas si laid ; voilà tout ce qui me préoccupe. Mais je n’ai pas le choix dans ce pays-ci, et papa ne veut pas nous permettre d’aller à Londres !

— Mais il me semble que M. Hatfield serait de beaucoup préférable.

— Certainement ; s’il était propriétaire d’Ashby-Park, vous avez raison. Mais il faut que j’aie Ashby-Park, n’importe qui doive le partager avec moi.

— Mais M. Hatfield croit que vous l’aimez. Vous ne pensez donc pas combien il va être désappointé quand il reconnaîtra son erreur ?

— Non vraiment ! ce sera la juste punition de sa présomption, d’avoir osé penser que je pourrais l’aimer. Rien ne pourrait me faire plus de plaisir que de lui ôter le voile qu’il a sur les yeux.

— Le plus tôt sera le mieux, alors.

— Non, j’aime à m’amuser de lui ; du reste, il ne pense pas sérieusement que je l’aime ; je prends bien soin qu’il ne puisse le penser ; vous ne savez pas avec quelle habileté je mène la chose. Il peut avoir la présomption de m’amener à l’aimer, voilà tout ; et c’est de cela que je veux le punir comme il le mérite.

— Eh bien, faites attention de ne pas trop donner raison à sa présomption, voilà tout, » répondis-je.

Mais toutes mes observations furent vaines : elle ne servirent qu’à lui faire prendre plus de soin de me déguiser ses désirs et ses pensées. Elle ne me parlait plus du recteur ; mais je pouvais voir que son esprit, sinon son cœur, était toujours fixé sur lui, et qu’elle désirait obtenir une nouvelle entrevue : car, bien que pour complaire à la prière de sa mère je me fusse constituée pour quelque temps la compagne de ses excursions, elle persistait toujours à se diriger du côté des champs et des prairies qui bordaient la route ; et, soit qu’elle me parlât, soit qu’elle lût le livre qu’elle tenait à la main, elle s’arrêtait à chaque instant pour regarder autour d’elle, ou jeter un coup d’œil sur la route pour voir si personne ne venait ; et, si un homme à cheval venait à passer, je voyais par la façon dont elle le traitait, quel qu’il fût, qu’elle le haïssait parce qu’il n’était pas M. Hatfield.

« Assurément, pensai-je, elle n’est pas aussi indifférente pour lui qu’elle le croit ou qu’elle voudrait le persuader aux autres ; et l’inquiétude de sa mère n’est pas tout à fait sans cause, ainsi qu’elle l’affirme. »

Trois jours se passèrent, et il ne parut pas. Dans l’après-midi du quatrième, comme nous marchions le long de la barrière du parc, dans le champ mémorable, avec chacune un livre à la main (car j’avais soin de toujours me munir de quelque chose pour m’occuper dans les moments où elle ne me demandait pas de causer avec elle), elle interrompit tout à coup mes études en s’écriant :

« Oh ! miss Grey, soyez donc assez bonne pour aller voir Marc Wood, et remettre à sa femme une demi-couronne de ma part. J’aurais dû la lui remettre ou la lui envoyer il y a une semaine, mais j’ai complètement oublié. Voilà, dit-elle en me jetant sa bourse et en parlant avec beaucoup de précipitation. Ne vous donnez pas la peine d’ouvrir la bourse maintenant, emportez-la et donnez-leur ce que vous voudrez ; je voudrais pouvoir aller avec vous, mais il faut que je finisse ce volume. J’irai à votre rencontre quand j’aurai fini. Allez vite, et… oh ! attendez… Ne vaudrait-il pas mieux aussi lui faire un bout de lecture ? Courez à la maison et prenez quelque bon livre. Le premier venu fera l’affaire. »

Je fis ce qu’elle désirait ; mais, soupçonnant quelque chose d’après sa précipitation et l’imprévu de la requête, je regardai derrière moi avant de quitter le champ, et je vis M. Hatfield s’avancer de son côté. En m’envoyant prendre un livre à la maison, elle m’avait empêché de le rencontrer sur la route.

« Bah ! pensai-je, il n’y aura pas grand mal de fait. Le pauvre Marc sera bien content de la demi-couronne, et peut-être du bon livre aussi ; et, si le recteur vole le cœur de miss Rosalie, cela humiliera son orgueil. S’ils se marient à la fin, elle sera sauvée d’un sort pire. Après tout, elle est un assez bon parti pour lui, et lui pour elle. »

Marc Wood était le laboureur malade de consomption dont j’ai déjà parlé. Il s’en allait maintenant rapidement. Miss Murray, par sa libéralité, obtint la bénédiction « de celui qui était près de mourir ; » car, quoique la demi-couronne lui fût inutile à lui, il fut content de la recevoir pour sa femme et ses enfants, qui allaient être sitôt, l’une veuve, les autres orphelins. Après être restée quelques minutes et avoir lu quelques passages, pour sa consolation et pour celle de sa femme affligée, je les quittai. Mais je n’avais pas fait cinquante pas, que je rencontrai M. Weston, se rendant probablement auprès du malade que je venais de quitter. Il me salua, s’arrêta pour s’enquérir de la position du malade et de sa famille, et sans cérémonie me prit des mains le livre dans lequel je venais de lire, tourna les feuillets, fit quelques remarques brèves et pleines de sens, et me le rendit ; il me parla ensuite de quelques pauvres malades qu’il venait de visiter, me donna des nouvelles de Nancy Brown, fit quelques observations sur mon ami le petit terrier qui sautillait à ses pieds et sur la beauté du temps, et partit.

J’ai omis de rapporter ses paroles en détail, parce que je pense qu’elles n’intéresseraient pas le lecteur comme elles m’intéressaient, mais non parce que je les ai oubliées. Oh ! non, je me les rappelle bien. J’ai réfléchi bien des fois depuis sur ces paroles ; je me souviens de chaque intonation de sa voix grave et claire ; de chaque étincelle de son œil vif et brun, de chaque rayon de son sourire agréable, mais trop passager. Une semblable confession, je le crains, paraîtra bien absurde ; mais que m’importe ! je l’ai écrite, et ceux qui la liront ne connaîtront pas l’écrivain.

Pendant que je revenais, heureuse et enchantée de tout ce qui m’entourait, miss Murray vint en courant à ma rencontre. Son pas léger, ses joues colorées, son sourire radieux, me montrèrent qu’elle aussi était heureuse à sa façon. Se précipitant vers moi, elle passa son bras sous le mien, et, sans prendre le temps de respirer, elle commença :

« Miss Grey, tenez-vous pour fort honorée, car je vais vous raconter mes nouvelles avant d’en avoir soufflé un mot à qui que ce soit.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ?

— Oh ! quelles nouvelles ! D’abord, il faut que vous sachiez que M. Hatfield est tombé sur moi aussitôt que vous avez été partie. J’avais si peur que papa ou maman ne l’aperçût ! mais vous savez que je ne pouvais vous rappeler, et ainsi… Oh ! chère, je ne puis tous dire tout ce qui s’est passé, car je vois Mathilde dans le parc, et il faut que j’aille lui ouvrir mon sac. Mais je puis vous dire qu’Hatfield a été plus audacieux que d’habitude, plus complimenteur et plus tendre que jamais : il l’a essayé du moins ; il n’a pas été très-heureux en cela, parce que ce n’est pas sa veine. Je vous raconterai tout ce qu’il m’a dit une autre fois.

— Mais que lui avez-vous dit ? c’est ce qui m’intéresse le plus.

— Je vous dirai aussi cela une autre fois. Je me trouvais de très-bonne humeur en ce moment-là ; mais, quoique j’aie été complaisante et assez gracieuse, j’ai pris soin de ne me compromettre en aucune façon. Et pourtant, le présomptueux coquin a interprété l’amabilité de mon caractère à son avantage, et, le croiriez-vous ? il a osé me faire l’offre de son amour.

— Et vous…

— Je me suis fièrement redressée, et avec le plus grand sang-froid je lui ai exprimé l’étonnement que sa conduite me causait ; je lui ai dit que je ne croyais pas qu’il eût rien vu dans ma tenue qui pût justifier ses espérances. Je voudrais que vous eussiez pu voir comment son assurance est tombée. Son visage est devenu blême. Je l’ai assuré que je l’estimais, mais que je ne pouvais consentir à ses propositions ; que, si je le faisais, jamais papa et maman ne voudraient donner leur consentement, « Mais s’ils le donnaient, a-t-il dit, refuseriez-vous le vôtre ? — Certainement, je le refuserais, monsieur Hatfield, » ai-je répondu avec une froide décision qui a anéanti d’un coup toutes ses espérances. Oh ! si vous aviez vu comme il a été écrasé, et quel a été son désappointement ! Vraiment, j’en avais presque pitié moi-même.

« Il a fait pourtant une nouvelle tentative désespérée. Après un long silence, pendant lequel il s’était efforcé d’être calme et moi d’être grave, car je me sentais une forte envie de rire, ce qui eût tout gâté, il m’a dit avec un sourire contraint : « Mais dites-moi franchement, miss Murray, si j’avais la fortune de sir Hugues Meltham et les espérances de son fils aîné, me refuseriez-vous encore ? Répondez-moi sincèrement, sur votre honneur. — Certainement, je vous refuserais, cela ne ferait aucune différence. »

« C’était un grand mensonge ; mais il paraissait si confiant encore dans son propre mérite, que je voulais démolir l’édifice de sa présomption jusqu’à la dernière pierre. Il m’a regardée dans les yeux ; mais j’ai si bien soutenu son regard, qu’il n’a pu s’imaginer que je disait autre chose que la vérité. « Alors tout est donc fini ? » a-t-il dit en baissant la tête, et comme s’il allait succomber à la violence de son désespoir. Mais il était irrité aussi bien que désappointé. Je m’étais montrée, moi l’auteur sans pitié de tout cela, si inébranlable contre l’artillerie de ses regards et de ses paroles, si froidement calme et fière, qu’il ne pouvait manquer d’avoir quelque ressentiment ; et c’est avec une singulière amertume qu’il a repris : « Je n’attendais certainement pas cela de vous, miss Murray ; je pourrais dire quelque chose de votre conduite passée, et des espérances que vous m’avez fait nourrir, mais je veux bien oublier cela, à la condition… — Pas de condition, monsieur Hatfield, ai-je dit, cette fois vraiment indignée de son insolence. — Alors laissez-moi solliciter comme une faveur » a-t-il répondu en baissant la voix et en prenant un ton plus humble ; laissez-moi vous supplier de ne parler de cette affaire à qui que ce soit. Si vous gardez le silence, je m’efforcerai de ne rien laisser paraître de ce qui s’est passé entre nous. J’essayerai de renfermer en moi-même mes sentiments, si je ne puis les anéantir, et de pardonner, si je ne puis oublier la cause de mes souffrances. Je ne veux pas supposer, miss Murray, que vous sachiez combien profondément vous m’avez blessé ; j’aime mieux que vous l’ignoriez ; mais si au mal que vous m’avez déjà fait… pardonnez-moi, innocente ou non, vous l’avez fait… vous ajoutez la publicité, vous verrez que moi aussi je puis parler, et, quoique vous méprisiez mon amour, vous ne mépriserez peut-être pas ma… »

« Il s’est arrêté, mais il a mordu sa lèvre blême et a paru si terrible, que j’en ai été tout à fait effrayée. Pourtant mon orgueil m’a soutenue, et je lui ai répondu dédaigneusement : « Je ne sais pas quel motif vous pourriez me supposer pour parler de ceci à quelqu’un, monsieur Hatfield ; mais, si j’étais disposée à le faire, vous ne m’en détourneriez pas par des menaces ; ce n’est guère digne d’un gentleman de l’essayer. — Pardonnez-moi, miss Murray, m’a-t-il dit : je vous ai aimée si vivement, je vous adore encore si profondément, que je ne voudrais pas volontiers vous offenser ; mais, quoique je n’aie jamais aimé et ne puisse jamais aimer une autre femme comme je vous aime, il est également certain que je ne fus jamais aussi maltraité par aucune. Au contraire, j’ai toujours trouvé votre sexe le plus doux, le plus tendre, le plus bienfaisant de la création, jusqu’à présent (quelle présomption !) ; et la nouveauté et la rudesse de la leçon que vous m’avez donnée aujourd’hui, l’amertume de me voir rebuté par celle dont le bonheur de ma vie dépendait, doivent excuser jusqu’à un certain point l’aspérité de mon langage. Si ma présence vous est désagréable, miss Murray, a-t-il dit (car je regardais autour de moi pour lui montrer combien peu je me souciais de lui, et il a pu penser qu’il m’ennuyait, je crois) ; si ma présence vous est désagréable, vous n’avez qu’à me faire la promesse que je vous ai demandée, et je vous quitte à l’instant. Nombre de ladies, même dans cette paroisse, seraient flattées d’accepter ce que vous venez de fouler si orgueilleusement sous vos pieds. Elles seraient naturellement disposées à haïr celle dont les charmes supérieurs ont si complètement captivé mon cœur et m’ont rendu aveugle pour leurs attraits ; un seul mot de moi à l’une d’elles suffirait pour faire éclater contre vous un orage de médisances qui nuirait sérieusement à vos espérances, et diminuerait fort vos chances de succès auprès de tout autre gentleman que vous ou votre mère pourriez avoir dessein d’empaumer. — Que voulez-vous dire, monsieur ? ai-je répondu, prête à trépigner de colère. — Je veux dire que cette affaire, du commencement à la fin, me paraît une manœuvre d’insigne coquetterie, pour ne rien dire de plus, manœuvre que vous ne devez pas beaucoup vous soucier de voir divulguée dans le monde ; surtout avec les additions et exagérations de vos rivales, qui seraient trop heureuses de publier cette aventure, si je leur en touchais seulement un mot. Mais je vous promets, foi de gentleman, que pas une parole, pas une syllabe qui pourrait tendre à votre préjudice, ne s’échappera jamais de mes lèvres, pourvu que vous… — Bien, bien, je n’en parlerai pas, ai-je répondu. Vous pouvez compter sur mon silence, si cela peut vous apporter quelque consolation. — Vous me le promettez ? — Oui, ai-je dit, car je désirais alors être débarrassée de lui. — Adieu donc, » a-t-il dit, du ton le plus dolent. Et, après un regard dans lequel l’orgueil luttait vainement avec le désespoir, il est parti, pressé, sans doute, d’arriver chez lui, afin de s’enfermer dans son cabinet et de pleurer, si toutefois il a pu retenir ses larmes jusque-là.

— Mais vous avez déjà violé votre promesse, dis-je, frappée vraiment d’horreur de sa perfidie.

— Oh ! c’est seulement à vous. Je sais que vous ne le répéterez pas.

— Certainement, je ne le répéterai pas ; mais vous dites que vous allez raconter cela à votre sœur ; elle le redira à vos frères quand ils arriveront, et à Brown immédiatement, si vous ne le lui dites pas vous-même ; et Brown le publiera ou le fera publier dans tous le pays.

— Non, vraiment, elle ne le publiera pas. Nous ne le lui dirons pas, à moins qu’elle ne nous promette le secret le plus absolu.

— Comment pouvez-vous espérer qu’elle tienne sa promesse mieux que sa maîtresse plus éclairée qu’elle ?

— Eh bien ! alors, nous ne le lui dirons pas, répondit miss Murray avec un peu d’impatience.

— Mais vous le direz à votre maman, sans doute, continuai-je ; et elle le redira à votre papa.

— Naturellement, je le dirai à maman, c’est la chose qui cause le plus de plaisir. Je puis maintenant lui prouver combien étaient vaines ses craintes à mon égard.

— Oh ! est-ce là ce qui vous réjouit ? Je ne vois pas qu’il y ait de quoi.

— Oui ; puis il y a autre chose, c’est que j’ai humilié M. Hatfield d’une si charmante façon ! et autre chose encore : vous devez bien m’accorder un peu de la vanité féminine ; je n’ai pas la prétention de manquer du plus essentiel attribut de notre sexe ; et si vous aviez vu l’ardeur avec laquelle le pauvre Hatfield me faisait sa brûlante déclaration, et sa douleur qu’aucun orgueil ne pouvait cacher, quand je lui ai exprimé mon refus, vous auriez accordé que j’avais quelque cause d’être flattée du pouvoir de mes attraits.

— Plus son désespoir est grand, je pense, moins vous avez de raison de vous réjouir.

— Oh ! quelle absurdité ! s’écria la jeune lady en s’agitant d’impatience. Ou vous ne pouvez pas me comprendre, ou vous ne le voulez pas. Si je n’avais pas confiance en votre magnanimité, je croirais que vous me portez envie. Mais vous allez comprendre la cause de ce plaisir, aussi grand que pas un autre plaisir, à savoir que je suis enchantée de ma prudence, de mon sang-froid, de ma dureté de cœur, si vous voulez. Je n’ai pas été le moins du monde saisie par la surprise, ni confuse, ni embarrassée, ni étourdie ; j’ai agi et parlé comme je devais le faire, et j’ai été tout le temps complètement maîtresse de moi-même. Et là était un homme décidément fort bien. Jane et Susanne Green le trouvent d’une beauté irrésistible ; je suppose que ce sont deux des ladies dont il m’a parlé et qui seraient bien contentes de l’avoir ; mais cependant, il est certainement fort remarquable, rempli d’esprit, agréable compagnon. Non ce que vous appelez remarquable, vous ; mais un homme amusant, un homme dont on ne rougirait nulle part, et dont on ne se fatiguerait pas vite ; et pour dire vrai, je l’aimais un peu, mieux même que Harry Meltham, et évidemment il m’idolâtrait ; et cependant, quoiqu’il soit venu me surprendre seule et non préparée, j’ai eu la sagesse et la fierté et la force de le refuser, et si froidement et d’une manière si méprisante que j’ai de bonnes raisons d’être fière de cela.

— Êtes-vous également fière de lui avoir dit que, eût-il la richesse de sir Hugues Meltham, cela ne changerait rien, et de lui avoir promis de ne parler à personne de sa mésaventure, apparemment sans la moindre intention de tenir votre promesse ?

— Naturellement ! que pouvais-je faire autre chose ? Vous n’auriez pas voulu que je… Mais je vois, miss Grey, que vous n’êtes pas bien disposée. Voici Mathilde ; je vais voir ce qu’elle et maman diront de la chose. »

Elle me quitta, offensée de mon manque de sympathie, et pensant que je l’enviais. Je crois fermement qu’il n’en était rien. J’étais affligée pour elle, j’étais étonnée, dégoûtée de sa vanité et de son manque de cœur… Je me demandais pourquoi tant de beauté avait été donnée à qui en faisait un si mauvais usage, et refusée à quelques-unes qui en eussent fait un bienfait pour elles et pour les autres.

« Mais Dieu sait ce qu’il fait, me dis-je. Il y a, je pense, des hommes aussi vains, aussi égoïstes, aussi dénués de cœur qu’elle, et peut-être de telles femmes sont nécessaires pour la punition de ces hommes-là. »


CHAPITRE XV.

La promenade.


« Oh ! chère ! je voudrais qu’Hatfield n’eût pas été si pressé, dit Rosalie, le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, avec un bâillement formidable, après avoir quitté sa tapisserie et avoir regardé nonchalamment par la fenêtre. Rien qui m’engage à sortir maintenant, et rien à espérer. Tous les jours seront aussi longs et aussi tristes que celui-ci, quand il n’y aura pas de parties pour les égayer, et il n’y en a aucune cette semaine, ni la semaine prochaine, que je sache.

— Quel malheur que vous ayez été si méchante pour lui ! dit Mathilde, à qui cette lamentation s’adressait. Il ne reviendra jamais ! et je soupçonne, après tout, que vous l’aimiez un peu. J’espérais que vous l’auriez pris pour votre galant, et que vous m’auriez laissé le cher Harry.

— Bah ! il faut que mon galant soit un Adonis, Mathilde, et admiré de tous, pour que je me contente de lui tout seul. Je suis fâchée de perdre Hatfield, je l’avoue, et le premier homme convenable, ou les premiers, qui viendront prendre sa place, seront plus que bienvenus. C’est demain dimanche ; il me tarde de voir la figure qu’il va faire, et comment il pourra s’acquitter du service. Il est très-probable qu’il va prétexter un rhume et laisser tout faire à M. Weston.

— Lui ! oh ! non, s’écria Mathilde avec dédain ; tout sot qu’il soit, il n’est pas aussi tendre que cela. »

Sa sœur fut légèrement offensée, mais l’événement prouva que Mathilde avait raison. L’amoureux désappointé accomplit ses devoirs pastoraux comme d’habitude. Rosalie, il est vrai, affirma qu’il paraissait très-pâle et très-abattu ; il pouvait être un peu plus pâle, mais la différence, s’il y en avait, était à peine perceptible. Quant à son abattement, certainement je n’entendis pas son rire retentir de la sacristie, comme d’habitude, ni sa voix haute éclater en joyeux propos ; mais je l’entendis apostropher le sacristain d’une façon qui fit trembler l’assemblée. Seulement, dans son trajet de la chaire à la table de communion, il y avait chez lui plus de pompe solennelle, et moins de cette arrogance satisfaite d’elle-même avec laquelle il passait, de cet air qui semblait dire : « Vous tous me révérez et m’adorez, je le sais ; mais, s’il en est un qui ne le fait pas, je le brave en face. » Un autre changement remarquable aussi, fut qu’il ne jeta pas une seule fois les yeux sur le banc de la famille Murray, et ne quitta pas l’église avant qu’ils fussent partis.

M. Hatfield avait sans aucun doute reçu un coup très-violent ; mais son orgueil le poussait à faire tous ses efforts pour cacher les effets que ce coup avait produits. Il avait été trompé dans ses espérances certaines d’obtenir une femme non-seulement belle et remplie d’attraits pour lui, mais dont le rang et la fortune auraient pu rehausser des charmes bien inférieurs. Il était aussi sans doute vivement mortifié du refus qu’il avait éprouvé, et profondément offensé de toute la conduite de miss Murray. Ce n’eût pas été une mince consolation pour lui de savoir combien elle était désappointée de le trouver si peu ému, et de voir qu’il pouvait s’empêcher de lui jeter un seul regard pendant tout le service. Elle déclarait pourtant que c’était une preuve qu’il pensait à elle pendant tout le temps, sans quoi ses yeux se fussent dirigés au moins une fois de son côté, ne fût-ce que par hasard ; mais, si Hatfield l’eût regardée, elle aurait bien certainement affirmé qu’il n’avait pu résister à l’attraction qu’elle exerçait sur lui. Il eût été content aussi, sans doute, de savoir combien elle avait été triste et ennuyée pendant la semaine, combien de fois elle avait regretté de l’avoir « usé si vite, » comme un enfant qui, ayant dévoré trop avidement un gâteau, lèche ses doigts et se lamente de n’en plus avoir.

À la fin, je fus priée, un beau matin, de l’accompagner dans une promenade au village. Ostensiblement, elle allait assortir quelques laines de Berlin à une assez respectable boutique achalandée par les ladies des environs ; réellement, je crois qu’il n’y a aucun manque de charité à supposer qu’elle y allait avec l’idée de rencontrer le recteur lui-même, ou quelque autre admirateur, le long du chemin ; car, pendant la route, elle me disait : « Que ferait ou dirait Hatfield si nous le rencontrions ? » etc. ; et lorsque nous passâmes devant les portes du parc de M. Green, elle me dit : « Je voudrais bien savoir s’il est à la maison, ce grand et stupide nigaud ; » et, comme la voiture de lady Meltham passait près de nous, elle se demanda ce que pouvait faire Harry par une si belle journée ; puis elle commença à déblatérer sur le frère aîné de celui-ci, qui avait été assez fou pour se marier et pour aller habiter Londres.

« Pourtant, lui dis-je, je pensais que vous désiriez vivre à Londres vous-même ?

— Oui, parce que la vie est si triste ici ; mais il me l’a rendue plus triste encore en s’en allant, et, s’il ne s’était pas marié, j’aurais pu l’avoir à la place de cet odieux sir Thomas. »

Remarquant alors les empreintes des pieds d’un cheval sur la route, elle aurait voulu savoir, disait-elle, si c’était le cheval d’un gentleman ; et finalement elle conclut que c’était cela, car les empreintes étaient trop petites pour avoir été faites par un gros et lourd cheval de charretier. Elle se demandait ensuite quel pouvait être le cavalier, et si nous le rencontrerions à son retour, car elle était sûre qu’il n’avait passé que le matin même ; puis enfin, quand nous entrâmes dans le village et ne vîmes que quelques-uns de ses pauvres habitants allant deci delà, elle se demanda pourquoi ces stupides gens ne restaient pas dans leurs maisons ; que ce n’était pas pour leurs laides figures, leurs vêtements sales et grossiers, qu’elle était venue à Horton !

Au milieu de tout cela, je le confesse, je me demandais aussi, en secret, si nous ne rencontrerions ou n’apercevrions pas une autre personne ; et, comme nous passions près de sa demeure, j’allai même jusqu’à regarder s’il n’était pas à sa fenêtre. En entrant dans la boutique, miss Murray me pria de demeurer sur la porte pendant qu’elle ferait ses achats, et de lui dire si quelqu’un passait. Mais, hélas ! il n’y avait personne de visible que les villageois, à l’exception pourtant de Jane et Suzanne Green descendant l’unique rue, et revenant apparemment de la promenade.

« Stupides créatures ! murmura miss Murray en sortant, après avoir fait ses achats. Pourquoi n’ont-elles pas leur mannequin de frère avec elles ? Il vaudrait encore mieux que rien. »

Elle les salua pourtant avec un joyeux sourire, et des protestations de plaisir égales aux leurs sur cette heureuse rencontre. Elles se placèrent l’une à sa gauche, l’autre à sa droite, et toutes les trois s’en allèrent babillant et riant, comme font, lorsqu’elles se rencontrent, de jeunes ladies, si elles sont dans les termes d’une certaine intimité. Mais moi, sentant que j’étais de trop dans leur société, je les laissai à leurs rires, et restai derrière, ainsi que j’avais coutume de faire en semblable occasion. J’avais peu d’envie de marcher à côté de miss Green ou de miss Suzanne, comme une sourde-muette à qui l’on ne parle pas et qui ne peut parler.

Cette fois pourtant je ne fus pas longtemps seule. Je fus frappée d’abord, comme d’une chose fort étrange, que, juste au moment où je pensais à M. Weston, il s’offrît à moi et m’accostât. Mais dans la suite, après réflexion, je pensai qu’il n’y avait rien là d’extraordinaire, si ce n’est le fait qu’il m’eût adressé la parole : car, par une pareille matinée et si près de sa demeure, il était assez naturel qu’on le rencontrât. Quant à penser à lui, ainsi que je l’avais fait presque continuellement depuis notre départ le matin, il n’y avait rien là de remarquable.

« Vous êtes encore seule, miss Grey ? me dit-il.

— Oui.

— Quelle espèces de gens sont ces ladies, les miss Green ?

— Je n’en sais vraiment rien.

— Voilà qui est étrange, vivant si près d’elles et les voyant si souvent.

— Je suppose que ce sont de bonnes et joyeuses filles ; mais j’imagine que vous devez les connaître vous-même mieux que moi, car je n’ai jamais échangé une parole avec l’une ou l’autre d’elles.

— Vraiment ! il ne me semble pas qu’elles soient fort réservées, pourtant.

— Très-probablement elles ne le sont pas autant pour les gens de leur classe ; mais elles se considèrent comme d’une tout autre sphère que la mienne. »

Il ne répondit rien à cela, mais, après une courte pause, il dit :

« Je suppose que ce sont ces choses, miss Grey, qui vous font penser que vous ne pourriez vivre sans une maison ?

— Non, pas précisément. Le fait est que je suis trop sociable pour pouvoir vivre contente sans un ami ; et comme les seuls amis que j’aie, et les seuls que j’aurai probablement jamais, sont à la maison, si je perdais cet ami, ou plutôt ces amis, je ne dis pas que je ne pourrais pas vivre, mais que j’aimerais mieux ne point vivre dans un monde si désolé.

— Mais pourquoi dites-vous les seuls amis que vous aurez probablement jamais ? Êtes-vous si peu sociable que vous ne puissiez vous faire des amis ?

— Non ; mais je n’en ai point encore fait un, et dans ma position présente il n’y a aucune possibilité non-seulement d’en faire un, mais même de former une connaissance vulgaire. La faute peut en être en partie à moi, mais pas entièrement, pourtant, je l’espère.

— La faute en est partie dans la société, et partie, je le pense, dans ceux qui vous entourent : partie aussi en vous-même, car beaucoup de ladies, dans votre position, se feraient remarquer et estimer : Mais vos élèves doivent en quelque sorte être des compagnes pour vous ; elles ne peuvent pas être de beaucoup d’années plus jeunes que vous ?

— Oh ! oui, c’est une bonne compagnie quelquefois ; mais je ne peux pas les appeler des amies, et elles ne pensent pas à m’appeler de ce nom ; elles ont d’autres compagnes plus appropriées à leurs goûts.

— Peut-être êtes-vous trop sage pour elles ? Comment vous amusez-vous quand vous êtes seule ? lisez-vous beaucoup ?

— La lecture est mon occupation favorite, quand j’ai du loisir et des livres à lire. »

Des livres en général, il passa à différents livres en particulier, et continua par de rapides transitions d’un sujet à l’autre, jusqu’à ce que plusieurs matières, tant de goût que d’opinions, eussent été discutées à fond, dans l’espace d’une demi-heure, non sans beaucoup d’observations de sa part : car il cherchait évidemment moins à me communiquer ses pensées et ses prédilections qu’à découvrir les miennes. Il n’avait pas le tact ou l’art d’arriver à ce but en tirant adroitement mes idées ou mes sentiments de l’exposition réelle ou apparente des siens, ni d’amener la conversation, par des gradations insensibles, sur les points qu’il voulait éclaircir ; mais il procédait avec une douce brusquerie et une franchise naïve qui ne pouvaient nullement m’offenser.

Et pourquoi s’intéressait-il à mes capacités morales et intellectuelles ? « Que peut lui faire ce que je pense ou ressens ? » me demandais-je. Et mon cœur battait en réponse à cette question.

Mais Jane et Susanne Green eurent bientôt atteint leur maison. Pendant qu’elles parlementaient à la porte du parc, essayant de persuader à miss Murray d’entrer, je désirais que M. Weston partît, afin qu’elle ne le vît pas avec moi en se retournant ; mais, malheureusement, il était sorti pour aller rendre encore une visite au pauvre Marc Wood, et il avait à suivre le même chemin que nous. Quand pourtant il vit que Rosalie avait pris congé de ses amies et que j’étais près de la rejoindre, il me quitta et se mit à marcher d’un pas plus pressé ; mais lorsqu’il ôta civilement son chapeau en passant auprès d’elle, à ma grande surprise, au lieu de lui rendre son salut avec une révérence roide et peu gracieuse, elle l’accosta avec son plus aimable sourire, et, marchant à côté de lui, commença à lui parler avec toute la gaieté et l’affabilité imaginables, et ainsi nous continuâmes le chemin tous les trois ensemble.

Après une courte pause dans la conversation, M. Weston fit une remarque adressée particulièrement à moi, et se référant à quelque chose dont nous avions parlé auparavant ; mais, avant que je pusse répondre, miss Murray prit la parole et répondit pour moi. Il répliqua, et de ce moment jusqu’à la fin du voyage elle l’accapara entièrement pour elle seule. Cela pouvait être dû en partie à ma propre stupidité, à mon manque de tact et d’assurance ; mais je me sentais mortifiée ; je tremblais d’appréhension, et j’écoutais avec envie sa conversation aisée et rapide, et voyais avec anxiété le radieux sourire avec lequel elle le regardait de temps en temps ; car elle marchait un peu en avant, afin (pensais-je) d’être vue aussi bien qu’entendue. Si sa parole était légère et triviale, elle était amusante, et elle n’était jamais embarrassée pour trouver quelque chose à dire, ou pour trouver les mots propres à rendre sa pensée. Il n’y avait maintenant rien dans sa manière d’impertinent et de babillard, comme lorsqu’elle se promenait avec M. Hatfield ; c’était seulement une douce et aimable vivacité, que je croyais devoir plaire particulièrement à un homme de la disposition et du tempérament de M. Weston.

Quand il fut parti, elle se mit à rire et à se murmurer à elle-même : « Je pensais que je pourrais faire cela !

— Faire quoi ? demandais-je.

— Fixer cet homme.

— Que voulez-vous donc dire ?

— Je veux dire qu’il va rentrer chez lui et rêver de moi. Je l’ai blessé au cœur.

— Comment le savez-vous ?

— Par beaucoup de preuves infaillibles, et spécialement par le regard qu’il m’a adressé lorsqu’il est parti. Ce n’était pas un regard impudent, je ne l’accuse pas de cela, c’était un regard de respectueuse et tendre adoration. Ah ! ah ! ce n’est point le stupide lourdaud que j’avais pensé ! »

Je ne répondis rien, car mon cœur était dans mon gosier, ou quelque chose comme cela, et je ne pouvais parler. « Oh ! que Dieu éloigne de lui ce malheur ! m’écriai-je intérieurement, pour l’amour de lui, non pour moi. »

En traversant le parc, miss Murray fit plusieurs observations triviales, auxquelles, malgré ma répugnance à faire voir mes sentiments, je ne pus répondre que par des monosyllabes. Avait-elle l’intention de me torturer, ou simplement de s’amuser, c’est ce que je ne pourrais dire, et cela m’importait peu ; mais je pensai au pauvre homme qui n’avait qu’un agneau, et au riche qui avait des milliers de troupeaux ; et je redoutai je ne sais quoi pour M. Weston, indépendamment de mes espérances ruinées.

Je fus très-contente de rentrer à la maison, et de me retrouver encore une fois seule dans ma chambre. Mon premier mouvement fut de me laisser tomber sur une chaise à côté de mon lit, de reposer ma tête sur l’oreiller et de chercher du soulagement dans d’abondantes larmes ; mais, hélas ! il me fallut encore réprimer ma douleur et refouler mes sentiments : la cloche, l’odieuse cloche sonnait le dîner, et il me fallut descendre avec un visage calme, et sourire, et rire, et dire des frivolités, oui, et manger aussi, si je le pouvais, comme si tout était bien, et comme si je revenais d’une agréable promenade.




CHAPITRE XVI.

La substitution.


Le dimanche suivant fut un des plus sombres jours d’avril, un jour de nuages épais et de grosses averses. Aucun des Murray n’était disposé à retourner à l’église l’après-midi, excepté Rosalie ; elle désirait y aller comme de coutume ; aussi elle commanda la voiture et j’allai avec elle. Je n’en étais nullement fâchée, d’ailleurs : car à l’église je pouvais, sans crainte de raillerie ou de mépris, regarder un être et un visage plus agréables pour moi que les plus belles créations de Dieu ; je pouvais écouter sans interruption une voix plus douce à mon oreille que la plus suave musique. Il me semblait que j’étais en communion avec cette âme à laquelle je m’intéressais tant, que j’étais imbue de ses plus pures pensées, de ses plus saintes aspirations, sans aucun alliage à une telle félicité que les secrets reproches de ma conscience, qui me murmuraient trop que je me trompais, et que j’offensais Dieu en le priant avec un cœur plus occupé de la créature que du créateur.

Quelquefois ces pensées me causaient assez de trouble ; mais quelquefois aussi je les apaisais en me disant que ce n’était pas l’homme, mais sa bonté que j’aimais. « Toutes les fois que des choses sont pures, belles, honnêtes et bonnes, pensez à ces choses. » Nous faisons bien d’adorer Dieu dans ses œuvres ; et je me disais que je n’en connaissais aucune qui eût autant des attributs de Dieu, de son esprit, que ce fidèle serviteur de Dieu ; que le connaître et ne pas l’apprécier serait insensibilité obtuse chez moi, qui avais si peu d’autres choses pour occuper mon cœur.

Presque immédiatement après la fin du service, miss Murray quitta l’église. Il nous fallut attendre sous le porche, car il pleuvait et la voiture n’était pas arrivée. Je me demandais pourquoi elle s’était tant hâtée de sortir, car ni le jeune Meltham ni le squire Green n’étaient là ; mais je vis bientôt que c’était pour se procurer une entrevue avec M. Weston quand il sortirait, ce qui eut lieu à l’instant. Nous ayant saluées toutes les deux, il allait passer ; mais elle le retint, d’abord avec des observations sur le mauvais temps, puis en lui demandant s’il voudrait être assez bon pour venir quelque matin visiter la petite-fille de la vieille femme qui tenait la loge du portier, car cette fille était malade et désirait le voir. Il promit d’y aller.

« Et à quelle heure viendrez-vous le plus probablement, monsieur Weston ? La vieille femme aimerait à savoir pour quel moment elle doit vous attendre. Vous savez que de telles gens tiennent, plus que nous ne le supposons, à avoir leur chaumière propre quand des personnes convenables viennent leur rendre visite. »

Il y avait là un merveilleux exemple de réflexion chez l’irréfléchie miss Murray. M. Weston dit une heure de la matinée à laquelle il s’efforcerait d’être là. Pendant ce temps la voiture était arrivée, et le laquais attendait, un parapluie ouvert à la main, pour escorter miss Murray à travers le cimetière. Je me disposais à les suivre ; mais M. Weston avait aussi un parapluie, et offrit de m’en faire profiter, car il pleuvait très-fort.

« Non, je vous remercie, je ne crains pas la pluie, » dis-je.

Je n’avais jamais le sens commun, quand j’étais prise à l’improviste.

« Mais je ne suppose pas que vous l’aimiez non plus ? un parapluie, dans aucun cas, ne peut vous nuire, » répondit-il avec un sourire qui montrait qu’il n’était point offensé, comme un homme d’un caractère moins égal et de moins de pénétration eût pu l’être en se voyant l’objet d’un semblable refus.

Je ne pouvais nier la vérité de son assertion, et ainsi j’allai avec lui jusqu’à la voiture. Il m’offrit même la main pour m’aider à y monter, marque de politesse que j’acceptai aussi, de peur de l’offenser. Il ne me donna qu’un regard, un petit sourire en partant ; mais, dans ce regard et dans ce sourire, je lus ou je crus lire une signification qui alluma dans mon cœur une flamme d’espérance plus brillante que toutes celles qui s’y étaient jamais élevées.

« Je vous aurais renvoyé le laquais, miss Grey, si vous aviez attendu un moment ; vous n’aviez pas besoin de prendre le parapluie de M. Weston, fit observer Rosalie, avec un nuage très-sombre sur sa jolie figure.

— Je serais venue sans parapluie ; mais M. Weston m’a offert le sien, et je ne pouvais le refuser plus que je ne l’ai fait sans l’offenser, répondis-je avec un sourire calme ; car mon bonheur intérieur me faisait trouver amusant ce qui m’eût offensé dans un autre moment.

La voiture était en mouvement. Miss Murray se pencha en avant, et regarda par la portière lorsque nous passâmes auprès de M. Weston. Il se dirigeait tranquillement vers sa demeure et ne détourna pas la tête.

« Stupide âne ! s’écria-t-elle en se rejetant sur le siège. Vous ne savez pas ce que vous avez perdu en ne regardant pas de ce côté.

— Qu’a-t-il perdu ?

— Un salut de moi qui l’eût transporté au septième ciel. »

Je ne répondis sien. Je vis qu’elle était en colère, et je tirai un secret plaisir, non du fait qu’elle était vexée, mais de ce qu’elle croyait avoir lieu de l’être. Cela me faisait penser que mes espérances n’étaient point entièrement nées de mes vœux et de mon imagination.

« J’ai intention de prendre M. Weston au lieu de M. Hatfield, dit ma compagne après un moment de silence, et en reprenant quelque chose de sa gaieté ordinaire. Le bal d’Ashby-Park a lieu mardi, vous savez ; et maman croit qu’il est très-probable que sir Thomas me fera sa demande. Ces choses-là se font souvent dans la salle de bal, où les hommes sont plus facilement captivés et les ladies plus enchanteresses. Mais si je dois être mariée si promptement, il me faut tirer le meilleur parti du temps qui me reste ; et j’ai décidé qu’Hatfield ne serait pas le seul homme qui mettrait son cœur à mes pieds et m’implorerait en vain d’accepter son indigne offrande.

— Si vous voulez faire de M. Weston une de vos victimes, dis-je avec une indifférence affectée, il vous faudra lui faire vous-même de telles ouvertures, qu’il ne vous sera pas facile de reculer quand il vous demandera de réaliser les espérances que vous aurez fait naître.

— Je ne suppose pas qu’il me demande jamais de l’épouser ; ce serait trop de présomption ! mais je veux lui faire sentir mon pouvoir. Et il l’a déjà senti, vraiment ; mais il faut qu’il le reconnaisse aussi ; et, quelque ridicules que soient ses espérances, il faudra qu’il les garde pour lui, et que je m’en amuse pendant quelque temps.

— Oh ! si quelque bienveillant esprit pouvait murmurer ces paroles à son oreille ! » m’écriai-je intérieurement.

J’étais trop indignée pour répondre à ses paroles, et il ne fut plus question de M. Weston ce jour-là. Mais le lendemain matin, aussitôt après le déjeuner, miss Murray vint dans la salle d’étude, où sa sœur était occupée à ses études, ou plutôt à ses leçons, car ce n’étaient point des études, et dit :

« Mathilde, je désire que vous veniez vous promener avec moi, vers onze heures.

— Oh ! je ne peux, Rosalie ; il faut que je donne des ordres touchant ma nouvelle bride et le drap de ma selle, et que je parle au preneur de rats à propos de ses chiens : miss Grey ira avec vous.

— Non, c’est vous que je veux, » dit Rosalie.

Et appelant sa sœur auprès de la fenêtre, elle lui chuchota quelques mots à l’oreille, après quoi Mathilde consentit à la suivre.

Je me souvins que onze heures étaient le moment où M. Weston se proposait de venir à la loge de la portière, et je vis toute l’intrigue. Aussi, au dîner, il me fallut entendre un long récit, comme quoi M. Weston les avait rejointes pendant qu’elles marchaient le long de la route ; comment elles avaient fait une longue promenade avec lui et l’avaient réellement trouvé un agréable compagnon ; comment il avait dû être et était évidemment enchanté d’elles et de leur extraordinaire condescendance, etc., etc.




CHAPITRE XVII.

Confessions.


Comme je suis dans la voie des confessions, je puis bien avouer que dans ce temps-là je donnai plus de soin à ma toilette que je n’avais fait auparavant. Il est vrai que j’avais été jusque-là assez insouciante sur ce point. Ce n’était donc pas de ma part chose rare de passer jusqu’à deux minutes dans la contemplation de mon image au miroir, quoique je ne retirasse aucune consolation d’une semblable étude. Je ne pouvais découvrir aucune beauté dans ces traits marqués, dans ces joues pâles et creuses, et dans mes cheveux bruns ; il pouvait y avoir de l’intelligence dans le front, et de l’expression dans l’œil gris foncé ; mais que signifiait cela ? Un front grec bas et de grands yeux noirs privés de sentiment eussent été estimés de beaucoup préférables. C’est folie que de désirer la beauté ; les personnes sensées ne la désirent pas pour elles-mêmes, et en font peu de cas chez les autres. Pourvu que l’intelligence soit bien cultivée et le cœur bon, on ne s’occupe pas de l’extérieur. Ainsi nous disaient les précepteurs de notre enfance, et ainsi disons-nous à notre tour aux enfants de notre temps. Paroles fort judicieuses et fort convenables assurément ; mais sont-elles justifiées par l’expérience ?

Nous sommes naturellement disposés à aimer ce qui nous donne du plaisir, et quoi de plus agréable qu’un beau visage, au moins quand nous ne savons pas les défauts de celui qui le possède ? Une petite fille aime son oiseau : pourquoi ? Parce qu’il vit et sent ; parce qu’il est faible et impuissant. Un crapaud, également, vit et sent ; il est faible et impuissant aussi ; mais, quoiqu’elle ne voulût point faire de mal à un crapaud, elle ne pourrait l’aimer comme l’oiseau, avec ses gracieuses formes, son doux plumage, ses yeux brillants et intelligents. Si une femme est belle et aimable, elle est louée pour ces deux qualités, mais particulièrement pour la première, par tout le monde ; si elle est désagréable de visage et de caractère, sa laideur, par les observateurs ordinaires, est regardée comme son plus grand défaut, parce que c’est elle qui frappe le plus ; si elle est laide et bonne, et qu’elle mène une vie retirée et ait des manières réservées, nul ne s’apercevra de sa bonté, excepté ceux qui l’entourent immédiatement ; d’autres, au contraire, seront disposés à se former une idée défavorable de son esprit et de ses dispositions, ne fût-ce que pour s’excuser de l’aversion instinctive que leur inspire une personne si disgraciée de la nature ; et vice versa de celle dont les formes angéliques cachent un cœur vicieux, ou répandent un charme faux et trompeur sur des défauts et des faiblesses qui ne seraient point tolérés chez d’autres. Que ceux qui ont la beauté s’en montrent reconnaissants et en fassent bon usage, comme de tout autre talent ; que ceux qui ne l’ont pas s’en consolent et fassent de leur mieux pour s’en passer. Certainement, quoique sujette à être trop estimée, la beauté est un don de Dieu, et ne doit pas être méprisée. Beaucoup comprendront ceci, qui sentent qu’elles pourraient aimer, qu’elles sont dignes d’être aimées, et qui se voient privées, à défaut de beauté, de ce bonheur qu’elles semblent faites pour donner et recevoir. Aussi bien pourrait l’humble femelle du ver luisant déplorer d’être privée du pouvoir qu’elle a de répandre la lumière sans laquelle la mouche errante pourrait passer et repasser mille fois auprès d’elle sans s’arrêter ; elle entendrait son amant ailé bourdonner sur elle et autour d’elle ; lui la cherchant en vain, elle désirant être trouvée, mais n’ayant aucun pouvoir de lui faire connaîtra sa présence, aucune voix pour l’appeler, aucune aile pour suivre son vol ; la mouche devrait chercher un autre hymen, et le ver vivre et mourir seul.

Telles étaient quelques-unes de mes réflexions alors. Je pourrais m’étendre davantage là-dessus, je pourrais creuser plus profondément en moi et divulguer d’autres pensées, proposer des questions auxquelles le lecteur serait bien embarrassé de répondre, déduire des arguments qui pourraient choquer ses préjugés ou peut-être provoquer sa raillerie, parce qu’il ne pourrait les comprendre ; mais je m’arrête.

Revenons maintenant à miss Murray. Elle accompagna sa mère au bal du mardi, splendidement parée, et enchantée d’elle-même, tout naturellement. Comme Ashby-Park était à près de dix milles de distance d’Horton-Lodge, elles devaient partir d’assez bonne heure, et j’avais formé le projet de passer la soirée avec Nancy Brown, que je n’avais pas vue depuis quelque temps ; mais ma bonne élève fit en sorte que je ne pusse la passer ailleurs que dans la salle d’étude, en me donnant à copier un morceau de musique qui me tint occupée jusqu’à l’heure du coucher. Vers onze heures, le lendemain, aussitôt qu’elle eut quitté sa chambre, elle vint me dire les nouvelles. Sir Thomas s’était en effet déclaré pendant le bal ; événement qui donnait raison à la sagacité de sa mère, sinon à son talent de mener les choses. J’incline à penser qu’elle avait d’abord préparé ses plans, et ensuite prédit leur succès. L’offre avait été acceptée, et le fiancé devait venir le jour même tout régler avec M. Murray.

Rosalie se réjouissait à la pensée de devenir maîtresse d’Ashby-Park ; elle pensait à la cérémonie nuptiale, à la splendeur et à l’éclat qui l’entoureraient, à la lune de miel passée à l’étranger, et aux plaisirs dent elle jouirait ensuite à Londres et ailleurs. Elle paraissait même pour le moment assez contente de sir Thomas lui-même, parce qu’elle l’avait vu si récemment, avait dansé avec lui, avait été flattée par lui. Mais pourtant elle semblait reculer devant l’idée de lui être sitôt unie ; elle eût voulu que la cérémonie fût différée au moins de quelques mois, et moi je l’aurais voulu aussi. Cela me semblait chose horrible que de précipiter ce funeste mariage, et de ne pas donner à cette pauvre créature le temps de penser et de réfléchir sur le parti irrévocable qu’elle allait prendre. Je n’avais aucune prétention à la « sollicitude vigilante et anxieuse de mère, » mais j’étais effrayée de l’insensibilité de mistress Murray, de son insouciance à propos du bien réel de son enfant, et par mes avertissements et mes exhortations, je m’efforçai vainement de remédier au mal. Miss Murray ne faisait que rire de mes paroles ; et je ne tardai pas à découvrir que sa répugnance pour une union immédiate venait du désir qu’elle avait de faire autant de malheureux qu’elle pourrait parmi les jeunes gentlemen de sa connaissance, avant que son mariage l’eût rendue incapable de nouveaux méfaits de ce genre. C’est pour cela qu’avant de me confier le secret de son engagement, elle m’avait fait promettre de n’en parler à personne. Et quand je connus cela, quand je la vis se plonger plus avant que jamais dans les abîmes d’une coquetterie sans cœur, je n’eus plus aucune pitié pour elle. « Arrive ce qu’il voudra, pensai-je, elle le mérite. Sir Thomas ne peut être trop mauvais pour elle, et le plus tôt qu’elle sera mise hors d’état d’en tromper d’autres et de les rendre malheureux, sera le mieux. »

La noce fut fixée au premier juin. Entre cette date et le bal critique, il n’y avait guère plus de six semaines. Mais avec l’habileté raffinée et les efforts résolus de Rosalie, beaucoup de choses pouvaient s’accomplir dans ce temps ; d’autant plus que sir Thomas en passait la plus grande partie à Londres, où il était allé, disait-on, régler ses affaires avec son homme de loi et faire les autres préparatifs pour le mariage prochain. Il essayait bien de suppléer à son absence par un feu constant de billets doux ; mais ceux-ci n’attiraient point l’attention des voisins et ne leur ouvraient point les yeux comme des visites personnelles l’eussent fait ; et l’esprit de réserve hautain et aigre de la vieille lady Ashby l’empêcha de répandre la nouvelle, pendant que sa mauvaise santé l’empêchait de venir rendre visite à sa future belle-fille : de sorte que cette affaire fut tenue beaucoup plus secrète que ne le sont ordinairement ces sortes de choses.

Rosalie me montrait quelquefois les épîtres de son amoureux, pour prouver quel bon et dévoué mari il ferait. Elle me montrait aussi les lettres d’un autre, de l’infortuné M. Green, qui n’avait pas le courage de plaider sa cause en personne, mais qu’un refus ne pouvait décourager, car il écrivait lettre sur lettre ; ce qu’il se fût bien gardé de faire, s’il avait pu voir les grimaces que sa belle idole faisait sur ses émouvants appels à ses sentiments, et entendre son rire moqueur et les épithètes injurieuses dont elle l’accablait pour sa persévérance.

« Pourquoi ne lui dites-vous pas tout de suite que vous avez donné votre parole ? lui demandai-je.

— Oh ! je n’ai pas besoin qu’il sache cela, répondit-elle. S’il le savait, sa sœur et tout le monde le sauraient, et ce serait fini de ma… hem ! Et de plus, si je lui disais cela, il croirait que mon engagement est le seul obstacle, et que je l’accepterais si j’étais libre ; ce que je ne veux pas qu’aucun homme puisse penser, et lui moins que tout autre. D’ailleurs, je me soucie fort peu de ses lettres, ajouta-t-elle avec mépris ; il peut écrire aussi souvent qu’il lui plaira, et ressembler autant qu’il voudra à un grand fou ; quand je le rencontre, cela ne fait que m’amuser. »

Pendant ce temps aussi, le jeune Meltham se montrait assez souvent à la maison ou dans les environs ; et, à en juger par les jurements et les reproches de Mathilde, sa sœur faisait plus d’attention à lui que la politesse n’en exigeait ; en d’autres termes, elle se livrait à une coquetterie aussi animée que pouvait le permettre la présence de ses parents. Elle fit quelques tentatives pour ramener Hatfield à ses pieds ; mais n’y réussissant pas, elle paya son orgueilleuse indifférence par un mépris plus orgueilleux encore, et parla de lui avec autant de dédain et de haine qu’elle avait parlé de son vicaire. Parmi tout cela, elle ne perdit pas un moment de vue M. Weston. Elle saisissait toute occasion de le rencontrer, mettait tout en œuvre pour le fasciner, et le poursuivait avec autant de persévérance que si elle l’eût réellement aimé et si le bonheur de sa vie eût dépendu d’une marque d’affection de sa part. Une telle conduite était complètement au-dessus de mon intelligence. Si je l’avais vue tracée dans un roman, elle m’eût paru contre nature ; si je l’avais entendu décrire par d’autres, je l’eusse prise pour une erreur ou une exagération ; mais, quand je la vis de mes yeux, et que j’en souffris aussi, je ne pus conclure autre chose que ceci : que l’excessive vanité, comme l’ivrognerie, endurcit le cœur, enchaîne les facultés et pervertit les sentiments, et que les chiens ne sont pas les seules créatures qui, gorgés jusqu’au gosier, peuvent s’attacher à ce qu’ils ne peuvent dévorer, et en disputer le plus petit morceau à un frère affamé.

Elle devint alors extrêmement charitable envers les pauvres paysans. Le cercle de ses connaissances parmi eux s’étendit beaucoup ; ses visites à leurs humbles demeures furent plus fréquentes qu’elles n’avaient jamais été. Elle ambitionnait parmi eux la réputation d’une très-bonne et très-charitable lady, et son éloge ne pouvait manquer d’être répété à M. Weston, qu’elle avait ainsi la chance de rencontrer chaque jour, soit dans l’une ou l’autre de ces chaumières, soit en chemin. Souvent aussi elle pouvait apprendre, en les faisant causer, en quel endroit il devait probablement se trouver à tel ou tel moment, soit pour baptiser un enfant, soit pour visiter les vieillards, les malades, les affligés ou les mourants, et elle dressait ensuite habilement ses plans. Dans ses excursions elle se faisait quelquefois accompagner par sa sœur, que d’une façon ou de l’autre elle parvenait à persuader ou à gagner ; quelquefois elle allait seule, jamais avec moi : de sorte que j’étais frustrée du plaisir de voir M. Weston, d’entendre sa voix même dans la conversation avec une autre, ce qui m’eût encore rendue très-heureuse, quelque jalousie que j’eusse pu en ressentir. Je ne pouvais même plus l’apercevoir à l’église : car miss Murray, sous quelque trivial prétexte, avait coutume de s’emparer de ce coin, dans le banc de la famille, qui avait toujours été à moi depuis mon entrée dans la maison ; et, à moins d’être assez présomptueuse pour me placer entre M. et mistress Murray, il fallait m’asseoir le dos tourné à la chaire, ce que je faisais.

Je ne retournais plus jamais à pied avec mes élèves ; elles disaient que leur mère pensait qu’il n’était pas bien de voir trois personnes de la famille marcher, pendant que deux seulement allaient en voiture ; et, comme elles préféraient aller à pied par le beau temps, j’avais l’honneur d’aller en voiture avec les parents. « D’ailleurs, disaient-elles, vous ne pouvez marcher aussi vite que nous ; vous savez que vous restez toujours en arrière. » Je savais que c’étaient de fausses excuses, mais je n’y faisais aucune objection, et ne les contredisais jamais, sachant les motifs qui les leur dictaient. Et pendant ces six semaines mémorables, je ne retournai pas une seule fois à l’église l’après-midi. Si j’avais un rhume ou une légère indisposition, elles en prenaient avantage pour me faire rester à la maison ; souvent elles me disaient qu’elles ne voulaient pas y retourner elles-mêmes, puis elles se ravisaient et partaient sans me le dire. Un jour, à leur retour, elles me firent un récit animé d’une conversation qu’elles avaient eue avec M. Weston en revenant. « Et il nous a demandé si vous étiez malade, miss Grey, dit Mathilde ; mais nous lui avons répondu que vous étiez très-bien portante, seulement que vous n’éprouviez pas le besoin d’aller à l’église, de sorte qu’il va croire que vous êtes devenue méchante. »

Toutes les chances de le rencontrer pendant la semaine étaient aussi écartées avec soin : car, de peur que je n’allasse voir la pauvre Nancy Brown ou toute autre personne, miss Murray s’arrangeait de façon à me donner un emploi suffisant pour mes heures de loisir. Il y avait toujours quelque dessin à finir, quelque musique à copier, ou quelque travail à faire ; de sorte que je ne pouvais me permettre autre chose qu’une courte promenade dans le jardin, soit que miss Murray ou sa sœur fussent ou non occupées.

Un matin, ayant cherché et rencontré M. Weston, elles revinrent en grande liesse me faire le récit de leur entrevue. « Et il a encore demandé de vos nouvelles. » dit Mathilde, malgré la silencieuse et impérative intimation de sa sœur de retenir sa langue. Il s’est étonné que vous ne fussiez jamais avec nous, et a pensé que vous deviez avoir une santé délicate, pour sortir si rarement.

— Il n’a pas dit cela, Mathilde ; quelle absurdité dites-vous là ?

— Oh ! Rosalie, quel mensonge ! Il l’a dit, vous le savez bien. Allons, Rosalie ! Que le diable… je ne veux pas être pincée comme cela ! Et, miss Grey, Rosalie lui a dit que vous vous portiez très-bien, mais que vous étiez toujours si enterrée dans vos livres que vous n’aviez de plaisir à aucune autre chose.

— Quelle idée il doit avoir de moi ! pensai-je ; et je demandai si la vieille Nancy s’informait toujours de moi.

— Oui ; et nous lui disons que vous aimez tant la lecture et le dessin, que vous ne pouvez faire rien autre chose.

— Ce n’est pas tout à fait cela, pourtant ; si vous lui aviez dit que j’étais trop occupée pour aller la voir, vous auriez été plus près de la vérité.

— Je ne le pense pas, répliqua miss Murray, se fâchant tout à coup ; je suis sûre que vous avez du temps à vous maintenant : vous avez si peu de chose à enseigner ! »

Il était inutile d’entamer une dispute avec des créatures si peu raisonnables ; aussi je me tus. J’étais maintenant accoutumée à garder le silence quand des choses désagréables à mon oreille étaient prononcées ; j’avais coutume aussi de garder un air calme et souriant quand j’avais le cœur plein d’amertume. Ceux-là seulement, qui ont passé par la même épreuve peuvent se faire une idée de mes sentiments pendant que je paraissais écouter avec une indifférence souriante le récit qu’elles prenaient plaisir à me faire de ces rencontres et de ces entrevues avec M. Weston ; que je leur entendais dire de lui des choses que, d’après le caractère de l’homme, je savais être des faussetés ou des exagérations, des choses indignes de lui et flatteuses pour elles, surtout pour miss Murray. Je brûlais de les contredire, ou au moins d’exprimer mes doutes, mais je ne l’osais pas, de peur de montrer l’intérêt qui me faisait agir. J’entendais aussi d’autres choses que je sentais ou craignais être trop vraies ; mais il me fallait cacher les anxiétés que j’éprouvais à cause de lui, mon indignation contre elles, sous un air insouciant ; souvent aussi, entendant de simples allusions à ce qui avait été dit et fait, j’aurais bien voulu en apprendre davantage, mais je n’osais interroger. Ainsi passait le temps. Je ne pouvais même me consoler en disant : « Elle sera bientôt mariée ; alors j’aurai peut-être de l’espoir. »

Aussitôt après le mariage, en effet, viendraient les vacances ; et quand je reviendrais de la maison, très-probablement M Weston serait parti, car on disait que lui et le recteur ne pouvaient s’entendre (par la faute du recteur, naturellement), et qu’il était sur le point d’aller ailleurs exercer son ministère.

Ma seule consolation, outre mon espérance en Dieu, était de penser que, quoiqu’il n’en sût rien, j’étais plus digne de son amour que Rosalie Murray, si charmante et si engageante qu’elle fût ; car j’étais prête à donner ma vie pour contribuer à son bonheur, tandis qu’elle eût sans pitié détruit ce même bonheur pour donner satisfaction à sa vanité, « Oh ! s’il pouvait connaître la différence de nos cœurs ! m’écriais-je quelquefois. Mais non, je n’oserais lui laisser voir le mien. Pourtant, s’il pouvait connaître seulement combien elle est frivole, indigne et égoïste, il serait sans danger contre ses séductions, et je serais presque heureuse, dussé-je même ne pas le revoir. »

Je crains bien que le lecteur ne soit ennuyé de la folie et de la faiblesse que je viens d’étaler si librement sous ses yeux. Je ne les laissai jamais voir alors, et ne les aurais jamais racontées même à ma mère ou à ma sœur. J’étais une dissimulée profonde et résolue, en cela du moins. Mes prières, mes pleurs, mes espérances, mes craintes, mes lamentations, n’étaient vus que de moi et de Dieu.

Quand nous sommes tourmentés par le chagrin ou les inquiétudes, ou longtemps oppressés par un sentiment puissant que nous devons concentrer en nous, pour lequel nous ne pouvons obtenir ni chercher aucune sympathie de nos semblables, et que pourtant nous ne voulons ou ne pouvons entièrement étouffer, nous sommes souvent portés à en chercher le soulagement dans la poésie, et souvent aussi nous l’y trouvons, soit dans les effusions des autres qui semblent s’harmonier avec notre état, soit dans nos propres efforts pour exprimer des pensées et des sentiments en vers moins mélodieux peut-être, mais plus appropriés aux circonstances et par conséquent plus pathétiques, et plus propres à alléger le cœur du fardeau qui l’écrase. Avant ce temps, à Wellwood-House et ici, lorsque je souffrais du mal du pays, j’avais cherché deux ou trois fois du soulagement dans cette secrète source de consolation. J’y recourus de nouveau avec plus d’avidité que jamais, parce qu’elle me semblait plus nécessaire. Je conserve encore ces reliques de la douleur et de l’expérience passées, comme des colonnes érigées par le voyageur dans la vallée de la vie pour marquer quelque circonstance particulière. Les pas sont effacés maintenant ; la face du pays peut être changée, mais la colonne est toujours là, debout, pour me rappeler dans quel état étaient les choses lorsque je l’ai élevée. Si le lecteur est curieux de lire quelques-uns de ces épanchements, je puis lui en donner un spécimen. Tout faibles et languissants que ces vers puissent paraître, c’est pourtant dans un paroxysme de douleur qu’ils furent écrits.


Hélas ! ils m’ont ravi l’espérance si chère
Que mon esprit tendrement caressait ;
Ils m’ont pris, sans pitié de ma douleur amère,
Ta douce voix que mon cœur chérissait.

Je ne reverrai plus ton calme et doux visage,
Qui d’un éclat chaste à mes yeux brillait ;
Ils m’ont pris ton sourire, autre divin langage,
Qui par son charme aux cieux me transportait.

Eh bien ! qu’ils prennent donc tout ce qu’ils pourront prendre ;
Un vrai trésor toujours restera mien :
Mon cœur, un cœur qui t’aime et qui peut te comprendre ;
Un cœur qui sait tout ce que vaut le tien.


Oui ! au moins ils ne pouvaient pas m’ôter cela. Je pouvais penser à lui nuit et jour ; je pouvais sentir à toute heure qu’il était digne d’occuper mes pensées. Personne ne le connaissait comme moi ; personne ne pouvait l’aimer comme… je l’aurais aimé ; mais là était le mal. À quoi me servirait-il de tant penser à quelqu’un qui ne pensait pas à moi ? N’était-ce pas insensé ? n’était-ce pas mal ? Pourtant, si je trouvais un plaisir si vif à penser à lui, et si je gardais pour moi mes pensées et n’en troublais personne, quel mal pouvait-il y avoir à cela ? me demandais-je. Et de tels raisonnements m’empêchaient de faire un effort suffisant pour secouer mes fers.

Mais si ces pensées m’apportaient de la joie, c’était une joie pénible et troublée, trop voisine de la douleur, une joie qui me faisait plus de mal que je ne croyais, et qu’une personne plus sage et plus expérimentée se fût assurément refusée. Et pourtant, comment aurais-je pu détourner mes yeux de la contemplation de ce brillant objet pour les arrêter sur la perspective triste, sombre et désolée qui m’environnait, sur le sentier solitaire et sans espérances qui s’étendait devant moi ? Il était mal d’être si triste, si désespérée ; j’aurais dû faire de Dieu mon ami, de sa volonté le plaisir de ma vie ; mais la foi était trop faible en moi et la passion trop puissante.

Dans ce temps de trouble, j’eus deux autres causes d’affliction. La première peut paraître une bagatelle, mais elle me coûta plus d’une larme. Snap, mon petit chien, muet et laid, mais à l’œil vif et au cœur affectueux, le seul être que j’eusse pour m’aimer, me fut enlevé et livré au preneur de rats du village, un homme connu pour sa brutalité envers ses esclaves de race canine. L’autre était assez sérieuse ; les lettres que je recevais de la maison m’annonçaient que la santé de mon père déclinait. On ne m’exprimait aucune crainte ; mais j’étais devenue timide et découragée, et je ne pouvais m’empêcher de craindre quelque malheur de ce côté. Il me semblait voir les nuages noirs s’amonceler autour de mes montagnes natives, et entendre le grondement irrité d’un orage qui allait éclater et désoler notre foyer.


CHAPITRE XVIII.

Allégresse et deuil.


Le premier juin arriva enfin, et Rosalie Murray fut transformée en lady Ashby. Elle était d’une beauté splendide dans son costume de mariée. À son retour de l’église, après la cérémonie, elle courut à la salle d’études, le visage animé et riant moitié de joie moitié de désespoir, ainsi qu’il me parut.

« Maintenant, miss Grey, je suis lady Ashby ! s’écria-t-elle. C’est fait ! ma destinée est scellée ; il n’y a plus à reculer, maintenant. Je suis venue pour recevoir vos congratulations et vous dire au revoir ; puis je pars à l’instant pour Paris, Rome, Naples, la Suisse et Londres. Oh ! chère, que de choses je vais voir et entendre avant de revenir ! Mais ne m’oubliez pas, je ne vous oublierai pas moi, quoique j’aie été une mauvaise fille. Allons, pourquoi ne me félicitez-vous pas ?

— Je ne puis vous féliciter, répondis-je, avant de savoir si ce changement est réellement pour le mieux ; mais je l’espère sincèrement, et vous souhaite une véritable félicité et beaucoup de bonheur.

— Eh bien ! au revoir ; la voiture m’attend, et ils m’appellent. »

Elle me donna un baiser à la hâte, et s’enfuit ; mais, revenant tout à coup, elle m’embrassa avec plus d’affection que je ne l’en aurais crue capable, et partit avec des larmes dans les yeux. Pauvre fille ! je l’aimais réellement alors, et lui pardonnais du fond de mon cœur tout le mal qu’elle m’avait fait, et aux autres aussi : elle n’en avait pas connu la moitié, j’en suis sûre, et je priai Dieu de lui pardonner aussi.

Pendant le reste de ce jour de triste fête, je fus laissée à mon libre arbitre. Étant trop bouleversée pour me livrer à aucune occupation suivie, j’errai aux alentours pendant plusieurs heures avec un livre à la main, pensant plutôt que lisant, car j’avais l’imagination remplie de beaucoup de choses. Le soir, je profitai de ma liberté pour aller voir ma vieille amie Nancy, m’excuser de ma longue absence en lui disant combien j’avais été occupée, pour causer, lire ou travailler avec elle, selon qu’elle le préférerait, et aussi, naturellement, pour lui conter les nouvelles de ce jour important, et obtenir peut-être d’elle, en retour, quelques informations sur le prochain départ de M. Weston. Mais elle me parut n’en rien savoir, et j’espérai, comme elle, que tout cela n’était qu’une fausse rumeur. Elle fut très-contente de me voir ; mais, par bonheur, ses affaires allaient si bien qu’elle pouvait presque se passer tout à fait de mes services. Elle s’intéressait profondément au mariage ; mais, pendant que je l’amusais avec les détails et les splendeurs de la fête, elle secoua plus d’une fois la tête en disant : « Puisse le bien en advenir ! » Elle semblait, comme moi, regarder cette union plutôt comme un sujet de tristesse que comme un sujet de réjouissance. Je restai longtemps à causer avec elle de cela et d’autre chose, mais personne ne vint.

Confesserai-je que je tournai plusieurs fois mes regards vers la porte, avec le désir plein d’espoir de la voir s’ouvrir et donner passage à M. Weston, ainsi que cela était arrivé auparavant ? qu’en revenant à travers les prairies et les champs, je m’arrêtai souvent pour regarder autour de moi et marchai plus lentement qu’il n’aurait fallu : car, quoique la soirée fût belle, elle n’était pas chaude ; qu’enfin, j’éprouvai un sentiment de vide et de désappointement en arrivant à la maison sans avoir rencontré ou aperçu personne que quelques pauvres laboureurs revenant de leur travail ?

Cependant, le dimanche approchait ; je pourrais le voir alors, car maintenant que miss Murray était partie, je pouvais reprendre mon coin dans le banc. Je le verrais, et sur son visage, dans sa parole, dans son attitude, je pourrais juger si le mariage de miss Murray l’avait beaucoup affecté. Heureusement, je ne vis pas l’ombre d’une différence ; il avait le même aspect que deux mois auparavant ; voix, physionomie, maintien, rien n’était changé : c’était le même regard vif, la même clarté dans sa parole, la même pureté de style, la même simplicité fervente dans tout ce qu’il disait et faisait, qui allait droit au cœur de ses auditeurs.

Je revins à pied avec miss Mathilde ; mais il ne nous accosta point. Mathilde était triste et ne savait où prendre de l’amusement ; elle avait grand besoin d’un compagnon : ses frères à l’école, sa sœur mariée et partie, elle trop jeune pour être admise dans la société, pour laquelle, à l’exemple de Rosalie, elle commençait jusqu’à un certain point à prendre goût, au moins pour la société d’une certaine classe de gentlemen ; aucune chasse en ce triste temps de l’année, ce qui était pour elle un passe-temps : car, si elle n’en pouvait faire partie, elle avait le plaisir de voir partir son père et les gardes-chasse avec les chiens, et de causer avec eux à leur retour sur les différents oiseaux qu’ils avaient tués. Elle n’avait plus même la consolation qu’aurait pu lui procurer la compagnie du cocher, du groom, des chevaux, des chiens : car sa mère, qui avait, malgré le désavantage de la vie de campagne, disposé si avantageusement de sa fille aînée, l’orgueil de son cœur, avait commencé à tourner sérieusement son attention vers la plus jeune, et, véritablement alarmée de la grossièreté de ses manières et pensant qu’il était grand temps d’opérer une réforme, elle avait enfin usé de son autorité et lui avait interdit tout à fait les cours, les écuries, les chenils et la maison du cocher. On ne lui obéissait pas toujours ; mais, quelque indulgente qu’elle se fût montrée auparavant, sa volonté ne pouvait être méprisée avec impunité, comme celle d’une gouvernante. Après plusieurs scènes entre la mère et la fille, plusieurs violentes altercations qui me rendaient honteuse et dans lesquelles, plus d’une fois, le père fut appelé à confirmer, avec des jurements et des menaces, les prohibitions de la mère, car il commençait à s’apercevoir que « Tilly, quoi qu’elle eût fait un charmant garçon, n’était pas tout à fait ce qu’une jeune lady devait être, » Mathilde comprit enfin que le meilleur parti pour elle, était de s’éloigner des régions défendues, à moins qu’elle ne pût de temps à autre y faire une visite furtive à l’insu de sa vigilante mère.

Au milieu de tout cela, que l’on ne s’imagine pas que je pouvais échapper à mille réprimandes, à mille reproches, qui ne perdaient rien de leur aiguillon pour n’être pas ouvertement formulés, mais qui, pour cette même raison, n’en étaient que plus profondément blessants, car ils n’admettaient aucune défense. Souvent l’on me disait que je devais amuser miss Mathilde avec d’autres choses, et lui rappeler les préceptes et les défenses de sa mère. Je faisais de mon mieux, mais je ne pouvais l’amuser contre son gré, ni avec des choses qui n’étaient point de son goût ; et, quoique je fisse plus que de lui rappeler les ordres de sa mère, les douces remontrances que je pouvais faire demeuraient sans effet.

« Chère miss Grey ! c’est une étrange chose ! Je suppose que vous n’y pouvez rien et que ce n’est pas dans votre nature ; mais je m’étonne que vous ne puissiez gagner la confiance de cette fille, et lui rendre votre société au moins aussi agréable que celle de Robert ou de Joseph.

— Ils peuvent causer mieux que moi des choses auxquelles elle s’intéresse le plus, répondais-je.

— Ah ! voilà une étrange confession, venant de sa gouvernante ! Qui donc doit former les goûts des jeunes ladies, sinon les gouvernantes ? J’ai connu des gouvernantes qui s’étaient si complètement identifiées avec la réputation de leurs jeunes ladies pour l’élégance des manières et les qualités de l’esprit, qu’elles auraient rougi de dire un mot contre elles, qu’entendre le moindre blâme imputé à leurs élèves leur eût semblé pire que d’être censurées dans leur propre personne ; et vraiment, pour ma part, je trouve cela très-naturel.

— Vous pensez, madame ?

— Oui, certainement ; les talents et l’élégance des jeunes ladies importent plus à la gouvernante que les siens propres. Si elle veut prospérer dans sa vocation, il faut qu’elle consacre toute son énergie, toutes ses capacités à son état ; toutes ses idées, toute son ambition, tendront à l’accomplissement de ce seul objet. Quand nous voulons décider du mérite d’une gouvernante, nous jetons naturellement les yeux sur les jeunes ladies qu’elle a élevées, et nous jugeons en conséquence. La gouvernante judicieuse sait cela ; elle sait que, pendant qu’elle vit elle-même dans l’obscurité, les vertus et les défauts de son élève seront visibles pour tous les yeux, et que, à moins de faire abnégation d’elle-même dans son enseignement, elle ne peut espérer le succès. Vous voyez, miss Grey, c’est absolument la même chose que tout autre commerce ou profession ; ceux qui veulent réussir doivent se vouer corps et âme à leur état ; et, dès qu’une gouvernante commence à se laisser aller à l’indolence, elle ne tarde pas à être distancée par de plus sages compétiteurs. Je ne sais laquelle vaut le mieux, de celle qui gâte les enfants par sa négligence, ou de celle qui les corrompt par son exemple. Vous m’excuserez de vous donner ces petits avis ; vous savez que tout cela est pour votre propre bien. Beaucoup de ladies vous parleraient plus ferme que je ne le fais ; beaucoup ne se donneraient pas la peine de vous parler, mais s’occuperaient tranquillement de vous chercher une remplaçante. Cela, vraiment, serait le plan le plus aisé ; mais je connais les avantages d’une place comme celle-ci pour une jeune personne dans votre situation, et je n’ai nul désir de me séparer de vous, certaine que je suis que vous pourriez faire très-bien, si vous vouliez penser à ce que je viens de vous dire et vous donner un peu plus de peine. Je suis convaincue que vous auriez bientôt acquis ce tact délicat qui seul vous manque pour avoir une influence convenable sur l’esprit de votre élève. »

J’allais donner à cette lady une idée de la fausseté de ses espérances, mais elle s’enfuit aussitôt qu’elle eut terminé sa tirade. Elle m’avait dit ce qu’elle voulait me dire, et attendre ma réponse ne faisait point partie de son plan : mon rôle était d’écouter, non de parler.

Cependant, comme je l’ai dit, Mathilde, à la fin, céda jusqu’à un certain point à l’autorité de sa mère (pourquoi cette autorité ne s’est-elle exercée plus tôt ?) et étant ainsi privée de presque tous ses sujets d’amusements, elle ne pouvait tuer le temps qu’en faisant de longues courses à cheval avec le groom, de longues promenades à pied avec la gouvernante, et en visitant les cottages et les fermes du domaine de son père. Dans une de ces promenades, nous eûmes la chance de rencontrer M. Weston. C’était ce que j’avais longtemps désiré ; mais, pendant un moment, je souhaitai que nous ne l’eussions pas rencontré ; je sentais mon cœur battre si violemment, que je craignais de laisser apparaître quelque émotion intérieure ; mais je crois qu’il me regarda à peine, et je devins bientôt calme. Après une brève salutation à toutes deux, il demanda à Mathilde si elle avait eu récemment des nouvelles de sa sœur.

« Oui, répondit-elle, elle était à Paris lors de sa dernière lettre ; elle va très-bien, et elle est très-heureuse. »

Elle prononça ce dernier mot avec emphase, et avec un regard impertinemment rusé. Il ne parut pas y faire attention, mais répondit avec une égale emphase et très-sérieusement :

« J’espère que son bonheur durera.

— Pensez-vous que ce soit probable ? me hasardai-je à demander ; car Mathilde était partie à la suite de son chien qui chassait un levraut.

— Je ne puis le dire, répondit-il. Sir Thomas peut être un meilleur homme que je ne le suppose ; mais d’après tout ce que j’ai entendu et vu, il me semble malheureux qu’une jeune fille si jeune et si gaie, si intéressante, pour exprimer plusieurs choses d’un seul mot, dont le plus grand, sinon le seul défaut, paraissait être l’insouciance, défaut important à coup sûr, puisqu’il rend celui qui le possède sujet à presque tous les autres, et l’expose à un si grand nombre de tentations ; il me semble, dis-je, malheureux qu’elle ait été sacrifiée à un pareil homme. C’était la volonté de sa mère, je suppose ?

— Oui ; et la sienne aussi, je crois, car elle riait toujours quand je m’efforçais de l’en dissuader.

— Vous l’avez essayé ? Alors, vous aurez du moins la satisfaction, si cette union est malheureuse, de savoir que ce n’est pas votre faute. Quant à mistress Murray, je ne sais comment elle peut justifier sa conduite ; si j’étais assez connu d’elle, je le lui demanderais.

— Cette conduite paraît peu naturelle ; mais il y a des gens qui regardent le rang et la richesse comme le principal bien ; et, s’ils peuvent les assurer à leurs enfants, ils croient avoir fait leur devoir.

— C’est vrai ; mais il est étrange que des personnes d’expérience, qui ont été mariées elles-mêmes, puissent juger si faussement ! »

Mathilde revint tout essoufflée, avec le corps lacéré du jeune lièvre à la main.

« Votre intention était-elle de tuer ce lièvre ou de le sauver, miss Murray ? demanda M. Weston, apparemment étonné de sa contenance radieuse.

— J’aurais peut-être voulu le sauver, répondit-elle avec assez de franchise, il est si jeune ; et pourtant j’ai eu du plaisir à le voir tuer : vous pouvez, d’ailleurs, tous deux voir que je n’ai pu rien y faire ; Prince voulait l’avoir, il l’a saisi par les reins et l’a tué en une minute ! N’était-ce pas une noble chasse ?

— Très-noble ! une jeune lady courant après un levraut ! »

Il y avait un tranquille sarcasme dans le ton de sa réponse qui ne fut pas perdue pour elle ; elle haussa les épaules, et se détournant, me demanda comment j’avais trouvé le divertissement. Je répondis que je n’avais vu aucun divertissement dans l’affaire ; mais j’admis que je n’y avais pas donné une attention bien suivie.

« N’avez-vous pas vu comme il a doublé, absolument comme un vieux lièvre ? et n’avez-vous pas entendu son cri ?

— Je suis heureuse de pouvoir dire que je ne l’ai pas entendu.

— Il pleurait absolument comme un enfant.

— Pauvre petite bête ! Qu’en voulez-vous faire ?

— Venez, je le laisserai à la première maison où nous entrerons. Je ne veux pas l’emporter, de peur que papa ne me gronde pour avoir laissé le chien le tuer. »

M. Weston était parti, et nous continuâmes notre chemin ; mais en revenant, après avoir déposé le lièvre dans une ferme, en échange d’un peu de gâteau d’épice et de vin de groseille, nous le rencontrâmes au retour de sa mission, quelle qu’elle pût être. Il portait à la main un beau bouquet de campanules qu’il m’offrit, me disant avec un sourire que, quoiqu’il m’eût vue si peu pendant les deux derniers mois, il n’avait pas oublié que les campanules étaient au nombre de mes fleurs favorites. Cela fut fait comme un simple acte de bienveillance, sans compliments ou courtoisie remarquables, sans aucun regard qui pût être pris pour de « la respectueuse et tendre adoration ; » mais pourtant c’était quelque chose, que de trouver qu’il se fût si bien souvenu d’une de mes paroles, si peu importante ; c’était quelque chose de savoir qu’il avait remarqué avec tant d’exactitude le temps où j’avais cessé de paraître à sa vue.

« L’on m’a dit, miss Grey, que vous dévorez les livres, et vous vous absorbez si complètement dans vos études, que vous êtes perdue pour tout autre plaisir.

— Oui, et c’est très-vrai ! s’écria Mathilde.

— Non, monsieur Weston, ne croyez pas cela ; c’est un scandaleux mensonge. Ces jeunes ladies aiment trop à faire des assertions à tort et à travers aux dépens de leurs amis ; et vous devez vous montrer très-circonspect en les écoutant.

— J’espère que cette assertion est sans fondement, dans tous les cas.

— Pourquoi ? avez-vous quelque objection sérieuse à ce que les ladies étudient ?

— Non ; mais j’en ai une à ce qu’elles étudient au point de perdre de vue toute autre chose. Excepté dans des circonstances spéciales, je considère une étude très-constante comme une perte de temps, et comme nuisible à l’esprit aussi bien qu’au corps.

— Je n’ai ni le temps ni l’inclination de commettre de tels méfaits. »

Nous nous séparâmes de nouveau.

Eh bien ! qu’y a-t-il de remarquable dans tout cela ? Pourquoi l’ai-je rapporté ? Parce que, lecteur, c’était assez important pour me donner une soirée joyeuse, une nuit de rêves agréables et un lendemain d’heureuses espérances. Gaieté de tête sans cervelle, rêves absurdes, espérances sans fondement, direz-vous ; et je ne vous démentirai pas : des soupçons semblables ne s’élevaient que trop souvent dans mon propre esprit. Mais nos désirs sont comme l’amadou : le silex et l’acier des circonstances font continuellement jaillir des étincelles qui s’évanouissent aussitôt, à moins qu’elles n’aient la chance de tomber sur l’amadou de nos désirs ; alors, il prend feu à l’instant, et la flamme d’espérance est allumée en un moment.

Mais, hélas ! ma vacillante flamme d’espérance fut tristement éteinte par une lettre de ma mère, qui me parlait si sérieusement de l’aggravation de la maladie de mon père, que je craignis qu’il n’y eût que peu ou point d’espoir qu’il se rétablît ; et, si proches que fussent les vacances, je tremblais qu’elles ne vinssent trop tard pour que je pusse le revoir encore en ce monde. Deux jours après, une lettre de Mary me dit que l’on désespérait de lui, et que sa fin semblait approcher rapidement. Je demandai aussitôt la permission d’anticiper sur les vacances et de partir sans délai. Mistress Murray ouvrit de grands yeux et s’étonna de l’énergie et de la hardiesse avec laquelle je présentai ma requête ; elle pensait qu’il n’y avait pas lieu de tant se presser, mais enfin elle me donna la permission de partir. Elle me dit pourtant qu’il n’était pas besoin de me mettre dans une telle agitation, que ce pouvait être, après tout, une fausse alarme ; que, s’il arrivait le contraire, eh bien, c’était le cours de la nature ; que nous devions tous mourir, et que je ne devais pas me supposer la seule personne au monde qui fût affligée. Elle conclut en me disant que je pourrais avoir le phaéton pour me conduire jusqu’à O… « Et au lieu de vous plaindre, miss Grey, ajouta-t-elle, soyez reconnaissante des privilèges dont vous jouissez. Il est plus d’un pauvre membre du clergé dont la famille serait plongée dans la ruine par sa mort ; tandis que vous, vous le voyez, vous avez des amis influents prêts à vous continuer leur patronage et à vous montrer toute considération. »

Je la remerciai pour sa « considération, » et montai rapidement à ma chambre pour faire mes préparatifs de départ. Mon chapeau et mon châle mis, et quelques objets entassés à la hâte dans ma plus grande malle, je descendis. Mais j’aurais pu prendre mon temps, car personne ne se pressait, et il me fallut attendre pendant un temps assez considérable le phaéton. À la fin il parut à la porte, et je partis ; mais quel triste voyage je fis, et qu’il fut différent de mes autres retours à la maison paternelle ! Arrivant trop tard pour la diligence à…, je fus obligée de louer un cabriolet pendant dix milles, puis un chariot pour me transporter dans les montagnes. Il était dix heures et demie quand j’arrivai à la maison. On n’était pas couché.

Ma mère et ma sœur vinrent toutes deux à ma rencontre dans le passage, tristes, silencieuses et pâles ! Je fus tellement émue et frappée de terreur que je ne pus ouvrir la bouche pour demander la nouvelle tant désirée et que maintenant je redoutais d’apprendre.

« Agnès ! dit ma mère, s’efforçant de comprimer une violente émotion.

— Oh ! Agnès, s’écria Mary, et elle fondit en larmes.

— Comment va-t-il ? demandai-je avec angoisse.

— Mort. »

C’était la réponse que j’attendais : mais le coup n’en fut pas moins terrible.




CHAPITRE XIX.

La lettre.


Les restes mortels de mon père venaient d’être confiés à la tombe, et nous, avec de tristes visages et de noirs vêtements, nous restions assises à la table après le frugal déjeuner, faisant des plans pour notre vie future. L’âme ferme de ma mère avait résisté à cette affliction ; son esprit, quoique abattu, n’était point brisé. L’opinion de Mary était que moi je devais retourner à Horton-Lodge, et notre mère aller demeurer avec elle et M. Richardson au presbytère ; elle assurait que son mari le désirait autant qu’elle et qu’un tel arrangement ne pouvait qu’être agréable à tous, car la société et l’expérience de ma mère leur seraient d’un prix inestimable, et ils feraient de leur côté tout ce qu’ils pourraient pour la rendre heureuse. Mais tous les arguments, toutes les prières furent inutiles ; ma mère était déterminée à n’y point aller. Non qu’elle mît un instant en question les vœux et les intentions de sa fille ; mais elle dit qu’aussi longtemps qu’il plairait à Dieu de lui conserver la force et la santé, elle s’en servirait pour gagner sa vie et n’être à charge à personne ; soit que sa dépendance fût ou non considérée comme un fardeau. Si elle pouvait habiter comme locataire le presbytère de M. Richardson, elle choisirait cette maison avant toute autre pour le lieu de sa résidence ; dans le cas contraire, elle n’y viendrait jamais qu’en visite ; à moins que la maladie ou le malheur ne rendissent son assistance réellement nécessaire, ou que l’âge et les infirmités ne la fissent incapable de gagner sa vie.

« Non, Mary, dit-elle, si Richardson et vous pouvez économiser quelque chose, vous devez le mettre à part pour votre famille. Agnès et moi devons ramasser le miel pour nous-mêmes. Dieu merci, ayant eu des filles à élever, je n’ai pas perdu mes talents. Avec l’aide du ciel, je réprimerai cette vaine douleur, » dit-elle, pendant que les pleurs coulaient sur ses joues en dépit de ses efforts ; mais elle les essuya, et redressant résolument la tête, elle continua : « Je vais me mettre à l’œuvre et chercher une petite maison commodément située dans quelque district populeux, mais salubre, où nous prendrons quelques jeunes ladies comme pensionnaires, si nous pouvons les trouver, et autant d’élèves externes qu’il nous en viendra ou que nous pourrons en instruire. Les parents et les anciens amis de votre père pourront nous envoyer quelques élèves, ou nous appuyer de leurs recommandations, sans doute : je ne m’adresserai pas aux miens. Que dites-vous de cela, Agnès ? Êtes-vous disposée à quitter votre place actuelle et à essayer ?

— Tout à fait disposée, maman ; et l’argent que j’ai amassé servira à meubler la maison. Je vais le retirer à l’instant de la Banque.

— Quand on en aura besoin ; il faut d’abord louer la maison et prendre toutes nos dispositions. »

Mary offrit de prêter le peu qu’elle possédait ; mais ma mère le refusa, disant que nous devions commencer sur un plan économique, et qu’elle espérait que tout ou partie de mon épargne, ajouté à ce que nous pouvions réaliser par la vente de notre mobilier, et au peu que notre cher père avait réussi à mettre de côté après le payement de nos dettes, suffirait pour nous mener jusqu’à Noël, moment où, elle l’espérait, nous pourrions accroître ces ressources par notre travail uni. Il fut finalement décidé que ce serait là notre plan ; que ma mère s’occuperait des informations et des préparatifs, et que je retournerais après mes quatre semaines de vacances à Horton-Lodge, où je demeurerais jusqu’à ce que tout fût prêt pour ouvrir notre école.

Nous discutions ces affaires le matin dont j’ai parlé, environ quinze jours après la mort de mon père, quand une lettre fut apportée à ma mère. En jetant les yeux sur l’adresse, son visage, pâle de fatigue et de chagrin, se colora tout à coup. « De mon père ! » murmura-t-elle ; et elle déchira l’enveloppe. Il y avait bien des années qu’elle n’avait reçu aucune nouvelle de sa famille. Naturellement curieuse de savoir ce que pouvait contenir cette lettre, j’examinai sa contenance pendant qu’elle la lisait, et fus quelque peu surprise de la voir mordre sa lèvre et froncer le sourcil comme si elle était en colère. Quand elle en eut fini la lecture, elle la jeta brusquement sur la table, disant, avec un sourire de mépris :

« Votre grand-père a été assez bon pour m’écrire. Il me dit qu’il ne doute pas que je ne me sois depuis longtemps repentie de mon infortuné mariage, et que si je veux reconnaître cela et confesser que j’ai eu tort de mépriser ses conseils, et que j’ai justement souffert à cause de cela, il fera de nouveau de moi une lady, si c’est possible, après une longue dégradation, et se souviendra de mes filles dans son testament. Apportez-moi mon pupitre, Agnès, et débarrassez la table. Je veux répondre à cette lettre sur-le-champ. Mais d’abord, comme je peux vous priver toutes deux d’un héritage, il est juste que je vous dise ce que j’entends répondre. Je veux lui dire qu’il se trompe en supposant que je puisse regretter la naissance de mes filles, qui ont été l’orgueil de ma vie, et qui seront très-probablement le soutien et la consolation de mes vieux jours, ou les trente années que j’ai passées en la société de mon meilleur et de mon plus cher ami ; que nos malheurs, eussent-ils été trois fois plus grands, à moins que je n’en eusse été la cause, je ne m’en réjouirais que plus de les avoir partagés avec votre père, et de lui avoir apporté toute la consolation que je pouvais lui donner ; que ses souffrances, dans sa maladie, eussent-elles été dix fois plus grandes, je ne pourrais regretter d’avoir veillé sur lui et travaillé à les soulager ; que s’il eût épousé une femme riche, les malheurs et la maladie lui fussent tout aussi bien arrivés, mais que j’étais assez égoïste pour croire qu’aucune autre femme n’eût pu lui apporter autant de soulagement et de consolation que moi : non que je sois supérieure aux autres, mais parce que j’étais faite pour lui, et lui pour moi ; et que je ne peux pas plus regretter les heures, les jours, les années de bonheur que nous avons passés ensemble, et que nul de nous n’eût pu avoir sans l’autre, que je ne puis regretter le privilège de l’avoir soigné dans la maladie et consolé dans l’affliction.

« Faut-il lui écrire cela, mes enfants ? ou lui dirai-je que nous sommes tous très-fâchés de ce qui s’est passé depuis trente ans ; que mes filles voudraient n’être pas nées ; mais que, puisqu’elles ont eu ce malheur, elles seront très-reconnaissantes de tout ce que leur grand-papa voudra bien faire pour elles ? »

Naturellement, noue applaudîmes à la résolution de ma mère ; Mary enleva le service ; j’apportai le pupitre ; la lettre fut promptement écrite et expédiée ; et, depuis ce jour, nous n’entendîmes plus parler de notre grand-père, jusqu’au jour où, longtemps après, nous vîmes sa mort annoncée dans les journaux, et apprîmes qu’il laissait toute sa fortune à des cousins riches et inconnus.




CHAPITRE XX.

L’adieu.


Une maison à A…, la ville des bains de mer à la mode, fut louée pour notre pensionnat, et nous obtînmes la promesse de deux ou trois élèves pour commencer. Je retournai à Horton-Lodge vers le milieu de juillet, laissant à ma mère le soin de conclure le marché pour la maison, d’obtenir de nouvelles pensionnaires, de vendre le mobilier de notre vieille demeure, et d’acheter le nouveau.

Nous plaignons souvent les pauvres de ce qu’ils n’ont pas le temps de porter le deuil de leurs parents morts, la nécessité les obligeant à travailler pendant leurs plus cruelles afflictions ; mais le travail incessant n’est-il pas le meilleur remède à un chagrin accablant, le plus sûr antidote contre le désespoir ? Ce peut être un rude consolateur ; il peut sembler dur d’être harassé par les soucis de la vie quand nous n’avons aucun goût pour sas plaisirs ; d’être accablé de travail quand on sent son cœur près d’éclater et que l’esprit ne demande le repos que pour pouvoir pleurer en silence : mais le labeur ne vaut-il pas mieux encore que le repos que nous convoitons, et ces misérables soucis ne sont-ils pas moins cruels que de réfléchir sans cesse sur le grand malheur qui nous accable ? Et, d’ailleurs, nous ne pouvons avoir des soucis, des anxiétés, des tourments, sans espérance, ne fût-ce que de mettre à exécution quelque projet utile, ou d’échapper à quelque nouvel ennemi. J’étais donc contente que ma mère eût un emploi pour chacune de ses facultés. Nos bons voisins déploraient de la voir réduite à une telle extrémité ; mais je suis persuadée qu’elle eût souffert trois fois autant, si elle était restée dans l’abondance avec la liberté de demeurer dans cette maison, scène de son bonheur d’autrefois et de sa récente affliction, et sans la dure nécessité qui l’empêchait de réfléchir et de se lamenter sur la perte qu’elle venait de faire.

Je ne m’étendrai pas sur les sentiments avec lesquels je quittai la vieille maison, le jardin si connu, la petite église du village, qui m’était doublement chère, parce que mon père, qui avait enseigné et prié pendant trente ans dans ses murs, y reposait maintenant en paix ; les vieilles montagnes dénudées, pittoresques dans leur désolation même, enserrant les étroites et riantes vallées couvertes de bois verdoyants et d’eaux limpides ; la maison où j’avais vu le jour, l’asile de mes premières années, l’endroit où, depuis ma naissance, toutes mes affections avaient été concentrées : je les quittais pour ne plus les revoir. Il est vrai que je retournais à Horton-Lodge, où, parmi des maux nombreux, une source de plaisir me restait encore ; mais c’était un plaisir mêlé d’excessive douleur, et mon séjour, hélas ! était limité à six semaines. Et même, pendant ce précieux temps, les jours fuyaient les uns après les autres, et je ne le voyais point : excepté à l’église, je ne le vis pas une seule fois dans la quinzaine qui suivit mon retour. Ce temps me parut une éternité ; et, comme j’étais souvent dehors avec ma vagabonde élève, naturellement, mes espérances étaient excitées, et le désappointement suivait. Puis je me disais : « Voilà une preuve convaincante, si vous aviez le sens de la voir et la franchise de la reconnaître, qu’il ne pense point à vous. S’il s’occupait seulement moitié autant de vous que vous vous occupez de lui, il aurait trouvé déjà le moyen de vous rencontrer plus d’une fois ; vous devez savoir cela, si vous consultez vos propres sentiments. Finissez-en donc avec cette folie ; vous n’avez aucun sujet d’espérer. Bannissez vite de votre cœur ces pensées qui vous rendent malade, et ces vœux insensés, et revenez à votre devoir et à la vie triste et isolée que vous avez devant vous. Vous auriez dû savoir qu’un tel bonheur n’était pas fait pour vous. »

Mais à la fin je le vis. Il tomba sur moi tout à coup lorsque je traversais un champ, en revenant de chez Nancy Brown, à laquelle j’avais fait une visite pendant que Mathilde Murray montait sa jument sans pareille. Il devait avoir appris le malheur affreux qui m’avait frappée ; il ne me dit aucune parole de condoléance ; mais les premiers mots qu’il prononça furent : « Comment va votre mère ? » Et cela n’était pas une question naturelle, car jamais je ne lui avais dit que j’avais une mère : s’il le savait, il devait l’avoir appris par d’autres. Il y avait dans le ton et la manière dont il m’adressa cette question une sincère et profonde sympathie. Je le remerciai avec politesse et lui dis que ma mère allait aussi bien qu’on pouvait l’espérer. « Que va-t-elle faire ? » me demanda-t-il ensuite. Beaucoup eussent trouvé la question impertinente et fait une réponse évasive ; mais une telle idée n’entra jamais dans mon cerveau, et je lui exposai d’une manière claire et en peu de mots les plans et les espérances de ma mère.

« Alors vous quitterez bientôt ce pays ? dit-il.

— Oui, dans un mois. »

Il sembla réfléchir une minute. Quand il reprit la parole, j’espérai que c’était pour exprimer son chagrin de mon départ ; mais ce fut seulement pour me dire :

« Je pense que vous partirez avec assez de plaisir ?

— Oui, pour quelques raisons, répondis-je.

— Pour quelques raisons seulement ! Je me demande ce qui pourrait vous faire regretter Horton-Lodge. »

Sa question me contraria un peu, parce qu’elle m’embarrassait. Je n’avais qu’une raison pour regretter de partir ; et c’était un profond secret que je ne lui croyais pas le droit de chercher à connaître.

« Pourquoi, lui dis-je, pourquoi supposez-vous que je déteste ce lieu ?

— Vous me l’avez dit vous-même, me répondit-il. Vous m’avez dit, du moins, que vous ne pouviez vivre contente sans un ami, et que vous n’aviez aucun ami ici et aucune possibilité d’en faire un ; et d’ailleurs, je sais que vous devez avoir ce lieu en aversion.

— Mais, si vous vous en souvenez bien, je vous ai dit, ou j’ai eu l’intention de vous dire que je ne pourrais vivre heureuse sans un ami au monde ; je ne suis pas si déraisonnable que de le vouloir toujours près de moi. Je crois que je pourrais vivre heureuse dans une maison remplie d’ennemis, si… » Je sentis que j’allais trop loin. Je coupai là ma phrase et ajoutai vite : « Et, du reste, on ne peut quitter un lieu où l’on a vécu deux ou trois ans sans quelque sentiment de regret.

— Est-ce que vous aurez regret de vous séparer de miss Murray, la seule élève et compagne qui vous reste ?

— Je conviens que j’en aurai quelque regret ; ce ne fut pas sans chagrin que je me séparai de sa sœur.

— Je comprends cela.

— Eh bien, miss Mathilde est aussi bonne, meilleure que sa sœur, sous un rapport.

— Et lequel ?

— Elle est honnête.

— Et l’autre ne l’est pas ?

— Je ne puis dire qu’elle n’est pas honnête ; mais je dois confesser qu’elle est un peu artificieuse.

Artificieuse ? J’ai vu d’abord qu’elle était légère et vaine ; et, maintenant, ajouta-t-il après une pause, je puis croire qu’elle était rusée et adroite aussi, et si profondément, qu’elle pouvait prendre les dehors de l’extrême simplicité et de la candeur. Oui, continua-t-il comme en réfléchissant, cela m’explique de petites choses qui m’intriguaient un peu auparavant. »

Après cela, il tourna la conversation sur des sujets plus généraux. Il ne me quitta que lorsque nous eûmes presque atteint les portes du parc : il s’était certainement un peu écarté de son chemin pour m’accompagner si loin, car il retourna en arrière et disparut derrière Moss-Lane, endroit devant lequel nous avions passé. Assurément je ne regrettai pas cette circonstance : si le chagrin avait pu trouver place dans mon cœur, c’eût été qu’il fût parti, qu’il ne marchât plus à mon côté, et que le délicieux moment que nous venions de passer ensemble fût écoulé. Il n’avait pas soupiré un mot d’amour, ou laissé voir un indice de tendresse ou d’affection, et pourtant j’avais été suprêmement heureuse. Être près de lui, l’entendre parler comme il m’avait parlé, sentir qu’il me croyait digne de l’écouter et capable de comprendre et d’apprécier sa parole, c’était assez pour moi.

Oui, Édouard Weston, je pourrais vraiment être heureuse dans une maison remplie d’ennemis, si seulement j’avais un ami qui m’aimât profondément et fidèlement ; et, si cet ami était vous, fussions-nous bien loin l’un de l’autre, ne pussions-nous que rarement nous écrire, et plus rarement encore nous voir, le travail dût-il m’accabler, les tourments et les vexations m’environner, ce serait trop de bonheur pour moi ! « Et pourtant, qui peut dire, me répétais-je à moi-même en traversant le parc, qui peut dire ce que ce mois que j’ai encore à demeurer ici peut amener ? Pendant près de vingt-trois ans que j’ai vécu, j’ai beaucoup souffert et goûté peu de plaisir ; est-il probable que ma vie doive toujours rester aussi sombre ? N’est-il pas possible que le ciel entende mes prières, disperse ces nuages et m’accorde enfin quelques rayons de bonheur ? Me refusera-t-il ces félicités si libéralement accordées à d’autres qui ne les lui demandent point ni ne l’en remercient ? Ne puis-je encore espérer et avoir confiance ? » J’espérai et j’eus confiance quelque temps, mais, hélas ! hélas ! les jours s’écoulaient ; une semaine suivait l’autre, et, à l’exception d’une fois que je l’aperçus de loin, et de deux rencontres où il ne fut presque rien dit, pendant que je me promenais avec miss Mathilde, je ne le vis point, si ce n’est à l’église.

Le dernier dimanche était enfin arrivé, et le dernier service. Je fus sur le point de fondre en larmes durant le sermon, le dernier que j’allais entendre de lui ; le meilleur que j’entendrais jamais, assurément. La fin du service était venue, l’assistance se retirait, et il me fallait suivre. Je venais de le voir et d’entendre sa voix probablement pour la dernière fois. Dans le cimetière, Mathilde fut accostée par les deux miss Green. Elles avaient beaucoup de questions à lui adresser touchant sa sœur, et je ne sais quoi encore. J’aurais voulu qu’elles eussent fini, afin de nous en retourner vite à Horton-Lodge. Il me tardait de pouvoir me retirer dans ma chambre ou dans quelque coin du jardin pour m’abandonner à mes sentiments, pleurer une fois encore mes espérances vaines et mes illusions détruites ; puis dire adieu à mes rêves, et revenir pour toujours avec courage à la triste réalité. Mais, pendant que je formais cette résolution, une voix grave, tout près de moi, me dit :

« Je crois que c’est cette semaine que vous partez, miss Grey ?

— Oui, » répondis-je.

J’avais été vivement frappée ; et, si j’avais été sujette aux syncopes, je me serais certainement évanouie. Mais, Dieu merci, je n’y étais pas sujette.

« Eh bien, dit M. Weston, j’ai besoin de vous dire adieu, car il n’est guère probable que je vous revoie avant votre départ.

— Adieu, monsieur Weston, » dis-je.

Oh ! combien d’efforts il me fallut pour lui dire cela avec calme ! Je lui donnai ma main ; il la retint quelques secondes dans la sienne.

« Il est possible que nous nous revoyions, dit-il. Cela vous ferait-il ou non plaisir ?

— Oui, je serais très-heureuse de vous revoir. »

Je ne pouvais dire moins. Il me pressa tendrement la main et partit. Cette fois, j’étais heureuse, quoique j’eusse plus envie de pleurer que jamais. Si j’avais été forcée de parler en ce moment, une suite de sanglots eussent inévitablement trahi mon émotion ; je ne pouvais empêcher mes pleurs de couler. Je partis avec miss Murray, détournant la tête et négligeant de répondre à plusieurs remarques, jusqu’au moment où elle m’apostropha en me disant que j’étais sourde ou stupide. Alors je repris mon sang-froid, et, comme quelqu’un qui vient d’être arraché à une méditation profonde, je levai les yeux et lui demandai ce qu’elle avait dit.


CHAPITRE XXI

L’école.


Je quittai Horton-Lodge, et j’allai rejoindre ma mère dans notre nouvelle résidence, à A… Je la trouvai bien de santé, résignée d’esprit, quoique grave et un peu triste. Nous n’avions que trois pensionnaires et une demi-douzaine d’externes pour commencer ; mais, avec des soins et de la diligence, nous avions espoir d’accroître le nombre des unes et des autres avant peu.

Je me mis avec une salutaire énergie à l’accomplissement des devoirs de ce nouveau mode de vie. Je l’appelle nouveau, parce qu’il y avait certes une différence considérable entre enseigner avec ma mère, dans une école à nous, et être institutrice salariée au milieu d’étrangers, méprisée et bafouée par les jeunes et les vieux. Pendant les premières semaines, je me trouvai très-heureuse. « Il est possible que nous nous revoyions ; cela vous ferait-il ou non plaisir ? » Ces paroles me tintaient encore à l’oreille et reposaient dans mon cœur. Elles étaient mon soutien et ma secrète consolation. « Je le reverrai. Il viendra ou il écrira. » Il n’était point de promesse trop brillante ni trop extravagante pour l’espérance qui me parlait à l’oreille. Je ne croyais pas la moitié de ce qu’elle me disait ; je prétendais même rire de tout ; mais j’étais beaucoup plus crédule que je ne le supposais : car, pourquoi mon cœur tressaillait-il lorsque j’entendais frapper à la porte extérieure, et que la servante venait nous dire qu’un gentleman désirait me voir ? Et pourquoi étais-je de mauvaise humeur tout le reste de la journée, parce que ce visiteur n’était autre qu’un maître de musique qui venait nous offrir ses services ? Qu’est-ce qui suspendait pendant un moment ma respiration, lorsque le facteur ayant apporté une couple de lettres, ma mère me disait : « Tenez, Agnès, voilà pour vous, » et m’en jetait une ? Qu’est-ce qui me faisait refluer le sang au visage, quand je voyais que l’adresse était de la main d’un homme ? Et pourquoi ce sentiment de désespoir qui m’accablait quand, ayant déchiré l’enveloppe, je m’apercevais que ce n’était qu’une lettre de Mary, dont, pour une raison ou pour une autre, son mari avait écrit l’adresse ?

En étais-je donc arrivée à ce point, d’être désappointée en recevant une lettre de ma propre sœur, et parce que cette lettre n’était pas écrite par un homme que, jusqu’à un certain point, je ne pouvais regarder que comme un étranger ? Chère Mary ! elle l’avait écrite avec tant d’affection, pensant que je serais heureuse de la recevoir ! Je n’étais pas digne de la lire ! Et je crois que, dans mon indignation contre moi-même, je l’aurais mise de côté, jusqu’à ce que je fusse revenue à un meilleur état d’esprit et que je me sentisse plus digne de l’honneur et du privilège d’en connaître le contenu. Mais ma mère était là, qui me regardait et désirait savoir les nouvelles que cette lettre contenait. Je la lisais donc et la lui donnais, puis j’allais dans l’école m’occuper des élèves ; mais en m’occupant des copies et des devoirs, pendant que je corrigeais des erreurs par-ci, des manquements à la discipline par-là, je me réprimandais intérieurement moi-même avec beaucoup plus de sévérité. « Quelle folle vous êtes ! me disais-je. Comment avez-vous pu rêver qu’il devait vous écrire ? Sur quoi fondez-vous une telle espérance ? Comment pouvez-vous croire qu’il cherche à vous voir, qu’il s’occupe de vous, qu’il pense à vous ? » Puis l’Espérance me montrait encore cette dernière et courte entrevue, et me répétait les paroles que j’avais si fidèlement conservées dans ma mémoire. « Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie, et a-t-on jamais suspendu son espoir à une branche aussi fragile ? Y a-t-il là autre chose que ce que deux personnes qui se connaissent à peine peuvent se dire ? Il peut se faire, d’ailleurs, que vous vous rencontriez encore. Il aurait pu vous parler ainsi quand même vous auriez été sur le point de vous embarquer pour la Nouvelle-Zélande ; mais cela n’impliquait nullement l’intention de vous revoir. Quant à la question qui a suivi, le premier venu aurait pu vous la faire. Et comment avez-vous répondu ? Par un stupide lieu commun, comme vous auriez répondu à M. Murray ou à tout autre qui eût été dans des termes de vulgaire politesse avec vous. — Mais, continuait l’Espérance, le ton et l’expression de sa parole ? — Oh ! cela ne signifie rien ! Il parle toujours avec expression ; et, d’ailleurs, les Green et miss Mathilde étaient immédiatement devant vous ; d’autres personnes passaient à vos côtés, et il était obligé de se tenir tout près de vous et de vous parler très-bas, à moins d’être entendu de tout le monde, ce que, quoiqu’il ne dît rien de bien particulier, il ne voulait certainement pas. — Mais alors, pourquoi cette cordiale et douce pression de main, qui semblait dire : Fiez-vous à moi, et mille autres choses encore, trop flatteuses pour qu’on les répète, même à soi ? — Folie insigne, trop absurde pour mériter contradiction ; pure invention de votre imagination, et dont vous devriez rougir ! Si vous vouliez seulement regarder votre extérieur peu attrayant, votre réserve peu aimable, votre timidité absurde, qui doivent vous faire paraître froide, triste, originale et peut-être d’un mauvais caractère ; si vous aviez réfléchi à tout cela depuis le commencement, vous n’auriez jamais donné accès à des pensées si présomptueuses. Puisque vous avez été si insensée, il vous faut vous repentir et vous amender, et ne plus penser à cela. »

Je ne puis dire que j’obéissais à mes propres injonctions ; mais des raisonnements pareils devenaient de plus en plus efficaces à mesure que le temps s’écoulait et que je n’entendais point parler de M. Weston, et à la fin je cessai d’espérer, car mon cœur lui-même reconnut que c’était chose vaine. Cependant je continuais à penser à lui ; je chérissais son image dans mon esprit ; je me souvenais de ses paroles, de ses gestes, de ses regards ; je m’entretenais de ses qualités et de ses habitudes, en un mot de tout ce que j’avais vu, entendu ou imaginé de lui.

« Agnès, l’air de la mer et le changement de scène ne vous sont pas favorables, je pense ; jamais je ne vous ai vu si mauvaise mine. Vous restez sans doute trop assise et les soins de l’école vous absorbent trop. Il vous faut prendre les choses plus légèrement et vous montrer gaie et active. Il vous faut prendre de l’exercice toutes les fois que vous le pourrez, et me laisser les plus durs labeurs : ils ne serviront qu’à exercer ma patience et peut-être à éprouver un peu mon caractère. »

Ainsi parla un matin ma mère, pendant que nous étions toutes deux au travail durant les vacances de Pâques. Je l’assurai que mes occupations ne me faisaient aucun mal, que je me portais bien, et que si j’étais un peu pâle, c’était l’effet de l’hiver ; qu’il n’y paraîtrait plus aussitôt que les mois de printemps seraient passés ; que lorsque l’été serait venu, je serais aussi forte et aussi gaie qu’elle pourrait le désirer : mais son observation me frappa. Je savais que mes forces s’en allaient, que mon appétit avait disparu, et j’étais devenue insouciante et triste. S’il ne devait plus penser à moi, si je ne devais pas le revoir, s’il m’était interdit de faire son bonheur, si les joies de l’amour m’étaient refusées, si je ne pouvais aimer et être aimée, la vie serait pour moi un fardeau, me disais-je, et, si le Père céleste m’appelait à lui, je serais heureuse de trouver le repos. Mais que deviendrait ma mère ? Fille indigne et égoïste, pouvais-je l’oublier un moment ? Son bonheur n’était-il pas remis à ma garde ? Et nos jeunes élèves, ne me devais-je pas à leur bonheur aussi ? Devais-je reculer devant la tâche que Dieu m’avait confiée, parce qu’elle n’était pas conforme à mes goûts ? Ne savait-il pas mieux que moi ce que je devais faire et où je devais travailler ? Pouvais-je désirer de quitter son service avant que d’avoir accompli ma tâche, et espérer entrer dans son repos avant d’avoir travaillé pour le gagner ? « Non ; avec son aide je veux me relever et me mettre courageusement à l’œuvre qui m’a été confiée. Si le bonheur en ce monde n’est pas pour moi, je m’efforcerai du moins de faire celui des autres, et ma récompense sera dans l’éternité. » Ainsi parlai-je à mon cœur ; et depuis ce temps, je ne permis à mes pensées de se reporter sur Edward Weston que de loin en loin, et comme un régal pour de rares occasions. Aussi, soit que ce fût l’effet de l’été, ou de ces bonnes résolutions, ou du temps écoulé, soit toutes ces choses ensemble, ma tranquillité d’âme revint bientôt, et la santé et la vigueur commencèrent aussi à revenir lentement, mais sûrement.

Dans les premiers jours de juin, je reçus une lettre de lady Ashby, autrefois miss Murray. Elle m’avait écrit déjà deux ou trois fois, des différents endroits qu’elle avait visités ; elle était toujours gaie et se disait fort heureuse. Je m’étonnais chaque fois qu’elle ne m’eût pas oubliée, au milieu de tant de gaieté et de changements de scène. Il y eut pourtant une interruption, et elle semblait ne plus penser à moi, car plus de six mois s’étaient écoulés sans que je reçusse une de ses lettres. Naturellement, je ne m’en affligeais guère, quoique je n’eusse pas été fâchée de savoir comment elle allait ; et, quand sa dernière lettre très-inattendue m’arriva, je fus assez contente de la recevoir. Elle était datée d’Ashby-Park, où elle était venue enfin se fixer, après avoir partagé son temps entre le continent et la métropole. Elle me faisait mille excuses pour m’avoir si longtemps négligée, m’assurant qu’elle ne m’avait pas oubliée, qu’elle avait souvent eu l’intention de m’écrire, etc., etc., mais qu’elle en avait toujours été empêchée par quelque chose. Elle reconnaissait qu’elle avait mené une vie très-dissipée, et que je pourrais la croire très-méchante et très-oublieuse ; que cependant elle pensait beaucoup à moi, et désirait surtout fort me revoir. « Il y a déjà plusieurs jours que nous sommes ici, m’écrivait-elle. Nous n’avons aucun ami auprès de nous et nous sommes menacés d’une vie fort triste. Vous savez que je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour vivre avec mon mari comme deux tourterelles dans un nid, fût-il la plus délicieuse créature qui eût jamais porté un habit ; ayez donc pitié de moi et venez. Je suppose que vos vacances d’été commencent en juin, comme celles de tout le monde ; vous ne pouvez donc prétexter le défaut de temps. Vous devez venir et vous viendrez, car je mourrai si vous ne venez pas. Je veux que vous me visitiez en amie et que vous demeuriez longtemps. Il n’y a personne avec moi, ainsi que je vous l’ai déjà dit, que sir Thomas et la vieille lady Ashby ; mais vous ne devez pas vous occuper d’eux : ils ne vous troubleront guère avec leur compagnie. Vous aurez une chambre à vous, où vous pourrez vous retirer, et beaucoup de livres à lire, quand ma société ne vous semblera pas suffisamment amusante. J’ai oublié si vous aimez les enfants ; si vous les aimez, vous aurez le plaisir de voir le mien, le plus charmant du monde, assurément ; et d’autant plus charmant que je n’ai pas l’ennui de le nourrir, car je n’aurais pu me résoudre à cela. Malheureusement c’est une fille, et sir Thomas ne me l’a jamais pardonné ; mais, pourtant, si vous voulez venir, je vous promets que vous serez sa gouvernante aussitôt qu’elle pourra parler : vous pourrez l’élever comme elle doit l’être et faire d’elle une meilleure femme que ne l’est sa mère. Vous verrez les deux tableaux que j’ai rapportés d’Italie, tableaux de grande valeur ; j’ai oublié le nom de l’artiste. Vous leur découvrirez sans doute de grandes beautés que vous me ferez remarquer, et que je n’admire que d’après ouï-dire ; vous verrez en outre beaucoup d’élégantes curiosités que j’ai achetées à Rome et ailleurs, et enfin vous verrez ma nouvelle maison, le splendide manoir et le parc que je convoitais tant. Hélas ! combien l’espoir de posséder l’emporte quelquefois sur le plaisir de la possession ! Voilà un beau sentiment ! Je vous assure que je suis tout à fait devenue une grave matrone ; je vous en prie, venez, ne fût-ce que pour être témoin de ce merveilleux changement. Écrivez-moi par le retour du courrier, dites-moi quand vos vacances commencent ; vous vous mettrez en route le jour suivant et demeurerez ici jusqu’à la veille du jour où elles finiront, prenant pitié de

Votre affectionnée,
Rosalie Ashby


Je montrai cette étrange épître à ma mère et la consultai sur ce que je devais faire. Elle me conseilla d’aller, et je partis assez désireuse de voir Lady Ashby et aussi son enfant, et de faire pour elle tout ce que je pourrais, en manière de consolation ou d’avis ; j’imaginais qu’elle ne devait pas être heureuse, car elle ne se fût pas adressée à moi ainsi. En acceptant son invitation, on le comprendra aisément, je faisais un grand sacrifice pour elle ; je faisais violence à mes sentiments de plus d’une façon, au lieu de me réjouir de l’honorable distinction que croyait me faire la femme du baronnet en m’invitant à l’aller voir, en qualité d’amie. Je résolus de ne pas faire durer ma visite plus de quelques jours, et je ne nierai pas que je tirais quelque consolation de l’idée qu’Ashby-Park n’étant pas très-éloigné d’Horton, je pourrais peut-être voir M. Weston, ou au moins apprendre de ses nouvelles.




CHAPITRE XXII.

La visite.


Ashby-Park était assurément une délicieuse résidence. La maison était majestueuse au dehors, commode et élégante au dedans ; le parc était vaste et magnifique, surtout par ses beaux vieux arbres, ses troupeaux de daims, ses larges pièces d’eau, et l’ancienne forêt qui s’étendait au delà ; car il n’y avait aucun de ces accidents de terrain qui donnent de la variété au paysage, et très-peu de ces ondulations qui ajoutent tant au charme de la vue d’un parc. C’était là le domaine que Rosalie Murray avait tant désiré appeler sien, dont elle voulait avoir sa part, à quelque condition qu’elle lui fût offerte, quel que fût le prix mis au titre qu’elle ambitionnait, et quel que dût être son partner dans l’honneur et la félicité d’une telle possession !… Mais je ne suis pas disposée à la censure en ce moment.

Elle me reçut avec beaucoup de cordialité ; et, quoique je fusse la fille d’un pauvre ecclésiastique, une gouvernante, une maîtresse d’école, elle me fit avec un plaisir non affecté les honneurs de sa maison, et, ce qui me surprit davantage, se donna même quelque peine pour m’en rendre le séjour agréable. Je pourrais remarquer, il est vrai, qu’elle s’attendait à me voir grandement frappée de la magnificence qui l’environnait ; et, je le confesse, je fus un peu ennuyée des efforts qu’elle faisait pour que je ne fusse pas écrasée par tant de grandeur, que je ne fusse pas trop effrayée à l’idée de paraître devant son mari et sa belle-mère, et que je ne rougisse pas trop de mon humble situation. Je n’en rougissais nullement : car, quoique simplement vêtue, j’avais pris soin de n’être ni ridicule, ni basse, et j’aurais été assez à mon aise, si elle n’avait pris tant de peine pour m’y mettre. Pour ce qui était de la magnificence qui m’environnait, rien de ce que je vis ne me frappa moitié autant que ne le fit le changement qui s’était accompli en elle. Soit que ce fût la suite des dissipations et des fatigues de la vie du grand monde, soit de quelque autre mal, il avait suffi d’un peu plus d’une année pour opérer en elle un changement notable, et diminuer l’embonpoint de ses formes, la fraîcheur de son teint, la vivacité de ses mouvements et l’exubérance de sa gaieté.

J’aurais voulu savoir si elle était malheureuse, mais je sentis que ce n’était pas mon affaire de m’en enquérir. Je pouvais m’efforcer de gagner sa confiance ; mais, si elle jugeait convenable de me cacher ses peines de ménage, je ne la fatiguerais pas d’indiscrètes questions. Je me renfermai en conséquence dans quelques questions générales sur sa santé et son bonheur, quelques compliments sur la beauté du parc et sur la petite fille, qui aurait dû être un garçon, délicate petite enfant de sept à huit semaines, que sa mère paraissait regarder avec un intérêt et une affection qui n’avaient rien d’extraordinaires, quoique aussi vifs qu’on les pouvait attendre d’elle.

Un moment après mon arrivée, elle chargea sa femme de chambre de me conduire à ma chambre. C’était un petit appartement sans prétention, mais assez confortable. Lorsque j’en descendis, après m’être débarrassée de mes habits de voyage et avoir fait une toilette digne de lady Ashby, elle me conduisit dans la chambre que je devais occuper lorsque je voudrais être seule, ou qu’elle serait obligée de recevoir des visites, ou de demeurer avec sa belle-mère, ou privée de toute autre façon de jouir du plaisir de ma société. C’était un joli et tranquille petit salon, et je ne fus pas fâchée d’être pourvue d’un tel endroit de refuge.

« Une autre fois, me dit-elle, je vous montrerai la bibliothèque. Je n’ai jamais examiné ses rayons, mais je puis dire qu’elle est pleine de bons livres. Vous pourrez aller vous y enterrer toutes les fois qu’il vous plaira. Maintenant, il faut que vous preniez un peu de thé. Il sera bientôt l’heure de dîner ; mais j’ai pensé que, comme vous étiez habituée à dîner à une heure, vous aimeriez mieux prendre une tasse de thé à ce moment-là, et dîner lorsque nous goûtons. Puis, vous savez, vous pouvez vous faire servir votre thé dans cette chambre, et vous éviterez ainsi de dîner avec lady Ashby et sir Thomas, ce qui serait impoli… non, pas précisément impoli… mais… vous savez ce que je veux dire. J’ai pensé que vous n’aimeriez pas à dîner avec eux, d’autant plus que nous avons quelquefois d’autres ladies et gentlemen à dîner.

— Certainement, dis-je, j’aimerai mieux dîner comme vous dites ; et, si vous n’y voyez pas d’objection, je préférerais prendre tous mes repas dans cette chambre.

— Pourquoi ?

— Parce que, j’imagine, ce serait plus agréable à lady Ashby et à sir Thomas.

— Mais nullement.

— Dans tous les cas, cela me serait plus agréable, à moi. »

Elle fit quelques petites objections, mais céda bientôt ; et je pus voir que la proposition lui apportait un grand soulagement.

« Maintenant, venez au salon, dit-elle. Voilà la cloche qui sonne la toilette ; mais je ne pars pas encore : il est inutile que vous fassiez de la toilette quand il n’y a personne pour vous voir, et j’ai besoin de causer encore un peu avec vous. »

Le salon était assurément une pièce imposante et très-élégamment meublée. Je vis le regard de sa jeune propriétaire se porter sur moi lorsque nous y entrâmes, comme pour remarquer si j’étais éblouie par cette magnificence, et je résolus alors de garder un air de froide indifférence, comme si je ne voyais rien de remarquable. Mais ce fut seulement pour un instant. Pourquoi la désappointerais-je pour épargner ma fierté ? Non, il vaut mieux faire le sacrifice de cette fierté pour lui donner cette innocente satisfaction. Je regardai donc autour de moi, lui dis que c’était une magnifique pièce, meublée avec beaucoup de goût. Elle répondit peu de chose, mais je vis qu’elle était contente.

Elle me montra ses deux tableaux italiens, mais elle ne me donna pas le temps de les examiner, me disant que j’aurais le temps de les revoir un autre jour. Elle voulût me faire admirer une petite montre qu’elle avait achetée à Genève, puis elle me fit faire le tour du salon pour me montrer divers objets qu’elle avait rapportés d’Italie ; entre autres des bustes, de gracieuses petites figurines, et des vases tous en marbre blanc et magnifiquement ciselés. Elle en parla avec animation, et entendit mes commentaires louangeurs avec plaisir. Bientôt pourtant elle poussa un soupir mélancolique, comme si elle eût voulu exprimer l’insuffisance de semblables bagatelles pour faire le bonheur du cœur humain.

S’étendant alors sur un sofa, elle m’engagea à m’asseoir aussi dans un large fauteuil qui se trouvait placé en face, non devant le feu, mais devant une large fenêtre ouverte, car on était en été, il ne faut pas l’oublier, une douce et chaude après-midi de la fin de juin. Je demeurai un instant assise en silence, jouissant de l’air calme et pur, et de la vue délicieuse du parc qui s’étendait devant moi, riche de verdure et de feuillage, et coloré par les chauds rayons du soleil. Mais il me fallait tirer avantage de cette pause ; j’avais des questions à faire, et, comme dans le post-scriptum d’une lettre de femme, le plus important devait venir à la fin. Je commençai donc par m’informer de M. et de mistress Murray, de miss Mathilde et des jeunes gentlemen.

On me répondit que papa avait la goutte, ce qui le rendait féroce ; qu’il ne voulait point renoncer à ses whists favoris, ni à ses dîners et à ses soupers substantiels ; qu’il s’était querellé avec son médecin, parce que celui-ci avait osé lui dire qu’aucune médecine ne pourrait le guérir s’il continuait à vivre ainsi ; que maman et les autres allaient bien. Mathilde était encore sauvage et turbulente, mais elle avait une gouvernante fashionable et avait déjà beaucoup gagné sous le rapport des manières ; elle allait bientôt faire son entrée dans le monde. John et Charles (en ce moment en vacances) étaient de tous points de beaux, hardis, ingouvernables et méchants garçons.

« Et comment vont les autres personnes, demandai-je, les Green, par exemple ?

— Ah ! M. Green a le cœur brisé, vous savez ? répondit-elle avec un sourire langoureux : il n’a pas encore surmonté son désespoir, et ne le surmontera jamais, je pense. Il est condamné à rester garçon, et ses sœurs font de leur mieux pour trouver à se marier.

— Et les Meltham ?

— Oh ! ils continuent à se trémousser comme de coutume, je suppose ; mais je ne sais pas grand’chose d’eux, à l’exception de Harry, dit-elle en soupirant légèrement et en souriant de nouveau. Je l’ai vu beaucoup pendant que nous étions à Londres : car, aussitôt qu’il apprit que nous étions arrivés dans la métropole, il vint sous prétexte de voir son frère, et se mit ou à me suivre comme mon ombre partout où j’allais, ou à me rencontrer à chaque détour de rue. Oh ! ne vous scandalisez pas de cela, miss Grey, j’ai été très-sage, je vous assure ; mais, vous savez, je ne peux pas empêcher que l’on m’admire. Pauvre garçon ! il n’était pas mon seul adorateur, quoiqu’il fût certainement le plus ardent, et, je le crois, le plus dévoué de tous. Et ce détestable…. Lem…. Sir Thomas prit offense de ses poursuites, ou de mes dépenses prodigues, ou de toute autre chose, je ne sais pas exactement de quoi, et m’emmena brusquement et sans m’avertir dans cette campagne, où je dois jouer le rôle d’ermite pendant toute ma vie. »

Elle se mordit la lèvre, et parut adresser un froncement de sourcil vindicatif à ce beau domaine qu’elle avait tant convoité.

« Et M. Hatfield, demandai-je, qu’est-il devenu ? »

Elle reprit son sourire et me répondit avec gaieté :

« Oh ! il fit la cour à une vieille fille et l’épousa quelque temps après ; mettant en balance sa lourde bourse avec ses charmes fanés, et espérant trouver dans l’or le contentement que lui avait refusé l’amour.

— Eh bien ! je crois que voilà tout, excepté pourtant M. Weston : que fait-il ?

— Je n’en sais absolument rien. Il n’est plus à Horton.

— Depuis combien de temps ? et où est-il allé ?

— Je ne sais absolument rien de lui, répondit-elle en bâillant, excepté qu’il partit il y a à peu près un mois. Je n’ai jamais demandé pour où ; et les gens firent grand bruit de son départ, continua-t-elle, au grand déplaisir de M. Hatfield : car Hatfield ne l’aimait pas, parce qu’il avait trop d’influence sur les gens du bas peuple, et parce qu’il n’était pas assez maniable ni assez soumis envers lui, et aussi pour d’autres impardonnables défauts, je ne sais quoi. Mais maintenant il faut positivement que j’aille m’habiller ; le second coup de cloche va sonner, et si j’arrivais au dîner dans cette toilette, lady Ashby ne finirait pas ses rabâchages. C’est une chose étrange que de ne pouvoir être maîtresse dans sa propre maison. Sonnez, et je vais envoyer chercher ma femme de chambre, et leur dire de vous apporter du thé. Que je vous dise encore que cette intolérable femme…

— Qui ? votre femme de chambre ?

— Non, ma belle-mère… et ma malheureuse bévue ! Au lieu de la laisser se retirer dans quelque autre maison, comme elle offrit de le faire lorsque je me mariai, je fus assez sotte pour la prier de rester ici et de diriger la maison à ma place, parce que d’abord j’espérais que nous passerions une grande partie de l’année à Londres ; en second lieu, j’étais si jeune et si inexpérimentée que je frémissais à l’idée d’avoir des domestiques à gouverner, des dîners à commander, des parties à organiser, et tout le reste ; et je pensai qu’elle pourrait m’assister de son expérience. Je ne songeai jamais qu’elle se montrerait une usurpatrice, un tyran, une sorcière, une espionne, et tout ce qu’il y a de plus détestable. Je la voudrais voir morte ! »

Elle se tourna alors pour donner des ordres au laquais qui, resté debout sur la porte pendant une demi-minute, avait entendu la dernière partie de ses malédictions, et qui naturellement faisait ses réflexions là-dessus, malgré l’impassible et immobile contenance qu’il croyait convenable de garder dans le salon. Quand je lui fis remarquer que cet homme avait dû l’entendre, elle me répondit :

« Oh ! que m’importe ? Je ne m’occupe pas des laquais : ce sont de vrais automates ; ils ne font nulle attention à ce que disent et font leurs maîtres ; ils n’oseraient le répéter. Quant à ce qu’ils peuvent penser, s’ils se permettent de penser quelque chose, personne ne s’en préoccupe. Ce serait vraiment joli, si nous devions nous interdire de parler devant nos domestiques ! »

Ce disant, elle s’en alla promptement faire sa toilette, me laissant seule retrouver mon chemin pour me rendre à mon petit salon, où, au temps voulu, l’on me servit le thé. Après que je l’eus pris, je restai à réfléchir sur la position passée et présente de lady Ashby, sur le peu que j’avais appris touchant M. Weston, et le peu de chance que j’avais de le revoir ou d’entendre parler de lui pendant ma vie calme et triste. À la fin, pourtant, ces pensées commencèrent à me fatiguer, et je désirai savoir où était la bibliothèque dont lady Ashby m’avait parlé. Je me demandai si je serais obligée de demeurer là à rien faire jusqu’à l’heure du coucher.

Comme je n’étais pas assez riche pour avoir une montre, je ne pouvais savoir le temps qui s’écoulait autrement qu’en observant les ombres qui s’étendaient lentement. Par ma fenêtre, je découvrais un coin du parc renfermant un bouquet d’arbres dont les hautes branches avaient été occupées par une innombrable compagnie de bruyants corbeaux, et un mur élevé avec une massive porte en bois, qui communiquait sans doute avec les écuries, car un large chemin s’étendait de cette porte vers le parc. L’ombre de ce mur prit bientôt possession de tout le sol aussi loin que je pouvais voir, forçant la lumière dorée du soleil à reculer pouce par pouce et à se réfugier enfin au sommet des arbres. Bientôt ces arbres même furent noyés dans l’ombre, l’ombre des montagnes éloignées ou de la terre elle-même ; et, par sympathie pour les actifs corbeaux, je regrettai de voir leur habitation, tout à l’heure dorée par les rayons du soleil, plongée comme le reste dans l’ombre. Pendant un moment, ceux de ces oiseaux qui volaient au-dessus des autres recevaient encore les rayons du soleil sur leurs ailes, ce qui donnait à leur noir plumage la couleur fauve et l’éclat de l’or. Enfin ces derniers rayons disparurent. Le crépuscule vint ; les corbeaux devinrent plus calmes ; je me sentis moins fatiguée, et désirai que mon départ pût avoir lieu le lendemain. À la fin il fit tout à fait nuit, et je pensais déjà à sonner pour avoir de la lumière, afin de me mettre au lit, lorsque lady Ashby parut, s’excusant fort de m’avoir abandonnée si longtemps, et en faisant retomber le blâme sur cette maussade vieille femme, ainsi qu’elle appelait sa belle-mère.

« Si je ne restais avec elle dans le salon pendant que sir Thomas prend son vin, dit-elle, elle ne me pardonnerait jamais ; et si je quitte la chambre à l’instant où il vient, comme je l’ai fait une fois ou deux, c’est une offense impardonnable contre son cher Thomas. Jamais elle ne se rendit coupable d’un tel manque de respect envers son époux, dit-elle ; et pour ce qui est de l’affection, les femmes de nos jours ne pensent point à cela ; mais de son temps, les choses étaient différentes. Comme s’il était bien utile de rester dans la chambre quand il ne fait que murmurer et jurer lorsqu’il est en colère, dire des plaisanteries dégoûtantes lorsqu’il est de bonne humeur, ou se coucher sur un sofa lorsqu’il est trop stupide pour faire l’un ou l’autre ! ce qui est fréquemment le cas, maintenant qu’il n’a pas autre chose à faire que de s’enivrer.

— Mais ne pouvez-vous chercher à occuper son esprit de choses meilleures, et l’engager à renoncer à de telles habitudes ? Je suis sûre que vous avez des moyens de persuasion et des talents pour amuser un gentleman que beaucoup de ladies seraient heureuses de posséder.

— Et vous pensez que je voudrais me consacrer à son amusement ? Non, ce n’est point là l’idée que j’ai des devoirs d’une femme. C’est au mari à plaire à la femme, et non à la femme à plaire au mari ; et s’il n’est pas satisfait de la sienne telle qu’elle est, s’il ne se croit pas très-heureux de la posséder, il n’est pas digne d’elle : voilà tout. Pour ce qui est de la persuasion, je vous assure que je ne me tourmenterai pas de cela ; j’ai bien assez à faire de le supporter comme il est, sans que j’essaye encore d’opérer une réforme. Mais je suis fâchée de vous avoir laissée seule si longtemps, miss Grey. Comment avez-vous passé le temps ?

— Principalement à regarder les corbeaux.

— Grand Dieu ! combien vous avez dû vous ennuyer ! Il faut que je vous montre la bibliothèque ; et vous devez, à l’avenir, sonner toutes les fois que vous aurez besoin de quelque chose, absolument comme si vous étiez dans une auberge, et ne vous laissez manquer de rien. J’ai des raisons égoïstes pour vouloir vous faire heureuse, parce que j’ai besoin que vous demeuriez avec moi, et que vous n’accomplissiez pas votre horrible menace de partir dans un jour ou deux.

— Eh bien, permettez que je ne vous retienne pas plus longtemps éloignée du salon ce soir ; car à présent je me sens fatiguée et désire me mettre au lit. »


CHAPITRE XXIII.

Le parc.


Je descendis de ma chambre le lendemain un peu avant huit heures, ainsi que j’en pus juger par une horloge éloignée que j’entendis sonner. Il n’y avait aucune apparence de déjeuner. J’attendis plus d’une heure qu’on l’apportât, désirant toujours vainement d’avoir accès à la bibliothèque ; et, après que j’eus terminé mon repas solitaire, j’attendis encore une heure et demie dans un grand découragement, et ne sachant ce que je devais faire. À la fin, lady Ashby vint me souhaiter le bonjour. Elle m’apprit qu’elle venait seulement de déjeuner, et qu’elle avait besoin de moi pour faire avec elle une promenade matinale dans le parc. Elle me demanda depuis combien de temps j’étais levée, et, sur ma réponse, elle exprima un profond regret, et me promit de nouveau de me montrer la bibliothèque. Je lui dis qu’elle ferait bien de me la montrer tout de suite, et qu’elle n’aurait plus l’ennui, ou de se souvenir, ou d’oublier. Elle consentit, à la condition que je ne penserais ni à lire ni à feuilleter les livres nouveaux en ce moment-là ; car elle avait besoin de me montrer le jardin et de faire une promenade dans le parc avec moi, avant que la chaleur du jour fût trop grande, ce qui était presque déjà le cas. J’y consentis volontiers, et nous commençâmes notre promenade aussitôt.

Comme nous parcourions le parc, parlant de ce que ma compagne avait vu ou appris dans ses voyages, un gentleman à cheval vint à passer auprès de nous. Il se détourna pour me regarder en plein visage, et j’eus une excellente occasion de le voir. Il était grand, mince et usé ; ses épaules étaient un peu voûtées, son visage était pâle, mais bourgeonné et désagréablement rouge autour des yeux ; ses traits étaient communs, et sa physionomie avait une apparence générale de langueur et d’abattement relevée par une sinistre expression dans la bouche ; il avait les yeux ternes et sans âme.

« Je déteste cet homme ! murmura lady Ashby avec une expression amère, pendant qu’il trottait lentement à côté de nous.

— Qui est-il ? demandai-je, ne pouvant supposer qu’elle parlât ainsi de son mari.

— Sir Thomas Ashby, répondit-elle avec un triste sang-froid.

— Et vous le détestez, miss Murray ? lui dis-je ; car j’étais trop scandalisée pour me souvenir de son nom en ce moment-là.

— Oui, je le déteste, miss Grey, et je le méprise aussi ; et si vous le connaissiez, vous ne me blâmeriez pas.

— Mais vous saviez ce qu’il était avant de l’épouser ?

— Non, je ne savais pas la moitié de ce que je sais maintenant sur lui. Je sais que vous m’avez avertie, et je voudrais bien vous avoir écoutée ; mais il est trop tard maintenant pour regretter de n’avoir pas suivi vos conseils. Et d’ailleurs maman eût dû le connaître mieux que l’une ou l’autre de nous, et elle ne m’a jamais rien dit contre lui ; au contraire. Puis, je pensais qu’il m’adorait et me laisserait faire ce que je voudrais. Il eut l’air de le faire dans les commencements, mais maintenant il ne s’occupe nullement de moi. Je ne me chagrinerais pas de cela, pourtant ; il pourrait faire ce qu’il voudrait, si j’étais libre de m’amuser et de rester à Londres, ou d’avoir quelques amis ici avec moi. Mais il veut faire ce qui lui plaît, et il faut que je sois une prisonnière et une esclave. Dès le moment où il vit que je pouvais m’amuser sans lui, et que d’autres connaissaient mieux que lui ma valeur, le misérable égoïste commença à m’accuser de coquetterie et d’extravagance, et à dire du mal d’Harry Meltham, dont il n’était pas digne de décrotter les souliers. Et maintenant il veut que je vive à la campagne et que je mène l’existence d’une nonne, de peur que je ne le déshonore ou que je ne le ruine, dit-il ; comme s’il avait besoin de moi pour cela, avec son carnet de paris, sa table de jeu, ses filles d’Opéra, sa lady une telle, sa mistress une telle, ses bouteilles de vin et ses verres d’eau-de-vie et de gin ! Oh ! je donnerais dix mille mondes pour être encore miss Murray ! C’est trop douloureux de sentir sa vie, sa santé, sa beauté, se consumer pour une brute pareille ! » s’écria-t-elle en fondant en larmes dans le paroxysme de sa douleur.

Je la plaignais sincèrement, aussi bien pour sa fausse idée du bonheur et son mépris du devoir, que pour le misérable partner auquel son sort était lié. Je dis ce que je pus pour la consoler, et lui offris les conseils que je crus les plus nécessaires, l’engageant d’abord à essayer par le raisonnement, par la bonté, l’exemple, la persuasion, d’améliorer son époux ; puis, lorsqu’elle aurait fait tout ce qu’elle pourrait faire, si elle le trouvait incorrigible, de chercher à se séparer de lui, de s’envelopper dans sa propre intégrité, et de ne se tourmenter à propos de lui que le moins possible. Je l’exhortai à chercher sa consolation dans l’accomplissement de ses devoirs envers Dieu et envers les hommes, à mettre sa confiance dans le ciel, à s’occuper des soins que réclamait sa petite fille, l’assurant qu’elle serait amplement récompensée en la voyant croître en force et en sagesse, et en s’assurant de sa véritable affection.

« Mais je ne puis me vouer entièrement à cette enfant, dit-elle ; elle peut mourir, ce qui n’est point du tout improbable.

— Mais, avec des soins, beaucoup d’enfants délicats sont devenus des hommes ou des femmes pleins de force.

— Mais elle peut devenir si semblable à son père, que je la détesterai aussi.

— Cela n’est guère probable : c’est une petite fille, et elle ressemble fortement à sa mère.

— N’importe, j’aimerais mieux que ce fût un garçon, car son père ne lui laissera que ce qu’il lui sera impossible de dissiper. Quel plaisir pourrais-je avoir en voyant ma fille grandir pour m’éclipser, et jouir de ces plaisirs dont je suis à tout jamais privée ? Mais en supposant que je puisse être assez généreuse pour prendre du plaisir à cela, elle n’est qu’une enfant, et je ne puis concentrer toutes mes espérances sur une enfant ; c’est seulement un peu mieux que de mettre toutes ses affections sur un chien. Quant à la sagesse que vous avez la bonté de chercher à faire pénétrer en moi, tout cela est très-bien, très-convenable, je l’avoue, et, si j’avais vingt ans de plus, j’en pourrais faire mon profit ; mais il faut jouir de sa liberté pendant qu’on est jeune ; et, si d’autres vous en empêchent, il est tout naturel de les haïr.

— Le meilleur moyen d’être heureux est de faire le bien et de ne haïr personne. Le but de la religion n’est pas de nous apprendre comment il faut mourir, mais comment il faut vivre ; et plus tôt l’on devient sage et bon, mieux on assure son bonheur. Maintenant, lady Ashby, j’ai un avis à vous donner : c’est de ne pas vous faire une ennemie de votre belle-mère ; ne continuez point à la tenir à distance et à la regarder avec une défiance jalouse. Je ne l’ai jamais vue, mais j’en ai entendu dire du bien aussi bien que du mal ; et, quoiqu’elle soit froide et hautaine généralement, et parfois exigeante, je crois qu’elle a de puissantes affections pour ceux qui les peuvent gagner. Quoiqu’elle soit si aveuglément attachée à son fils, elle n’est point sans bons principes, ni incapable d’entendre raison. Si vous vouliez seulement vous la concilier un peu, adopter envers elle des formes ouvertes et amicales, lui confier même vos griefs, vos vrais griefs, ceux dont vous avez droit de vous plaindre, je crois fermement qu’elle deviendrait votre amie fidèle, qu’elle vous consolerait et vous soutiendrait, au lieu d’être pour vous le cauchemar que vous dites. »

Mais mes avis, je le crains bien, n’avaient que peu d’effet sur la malheureuse jeune lady, et, trouvant que je ne pouvais lui être plus utile, ma résidence à Ashby-Park me devint doublement pénible. Pourtant il me fallait rester ce jour-là et le jour suivant, ainsi que je l’avais promis. Résistant donc à toutes les prières, je voulus partir le lendemain matin, assurant que ma mère s’attristait de mon absence, et qu’elle attendait impatiemment mon retour. Pourtant, ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je dis adieu à la pauvre lady Ashby ; ce n’était pas une faible preuve de son infortune, qu’elle s’attachât ainsi à la consolation que lui donnait ma présence, et désirât si ardemment la compagnie d’une personne dont les goûts et les idées étaient si peu en harmonie avec les siens, qu’elle avait complètement oubliée dans ses jours de prospérité, et dont la présence lui eût plutôt causé de l’ennui que du plaisir, si seulement la moitié des désirs de son cœur eussent été satisfaits.




CHAPITRE XXIV.

La plage.


Notre école n’était pas située au cœur de la ville. En entrant à A…. du côté nord-ouest, il y a une ligne de maisons d’un respectable aspect de chaque côté de la route large et blanche, avec de petits jardins au devant, des jalousies aux fenêtres, et quelques marches d’escalier conduisant à chaque porte élégante et à poignée de cuivre bien luisante. Dans l’une des plus grandes de ces habitations, nous vivions, ma mère et moi, avec les jeunes ladies que nos amis ou le public voulaient bien confier à nos soins. En conséquence, nous étions à une distance considérable de la mer, dont nous étions séparées par un labyrinthe de rues et de maisons. Mais la mer faisait mes délices, et je traversais volontiers la ville pour avoir le plaisir de me promener sur la grève, soit avec les élèves, soit avec ma mère ou seule pendant les vacances. La mer faisait mes délices en tout temps et en toute saison, mais principalement lorsqu’elle était agitée par une violente brise et dans la brillante fraîcheur matinale d’un jour d’été.

Je m’éveillai de bonne heure le matin du troisième jour après mon retour d’Ashby-Park ; le soleil brillait à travers les jalousies, et je pensai combien il serait agréable de traverser la ville calme et de faire une promenade solitaire sur la plage pendant que la moitié du monde était encore au lit. Je ne fus pas longtemps à former ce désir ni lente à l’accomplir. Naturellement je ne voulais pas déranger ma mère ; je descendis donc sans bruit et j’ouvris doucement la porte. J’étais habillée et dehors quand l’horloge sonna six heures moins un quart. J’éprouvai un sentiment de vigueur et de fraîcheur en traversant les rues ; et lorsque je fus hors de la ville, quand mes pieds foulèrent le sable, quand mon visage se tourna vers l’immense baie, aucun langage ne peut décrire l’effet produit sur moi par le profond et pur azur du ciel et de l’Océan, le soleil dardant ses rayons sur la barrière semi-circulaire de rochers escarpés surmontés de vertes collines, la plage douce et unie, les rochers au loin dans la mer, semblables, avec leur vêtement de mousse et d’herbes marines, à des îles de verdure, et par-dessus tout la vague étincelante. Puis, quelle pureté et quelle fraîcheur dans l’air ! il y avait juste assez de chaleur pour faire aimer la fraîcheur de la brise, et juste assez de vent pour tenir toute la mer en mouvement, pour faire bondir les vagues sur la grève, écumantes et étincelantes, et se pressant joyeusement les unes sur les autres. La solitude était complète ; nulle créature animée que moi ; mon pied était le premier à fouler ce sable ferme et uni, sur lequel le flux avait effacé les plus profondes empreintes de la veille, ne laissant çà et là que de petites mares et de petits courants.

Délassée, enchantée et pleine de vigueur, je marchais, oubliant tous mes soucis ; il me semblait que j’avais des ailes aux pieds et que j’aurais pu parcourir quarante milles sans fatigue ; j’éprouvais un sentiment de joie auquel, depuis les jours de ma première jeunesse, j’avais été complètement étrangère. Vers six heures et demie pourtant, les grooms commencèrent à descendre pour faire prendre l’air aux chevaux de leurs maîtres.

Il en vint d’abord un, puis un autre, jusqu’à ce qu’il y eut une douzaine de chevaux et cinq ou six cavaliers ; mais cela ne me troublait pas, car ils ne devaient pas venir aussi loin que les rochers dont j’approchais. Quand je fus arrivée à ces rochers sous-marins, et que je m’avançai sur la mousse et les herbes marines glissantes (au risque de tomber dans une des flaques d’eau claire et salée qui les séparaient) vers un petit promontoire que battait la vague, je me retournai pour regarder derrière moi. Je vis toujours les grooms et leurs chevaux, puis un gentleman seul avec un petit chien semblable à un point noir courant devant lui, et un chariot descendant de la ville et venant chercher de l’eau pour les bains. Dans une minute ou deux les voitures de bains allaient se mouvoir, et les vieux gentlemen d’habitudes régulières, les ladies méthodiques et graves allaient commencer leur salutaire promenade du matin. Mais, quelque intéressant que fût pour moi ce spectacle, je ne pouvais attendre pour le voir, car le soleil et la mer éblouissaient tellement mes yeux quand je regardais de ce côté, que je fus obligée de les détourner aussitôt. Je me laissai donc de nouveau aller au plaisir de voir et d’entendre la mer battre mon petit promontoire, sans grande force toutefois, car la vague était amortie par les herbes marines épaisses et les rochers à fleur d’eau ; autrement, j’aurais été promptement inondée d’écume. Mais la marée montait, l’eau s’élevait, les lacs et les gouffres se remplissaient, les détroits s’élargissaient ; il était temps de chercher un lieu plus sûr. Aussi, je marchai, sautai, enjambai et revins enfin sur la plage vaste et unie ; je résolus alors de pousser ma promenade jusqu’à certains rochers, et à me retourner ensuite.

Au même moment, j’entendis un bruit derrière moi, et un chien vint bondir et frétiller à mes pieds. C’était mon propre Snap, le petit terrier noir au poil rude ! Quand je prononçai son nom, il me sauta au visage et hurla de joie. Presque aussi joyeuse que lui, je le pris dans mes bras et l’embrassai plusieurs fois. Mais comment se trouvait-il là ? Il ne pouvait être tombé du ciel, ni être venu seul ; ce devait être son maître le preneur de rats, ou quelque autre personne qui l’avait amené ; donc, réprimant mes extravagantes caresses, et m’efforçant aussi de réprimer les siennes, je regardai autour de moi et je vis… M. Weston.

« Votre chien se souvient de vous, miss Grey, dit-il en saisissant avec chaleur la main que je lui offris sans trop savoir ce que je faisais. Vous êtes matinale.

— Pas toujours autant qu’aujourd’hui, répondis-je avec un sang-froid étonnant pour la circonstance.

— Jusqu’où avez-vous dessein de pousser votre promenade ?

— Je pensais à m’en retourner… il doit être temps, je pense. »

Il consulta sa montre, une montre en or cette fois, et me dit qu’il était sept heures cinq minutes.

« Mais sans doute votre promenade a été assez longue, dit-il en se retournant vers la ville, du côté de laquelle je me mis à ramener lentement mes pas, et il se mit à marcher à côté de moi. Dans quelle partie de la ville demeurez-vous ? je n’ai jamais pu vous découvrir. »

Il n’avait jamais pu nous découvrir ! il l’avait donc tenté ? Je lui dis le lieu de notre résidence ; il me demanda comment allaient nos affaires : je lui dis qu’elles allaient très-bien, que nous avions eu une grande augmentation d’élèves après les vacances de Noël, et que nous en attendions une nouvelle à la fin de celles où nous étions.

« Vous devez être une institutrice accomplie ? me dit-il.

— Non pas moi, mais ma mère, répondis-je ; elle mène si bien les choses, elle est si active, si instruite, si bonne !

— J’aimerais à connaître votre mère ; voudriez-vous me présenter à elle quelque jour, si je vous le demande ?

— Oui, avec plaisir.

— Et me donnerez-vous le privilège d’un vieil ami, de venir vous voir de temps à autre ?

— Oui, si… je le suppose… »

C’était là une sotte réponse ; mais la vérité est que je ne me croyais aucun droit d’inviter quelqu’un à venir dans la maison de ma mère sans qu’elle le sût, et si j’avais dit : « Oui, si ma mère n’y fait pas d’objection, » il aurait semblé que par sa question je comprenais plus qu’il n’avait voulu dire. J’ajoutai donc : « Je le suppose ; » mais j’aurais pu, si j’avais eu ma présence d’esprit ordinaire, dire quelque chose de plus sensé et de plus poli. Nous continuâmes notre promenade pendant une minute dans un silence, qui fut bientôt rompu (à mon grand soulagement) par M. Weston, s’extasiant sur la beauté de la matinée, sur le beau panorama de la baie, et sur l’avantage que possédait la ville d’A… sur beaucoup d’autres bains de mer à la mode.

« Vous ne me demandez pas ce qui m’amène à A… ? me dit-il. Vous ne pouvez supposer que je sois assez riche pour y être pour mon plaisir.

— J’ai entendu dire que vous aviez quitté Horton.

— Vous n’avez pas entendu dire, alors, que j’ai obtenu la cure de F… ? »

F… était un village à deux milles de A…

« Non, dis-je ; nous vivons si complètement en dehors du monde, même ici, que les nouvelles ne nous arrivent que rarement, excepté au moyen de la Gazette. Mais j’espère que vous aimez votre nouvelle paroisse, et que je puis vous féliciter de l’acquisition ?

— J’espère aimer mieux ma paroisse dans une année ou deux, lorsque j’aurai opéré certaines réformes que j’ai projetées, ou que du moins j’aurai fait quelques pas dans cette voie. Mais vous pouvez me féliciter maintenant, car je trouve qu’il est très-agréable d’avoir une paroisse entièrement à moi, sans personne qui contrôle mes actes, détruise mes plans ou anéantisse mes efforts. En outre, j’ai une jolie maison dans une situation agréable, et trois cents guinées par an. En somme, je n’ai à me plaindre que de ma solitude et à désirer qu’une compagne. »

Il me regarda en prononçant ces derniers mots, et l’éclair de son œil noir sembla mettre mon visage en feu, à mon grand chagrin : car montrer de la confusion en un tel moment, était pour moi chose intolérable. Je fis donc un effort pour remédier au mal, et rejeter toute application de ses paroles à ma personne, en lui répondant que, s’il voulait attendre qu’il fût suffisamment connu dans les environs, il ne manquerait pas de trouver ce qu’il désirait parmi les ladies qui habitaient F…, ou celles qui venaient prendre les eaux à A…, s’il lui fallait un si ample choix. Je ne compris pas ce que le compliment impliquait, jusqu’à ce que sa réponse me le fît voir.

« Je ne suis pas assez présomptueux pour croire cela, quoique ce soit vous qui le disiez, répondit-il. Mais, en admettant qu’il en fût ainsi, je suis un peu exigeant dans le choix d’une compagne de toute ma vie, et peut-être n’en trouverais-je pas une qui me convienne parmi les ladies dont vous parlez.

— Si vous demandez la perfection, vous ne la trouverez jamais.

— Je ne la demande pas ; je n’ai aucun droit de la demander, étant si loin moi-même d’être parfait. »

Notre conversation fut alors interrompue par un chariot de bains qui roulait à côté de nous, car nous étions arrivés à l’endroit de la plage où il y avait le plus de mouvement, et pendant huit ou dix minutes nous marchâmes au milieu de chariots, de chevaux, d’ânes et d’hommes, et nous ne pûmes reprendre notre causerie que lorsque nous fûmes arrivés à la route rapide qui monte vers la ville. Mon compagnon m’offrit alors son bras, que j’acceptai, sans avoir pourtant l’intention de m’en servir comme appui.

« Vous ne venez pas souvent sur la plage, me dit-il, car je m’y suis promené bien des fois, matin et soir, depuis mon arrivée ici, et jamais je ne vous ai aperçue avant ce jour. Souvent aussi, en traversant la ville, j’ai cherché votre école, mais je ne pensais pas aux maisons qui bordent la route à l’entrée de la ville, et une fois ou deux je me suis informé, sans obtenir la réponse que je cherchais. »

Quand nous fûmes arrivés au haut de la pente, je voulus dégager mon bras du sien, mais une légère pression du coude me fit voir qu’il ne le voulait pas, et j’y renonçai. En discourant sur divers sujets, nous entrâmes dans la ville et traversâmes plusieurs rues. Je vis qu’il se détournait de son chemin pour m’accompagner, quoiqu’il eût encore une longue marche devant lui ; et, craignant qu’il ne se retardât pour un motif de politesse, je lui dis :

« Je crains de vous détourner de votre chemin, monsieur Weston ; je crois que la route de F… est dans une direction tout opposée.

— Je vous quitterai au bout de la prochaine rue.

— Et quand viendrez-vous voir maman ?

— Demain, s’il plaît à Dieu. »

Le bout de la prochaine rue était à peu près la fin de ma promenade. Il s’arrêta là pourtant, me souhaita le bonjour, et appela Snap, qui parut un instant embarrassé de savoir s’il suivrait son ancienne maîtresse ou son nouveau maître ; mais qui finit par obéir au commandement de ce dernier.

« Je ne vous offre pas de vous le rendre, miss Grey, dit M. Weston en souriant, parce que je l’aime.

— Oh ! je ne le désire pas, répondis-je ; maintenant qu’il a un bon maître, je suis contente.

— Vous admettez donc comme chose reconnue que je suis un bon maître ? »

L’homme et le chien partirent, et je rentrai à la maison pleine de reconnaissance envers le ciel pour tant de bonheur, et lui demandant que mes espérances ne fussent pas encore une fois anéanties.




CHAPITRE XXV.

Conclusion.


« Agnès, vous ne devriez pas faire d’aussi longues courses avant le déjeuner, » me dit ma mère, remarquant que j’avais pris une seconde tasse de café, et que je n’avais rien mangé, prenant pour prétexte la chaleur du jour et ma longue promenade. Assurément j’avais la fièvre, et j’étais fatiguée aussi. « Vous poussez toujours les choses à l’extrême ; si vous vous contentiez de faire une petite promenade chaque matin, sans interruption, cela vous ferait beaucoup de bien.

— Eh bien ! maman, c’est ce que je ferai à l’avenir.

— Mais ce que vous venez de faire est pire que de demeurer au lit, ou de vous tenir constamment penchée sur vos livres : vous avez gagné un véritable accès de fièvre.

— Je ne le ferai plus, » dis-je.

Je me cassais la tête pour trouver comment lui parler de M. Weston, car il fallait lui apprendre qu’il devait venir le lendemain. Cependant j’attendis que le service du déjeuner fût enlevé, et je devins plus calme ; m’étant assise à mon dessin, je commençai ainsi :

« J’ai rencontré aujourd’hui sur la plage un ancien ami, maman.

— Un ancien ami ! qui peut-il être ?

— Deux amis, même : l’un est un chien ; » et je lui rappelai alors Snap, dont je lui avais autrefois raconté l’histoire ; je lui dis comment je l’avais retrouvé et comment il m’avait reconnue. « L’autre, continuai-je, est M. Weston, le vicaire d’Horton.

— M. Weston ! je n’ai jamais entendu parler de lui.

— Je vous en ai parlé plusieurs fois, je crois ; mais vous ne vous en souvenez pas.

— Je vous ai entendu parler de M. Hasfield.

— M. Hasfield était le recteur, et M. Weston le vicaire : j’avais coutume de parler de lui quelquefois en opposition avec M. Hasfield, et comme étant un bien meilleur ecclésiastique que ce dernier. Quoi qu’il en soit, il était sur la plage ce matin, avec le chien, qu’il a, je suppose, acheté du preneur de rats, et il m’a parfaitement reconnue aussi. J’ai eu une petite conversation avec lui, dans le cours de laquelle, parlant de notre école, j’ai été amenée à lui dire quelque chose de vous et de votre bonne administration. Il m’a dit qu’il aimerait à vous connaître, et m’a demandé si je voulais vous le présenter. Je lui ai répondu que oui. Il m’a dit alors qu’il prendrait la liberté de venir demain. Ai-je bien fait ?

— Certainement ! Quelle espèce d’homme est-ce ?

— Un homme très-respectable, je pense, mais vous le verrez demain. Il est maintenant curé à F…, et, comme il n’y est arrivé que depuis quelques semaines, je suppose qu’il n’a pu encore s’y faire d’amis, et qu’il sent le besoin d’avoir un peu de société. »

Le lendemain arriva : dans quel état de fiévreuse anxiété et d’attente je fus depuis le déjeuner jusqu’à midi, moment où il parut ! L’ayant introduit auprès de ma mère, je me retirai avec mon ouvrage près de la fenêtre, où je m’assis en attendant le résultat de l’entrevue. Ils furent enchantés l’un de l’autre, à ma grande satisfaction, car j’avais été très-inquiète sur ce que ma mère penserait de lui. Il ne resta pas longtemps cette fois ; mais quand il se leva et prit congé, elle lui dit qu’elle serait enchantée de le revoir toutes les fois qu’il lui plairait de revenir ; et lorsqu’il fut parti, je fus heureuse de l’entendre dire :

« Je crois que c’est un homme de beaucoup de sens. Mais pourquoi êtes-vous restée là assise, Agnès, et avez-vous si peu parlé ?

— Vous parliez si bien, maman ! j’ai pensé que vous n’aviez nul besoin de mon assistance ; et, d’ailleurs, c’était votre visiteur et non le mien. »

Après cela, il vint souvent nous voir, plusieurs fois dans le cours d’une semaine. Généralement il conversait avec ma mère, et il n’y avait là rien d’étonnant, car elle savait soutenir une conversation. J’enviais presque la facilité et la force de sa parole, et le grand sens qu’elle montrait dans tout ce qu’elle disait ; mais, quoique je regrettasse quelquefois mon insuffisance sous ce rapport, j’éprouvais un grand plaisir à entendre les deux êtres que j’aimais et que j’honorais par-dessus tout le monde discourir si amicalement, si sagement et si bien. Je n’étais pas toujours silencieuse pourtant, ni tout à fait négligée. On faisait attention à moi, juste autant que je pouvais le désirer. Les mots tendres, les regards plus tendres encore, les délicates attentions que la parole ne peut rendre, mais qui m’allaient directement au cœur, m’étaient libéralement prodigués.

Toute cérémonie fut bientôt abandonnée entre nous. M. Weston arrivait comme un hôte attendu, toujours bienvenu, et ne dérangeant jamais l’économie de nos affaires de ménage. Il m’appelait toujours Agnès ; le nom avait d’abord été prononcé avec timidité ; mais trouvant qu’il n’offensait personne, il parut le préférer beaucoup à l’appellation de « miss Grey, » et moi aussi. Combien étaient tristes et sombres les jours où il ne venait pas ! Et pourtant je n’étais pas malheureuse, car je me souvenais de la dernière visite, et j’avais pour me consoler l’espoir de la prochaine. Mais quand je passais deux ou trois jours sans le voir, je me sentais certainement dans une grande anxiété : c’était absurde, déraisonnable, car naturellement il avait à vaquer à ses affaires et aux affaires de sa paroisse. Je redoutais aussi la fin des vacances, quand mon travail allait recommencer : quelquefois alors je ne pourrais le voir, et d’autres fois, lorsque ma mère serait occupée dans l’école, il me faudrait demeurer seule avec lui ; position que je ne désirais nullement dans la maison, quoique sa rencontre au dehors et les longues promenades avec lui ne m’eussent certes pas été désagréables.

Un soir, pendant la dernière semaine des vacances, il arriva sans être attendu ; car une averse violente et prolongée pendant l’après-midi avait presque détruit toutes mes espérances de le voir ce jour-là. Mais en ce moment l’orage était passé et le soleil brillait d’un pur éclat.

« Voilà une belle soirée, mistress Grey ! dit-il en entrant ; Agnès, je désire que vous veniez faire une promenade avec moi à… (Il nomma un certain point de la côte, une colline élevée, du sommet de laquelle on a une très-belle vue). La pluie a abattu la poussière et rafraîchi l’air, et la perspective sera magnifique. Voulez-vous venir ?

— Puis-je aller, maman ?

— Oui, certainement. »

J’allai m’apprêter, et fus revenue dans quelques minutes, quoique naturellement j’eusse mis plus de soin à ma toilette que je n’en mettais pour sortir seule. La pluie avait eu certainement un très-bon effet sur le temps, et la soirée était délicieuse. M. Weston m’offrit son bras ; il dit peu de chose pendant que nous traversâmes les rues encombrées de monde, mais il marchait très-vite et paraissait rêveur et distrait. Je m’en étonnais, et craignais qu’il n’eût quelque chose de désagréable à m’annoncer ; une vague conjecture de ce que ce pouvait être me troubla fort, et me rendit triste et silencieuse aussi. Mais ces fantaisies s’évanouirent lorsque nous atteignîmes les tranquilles limites de la ville : car aussitôt que nous aperçûmes la vieille et vénérable église, et la colline avec la mer bleue au delà, je retrouvai mon compagnon assez gai.

« Je crains que nous n’ayons marché trop vite pour vous, Agnès, dit-il ; dans mon impatience d’être hors de la ville, j’ai oublié de consulter votre convenance ; mais maintenant, nous marcherons aussi lentement que vous le voudrez. Je vois, par ces légers nuages à l’ouest, qu’il y aura un brillant coucher de soleil, et en marchant doucement nous arriverons à temps pour en voir l’effet sur la mer. »

Quand nous fûmes environ à moitié de la montée, nous retombâmes de nouveau dans le silence. Ce fut lui qui le rompit le premier.

« Ma maison est toujours solitaire, miss Grey, dit-il en souriant, et je connais maintenant toutes les ladies de ma paroisse, un grand nombre de celles de cette ville, et beaucoup d’autres que j’ai vues ou dont on m’a parlé ; mais aucune d’elles ne me convient pour ma compagne. Il y a une seule personne au monde qui puisse me convenir, et cette personne c’est vous. J’ai besoin de connaître votre décision.

— Parlez-vous sérieusement, monsieur Weston ?

— Sérieusement ! Pouvez-vous penser que je plaisanterais sur un pareil sujet ? »

Il plaça sa main sur la mienne qui reposait sur son bras ; il dut la sentir trembler.

« J’espère n’avoir pas été trop précipité, dit-il avec calme. Vous avez dû voir qu’il n’est pas dans mes habitudes de flatter, de dire de tendres bagatelles, ni même d’exprimer toute l’admiration que j’éprouve, et qu’un simple mot ou un regard de moi en disent plus que les phrases meilleures et les protestations plus ardentes de beaucoup d’autres hommes. »

Je dis quelque chose sur le regret que j’aurais de quitter ma mère, et mon intention de ne rien faire sans son consentement.

« J’ai tout arrangé avec votre mère pendant que vous mettiez votre chapeau, répondit-il. Elle m’a dit que j’avais son consentement si je pouvais obtenir le vôtre. Je lui ai demandé, dans le cas où je serais assez heureux pour être agréé de vous, de venir habiter avec nous, car j’étais sûr que cela vous ferait plaisir. Mais elle a refusé, disant qu’elle pouvait maintenant employer une aide, et continuerait son école jusqu’à ce qu’elle pût acheter une annuité suffisante pour vivre confortablement chez elle ; qu’en attendant, elle passerait ses vacances alternativement avec nous et avec votre sœur, et serait très-contente de nous voir heureux. J’ai donc levé toutes vos objections à propos de votre mère ; en avez-vous d’autres ?

— Non, aucune !

— Vous m’aimez donc ? dit-il en me pressant tendrement la main.

— Oui. »


*


Je m’arrête ici. Mon journal, dans lequel j’ai recueilli la matière de ces pages, ne va guère plus loin. Je pourrais passer en revue encore plusieurs années de ma vie ; mais je me contenterai de dire en finissant que je n’oublierai jamais cette belle soirée d’été, que je me souviendrai toujours avec plaisir de cette colline abrupte, du bord de ce précipice où nous nous tenions tous deux, regardant le splendide soleil couchant réfléchi dans l’onde calme à nos pieds ; nos cœurs remplis de reconnaissance envers le ciel, et débordant de bonheur et d’amour au point de ne pouvoir parler.

Quelques semaines après, quand ma mère se fut procuré une assistante, je devins la femme d’Édouard Weston. Je n’ai jamais eu lieu de m’en repentir, et suis sûre de ne m’en repentir jamais. Nous avons eu des épreuves à soutenir, et nous savons que nous en aurons encore ; mais nous les supportons ensemble, et tâchons de nous fortifier l’un l’autre contre la dernière séparation, la plus grande des afflictions pour le survivant. Mais si nous songeons au ciel, où nous nous rejoindrons, où le péché et l’affliction sont inconnus, certainement nous pourrons supporter cette dernière épreuve. En attendant, nous nous efforçons de vivre pour la gloire de Celui qui a répandu tant de bénédictions sur notre chemin.

Édouard, par ses persévérants efforts, a accompli de surprenantes réformes dans sa paroisse, et il y est estimé et aimé comme il le mérite : car, quels que soient ses défauts comme homme (et nul n’en est complètement exempt), je défie qui que ce soit de le blâmer comme pasteur, comme époux ou comme père.

Nos enfants, Édouard, Agnès et la petite Mary, promettent beaucoup ; leur éducation, en ce moment, m’est particulièrement confiée, et rien de ce que peuvent donner les tendres soins d’une mère ne leur manque. Notre modeste revenu suffit amplement à nos besoins, et en pratiquant l’économie que nous avons apprise dans des temps plus durs, en ne cherchant pas à marcher de pair avec nos riches voisins, non-seulement nous pouvons vivre dans l’aisance, mais nous trouvons chaque année quelque chose à mettre en réserve pour nos enfants, et aussi quelque chose à donner à ceux qui sont dans le besoin.

Et maintenant, je pense en avoir dit assez.


fin.

  1. Souvenez-vous, lecteur, que l’école moderne de poésie française, telle qu’elle est aujourd’hui, était inconnue : Lamartine, Victor Hugo, etc., avaient leurs vers et leur réputation à faire ; certainement Louis Moore eût pu satisfaire les désirs de ses robustes poumons et de son large cœur en demandant de sa voix la plus profonde :
    Quels sont ces bruits sourds ?
    Écoutez vers l’onde
    Cette voix profonde,
    Qui pleure toujours,
    Et qui toujours gronde,
    Quoiqu’un son plus clair
    Parfois l’interrompe,
    Le vent de la mer
    Souffle dans sa trompe.
    Ou il eût pu se complaire dans la rude vigueur de Barbier :
    Ô Corse à cheveux plats, que la France était belle
    Au grand soleil de messidor !
    C’était une cavale indomptable et rebelle
    Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
    Une jument sauvage, à la croupe rustique
    Fumant encor du sang des rois,
    Mais fière, et d’un pas libre heurtant le sol antique
    Libre pour la première fois.
    Jamais aucune main n’avait passé sur elle
    Pour la flétrir ou l’outrager,
    Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
    Ni le harnais de l’étranger.
    Tout son poil était vierge, et belle, vagabonde,
    L’œil haut, la croupe en mouvement,
    Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
    Du bruit de son hennissement.
    . . . . . . . . . .
  2. Pour Good God ! Bon Dieu !