Comment s’en vont les reines/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs (p. --367).
COMMENT S’EN VONT
LES REINES
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR :
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COLETTE YVER




COMMENT S’EN VONT
LES REINES

PARIS

CALMANN-LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS


3, rue auber, 3





Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

Aux femmes d’hommes politiques

reléguées par la Raison d’État au second plan
des préoccupations de l’époux, et qui devront vivre
dans la solitude de leur cœur,

ce livre est dédié.

COMMENT
S’EN VONT LES REINES


I

LE BAL DE LA DÉLÉGATION

Un coupé de louage, traversant Oldsburg, emmenait le ménage Wartz au bal que la Reine offrait aux membres du Parlement poméranien. Les passants qu’ils croisaient cherchaient à les deviner furtivement, le regard attiré par le jeune visage de Madeleine Wartz, qui se détachait sur l’ombre du fond. Au coin de la rue aux Juifs et de la rue aux Moines, un embarras de voitures les arrêta, et on put les voir. La jeune femme, tête nue, brune, les yeux rieurs entre ses longues paupières un peu obliques, gardait le bas de son visage délicat enfoui dans la fourrure de son manteau de bal. Wartz, dont l’échancrure du pardessus laissait voir le plastron de soirée, la ligne des trois boutons de diamant, fut reconnu par un des promeneurs, car il y avait dans ce visage pâle, boursouflé, aux prunelles bleues bigles d’expression, quelque chose d’impérieux et de singulier qu’on n’oubliait pas ; et ce passant le nomma :

— C’est Samuel Wartz, le délégué républicain d’Oldsburg.

Le jeune et heureux délégué, en effet, l’élu d’une opinion nouvelle par qui les esprits étaient troublés dans cette petite monarchie du Nord, si paisible. Les nations comme les individus sont la proie des idées et des crises morales. La Poméranie, depuis un temps imprécis, sentait s’éveiller en elle l’idée républicaine, née on ne savait de quoi, de souvenirs d’histoire, d’un certain fanatisme de liberté latent chez tous les peuples. À un moment donné, au-dessus de ce sentiment national, avaient surgi des meneurs qui se croyaient un peu les créateurs du mouvement républicain, alors qu’ils avaient été créés par lui. Samuel Wartz était l’un d’eux, tout nouvellement nommé, aux élections dernières, représentant du faubourg de la ville.

Cet homme venait de traverser la période d’enchantement le plus absolu que l’on conçoive. Après une jeunesse triste d’orphelin, écoulée chez une noblesse rigoriste de province — il avait été le secrétaire d’un châtelain — Wartz était venu à Oldsburg. Là, il s’était fait remarquer dans la Presse d’opposition, et il avait un jour satisfait les deux passions qui le possédaient également, en conquérant les votes de ce quartier ouvrier vers lequel le poussait sa poétique d’humanitaire, et en épousant cette jolie et spirituelle Madeleine, l’enfant d’un milieu progressiste où il s’était éperdument jeté, après la compression de la vie de château, là-bas. On ne le voyait guère que dans ces deux ou trois salons où l’on parlait librement chez le père de sa femme, le directeur du Nouvel Oldsburg, M. Franz Furth, chez le vieux délégué libéral, le docteur Saltzen, l’oncle Wilhelm comme on l’appelait dans cette société triée de dilettantes politiques, et chez quelques artistes moins en vue, qui eux aussi fréquentaient là. Son élection inespérée lui avait d’abord donné dans ce cénacle une autorité que convoitait sa vanité de modeste-orgueilleux ; mais par-dessus tout, elle avait été pour lui l’illusion d’un grand rôle à jouer, l’impression de tenir sous sa main des hommes, rassasiant ainsi à demi son appétit d’action morale, cet instinct qui, en dehors de toute ambition, est le signe fatal des Maîtres. Et soudain, dans cette fièvre politique qui décuplait sa vie, il avait aimé Madeleine, cette petite créature d’esprit et de grâce que, furtivement ce soir, dans le noir du coupé, il enlaçait de son bras. Il l’avait aimée aussi tendrement que possible, mais en même temps avec fureur, avec folie. Il avait quelquefois cette idée et — il en chassait l’expression de son esprit parce qu’il était naïvement convaincu de sa propre modestie et que c’était ridicule : « J’ai là une passion de grand homme. » Et en vérité, il y avait quelque chose de rare dans sa manière d’aimer, une passion et une tendresse que vingt hommes sur cent ne connaissent peut-être pas en amour. Il n’osait imaginer la conduite qu’il aurait tenue, si elle lui avait refusé sa main. Mais il lui avait plu. Il lui avait plu par ce qui avait conquis les tisseurs du faubourg, par ce que les femmes aimaient en lui comme les hommes : sa pâleur intelligente, ses yeux profonds, son air triste, ses mouvements lents de rêveur, sa main énergique qui dessinait en gestes les idées qu’il énonçait.

Madeleine avait bien aussi la beauté d’une femme faite pour l’amour ; et c’était tellement réel, qu’elle avait beau s’habiller simplement, porter des robes riches mais sans aucune extravagance, tordre ses cheveux strictement selon la mode, elle conservait un charme équivoque. Et maintenant, même mariée, il ne lui était plus permis, sous peine de se voir méconnue, d’être dans la rue une certaine heure passée, alors que tant de femmes, qui n’avaient pas sa décence extérieure, le pouvaient si impunément. Ses cheveux trop noirs, trop lourds, la blancheur poudrée de ses joues, la folle gaieté de ses prunelles, sa forme trop mince, et encore autre chose d’insaisissable lui donnaient un mystère étrange. On n’expliquait pas autrement que ce jeune être rieur, ignorant la moitié de tout, une enfant, portât en soi comme une menace tragique. Peu de gens voyaient cela en elle, il est vrai, mais parmi les amis de Wartz, deux ou trois hommes habitués à penser et à deviner les destinées s’étaient effrayés de voir ce garçon si bon, si bien fait pour la libre lutte politique, emprisonné dans ces petites mains de femme qui créeraient du drame autour de lui.

Et ce fut ce soir-là, dans le coupé arrêté au coin de la rue aux Juifs et de la rue aux Moines, que pour la première fois Samuel Wartz éprouva, lui aussi, comme un avertissement de cette chose mystérieuse.

— Mon bon Sam, lui dit Madeleine, je vais te faire une petite prière ; tu avais envie peut-être de me faire danser ce soir, dis ? Oui ! Eh bien, ne me le demande pas, veux-tu ?

— Pourquoi ? fit en sursautant Wartz qui n’avait encore connu de sa jeune femme que les douceurs, mais non point les singularités.

Et il eut l’idée qu’elle avait honte de lui si peu mondain.

Elle lui répondit très bas une phrase qu’il ne comprit pas ; la voiture avait recommencé sa course ; le roulement sur le pavé sec d’une nuit d’hiver, le fracas des vitres secouées dans leur châssis les assourdissaient, et Wartz ressentait la cruauté de l’incertitude. Une minute plus tard, alors qu’en se penchant ils auraient pu déjà voir la façade illuminée de l’hôtel de ville où se donnait la fête, elle força la voix pour couvrir le bruit qui les enveloppait.

— Je te demande de ne pas danser avec moi, et voilà tout. Il me semble que je t’ai laissé suffisamment lire en moi pour soupçonner que je m’impose là une privation. Tu as bien mille soucis, mille combinaisons politiques que tu ne peux me confier. Les femmes ont aussi leur politique, une politique secrète de leur cœur…

Il la regardait avec stupeur, prenant conscience tout à coup d’imprécises violences qui dormaient en lui. Il entendait garder du cœur de sa femme la possession absolue, sans restriction de politique sentimentale ou de secrets. Mais il se tut, comprenant qu’à cette minute le moindre de ses mots eût été en disproportion avec cette petite âme douce. On ne lance pas de pierres sur un oiseau.

D’ailleurs, ils étaient arrivés. Leur voiture s’arrêtait devant l’hôtel de ville. Madeleine ouvrit elle-même, sauta la première à terre, et sans se retourner vers son mari, l’allure gaie, serrant autour de sa taille menue sa grosse fourrure gris argent, elle s’en alla vers la lumière que la galerie des grandes baies cintrées, tout le long du péristyle, découpait en festons gigantesques.

Sous le feu blanc des lustres, des laquais chamarrés vinrent à eux pour le service du vestiaire. Des odeurs de fleurs, des parfums de femmes, l’air chaud, le finale d’une valse là-haut, à l’orchestre — cet en-haut où l’on voyait régner une lumière plus insoutenable, où piétinaient les cohues de danseurs, où était la Reine, et vers quoi s’éployait le double escalier de dalles blanches aux rampes en fer forgé tout cela était trop voluptueux, trop grand, trop grisant. Madeleine se rapprocha de Wartz, tourna vers lui ses épaules et fit tomber la fourrure dans ses bras.

— Madeleine… murmura-t-il.

Mais elle avait déjà dans la tête, jusque dans les nerfs de ses petits pieds, la valse jouée là-haut, à pleine vitesse, par les violons.

— Dis-moi si ma robe fait bien !… demanda-t-elle.

Et vers le grand escalier où montaient d’autres couples, elle se mit à marcher devant lui, frêle, cambrée, la tête un peu en arrière et comme entraînée par le poids des lourds cheveux. Sa robe était d’une étoffe blanche où scintillaient des fils d’or. La traîne ondulait dans la marche.

— Cela va très bien.

En disant cela, Wartz pensait aux autres hommes qui la feraient danser ce soir.

En bas, c’était la vulgaire atmosphère parfumée et chauffée des bals qui les avait saisis, mais à mesure qu’ils gravissaient ce fameux escalier de l’hôtel de ville, si ample, si démesuré que pas un palais ducal n’en possède un semblable, la pensée de la Reine se mit à les prendre. Elle était ici, la reine Béatrix, la dame en noir dont le courtois républicain qu’était Wartz saluait souvent le landau dans la rue aux Juifs, une belle femme énergique qui sentait la révolution venir, et qui dans son état-major de ministres, de conseillers, de ligueurs royalistes, travaillait secrètement la nation au rebours. Samuel Wartz nourrissait à son égard le sentiment qu’ont les hommes d’affaires pour une veuve qui gère bien son commerce après la mort du chef de maison. C’était à ses yeux une Poméranienne intelligente, mais il haïssait en elle la personnification de l’idée monarchique. Combien, tout jeune homme elle toute jeune Reine — il avait raillé le culte qu’on lui vouait dans la noblesse provinciale, comme à une déesse. C’était ses images enguirlandées de fleurs, ses actes mêmes, ses décrets sur quoi l’on n’avait pas droit de réflexion, son nom que les vieux gentilshommes se levaient pour prononcer, leur accent pour dire : « La Reine ! »…

Les gardes du corps, sanglés dans leur uniforme de drap blanc à boutons de cuivre, étaient échelonnés le long de l’escalier. En levant les yeux, on voyait, derrière un massif de bananiers et de palmiers, la tente rouge de l’orchestre qui portait les deux lettres brodées de fil d’or : B. H. — Béatrix de la dynastie des Hansen. — Puis, comme c’était l’heure la plus brillante du bal, après une pause d’un instant, les musiciens attaquèrent la grande valse poméranienne dédiée à la Reine : Béatrix, qui était devenue tellement populaire, que c’était comme un second air national ajouté au véritable. Madame Wartz ne put se retenir de fredonner entre les dents cet air berceur, à deux temps, que l’harmonie énervante des violons faisait vibrer dans tout le monumental hôtel. Les gamins, dans les rues, sifflaient Béatrix, les petites filles poméraniennes en jouaient au piano une édition simplifiée, la musique du régiment des gardes la donnait à chaque concert, et dans la campagne la plus lointaine, on la dansait à toutes les noces. Insensiblement, dans cette musique tout simplement sensuelle, s’était incarnée une idée, et, dès les premières mesures, s’évoquait dans les esprits une figure nuageuse de femme portant le diadème.

Un petit homme brun, à lunettes, que l’habit faisait paraître plus replet, passa devant eux escortant une dame âgée.

— Le ministre de l’Intérieur, prononça tout bas Samuel Wartz.

Dans la galerie où aboutissait l’escalier, on dansait. C’était un tournoiement de belles chevelures blondes, — toutes les Poméraniennes étaient blondes et Madeleine disait, en parlant de ses tresses d’un noir bleu : « J’ai l’air de porter perruque, » et des étoffes, en mille taches de couleurs claires, papillonnaient. Il se levait de beaux bras blancs coquets, qui dessinaient fugitivement au passage de la grâce dans l’air. Puis c’était des bras osseux aux gestes raides que les danseurs ne pouvaient assouplir, d’autres qui se dressaient en l’air, ridicules, des manches noires d’hommes, des gants plissés jusqu’à l’épaule, des gants retombés qui laissaient voir la chair rouge ; et tous ces bras se heurtaient, s’accrochaient, disparaissaient, tandis que d’autres revenaient, car il sortait de la salle des mariages un flot continu de danseurs que poussait et grisait la valse.

— Voici mon confrère Braun avec une dame en vert, disait encore Wartz.

— Où est-il, Braun ? demandait distraitement Madeleine.

— Tiens ! voilà le fameux Conrad de Hansegel ; tu sais, le conseiller de la Reine. Voilà le président de Nathée.

Et pendant qu’il regardait dans ce flot mouvant, cherchant ses amis, le sourire de Madeleine allait à un personnage aux cheveux gris qui se tenait sous le cintre de la seconde baie, s’appuyant des deux mains aux balustres, épiant les arrivants. Ces deux baies formaient comme un balcon au-dessus de l’escalier dont elles séparaient le trou béant de la galerie où l’on dansait. Il y avait là plusieurs hommes graves qui semblaient rappeler à la foule combien était artificiel le côté fastueux et léger de ce bal politique ; mais, parmi tous ceux-là, Madeleine n’en avait reconnu qu’un seul.

— Samuel ! Samuel ! dit-elle vivement, vois donc l’oncle Wilhelm, là-bas.

Mais déjà il venait à eux, grand et mince, fin comme un de ces fleurets d’escrime qui étaient sa passion de vieux garçon, souverainement gentil-homme dans la structure de son corps, dans la laideur osseuse mais si intellectuelle de son visage.

— Mon cher Wartz, dit-il, que vous êtes en retard !

Et il leur sérrait la main à tous deux, comme à deux enfants.

— Il va maintenant falloir saluer Sa Majesté, reprit Wartz âprement ; j’aurais préféré me dispenser de ces grimaces. Il est hypocrite d’offrir ces politesses-là à une femme dont le but de votre vie est de ruiner le pouvoir.

— Va donc, fit Madeleine ; nous sommes invités chez madame de Hansen tout simplement, et nous allons lui présenter nos devoirs : elle est la maîtresse de maison.

— La maîtresse de maison ici, c’est la nation, répliqua son mari, qui avait l’esprit tourné volontiers vers cette littérature républicaine où les mots claironnent un peu, mais qui exprime si bien la fièvre de la passion politique.

Le docteur Saltzen reprit :

— Pardon, mon ami, la Reine donne un bal ici ; l’architecture et les pierres du lieu ne sont pas son domaine il est vrai ; mais là où la femme reçoit, elle installe comme un chez-soi moral. Quand j’offre à mes amis un dîner à l’hôtel, j’agis pareillement. Maintenant, ne me demandez pas le secret de cette femme qui s’avise aujourd’hui d’inaugurer avec la nation des coquetteries qu’on ne lui avait jamais connues, sort dans ce but de chez elle, et va pour la circonstance loger ses pénates dans la maison commune, qui n’est ni à elle, ni à nous.

— Son palais de la rue aux Juifs était quelque chose de trop frêle, de trop précieux, dit Wartz croyez-moi, dans une certaine aristocratie très fermée, dont elle est comme l’essence personnifiée, on n’estime guère la classe politique ; on y attache une idée de vulgarité, de brutalité. Béatrix est une grande dame d’Oldsburg, elle n’a pas voulu recevoir ce monde-là chez elle ; elle a craint qu’on ne lui abîmât quelque chose.

— Non, reprit Saltzen, l’air soudain très pensif, il y a une raison plus lointaine, plus secrète ; c’est là une idée de Hansegel.

— Le duc de Hansegel ? Je l’ai vu passer tout à l’heure, ici même ; il dansait comme un effréné ; la jeune femme qu’il menait semblait ne plus toucher terre.

— Il en fait danser d’autres ! reprit le vieil homme.

Tous les trois, maintenant, remontaient à grand’peine le courant de la danse, pour se rendre à la salle des mariages, qui était le lieu véritable de la réception. Ils marchaient à la file, frôlés par les plantes vertes qui garnissaient les murs de la galerie, et, sans le vouloir, ils laissaient bercer leur allure par le rythme de la valse, le trio de Béatrix qu’on jouait. Comme les journaux l’avaient prédit, ce bal était une cohue ; on voyait passer des épaules rougies par les meurtrissures reçues au cours de bousculades. La délicate Madeleine trouvait cela populaire ; elle en était choquée ; mais, en cet instant, elle ne songeait guère qu’à la Reine, devant laquelle elle allait paraître pour la première fois.

— Voyons, Wartz, fit tout bas l’oncle Wilhelm en se retournant, seriez-vous venu si la réception eût été rue aux Juifs ?

— Pourquoi pas ? Vous savez comme je suis curieux de tout : je suis venu pour voir, pour chercher un spectacle.

Ils s’arrêtèrent. Saltzen s’appuya du genou sur la banquette de velours rouge qui se trouvait là, contre le mur ; Madeleine regardait valser.

— Mon cher ami, je vous le dis, si vous êtes ici ce soir, vous le républicain… le révolutionnaire, c’est que ce bal a été présenté comme une chose démocratique ; vous saviez qu’on y danserait à nu sur les dalles, qu’on se cognerait aux murs municipaux, qu’il n’y régnerait nulle étiquette, et que la Délégation s’y trouverait beaucoup moins chez la Reine que chez le peuple. La preuve en est que vous avez tout à l’heure exprimé cette impression, nébuleuse en votre esprit. Hansegel savait cela, — le diable d’homme sait tout — à moins que ce ne soit la Reine elle-même, car cette créature est peut-être plus capable encore…

— Mais enfin, monsieur Saltzen, interrompit Madeleine, quel genre de femme est-ce, la Reine ? Songez que je vais la voir, que c’est la première fois, et que je m’affole… Il y a tant de choses, tant d’idées dans ce mot de Reine !…

— Quel genre de femme ? je n’en sais rien, madame, mais je puis vous dire ceci : moi, qui ai cinquante-deux ans, qui ai vu la vie jusqu’au fond, qui ai dans le cœur certain secret plus lourd que les hommes de mon âge n’en portent d’ordinaire, moi qui suis vieux et qui suis républicain, car j’ai glissé dans ma carrière politique du libéralisme à la Liberté souveraine, je ne vois jamais cette femme sans émotion. Que voulez-vous, elle me chavire ! Elle a trente-huit ans, elle a des yeux de velours, et encore ce qu’on ne peut rendre que par le mot de royal. Mais tout cela n’est rien. Je sens que, vieille et laide, avec une robe de mérinos noir, sans voix ni force pour parler, si elle paraissait à sa tribune de la Délégation, elle serait encore une puissance indéfinissable ; elle a du sang de vingt-deux rois dans les veines, elle est la Tradition et l’Histoire nationale. Votre mari et moi, nous représentons chacun environ sept ou huit mille électeurs, mais elle, elle représente la Poméranie ; elle est la Patrie vivante. Et, tenez, quand je pense que dans cette salle, derrière cette porte d’étoffe, rien qu’en faisant quelques pas, nous allons la voir, je ne suis pas absolument de sang-froid.

— Cher monsieur Saltzen, dit Samuel qui souriait, vous êtes un poète.

— Non, reprit le vieux délégué, je suis Poméranien. Les opinions politiques sont faites bien moins d’idées que de sentiments ; depuis huit siècles que nous sommes sujets des rois, nous avons au fond de nous-mêmes une force — ou une faiblesse — monarchiste. Les principes nouveaux, la conception d’une noblesse sociale plus moderne, font monter le niveau des idées : on a l’opinion plus haute, si je puis dire ; mais, de temps en temps, il vous revient quelque chose du passé. Vous avez vu quelquefois des nénufars dans les lacs. Quand viennent les grandes pluies, que le lac grossit, qu’il déborde et ruisselle alentour, les nénufars poussent par-dessus tout, et continuent de s’épanouir toujours à fleur d’eau. C’est comme cela que font en nous les vieux sentiments politiques de nos pères ; eux aussi, sans qu’on le veuille, nous remontent parfois à fleur d’âme… Venez-vous, Wartz ?

C’était le moment où, pendant que l’orchestre se taisait, les couples s’en allaient au buffet. L’oncle Wilhelm souleva la portière pour que passât le jeune ménage. La salle était presque vide. La Reine était au fond, près du maire d’Oldsburg, entourée de dames d’honneur. Ses deux jeunes neveux, le duc de Landsburg et le prince de Hansen, qui étaient les chefs de la maison royale, demeuraient à ses côtés, en officiers des gardes Il y avait ici une décoration merveilleuse, des tentures mauve et or, des roses naturelles en guirlandes, des festons de mimosas ; il y régnait aussi une lumière plus tempérée qui dorait doucement la beauté des visages, car Béatrix détestait la fatigante lueur électrique, et l’on avait remplacé les lustres ordinaires par des bougies. Mais Madeleine et Wartz ne virent rien de tout cela, ni leur père Franz Furth qui causait avec les journalistes, contre cette fenêtre tout près d’eux, ni de jeunes femmes assises qui leur souriaient, ni le président de la Délégation qui venait à eux, mais seulement. cette femme là-bas qui les fascinait sans les avoir vus, par son seul titre de Reine.

— Wartz ! Wartz ! voulez-vous que je vous présente ?

C’était le président du Parlement, le baron de Nathée, qui passait pour l’homme le plus poli de la Poméranie. Grand et blond, il avait la flexibilité courtoise des gens qui saluent beaucoup ; devant les hommes, devant les femmes, devant ses collègues de la Délégation dont il réglait les débats, il gardait toujours la même élégance cérémonieuse, et l’on disait que le jour où l’une aurait remplacé l’autre, il adresserait à la République les mêmes politesses qu’il faisait maintenant à la Reine.

— Sacré Nathée ! pensa tout bas le docteur Saltzen, en rejoignant d’autres amis, il a l’âme d’un maître de cérémonies.

Là-bas, la Reine s’était avancée en voyant venir à elle cette petite femme charmante dont la toilette lui plaisait. Madeleine traversait le salon, si pâle, si impressionnée, que c’était une autre femme, une créature nouvelle ; elle paraissait dix-sept ans avec son regard de petite fille effarouchée et sa forme menue qui avait perdu l’allure pimpante des heures de coquetterie.

— Monsieur de Nathée, dit la Reine quand ils s’approchèrent, j’allais justement vous demander le nom de cette jolie Oldsburgeoise.

Elle disait cela au hasard, sachant flatter la jeune femme, fût-elle provinciale, en lui attribuant le cachet de la capitale ; car les rôles étaient maintenant un peu renversés, et la pauvre Reine en était réduite à faire la cour à ses sujets ; ce bal en était la preuve.

— Monsieur Wartz, délégué d’Oldsburg, Majesté, fit le baron avec son tic d’inflexion d’épaules, et madame Wartz.

Sa Majesté ne regardait plus Madeleine ; ses yeux doux et puissants de femme mûre plongeaient dans les yeux, dans l’esprit même du jeune délégué. Et voulant marquer à quel point elle savait qui était devant elle :

— Monsieur Samuel Wartz, n’est-ce pas ? prononça-t-elle avec un accent étrange.

Il s’inclina sans répondre ; cette femme en satin mauve, magnifique plutôt que belle, la poitrine à demi nue sous les dentelles, et qui portait dans les cheveux comme le pli de la grosse et vieille couronne d’or massif de la dynastie, ne le toucha que comme une idée. Il pensait au mot de Saltzen : « C’est la Patrie vivante ».

Elle continua dans son intention persistante :

— C’est vraiment jour de fête, puisque toutes les opinions se rencontrent ici dans la paix et la gaieté.

Ainsi, elle le savait l’un des meneurs du mouvement républicain. Il lui fallait, sans doute, après les séances parlementaires, où elle ne pouvait être présente qu’à intervalles, dévorer les comptes rendus, se mettre en tête les trois cents noms de ceux qui étaient pour elle le pays politique, s’épuiser à concevoir leur personnalité, créer jusqu’à leur physique ; elle devait s’attacher surtout à deviner ceux qui ruinaient son œuvre, son œuvre acharnée, désespérée, de maîtresse d’État qui défend son pouvoir, sa couronne et son enfant !

— Il fallait la pensée de Votre Majesté pour imaginer cette chose, dit Wartz.

Et pendant ces mensonges diplomatiques, une seconde ils se regardèrent durement, tous deux, la souverainé et le républicain.

— Eh bien ! leur demanda Saltzen, quand ils se furent retrouvés dans le clan des amis de leur parti, que dites-vous, Wartz ?

Wartz ne répondit pas ; il était absorbé par le sentiment que cette femme, ou celui qui lui dictait ses actes, avaient voulu l’amener ici, lui et ses amis, pour leur faire éprouver le prestige royal. Par leurs moyens détournés, ils y étaient parvenus, et le prestige royal l’avait atteint vraiment dans ce décor somptueux de lumière, de fleurs, de diamants et d’étoffes chatoyantes. Il comprit ce qu’avait voulu dire l’oncle Wilhelm tout à l’heure, en parlant de Hansegel : « Il en fait danser d’autres ».

Mais Madeleine, plus éclatante que jamais maintenant sous tous ces yeux d’hommes qui la regardaient, s’écria en riant :

— Monsieur Saltzen, vous aviez raison ; vous savez si j’ai l’âme républicaine ! eh bien, tout à l’heure, quand j’ai vu sa grande main forte — forte comme celle d’un homme — et que j’ai pensé à tout ce que cette main symbolise de puissance, d’autorité héréditaire si lointaine, j’ai évoqué les reines d’autrefois, les manteaux d’hermine, les sacres, toute mon histoire poméranienne, la dynastie : Conrad III, Conrad II, Wenceslas, Othon, Conrad Ier, Wilhelm le Boiteux qui a vaincu l’Europe, Bertrand qui a fait les Croisades, et jusqu’à leur aïeul à tous, Charlemagne, qui avait uni toutes les nations sous son sceptre. Alors, c’était plus fort que moi, j’ai senti les nénufars royalistes me fleurir dans l’esprit par-dessus tout le reste.

Saltzen avait les yeux sur elle et souriait complaisamment en l’écoutant.

Et voilà que vint l’air d’une valse que l’orchestre reprenait. Madeleine redressa la tête, trouvant délicieux d’entendre ainsi cette musique de loin. Les danseurs revenaient aussi dans ce salon ; le président de Nathée vint inviter la jeune femme ; elle savait qu’il valsait mieux que personne, mais elle le remercia, en le remettant à plus tard.

— Madame Wartz, lui demanda Saltzen, avec l’aisance que lui donnaient son âge et sa familiale amitié — il l’avait vue naître, — me trouvez-vous trop vieux pour danser avec vous ?

— Vous savez bien que vous êtes un jeune homme, répondit Madeleine, mais vous êtes trop grand ; ma main ne peut jamais atteindre votre épaule.

Et, pareillement, elle congédia deux ou trois rédacteurs du journal de son père, jusqu’à ce qu’on vit venir à leur groupe l’adolescent en colonel des gardes qui représentait ici la maison de la Reine, le prince Érick de Hansen. Madeleine, à peine l’eut-il invitée, lui tendit la main d’un geste coquet, et tout de suite ils partirent à travers le salon, ouvrant les premiers cette danse, si légers et si jeunes tous deux, qu’on les remarquait dans ce blanc assorti de leurs deux costumes où scintillait de l’or.

Ils traversèrent deux ou trois fois cette salle des méandres de leur valse, puis comme autour d’eux s’amassaient les danseurs, ils glissèrent jusqu’à la porte et on les vit disparaître dans la galerie, elle, très amusée de valser avec ce gamin qui était une altesse royale, et qui portait un uniforme si joli, lui, décidément très amoureux d’elle.

Ce fut une idylle de dix minutes, un petit ta bleau de rêve qui passait ; mais l’acte politique était lourd. Fallait-il qu’elle eût au cœur l’angoisse de la ruine, qu’elle sentit vraiment la nation lui échapper, Sa Majesté Béatrix, duchesse d’Oldsburg et reine de Poméranie, pour avoir, d’un signe, envoyé son neveu quêter la faveur de cette roturière ennemie !

Le délégué Saltzen avait suivi des yeux les deux jeunes gens.

— Comme les idées marchent ! dit-il.

Wartz s’était détourné, beaucoup moins pour causer avec son ami Braun, que pour ne voir pas Madeleine, sa Madeleine à lui, griser les autres… Mais ce n’était pas un mari ridicule, il savait ne pas aimer sa femme publiquement, et quand il se sentait par trop la mine d’un amoureux, il se mettait volontiers à parler d’interpellations, d’amendements, de votes et autres mets parlementaires.

Depuis quelque temps, il s’élaborait précisément à la Délégation quelque chose de très mystérieux : c’était une loi en gestation. Samuel, le premier, en avait parlé à ses amis ; il comptait la présenter lui-même : ce serait la loi Wartz. Tous en faisaient les assises d’une République sagace, consciente d’elle-même. Il s’agissait de recréer pour ainsi dire la masse du peuple par l’instruction obligatoire. Or, on peut voter dans un État des lois plus tapageuses que celle-ci, mais il n’en existe pas qui atteignent la nation davantage.

Braun disait, avec l’accent saccadé de la province de l’Ouest frontière qu’il représentait :

— Si nous arrondissons les chiffres, en considérant l’ensemble de la Délégation, si nous ne tenons compte ni des demi-opinions, ni des nuances fausses qui ne sont ni blanc ni noir, ni des esprits incertains, également capables, sous l’influence d’un discours, d’aller à droite ou à gauche, et qui sont, dans tous les pays constitutionnels, l’aléa parlementaire, je vois un premier cent, républicain, qui dicte la loi. J’en vois un second, libéral, qui la vote, et le troisième, le groupe des royalistes irréductibles, qui la repousse. En un mot, la représentation, nous la tenons.

— Dans un mois ou six semaines, dit Wartz, je serai prêt. J’ai fait traduire les différents textes de la loi qui existe déjà dans la plupart des États d’Europe, avec les polémiques de presse qu’elle y a provoquées.

— Voyons, Wartz, ce n’est pas sérieux ! s’écria Braun, comment ! vous pensez, pour votre seul plaisir de créateur, à gaspiller la force que vous tenez sous votre idée ! Déposer la loi dans six semaines !

Wartz le regardait avec ce mélange de colère et de surprise qui donnait parfois une expression si singulière à ses yeux inégaux.

Son beau-père vint à la rescousse :

— Eh ! mon ami, vous ne m’aviez jamais confié ce prurit de législation ; quel homme pressé ! Parler dans un mois ! Mais le public n’est pas prêt, si vous l’êtes !

Et de tous côtés, — ils étaient sept ou huit à causer, — délégués et journalistes lui répétaient à peu près ceci : « Vous n’avez pas compris ce qu’on peut faire avec votre loi ! »

— Je sais ce que j’en veux faire, moi, répondit-il.

Il se sentait traité par ses collaborateurs, tous plus âgés que lui, comme un enfant de génie dont on exploite le miraculeux instinct en le dirigeant. Il avait, plus que la passion de la politique, celle de la République. Cette idée du peuple souverain le possédait de telle manière que c’était devenu pour lui une religion sans mesure, le fanatisme même. Il avait, des fanatiques, l’ardeur et la naïveté. Les autres étaient, ou de vieux hommes d’État comme Saltzen, experts en stratégie politique, ou des esprits médiocres comme Braun, plus méthodiques que convaincus, tournés vers ce qu’on pourrait appeler l’intelligence parlementaire, et qui, étant la majorité, accomplissent les grandes œuvres publiques, ou bien des journalistes, comme Franz Furth, qui mènent de sang-froid les masses, sans connaître ce désir effréné de les posséder par la parole et personnellement. Tous se mirent à développer devant Samuel leur conception. Il fallait faire de la loi le levier sous la pression duquel céderait la Constitution ; on ne rencontrerait pas deux fois un outil pareil. Avec le ministère actuel, suffisamment libéral pour l’adopter à la majorité des voix, le coup d’État n’était pas possible ; il fallait attendre et, au besoin, provoquer la formation d’un cabinet ultra-royaliste qui la repousserait, et contre lequel on lancerait alors l’hostilité de la nation qu’on aurait travaillée à point, et qui serait gagnée déjà à cette idée de la Plèbe instruite. Tous gourmandaient Wartz. On lui laissait l’initiative et l’exécution de cette œuvre, car on avait mesuré sa puissance de meneur, mais on y ajoutait les roueries, les finesses de métier dont on le voyait incapable. C’étaient des hommes faits pour la révolution prochaine, mais il n’y avait parmi eux qu’un apôtre.

Madeleine passa devant eux au bras de l’Altesse Royale ; puis, avant qu’elle pût se reposer, elle fut priée si instamment par un jeune publiciste qui l’avait vue danser à l’autre bout de la galerie et l’avait suivie jusqu’ici, qu’elle se laissa emmener encore.

— Je vous conduirai au moins au buffet, madame ? lui glissa Saltzen entre deux danses.

Oh ! la politique secrète de ce cœur de femme ! ce à quoi elle songeait devant ce succès fou qu’on lui faisait, et tout ce que le mari ne pouvait deviner dans son sourire ! Devant lui, les danses tourbillonnaient toujours ; on voyait le balancement des chevelures, le cœur dessiné par le décolleté des robes, dans le dos nu des femmes, et les basques des habits noirs, un peu soulevées par le vent du tourbillon.

Wartz ne causait plus avec personne. Il se sentait seul dans ce brouhaha, seul comme le secrétaire du châtelain d’Orbach autrefois, seul de cette solitude morale qui l’avait fait triste pour toujours.

Sous le péristyle, en bas, une heure après, il croisa Madeleine au bras de Saltzen ; ce grand et maigre corps la faisait paraître plus gracile, plus souple ; elle s’essuyait les lèvres, humides encore du champagne auquel elle venait de goûter ; ses yeux luisaient, et Saltzen écoutait son babillage de son air énigmatique et spirituel.

— Je vous rends votre bien, Wartz, dit-il en apercevant le jeune homme ; vous me paraissez griller de la faire danser aussi, c’est bien votre tour.

— Madeleine sait le prix des choses, répondit-il ; elle préfère un brin de causerie avec vous à ces rondes ineptes.

Mais il reprit quand même sa femme, d’un geste si vif, que Saltzen le remarqua et s’en fut.

— Connais-tu l’escalier du fond, là-bas, dit alors Samuel, l’escalier qui monte aux salles d’archives, la vraie merveille de l’hôtel de ville ? Non. Eh bien ! venons par ici.

Il l’emmena le long du péristyle où se promenaient des couples qui semblaient désirer la solitude. Au fond, il n’y avait plus personne. Une lumière de gaz jaunissait les murs ; et on y sentait l’odeur des bureaux. Toute la paperasserie municipale dormait derrière ces petites portes, le long de la galerie : bureau des décès, bureau des mariages, bureau des naissances. Puis ici, c’était l’échancrure géante, le vide qu’éclairaient des fanaux à gaz, et dans lequel s’élevait l’architecture aérienne de l’escalier monumental. Ses spirales, qui procédaient par angles droits, se déroulaient dans une pente si douce, qu’on les voyait se multiplier à profusion jusqu’au faîte ténébreux. Larges et profondes les marches semblaient sans poids ; on eût dit qu’elles s’accrochaient à l’espace par les fioritures de fer de la rampe, et cette rampe, du bas en haut, dessinait ainsi comme une grecque. brodée en noir sur le blanc des dalles.

— Montons, dit Madeleine extasiée.

Ils étaient seuls là. Ils montèrent. Elle laissa tomber la traîne de sa jupe, parce que, même dans la solitude, les femmes éprouvent parfois le désir d’être plus belles, comme pour des yeux invisibles qui les regarderaient. En passant devant la première fenêtre qui ouvrait sur les jardins, ils s’aperçurent qu’il neigeait ; les arbres commençaient à s’esquisser en fins linéaments blancs, et silencieusement d’accord, Samuel et Madeleine s’arrêtèrent pour voir.

Après quelques minutes, Madeleine se détourna encore une fois pour s’assurer si d’en haut ni d’en bas il ne venait personne, puis elle prit au cou son mari.

— Tu es triste, mon Sam !

Elle l’aimait aussi passionnément. Souvent il la trouvait froide, ou futile, ou coquette ; c’était parce qu’il ne devinait pas, parce que personne ne pouvait deviner ce cœur. Elle-même se trompait à ses propres apparences ; elle ignorait sa vertu profonde. Elle portait, ou plutôt elle cachait ingénument sa force morale. Elle était méditative et se faisait voir frivole ; elle était grave et paraissait légère, et quelquefois, des journées entières aux côtés de son mari, elle étouffait ses tendresses sans savoir pourquoi : elle avait peur… elle croyait que cela valait mieux ainsi.

Ce soir, comme il arrive à des enfants, pour ce doigt de vin qui lui avait passé dans le sang, elle se sentait la langue toute déliée ; mais c’était surtout ce décor qui la grisait : l’escalier princier, la vue du jardin sous la neige, tout le théâtral qui exalte. Loin de leur maison, des choses quotidiennes et matérielles qui marient à la longue les époux dans les intérêts vulgaires de la vie bien plus que dans l’amour, ils retrouvaient les suavités, lointaines déjà, de leurs fiançailles.

— Tu m’as fait de la peine, Madeleine, de t’en aller avec tous ces hommes, quand tu m’avais refusé, à moi.

— Mon Dieu, mon Dieu ! répondit-elle, les yeux tout de suite humides, je t’ai chagriné, toi ! moi qui voudrais ne faire mal à personne !

— Avais-tu honte de moi ? demanda-t-il âprement.

Il se souvenait souvent de la condition subalterne qui lui avait autrefois donné ces soubresauts d’orgueil blessé.

— Oh ! mon grand homme ! peux-tu penser !

Alors, elle fit un grand effort pour parler.

— Tu veux savoir ? Tu ne vas pas te fâcher ? Eh bien ! tu m’aimes, n’est-ce pas ? On le sait, tout le monde le sait ; et c’est si simple, on n’y pense pas, entre mari et femme ! Mais si tu m’avais fait danser, tu comprends, cela se serait vu ; ou du moins, je connais des yeux qui l’auraient vu, qui nous auraient suivis, qui auraient cherché jusqu’à la pensée de ta main à ma taille, et ces yeux-là, ces pauvres yeux amis, il ne faut pas les attrister par la vue de notre bonheur. Comme tu me regardes, Samuel ! Voyons, tu ne soupçonnes pas la vérité ? Tu ne t’es jamais aperçu de rien ? Oh ! ces hommes ! Tu ne devines pas que c’est le docteur Saltzen qui a un sentiment pour ta femme ?

— Il te l’a dit ?

— Oui, cher jaloux, c’est cela ; il me l’a dit ; il me l’a dit il y a sept ans, huit ans, et depuis, chaque fois que nous nous rencontrons, il me le répète. C’étaient des aveux subtils. — Comment t’expliquerai-je cela, quand à peine si je me l’explique à moi-même ! Un jour, — je venais d’avoir treize ans, — j’avais tordu mes cheveux qui faisaient une tresse trop lourde ; le soir, il vint dîner chez notre père ; je vis qu’il regardait le chignon que je m’étais fait ; et ses yeux soudain eurent quelque chose qui me plut beaucoup, si petite fille que je fusse. C’était à table. En levant la tête, deux ou trois fois je m’aperçus qu’il me regardait toujours. Je me souviens encore d’une autre circonstance où il me parut si singulier, mon Dieu ! C’était après la mort de ma grand’mère. Lors de notre malheur, il était en voyage ; à son retour, apprenant le chagrin que nous avions, il accourt à la maison ; j’étais tout en noir pour la première fois de ma vie. Le voilà entrant au salon, embrassant mon père, puis venant à moi qui pleurais. Il me tend les mains, il me regarde et ne m’embrasse pas… Je me suis bien longtemps demandé ce qu’avait signifié, dans ce moment-là, l’expression de ses yeux : deux gouttes d’eau de mer, vivantes, magnétiques, qui changent soudain, et c’est une âme inconnue qu’on a devant soi ! — Depuis, je me suis expliqué…

Samuel, ses deux mains gantées de blanc serrant la rampe, regardait le jardin devenir féerique. La jeune femme s’arrêta, perdue une minute dans les souvenirs du passé. Toute une procession de choses nuageuses passait devant elle ; des robes qu’elle avait eues, des paysages dans lesquels elle s’était promenée, des dentelles qu’elle avait brodées, mais tout cela l’éloignait de son sujet ; elle se reprit :

— Pauvre oncle Wilhelm ! Je lui ai fait un jour le chagrin de me fiancer à toi. Il n’a pas fait d’esclandre, souviens-t’en ; pas même le traditionnel voyage de l’amoureux déçu. Il est resté bien simplement ; il nous a vus nous aimer ; il a été bon et affectueux pour toi ; et c’est seulement quand nous sommes revenus de Hansen, après un mois, que tu m’as dit : « Comme il grisonne depuis quelque temps, ce pauvre docteur ; il devient tout à fait vieillard. » Te rappelles-tu ?

— Je me rappelle, fit Wartz.

— Il savait bien qu’il ne pouvait pas m’épouser, continua Madeleine. Il se contente, pour son lot, des petits mots d’amitié que je lui dis, et je t’assure, Sam, que c’est exquis cela pour une femme : sentir cette affection poétique qui ne s’est jamais traduite que par d’insaisissables preuves, deviner ce cœur que l’âge a fait si délicat… Un jour aussi, tu auras cinquante ans, et je ne respirerai plus que le parfum de ton esprit.

À ce mot, il se tourna vers elle ; c’était vraiment un trait de son âme qu’il avait reconnu là, son âme charmante tournée vers le mystère, vers de délicieuses choses qu’elle ne savait pas dire ordinairement. Pour ce mot-là, toute la méchante colère qu’il avait eue un instant contre Saltzen tomba.

— Tu voudrais donc me voir cinquante ans comme l’oncle Wilhelm, dis ?

Elle entr’ouvrait les lèvres pour parler ; il lui venait un flot de vocatifs passionnés pour lui répondre. À la fin, elle se mit à rire, tout simplement :

— Oh ! Samuel, tu dis des choses !…

— Je n’aimerais pas, vois-tu, continua Wartz, que tu jouisses du culte d’un autre. Cependant, je n’en veux pas à Saltzen ; c’est un vieux sentimental, de ceux qui ne prêtent pas au tragique ; et avec cela une nature très vénérable. Je l’estime plus avec son ironie factice que tous mes autres amis ensemble. Il ne faudrait pas… Ma petite Madeleine, songe comme la coquetterie serait cruelle avec lui.

Madeleine soudain le regarda, les prunelles métallisées ; sa lèvre se fit tombante, elle boudait.

— Quand ai-je été coquette ? dit-elle. Et elle tourna le dos, puis se mit à descendre lentement. Coquette, elle qui venait à l’instant de refuser au vieil ami la danse qu’il lui demandait ! coquette, quand elle mettait tous ses soins, tous ses artifices délicats à transformer en douce amitié paternelle ce caprice d’arrière-saison ! Mais il en était toujours ainsi : on méconnaîtrait éternellement son cœur ! on se tromperait à sa grâce involontaire ! Elle-même s’assombrit sous l’injure, croyant avoir, peut-être, trop épanoui sa jeunesse rieuse devant le vieil homme. Son mari se mit à la suivre ; ils s’en retournèrent vers le bal. Elle marchait à côté de lui, souffrant, souffrant si fort que les battements de son cœur lui faisaient mal.

— Je t’ai maintenant averti, dit-elle, tu peux m’étudier.

— Cette confession ! murmurait Wartz, dans un coin de l’hôtel de ville, une pareille nuit !

— Quelle heure est-il ? reprit la jeune femme, je voudrais m’en aller.

Pour elle, la fête était finie. Elle était retombée lourdement au fond de son âme profonde, et elle y avait retrouvé le sérieux de sa vie morale, sa préoccupation du Bien, le souci de l’idéale vie conjugale qu’elle cherchait, sa conscience.

Comme ils prenaient congé de M. Furth et de tout le groupe de la presse qui s’était rassemblé pour demander à Samuel l’article d’inauguration de la campagne à entreprendre, on entendit une voix qui disait :

— Docteur, présentez-moi donc à monsieur le délégué Wartz.

Samuel se retourna brusquement. Saltzen était derrière eux, et à ses côtés, un homme jeune, d’aspect vulgaire, petit, vêtu sans élégance ; l’expression de la lèvre, celle qui trompe si peu d’ordinaire, était cachée sous une grosse moustache blonde ; au-dessous des tempes rondes, élargies par la calvitie prématurée, souriaient, d’un sourire peu plaisant, les yeux gris pleins de pensées obséquieuses, et pleins aussi de feu et d’intelligence

Saltzen, pris au dépourvu, réprima une grimace, et, hautain comme il l’était parfois si élégamment, il dit :

— Wartz, je vous présente monsieur Bertrand Auburger.

— Un de vos admirateurs, monsieur le délégué, interrompit l’inconnu.

Samuel, très absorbé, retiré dans le monde des sentiments au travers duquel il voyait souvent les êtres qui l’entouraient, ne remarqua pas le geste d’ennui que n’avait su retenir le mondain Saltzen. Il tendit la main à l’homme avec un froid : « Très enchanté, monsieur. » Mais celui-ci insista :

— On ne vous a pas encore entendu à la tribune, ce qui ne saurait tarder, je pense, monsieur le délégué ; mais je vous ai suivi lors des réunions électorales au Faubourg, et, là, je puis dire que je vous ai connu ; oui, monsieur, connu au sens le plus profond du mot.

Cet individu parlait vraiment d’une manière frappante ; on eût dit un professionnel de la parole : il choisissait ses formes, il accentuait à souhait, et toute son attitude soulignait l’expression même de ses mots. Il conquit soudain l’attention de Wartz.

— D’ailleurs, chez monsieur le baron de Nathée, j’avais appris déjà à vous connaître, poursuivit-il ; et la manière dont on y parlait de vous m’avait fait désirer bien vivement l’honneur de vous être présenté.

— Vous me flattez beaucoup trop, monsieur.

Et quand Samuel Wartz disait cette formule, on sentait son désir d’arrêter effectivement ce flux louangeur qui l’irritait. Cette nuance d’impression, l’homme la saisit, subtile comme elle était, et, sous le même style, il fit dévier le cours de sa pensée.

— Monsieur le délégué, vous ne refusez jamais votre sympathie, n’est-ce pas, aux personnes que vous avez acquises à vos idées ? Les Idées ! c’est par elles qu’on vit, on s’use pour elles, on se crée en elles des amitiés. Je ne suis, moi, monsieur, qu’un obscur, mais c’est un titre devant vous, c’est un titre d’être un obscur devant le républicain Wartz.

Inconsciemment électrisé, Wartz tendit la main une seconde fois.

— Vous me trompez, monsieur, vous ne devez pas être un obscur.

Quand Madeleine vit venir à eux, au vestiaire, le vieil ami Saltzen qui prit affectueusement Samuel par le bras, elle éprouva quelque chose d’étrange et de douloureux. Elle se reprochait maintenant d’avoir parlé. Il y aurait dans l’amitié des deux hommes, désormais, la petite tache qui dans un fruit tôt ou tard le fait pourrir. Le docteur disait :

— Cher ami, n’épuisez pas, je vous prie, votre courtoisie près de cette canaille d’Auburger. Croyez que c’est par surprise s’il m’a arraché cette présentation. C’est le dernier individu que, de mon chef, je vous eusse fait connaître.

— Qui est-ce enfin ?… demanda Wartz, en quittant le docteur pour aller enfiler son pardessus.

La fine Madeleine, qui savait entendre vibrer l’âme de son mari jusque dans le ton de sa voix, connut rien qu’à ce mot : « Qui est-ce ? » combien il était troublé et ravagé intérieurement.

— Un intrigant, répondit Saltzen, un homme qu’on ne voit pas Pour se faire inviter ce soir, il aura imaginé les pires bassesses, et par-dessus le marché, loué son habit dont il n’aura jamais l’idée de payer la location.

On faisait souvent au démocrate amateur qu’était l’oncle Wilhelm le reproche d’incorrigible aristocratie. Ce vieil élégant parfumé, raffiné, qui, en parlant à la tribune, n’y posait que du bout des doigts pour ne point froisser sa manchette, ne pouvait se retenir, songeait Wartz, de juger toujours un peu les gens sur leur mise. Du moins, la mauvaise humeur du jeune mari, qui avait une bien autre source, prit-elle âprement ce grief.

— Cet intrigant, qui manque d’habit noir, parle pourtant familièrement de Nathée, lequel est le plus authentique baron du royaume, monsieur Saltzen.

Saltzen se mit à rire.

— Il a tenu je ne sais quel emploi chez le président qui l’a mis à la porte au bout de quinze jours. Mais prenez garde, Wartz, il me semble que cet homme vous a trop plu pour ce qu’il est. Écoutez ceci : Nathée m’a certifié qu’entre autres professions, — car il en exerce plusieurs, paraît-il, — ce personnage a celle de lancer à la Bourse les fausses nouvelles au profit d’honorables spéculateurs.

— Je n’ai confiance en Nathée que comme valseur, dit Wartz.

Et il emmena sa femme.

Ils traversèrent une dernière fois le péristyle. L’orchestre avait repris la valse Béatrix. C’était la pensée de la Reine qui emplissait de nouveau tout l’édifice. Madeleine songea, avec une sorte de compassion, à cette Reine que minait le grand souci du trône, et qui devait quand même rester jusqu’au jour dans cette fête, prisonnière de toutes ces femmes folles, grisées de plaisir. Mais cette fois, ses lèvres ne fredonnèrent plus l’air de la valse. Au dehors, la place de l’Hôtel-de-Ville s’étendait toute blanche ; et la statue du roi Conrad s’y dessinait en noir. On y entendait par intervalles les coups d’archets plus aigus des violons de l’orchestre, et il y régnait une demi-lueur, venue des grandes fenêtres illuminées de la façade. Wartz et sa femme retrouvèrent leur coupé qui les

emporta dans une course ouatée de neige.

II

« CETTE CANAILLE D’AUBURGER »

Deux jours après le bal, Samuel Wartz, à sa table de travail, achevait un article pour le Nouvel Oldsburg, quand il reconnut, dans le coup frappé à sa porte, la main de la petite servante Hannah. Et lorsqu’il lui eut dit d’entrer, ses yeux s’éclairèrent de sympathie pour cette enfant, dont l’étroit corsage noir et le tablier blanc se montraient timidement contre le chambranle.

— Un monsieur Auburger demande Monsieur. Monsieur peut-il le recevoir ?

— Qu’il vienne ! dit Samuel, sans hésiter.

À quoi tient l’orientation de certaines destinées ! Il avait suffi, pour que cet individu équivoque vainquit la répugnance de Wartz, que le docteur le décriât dans une heure délicatement critique. Wartz avait beau dire, il gardait rancune au vieil ami. Ce n’était ni de la haine, ni de la jalousie, à peine un regret vague, une simple tristesse, corollaire de leur rivalité mystérieuse, comme sa fureur eût été celui de l’offense réelle. Mais c’était quand même une barrière entre eux. Saltzen n’était plus déjà l’arbitre qu’on écoute aveuglément.

« Si cet homme est besogneux et qu’il me demande de l’aider, songeait-il, je l’aiderai. Le vrai citoyen républicain doit agir de la sorte, sans trop juger. »

Pour lui, la République était une religion dont il adorait la morale maternelle, et que Saltzen ne suivait pas assez strictement à son gré. Au même instant, Auburger entrait : il s’avançait obséquieux, d’une main tenant son chapeau un peu en arrière, de l’autre lissant sa moustache. Wartz devina que cette moustache devait être pour l’homme son trait le plus précieux, tout son physique. Un rayon de soleil modelait son front, son crâne nu et rond de blond faisait cligner ses yeux.

— Monsieur le délégué, pouvez-vous m’accorder une heure ?

L’étrangeté du personnage était dans ce mélange d’humilité et d’autorité. Il y avait de la servilité dans son attitude, et il venait s’installer pour causer une heure avec un homme dont les instants étaient quelque chose de sacré. De même, l’autre soir, il avait mitigé de compliments de valet une sorte de camaraderie philosophique. On le sentait posséder également les deux forces qui conquièrent les hommes, la flatterie et l’ascendant moral, et il s’en servait simultanément avec une mesure incomparable.

— Asseyez-vous, monsieur, dit Wartz.

Quand on est enfant, la curiosité vous mène parfois en des excursions périlleuses où l’on ne se lance qu’en tremblant, sachant le danger, et le bravant pour la passion de voir. Samuel Wartz, à cette minute, agissait en enfant curieux. Trop intelligent pour ne point pressentir la force de cet être qu’il eût été prudent de mettre sur-le-champ hors de chez lui, il ne résista pas à ce désir d’excursion morale chez un spécimen humain si intéressant.

Auburger commença :

— Ainsi que je vous le disais l’autre jour, monsieur le délégué, j’ai réellement commencé à vous connaître durant la campagne qui a précédé votre élection. Je me suis attaché à votre caractère et j’ai conçu le dessein de me dévouer à votre œuvre. Nous manquons d’orateurs à la Délégation. Il y a bien monsieur Saltzen qui possède si parfaitement sa langue, car il possède sa langue comme personne ; mais justement, cette correction, cette impeccabilité… enfin, vous me comprenez, monsieur le délégué, ce n’est pas le tribun au sens vrai du mot. Vous me pardonnez ma franchise ? le tribun, c’est vous. Ah ! je vous ai vu, un soir que vous parliez aux tisseurs, dans la salle de l’ancien théâtre, au faubourg. Laissez-moi vous rappeler ce souvenir. Vous avez eu la plus tragique, la plus superbe des incorrections. Je vous vois encore debout à la petite table devant la scène, bien en lumière. J’étais dans un coin de la salle ; on y faisait un bruit assourdissant ; vous vous souvenez ? Le petit archiduc avait alors le croup, les journaux racontaient les veilles de nuit que faisait la Reine près de son enfant, ses crises de désespoir, tout le tralala sentimental, enfin. Cela avait créé un très fort mouvement dans l’opinion ; on en était venu à ne vous permettre plus d’énoncer jusqu’au bout vos idées républicaines. Que voulez-vous ! il y aura toujours. cela, l’emballement pour la femme ! Et je vous voyais remuer les lèvres, sans voix dans le vacarme. Vous étiez devenu très pâle, monsieur le délégué, et l’on sentait sourdre en vous la colère. Tout à coup, d’un cri d’orateur, vous avez dominé le bruit. De vos bras croisés, l’un a quitté l’autre, lentement, — ah ! ce geste du bras en avant, ce geste magnétiseur qui cueille les esprits ! — « Vous avez beau hurler et m’assourdir, disiez-vous, j’entends toujours vos cœurs aimer sourdement la République ! » On s’est tu. Vous aviez été prodigieux. Eh bien, votre talent est tout dans ce mot-là : « J’entends vos cœurs aimer… » On n’entend pas des cœurs aimer, n’est-ce pas, monsieur le délégué ? Entendre des cœurs ! qu’est-ce que cela signifie ? Voilà ce que monsieur Saltzen n’aurait jamais dit — et vous avez été magnifique. On vous aurait élu rien que pour ce met-là, et on aurait eu raison, car il montre votre tempérament ; et le bouleversement qui s’apprête, vous le tenez dans votre main.

Samuel n’avait jamais entendu de quémandeur parler de la sorte. Ce verbiage le stupéfiait. Il se tut, n’ayant pas encore trouvé sur quel ton il convenait de répondre à cet homme.

— J’ai eu l’idée de me vouer à vous, de me mettre tout à votre service. Je vous ai observé, je me suis informé, j’ai su que vous n’aviez personne.

— Personne ? demanda Wartz.

— Quelqu’un de confiance, expliqua-t-il. Monsieur Braun a quelqu’un. Monsieur de Nathée a quelqu’un — ayant été secrétaire chez lui, je vous le donne sous le sceau du secret ; — le duc de Hansegel a quelqu’un, il en a même plusieurs.

Il se mit à rire d’un air très camarade en regardant Wartz.

— Mais oui, tous ces gens-là ont quelqu’un. Strasberg, le délégué royaliste, Schwartz, Wallein, et ceux de la province donc ! Que voulez-vous, un délégué ne peut pas tout faire, et pourtant, vous détenez une puissance telle, le moindre de vos actes peut avoir une portée si profonde, si lointaine, qu’il vous faut tout savoir, vivre, si je puis dire, un doigt posé sur les frémissements de la nation, comme le médecin qui palpe l’artère du malade… Je serai, moi, ce doigt perdu dans la foule, qui la scrute invisiblement, et je vous transmettrai jour par jour ses fluctuations, ses émotions diverses. L’agent du délégué a aussi un autre rôle, un rôle actif et inverse du premier ; il insinue dans le peuple l’action du Maître, — il employait ce mot « Maître » pour la première fois, avec l’opportunité et l’habileté d’un être qui s’entend à prendre les autres — du Maître qui ne saurait travailler la masse de ses propres mains, qui ne possède que le noble, mais trop délicat instrument de la parole.

Wartz ne pouvait s’empêcher d’admirer l’art avec lequel était présentée cette fonction méprisée, mais il se ressaisit assez pour dire :

— Ce ministère secret, avec ce qu’il comporte de clandestin et d’inavoué, me déplaît, monsieur ; je vous remercie, je ferai de mon œuvre ce que j’en pourrai faire, mais seul.

En disant cela, il s’était levé pour congédier l’homme ; mais ce fut alors que celui-ci lui apparut sous sa figure véritable, car il restait immobile, souriant, souriant comme ceux qui connaissent leur force et qui dominent les autres, même d’en bas.

— Monsieur le délégué, je ne vous suis pas utile, je vous suis nécessaire. Vous reviendrez sur ce mot-là.

Wartz se tut. Il n’osait plus mettre à la porte cette intelligence.

— Vous désirez me voir partir, monsieur le délégué ; mais je ne suis pas, je ne puis pas être un homme qu’un geste froisse ; tout ce que je puis faire, c’est de comprendre. Apprenez d’aventure, par ceci, quels services au besoin je peux vous rendre.

— Je comprends, dit Wartz, vous êtes de ceux qui les rendent tous.

Il avait beau se montrer hautain, l’autre l’intimidait ; et il ne pouvait dire toute sa colère.

— Permettez-moi de vous parler simplement, reprit Auburger. Je ne joue pas la comédie devant vous, monsieur le délégué ; vous ne souffririez pas que je me donne à vous pour un homme d’honneur ; le métier pour lequel je me propose ne le comporterait pas ; tout le monde n’a pas le moyen de rester homme d’honneur. Je me suis marié à vingt ans, et j’ai sept enfants qui se nourrissent chaque jour d’autre chose que de l’honneur de leur père. Si nous avions dû conclure un engagement, je vous aurais même confié qu’à Hansen, j’ai subi, il y a cinq ans, une condamnation pour abus de confiance — cela, pour vous autoriser à ôter devant moi la clef de votre coffre-fort. Les scrupules et les délicatesses sont un luxe comme un autre ; combien de gens doivent se contenter de les apprécier chez leurs voisins ! Je vous sais bon ; si je vous racontais certaines histoires de ma vie, les larmes vous viendraient peut-être aux yeux. Vous êtes législateur, avant peu vous serez célèbre par votre loi…

— Ma loi ?

Auburger souriait toujours, implacablement.

— Vous savez bien que je n’ignore rien, monsieur le délégué. Eh bien ! si vous êtes législateur, vous n’êtes pas le code. Vous n’avez pas la rigueur d’un principe ; de ce que j’ai une fois volé — et dans quelles circonstances, mon Dieu ! — vous n’allez pas, avec une intransigeance enfantine, me tenir pour un monstre. Non, je ne suis pas un monstre, ce que je peux être seulement… et voilà !

Wartz s’applaudissait de s’être modéré tout à l’heure ; il savait gré à ce pauvre être d’exprimer et de développer l’évolution vers la pitié qu’il sentait précisément naître en lui-même. Il ouvrit. son portefeuille.

— Je n’ai le droit de juger personne, dit-il ; mais on a toujours celui d’aider tout le monde ; prenez. ceci, et que ce soit fini entre nous.

Cet Auburger, sur qui l’argent devait exercer une telle attirance, était bien puissant sur lui-même, car il tira de sa poche deux ou trois pièces d’or qu’il montra.

— Pas aujourd’hui, monsieur le délégué ; je n’en ai pas besoin. Peu de personnes m’ont parlé comme vous ; je vous remercie. Mes ressources peuvent encore durer quelques semaines. Après, je serai sans rien. C’est pourquoi j’étais venu vous trouver ; vous m’auriez appointé au chiffre que vous auriez voulu. On m’a bien proposé de me présenter chez Hansegel ; il aurait de l’ouvrage pour moi. Le duc possède une police près de laquelle la police nationale n’est qu’un jeu. Je crois que je lui servirais beaucoup, sans me flatter. Vous savez ce que je suis, monsieur le délégué, un homme de peu, certes ! et je ne vais pas poser devant vous pour l’individu désintéressé. Si le duc, qui est le pseudo-roi de Poméranie, m’offrait le moyen d’élever ma famille comme je le veux, je me louerais à lui sans trop hésiter ; mais, outre que nous touchons à la fin de la dynastie, et que Hansegel n’en a pas pour longtemps, j’aurais fait avec plus de goût le service de la République. Je vous demande pardon… je suis un triste adepte, et la conquête de mon opinion ne doit guère vous flatter, mais cela me fait plaisir de pouvoir être franc avec quelqu’un, par hasard. Aujourd’hui, je me suis montré à vous, tel que personne ne m’a jamais vu. Je sens pourtant le dégoût que je vous inspire.

Il souriait toujours. Wartz dit :

— Pas de dégoût ; seulement nous ne pouvons pas, nous ne pourrons jamais nous entendre, et tous ces discours sont inutiles ma décision est prise.

Il parlait ainsi, parce qu’il était passionnément attaché à la pureté de l’idée républicaine, et qu’il ne pouvait rien souffrir qui entachât son œuvre ; mais, au fond, il se sentait une indulgence extrême d’intellectuel pour celui dont tout le monde disait : « Cette canaille d’Auburger ». L’autre n’était pas homme à laisser passer cette faiblesse sans en tirer profit ; il ne parlait pas encore, il se taisait, et ses yeux, furtivement, faisaient un rapide et minutieux inventaire de ce cabinet de travail : le grand bureau à quatre pieds tordus dont il ne voyait que le dos, la bibliothèque vitrée, à grands pans de noyer uni, la table du fond, au-dessus de laquelle était installé le téléphone, les chaises tout en cuir bourré ; pas un objet de luxe, pas un bibelot. Et cette simplicité était touchante, voulue par ce jeune riche qui en faisait l’expression de sa foi philosophique.

— Monsieur le délégué, un jour viendra où il vous faudra vous rendre à ce que je vous propose, si vous désirez la communion absolue avec la nation dont vous dirigez la pensée, si vous voulez aussi vous défendre contre vos adversaires. Vous oubliez que vous êtes en pleine lutte. Ainsi je vais vous dire une chose qui vaudrait fort cher si vous me l’achetiez… Je ne veux pas me donner des airs de désintéressement, j’agis en cela comme le commerçant qui ullèche la clientèle par un spécimen.

Il souriait toujours, prenant à pleines mains sa moustache qu’il rectifiait à droite et à gauche.

— Votre loi…

— Ma loi, toujours, dit Wartz qui tressaillait chaque fois à ce mot.

C’était la chose de ses rêves, qui lui était chère comme un amour secret, la chose qu’il voulait garder mystérieuse, à laquelle les étrangers ne pouvaient toucher sans indélicatesse.

— L’instruction obligatoire ; eh bien ! quelqu’un vous a volé votre conception, quelqu’un du parti libéral ; voulez-vous que je le nomme ?… Wallein… Lui aussi a préparé son projet ; la chose va éclater d’ici quelques semaines. Ce sera un coup de théâtre. Vous le savez comme moi, monsieur le délégué, si la monarchie pouvait être sauvée, à l’heure où nous sommes, elle le serait par le parti libéral. Ces gens-là en ont pour tout le monde ; ils savent défendre la Reine tout en se rendant fort acceptables à la majorité des républicains Voyez-vous leur triomphe, s’ils vous devancent en créant cette loi qui est l’essence même de l’esprit démocratique. Vous ne me croyez pas, monsieur Wartz ? Vous imaginez que je vous fais là un conte ? Écoutez… Le président de Nathée en sait là-dessus plus long que nous. Il est actuellement onze heures ; monsieur de Nathée prend son déjeuner. Téléphonez chez lui, à brûle-pourpoint, demandez-lui si le délégué Wallein ne l’aurait pas pressenti au sujet de sa loi. Parlez comme un homme sûr de son fait, et vous me direz ensuite si je suis mal informé. Allons, monsieur le délégué, je vous en prie.

Wartz était atterré. Il ne pouvait douter de la catastrophe ainsi annoncée par Auburger. Il revoyait Wallein, comme à chaque séance de la Délégation, toujours agité au-dessus de son bureau, interrompant tout le monde. « Monsieur Wallein, suppliait à chaque instant l’aimable Nathée, laissez parler, je vous en prie. » C’était la phrase la plus accoutumée des séances. Un homme sympathique, à coup sûr, mais lui prendre sa loi !…

— Allons, monsieur le délégué, faisait Auburger qui le poussait doucement vers l’appareil téléphonique, assurez-vous, assurez-vous.

Wartz eut un haut-le-corps, et se dégagea.

— Eh ! pour qui me prenez-vous ? Tendre un tel piège ? J’irai voir Nathée.

Il tremblait de colère et d’émotion contenue. Mais Auburger, avec une familiarité tranquille, lui posant une main sur l’épaule et lui présentant de l’autre le récepteur de l’appareil :

— Il ne s’agit point présentement de procédés délicats. Comment ! tous ces gens s’entendent pour ruiner votre œuvre, et vous parlez de visite de politesse ! Si j’avais une parole d’honneur, je vous la donnerais : ce que j’avance est vrai ; et je veux pourtant que vous sachiez que je ne vous trompe pas. Un piège à Nathée ! Ah ! grands dieux ! la belle affaire ! Cet homme n’a pas fait tant de façons quand il s’est agi de vous laisser rouler par Wallein ! Appelez le président, monsieur le délégué.

Sa loi !… On dirait désormais la loi Wallein ! Samuel se sentit tout à coup si déprimé qu’il trouva bon de s’abandonner à ce repris de justice dont il sentait la puissance occulte. Il appela Nathée.

Alors, dans le bureau silencieux, s’engagea le dialogue avec celui qui n’était pas là. On n’entendait pas un souffle ; là-haut, seulement, ce petit oiseau de Madeleine qui chantait, la voix assourdie dans les soies de sa chambre. La tiédeur d’un soleil de janvier chauffait la mousseline des rideaux. Auburger, sans un mouvement, regardait l’appareil. Cet homme était capable d’une seule passion vraie, celle qui le brûlait invisiblement à cette minute, devant cette boîte minuscule, ce joujou qui parlait, et qui en parlant faisait sa destinée. Que le baron de Nathée eût la souplesse de se dérober aux questions de Wartz, qu’il niât les intentions du délégué Wallein, et l’autorité brutale qu’Auburger se sentait déjà prendre sur le jeune politique s’évanouissait.

Wartz demardait :

— Monsieur le président, quel jour monsieur le délégué Wallein doit-il déposer son projet de loi ? Et la petite chose merveilleuse, à l’oreille du jeune homme, répondait des mots qu’Auburger n’entendait pas.

Wartz reprenait :

— Je réclame seulement ceci de votre amitié : connaître le jour exact.

Et tout le trouble, le désarroi du malheureux Nathée, ce bel homme sans conscience bien ferme, qui ne demandait qu’à entretenir des amitiés partout, et qui devait présentement perdre la tête, vibrait dans cette petite machine parlante au creux de la main de Wartz.

Puis vinrent des phrases sans clarté pour Auburger, — ces phrases du téléphone, qui éclatent seules, veuves de leurs réponses, qui ont quelque chose de fou dans leur intonation sans écho : « Oui, monsieur le président… Absolument !… Croyez bien que je n’en puis douter… À votre cabinet, dès la séance de tantôt. »

Wartz replaça le récepteur et se tourna vers Auburger. Celui-ci continuait de sourire, à tout hasard. Les gens de son espèce peuvent avoir aussi des battements de cœur, mais ce sont là des accidents dont personne ne s’aperçoit.

— Monsieur Auburger, vous m’avez rendu un grand service.

Et, rien qu’à la façon dont Samuel dit ce mot, M. Bertrand Auburger, devenu soudain un personnage nouveau, comprit qu’il avait là un homme à lui, et qu’il pouvait maintenant s’en aller. Par dilettantisme, peut-être, il s’accorda le plaisir de mesurer la possession acquise.

— Ne parlons pas de cela ! monsieur le délégué. Dites-moi seulement ceci : désormais, quand j’aurai appris quelque nouvelle, devrai-je en apporter la primeur chez Hansegel ou chez vous ? Comment ! vous hésitez encore ? Toujours des scrupules de loyauté ! Mais, je ne, suis, moi, qu’un instrument, je suis le téléphone de la foule, je transmets au maître qui me loue…

— Cela suffit, monsieur, dit Samuel, vous reviendrez demain soir me renseigner sur ce qui se dit en ville, car on y parlera sans doute beaucoup. Combien vous dois-je ?

Il était écrit que, jusqu’au bout du colloque, ce génial cabotin trouverait à chaque opportunité le mot de la situation. Il sut, à ce moment, faire la plus belle sortie du monde :

— Non, monsieur le délégué, pas d’argent ; je n’étais pas dans l’exercice de mon métier ; demain, oui, je serai votre policier que vous paierez ; aujourd’hui, je suis votre obscur admirateur ; je vous ai rendu service, je suis tout récompensé. Excusez-moi, j’ai si peu l’occasion d’être désintéressé !

À cette superbe phrase, il perdit environ le quart des appointements secrets qu’il touchait chaque mois au service du duc de Hansegel, mais il y gagna de laisser Wartz sous une impression trouble à son sujet : une impression mitigée de défiance, d’admiration et de pitié.

Quand la porte du cabinet se fut refermée sur l’agent politique, qu’on entendit son pas se perdre sur la neige craquelante du jardin, et qu’il eut franchi la grille ouverte sur la grande rue du faubourg, Samuel vint retomber à son bureau, le front dans la main, absorbé et comme anéanti. Et, tout à coup, à son teint bilieux, le sang se mit à monter si vif, qu’il rougit : il rougit aux pommettes, au front, comme les femmes. Il avait honte. C’était la première fois que, dans sa vie, se mêlait à l’honorabilité extérieure quelque chose d’inavoué, ce qu’avec un sens de mépris on appelle « les dessous » des existences publiques. Jusqu’alors, il n’avait jamais manqué de se conformer dans le secret de sa conscience à l’idéal d’irréprochable dignité dont il faisait profession. Mais c’était fini de ce matin-là, les jours de rêve où il avait servi son idée dans un culte si pur, si délicieux. La période de l’action commençait ; la fatalité le prenait et l’armait de fougue, d’énergie, et surtout, triste mystère ! du désir féroce des luttes. On n’a jamais vu qu’un soldat fût un moraliste. Le mouvement national politique qui avait pétri son âme lui créait, à l’heure voulue, la sereine et monstrueuse implacabilité du conquérant. Désormais, quand une à une se dresseraient, en obstacles devant son œuvre, les sensibilités de sa conscience, il sabrerait tout, fatalement.

Madeleine entra, fraîche coiffée, en tunique du matin, des dentelles au col et aux bras, l’ossature frêle du visage toute mangée par ses longs yeux tendres, comme on en peint aux femmes de théâtre.

— Quoi de nouveau, Sam ?

Elle avait reconnu Auburger au passage, tout à l’heure.

— Rien de nouveau, fit le mari sans hésiter devant le mensonge.

Elle s’en fut attiser le feu :

— J’ai grondé Hannah ce matin ; j’en ai du remords ; vraiment cette petite fille nous sert bien, mais est-ce que j’ai mauvais cœur, Samuel ? — cela m’irrite de voir sa tristesse et ses larmes continuelles. Qu’a-t-elle, en somme ? Pourquoi pleurer toujours ?

D’un coup de la pincette, elle fit deux éclats de la búche et tout flamba.

— Elle mène chez nous la vie la plus heureuse qui soit. Ce qu’elle fait ici m’amuserait extrêmement. À dix-sept ans, ce n’est pas naturel d’être si peu gaie. Je n’aime pas les pleurnicheurs ; leur silence a toujours l’air de vous reprocher votre rire. Tu me trouves méchante, dis ? Je sais bien que la pauvre petite avait rêvé autre chose ; mais crois-tu qu’elle eût été plus heureuse d’enseigner l’alphabet aux petits enfants, dans une école perdue, au pays des mines ?

C’était de là que venait Hannah, du pays des mines où l’on avait cultivé son intelligence pour en faire une future maîtresse d’école, jusqu’au jour où sa santé délicate ayant brisé les beaux projets, elle avait dû rentrer par violence dans la condition subalterne de sa naissance. C’est ainsi qu’elle faisait chez les Wartz office de femme de chambre, l’esprit plein d’une foule de choses dont on était à cent lieues de la croire occupée.

À la minute même, elle ouvrit la porte, cachant dans la pénombre du vestibule ses yeux rougis, sous prétexte de laisser passer le docteur.

— Monsieur Saltzen ! cria Madeleine.

Le vieil ami arrivait en effet, ignorant et confiant, son pardessus ôté, pimpant comme un jeune homme dans son veston court, et si content du tour qu’il jouait au petit ménage !

— Si vous saviez ! mon cuisinier a brûlé le rôti ; j’abhorre cela ; je viens donc m’inviter à déjeuner chez vous. Êtes-vous bien fâchés ?

— Votre cuisinier a du génie, dit étourdiment Madeleine, il sait brûler les rôtis à point.

— Merci, monsieur Saltzen, fit Samuel fort sincèrement.

Il se sentait très aimé, presque comme un fils, par ce vieux garçon sentimental, et là, dans l’instant même, comme le docteur entrait et le regardait, il avait eu l’impression très vive de cette affection qui le tourmentait d’un rien de remords. Et pourtant il ne pouvait se retenir de l’observer, d’espionner jusque dans son cœur. Il le vit aller prendre sa place au feu, près de la jeune femme, tendre ses bottines à la chaleur, la tête au dossier du fauteuil, les mains croisées, silencieux un moment comme un homme qu’inonde un bien-être soudain. Puis Madeleine causa du bal, et le docteur, léger et rieur comme toujours, esquissait de ses mots d’esprit les silhouettes entrevues : le ministre de l’Intérieur au physique grotesque, une foule de délégués de la province, et Nathée qu’il ne nommait pas, mais qu’il figurait en simulant de sa longue main maigre un bonhomme, comme on en fait aux enfants, un bonhomme agité de courbettes et de saluts automatiques. Et les paupières de Saltzen, tout son visage, se ridaient de spirituelle ironie.

Autrefois, Samuel eût renvoyé Madeleine pour se décharger dans l’âme de son vieux collègue de tout ce qui l’oppressait depuis une heure, mais il n’était plus tout à fait le même être qu’autrefois. Ce qui le rendait si froid et si fermé devant l’une des personnes qu’il estimait le plus au monde, ce n’était pas seulement la rancune née de leur rivalité sentimentale. Il était devenu inconsciemment défiant, et une force intérieure nouvelle le rendait libre de dédaigner les collaborations étrangères. Il méditait quelque chose de très hardi à quoi il n’associerait aucun de ses amis.

Madeleine demanda tout à coup :

— Avez-vous vu Hannah ?

Cette jeune domestique était, pour son âme de maîtresse de maison, un sujet de scrupules continuels. Elle se reprochait de n’apprécier pas assez son service, sa vertu même, de s’agacer à sa vue sans compatir au chagrin délicat qui la minait. Cette animosité de deux jeunes femmes, si dissemblables de naissance et de nature, rivées l’une à l’autre par la commune vie d’intérieur, est quelque chose de très fréquent. Mais Samuel, avec sa belle poétique républicaine et ses idées générales, n’entendait rien à ces subtilités, tandis que l’oncle Wilhelm était fait pour écouter ces menues histoires de femmes ; il y prenait plaisir, il eût éprouvé, au besoin, ces minuscules passions féminines. Madeleine, pour ces problèmes de conscience, aimait cent fois mieux se confier à lui qu’à son mari.

— J’ai été un peu vive avec elle, ce matin, monsieur Saltzen, je l’ai fait pleurer.

— Comment donc vous y êtes-vous prise, madame ?

Madeleine regardait Wartz comme pour dire : « Vois si je suis peu coquette ! je vais dévoiler toute ma méchanceté. » Puis dévorée de ce besoin de confession, elle raconta tout.

— Voilà ; elle m’aidait à m’habiller, muette comme toujours ; et chaque fois qu’elle s’écartait de moi, c’étaient les mêmes soupirs de tristesse. Si vous saviez, docteur, comme c’est irritant ! J’aimerais mieux l’impertinence d’une servante quel ces gestes las, ces silences navrés, qui me disent très carrément : « Madame me martyrise, madame me fait mourir de chagrin ! » Est-ce ma faute, à moi, dites, docteur, si cette petite a manqué sa vie ? Je l’entoure de soins et d’égards, rien n’y fait, au contraire. Tout à coup, je n’ai pu me retenir, je me suis écriée : « Hannah, taisez-vous ; si vous voulez pleurer, allez dans votre chambre, et laissez-moi m’habiller seule. » Alors, elle a éclaté en sanglots. « On ne soupçonne pas ce que je souffre. m’a-t-elle dit ; mon esprit, mon pauvre esprit ! le sentir oublier tout comme cela ! Je ne sais plus une date de mon Histoire, et, quand monsieur parle d’une ville, à table, je ne saurais plus dire sur quel cours d’eau elle se trouve. » C’était bien mal, docteur, mais la voir effondrée sur un tabouret, les poings sur les yeux, toute convulsée, pour avoir senti la chronologie s’évanouir dans son esprit, c’était trop ; j’ai souri…

Saltzen redevint grave.

— Votre Hannah est une enfant, mais vous en êtes une autre. Moi, je ne ris pas ; l’histoire que vous me contez là est trop navrante ; c’est un petit drame qui s’est passé ce matin dans votre chambre, madame, et d’autant plus triste que le décor en était plus joyeux, plus joli. Cette petite plébéienne a raison ; vous ne soupçonniez pas, là-haut, dans votre sanctuaire de jeune femme épanouie selon tous ses désirs intellectuels, le brisement de ce pauvre cerveau. Vous raillez les dates, la nomenclature, et tout ce côté littéral et inerte, qui est la charpente de l’enseignement, parce que, créature plus complète, vous avez pris dans l’étude justement le contraire : l’esprit et cet affinement secret qui en est la mystérieuse résultante. Mais l’enfant du peuple n’a vu que le prestige de ces noms ignorés par ceux de sa classe ; elle a mis son ambition de supériorité dans la possession de la lettre ; elle a, des années durant, forcé au labeur sa seule mémoire. Maintenant que sa vie désorientée est retombée dans le travail manuel, et que la mémoire s’assombrit, rien ne reste, qu’un vide moral. Ah ! Wartz, quand je vous vois élaborer la loi nouvelle qui peuplera la Poméranie d’une foule de petites Hannahs douloureuses, je me demande si nous agissons vraiment en amis de ces pauvres gens dont nous allons révolutionner l’état mental ! Leur enfance sera enrégimentée par l’école, leur enfance seulement, vous entendez, l’âge où l’on creuse les âmes, mais où on ne les remplit pas ! Ils auront appris dans ces leçons incomplètes les inquiètes curiosités, les vues plus profondes, des sensibilités inconnues, des facultés de souffrance nouvelles, mais point la philosophie ou la force sereine. Je pense aux artisans illettrés, si paisibles, si dégagés de tout ce qu’ils ignorent. Je crains que vous ne nous fassiez une plèbe triste.

Wartz allait protester, mais la porte s’ouvrit. Hannah parut :

— Madame est servie.

Dans la salle à manger, on ne pouvait plus causer librement ; la jeune servante y était retenue par son service. C’était une figure fine et charmante, qu’ennoblissait encore, aux yeux des deux hommes, cette sorte de rôle symbolique qu’elle incarnait. Avec son chagrin, elle était pour Saltzen le type de l’artisane de demain, lucide et mélancolique, ayant payé de sa gaieté perdue le triomphe de la démocratie. Samuel voyait en elle l’idéal de la fille du peuple dignifiée ; il jouissait déjà de sa grâce délicate, comme s’il avait eu dès maintenant devant lui ces imaginaires plébéiennes futures, dont il serait l’artiste et le créateur.

Dans sa robe noire, serrée au dos, qui faisait saillir les omoplates, Hannah tournait autour de la table, d’un pas glissé et assourdi par des pantoufles de laine. Tous trois la suivaient de regards furtifs ; ils surveillaient leur conversation, leurs mots, se rappelant soudain à quel point elle les comprenait Samuel restait d’ailleurs taciturne ; il semblait penser beaucoup. Parfois, en levant les yeux, il surprenait le regard pâle de la petite servante

posé sur lui.

III

LA LOI WARTZ

Cinq heures sonnaient le même soir, quand Wartz sortit. Il n’avait pas suivi le docteur à la séance de l’après-midi à la Délégation.

— J’ai à faire, avait-il dit ; et cependant il était resté trois heures dans son cabinet sans toucher une plume ni un livre.

Mais comme si un travail secret l’avait bouleversé, il avait la mine défaite, et dans son visage bilieux, ses yeux bleus, plus clairs, possédaient un magnétisme indéfinissable.

Une des plus fortes gelées de cet hiver-là commençait ; au dehors, on voyait l’eau courante des ruisseaux se figer lentement. Wartz s’enfouit le visage dans la fourrure du pardessus ; le bord du chapeau cachait presque son regard, mais des passants se retournaient machinalement vers lui quand ils l’avaient croisé, comme si une lumière avait frappé leur rétine.

Il remonta la grande rue du faubourg jusqu’au quai, et comme il débouchait là, devant le fleuve, une Oldsburg grise, teintée par le soleil couchant, s’éploya devant lui, offrant aux brumes du soir les découpures fines de ses silhouettes : le clocher pointu de Sainte-Gelburge, les tours gothiques de Saint-Wenceslas, la flèche en fonte noire de la cathédrale, si longue, que là-haut elle n’était plus guère qu’une ligne effilée dans le ciel décoloré du soir.

Vis-à-vis, c’était, au premier plan, sur le quai, comme un rideau tendu, la façade des maisons, suivant dans sa courbe la boucle que le fleuve dessinait ; puis derrière, s’élevait en moutonnant jusqu’à l’amphithéâtre des collines, au fond, la mer des toits. Çà et là, des rues en pente douce trouaient la ville ; il y coulait, avec le fracas des voitures, le grouillement des piétons, le flot de la vie urbaine. Des lumières naissaient une à une, allumées aux vitres des façades, accusant le mystère des maisons, des maisons closes par milliers sur tant d’êtres, sur tant d’âmes, tant de passions !

Et de toutes ces vies disparates, de cette complexité, l’harmonie des choses faisait la ville, c’est-à-dire Oldsburg vivante et unique, celle qui paraissait, dans cette volupté du crépuscule, si attirante au jeune meneur qui venait à elle. Être des centaines de mille âmes, vivre devant les mêmes aspects de la nature, subir les mêmes intempéries, frémir aux mêmes impressions, connaître les mêmes secrets locaux, s’attacher à de quotidiens intérêts communs, c’est, tout en s’ignorant, en se haïssant parfois, n’être qu’une âme. Les cités ont cette âme-là. C’était l’âme d’Oldsburg qui troublait ce soir Samuel comme l’eût fait une créature. Il regarda les rues assombries, la poésie des silhouettes, les maisons innombrables derrière lesquelles vivaient, souffraient et pensaient, bons ou méchants, hommes ou femmes, riches ou pauvres : tout le troupeau de ceux dont il faut guider la vie sociale ; et il proféra ce souhait de passion :

— Tout cela à moi !

Il s’engagea sur le pont dont les arches semblaient poser sans poids à fleur de glace. En aval se dressait la mâture des bateaux marchands. C’était le port de commerce où les glaçons blancs, comme de gros cristaux, bloquaient les coques de navires. Wartz avait froid. Mais ce n’était point ce froid normal qui vient des éléments extérieurs ; il sentait ce frisson morbide de l’homme qui crée, de qui le cerveau en travail accapare toute la vie, laissant transi et misérable le reste du corps. Pourtant, une foule de gens le frôlaient, surpris quelquefois par la singularité de ses yeux, mais ne soupçonnant pas que ce passant inconnu portât sous son front le plan, ferme comme la fatalité, de la révolution prochaine.

Il remonta la rue aux Moines, gagna la rue aux Juifs ; et le palais royal, le palais-dentelle, avec son architecture à jour, surgit devant lui. Tout de suite, tant était puissante l’idée seule de cette femme, il imagina, derrière les lucarnes géantes. des appartements du second étage, la Reine traînant ses robes noires de veuve à travers ses chambres. Elle sortait rarement, ayant muré sa vie secrète dans ce palais, pour y jouer, enveloppée d’une austérité magnifique, son rôle de chef d’État. Mais Samuel secoua vite cette imagination, et par la porte ouverte sur le couloir, il pénétra dans l’aile gauche du monument qui était réservée à la représentation nationale.

La séance de la Délégation était terminée depuis un certain temps. Dans l’escalier, il rencontra encore plusieurs collègues attardés ; il donna, au passage, quelques poignées de main. Braun se trouva là comme exprès pour lui poser la question fâcheuse :

— Quoi de nouveau, Wartz ?

Il répondit :

— Rien !

Et il se hâta vers un huissier pour se faire annoncer au président.

— Mais que diable manigancez-vous, hein ! Wartz ?

Il se retourna ; le délégué Saltzen était derrière lui, le pardessus au bras, cérémonieux dans la longue redingote flottante qui était, pour sa rigueur d’élégant, la tenue obligée du Parlement. Sous son lorgnon, ses yeux gris que Madeleine comparait à de l’eau de mer lançaient de l’ironie, de la surprise, et cette indulgence d’un homme âgé pour un jeune, que Samuel sentait si bien.

— Ce que je manigance ? répétait Wartz, le sourcil froncé sur l’expression bigle, dure et songeuse, de ses prunelles.

— Oui. Votre travail tantôt ne vous a pas permis la séance d’aujourd’hui, et vous voilà ici, à cette heure, cherchant un conciliabule avec Nathée !

Il lui parut soudain atroce de mentir au vieil ami si confiant, mais quand même il mentit :

— C’est pour une affaire personnelle, monsieur Saltzen.

Et, comme l’huissier revenait à lui pour l’introduire, il laissa l’oncle Wilhelm, et s’enfonça dans la profondeur du vestibule, confus de sa brutalité, mais sentant que son heure était venue, et que les délicates entraves du cœur ne comptaient plus.

Le président l’attendait, étendu dans un fauteuil long qui enserrait mal son grand corps. Il avait aux lèvres une tasse de tisane, et une peau de bête jetée en châle sur ses épaules laissait briller le plastron blanc de la chemise. Il dit, la voix éraillée :

— Mon cher collègue, pardonnez-moi, la séance m’a brisé ; je vous fais mille excuses de vous recevoir de la sorte, mais je vous jure qu’à tout autre j’aurais fermé ma porte ce soir. En vérité, je crois que demain je devrai me faire remplacer.

— Pas demain, monsieur le président, la Délégation aura besoin de vous. Vous ferez un effort, mais vous serez là. Eh ! ce n’est pas le jour de déserter !

— Demain ? Qu’est-ce donc demain ? demanda Nathée indolemment.

— Demain, répliqua Wartz avec son accentuation douce de Poméranien du nord, demain je présente mon projet de loi à la Délégation.

Nathée le regardait comme on regarde un petit garçon qui commet une gaminerie.

— Vous plaisantez !

— Je ne plaisante pas.

— Vous plaisantez, monsieur Wartz ?

Samuel jeta une enveloppe sur le bureau du président.

— Si peu, que voilà, pour la régularité des choses, ma demande d’interpellation. La tribune est à moi comme à mes collègues, rien ne saurait m’empêcher d’y monter demain.

— Mais monsieur Braun, monsieur Saltzen, vos amis, tous ceux du Comité ont accepté cette manœuvre ?

Samuel sentit la colère le prendre. C’était bien là le système ordinaire ; on le plaçait sous la responsabilité de ses amis, on ne lui conservait aucune liberté d’action ; ils étaient tous ensemble le groupe qui marche d’un bloc, le groupe où se noyait sa personnalité, et, dès qu’il s’en détachait, on perdait confiance en lui. Il était l’enfant du parti.

— Je ne suis pas l’homme du Comité, ni l’homme de mes amis, mais celui de la République. Je sais ce que je dois faire, seul.

— Je m’en doutais, fit Nathée de mauvaise humeur, je les ai vus tantôt, et rien chez eux n’eût pu me faire croire qu’ils projetaient quelque chose de si intempestif. Voyons, monsieur Wartz, je vous supplie d’agir avec prudence. Songez à ce qui va se passer demain ; ce sera un désarroi général ; tout le parti républicain, désorienté, ne saura lui-même que faire. Vous avez vu, de vos yeux, quelle laborieuse entente il faut organiser avant de mettre en avant, au Parlement, une affaire de quelque importance, et voilà que du jour au lendemain, sans que nul soit prêt, sans avoir peut-être même pressenti le parti adverse, vous décidez de présenter à l’Assemblée, c’est-à-dire au pays, une loi capable de bouleverser la société. Mais ce sera une séance folle, monsieur Wartz ! On ne s’y entendra plus ; je vois d’ici le désordre. Vous oubliez que nous sommes en spectacle à la Presse, et que la Presse le dira au monde !

L’ancien secrétaire du châtelain d’Orbach, qui savait, pour en avoir savouré l’amertume, la gamme des intonations qu’un homme arrivé peut prendre avec ceux qui ne le sont pas, discerna le sentiment du président sous ses paroles. Il n’était qu’un obscur délégué de qui personne n’avait jamais parlé ; la Délégation ne connaissait de lui que sa présence silencieuse ; il était même secrètement si timide, qu’il tremblait encore d’avoir eu à engager ce colloque décisif. La défiance de ce baron de Nathée, qui était l’aristocrate le plus à la mode, et qui joignait à son titre de président du Parlement celui du plus grand mondain d’Oldsburg ne le surprit pas. Mais ce sens orgueilleux de son infériorité sociale, qui l’avait jeté dans les bras de la grande Mère Républicaine comme dans ceux d’une bonne déesse toute justice et toute consolation, lui rendit sa force et le nerf de la lutte.

— Monsieur le président, vous êtes dans votre rôle en défendant le bon ordre des séances ; vous soignez la tranquillité de la Délégation, et rien ne vous tient plus au cœur que la mansuétude de nos relations. Mais moi, je vois dans la représentation nationale autre chose qu’un salon. C’est la grande arène, et si demain il y a combat, tant mieux ! ce sera jour de fête.

— Pour qui, monsieur ? demanda Nathée.

— Pas pour ce symbole, certes, monsieur le président, reprit Wartz en montrant sur la cheminée un marbre blanc, qui était le buste de Béatrix.

Et quand il vit le poing exaspéré du jeune politicien levé dans ce geste non voulu, sur la blanche image de la Reine, M. de Nathée, roulé dans sa fourrure, sous les capitons douillets du fauteuil, sentit un certain froid désagréable lui courir les os. Samuel tout à coup lui paraissait un peu plus qu’un jeune homme turbulent qu’on sermonne. Il eut une vision de violences, d’horreurs révolutionnaires, de mille choses atroces dont il détestait la seule imagination, en même temps que, grand dilettante des femmes, il s’offensa pour celle-ci, qui était comme l’essence de toute élégance et de toute finesse.

Entre les deux globes lumineux des lampes, sur la cheminée, se dressait l’image de la mystérieuse femme à qui la demi-opacité blanche du marbre donnait une sorte de vie glacée. Ici se dévoilaient la vérité de ses traits toujours furtivement aperçus, le modele de la gorge et du col, la rondeur du menton, le style si troublant du profil dynastique dont les effigies monétaires avaient pénétré le peuple, et qui, rappelant toute l’ascendance des rois, l’histoire des siècles passés, était devenu comme une chose nationale.

Ce fut le mondain qui parla.

— Ce symbole, monsieur Wartz, est le plus vénérable du monde ; non pas pour un politicien, mais pour un galant homme. Je ne suis pas l’un, mais l’autre, veuillez vous en souvenir.

— C’est pourquoi le projet de monsieur Wallein vous avait tant plu ! ricana Wartz.

Cet air agressif déconcerta l’aimable Nathée. Le mot de Samuel était juste ; cet homme de bon ton eût mille fois préféré les discours académiques de Wallein à ceux de ce jeune et redoutable harangueur qui désordonnerait tout. Et en effet, sachant confidentiellement à quelle loi travaillait Wartz, il avait quand même reçu les ouvertures de l’autre, et l’avait favorisé, enchanté de voir le parti libéral, neutre et terne comme lui, se saisir d’une affaire que les mains républicaines auraient rendue si formidable.

— Ma fonction ne consiste pas à approuver les projets de loi, monsieur le Délégué, mais à les recevoir, quel qu’en soit l’esprit.

— Je ne vous en demande pas davantage, bien désolé, monsieur le président, si demain vous avez quelque peine à cause de moi.

À cette minute même, comme l’hostilité s’engageait si fort entre les deux hommes qui représentaient les partis en lutte, à tel point que leur discussion était le prélude du grand conflit de demain, à cette minute même, le docteur Saltzen sonnait chez madame Wartz.

Il s’était ainsi arrangé une tranquille, une presque heureuse mélancolie d’automne, partageant sa vie entre quelques livres de science, un peu d’action politique, et la délicieuse amitié de cette petite Madeleine Wartz qu’il allait voir souvent. Il n’y serait pas allé chaque jour. Certains matins, quand le soleil était entré trop à flots dans sa chambre, ou bien qu’il roulait au ciel de gros nuages chauds, venus du Sud, avec le vent tiède qui sentait Mars avant le temps, ou bien qu’il était resté à regarder fumer la houille de son feu une heure ou deux, sans entendre sonner la pendule, un vif désir d’aller là-bas le prenait tout à coup. Alors, il réagissait : « Non, non, pas aujourd’hui. » Et ces jours-là, à la Délégation, un coup de brosse conquérant donné dans ses cheveux gris, plus cambré dans sa redingote, quelque chose de coquet dans la pose du lorgnon, on était sûr de le voir, pour un rien, escalader la tribune, nerveux comme à trente ans, et faire vibrer de plaisir toutes les belles dames des loges, par les mots de son vieil esprit d’autrefois.

Mais, ce soir, il s’était permis cette visite ; il venait, inconsciemment attiré par Madeleine, c’est vrai, mais aussi l’esprit plein de Wartz dont il voulait parler avec la jeune femme. Il sentait tout à coup lui échapper cette nature qu’il aimait à guider, sans en avoir encore soupçonné le génie. Il s’étonnait de ne voir plus clair en Samuel, de le trouver si taciturne.

— Dites à monsieur Saltzen, fit Madeleine troublée, que je suis souffrante, que je ne puis le recevoir.

Mais le docteur ne se laissa pas arrêter par ce qu’il jugeait un simple caprice de femme. Il lui fit dire par Hannah qu’il s’agissait d’un entretien de quelques minutes, mais urgent.

Elle eut un scrupule. Est-ce qu’il ne tenait pas un peu du péché d’aller s’entretenir seule avec cet homme qui l’aimait ? et justement dans ce déshabillé d’intérieur : une robe un peu extravagante, de la soie jaune qui la faisait voir, surtout à la lumière, si blanche, si fraîche ? Et puis cette visite ne déplairait-elle pas à Samuel ?

Mais, dès qu’elle fut devant l’oncle Wilhelm, la gaieté et l’aisance lui revinrent. Il savait si joliment porter, en le cachant, son sentiment pour elle, que, lorsqu’ils étaient ensemble, aucune gêne ne subsistait plus entre eux.

— Eh bien ! que passe-t-il donc pour ce pauvre Samuel ? disait-il, je le trouve tout changé. Imaginez qu’il est actuellement en conférence avec le président de Nathée. Le saviez-vous ?

— Il me cache tout ce qui est politique, dit Madeleine. L’individu que vous lui avez présenté, l’autre soir, à l’hôtel de ville, est venu ce matin. Ils ont causé pendant un temps infini, mais il y a encore là quelque chose de secret.

— Auburger ? cria Saltzen.

— Sa venue a bouleversé mon pauvre Sam ; j’en veux à cet homme, docteur.

Il lui paraissait très doux d’unir la sollicitude du vieil ami à la sienne pour mieux envelopper son jeune mari. Cela innocentait décisivement leur amitié. Elle pouvait, sur ce sujet de Samuel, qui était entre eux comme un lien d’entente presque sacré, se confier librement au bon Saltzen dont elle appréciait tant la délicatesse.

— Dites, docteur, pourquoi ne partage-t-il pas avec moi tous ces soucis qui l’attristent ? Vous parle-t-il de moi quelquefois ? Vous dit-il que je suis une petite femme étourdie à laquelle il n’oserait pas livrer un secret ?

— Non, reprit Saltzen avec un sourire ému qui rendit humides ses yeux flétris ; il parle de vous à peine. Il se tait. C’est mieux. C’est beaucoup plus éloquent parfois ; mais je sais que vous êtes pour lui la reine de toutes les vertus.

— Mon pauvre Sam ! continua Madeleine, le regard perdu dans l’invisible ; je l’aime bien aussi, mon Dieu ! Il faut tant l’aimer pour lui faire oublier sa jeunesse triste ! Il a bien souffert ; je voudrais qu’il n’ait que des joies, maintenant ; son bonheur est mon seul but. Malheureusement, entre nous l’échange n’est pas égal ; je lui ai donné tout mon cœur, mais moi, je n’ai, je crois bien, que la moitié du sien. Si vous saviez ce que je devine de soins, d’inquiétudes, de pensées terribles dans l’autre part qui m’est fermée ! Il est bon, il est dévoué à l’excès ; mais comme il s’absorbe dans son rêve politique ! Je suis jalouse de sa République, voyez-vous, comme d’une maîtresse qu’il aurait eue autrefois et qui lui causerait encore des chagrins dont je ne saurais le consoler.

Dans le coin le plus exquis de son âme, le vieil ami chercha une réponse.

— Il faut prendre au sérieux votre rôle de femme d’un grand homme. Ils sont tous les mêmes, dévorés, rongés par leur Œuvre. Mais c’est mauvais cela. Une compagne comme vous, qui êtes si adorée, peut guérir cette consomption-là. Je la connais, allez ! Croyez-vous que votre mari soit fort loquace avec nous, ses collaborateurs ? Croyez-vous même que nous connaissions la vraie force de son sentiment politique, sur lequel il est muet, mais que je sens, moi, passionné et tyrannique ? De simples amis comme nous devons respecter ses silences ; vous qui avez tous les droits, gardez moins de retenue, demandez-lui, arrachez-lui ses secrets ; c’est un poison pour un homme de son âge.

Voilà qu’il devenait maintenant le médecin moral de ce ménage d’amoureux ; ce n’était pas très gai, mais son vieux cœur honnête y trouvait encore presque du plaisir. La vie lui avait appris bien des choses ; surtout, elle l’avait amené par des chemins assez pénibles à cette manière délicate d’aimer. Ce n’était point, il est vrai, l’amour de vingt ans ; c’était davantage.

— Je connais son tempérament. Physiquement, cette vie repliée et concentrée le tue ; amenez-le à tout vous dire, tout ; confessez-le gentiment ; et quand il aura pris l’habitude de partager avec vous les soucis professionnels, vous verrez qu’il ne sera plus sombre ni ennuyé, car, au fond, vous savez, pour lui la politique auprès de vous compte bien peu.

— Croyez-vous ? dit Madeleine incrédule ; je me demande parfois… Oui, monsieur Saltzen, cette idée républicaine l’a tellement pris, elle me l’arrache si souvent, que je me suis posé la question : s’il devait sacrifier l’une de ces deux puissantes affections à l’autre, la mienne ou son fanatisme politique, ce serait… ce serait moi qui souffrirais.

Une émotion gagna Saltzen, en voyant les longues paupières un peu bridées, comme en un pli, de rire, se mouiller de larmes. Très bouleversé une minute, il ne sut que dire, songeant à tout autre chose qu’à Samuel. Puis il la consola, la rassura avec les mots qu’elle attendait, car ce besoin soudain de confidence venait bien moins d’une crainte véritable, que d’une impulsion d’intimité vers le docteur. Elle n’aurait point parlé de cette manière à son père, le journaliste Franz Furth, trop ignorant des subtilités sentimentales. pour la comprendre. Elle n’avait plus de mère, et son mari l’avait toujours un peu intimidée ; tandis qu’elle sentait le vieil ami en muet accord avec elle.

Moralement, leurs âmes étaient de niveau ; rien que de s’aborder, elles fusionnaient ensemble. Ce qui les séparait souvent, c’était cet amour inexprimé du vieil homme pour elle, mais, en sa présence, elle oubliait à demi le danger ; ou bien elle ne songeait plus qu’à la douceur de cette affection, en perdant de vue la malice. Puis, comme c’était bon de se retrouver dans la pensée de Samuel qui sanctifiait tout !

Quand Wartz rentra, le cerveau en fièvre, ravagé par cette querelle avec Nathée, qui avait aiguillé pour jamais ce soir sa vie politique, il les trouva tous deux attardés à causer dans le petit salon d’en bas. Leurs visages s’éclairèrent à sa vue ; mais lui restait ombrageux. Il n’avait plus cet air bon, presque tendre, qui faisait dire de lui : « Ce brave garçon de Samuel Wartz. »

Le docteur commença :

— Mon cher Wartz, nous causions de vous. Écoutez votre femme, ne dédaignez pas ses conseils ; c’est en qualité de médecin que je parle ; elle a mon ordonnance. Vous n’allez pas récuser mon autorité médicale, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il avec une surprise un peu maussade, suis-je malade ?

— Vous avez ce soir de la température, reprit Saltzen en riant, et vos nerfs ne vont pas.

— Et là, il y a du poison, dit Madeleine en lui posant deux doigts sur les tempes.

Il sentit qu’on en voulait à sa préoccupation secrète, qu’ils se liguaient tous deux pour la lui arracher, et cela le raidit davantage contre tout abandon. Il prononça cette phrase, qui montrait à quel point l’esprit de lutte l’avait dominé :

— On ne va pas à la guerre sans recevoir de blessures.

— Vous voyez bien qu’il souffre ! s’écria Madeleine.

Saltzen prit congé. La souffrance de ce garçon trop heureux, qui connaissait à la fois la possession de tous les bonheurs, lui semblait par trop ironique. « Et moi ? pensait-il ; elle n’y a pas songé, la cruelle petite fille, quand elle caressait, à mes yeux, le front de son mari, pour un peu de migraine d’ambition qui le tourmente ! »

— Je ne dînerai pas ce soir, dit Samuel lorsqu’ils furent seuls, j’ai besoin de toute ma nuit et de mon esprit libre.

La jeune femme lui voyait des yeux pleins de reproches : comme elle le redoutait tant, la visite du docteur lui avait déplu ; mais il n’en dit pas un mot, et ce silence tourmenta Madeleine. En prenant son repas, toute seule, très tristement devant Hannah qui la servait, elle se rappela les mots qu’elle avait dits à Saltzen ; elle les pesait tous, les retournait dans son esprit, recherchait quelles déductions alambiquées le vieil amoureux aurait pu en tirer. Puis elle trouva que cet entretien avait été trop familier, qu’elle y avait trop montré le défaut de l’amour de Samuel, cet amour si violent, si orageux, qui cachait des lacunes, et qui restait si différent du sentiment de Saltzen !…

Pour Samuel, ce fut la grande nuit.

Il avait dit, l’autre soir : « Dans six semaines, je serai prêt. » Et voilà que le travail prévu de tous ces jours devait s’accomplir en une nuit. Cette besogne formidable ne l’eût pas effrayé ; mais sa loyauté foncière soulevait maintenant en lui des doutes, des craintes, des incertitudes ; il avait le sens terrifiant de sa responsabilité. La figure désolée d’Hannah était sans cesse devant lui, et il se répétait les paroles du docteur : « J’ai peur que vous ne nous fassiez une plèbe triste. » Pauvre petite Hannah ! aurait-elle tant pleuré si elle avait été la servante vulgaire et ignorante que sa naissance eût dû faire d’elle ? Et il voyait, dans l’avenir, des centaines et des milliers de filles du peuple tendre les bras vers lui, retenant dans leurs yeux des larmes qu’il consentait en ce moment, lui l’artisan de cette demi-culture populaire, le créateur de ces êtres troublés dont sa loi, ne pouvant faire des hommes cultivés et instruits, aurait seulement agrandi les besoins, et reculé les horizons.

Ainsi donc, s’autorisant de son rêve humanitaire, ne pouvant guérir la misère, il l’approfondissait encore. Dans les siècles à venir, son nom comparaîtrait devant les générations, et les penseurs de demain, devant toutes les tristesses sociales, diraient âprement : « Voilà les fruits de la loi Wartz ! »

Les heures se succédaient aux horloges de la maison silencieuse. Il avait entendu s’éteindre un à un les bruits ménagers, et là-haut, dans sa chambre, les pas de sa chérie qui devait être maintenant endormie. Soudain la porte de son cabinet s’ouvrit, et Hannah entra, avec un guéridon chargé de victuailles.

Elle disait :

— J’ai pensé que monsieur aurait faim s’il travaille toute la nuit ; voici quelques provisions : ce sont des choses légères qui n’empêcheront pas monsieur de travailler du cerveau.

— Merci, Hannah.

Mais le guéridon posé à portée de la main du maître, de son pas glissé, ouaté, un peu mystérieux, elle avait regagné la porte et disparu.

Une odeur de thé chaud, de brioches, de bouillon, de chocolat emplissait la pièce. Avec un bien-être sensuel, Samuel huma ces parfums. Manger, il allait manger ! Le corps a de ces revanches sur l’esprit excédé, et, dans une joie friande, il but le bouillon avec un verre de vin vieux.

Pourquoi était-il différent, à cette minute, et comme moins seul que tout à l’heure, dégagé de la sinistre amertume où il s’enlizait ? À peine cette jeune fille avait-elle paru, cependant, le laissant seulement touché de son attention. La pièce silencieuse semblait avoir gardé le rayonnement de quelque chose de pur, le parfum d’une sollicitude discrète, le sillage d’une noblesse et d’une dignité qui passent. Et par contraste, il se rappela la domesticité du château d’Orbach, sur laquelle il avait dû souvent exercer de la surveillance : les valets plats et cyniques, les servantes rustaudes et flatteuses, tous marqués de l’empreinte servile, joignant à la malpropreté extérieure celle des vices, triviaux en tous leurs gestes comme en toutes leurs pensées.

« Oh ! cette fine, cette délicate Hannah ! » pensa-t-il dans une sensation soudaine de délivrance.

Ce fut une révélation. La petite servante à la culture secrète était le symbole d’une étape douloureuse dans la progression de la masse humaine. Mais dans ce type transitoire entre la rusticité passée et l’âge des mentalités plus affermies, fleurissaient déjà glorieusement les vertus exquises de la femme. Elle n’était pas toujours l’enfant chagrine qu’étouffaient les regrets d’une autre vie, elle connaissait, dans son humble service, les plaisirs intelligents de bien faire, de comprendre mille choses, de s’associer par un regard, par un mot, à la vie de ses maîtres, comme tout à l’heure, quand elle avait parlé, avec un air complice et entendu, du « travail cérébral de monsieur ».

— Elles souffriront peut-être, mais elles seront meilleures ! s’écria Wartz illuminé d’une conception nouvelle.

Et que serait-ce, quand deux ou trois générations, de plus en plus affinées, seraient issues de ce sang plébéien que la cérébralité travaillait déjà comme une énergie épurante ? Et il voyait s’établir une progression morale lente et secrète, d’âge en âge, comme une marche à l’épanouissement magnifique de la masse populaire, jusqu’au jour où, l’équilibre s’étant établi, l’alliance se ferait sans désordre entre les métiers manuels et les cerveaux pensants.

Alors, sans pouvoir retenir des larmes que l’épuisement nerveux lui arrachait, d’une écriture pressée, heurtée, saccadée, sans laisser une seule fois la plume, ayant devant les yeux la vision de cette République vers laquelle il marchait toujours, sans souci de ce que son pied foulait

dans la course, il écrivit son discours du lendemain.

IV

LA SÉANCE

On entendait le piétinement des délégués qui gagnaient leurs bancs. Des groupes se formaient dans l’hémicycle ; le murmure des chuchotements s’enflait, et lentement la salle continuait à s’emplir. Une horloge minuscule, placée au-dessus de la porte des couloirs, marquait deux heures moins dix. À pas de loup, sans être vu, arriva M. de Nathée, le président ; avec son élégance discrète, il gravit les marches ; soudain, on l’aperçut à son fauteuil, de sa longue main blanche mettant en ordre des papiers. Plusieurs délégués se retournèrent vers les tribunes qu’ils lorgnèrent ; elles se garnissaient de public, de femmes surtout, parmi lesquelles ils reconnaissaient de jeunes et jolies habituées, de ces amies inconnues pour lesquelles ils soignaient leurs discours. Mais aujourd’hui, dans l’ombre d’une draperie rouge se dissimulait une nouvelle venue, jeune, pâle et mystérieuse, vêtue de noir. Sa beauté fine attira les regards, mais personne n’eût pu la nommer.

Les bancs du centre s’étaient emplis les premiers. Il entre dans la nature des partis modérés plus de ponctualité dans l’accomplissement de leurs fonctions. Ils méprisent la politique d’à-coups : ce sont des réguliers.

Samuel Wartz prit sa place dans les bancs de la gauche sans être remarqué. Rien ne l’avait jamais signalé à l’attention. On le connaissait à peine.

Peu à peu, la sourde rumeur des conversations s’était élevée avec l’appoint des nouveaux arrivants. Le contingent habituel des délégués était atteint. L’horloge marquait deux heures moins cinq, et dans la grande Assemblée en pleine attente, des courants, des frémissements anormaux commencèrent à courir. C’était une inquiétude bruissante partie d’un point et qui se propageait jusqu’aux extrémités de la salle. Elle se transforma en une clameur étouffée, quand, dans la tribune royale, la porte du fond s’ouvrit et que des laquais du palais vinrent apprêter le trône de la souveraine : un fauteuil aux chambranles dorés monté sur une petite estrade en vieille tapisserie.

C’était donc vrai ? La Reine allait venir ! Ce fut une stupeur. On savait qu’en dehors de la séance mensuelle qu’elle devait présider, la Constitution lui réservait le droit d’être présente à certains débats importants ou critiques. Or, dans cette calme et heureuse monarchie, on ne se rappelait pas l’avoir vue faire usage de ce droit inutile. La soudaineté de son acte était troublante ; une immense interrogation montait de l’Assemblée avec le vacarme d’innombrables voix que rien ne contenait plus. Et là-haut, M. de Nathée, n’ayant aucun mandat pour imposer le calme avant l’ouverture de la séance, agitait en vain ses belles et longues mains dans un geste apaisant.

Soudain, le nom de Wartz fut jeté par quelqu’un comme une explication ; elle courut la salle et tous les yeux cherchèrent à son rang le jeune député obscur de la gauche. Mais son seul aspect démentait le bruit lancé, d’un coup monté par lui.

L’air indifférent, il s’était accoudé à son pupitre, jouant avec sa règle dont son ongle grattait la moulure, d’un bout à l’autre. C’était bien le délégué anodin, celui dont le rôle consiste à faire nombre ; on s’était trompé.

Personne ne soupçonna qu’à cette minute, sous cet extérieur glacial, tout son être moral défaillait et qu’il n’existait pas pour lui d’autre bruit parmi cette agitation de la salle, que celui de son sang battant dans ses artères. La tribune où il allait monter, tout à l’heure, ne lui apparaissait plus que dans un nuage. Quand la salle fut garnie à point, et qu’il eut devant lui tous ces hommes dont il avait fait le rêve de capter les volontés et de posséder les intelligences, il se dit en lui-même : « J’y renonce. » Il sentait maintenant sa témérité, le danger d’avoir échafaudé son acte d’aujourd’hui sur le hasard de la surprise. Et ce doute de soi lui fut soudain si angoissant que des gouttes de sueur lui perlèrent au front.

— Wartz ! dit doucement quelqu’un.

Il leva les yeux ; Saltzen était debout devant lui, comprenant tout à la détresse révélatrice de son visage.

— Wartz, que me dit-on… est-ce vrai ?

— C’est vrai, répéta-t-il, très morne. J’ai voulu jouer la grosse partie. Je crois que j’ai été fou… je n’y vois plus clair… je ne sais plus…

Alors, celui qu’on avait écarté, celui à qui Samuel s’était dérobé comme on se libère d’un importun fut pris soudain de compassion pour ce jeune lutteur découragé. Il oublia ses griefs et sa fierté.

— Dans les couloirs, tout à l’heure, on m’a conté votre affaire. Vous vous êtes défié de nous, vous avez craint notre vieille sagesse, vous vous êtes moqué de toute prudence et de toute expérience. Vous avez bien fait. Votre foi sauvera tout. Nous aurions voulu, nous autres, jouer les maîtres avec vous, parce que vous avez vingt-huit ans ; mais le maître, c’est vous !

Il se grisait à son propre enthousiasme : il s’approcha de plus près de Wartz et s’appuyant d’une main à son épaule :

— Ah ! Wartz ! Wartz ! qui aurait cru cela, que vous nous auriez tous menés un jour ? L’aurais-je cru moi-même, si confiant que je fusse en votre étoile, jusqu’à cette idée formidable que vous avez eue de vous attaquer tout seul à la Constitution ! Tout seul, n’est-ce pas ? Ah ! vous êtes un homme d’État.

Samuel se sentait renaître ; le docteur l’électrisait.

— Oh ! quelle séance, quelle séance ! murmurait le vieux délégué. La Reine sera là ; elle vous a deviné, elle a voulu livrer le suprême combat. C’est le Passé qui se défend contre l’Avenir ! Dire qu’il va nous falloir opter entre cette belle dame de légende et votre rude République ! Tenez, je la revois le jour du Sacre. Le grand manteau brodé d’or, aux dessous d’hermine, s’épandait autour de sa personne gracile, la lourde couronne dynastique écrasait son front délicat. Elle avait dix-huit ans, et ainsi à genoux dans le chœur de la cathédrale, toute blanche sur le fond gris des pierres, inondée de la clarté des cierges, avec des chasubles d’or processionnant autour d’elle, c’était le moyen âge vivant, c’était toute l’Histoire. Et c’est à une telle créature qu’il va falloir, quelque jour, signifier l’exil, montrer la frontière, en la chassant de ce pays où elle est enracinée comme un arbre à sa terre… Oui, il faudra faire l’odieux geste, et je le ferai, et je voterai avec vous, parce que les temps sont accomplis, et qu’il n’est tout de même plus séant de demeurer, les huit millions de Poméraniens que nous sommes, sous la férule d’une femme, et que nous souffrons de mille maux qu’elle entretient sous son charme. Que voulez-vous, nous sommes mûrs pour la République, et les systèmes d’État nouveaux sortent, non point du vouloir de quelques-uns, mais des successives maturités nationales comme la graine sort d’un fruit, naturellement…

Wartz continuait de gratter du bout de l’ongle la moulure de sa règle, comme un homme qui ne pense à rien. À ce moment, il se fit un grand silence. On vit au fond de la tribune royale la portière rouge se soulever ; deux chambellans, deux gardes blancs, hallebarde au poing, vinrent se ranger aux deux côtés, et la reine entra.

Cette arrivée, alors qu’on ne soupçonnait rien d’alarmant et que la Révolution fatale demeurait si lointaine et imprécise, fit courir dans toute la salle un frisson tragique. Le public surtout, moins prévenu que les Délégués, en conçut une impression de terreur. On dévorait des yeux la souveraine pour lui arracher le secret de son acte, mais elle était impénétrable. Très imposante dans sa robe de velours noir, avec son ordinaire quiétude, elle promenait les yeux longuement, froidement sur l’Assemblée.

— La séance est ouverte, dit le président de Nathée dont la voix vibra longtemps dans l’enceinte silencieuse.

Wartz songea comme la veille : « C’est la grande arène. » Et surchauffé, enfiévré par les paroles de Saltzen, il eut cette idée que comme dans les scènes antiques, ils étaient, la Reine et lui, deux gladiateurs qu’on mettait en présence devant l’amphithéâtre haletant.

Béatrix se leva. Il y eut de lourdes minutes de silence. Sa main gantée disposa quelques papiers sur le rebord de la tribune, et sa voix aimée, que pas un Poméranien ne pouvait entendre sans émotion, sa voix triste et chaude prononça :

— Messieurs, l’ordre du jour de cette séance comporte la proposition, faite par l’un de vous, d’un projet de loi dont la portée est immense. Notre rôle n’est pas d’intervenir dans vos discussions de législateurs. Mais il s’agit aujourd’hui d’une question si grave, que notre règne n’en a pas rencontré de telles jusqu’ici. Et il nous a paru bon de vous apporter cette collaboration si naturelle : la pensée de votre Reine.

Pendant que la droite exaltée et frémissante applaudissait l’Idole, un incident naissait autour de Wartz que ses collègues de la gauche, Braun en tête, apostrophaient. C’était ceux qu’on appelait communément « le Groupe ». Indignés lorsque avait éclaté publiquement cette affirmation du coup monté sans eux, leurs calculs, leurs ambitions déjoués, ils ne trouvaient plus de mots assez virulents pour qualifier la trahison de Wartz. On entendait Braun s’écrier :

— Votre folie aura perdu la République.

Mais, impassible, il supportait ce flot d’injures, sans qu’on pût savoir si elles le paralysaient ou manquaient de l’atteindre.

La Reine avait repris la parole ; ce bruit de querelle couvrait sa voix. On entendait seulement des lambeaux de phrases : « Instruction populaire obligatoire… seulement spectateur de vos travaux… toutes réserves faites sur notre pouvoir exécutif… sanction… »

Le malheureux baron de Nathée, suppliant et agité, entendait ces mots royaux et sacrés se perdre dans un bruit de dispute, et, devant une semblable abomination, il perdait la tête. Les ministres s’agitaient ; celui de l’Intérieur surtout, pétulant et nerveux dans sa petite taille, semblait ne pouvoir tenir en place ; il regardait rageusement le président dont l’autorité défaillait à un moment si critique.

Mais une voix d’homme éclata :

— Silence ! je veux entendre.

C’était Samuel Wartz qui, impérieux, s’était levé, et’faisait taire autour de lui les indignations et les colères. Ce fut comme un enchantement ; la rumeur s’éteignit. La voix douce de la Reine emplissait seule le grand cénacle. Elle disait :

— « … Mais nous voulons qu’avant de vous livrer à l’étude de cette loi sur l’instruction obligatoire en Poméranie, vous connaissiez notre sentiment sur un sujet si grave. Certes, le côté séduisant de ce projet ne nous a pas échappé. L’idée de ce développement du peuple par l’instruction est fort belle ; c’est même, à notre sens, la plus belle utopie d’un législateur. Mais à côté de ce monde des Idées, qui est votre domaine, messieurs, — à vous de qui c’est la fonction d’émettre au jour le jour, devant le Gouvernement qui vous écoute, les théories émanant des fluctuations mentales du pays, — à côté de cette région abstraite où vous planez, il y a la réalité de l’organisme national ; et c’est un champ d’expériences où ne réussissent pas toujours les systèmes élaborés dans le vague de la spéculation. Vous avez le droit de vous cantonner dans le rêve, mais ce droit n’appartient pas aux chefs d’État, qui tiennent entre leurs mains ces grandes réalités si absolues : les peuples. Et quelquefois, ce qui est vérité dans la pureté de vos belles conceptions, devient erreur en se réalisant dans la vie pratique. Nous craignons que la question actuelle ne soit dans ce cas. Nous avons observé les États qui, avant nous, avaient tenté la grande aventure où vous nous engagez ; il ne nous a point paru qu’ils fussent plus parfaits, plus forts, plus heureux, pour avoir créé dans la basse classe des intelligences plus lucides, et répandu à profusion les bienfaits de l’Instruction. Physiquement ils ont connu au contraire une dépression, parce que l’esprit ne s’élève à un certain niveau qu’aux dépens de la puissance matérielle, cette puissance brutale qui est la base de la grandeur dans un pays. Socialement, ils n’ont pas acquis dans le sens pacifiant ce qu’on espérait. Au contraire, les haines entre les classes sont devenues plus violentes. Le serviteur s’est cru l’égal du maître, le maître a’méconnu son seigneur. Partout a régné un désordre qu’ignorent les nations où, sans confusion, les graduations sociales sont délimitées. Nous savons que nous heurtons ici un état d’esprit qui se fait très violent dans notre pays, et qu’à beaucoup, aujourd’hui, cette confusion morale des classes plaît au contraire. Mais rappelez-vous qu’au blason de la Poméranie figurent un lion et une colombe : un lion parce que nos aïeux ont été forts, une colombe parce qu’ils ont été simples. Un état d’esprit est une chose transitoire sur laquelle le législateur ne doit pas s’appuyer ; mais ces emblèmes éternels laissés dans l’histoire comme une empreinte par le génie même d’une nation, voilà sur quoi doit être édifiée la loi. Or, la simplicité n’est plus la vertu d’un peuple inquiet que mille soins divers occupent, ni la force, celle des générations que le travail cérébral anémie. Que dirait une mère si l’on s’emparait de son enfant, dont la complexion frêle lui inspire des inquiétudes, pour l’épuiser et le ravager par des études auxquelles il est impropre ? Hélas ! messieurs, qui est ici l’enfant, et qui est la mère ? Qui est plus enfant que ce peuple, inconscient de l’austérité de sa vie, toujours rieur et satisfait, soit qu’il reste le grand nourricier de la patrie avec les laboureurs, soit qu’il arrache à la terre notre richesse nationale avec les mineurs ! Mais aussi, qui est plus mère que nous dont toutes les secondes, toutes les pensées, toutes les forces, appartiennent à ce peuple poméranien, au nom d’une fonction tyrannique et douloureuse, mais qui fait notre orgueil, et qui procède mille fois plus de la Maternité que de la Royauté ! Ô peuple bien-aimé ! ta puérilité nous est sacrée comme nous l’est ton contentement ; nous voulons te laisser vivre encore, demain comme hier, d’un morceau de pain et d’une chanson, notre main restant posée sur ton front d’ignorant pour te cacher les horizons qui troublent, les idées qui attristent, la science de ce qui tue. Nous voulons défendre ta naïveté contre ceux qui te feraient une âme tourmentée et malade ; tu es notre fils préféré ; brise la houille dans les cavernes, sème le blé au grand soleil des champs, fabrique obscurément tes merveilles dans les usines, sois la vie de la nation, mais sans le savoir. Qu’on laisse à tes armes la colombe à côté du lion, car la Destinée les a liés l’un à l’autre, et quand l’oiseau blanc s’envolera, le jour sera proche où doit périr ta force ! »

Elle s’était émue un peu à la fin, en parlant ; sa voix fatiguée était graduellement retombée aux notes basses et sourdes, mais pas un de ses mots n’avait échappé à son auditoire silencieux et recueilli. Quand elle se tut et s’assit, en ramassant les papiers où ses yeux avaient cherché des points de repère au long du discours, il y eut dans l’Assemblée une hésitation dramatique. L’ovation des royalistes fut timide. Dès qu’il s’agissait de la souveraine, on était décontenancé ; il ne semblait pas décent de déchaîner un tapage brutal, et la frénésie un peu barbare du choc des mains paraissait hors de propos pour acclamer cette femme qui venait de tenir des centaines de personnes sous le charme, en prononçant des paroles à mi-voix. Ils avaient ce geste touchant d’applaudir, les mains levées vers elle, attitude inconsciente qui justifiait si bien le mot d’ « Idole » qu’avait employé Saltzen. Mais un murmure désapprobatif et mal retenu montait de la gauche ; tandis que le centre, habituel appui de la souveraine, malgré des frémissements, des inquiétudes et une émotion manifestes, gardait un silence glacial. Saltzen lui-même, dans ce mélange d’ironie et de sentimentalité, dont il était pétri, s’enlevait une larme du bout du doigt, tout en disant :

— Pas mal, le discours, pour avoir été écrit par Hansegel. À vous, Wartz, maintenant !

Mais il avait beau regarder Samuel, il ne pouvait deviner ce que pensait le jeune homme ; personne n’aurait pu le deviner. Du coin de sa loge où elle ne le quittait pas des yeux, la pauvre Madeleine, tremblante, toute confiance perdue, sûre maintenant d’un insuccès terrible, sentait naître en elle pour son « grand homme » d’autrefois un genre d’amour spécial, un peu désenchanté, mais dépouillé de vanité : la tendre pitié des femmes. Toute la Délégation s’occupait de lui, à cette minute, fort désavantageusement. Les voisines de Madeleine en parlaient même tout haut, instruites par le président qui avait pris sur lui de changer l’ordre du jour, afin de permettre à l’Assemblée d’entendre immédiatement la réponse à la Reine.

— La parole, avait-il dit, est à monsieur le délégué Wartz, pour l’exposition de son projet de loi.

Et toutes les belles dames,’saisies de curiosité, se penchaient pour le chercher du regard :

— N’est-ce pas lui ?

— A-t-il du talent ?

— Eh ! eh ! comme ceux qui ne s’en servent jamais.

— S’il avait un grain de bon sens, dit quelqu’un, après le discours de la Reine, il retirerait son projet… S’il parle quand même, c’est un homme fini ; jamais il ne s’en relèvera.

Et serrée contre la draperie, très mince dans le drap sombre de sa jaquette, bien en face de la tribune, Madeleine vit son mari quitter lentement sa place pour en gravir les degrés.

Wartz la chercha des yeux ; elle lui sourit ; mais déjà il ne la regardait plus, attiré par l’autre femme, l’ennemie, qui le dévisageait là-bas à la tribune royale. On aurait cru les voir se défier…

Alors, de toute la salle, un murmure d’animosité monta contre le jeune homme. La droite, royaliste en cette minute, souhaitait peut-être moins son échec que, ne le faisait son propre parti, la gauche, dont il avait déjoué toutes les ambitions, et le centre faisait chorus contre lui.

Une minute il demeura silencieux. Ses bras croisés ne se dénouèrent pas. Il allait parler sans gestes, sans effets. Un instant encore, il contempla ces yeux inquiets dardés sur lui par centaines. Puis sa voix s’éleva, jeune, puissante et grave :

— « Je demande, messieurs, une chose unique, c’est qu’un minimum de connaissances soit exigé de chaque enfant poméranien, avant que l’atelier, la mine ou les champs le prennent. Je demande, non point une culture impossible, mais quelques lumières, et ces connaissances préliminaires qui orienteront son jeune esprit vers des sphères inconnues aux illettrés. Je demande que, ne pouvant lui infuser la science, on mette entre ses mains l’outil pour l’acquérir, c’est-à-dire qu’on lui crée un cerveau avide de savoir et une intelligence aiguisée.

» Vous venez d’entendre contre mon projet de loi les arguments troublants d’une auguste bouche. Ils ne m’ont pas surpris, car je les avais prévus. J’accorde, messieurs, qu’une âme dégagée des limbes de l’ignorance, exposée toute nue aux âpretés de la vérité souffrira mille blessures, auxquelles les inconscients seraient invulnérables. Nous le savons tous, et si je songe à l’auditoire de lettrés, de savants, de penseurs, qui m’écoute, je sens bien inutile de rappeler cette misère supérieure de ceux dont l’esprit s’est élevé au-dessus de la masse. « Savoir, c’est penser, et penser, c’est souffrir ! »

» Pourtant, messieurs, quel est celui d’entre vous, écrivain, homme de science, artiste, exerçant enfin l’un de ces métiers de l’esprit, qui ont fait de vous des délicats, des difficiles à satisfaire, quel est celui d’entre vous qui troquerait son sort contre celui d’un ignorant ? Ah ! dans vos villégiatures, les beaux soirs d’été, quand vous souffriez de vagues ennuis sans cause, en voyant le laboureur obtus et las, ruisselant de sueur, mais joyeux d’un appétit de bonne santé, rentrer chez lui en chantant, vous avez dit bien souvent : « L’heureux homme ! » Eussiez-vous désiré prendre sa place, messieurs ? Et si vous l’avez souhaité de bonne foi, si vous avez aspiré vraiment à redescendre dans ces couches épaisses, que n’avez-vous fait de vos fils des rustres ?

» Mais je vois, au contraire, que plus marchent les temps et plus se chargent les programmes des cours dans les institutions où s’élève la jeunesse aristocrate. La tendresse de la bourgeoisie pour sa progéniture multiplie autour d’elle les dons de l’instruction. Vous orientez sans cesse vos enfants dans une voie intellectuelle plus haute. Pourquoi me dire alors que l’intellectualité est un fléau, quand vous vous en servez comme d’un bienfait ?

» Mais quoi, messieurs, ce bienfait, vous le réservez à vos fils ? Pourquoi donc en priver les fils de la plèbe ? Serait-ce pour qu’un jour ceux-là pussent mieux dominer ceux-ci ?… »

Quelque chose d’étrange avait, depuis qu’il parlait, saisi la salle. Sa voix au timbre indéfinissable, son débit lent et simple, son immobilité même, étaient impressionnants. Un silence absolu régnait, où vibrait sa parole. À cette dernière allusion qui visait la peur bourgeoise de la démocratie, la gauche frémit, et se ressaisissant, malgré elle applaudit. Le centre, silencieux, mais déjà ébranlé, écoutait, à la fois effrayé et séduit. Quant aux royalistes, ils attendaient encore que le tribun s’attaquât aux prérogatives royales pour faire éclater d’unanimes protestations. Alors, quand il eut cette conscience subtile et grisante que connaissent les orateurs, de posséder son auditoire dans le recueillement et la sympathie, une assurance extraordinaire envahit le jeune délégué. La folie de son idée lui revint, les mots abondaient pour la traduire ; il en sentait toute l’exaltation et l’ivresse. Et l’on se rappela soudain les rhéteurs célèbres du Parlement poméranien, ces vieux délégués disparus qui incarnaient pour le pays l’art de la parole, et qu’on ne croyait plus remplacer à cette tribune.

Il dit d’abord le grand devoir de ne pas ôter au peuple, ce frère souffrant, cet instrument de dignité qu’est l’étude. Il dit la plus impérieuse obligation de ne pas lui dérober la vérité. Il montra, avec une éloquence sobre et discrète, qui fit frissonner l’auditoire, l’évolution humaine, les étapes infinies de la race dans son ascension lente vers le mieux moral, et la correspondance avec cette amélioration de l’espèce d’une plus large part de vérité entrevue. Que venaient faire, devant ce panorama gigantesque de l’humanité en marche, les misérables craintes d’une période transitoire inquiétante, alors qu’il s’agissait d’obéir à l’immense, à l’implacable mouvement d’en « avant » de la destinée humaine ?

Le temps passait, le crépuscule hâtif des jours de janvier assombrit la salle. Une lumière mystérieuse jaillit pour continuer le jour, insensiblement ; et Samuel Wartz parlait encore. Son discours, exempt de tout artifice oratoire, éclatant comme la voix même de la vérité, n’offrait à ses adversaires aucune faiblesse à laquelle ils pussent s’attaquer. La droite, recourant à l’argument des minorités, lança des imprécations d’impuissante colère. Mais sereine, sans lassitude ni désordre, la pensée du tribun se développait. Elle s’évasait du texte de cette loi qui en était l’assise, jusqu’au code complet de la révolution.

— Bourreau du peuple ! Utopiste ! interrompaient les royalistes, enfermés dans la casuistique de Béatrix et de Hansegel. — Est-ce avec ces rêveries qu’on gouverne !

Alors il parla de la période proche et qu’on devait prévoir à des signes fatidiques, où ce peuple serait appelé à se conduire lui-même. Une urgence troublante s’imposait de lui verser à flots la lumière. Et il lança, d’une voix qui tremblait d’émotion secrète, l’indiscutable statistique des illettrés en Poméranie, cette évocation d’une masse compacte, profonde et obscure, où gisait une force aveugle, sans orientation. Comme il criait cette phrase : « Des écoles ! des écoles pour instruire le souverain de demain ! » la droite affolée voulut couvrir sous le tumulte une vérité aussi intolérable. Il sentait en parlant les poings se tendre vers lui. Mais il calma cette effervescence avec la déconcertante, maîtrise qui avait tout à l’heure subjugué les autres :

— Cette loi n’est pas mon œuvre, mais celle de la fatalité. C’est la loi de l’Époque. Si j’eusse manqué d’en écrire les termes, elle serait sortie d’elle-même de l’esprit national, et il s’en fût trouvé cent autres pour la dicter.

Et de même, sans attaquer directement la Reine par un seul mot, il établit tranquillement cette autre chose fatale : la République, de telle manière que, dilemme poignant, l’applaudissement à son discours, tout à l’heure, serait la grande répudiation morale, la première, signifiée à la souveraine, et le silence, au contraire, le désaveu de ce qui était pour la majorité ici la secrète foi politique.

Puis l’ascendant magnifique qu’il avait conquis sur cette Assemblée autorisant toute liberté, il finit sur le chant exalté de cette époque prochaine où le peuple libéré secouerait sa tutelle et serait son seul maître.

Wartz se tut.

Il avait remué dans les cœurs tous les sentiments de l’heure actuelle, cette maturité d’idées qu’avait évoquée Saltzen, et dont le fruit tombe naturellement. Il avait suscité des fois nouvelles, infusé de l’énergie aux tièdes, embrasé les fervents, fait couler la fièvre dans les artères. Cependant l’Assemblée demeurait silencieuse, acculée à cette obligation terrible de manifester contre la Reine ou d’étouffer son propre enthousiasme. Il se passa une de ces secondes historiques, où l’on sentit se poser dans la salle muette le grand cas de conscience national.

— Bravo ! cria soudain Saltzen.

Et le feu prit à ces cerveaux trop surchauffés, le tumulte se déchaîna ; l’admiration éclatait pour ce nouveau génie qui se révélait, pour sa jeunesse, son éloquence, sa personne même. On fut ivre, et Béatrix ne compta plus. En descendant les marches de la tribune, Wartz entendit monter l’assourdissante clameur de son nom répété, et il y avait des cris, des phrases entières que noyait le bruit ; toute la Délégation était debout, et la droite royaliste, impuissante à protester, essayait de couvrir les acclamations, par le tapage rythmé des règles sur les pupitres. Jamais le Parlement n’avait offert pareil spectacle ; dans les tribunes, des discussions naissaient ; les femmes penchées au dehors applaudissaient, grisées de cette nouvelle gloire qui se levait ; et l’on vit tomber aux pieds du jeune orateur, en symbole d’hommage dont on ne pouvait juger en un pareil moment s’il était ridicule ou touchant, une rose de soie arrachée à quelque joli chapeau d’élégante. Et tout ce bruit de tempête fait de cris, de rumeurs sourdes, du grand houhou des délires publics, montait sans cesse, pendant que, régulièrement, en un mince tintement d’alarme, la petite sonnette présidentielle, aux mains du baron de Nathée, s’agitait sans qu’on l’entendit. Une seule personne, peut-être, la sentait lui résonner sinistrement dans l’âme, c’était la Reine. Hélas ! la petite sonnette tintait le glas sur les beaux jours de la popularité, elle donnait l’avis effrayant des choses qui se préparaient. Comment imaginer l’angoisse de cette maîtresse d’État à cette minute critique ! Ce grêle tocsin prophétique lui créait, sans doute, des visions sanglantes de révolution : la guerre dans les rues, les incendies, les atrocités dont est capable un peuple dément ; et il sonnait encore le désagrègement social, la dislocation du trône, et ce qui fait l’épouvante des rois, leur honte sacrée : la chute dynastique. Elle avait reçu l’outrage national ; le pays politique s’était détourné d’elle, et son blanc visage de cire, dans les chatoiements noirs du costume, n’avait pas eu la faiblesse d’un spasme. Ses yeux bruns, doux et puissants, regardaient toujours dans l’infini, mais elle, personne ne la regardait plus. Ses fidèles partisans même que la colère suffoquait pensaient cent fois plus à leur haine intransigeante qu’à l’océan d’amertume qui la submergeait.

Le triomphe de Wartz durait toujours. Si les acclamations faiblissaient, il en éclatait aussitôt d’autres plus impétueuses, et ce torrent venait l’atteindre à sa place, affaissé à son pupitre, le front posé sur son poing crispé. Ses amis l’entouraient maintenant, tous subjugués, comme des courtisans, flattant, moitié par instinct, moitié par entraînement, celui qu’ils écrasaient de leur colère tout à l’heure. Saltzen ne disait rien, mais son visage ruisselait de larmes ; il ne cessait de regarder Samuel, fier de lui comme un père, et tout l’orgueil de l’ovation, c’est lui qui le savourait.

M. de Nathée parlait ; tous ses mots se perdaient dans ce tonnerre. On eût dit un homme essayant de commander à l’orage. Tout à coup, le ministre de l’Intérieur quitta son banc et se dirigea vers la tribune. Béatrix le suivit des yeux, éperdument. Avec Hansegel, ce petit homme noir trapu et bougeant était son conseil ; il pouvait être son salut ; tout ce qui lui restait d’espoir, elle le mit en lui. Mais, au pied des marches, un incident arrêta le ministre, une de ces énigmes parlementaires que la foule ne peut comprendre et que le vacarme rendit obscure même aux politiciens. C’était Wallein, l’impétueux libéral, qui avait bondi derrière lui, puis le royaliste Stalberg. Et tous trois, la paume accrochée à la rampe, se disputaient la chaire avec une ardeur qui touchait à la frénésie. Ils durent s’injurier, mais rien ne s’entendit…

Après, ce furent des coups de théâtre successifs ; la tragédie se précipitait. Quand le ministre eut gagné la tribune, le tapage atteignit son paroxysme ; on criait : « Démission ! Wartz ministre ! » d’un unisson si puissant, qu’on eût pu croire à un chœur d’innombrables voix. Toute la gauche lança le grand cri de guerre : « Vive la République ! » Et ce fut peut-être cet élan de folie, l’acte le plus vif de la journée, quand on songe que la Reine était présente, qu’elle entendait, et que c’était une part importante de la Poméranie qui lui jetait en public ce défi.

Les ministres, hués et injuriés par la gauche, reniés par le parti libéral dont ils étaient sortis, venaient de se décider à quitter la salle pour aller délibérer. On suivit des yeux avec enthousiasme ce premier acte de leur retraite. La défection la plus inouïe à leur égard était celle de ce même centre dont ils avaient toujours accompli la politique, et qui se retournait maintenant contre eux. Il ne régnait plus ici désormais ni mesure, ni logique ; l’influence nouvelle qui venait de naître défiait tout raisonnement. On ne discute pas avec ces convictions spontanées et jaillissantes qui sommeillent au fond des cœurs, jusqu’au jour où sous un choc puissant elles s’exaltent en foi passionnée. Wartz semblait, par sa seule force, avoir imposé sa pensée à cette masse d’esprits ; il avait seulement provoqué le choc déterminant du phénomène. Il avait emprunté son pouvoir à l’état inconscient des idées, cette maturité mentale qu’entrevoyait Saltzen. De même que la lumière ne prend son aspect que dans les substances qu’elle illumine, de même, l’éloquence du tribun n’avait trouvé sa véritable force qu’en rencontrant cet unisson mystérieux au fond des âmes. Son œuvre et sa gloire avaient été d’élever ces goûts secrets au dessus du prestige de la Reine, dans ce parti libéral de qui la psychologie, à cette heure, était si curieuse.

La Reine, alors que tout luttait contre elle : la poussée spirituelle de l’époque, les idées, et ce prodigieux talent de Wartz, s’était défendue jusqu’ici par un argument unique : le prestige de sa personne. Elle se faisait voir ; elle s’offrait aux yeux, avec l’attrait royal et l’attrait féminin confondus en un seul charme. Soudain, comme si elle eût eu honte de mendier ainsi les ovations et l’enthousiasme, elle changea d’attitude. C’était le besoin d’agir qui reprenait sa puissante nature, et aussi une colère profonde qui la ravageait invisiblement sous son masque hautain. Elle qui se sentait toute autorité et loi souveraine, au point que ce sens du pouvoir s’identifiait avec le sens même de son être, se voyait tout à coup méconnue, reniée et impuissante. Roi, elle eût fait un coup d’État, elle eût appelé la garde. Wartz aurait été maintenu par la force, et la prison du faubourg, où l’on enfermait les condamnés politiques, lui aurait servi de lieu de méditation pour peser à son aise la suprématie de la Liberté sur la Monarchie. Mais ce moyen masculin ne pouvait être celui d’une créature de force douce comme elle. Elle biaisa. Il fallait une digue au flot montant qui la menaçait, elle voulut le détourner par adresse. Elle jeta les yeux sur ces effrénés qui gesticulaient dans les bancs de l’enceinte : elle y cherchait la complicité d’un homme sans laquelle si peu de femmes peuvent agir. Son regard choisit Wallein, Wallein dont la politique nerveuse, faite d’impressions, d’impulsions, d’agitations, serait plus malléable, plus soumise à ses influences. Elle se savait sur lui un grand pouvoir ; de plus, il était l’un des plus avancés au large dans la tempête d’aujourd’hui ; elle tenait ce sensitif par les mêmes fibres que le tenait l’Idée nouvelle. Ce serait son ouvrier.

— Monsieur le président ! appela-t-elle.

Cette faible voix éteignit les autres bruits, le grondement de la salle, peu à peu.

— Monsieur le président, voulez-vous transmettre à l’Assemblée ce désir de la Reine, que la séance soit renvoyée à demain ?

La rumeur reprit, avec un mouvement effrayant de tous les visages vers elle :

— Non ! non !…

Et le bruit des protestations se prolongeait, s’enflait, atteignait dans sa véhémence le pire tumulte de tout à l’heure. Le président parla encore, il parla d’égards dus à Sa Majesté, de lassitude, et le « non » vibrait toujours, opiniâtre, inflexible. Chose troublante et magique, de voir cette progression tangible de la puissance changeant de main, abandonnant les autorités anciennes, allant vers les bases de la Nation, vers le peuple dont c’était ici la Délégation.

Les ministres revinrent. Les huées recommencèrent. Chacun d’eux s’installa à son bureau, et, d’une écriture plus ou moins prompte, rédigea la formule de démission. Il y eut un silence. Les délégués avaient repris leurs places. On les voyait accoudés à leurs pupitres, suivant du regard l’acte du ministère.

Les démissions mises en liasse furent portées sur-le-champ à la Reine ; et comme par enchantement, la suspension de séance fut décidée. La Délégation entière s’engouffra dans les portes, dans les couloirs ; la salle se vida. La Reine était partie. C’était l’entr’acte silencieux où le drame allait faire vers le dénouement la glissade vertigineuse. Il présidait à cette séance, comme à toutes les grandes scènes d’histoire, quelque chose d’inéluctable que les volontés humaines ne dirigeaient plus.

La dame en noir était maintenant assise dans le petit parloir des ministres, seule avec Wallein. Elle avait pris un fauteuil de bureau, autour duquel il la voyait ramener les plis en longs tuyaux brisés de sa jupe, et, debout, tout en l’écoutant, le délégué suivait machinalement, sous les mousselines de deuil du chapeau, les enroulements de sa jeune et somptueuse chevelure.

Elle parlait avec fièvre, avec indignation, haletante encore de ne pouvoir laisser déborder tout ce qui l’étouffait de colère, et souvent, au milieu d’une phrase, un soubresaut de sa poitrine l’arrêtait. Elle en voulait au cabinet démissionnaire pour sa défection ; elle en voulait à Nathée, à la droite royaliste, aux infâmes qui avaient osé, sous ses yeux, acclamer la République, aux traîtres libéraux qui étaient jusqu’ici son appui le plus ferme, malgré leur indépendance d’idées, croyait-elle, à cause de cette indépendance réellement. Elle se sentait offensée comme jamais reine ne le fut. Hélas, ces libéraux avaient applaudi Wartz ! Après cet outrage, sur qui compterait-elle désormais ?

Et quand, femme habile dans la détresse, elle eut bouleversé les esprits de cet homme agité qu’elle avait devant elle, quand Wallein eut subi, jusqu’au fond de lui-même, l’émotion de voir ce douloureux courroux de reine, quand elle le sentit ému de cette auguste pitié qui ne se définit pas, celle qu’inspire la douleur et l’humiliation des grands, elle dit :

— Monsieur le délégué, c’est en vous désormais que je place ma confiance ; c’est vous que je charge de former le nouveau ministère. Vous le choisirez acceptable à tous, et capable d’être fidèle à la Constitution.

Wallein se taisait.

— Sera-t-il dit que vous refusez ? fit-elle âprement en crispant au fauteuil sa main gantée.

Wallein secoua les épaules.

— Il est trop tard ! murmura-t-il.

— Trop tard ?

— La constitution dont parle Votre Majesté est sans force aujourd’hui. On n’est pas fidèle à un néant ; la loi est annihilée…

— Et par qui, monsieur le délégué ?

— Par la loi supérieure qui fait les histoires des peuples.

Et, en disant cela, il crayonna des noms sur son portefeuille : Wartz, Braun, les républicains ; Moser le libéral ; puis il détacha le feuillet qu’il tendit à Béatrix :

— Voici mon ministère, le seul possible, le seul qu’acceptera aujourd’hui la Nation.

Elle lut, et aussitôt jeta un cri si perçant que tout alentour on dut l’entendre :

— Wartz !

— À l’Intérieur, reprit sourdement Wallein, qui était blême et défait comme un mort.

Elle ne détachait pas les yeux de ce bout de papier ; elle était atterrée. Wallein comprit que ce seul choix de Wartz était une injure nouvelle, qu’il l’avait atteinte et blessée personnellement, comme elle ne l’avait pas été jusqu’ici ; il sentit qu’il avait chagriné mortellement l’adorable femme, et il était bien à présent l’image du pays, tenaillé par ce double idéal de la souveraine et de la liberté, les aimant toutes deux différemment, mais sans savoir laquelle il sacrifierait à l’autre. Volontiers il se serait mis à ses genoux pour la supplier de lui pardonner, en même temps qu’un devoir plus haut lui commandait d’exploiter cette prostration, cette défaillance de femme. Et pour ne point lui paraître trop odieux, il entreprit l’histoire de leur état d’âme, à eux libéraux. Appariés depuis longtemps au parti républicain par une idéologie semblable, ils s’étaient laissé mener jusqu’aux frontières extrêmes du royalisme, retenus seulement par cette fragile barrière : l’amour de la paix et celui de Sa Majesté. Accommodant leur esprit progressif avec le culte de la souveraine, ils avaient voulu concilier les politiques opposées, rester à la fois les conservateurs et les évolutionnaires. Mais c’était là un marché de timorés, une transaction ; la parole du meneur avait éclairé cette compromission, et eux, voyant enfin la vérité, et brisant les barrières, avaient pénétré d’un coup dans le camp des démocrates, fusionnant sans effort avec ceux dont les avait séparés seulement un nom différent.

— Wartz ministre ! Jamais ! jamais, monsieur, jamais, répétait la Reine.

Alors, timidement, doucement, puisqu’il fallait apprendre à la triste femme sa destinée, avec les égards qu’on a pour un condamné, il commença de lui montrer ce qu’elle ne pressentait que trop : ce qu’était Wartz pour l’Assemblée, ce qu’il serait demain pour le peuple. Il atténuait ses mots ; il ne disait pas « son génie », il disait : « son talent » ; il ne disait pas « sa popularité », mais « sa maîtrise » ; ni « la vérité », mais « sa doctrine ». Et quand, de sa parole insinuante, il l’eut fait voir si lié à l’œuvre de l’heure actuelle qu’elle s’incarnait pour ainsi dire en lui, il joua d’une hypothèse. Il supposa qu’on fît un cabinet royaliste, en espérant de lui une formidable répression qui bloquât dans les cerveaux les idées en mouvement ; il nomma même ces ministres imaginaires ; il alla jusqu’à préciser la conduite qu’ils tiendraient, et leur politique appuyée avant tout sur les baïonnettes de la garde. Est-ce que l’Assemblée, telle qu’elle était désormais, exaltée, combative, butée à son idée fixe de la République, supporterait un seul jour ce ministère-là ?

Horriblement lasse, l’esprit épuisé, elle prononça :

— Un ministère composite… j’avais pensé… des éléments opposés empruntés à chaque parti.

Elle s’était trompée dans son choix. Wallein se dérobait à son influence, comme les autres, comme tout le monde ; elle était désormais seule, abandonnée. Elle se sentit perdue.

Il parla encore. Il L’étreignit de plus près dans ce réseau d’arguments qui paralysait ses efforts. Elle ne pouvait plus se défendre, elle n’avait plus une idée, plus une force, elle acquiesçait à tout.

Ce fut comme une léthargie de douleur et de fatigue ; Wallein lui arrachait des mots inconscients ; ce n’était plus que l’ombre d’elle-même qui les articulait.

Elle se réveilla au trône, quand elle revit l’Assemblée grondante devant elle, baignée dans la lumière adoucie qui tombait de la coupole. L’agitation était contenue, soumise à l’anxiété de ce qu’elle allait dire. Le tumulte n’était plus qu’un ronronnement assourdi, et devant elle s’étalait la liste des candidatures ministérielles : Wartz, Braun, Wallein, Moser, Aldberg, Saas et Zwiller. Elle comprit que c’était là le ministère de la Délégation, celui qu’il leur fallait et de l’acceptation duquel leur calme factice était conditionnel. Wallein vint à la tribune, et, pour mieux compromettre la situation de la malheureuse Reine, il rendit public son cas de conscience ; il expliqua quel ministère républicain lui était soumis, et il l’abjura elle-même, en termes véhéments, de signer sur-le-champ le décret qui mettrait au pouvoir les auteurs d’une constitution nouvelle.

C’était signer sa déchéance. Elle dédaigna de répondre comme d’obéir. Aussitôt, tous les délégués de la gauche et du centre furent debout, les bras levés, clamant le nom de Wartz, aggravant le tapage du bruit de leurs talons sur le plancher. Elle demeurait immobile et sans un geste. Le bruit redoublait. On commença de se battre au pied de la tribune ; il y eut une rixe sous les yeux affolés du président, qui ne put obtenir, dans le tumulte, l’expulsion des coupables.

Soudain, la Reine se leva ; on la vit prendre la plume, tracer des mots ; elle souriait d’un sourire de colère ; elle était terrible à voir. À peine femme, maintenant, dressée dans son velours noir, virilement, la tête fière, le profil hautain, elle se révélait le chef de l’État, la Maîtresse, le Roi.

— Selon le désir de la Délégation, dit-elle, nous venons de nommer ministres MM. Wartz, Braun, Wallein, Moser, Aldberg, Saas et Zwiller ; mais, comme il nous a paru qu’une Assemblée capable d’imposer d’une manière si violente ses volontés à la Reine cessait d’être la représentation nationale et le reflet du pays, nous déclarons la présente Délégation dissoute, et la nécessité de procéder à de nouvelles élections législatives.

Un fracas répondit ; la houle des têtes s’ébranla en nappes vibrantes et hurlantes. Nathée eut alors le premier geste d’autorité de toute sa présidence : il se couvrit, descendit de la tribune et s’en fut. La Reine sortait aussi. La Délégation se vida par les couloirs, et le tapage s’éparpilla jusque dans

la rue.

V

LA RUE

Il dormit dix heures sans ouvrir les paupières. Madeleine attendait patiemment la minute du réveil, comptant sur le bonheur de le retrouver dans cette intimité, à l’heure la plus lumineuse de ce jour d’hiver, après les émotions de la veille. Il n’était rentré qu’à une heure avancée de la nuit, exténué, pris d’une sorte d’ivresse de fatigue qui l’avait jeté et endormi tout habillé sur son lit. Mais sa femme n’eut pas la douce causerie attendue. Il l’étouffa à demi dans ses bras, la couvrit de baisers, comme un homme qui semblait ne connaître de l’amour que ses violences. La délicate Madeleine, le cœur gonflé de tout ce qu’elle n’avait pas dit, dut entendre, après ce hâtif accès de tendresse, les instructions touchant leur nouvelle vie au ministère. Chose étrange, chez ces deux êtres si épris l’un de l’autre, leurs sentiments respectifs, différents, opposés même, les travaillaient en sens inverse. Alors que Madeleine cherchait à distinguer du grand homme l’homme qu’elle aimait, qu’elle eût aimé dénué de tout et malheureux, lui s’efforçait, dans son orgueil masculin, à rester devant elle le personnage célèbre du jour ; il lui imposait sa gloire ; il lui offrait le perpétuel souvenir de son génie ; il voulait être aimé pour sa grandeur.

La jeune femme quittait avec peine cette simple et jolie maison du faubourg, où ils s’étaient unis. Samuel, lui, sentait un grand bonheur viril à emmener sa chérie dans l’appartement princier du ministère de l’Intérieur, qui commandait le quai, et dont il avait connu, lors des réceptions, les salons en enfilade, les plafonds caissonnés, les trumeaux peints et les murs flottants de vieilles tapisseries poméraniennes : tableaux éteints, pâles broderies de laine, dont les couleurs reposent les yeux sans les distraire. Ce luxe qu’il aimait secrètement, revêtait, dans ce logis transitoire des hommes d’État, un anonymat qui n’offensait pas absolument la simplicité républicaine. Il honorait la charge, mais non point les personnes, semblait-il, quoique pourtant le jeune révolutionnaire entrevit dans ce décor de somptuosité comme une existence d’amour magnifiée.

Et d’ailleurs, ce jour-là, ils se virent à peine. Samuel éprouvait, plus qu’il ne les raisonnait, ces nuances sentimentales que Madeleine eût ressassées des journées entières. Son amour était au fond de son cœur, simplement, base confuse de toutes ses pensées ; mais ce qui dominait aujourd’hui sa vie, c’était moins cet amour sûr et tranquille que les soucis politiques, les graves préoccupations de l’heure présente, les responsabilités de sa fonction nouvelle.

Dès qu’il fut sorti, Madeleine qui s’habillait vit arriver au cabinet de toilette la petite Hannah, défaite, pâle comme un cierge, haletante, deux étincelles au fond de ses yeux de blonde.

— Madame ! oh ! madame !… ce qu’on dit partout !…

Madeleine sourit, un peu anxieuse dans le fond, d’écouter cet écho de la voix populaire.

— Qu’y a-t-il donc, Hannah ?

— Est-ce vrai, madame ? On dit que nous allons avoir une révolution, et que c’est monsieur qui mène tout maintenant.

— Oui, c’est un peu vrai, et il y a du mouvement en ville, Hannah ?

Alors, la petite servante, mise en verve par la satisfaction visible de sa maîtresse, et aussi par une excitation personnelle plus imprécise, se laisse aller à une loquacité qu’on ne lui avait jamais connue. S’il y a du mouvement en ville ! Comment dira-t-elle cela ! C’est comme un repos du dimanche, et c’est en même temps comme une fête très solennelle, et encore même… pas une fête, une veille. Il n’y a ni joie, ni chants, ni belles toilettes dans la rue ; on dirait que les gens attendent quelque chose ; et on parle, on s’attroupe, on crie ; et c’est un bruit de querelles partout. Dans le faubourg, c’est affreux ce qu’elle a vu : devant la porte d’un cabaret, une large flaque de sang sur le pavé du trottoir ; quand on y songe ! Dire que c’est peut-être un homme tué au cours d’une rixe, qui a laissé là ce beau sang rouge ! Et les journaux qui ne suffisent pas, qu’on déchire en se les arrachant quand les vendeurs passent. Puis il y a encore ceci qu’Hannah hésitait à dire et qu’elle hasarde maintenant en devenant toute rouge : tous ces passants n’ont à la bouche que le nom de monsieur ; ils le crient très haut, ils se le renvoient dans leurs disputes ; quelques-uns le lancent avec colère, mais presque, oh ! oui, presque tout le monde le dit en admiration. En plein jour, à cette heure même, — que les gens sont étranges ! — ils sont à ce point dévorés par la curiosité, par la passion de le voir, que la grande rue du faubourg est pleine de tisseurs en chômage, de messieurs, de belles dames qui arpentent le trottoir, et qui mangent des yeux la maison. Elle, Hannah, n’a pas caché qu’elle était la femme de chambre de madame Wartz ; et aussitôt, dans la boutique où elle se trouvait, on a fait cercle autour d’elle, on lui a posé mille questions sur madame, sur monsieur surtout. Elle s’est sauvée à toutes jambes pour n’avoir pas à répondre à ces indiscrets.

Madeleine, assombrie soudain, renvoya la jeune fille, voulant s’habiller seule. Mais une rêverie si grave, si profonde et angoissante s’était emparée de son esprit qu’elle demeura longtemps, à demi vêtue, inerte, devant la glace, sans voir la pâle figure fiévreuse, et les minces bras nus que le miroir reflétait.

Ainsi c’était la révolution !…

Elle savait qu’un chavirement d’opinion, dans le monde pensant, n’est qu’une grande opération intellectuelle. Mais elle savait aussi qu’il dort dans le peuple des forces redoutables de cataclysme, qu’en y touchant on les déchaîne, et que le geste fatal était fait. Ainsi, dans les légendes, voit-on les traîtres ouvrir d’une clef mystérieuse les écluses qui défendent les villes contre l’océan. Hélas ! l’écluse des épouvantables démences populaires était ouverte, et c’était Samuel qui avait fait cela.

Alors possédée d’une énergie amère, et voulant connaître jusqu’au fond le grand trouble populaire, voir au besoin l’émeute, les rixes, le sang, oubliant tout souci d’aménagement nouveau, elle compléta en hâte sa toilette, et sortit.

À cette même heure, dans la salle du Conseil, au Palais, Samuel Wartz avait pris place au milieu de ses nouveaux confrères. Rangés autour d’une table à tapis bleu, ils énonçaient en phrases incertaines, en hypothèses, en tâtonnements, la nouvelle condition politique de la Poméranie.

Autour d’eux, la salle magnifique déroulait ses lambris de chêne à moulures d’or, son plafond léger et lointain, où des femmes nues, allégories géantes, prenaient des tailles d’enfant. Au fond s’élevait le trône de la Présidence royale, le trône à trois degrés tapissé de brocart blanc.

La porte s’ouvrit, très doucement. Hansegel entra, et il introduisit une dame en deuil en disant : « Messieurs, la Reine ! » Elle n’alla pas s’asseoir sur le trône ; elle vint à pas glissés sur le parquet de marqueterie qui mirait sa forme sombre, pendant que les sept démocrates demeuraient debout, tête baissée, poignés d’une timidité dont ils ne pouvaient se rendre maîtres.

— Duc, ayez donc la complaisance de mettre un fauteuil auprès de ces messieurs.

Sa voix résonnait sans un écho. Son regard, pendant que Hansegel s’empressait à obéir, scrutait les physionomies nouvelles des ministres, un regard insistant, passant à travers les cils, et qui vous restait dans les yeux longtemps après qu’il s’y était posé. Elle prit place à la tête de la table, en faisant signe aux ministres de reprendre leurs sièges. Hansegel, qui ne s’était jamais assis en présence de Sa Majesté, resta debout derrière elle.

— Monsieur Wartz ? dit-elle.

Samuel vivement leva les yeux, et se vit regardé comme la veille, à la tribune, en parlant. Le visage bistré de femme brune, aux modelés épaissis par une maturité précoce, était aujourd’hui pâli, flétri, fatigué, mais les prunelles, limpides comme deux joyaux sombres, glissaient entre les paupières, rayonnant la vie puissante, la vie passionnée d’une créature en qui se réfléchissait vraiment l’existence d’un peuple.

— Monsieur Wartz, c’est vous qui voulez me chasser du trône ?

Wartz se troubla ; cette phrase l’avait terrassé ; il resta tout un moment sans répondre.

— Non, madame, ce n’est pas moi, dit-il enfin ; il n’y a pas une personne en Poméranie capable de cette action. Votre Majesté subit la loi fatale de l’heure, comme nous-mêmes la subissons en l’accomplissant douloureusement. N’accusez pas une volonté personnelle ; ma volonté est telle que je souhaiterais d’être l’un de ces fidèles royalistes à la conscience sereine, à qui leur quiétude d’esprit permet de s’engager pour la vie à votre personne, quels que soient les mouvements d’opinion, quelle que soit votre fortune. J’envie ceux dont vous êtes la foi, pour qui vous restez l’étoile impérissable de la Vérité, ceux qui, sans trouble ni doute, peuvent vivre de l’Idée que vous symbolisez, et je sens le bonheur qu’il doit y avoir à se donner pour cette idée. Non, ce n’est pas moi ; accusez plutôt la conscience nationale qui veut clore à votre nom une ère d’histoire, qui nous a faits mûrs, en dépit de nous-mêmes, pour cette œuvre. Nous autres, les meneurs, nous sommes les instruments de la force qui travaille les peuples, pour les élever toujours plus haut…

— Ah ! les élever toujours plus haut ! s’écria-t-elle.

Et sa gorge se contractait de douleur et de colère. Des larmes vite refoulées parurent à ses paupières, et ses deux belles mains désespérées retombèrent le long du tapis bleu.

Pourquoi dites-vous de ces choses incertaines ? Depuis que notre dynastie règne, n’avons-nous pas fait une Poméranie glorieuse ? Voyez notre industrie, nos cotons, nos houilles, voyez nos sciences, ce qui s’écrit, ce qui s’édifie, voyez les musées et les usines, voyez la Bourse, voyez Oldsburg et voyez Hansen, et parlez encore d’élever plus haut la nation ! Vous oubliez, messieurs, que, pendant dix siècles, nous les rois, nous avons peiné, lutté, pour arracher notre peuple à la barbarie, à l’ignorance, à l’engourdissement, à la domination étrangère. La nation, nous l’avons agrandie, fortifiée, moralisée, enrichie. Et maintenant vous prétendez nous l’arracher des mains, dans sa fleur et dans sa gloire, sous prétexte de votre « Toujours plus haut ! » Mais il y a, dans l’histoire dont vous parlez tant, une justice implacable ; le poids de votre imprudence retombera sur le peuple que vous aurez conquis. Vous voulez enlever le gouvernement du pays à la monarchie, la plus simple et la plus naturelle des formes d’État, pour le donner à une sorte d’empire anonyme, incarnant la volonté du peuple, car votre république n’est que cela. Mais bientôt, je vous le prophétise, vous serez la proie du trouble, vous connaîtrez, l’un après l’autre, tous les orages capables de bouleverser une nation, et, loin de réprimer troubles et orages, votre autorité démocratique les subira tous, puisqu’il est de son essence, non point de diriger les aberrations du peuple, mais de les suivre !

Elle était si belle, si tragique, cette femme qui pouvait dire en face de ces hommes d’État : « Nous, les Rois ! » que tous gardaient le silence ; ses larmes les avaient émus, mais plus encore ses yeux, le reproche, la menace sibylline de ces yeux de feu qui avaient pris une expression surhumaine. Braun, qui était fort vulgaire d’éducation et d’esprit, était moins atteint par ce prestige indéfinissable ; il aurait aimé reprendre les arguments un à un et discuter avec Béatrix comme avec un homme. Les autres sentirent bien l’inutilité d’un tel effort. Ils étaient accablés, ils ne cherchaient plus qu’à jouer, le mieux possible, la comédie qui consistait à infliger à cette femme l’opprobre de la répudiation, avec tous les ménagements, non point de l’étiquette, mais de leur sensibilité même. Wallein se leva.

Que Votre Majesté n’aggrave pas notre supplice en le méconnaissant, prononça-t-il d’une voix très altérée. Nous jouons ici un rôle atroce de bourreaux. La conviction de notre conscience, soit qu’elle ait été, comme chez mes confrères, la constante loi de leur pensée, soit qu’elle ait paru en lumière soudaine, comme chez moi, nous pousse à exécuter un acte qui offense tous nos sentiments de respect et d’admiration pour votre personne auguste, Madame. Le dirai je ? Un devoir impérieux nous presse) nous stimule, mais il nous semble frapper une mère !…

— Alors pourquoi la frappez-vous ? dit-elle en secouant douloureusement la tête.

Et ils virent qu’elle retenait ses larmes. Wartz se contentait d’écorcher de son soulier la marqueterie du parquet. Il y eut un grand silence. Wallein reprit :

— Épargnez-nous la cruauté de le dire, madame. Que pourrions-nous ajouter, d’ailleurs, aux mots inoubliables que mon collègue Wartz a prononcés hier : ceux de la fatalité démocratique ! Ce que nous vous supplions de faire, car vous serez toujours celle qui dispensé des grâces, c’est de méditer cette vérité, de la comprendre de couronner votre glorieuse tâche par l’acte qui ferait de Votre Majesté la Reine suprême de l’Histoire, de qui l’on pourrait dire « Après qu’elle eut tout donné à son peuple, elle lui donna encore la Liberté ! »

Elle laissa tomber ce verbe de ses lèvres dédaigneuses, comme s’il les eût souillées en passant :

— Abdiquer ?

On ne comprend pas, personne autre que les monarques ne peut comprendre absolument l’opprobre de ce mot ; ils ne le prononcent pas, ils l’évitent, et les reines ont une sorte d’honneur caché et mystérieux qu’il offense. Dans la bouche de Béatrix ce cri eut la violence d’un mot grossier que la colère aurait arraché à sa dignité. Mais déjà le visage de Samuel rayonnait. L’abdication, la cérémonie sublime, l’apothéose du peuple !…

— L’Europe admirerait… prononça-t-il.

Et il s’arrêta net. Du fond de la ville, au milieu de mille bruits confus qui se noyaient les uns les autres, comme des ondes, une sonnerie de clairon, lointaine, étouffée, vint jusqu’ici, une sonnerie d’alarme, la phrase de quatre notes répétée deux ou trois fois de suite, précipitée, lugubre. Les sept hommes relevèrent leurs faces inquiètes, et le teint sombre de la souveraine se mit à blêmir : elle avait reconnu le clairon d’alarme de la garde. Il se passait donc au dehors quelque chose d’incertain, d’inquiétant, tandis qu’elle demeurait ici, seule au milieu de ces hommes hostiles dont il lui fallait se garder, comme d’une bande d’ennemis ? Pourquoi la garde sonnait-elle de cette manière, à cette heure, quand, il n’y avait un instant, Hansegel, qui centralisait. au palais tous les services, lui avait dit : « Relativement, tout est calme dans la ville ? »

Elle contint son émoi, mais non point son indignation. Elle sentait bien à quel point sa douleur, son reste de majesté bouleversaient ses adversaires ; mais que lui importait le combat intérieur que se livraient ces hommes, et l’étrange sentiment qu’elle leur inspirait, elle qu’avait secrètement aimée un empereur, elle qu’avaient adorée toutes les cours d’Europe et qu’avaient blasée sur ce genre de triomphe, tant de fois, les acclamations de la foule : des villes entières délirant d’enthousiasme, à sa vue, des milliers de voix amoureuses, dans la splendeur du plein air, aux belles journées de fête, clamant son nom ! Pour quoi pouvait compter à ses yeux d’avoir impressionné ces quelques roturiers malfaisants ! Et ce tragique éclat des clairons déchaîna sa colère avec ses angoisses :

— Vous vous trompez si vous me prenez pour une Reine capable de déserter. Eh quoi ! faire le jeu de mes ennemis, me retirer devant eux, leur céder, pour qu’elle périclite entre leurs mains, l’œuvre de toute ma dynastie ! Mais comment oserais-je, alors, soutenir la seule pensée de tous vos rois dont je suis la fille ! C’est la trahison que vous voudriez obtenir de moi ; mais vous pourriez, entendez-vous, séduire la foule, l’armer, la lancer dans ce palais, vous pourriez ordonner le massacre, l’incendie, toutes les œuvres dont vos pareils sont coutumiers en de telles heures, je ne faillirai pas au grand devoir. Vous vous êtes dit : « Elle cédera, c’est une femme ! » Il se trouve que vous vous êtes mépris ; ce n’est pas une femme, c’est une force. Elle a, cette force, des assises invisibles dans tous les cours poméraniens, elle plonge ses racines dans la terre de vos cimetières, là où dorment vos morts qui furent si fidèles et si loyaux, et, pour l’ébranler, il faudrait atteindre toute l’âme nationale. Or les paroles de l’un de vous, hier, ont pu peut-être illusionner la nation, elle a pu se laisser prendre un instant à vos séduisantes théories, monsieur Wartz, vous avez pu la troubler, mais extirper de son cœur le dévouement à sa Reine, jamais ! J’ai voulu demander aux élections nouvelles une manifestation solennelle de la volonté populaire ; vous verrez quelle sera cette volonté. Quant à moi, je vous le déclare, s’il y a des jours de lutte, je latterai ; non pas en femme, mais en roi, pour mes ancêtres, vos souverains d’autrefois, pour mon fils, votre souverain de demain.

Elle partit. Ils se levèrent tous, inclinant la tête, mornes, le courage et la foi ébranlés. Wallein murmura :

— Quelle créature inouïe !

Braun, que n’arrêtaient pas tant de considérations délicates, dit :

— Elle nous à rudement dérangés. Nous en étions à l’administration provinciale. À quoi la rattacheriez-vous, Wartz ?

Wartz ne répondit pas. Il avait le regard fixé sur le portrait immenses qui, au milieu des quatre fenêtres de face, faisait l’un des rares ornements meubles de la salle du Conseil. C’était le portrait de Conrad II, le souverain qui avait sa statue équestre sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et qui, dans un cadre aux gigantesques fioritures d’or, étalait ici sa pourpre déroulée en flots, fourrés autour de sa personne blanche et mince de colonel des gardes. C’avait été le véritable monarque homme d’État ; il avait refondu la nation en une monarchie bourgeoise, créant le Parlement actuel, — réformateur illustre, mais préparateur inconscient de la révolution d’aujourd’hui…

— Eh bien, quoi ? — fit timidement l’obscur ministre du Commerce, le nommé Moser, en se tournant vers le grand homme, — nous ne travaillons donc plus, monsieur Wartz ?

Samuel étendit le doigt, vers le portrait ;

Regardez ; elle a tout à fait les yeux de Conrad II.

Inquiète, nerveuse, dévorée par la passion de voir et de savoir tout, ce qui lui causait, pourtant une mortelle émotion, Madeleine errait au hasard par la ville. Les gens avaient déserté le faubourg, soit qu’ils se fussent enfermés chez eux, soit qu’ils eussent cherché d’instinct le cœur de la cité. Les rues étaient vides. Elle remonta vers, les quais. De loin, elle, vit sur le pont une affluence extraordinaire ; à droite, et à gauche, les rampes étaient garnies d’une longue grappe humaine : hommes, femmes et enfants, serrés, penchés, agrippés aux balustrades. Et dans cette foule composite, se révélaient, en taches de couleur, des individus de toutes classes, de toutes conditions, les sarraus bleu-pâle des artisans, les blouses flottantes des ouvriers voisinant avec les pardessus corrects, les châles des tisseuses, les haillons des misérables, contrastant avec la fourrure des élégantes.

Et sur cette foule, un grand silence planait.

La jeune femme, tremblant de sa hardiesse, pressait le pas, curieuse de ce qui pouvait attirer ainsi l’attention vers le lit du fleuve congelé. Un cri la fit s’arrêter dans un sursaut de toute sa personne :

— Achetez le portrait du nouveau ministre, l’homme du coup d’État ! demandez Samuel Wartz.

Et un gamin crasseux, les jambes nues bleuies de froid, lui haussa sous les yeux une lourde liasse de papiers en éventail, où par centaines de reproductions, dans le feuillettement du vent, elle vit passer l’image de son mari grossièrement reproduite dans le hâtif tirage nocturne du journal. Elle ferma les yeux, s’étudia à ne point regarder. Il lui semblait qu’elle aurait la honte d’être reconnue bruyamment par cette foule, si elle tenait entre ses mains ce portrait, et elle continua sa route en rougissant. Une fois sur le pont, d’en dessous, elle entendit monter des voix, des chants. Semblable à quelque petite ouvrière, elle se faufila entre deux personnes, au long de la barrière vivante qui faisait la haie.

Sur la glace, processionnait un cortège grotesque : des hommes portant en sautoir des écharpes rouges à franges d’or, d’autres tenant des bannières que les tournoiements de la bise, dans la coulée du fleuve, tordaient en chiffons. Sur la cotonnade grossière étaient écrits à l’encre ces mots exempts de recherche : Vive la Liberté ! — À bas la Tyrannie ! — Venaient ensuite les oriflammes révolutionnaires : Béatrix à l’échafaud ! — Luttons pour être libres ! — À mort les Rétrogrades ! Et toutes ces fanfreluches misérables, qu’on sentait improvisées dans quelque taverne, en grande hâte, ne laissaient déchiffrer que par bribes, dans leur enroulement aérien, leur phraséologie de terreur. Derrière, suivait une bande sordide : hommes en costume de travail, coiffés de casquettes sales, femmes aux jupes crasseuses, aux cheveux défaits, traînant des enfants, et, se mêlant à la cohue des ouvriers en chômage, des êtres aux figures sinistres, têtes d’assassins et de dégénérés, corps atrophiés : toute cette tourbe abominable qui ne sort de ses repaires qu’aux jours d’émeute, pour provoquer le meurtre et allumer l’incendie. Des bras se levaient en un geste de menace, des voix crapuleuses hurlaient des chants de mort. Et la horde passait comme le Destin en marche, piétinant, d’un claquement sourd de semelles, cette figure de pureté qu’est la glace.

Devant ce spectacle répugnant, Madeleine horrifiée eut l’impression de ce qu’on nomme la lie du peuple. C’était bien là, en effet, ces éléments troubles qui, dans les périodes d’ordre et de calme, demeurent diffus et invisibles dans la masse nationale, pour s’agglomérer et remonter comme une écume, aux jours agités des révolutions. Parmi les façades des maisons aux volets clos, le long du quai, elle apercevait là-bas la structure monumentale du ministère, son nouveau foyer ; elle eut la tentation de s’y réfugier tout de suite, d’y aller oublier ce qu’elle venait de voir ; un sentiment secret la poussa dans une direction inverse. Elle aborda la rue Royale, la grande voie de la cité, l’artère allant au cœur : l’hôtel de ville. C’était une image de mort. L’un après l’autre, les magasins de cette rue de marchands s’étaient fermés. Sur ces trottoirs grouillants de monde, d’ordinaire, à cette heure de l’après-midi, on ne voyait personne. Sur la chaussée, des voitures roulaient à une vitesse désordonnée. À quoi donc fallait-il s’attendre ici ? Madeleine, si brave qu’elle fût, hésita un instant puis, prenant son parti, gagna la place de l’Hôtel-de-Ville. Et voici que, comme elle était là, serrant en grelottant le manchon à sa taille, il déboucha d’une rue adjacente une nouvelle horde d’êtres pareils à ceux qu’elle venait de voir, allant par couples, chantant… Ils se dirigeaient vers le fleuve ; elle les devina en route pour rejoindre les autres. Et partout où elle allait maintenant, rue de la Nation, où l’on ne voyait d’ordinaire que des élégances, — coupés vernis et parfumés, belles. personnes en emplettes, hommes raffinés, chercheurs de jolis visages, — rue aux Moines où les vitrines étaient des musées d’art et d’orfèvrerie, et où l’on passait par dilettantisme, rue du Beffroi, ce n’étaient plus que ces déguenillés au rire vicieux, accrochant à leurs bustes d’autres bustes de femmes, secoués de cris, d’injures, ou de chants. Ils étaient innombrables, ils surgissaient de chaque rue. Oldsburg semblait n’être plus peuplée que de cette vermine, elle qui la cachait jusqu’ici en des repaires inconnus !

Mais là, que se produisait-il ? La rue aux Moines, qui devenait houleuse dans le tronçon compris entre la place Saint-Wolfran et son intersection avec la rue aux Juifs, à ce dernier endroit lui apparut impraticable. Artisans et hommes du monde, têtes nues et chapeaux, ne faisaient plus qu’une seule masse soudée, bougeant par grandes impulsions d’ensemble, et par-dessus ce compact fourmillement noir, de biais, on apercevait, vers le milieu de la rue aux Juifs, les clochetons aériens, les croix gothiques, les lucarnes à cadres ciselés du palais. Madeleine s’informa de ce qui se passait. On lui parla d’une manifestation royaliste qui commençait ici.

Seule femme élégante dans cette foule, elle fut vite remarquée. Un vieux monsieur grommela : « Cette petite est folle ! » D’autres se mirent à chercher brutalement, du regard, l’éclair de ses yeux au baisser des paupières, et elle voulut s’en retourner. Mais derrière elle, la muraille vivante s’était nourrie d’un nouveau flux. Et puis, juste à ce moment, une poussée se fit, une tornade de corps humains se mouvant sur place, sans débouché. On s’écrasa le long des maisons ; il y eut des cris de douleur mêlés aux cris d’enthousiasme, aux cris de guerre, et Madeleine, naufragée dans cette tourmente, cahotée, meurtrie, étouffant, vit passer dans le courant qui la portait une bande d’adolescents aux jolis visages frais d’aristocrates, quinze peut-être en tout, n’ayant pas vingt ans, et dont pas un qui ne fût amoureux de sa belle souveraine. Ils chantaient, non point l’hymne national, ni de subversifs couplets, mais simplement la fameuse valse poméranienne, Béatrix, et la foule terrible, sous la mélodie de cet air lent, à deux temps, se sentit allégée et portée. Sur leur passage, s’évoquait nuageusement la figure de la Reine ; les mouchoirs palpitèrent en l’air comme des flammes blanches au-dessus de la multitude noire, et rien ne saurait dire ce qui se passait alors dans les cœurs.

Quand ils eurent atteint les quais, on se groupa derrière eux ; on les suivit, et le chant de la valse devint un chœur formidable. Tout le vieux loyalisme des Oldsburgeois, un moment oublié devant l’idéal républicain, se réveilla en folie. Madeleine suivait aussi de loin, dominée par cette pensée fixe qu’il y avait désormais par la ville deux cortèges ivres d’hostilité, et que, si le hasard de leurs méandres les amenait à un moment donné dans une même rue, il se passerait des scènes effroyables.

La cohorte des jeunes royalistes monta la rue de la Nation, l’allure scandée au trio de la valse, agglomérant autour d’elle sans cesse de nouvelles recrues. Madeleine les vit s’éloigner du côté de l’hôtel de ville et se réjouit, car ils avaient choisi par là une direction opposée à celle des révolutionnaires. Les voix diluées dans l’air n’étaient plus que quelque chose de sourd, une musique incertaine, dont se comprenaient seules, à cette distance, les phrases aiguës. La jeune femme, brisée de lassitude, pensa de nouveau à rentrer. Cette fois elle fit volte-face vers l’hôtel du ministère. Il lui arrivait encore, portées par le vent, des notes familières de la valse qui s’éteignait là-bas, au tournant de la rue. Puis soudain elle s’arrêta, glacée de peur.

Une autre musique naissait, toute voisine d’elle, l’hymne poméranien hurlé par des gorges avinées ; c’était l’autre horde qui venait, montant l’une des rampes de la berge, en agitant ses oriflammes lacérés. Elle s’était accrue, elle aussi, en sa promenade sur la glace ; c’était devenu une longue traînée de haillons, dont l’approche emplit l’air d’une puanteur d’humanité, et qui se mit en replis ; des replis dessinés par l’angle de la rampe et du quai, et par la ruelle tortueuse qu’elle prit menant aux bas quartiers.

Madeleine conçut d’un coup leur itinéraire : cette ruelle, la place Sainte-Wilna et la rue du Canal. Et elle s’épuisait à entendre ce qui pouvait vibrer encore impalpablement, dans l’air, du chant royaliste. Rien, plus rien. La piste des autres était donc perdue pour elle ; mais elle les sentait toujours dans ce quartier, vers lequel s’acheminaient présentement ceux-ci, ce quartier du Canal où les maisons font à l’eau une rive de pignons à poutrelles et de façades vétustes, derrière lesquelles logent, par milliers, les pauvres.

Une voiture passait, elle s’y jeta ; et en dépit de toute prudence, de toute réserve, elle dit au cocher, qui dut le lui faire répéter pour le croire :

— Je vais suivre cette bande-là.

Cet homme la prit pour quelque écervelée de mœurs douteuses, en passe d’une extravagance nouvelle. S’il l’eût pu voir au fond des coussins, accablée, le corps ployé, la tête cachée dans ses deux mains, obsédée par cette intuition d’une rencontre entre les deux cohortes, il aurait été plus curieux peut-être, mais il n’aurait pas compris. Dans un accès de casuistique implacable, frissonnante de peur, blême, angoissée, elle s’obligeait à voir de ses yeux les atrocités qu’elle redoutait.

La voiture allait au pas. À ce moment, on avait atteint la place Sainte-Wilna. Les manifestants se débandèrent et poussèrent des cris de mort contre la Reine. Une clameur diffuse leur répondit. Elle venait de droite et de gauche, des deux parties de la rue du Canal, que coupait la place de l’Église. En même temps une troupe d’artisans, de femmes échevelées, de gamins, accourait prendre part à ces démonstrations en plein air qui étaient de leur goût. Et Madeleine eut l’idée, à n’en plus pouvoir douter, que les royalistes, et tous ceux qui s’étaient amassés autour d’eux, stationnaient actuellement dans le square de l’Hôtel-de Ville dont, par-dessus les toits, on voyait les arbres à grosse ramure noire, à trois cents mètres d’ici. Et ce fut aussi à cette minute précise que le clairon sonna, faisant passer et vibrer dans l’air ce qu’il y avait de sinistre dans les cœurs.

— Vous n’avez pas peur, ma jolie petite dame ? demanda le cocher qui, ne pouvant plus avancer, était descendu de son siège, peu gêné d’ailleurs la personnalité qu’il attribuait à sa voyageuse. Entendez-vous cela ?

— Qu’y a-t-il ? demanda Madeleine, les lèvres blanches.

— Il y a que la moitié de la Garde ne veut plus marcher à l’ordre. C’est à la caserne du régiment que cela se passe. Le quart des officiers mène la révolte. Ils sont mille ou onze cents barricadés dans les chambrées, et tout le reste fait l’assaut avec la petite Altesse Royale le prince Erick. On dit qu’ils se fusillent par les fenêtres. On réclame le nouveau colonel nommé par le gouvernement. Ce sont de tristes choses, ma petite dame.

— Et cet homme qui parle là-bas, demanda Madeleine, que dit-il ?

— Rien de bon ! c’est contre la Reine ; il va les mener maintenant à l’hôtel de ville.

— Oh ! l’hôtel de ville !

Et son visage se crispa dans une telle douleur, que lui reprit :

— Vous devriez vous en retourner chez vous, tenez ; ce n’est pas la place d’une jolie petite femme comme vous. Cela va finir mal, vous aurez « les sangs » tournés.

— Non, répondit fermement Madeleine, je veux voir.

Et tout se passa, comme elle l’avait rêvé dans son pressentiment terrible. La masse mouvante, qu’était devenue la horde de tout à l’heure, prit le tronçon de la rue du Canal qui menait au square de l’Hôtel-de-Ville. Ils étaient trois ou quatre cents, agitant toujours vers le milieu leurs lambeaux de cotonnade. Ils s’engouffrèrent, pareils à un fleuve noir, par la grille qui tronque l’angle du Square. Rétréci au passage, le flot formait des houles, des remous. Puis, la grille franchie, il se divisait au caprice des allées, débordait sur les pelouses. Et l’hymne national, sans mesure ni rythme, sans unisson et sans ensemble, précipité comme un chant de fous, un chœur d’ivresse, entra dans le jardin avec le fleuve noir, vibra aux ramures nues, le long des bassins congelés, et vint heurter la façade intérieure de l’hôtel de ville. Alors, on vit sortir par les trois grandes portes cintrées, les enfants royalistes qui s’étaient tenus sous le péristyle depuis leur arrivée. Les paroles nouvelles du chant poméranien, qui insultaient la Reine, les avaient atteints. Ils pensèrent tous, sans se l’être dit, que la belle Dame idéale dont ils étaient si épris serait vengée s’ils mouraient pour elle. Et la tête droite dans leur faux-col glacé, ayant salué, de leurs chapeaux jetés à terre, la Personne à laquelle ils offraient leur vie, les petits aristocrates se ruèrent dans les haillons. On les vit s’engloutir, délicats et parfumés comme ils étaient, dans ce flot de malpropreté humaine ; il y eut une levée de bras pareille à un croisement de massues en l’air, et on ne les revit plus. Mais aussitôt, dans les pelouses envahies, sur l’eau congelée du bassin, ce fut la bataille générale. Tous les bruits se fondaient en une clameur unique, dans laquelle dominait le cri des femmes, aigu, ininterrompu, de douleur et de peur ; et elles se sauvaient, les yeux égarés, hurlant et griffant les visages qui leur faisaient obstacle.

Madeleine, la main crispée aux barreaux de la grille, s’était aventurée jusqu’ici, et regardait. Elle vit, parmi les femmes qui fuyaient, un ouvrier venir à elle, le menton levé, les mains tendues, la bouche ouverte comme un homme qui suffoque, les yeux suppliants et éperdus. Elle recula d’un pas. L’homme montra son paletot de velours, et la poche du haut d’où sortait tout droit un petit manche de couteau. Puis, d’un effort suprême, il arracha l’arme de la blessure. Un jet de sang noir en jaillit qui éclaboussa Madeleine.

— Oh ! c’est trop ! c’est trop ! cria-t-elle.

Elle n’eut plus que la force de regagner la voiture qui l’attendait à quelques pas derrière. Le cocher la souleva à demi pour gravir le marche-pied.

Il haussait les épaules sans la plaindre, riant plutôt en dessous de ces nerfs de femme, qui étaient comme une coquetterie de plus ajoutée à l’excès de son charme. Mais, quand elle lui eut nommé, comme sa demeure, l’Hôtel du Ministère, l’évocation de cette habitation somptueuse, et de la hauteur sociale qui s’y attachait fut une révélation pour ce plébéien. Sans comprendre, il pressentit quelque chose de la vérité. Il regarda Madeleine et supposa qu’elle touchait de très près à ce Samuel Wartz, le célèbre orateur de la veille. Son élégance, sa tristesse, cette passion de voir ce que ses yeux n’avaient même pu supporter, tout cela l’éclairait vaguement ; et il la conduisait doucement comme une malade, faisant de longs détours pour suivre les voies calmes.

Comme la voiture gagnait le Ministère, quelque chose l’arrêta encore : un convoi, une civière sous un drapeau, un attroupement. Faiblement, en frappant à la vitre, Madeleine dit, presque sans voix :

— Je veux savoir tout, tout ; racontez-moi ce qui se passe ici.

Le cocher alla s’informer et revint :

— Les canailles ! c’est leur colonel, ce pauvre

petit prince Erick, qu’ils ont tué !

VI

LE VIEIL AMI

Depuis une demi-heure qu’elle était rentrée, elle restait ici, prostrée, sur une petite chaise, dans le grand salon du fond où il faisait nuit. Dans les pièces voisines, les tapissiers s’occupaient à l’aménagement de l’appartement. On transportait dans le logis de splendeur les meubles familiers du jeune ménage, les menus objets, les bibelots, les souvenirs, qui devaient parer en foyer la banalité de ces grandes pièces froides. Les coups de marteau résonnaient ; on entendait le bruit sourd des caisses jetées à terre, le heurt des armoires pesantes, un cliquetis de vaisselle et de verreries déballées. Les huissiers, les laquais nouveaux, Hannah et la vieille servante d’autrefois allaient, venaient, causaient, égayés par ce remue-ménage. Et voilà pourquoi Madeleine s’était réfugiée ici, le salon officiel où l’on ne changerait rien, où elle pouvait bien se perdre, s’abîmer dans l’ombre.

Soudain, un coup léger retentit à la porte ; elle s’irrita qu’on osât venir jusqu’ici la troubler dans sa douleur. Mais s’attendant à voir paraître quelque domestique en quête d’instructions, elle raffermit sa voix pour répondre :

— Entrez, entrez.

— Madame, on me dit que vous êtes ici…

— Oh ! monsieur Saltzen, ne put-elle retenir, que vous êtes bon d’être venu !

Et, les lampes électriques allumées, elle courut à lui.

— Venez, venez vous asseoir ici, que nous puissions causer enfin je ne vous ai pas vu depuis un siècle !

Et il sentit sa main prise par ces petites mains encore gantées, qui l’attiraient, le dirigeaient avec une espèce de chaleur tendre.

— Avant-hier ! murmura-t-il, troublé.

— Non, non ; un siècle, je vous dis, un siècle !

Il la regarda sous la blanche lumière, le visage comme amaigri, rouge de fièvre, les yeux fiévreux aussi et tragiques, avec le foyer qu’allumaient, dans chacune des pupilles, les lampes. Et, se méprenant sur le sens de cette émotion qu’il lui voyait, il sentit joie de l’accueil se changer pour lui en amertume et dérision. Comment n’avait-il pas deviné dès l’entrée, dès son premier mot, qu’elle était toute possédée par la gloire de son jeune mari, par le souvenir d’hier, par les émotions d’amour ! Et il se rappela le petit rôle qu’il avait joué, lui, à la Délégation. Il acquiesça tristement :

— Oui ; un beau siècle pour Wartz et pour vous.

Elle dit :

— Monsieur Saltzen…

Et elle n’ajoutait rien.

— Monsieur Saltzen… répéta-t-elle.

La voix altérée, la poitrine gonflée, infléchie sur elle-même, elle regardait les fleurs du tapis, le veinage pur des marbres, les ongles dorés des chimères qui supportaient une table. Elle semblait demander aux choses la force de pouvoir parler.

Et puis, deux ou trois sanglots la secouèrent tout à coup ; elle cacha ses yeux dans ses mains, et sans honte, sans pensée, presque sans pudeur, elle laissa couler en larmes devant le vieil ami le torrent de sa douleur. Elle pleurait tout haut, comme les enfants, avec les gémissements et le râle des sanglots. Saltzen détournait la tête pour ne pas la voir, si petite, si menue dans cet effondrement de désespoir qui faisait de sa personne délicate une chose diminuée, allégée, qui n’aurait été rien à prendre, à soulever, à étreindre. Hélas ! il était peut-être celui qui la chérissait le plus dans le secret de son cœur, celui qui aurait su lui dire les mots les plus délicieux, et celui qui devait garder devant son chagrin, le plus de froideur. Et il se sentait perdre la tête.

— Qu’avez-vous ? Qu’avez-vous ?… murmura-t-il.

— J’ai vu, disait-elle dans les spasmes de sa gorge, j’ai vu la Révolution, je l’ai vue, monsieur Saltzen ; j’ai vu Oldsburg ravagée, j’ai vu mourir un homme devant moi. Quand il est tombé, j’ai senti sa main sur ma bottine, et je me suis sauvée. Comprenez-vous cela ? Sans l’avoir regardé, je me suis sauvée pour ne pas le voir, et je le vois toujours, je vois ses yeux, la prière de ses yeux, de ses yeux de souffrance, que je n’ai pas écoutée. Je me suis sauvée ! Est-ce que j’aurais pu le soulager, dites, docteur ? Tout un couteau enfoncé là ! J’ai agi comme la dernière des créatures. Je n’ai pas eu le courage, je n’ai pas pu. Regardez ; son sang m’a sauté ici.

Elle montra, sur sa jaquette, des taches encore humides dont la fourrure noire ne s’imprégnait que lentement : on aurait dit de larges taches d’encre. À les revoir, elle éclata de nouveau.

— Docteur ! Docteur ! Dieu a voulu que ce sang tombe sur moi ; c’est le sang que Samuel a fait couler, c’est lui le grand coupable !

Et s’affaissant de nouveau, la tête entre les mains, elle se tut pendant plusieurs secondes. Elle ne put voir le geste du vieil ami, le geste caressant et paternel de ses deux mains tendues. Ne lui devait-il pas ce mouvement de pitié, n’allait-il pas la prendre dans ses bras, la consoler comme un enfant qui souffre ? Mais il fit mieux. Il l’aimait trop pour en rien laisser paraître. Ses deux mains retombèrent sur ses genoux sans avoir même effleuré les soies de la fourrure, et il dit :

— Vous avez donc été dans la rue aujourd’hui ?

Elle continua, poursuivie du même cauchemar :

— Vous savez qu’ils ont tué le prince Erick ? Vous figurez-vous cela ? Mort ! Tout froid déjà, ce gentil valseur de l’autre jour ! Il m’avait menée d’un bout de l’hôtel de ville à l’autre, sans une pause, il me faisait glisser, je ne pesais rien, lui non plus ; j’ai vu tantôt la civière où gisait son cadavre ; les deux hommes de la garde avaient peine à le porter. C’est lourd, un mort.

Elle se redressa. Ses dents claquaient, son doigt déganté chercha les taches de sang sur la jaquette, et quand elle se vit le doigt humide :

— Cela ne peut pas sécher.

Elle ne pleurait plus.

— Tirez cela, dit rudement Saltzen, qu’on ne le revoie pas.

Et il lui ôta, en médecin brusque, le paletot de fourrure, qu’il jeta au loin, en le froissant de colère. Puis, debout devant elle maintenant, la dominant :

— Tout cela n’est pas votre affaire ; ce qui se passe dans la rue ne vous regarde pas. Il meurt chaque jour une foule de gens auxquels vous ne pensez pas. S’il y a eu des bagarres aujourd’hui, c’est très triste, mais vous n’y pouvez rien, et c’était inconvenant de votre part de vous y mêler. Votre place était ici, à parer votre nouvelle demeure.

Elle le regarda fixement ; ses longs yeux désolés, sa bouche, tout son air était une plainte et un reproche.

— Oh ! monsieur Saltzen ! est-ce vous qui me parlez de la sorte ! Est-ce que je ne m’appelle pas Madeleine Wartz ? Est-ce que tous les actes de mon mari ne m’atteignent pas ?

— Quels actes ?… demanda-t-il évasivement.

Ses doigts maigres comme des osselets d’ivoire jouaient sur son lorgnon. Il comprenait, à présent, le cas de conscience effroyable de Madeleine, et il sentait se tendre, entre elle et le mari dont il la savait si amoureuse, un de ces voiles impalpables que trament les imaginations scrupuleuses des femmes, voiles invisibles, faits de l’étoffe même des âmes, et qui séparent plus les époux que des barrières de fer. Donc, ce serait bien décidément sa fonction de travailler, au profit de celui à qui elle s’était donnée, le cœur de cette petite fille. À l’heure où elle se tournait vers lui, comme vers l’ami le plus délicat, le plus près d’elle, il ne le sentait que trop, — il devait, sous peine de commettre la plus triviale des fautes, la repousser par force vers le seul ami permis à une femme : son mari. Cela, c’était encore l’aimer, c’était même l’adorer, bien que le mot ne signifie pas toujours ce martyre de froide immolation.

— Quels actes ? reprit-elle, vous me demandez lesquels ? N’a-t-il pas rompu par son dis cours d’hier l’ordre qui régnait dans le pays ? N’a-t-il pas provoqué l’agitation populaire ? N’a-t-il pas déchaîné la révolution, enfin ? Maintenant l’incendie se propage, et celui qui l’a allumé n’est plus maître de l’éteindre. L’émeute du régiment de la Garde à la caserne, la bataille dans la rue, les troubles d’Oldsburg, ceux qui doivent à cette heure ravager la province, Hansen, cette ville si remuante, et la contrée des Charbonnages, tout cela est l’œuvre de Samuel ! Eh bien, je vous le demande, un homme a-t-il le droit de créer dans un pays cette folie de destruction et de sang ? Samuel n’a-t-il pas pris là une responsabilité intolérable ?

— Son discours était toute réserve et toute modération, hasarda le vieil ami.

— Un discours de modération ne déchaîne pas, dans une assemblée d’hommes, ce que les paroles de Samuel ont déchaîné hier à la Délégation, monsieur Saltzen, vous le concevez bien. Je le sais, il y avait l’éloquence, ce feu de conviction qui dévore mon pauvre Sam ; mais il y avait autre chose : les idées qui ont de la vie en elles, comme la graine qu’on sème. Il s’est fait dans les esprits, déjà exaltés, une germination violente. Les révoltes dormaient en eux, il les a réveillées. Et il a voulu cela parce que c’était nécessaire à son œuvre.

— Oui. Il l’a voulu parce que c’était nécessaire à son œuvre, répéta le docteur en songeant.

— C’est donc son acte vraiment, monsieur Saltzen, c’est sa faute ! sa faute ! Comprenez-vous ? Tout le sang qui va couler aujourd’hui, il en répond devant la société et devant Dieu. Ah ! j’avais comme un pressentiment, une terreur de ces atroces réalités, quand j’ai vu cet Auburger adopté de telle sorte par lui.

— Auburger ? Votre mari s’est laissé circonvenir par cet être-là ?

— Comment, vous ne savez pas ? À vous non plus, il ne l’a pas dit ? Mais, si j’ai bien compris, Auburger est devenu l’agent secret de Samuel.

Saltzen s’indigna.

— Son agent secret ! — se disait-il en marchant à pas lents dans le salon. — Il a consenti, lui, Wartz, la droiture même !… Il s’est livré, pieds et poings liés, à cet homme de rien qui le possédera maintenant, comme un maître son esclave ! Car, dans ces sortes de pactes, quoiqu’il y paraisse, la domination n’est pas aux mains de celui qu’on croit. Êtes-vous bien sûre, Madeleine ?

Il était à ce point hors de lui-même, qu’il donnait à la jeune femme ce prénom dont il ne la nommait jamais que dans sa pensée.

Il réfléchit longtemps. Ce qu’il entendait confirmait en son esprit une logique en formation. Puis voulant expliquer cette mystérieuse complexité de Wartz, l’être au-dessus de nature et par cela même au-dessus du blâme, il développa sa conception.

— Ni vous, ni moi, n’avons le droit de le juger, dit-il en revenant s’asseoir près de Madeleine ; il nous dépasse trop. Il nous effraye par le mal qu’il a causé aujourd’hui. Et à qui faites-vous part de vos inquiétudes, ma pauvre enfant, quand moi, secrètement, dans mon cœur d’ami, j’ai senti ce qui se passait dans votre cœur de femme ! Il nous fait peur. C’est un grand criminel aux yeux timorés de notre affection ; mais si, à cette heure, il entrait ici, il faudrait lui tendre les bras, l’aimer, le louer ; il vous faut, vous, le faire plier sous le poids de votre amour ; vous ne saurez jamais être assez tendre, assez dévouée, pour atteindre ce cœur triste et isolé de grand homme. Triste ! vous savez comme il l’est intimement, lui que votre jolie gaieté d’oiseau ne déride même pas, lui qui ne jouit jamais de cet esprit, de ces mots auxquels vous vous plaisez tant ! Triste et seul comme un prophète ! Qui l’a vraiment connu ? Est-ce vous ? Vous n’oseriez le dire. Est-ce moi, vieux praticien des hommes, qui ne m’étais jamais douté de la puissance qu’il cachait ? le châtelain d’Orbach, peut-être, qui s’était asservi ce génie, et le faisait dîner à part quand il recevait à sa table ! Méconnu, inconnu, s’ignorant lui-même, portant sans le savoir sa force, c’est l’homme de la Destinée, l’homme fatal, créé pour faire ce qui doit être, et qui l’accomplit en dépit de tout.

Madeleine sentait ses yeux s’emplir maintenant de larmes délicieuses. Il fallait savoir comme elle que le vieil ami l’aimait, pour goûter vraiment ce qui se cachait d’indicible sous ses phrases. Très émue, elle voulait le remercier de redonner à l’image de Samuel l’auréole éteinte ; elle murmura pour la seconde fois :

— Vous êtes bon, docteur, vous êtes bon d’être venu me dire tout cela.

Souriant, il regardait complaisamment cette joie d’aimer revenir en elle. Il continua :

— Ce matin, les journaux portaient en manchette ces simples mots : « La loi Wartz. » Et l’on ne pensait, en lisant ce titre, qu’à la proposition concernant l’instruction populaire. Je vais vous dire, moi, ce que c’est que la loi Wartz, non point celle que Samuel a déposée hier, mais celle qui préside au cours de sa vie, qui règle ses mouvements, sa conduite, ses actes, comme une rigoureuse formule scientifique. C’est une loi inexorable dont rien ne saurait le dégager, parce qu’il est de ces êtres dont on dit qu’ils appartiennent à l’histoire ; et qu’est-ce que l’histoire, sinon la fatalité accomplie ? La loi Wartz, la vraie, est une formule terrible qui pousse votre mari d’un mouvement irrésistible, vers le système d’État nouveau. Passivement, il a subi l’attirance de la politique républicaine, comme on subit parfois une passion, souffrant et jouant à la fois son propre drame. Ce goût l’a conduit à l’action de la plume et à l’action de la parole, à travers mille obstacles que vous connaissez mieux que personne. Voyez comme depuis son enfance, qu’il nous a contée, jusqu’à son élection, ce fut une progression constante vers le rôle qu’il devait tenir. Et à peine ce rôle lui est-il dévolu, qui permet à sa personnalité de s’épanouir vraiment, que la loi fatale plus impérieuse, le mène plus puissamment. Plus de repos, la course au but s’accélère, l’action se précipite. C’est en son cerveau, d’abord, la conception de cette éducation du peuple sur laquelle il fait reposer sa République idéale. Nous sommes une dizaine de sages, de réfléchis et de prudents qui voulons réglementer, ajourner, son projet trop hâtif. Nous sommes des confrères, des aînés, qu’il révère vaguement, des amis qu’il sait dévoués ; mais il a senti notre résistance. Notre prudence l’impatiente, nos conseils l’exaspèrent. Alors, de tout ce qui s’était établi entre nous : cordialité des relations, projets politiques communs, respect, affection même, rien ne compte plus. En nous, il ne voit désormais qu’un obstacle ; la force qui le mène ne lui permet pas de s’y arrêter. Nous le gênons ; il nous écarte, très simplement. J’en aurais pleuré ! M’être cru, dans l’esprit de ce garçon, l’arbitre de toutes les idées, et constater un beau jour quelle petite place j’y occupais ! Chez les autres, c’était de la fureur. Mais froissement d’orgueil ou délicate blessure de cœur, son autorité rend tout acceptable, et Braun lui-même, qui est un rustre aux rancunes opiniâtres, l’a si bien compris, qu’il est redevenu malgré tout, l’ami de Wartz. Et maintenant, sans cette loi implacable comme le Fatum antique, croyez-vous que Wartz, qui n’est que pitié et bonté pour le peuple, et qui avait en outre sous les yeux l’exemple d’Hannah…

— Ah ! l’interrompit Madeleine, je ne suis pas grande philosophe, mais l’idée de ce que cette fameuse loi pourra faire naître chez les pauvres gens me terrifie. N’auriez-vous pas eu peur de prendre une telle initiative, vous, monsieur Saltzen ?

— Oui, j’aurais toujours reculé devant des craintes, des scrupules, parce que je suis une volonté normale, assujettie à tous les souffles du sentiment, et que je veux beaucoup moins que je ne sens. Mais la destinée de notre grand homme, bien autre, unifiant sa volonté à celle qui mène le monde, ne lui a pas laissé connaître ces faiblesses. Je n’invente rien. Vous êtes assez instruite pour savoir que ce fut l’éternelle règle des génies de faire leur couvre jusqu’au bout, sans se soucier si des larmes ou du sang coulaient à leur passage. Nous sommes, nous, de pauvres êtres, qui mirons l’univers dans notre propre cœur, comme on regarde une immensité dans une toute petite glace, et notre maître instinct, la peur de souffrir, nous semble régir l’Univers comme il régit notre individu. Le Pasteur d’hommes, au contraire s’abstrait de ce qui est personnel, il ne s’écoute pas, il se renonce, il s’identifie avec les règles mystérieuses de l’humanité. Voilà pourquoi Wartz, dans son mouvement en avant, s’est soucié, comme le marcheur du brin d’herbe, de tout ce qui se dressait devant lui, que ce fût l’amitié, que ce fût la paix de toute une caste dans la nation, que ce fût son attrait personnel pour la droiture, la délicatesse même de sa loyauté, ou bien l’influence que la pauvre Reine, à ce que j’ai cru deviner, exerçait encore secrètement sur lui.

— Mais encore, cette œuvre qu’il accomplit parce que c’est la loi, dites-vous, monsieur Saltzen, faut-il qu’elle me soit expliquée, et qu’on me la montre nécessaire ; car, j’ai beau sentir un goût très vif pour l’état démocratique, je ne saurai jamais dire au juste pourquoi cela vaut de bouleverser un pays dont les affaires marchent, en somme, très bien.

— Une opinion politique n’est jamais qu’un goût, reprit l’oncle Wilhelm, et, à proprement parler, un goût ne s’explique pas. Cependant on imagine, pour appuyer son sentiment politique, des principes qui peuvent le légitimer. D’après nos principes, justement, la république étant le plus souple des gouvernements, celui qui communie le plus avec les mouvements de l’âme populaire, sera toujours aussi le plus conforme aux progrès de l’évolution. Il fallait bien réellement, ma pauvre enfant, que Béatrix quittât le trône, — elle nous aurait retardés, — mais il faudrait, quand elle s’en ira, jeter des fleurs sous ses pas, car c’était une adorable femme.

Après le moment d’affolement qu’il avait eu tout à l’heure, il s’était ressaisi, et reprenait, avec son sang-froid, sa coquetterie et sa séduction. Rejetant en arrière une touffe de cheveux gris qui faisait ombre sur ses yeux, il alla lorgner les tapisseries et les bibelots, sa longue main osseuse à la cambrure des reins, l’ample pardessus au drap fin faisant des plis flottants autour de son grand corps émacié. Madeleine, apaisée et doucement satisfaite, le suivait des yeux. Aucun bruit ne venait de la ville. Était-ce le calme, était-ce la nuit ? Les paroles du docteur concernant Samuel agissaient en elle, et c’était avec une sorte d’exaltation agréable qu’elle pensait, qu’elle rêvait à son mari. L’idée de sa grandeur qu’elle entrevoyait pour la première fois de cette manière, lui donnait un vertige de cœur, comme si l’amour de ce grand homme l’eût placée très haut. Puis elle regardait de nouveau le vieil ami, et elle songeait : « Lui, c’est un saint ! »

La porte ouverte d’un geste brutal, Wartz entra. Madeleine se souvint de ce qu’avait dit l’oncle Wilhelm : « Il faut le faire ployer sous le poids de votre amour. »

Elle rougit imperceptiblement, et si Samuel l’avait regardée alors, il aurait senti ses yeux fuir les siens. Mais il revoyait, pour la première fois, le docteur depuis la veille.

— Monsieur Saltzen ! murmura-t-il.

Et il alla vers lui comme un homme accablé d’un fardeau trop lourd va vers l’allégeance d’une amitié sereine, d’une amitié d’exception comme celle-ci. La jeune femme, curieuse, épia ce qu’ils allaient se dire : elle attendait un trait d’esprit du docteur, quelque mot délicieux ; mais les deux hommes se serrèrent la main silencieusement, et, quand ils s’écartèrent l’un de l’autre, Saltzen s’en alla vers un médaillon de la Reine, près duquel, comme pour mieux voir, d’un coin du mouchoir il essuya son lorgnon mouillé. Madeleine était de ces imaginations délicates, sur lesquelles un mot pèse plus qu’une phrase, un silence plus qu’un mot ; elle comprit la muette admiration de Saltzen pour le grand homme ; elle en demeura plus impressionnée encore qu’elle ne l’avait été par la venue de Samuel.

— Quelle journée pour toi ! prononça-t-elle timidement.

Il lui semblait pour la première fois contempler ce génie.

Et aussitôt ses mains, ses coudes fragiles, ses poignets étaient broyés dans les mains du mari qui la reprenait et la serrait ; son regard si puissant, avec son double fluide de maîtrise et de passion, la brûlait et la dévorait. Chose étrange, pendant qu’elle s’abandonnait à cette rude caresse, elle se sentait, dans son cœur frémissant, bien moins l’épouse que la victime de ce mari, dans un besoin, presque religieux, d’offrande et d’immolation. Nous avons tenu conseil toute l’après-midi, raconta-t-il. Ce soir, j’ai dû me rendre à la caserne de la Garde ; il s’y est passé des choses très regrettables… J’ai donné des ordres ; un nouveau colonel a été nommé d’urgence, à l’ancienneté. J’ai obtenu la neutralité du régiment jusqu’à la promulgation de la Constitution qui sera présentée au nouveau Parlement, dans huit jours. Tout est calme maintenant.

— Ainsi, dit le docteur, vous y êtes allé, et cela a suffi !

L’enthousiasme brillait dans les yeux du vieil homme.

— L’Idée que je représente a seule tout pacifié, reprit le jeune ministre.

Mais il avait beau dire, et plutôt par principe que par modestie, se disculper d’être quelqu’un, sa personnalité s’accusait de plus en plus. Et Madeleine, à qui revenait opiniâtrement la vision du pauvre jeune prince assassiné, se défendit d’en parler, dans le scrupule d’offenser cette grandeur à qui tout était permis et tout dû. Saltzen devinait ces choses et en éprouvait une sorte de joie trouble. Il vint dire adieu.

— Cher monsieur Saltzen, dînez donc avec nous, demanda Wartz.

— Mon cher ministre, répondit le docteur en souriant, pas aujourd’hui ; j’ai envie de donner ce soir à votre beau-père, un article sur vous, et je l’ai seulement construit en pensée.

Samuel n’insista pas. Il se mêlait à son amitié un sentiment pénible qui concernait Madeleine. Il les voyait, elle et lui, en constante recherche morale l’un de l’autre. C’était une souffrance d’amour-propre ; il soupçonnait que, malgré sa gloire, sa passion et sa jeunesse, sa femme trouvait moins en lui que dans le vieil ami ce qu’elle aimait. Il y avait entre elle et Saltzen comme une association d’esprits dont il était exclu, lui qu’aucun esprit ne rencontrait jamais absolument. Il préférait jouir du docteur hors de chez lui.

Une fois sur le quai du fleuve, où ne passaient plus que de muettes patrouilles de police, Saltzen se retourna. Sur la façade obscure du Ministère, dont les bureaux étaient fermés, cinq fenêtres restaient éclairées : celles du salon qu’il venait de quitter ; ils étaient sans doute demeurés là, Wartz et Madeleine. Il avait surpris tout à l’heure le croisement de leurs yeux, une étincelle d’ardeur sous les cils de la tendre petite fille, une atmosphère d’émotion amoureuse vibrant entre eux. Il les devina — exaltés et fiévreux comme les avaient faits les heures passées dans les bras l’un de l’autre, jeunes et ivres ainsi qu’il convenait. Lui avait voulu cela. Il avait sciemment et avec art mené la jeune femme ébranlée à cette crise d’amour, et il s’en applaudissait, car c’était l’avoir sauvée d’un grand péril.

La conscience — cette chose blanche et nuageuse qu’on imagine au centre de soi — devait être chez lui singulièrement lumineuse et belle ; il la traitait avec la même coquetterie que son être apparent ; il en était vaniteux comme un autre l’eût été de posséder sa prestance jeune, sa main d’une finesse sans chair, comme d’autres l’eussent été de posséder son esprit. C’était une conscience. élégante, avec des excès de répulsion, des outrances de dédain, pour tout ce qui n’était point parfaitement délicat. Par des chemins qu’on ne savait pas, car sa vie sentimentale de vieux garçon était toujours demeurée inconnue, il avait gravi cette hauteur d’âme où il était arrivé, où la moindre faute contre l’amitié qui le liait à Wartz, contre le respect de Madeleine, lui aurait paru, et aurait été en effet pour un homme de son caractère, une défaillance inexcusable.

Cependant, quand il acheta les journaux du soir et que, dans la rue même, il voulut lire, en passant sous la lueur des réverbères, il s’aperçut qu’il ne comprenait plus. Une chose le poignait plus que les graves nouvelles de cette journée d’émeutes ; seulement il lui avait fallu cette preuve flagrante pour savoir combien ce grand souci politique, dans un jour pareil, était secondaire pour lui. Plusieurs fois il essaya de parcourir ces colonnes troublantes que tout Oldsburg dévorait à cette heure, mais sans pouvoir y fixer une minute son esprit. Toujours, il se sentait ridiculement revenir, malgré lui, sous les cinq fenêtres derrière lesquelles on sentait, en un dessin vague, l’ombre molle des tentures : « Elle ne soupçonne pas, songeait-il, quel rôle de comédie elle me fait jouer ici ! »

À la fin, il alla retrouver la solitude de sa

maison.

VII

LE DEMI-DIEU

Un des épisodes les plus marquants pour Wartz, dans cette torrentueuse vie publique qui l’avait pris et le roulait de ressauts en ressauts dans le fracas de la Révolution, ce fut les lettres qu’il commença de recevoir. Lettres roses et bleues, lettres ardentes de jeunes gens, lettres de femmes surtout, lettres à parfums divers qui s’épanouissaient le matin sur sa table de travail en parterre odoriférant. Il en riait. Les unes venaient d’Oldsburg ; les mains qui des avaient écrites étaient celles qui s’étaient lassées à l’applaudir à la séance et combien en avait-il vu battre l’air devant lui, de ces mains gantées, douces et souples, faisant courir, dans l’amphithéâtre enfiévré, le souffle d’un grand vol d’oiseaux ! Celles-là semblaient avoir gardé, dans le style, le tremblement de cette heure. Les créatures d’exaltation qui les avaient conçues avaient encore l’illusion de sa présence en écrivant, et devant lui, leurs phrases demeuraient timides et mesurées. Des billets de province, au contraire, la timidité et la mesure étaient exclues. Ici, Samuel Wartz n’existait plus qu’en figure imprécise dans ces cerveaux d’enthousiastes. Elles lui prêtaient toute beauté, mais aussi toute immatérialité ; elles lui parlaient comme à un esprit irréel, et avec d’autant plus de liberté qu’elles ne l’avaient jamais vu et ne le verraient sans doute jamais. Et toutes ces lettres étaient signées de jolis prénoms, de noms de fleurs, parfois. Myosotis lui écrivait : « Vous êtes le Messie de la grande époque qui va s’ouvrir ; mon esprit, sans vous connaître, vous attendait, et je souffrais de vous. » Nielle des champs confessait : « Je me sens une âme faite uniquement pour vous ; je ne me nourris que de votre pensée depuis votre révélation. Je ne sais si vous répondrez à ces lignes, mais je reste consacrée à vous ; je m’emploierai toute à la diffusion de votre pensée ; je suis votre disciple, je vivrai pour vous — et j’ai vingt ans ! » Et Héliotrope : « Je suis veuve et riche ; on vous dit sans fortune. Je sais que dans des entreprises telles que la vôtre, il faut que l’or ruisselle autour de la Pensée ; écrivez-moi, ce que je possède est à vous ! » Elsa disait : « Je n’avais jamais aimé ; mais dites un jour un mot, et je serai à Oldsburg le soir, à l’endroit que vous ordonnerez. »

Et les lettres continuaient d’affluer ; il en venait sans cesse, de mauves, de blanches, que le valet de chambre déposait en masse sur la table du ministre, chaque matin. Bientôt, Samuel cessa de les lire ; après, il ne les ouvrit même plus. Mais il regardait le cachet de la poste, et il se faisait dans son esprit une sorte de statistique géographique de l’opinion républicaine dont ces lettres. de caprice étaient un reflet frivole, mais vrai. Les journaux, les comités politiques avec lesquels le sien était en relation, lui fournissaient à cet égard des indications, mais il y avait quelque chose de plus sincère dans la spontanéité de ces lettres de femmes qui trahissaient l’atmosphère de pensée dans laquelle s’écoulait leur vie. Ainsi Hansen et la région du Nord semblaient donner plus de chaleur démocratique, puis, pour retrouver la même intensité de sentiments, il fallait redescendre jusqu’au pays des charbonnages, le plein Sud. Les provinces frontières montraient moins d’exubérance épistolaire ; de même aussi les dépêches n’en apprenaient-elles que de calmes manifestations de presse ou de réunions publiques.

Et souvent, dans les quelques heures de repos que la nuit seule lui accordait, Samuel allait s’accouder au balcon de pierre qui dominait le quai. Le dégel était venu ; le fleuve roulait dans l’eau noire, des glaçons blancs, et par delà les halètements de la ville endormie, Wartz scrutait les lointains, il aspirait les atmosphères troublées et tièdes venues du Sud, il cherchait, dans les nuées torses et lourdes qui se heurtaient au ciel, le souvenir des pays qu’en voyageant elles avaient obscurcis de leur ombre. Car ce n’était plus désormais Oldsburg seule, mais la Poméranie entière qu’il possédait, qu’il avait comme épousée dans un mariage mystérieux. Du Nord comme du Sud, des villes comme des campagnes, il sentait converger vers lui les pensées en travail. L’œuvre des prochaines élections s’accomplissait dans les esprits ; par des milliers de suffrages intentionnels, les élections étaient déjà virtuellement faites, sous l’action de son influence. Ses idées planaient sur le pays comme une lumière. Il était partout. Mais ce qui lui revenait alors à l’esprit, avec un agrément puéril, c’étaient ces pâles amours d’inconnues, amours sans couleurs ni figures, qui erraient autour de lui durant ces nuits moites, qui le cherchaient, le suppliaient. Peu à peu, cette science vague d’être tant aimé créa comme un lit voluptueux à ses pensées ; elles s’y reposaient, s’y amollissaient, elles y revenaient sans cesse. Quelquefois, dans des loisirs de sentiments, mais combien ces loisirs étaient courts et furtifs entre les mille soucis de son action colossale — il se sentait un cœur étrange ; il s’attendrissait. Et, à l’heure même, il lui fallait ordonner des répressions sévères contre les perturbateurs qui ne cessaient de faire courir dans les rues un feu latent. Chaque jour, de-ci, de-là, des rixes éclataient ; le sang continuait de couler, à peine, goutte à goutte.

Un soir, dès le souper, il était à ce balcon, la fenêtre à demi fermée derrière lui, et sa forme invisible dans les ténèbres. Quelqu’un pénétra dans la chambre de Madeleine, et, comme il se détournait par instinct, il vit Hannah dans la pièce devenue lumineuse. Elle se croyait seule. Elle allait et venait selon la coutume de son service, disposant la toilette de nuit de Madeleine. Elle mit sur la table les rubans couleur de paille qui serraient la chevelure de la jeune femme pendant le sommeil ; elle étendit sur une chaise la robe de blanc linon dont elle fit bouffer la dentelle du bout de l’ongle ; elle posa sur la descente de lit les deux pantoufles de soie. Au passage, devant une glace, elle s’arrêta, se mira un instant, puis, sa tâche finie, elle ne partait pas.

Elle ne partait pas ; elle songeait, la main sur sa hanche frêle. Son jeune corps, un peu ployé en arrière, eut un étirement de lassitude qui accusait la longue journée de labeur. Et, de nouveau, Samuel vit bouger à travers la chambre la petite silhouette noire au tablier blanc. Il la crut en passe d’aller commettre quelque indiscrétion parmi le désordre que Madeleine, souvent, laissait après elle dans sa chambre. Et en effet, elle vint au secrétaire dont l’un des tiroirs n’était que mi-clos, avec un paquet de chiffons, de gants, de voilettes, de lettres d’amies, de bouquets séchés. Et il en souffrit, car il lui avait imaginé une âme très délicate et timorée.

Mais, sans donner le moindre regard à ces intimités, elle avança son joli visage aminci vers la photographie de Wartz que Madeleine avait placée là ; et les lèvres tendues, furtivement, elle baisa, sans l’effleurer, l’image de son maître.

Samuel se sentit rougir d’une honte incompréhensible. Il eut voulu n’avoir rien vu. Il avait commis, envers la pauvre petite servante, une faute bizarre et involontaire, une faute dont le nom n’est écrit dans aucun livre de casuistique.

Ainsi, voilà que se révélait — et avec quelle brutalité pénible du hasard ! — une nouvelle amoureuse, ici même, dans sa maison, chez celle qui tenait de si près à la personne de Madeleine par les mille soins de son ministère, celle qui connaissait le poids, le toucher soyeux de ses cheveux, les secrets parfumés de sa toilette, les broderies intimes, la grâce cachée de ses membres. Il en était en même temps gêné et touché. Ces passions entre maîtres et servantes, avec leurs ridicules, leurs trivialités, les relents ménagers qui s’y mêlent, leurs basses ruses et la profanation du foyer, n’avaient jamais trouvé grâce devant lui. Et depuis longtemps peut-être, dans son intérieur, sans qu’il l’eût jamais pensé, cette petite Hannah l’aimait secrètement. Il ne s’en fâchait pas. Un homme ne se fâche jamais en pareil cas. Et même, quand il songeait à la culture, à la demi-science de cette jeune fille, à son élégance corporelle, à son esprit timide mais fin, qui lui faisait tenir si dignement, avec tant de tact féminin, son rôle ambigu de domestique savante, à tout ce qui l’avait souvent transformée à ses yeux en un symbole charmant de la plébéienne future, il s’enorgueillissait.

À partir de ce jour, il se mit à l’observer avec une attention anxieuse. Il étudiait ses allées et venues, son service, ses attitudes, toute la façon dont elle se comportait avec ce secret qu’elle avait dans le cœur. Elle fut impeccable. De cette chaleur d’âme qu’elle avait montrée, de l’ardeur de ce baiser et de tout ce qu’on pouvait supposer derrière son masque impassible, rien n’apparaissait. Un peu lente, elle s’absorbait dans son travail. Samuel, pourtant, restait quelquefois très attendri devant elle. Il regardait à la dérobée ses lèvres fermées, d’un rose très pâle d’enfant maladive, et il songeait à ce baiser qu’elle lui avait tendu, ce baiser offert à son image, mais qui était demeuré en route, sans pouvoir jamais, sans vouloir parvenir jusqu’à lui.

Madeleine lui dit un jour :

— Regarde, Samuel, ce que j’ai trouvé dans la chambre d’Hannah ! Mademoiselle dissimule cela sous son lit, et, la nuit, au lieu de dormir, elle lit.

C’était une pile de journaux, tous les derniers numéros du Nouvel Oldsburg, qui n’étaient remplis que de son nom. Il haussa les épaules en disant cette phrase banale :

— Laisse-la ; que veux-tu, cette enfant se distrait si peu de son travail tout le long de la journée !

Et il pensa désormais, non pas tant à ce cœur de la petite servante, si chaud et si fermé, qu’à son cerveau, à tout ce qui s’y dissimulait de pensée ardente, en présence du drame actuel, devant l’ascension lente, le triomphe de sa propre caste.

Mais tout cela était si peu de chose, semblait-il, dans sa vie ! Sa voiture le menait chaque matin au Conseil des Ministres. Plusieurs fois on le reconnut au passage ; ce furent des ovations : parcelles et éclats de cette popularité qui s’étendait à tout le pays. Des attroupements se formaient d’ailleurs souvent au coin de la rue aux Moines pour le voir passer. À peine avait-on signalé sa voiture, que retentissaient les vivats ; des mains frémissantes agitaient des chapeaux ; un délire d’enthousiasme se lisait sur les visages, dans ces yeux éperdus d’hommes possédés d’un culte. Wartz goûtait tout cela au passage, et continuait sa route.

Alors, il arrivait parmi ses collègues l’âme molle, la pensée languissante, enveloppé dans ces fluides passionnés d’admiration et d’amour, qu’il sentait monter à lui. Et la Constitution s’achevait par le travail des autres, le travail de Braun surtout, qui, avec son esprit moindre, faisait tout. Jointiste des pouvoirs, ciseleur des lois, maçon de cet édifice de la Nation nouvelle, il était fait, avec son instinct de solidité, pour en bâtir la charpente, tandis que Wartz, plus indolent, n’intervenait que pour y jeter cette note de tendresse envers le peuple pauvre, la charité des institutions, l’esprit démocratique. Braun et les autres bâtissaient, lui donnait le style. Il était l’architecte.

Souvent, la séance du conseil se continuait l’après-midi ; il rentrait harassé, ne faisait qu’apercevoir Madeleine, et recevait Auburger, qui l’entretenait parfois pendant des heures. La nécessité lui imposait de plus en plus étroitement cet homme qui, chaque jour, gagnait sur son temps un peu plus de temps, sur sa pensée, un peu plus d’intimité. Samuel avait l’impression physique de lui être rivé, l’impression d’une condamnation implacable, les liant. Le pays traversait une période de calme. Après l’explosion des premiers jours, réprimée énergiquement par le nouveau ministère, l’ordre semblait bien rétabli. À la fin de cette première semaine, plus de rixes, plus de réunions, plus de sang, un silence national.

Le docteur Saltzen, poète ingénieux, écrivit dans le Nouvel Oldsburg un article sur la pacification de la rue, qu’il attribuait à la rigueur de la saison. Le charmant homme voyait l’humanité comme une grande floraison, changeante avec les époques du soleil. Le printemps à ses débuts épanouissait les âmes en rêve et en sentiment ; les jours caniculaires, ceux qui achèvent de leur énergie torride la maturité des moissons, faisaient, selon lui, dans la partie obscure et comme végétale de l’être, sourdre le goût du sang, des atrocités et du meurtre : les émeutes de l’été sont les plus horrifiantes. L’automne était la saison des doux plaisirs et de la vertu ; et l’hiver finissant laissait la raison et le travail maîtres sereins de l’homme. C’était l’heure idéale pour les changements d’État, pour les révolutions laborieuses, qui s’accomplissent sans inutiles cruautés ni folie. — Suivait une apologie nouvelle de Wartz que le docteur s’exaltait toujours à louer.

Et pendant que les Poméraniens lisaient cette rhétorique, l’homme d’État, qui ne se payait pas de ces hypothèses, plus méfiant, faisait insidieusement scruter la ténébreuse masse qu’est une nation, par cet homme au flair de chien qu’était Auburger. Et Auburger sut tout de suite que le soleil ou le temps gris, les rafales de janvier et les mystérieuses influences de l’hiver, n’étaient pour rien dans ce phénomène qui avait soudain glacé la foule. Il avait vite deviné là l’influence de la reine Béatrix qui, de son côté, travaillait en secret la masse populaire. L’État agonisant tentait une suprême manœuvre contre celui qui ne l’avait pas encore terrassé. Tout restait clandestin et invisible, mais, avant de disparaître du théâtre de sa gloire, la Dame en noir mettait une dernière fois en œuvre le pouvoir de sa personne même. De tels jours étaient venus, que cette Reine alla jusqu’à rappeler désespérément l’opinion par l’attrait de sa personne. On distribua dans les rues, on glissa sous les portes, on étala aux yeux de tous, une image qui la représentait assise, en robe à traîne, tenant son fils debout contre elle. Il y avait aussi des conférences royalistes, et ce qui restait de la Presse conservatrice s’épuisait en violentes attaques contre les candidats républicains. On affichait partout une proclamation de la souveraine, d’où s’exhalait un cri si douloureux, une plainte si fière, un appel si poignant à la nation, que nul ne la pouvait lire sans s’émouvoir. Mais ce qui jeta cette stupeur dans le peuple, dans le bas peuple, ce fut cette apparition de l’image, le royal prospectus qui s’imposait, prenait les regards par violence, et, après les regards, les souvenirs. On se rappelait les fêtes du sacre, le jour où l’on s’était étouffé sur le parvis de la cathédrale pour voir la plus belle Reine du monde. On se rappelait les fêtes de son mariage, celles de sa maternité, quand était né le prince héritier qui promettait une ère de paix au pays ; on se rappelait surtout son désespoir à la mort du prince consort, désespoir de reine pleurant son amour brisé, qui avait arraché des larmes à toutes les femmes de Poméranie.

Dans les ménages d’artisans, à l’heure de la soupe, l’image traînait sur la table ; on la contemplait sans rien dire, les haines s’évanouissaient devant ce beau visage. On imagina pour la première fois ce que serait la ville quand Elle n’y serait plus, et cette méditation nationale eut pour conséquence de faire demeurer ces jours-là, les gens chez eux, taciturnes et rêveurs.

L’avant-veille des élections, Wartz s’aperçut qu’à son arrivée, Auburger restait un plus que de raison à l’antichambre ; il était trop peu maître de ses impulsions pour n’aller pas, sur-le-champ, éclairer ses soupçons ; et il vit, comme il s’en doutait, qu’Hannah était là, écoutant le policier qui lui parlait bas.

Cet homme faisait métier d’être l’ami des servantes. Il avait, dans la ville, une dizaine de liaisons : cuisinières royalistes des grandes maisons de la rue Royale, femmes de chambre futées de la rue de la Nation, par la bouche desquelles s’évadaient les plus intimes secrets des intérieurs oldsburgeois. Et ce n’était pas sa moindre besogne, au milieu de tant de soucis divers, que ces amours d’arrière-cuisine, périlleux et difficiles, qu’il fallait mener avec stratégie, ménager et exploiter en même temps, en leur demandant tout le bénéfice possible. Et vraiment, il maniait le vice, le mensonge, l’hypocrisie et l’immoralité avec tant d’ampleur, il faisait si génialement ses dupes, et si grandement ee honteux commerce, qu’il se haussait à quelque chose d’héroïque dans le Mal.

Mais, dès qu’il se fut agi d’Hannah, Wartz se jura qu’il défendrait cette très noble fille contre ce coquin, et il le reçut avec plus de froideur que jamais.

Auburger, après avoir déposé, comme à l’ordinaire son lourd chapeau de feutre rond sur une chaise, dans le petit cabinet privé de Wartz, se mit à tirer de ses poches une liasse de documents : télégrammes chiffrés venus de toutes les villes poméraniennes, notes griffonnées au crayon après un rendez-vous galant, dans quelque chambre meublée de la rue du Canal, propos entendus dans les bouges du faubourg, où il allait boire toutes les nuits avec les tisseurs. Il étalait complaisamment cette moisson riche sous les yeux du Maître, caressant le papier d’un doigt satisfait, lissant les fripures, graduant les importances. Mais Samuel ne regardait que son être physique, les rondeurs béates de son crâne à demi nu sous les poils blonds, ses tempes épaisses. L’œil, doux parfois, mobile toujours, n’avait jamais une expression mauvaise, mais ce point vif dans la prunelle qui indique le goût secret des gros plaisirs. Les paupières si, sensibles, si nerveuses, sans cesse vibrantes, semblaient, avec leurs cils pâles, prendre au vol le diapason de votre pensée pour y accorder le regard. Tel qu’il était, avec cet air vulgaire et fort, et cette moustache soignée qui était son talisman d’entrée dans son monde de cœurs habituel, Samuel se demandait s’il n’était pas capable de plaire à Hannah, l’enfant du peuple, à qui sa culture n’avait pas ôté le caractère de ses goûts plébéiens. Ce fut une inquiétude nouvelle ; la déchéance de la petite servante l’aurait désolé.

— Monsieur le ministre, ce qu’il nous faudrait maintenant, dit Auburger, c’est de l’argent, beaucoup d’argent.

Wartz, d’un air méprisant, choisit dans son portefeuille un billet qu’il tendit, affectant l’indifférence au point de n’en pas demander l’usage.

Auburger se mit à rire. Il était maintenant plus à l’aise avec le ministre que le ministre ne l’était avec lui.

— Que voulez-vous que je fasse de cela ! Il m’en faut quarante, cinquante comme celui-ci.

Wartz ne répondit pas : on entendait le cri de papier raide du billet qu’Auburger secouait entre le pouce et l’index, le coude sur son genou, devant le jeune homme d’État.

— Voyons, monsieur le ministre, vous n’allez pas marchander, je pense. C’est maintenant l’heure décisive ; si nous manquions ce dernier coup, tout serait compromis, ce qui serait vraiment fâcheux, au point où nous en sommes. Les comités royalistes n’ont pas ménagé l’or ; ce qui s’est dépensé depuis trois jours en livraisons, en libelles, en gravures suggestives, est incalculable, et ce serait vous qui compteriez maintenant, quitte à sombrer au port pour une misérable question comme celle-là ?

— Que voulez-vous faire de cet argent ? demanda Wartz sans laisser paraître la moindre passion.

Auburger battit des paupières ; arrivé au point culminant de sa suggestion sur le Maître, il avait à présent à dire des choses qu’il n’avait jamais hasardées jusqu’ici, et de peur que son regard, si dominé qu’il fût, n’allât en expression plus vite que ses paroles, il le cachait.

— Mais, monsieur le ministre, je pensais que, de vous-même, vous auriez prévu cette nécessite, sans que j’eusse l’ennui de vous en parler. Vous savez que c’est après-demain le jour du vote, et, pour un vote pareil, il convient de créer de l’enthousiasme, de ne laisser rien au hasard. Nos amis des sociétés républicaines ont déjà donné beaucoup, mais dans un cas pareil, les générosités privées sont insuffisantes ; ce qu’il faut, c’est la somme officielle. Là où les hommes se réunissent d’ordinaire, là où on peut les influencer par des conversations, dans les cafés…

Wartz, qui avait écouté avec toutes les apparences du calme, se leva à ce mot en repoussant avec fracas son fauteuil, et Auburger vit venir sur lui ce pâle visage défiguré par la colère, en même temps qu’il sentit ses épaules prises comme pour une lutte.

— Oui, c’est cela, la République saoule !

Samuel parlait les dents serrées, crispant les sourcils, l’œil féroce. D’un mouvement d’humeur ou de peur, Auburger dégagea ses épaules qui glissèrent au dossier du siège, et il en vint à n’être qu’un homme rabougri, rétréci, ridiculeusement recroquevillé dans le moule de l’étroit fauteuil. Wartz était effrayant, mais le policier ne perdait point de vue son rôle ; il n’en était pas à un affront près, et il n’eut pas le moindre geste de défense qui eût tout perdu. Samuel en fut désarmé. Le premier feu de sa colère s’éteignit.

— Et ils se permettent de parler de notre œuvre ! murmura-t-il en s’écartant, les mains aux poches du veston, les épaules secouées de mépris, ils se permettent d’y travailler, d’y mettre leur main bestiale ! Et ils veulent déterminer ces choses de l’esprit, un état d’âme national, avec ces grossiers moyens de duperie ! Mais vous ne sentez donc pas… non, vous ne pouvez pas sentir, vous, de quelle essence est justement cette œuvre de Liberté, qui doit sortir sans contrainte de la conscience nationale.

— Pardonnez, monsieur le ministre, vous savez bien que je comprends tout, dit Auburger moitié penaud, moitié souriant. Vous vous figurez même à tort, je vous assure, mon incapacité de concevoir l’ordre lumineux et éthéré des choses auxquelles vous faites allusion. Vous, monsieur le ministre, vous pouvez vous cantonner dans ces hautes régions ; vous menez la masse de loin ; vous restez ainsi incorporé un peu à l’idéal que vous prêchez, et il en résulte un effet très grand, très beau. Le général, qui conduit ses hommes à la bataille, reste nuageux dans la fumée, avec de nobles gestes seulement ; mais si les sous-officiers ne s’occupaient pas de mettre de la soupe au ventre des soldats, avec du sel et autre chose qui brûle, le général pourrait gesticuler sans qu’un seul homme bouge. Vous êtes le général, monsieur le ministre, et nous, nous sommes les sous-officiers.

— Votre idée est honteuse ; dit Wartz, vous grisez le peuple pour lui arracher une approbation qui ne vaut que par sa spontanéité même ; nous bâtirons ainsi la République sur des assises déshonorées. Au surplus, c’est assez discuter ; je ne consentirai à aucune concession sur ce point, et vous pouvez vous retirer.

— Non, monsieur le ministre, pas encore, car si je m’en allais, vous seriez pris dans ce fâcheux dilemme ou de me rappeler, ce qui vous abaisserait, ou de perdre votre partie, car je suis un homme nécessaire. Gardez-moi donc et écoutez-moi. Que va-t-il se passer si nous nous laissons aller à une trop facile confiance dans cette spontanéité du peuple dont vous parlez ? Les royalistes auront le champ libre, ils feront ce que vous n’aurez pas fait. Et puis, songez-y, c’est maintenant la Reine qui est en cause ; c’est sur son nom que se livre la bataille ; si vous n’intervenez pas un dernier coup, sa réalité de femme l’emportera vite, chez ces gens simples, sur l’abstraction de la démocratie, et dans trois jours, vous la verrez consolidée sur son trône par une majorité conservatrice. Or, remarquez, vous avez bien exagéré ma pensée ; je pensais seulement à exercer une influence par des harangues ne propageant que vos propres idées, par un second tirage de votre portrait avec votre discours, qu’on répandrait sur les tables d’estaminets. Quant aux malpropretés dont vous m’attribuez le projet, elles se réduisent à quelques gouttes d’alcool dont on électrisera le sang de la masse déjà fouetté d’enthousiasme. Voilà ce que vous ne m’aviez pas donné le temps d’expliquer, monsieur le ministre.

— J’exige, reprit Wartz sans changer de ton, le détail strict de l’emploi de cet argent. (Et il se mit à préparer une liasse de billets.) J’exige qu’on ne l’emploie pas à enivrer les électeurs ; vous m’en répondez implicitement, Auburger, et si mes rapports m’indiquent que vous m’avez trompé, il pourrait se passer des choses auxquelles vous ne vous attendez guère. Veillez à ce que tout s’accomplisse selon ma volonté.

Quand Auburger fut parti avec l’argent, Hannah vint chercher son maître de la part de madame Wartz.

— Hannah, lui dit Samuel, venez ici.

Elle s’approcha du bureau, les cils palpitants, les makis troublées et tremblantes, ayant aux joues cet indice d’émoi si frappant du rouge qui pâlit, et Samuel voyait ce désarroi, cet affolement secret de la jeune fille qui aime, avec un plaisir masculin.

— Hannah, lui demanda-t-il, monsieur Auburger vous a parlé, que vous a-t-il dit ?

Sans répondre elle rougit dans sa peau de blonde jusque sous ses cheveux. Il n’insista pas, et dit avec une pointe d’humeur :

— Je vous défends, de jamais parler à monsieur Auburger. Je vous le défends, entendez-vous, en quelque occasion que ce soit.

Il disait ces choses comme un homme sûr d’être obéi au nom d’une secrète autorité sentimentale plus réelle et plus puissante qu’aucune autorité régulière, avec la volupté aussi de sentir ce cœur de femme sous sa domination. Il ajouta :

— Maintenant, dites à madame que je vais la rejoindre dans sa chambre.

Elle partit sans avoir desserré les lèvres, ses lèvres blêmies qui frémissaient. Le maître avait vu pour la première fois de cette manière ses jolis yeux, un peu ternes et tristes, qui avaient tant pleuré. Et son silence, cette dignité charmante l’avaient ému plus que tout. Il rejoignit Madeleine.

— Samuel, dit-elle, dès son entrée, je te demande pardon de prendre pour moi un peu de ton temps, mais ce ne sera pas long, je te le promets.

Elle était debout, serrée dans une robe sombre qui boutonnait au corsage sur de la soie rouge. Ses cheveux étaient très noirs, ses yeux très bleus et brillants sous l’arcade longue des sourcils, et la prunelle vacillait, comme une petite lumière sous un grand vent.

Elle mit la main sur le bras de son mari :

— Je ne peux pas souffrir d’avoir rien de dissimulé pour toi ; ce qui se passe chez toi s’entend ici… j’ai perçu tout à l’heure un bruit de querelle, j’ai tout écouté. Ainsi, Sam, tu as donné de l’argent à cet homme, pour faire boire ceux qui seront demain la voix du pays. Tu as consenti à cela ! Oh ! je ne t’aurais jamais cru capable Je mettre en œuvre de pareils moyens !

Ses yeux se fermèrent à demi ; sa bouche, ses narines se crispèrent comme si on lui avait offert à respirer quelque fleur fétide.

— Donner de l’argent ! continua-t-elle péniblement sans le regarder ; acheter l’opinion de ces gens ! Alors, que fais-tu de tes principes, du principe même de ta fière politique, qui est le respect du peuple ?

À mesure qu’elle parlait, l’expression de Wartz changeait et devenait mauvaise. À la fin, il regarda sa femme presque durement.

— Je trouve étrange que tu t’occupes de ces choses, dit-il. Jusqu’à présent, tu t’es tenue en dehors d’affaires qui ne sont pas les tiennes. À peine si tu m’as parlé de mon discours de la séance, de tout ce qui aurait dû te rendre heureuse, à ce que je pensais. Et c’est aujourd’hui que tu inaugures ce genre de conversation politique, par des paroles de blâme que je ne m’attendais certes pas à trouver dans ta bouche !

La vérité, c’est que ce flot d’amour, d’adulation, d’admiration qui le berçait depuis sa popularité, lui rendait désormais toute critique amère. Il ne pouvait manquer de faire un parallèle entre les billets passionnés de ces inconnues qui tendaient vers lui de tout leur enthousiasme aveugle, et sa femme que sa gloire avait laissée impassible, et qui se permettait de le juger maintenant. C’était un de ces torts dont un homme garde rancune. Il se sentait de silencieux assentiments dans le cœur de ces femmes qui lui avaient écrit, dans celui de tant d’autres qui n’avaient pas osé le faire. Pour ces tendres créatures, il était au-dessus de toute critique, elles approuvaient aveuglément tous ses actes. Hannah, la petite servante lucide et pensante, brûlait perpétuellement autour de sa personne l’encens mystérieux de son culte. Il avait l’âme sans cesse caressée par cet atmosphère de douceurs, et voilà que Madeleine mettait une fausse note dans cette harmonie voluptueuse, en lui reprochant sa conduite !

— Mon ami chéri, reprit-elle, soudainement attristée, et de cette voix retenue qui ne laissait passer son trop-plein de tendresse que goutte à goutte, je t’aime tant, que je veux aimer tout ce qui émane de toi, toutes les œuvres de ton génie. Je ne t’ai point parlé de ton triomphe, dis-tu ? Pourquoi l’aurais-je fait ? Je t’admire silencieusement. Je vis auprès de toi ; je contemple ce qui se passe, je vois cette chose si grande de toute une société repétrie par tes mains en quelques jours, et de tout un pays qui t’aime comme son chef moral. J’en suis plus émue et plus troublée que je ne saurais te le dire. Par quels mots traduirais-je tout cela ? Je t’offre ma discrétion, mon silence ; tu m’es témoin que je te laisse travailler sans jamais réclamer pour moi une parcelle de ton temps ; je te sacrifie les causeries que nous avions autrefois et que j’aimais tant. Les repas ne nous réunissent même plus. Me suis-je plainte ? Je comprends bien, certes, les nécessités de ton grand rôle. Ton chef de cabinet, ton secrétaire, tes collègues, tous ces messieurs te sont en ce moment cent fois plus que moi, et j’y acquiesce de tout cœur. Mais quand m’est venu ce trouble de douter — comment dirai-je ! — de ton absolue… intégrité, je n’ai pu résister, il m’a fallu m’en ouvrir à toi, qui es mon confesseur bien aimé.

Elle tomba dans ses bras, les yeux en larmes ; il sentait frémir sur sa poitrine ce jeune être délicat qui ne vibrait que de vie morale, de purs désirs de vertu. C’était à ses nerfs excités un mélange de charme et d’exaspération. Elle était infiniment belle dans cette spiritualité, mais elle lui échappait, et tous les baisers dont il la couvrait sans lui répondre n’atteignaient pas son âme.

— Il le faut, vois-tu, expliqua-t-il après, d’une manière brève, il faut sacrifier ses goûts personnels, ses tendances, si l’on veut atteindre son but. On le fait par devoir. On se révolte d’abord, puis on se résigne à ce que dans les choses humaines, il se mêle toujours quelque laideur. Ne me blâme pas, Madeleine ; j’ai agi pour des intérêts supérieurs à ce que tu crois.

Et il l’étouffait à demi sur sa poitrine. Puis, avant cinq minutes, il fut repris par sa vie officielle qui ne faisait jamais trêve, et Madeleine resta seule, déroutée, indécise, mal satisfaite par l’explication furtive d’un cas de conscience aussi lourd. À cause de cette équivoque inutile, elle ne verrait plus dans la République cet idéal pur et magnifique dont elle était si éprise autrefois. Quelle source trouble ce serait à la nouvelle existence nationale, que cette pression de l’argent exercée sur la volonté du peuple ! quel opprobre !

Et elle pensait que si Saltzen était venu, il l’aurait peut-être rassurée, non pas à la manière un peu brutale de Samuel, mais, pour amener sa conscience à ce point d’admettre ce qu’elle réprouvait, il l’aurait conduite par le dédale de ses arguments subtils au bout desquels se trouvait toujours l’évidence absolue et pacifiante, et c’étaient là des exercices d’esprit qui lui étaient délicieux. Seulement, Saltzen ne venait pas. De toute la semaine, elle ne l’avait pas vu. Rarement il avait négligé pendant tant de jours ses petites visites. Et les heures de la jeune femme s’écoulaient, désespérément longues. Elle redoutait de sortir à pied depuis que l’atroce pèlerinage à travers la ville, le jour des émeutes, l’avait tant ébranlée. Elle était allée voir son père deux fois, mais il avait à peine eu le temps de la regarder, les journalistes étant sur les dents quand le pays traverse une crise pareille. À leur entrevue, trois ou quatre rédacteurs du Nouvel Oldsburg étaient présents, et un garçon de bureau n’avait pas cessé, le temps qu’ils échangeaient quelques mots, de venir déposer des leltres ou des demandes d’ordres sur la table de travail de M. Furth. Elle était rentrée avec l’impression affreusement triste d’être une personne nulle, inutile, dont la présence embarrassait. Elle cherchait si elle ne tenait pas au moins au cœur de quelqu’un ; mais non ; même pour Samuel, elle ne comptait plus qu’à peine. L’après-midi elle recevait quelques amies, elle brodait ; dès que la nuit tombait, elle commençait d’attendre Saltzen, dont c’était l’heure favorite pour venir la voir. Les soirées solitaires s’allongeaient ainsi, comme si toutes les minutes en eussent été comptées, une à une, dans la mélancolie. Elle pensait alors beaucoup à la Reine dont personne n’osait plus parler, comme si de prononcer même son nom eût causé dans les conversations une gêne insupportable. Elle plaignait la pauvre femme, qui traversait des épreuves auprès desquelles ses imaginaires tristesses ressemblaient à un ridicule énervement.

Ce jour-là, elle était si lasse d’ennui, qu’elle prit une carte et écrivit à Saltzen :

« Mon cher Docteur, pourquoi nous délaissez-vous de la sorte ? ce n’est pas le moment de nous oublier. Pour ma part, ce qui se passe tous ces jours me met l’âme à l’envers, et j’aurais très grand besoin d’être distraite et soutenue. Venez donc nous voir bientôt, je vous attends. »

En adressant ce billet au vieil ami, elle s’exonérait de tout scrupule, par cette excuse qu’elle était censée ignorer le sentiment de Saltzen pour elle, et qu’il n’y verrait aucune signification épineuse. Puis, n’était-il pas de son devoir de l’appeler, lui qui savait, comme personne, apaiser ses troubles, et rajeunir sans cesse l’amour de leur jeune ménage ?

Elle calcula les heures ; il pouvait recevoir ce mot avant le soir ; elle allait donc le voir arriver en hâte, l’air épanoui par cette idée qu’elle l’appelait, plus confiant que jamais, égrenant les diamants de son esprit avec chacune de ses paroles, et elle dirait tout ce qui lui pesait tant sur le cœur : elle confesserait son chagrin, la faute de Samuel, ou ce qui lui semblait tel, — et il l’éclairerait en lui montrant ce qu’elle ne savait peut-être pas comprendre.

Mais encore ce jour-là elle attendit en vain. Saltzen ne vint pas. Durant la soirée seulement, il lui répondit, dans une lettre très brève, qu’il était fort retenu par la préparation de sa candidature, qu’il ne les oubliait certes pas, mais que se rendre au Ministère lui était impossible.

Madeleine stupéfaite lut et relut ces phrases froides. Était-ce vraiment un mot du vieil ami ? Il lui semblait retrouver méconnaissable, après une absence, une personne très aimée autrefois. Ainsi, quand elle lui demandait de venir, avec des paroles qui eussent dû le toucher jusqu’aux larmes, il s’excusait de cette manière, sèchement, comme on s’exempte d’un devoir ennuyeux.

« — Mais je me suis trompée, pensa-t-elle, il ne m’aime pas ! »

Et, tout de suite, elle sentit s’évanouir en elle un enchantement secret qui remplissait à son insu tout son être, et dont la ruine lui donna seulement la mesure. N’être pas aimée de ce charmant homme ! n’apporter dans sa vie qu’une agréable amitié de femme jeune et spirituelle, alors qu’elle s’était crue le rayon de son automne, sa seule joie, sa raison de vivre ! Elle se voyait tout à coup très abandonnée, elle qui avait mené l’existence la plus choyée, la plus caressée. Elle était rapetissée, humiliée, par cette politique qui prenait les hommes si souverainement et d’une manière telle, que auprès d© cette force, les tendresses de l’amour n’étaient rien.

Elle s’était trompée. Saltzen ne l’aimait pas. Elle en eut le cœur gros tout le soir, et, à peine au lit, elle pleura silencieusement sur l’oreiller qui longtemps demeura humide et froid. Quelle place tenait cette illusion dans ses pensées ! et comme elle avait le dégoût de tout, maintenant ! Ainsi, sans elle, il pouvait vivre très satisfait ; ses occupations intellectuelles le contentaient. Combien de sa part l’erreur avait été ridicule ! S’être crue aimée ! S’être crue aimée par un homme de cet âge !…

L’engourdissement du sommeil la prenait tout en larmes comme elle était. Elle se redisait en s’endormant, dans cette langueur contre laquelle le cerveau lutte péniblement : « Je me suis

trompée… je me suis trompée… »

VIII

LA BÊTE

Le premier jour de février, à huit heures du soir, les journaux s’envolèrent à travers les rues, à travers la Poméranie, à travers le monde, annonçant que les élections législatives avaient porté au Parlement une immense majorité républicaine. Le pays consulté avait donné sa réponse. Samuel Wartz qu’avait arrêté quelques jours le scrupule d’agir individuellement et contrairement ainsi à son système d’idées, pouvait aller désormais de l’avant, fort de l’acquiescement national qui ratifiait sa destinée.

Sur sa table de travail, une à une, de tous les coins du pays, les dépêches, le long du jour, étaient venues s’accumuler. Il n’avait connu les résultats que peu à peu ; maintenant la vérité se révélait dans toute sa grandeur solennelle. La douceur des billets d’amour, la volupté des acclamations, ce concert louangeur qui résonnait sans cesse autour de sa personne n’étaient rien ; mais ces dépêches qui superposaient les suffrages dans une addition gigantesque, ces papiers fripés, couverts de chiffres, c’était l’ivresse pour lui, c’était la grande vibration du peuple à l’unisson de sa pensée, c’était le cœur national frémissant sous sa main.

Rien n’éteint la fougue d’un esprit révolutionnaire comme le maniement du pouvoir. Depuis une semaine que Wartz exerçait une sorte de dictature, son tempérament s’était modifié, il ne concevait plus de la même manière l’élaboration du nouvel Etat. Les grands mouvements populaires, la transmutation du travail moral d’opinion en agitation physique des masses, qui lui causaient autrefois comme un délire de meneur, lui paraissaient maintenant vains et dangereux. C’était de la Révolution la conséquence terrifiante qu’il fallait refréner. Il voyait donc l’œuvre de paix s’accomplir avec le calme de sa responsabilité tranquillisée. L’établissement de la République s’annonçait comme un jeu désormais. La constitution présentée à l’Assemblée renouvelée qui n’était avec lui qu’un même esprit, la déchéance de la Reine serait prononcée comme une simple formalité, et le nouveau gouvernement proclamé selon le rite ordinaire.

Assis à sa table de travail, les yeux sur ce monceau de dépêches, goûtant cette fois le triomphe absolu de son succès, il éprouvait la satisfaction d’un tâcheron puissant devant un ouvrage fini. Il avait mené à bien, avec art, avec force, l’œuvre à laquelle il s’était consacré. En dix jours il avait métamorphosé une nation ; et cela sans désordres. Le sang avait bien coulé un peu au début ; si peu !

Mais Madeleine l’avait dit dans un cri d’angoisse lucide : « Celui qui allume l’incendie n’est plus maître de l’éteindre. » À cette heure où, dans sa Solitude, l’homme d’État goûtait la joie de l’œuvre accomplie, à cette heure même, au plus profond de la ville, au plus intime, dans le quartier du Canal où la vie du peuple s’agglomère, dans celui du faubourg où grouille le monde des tisseurs — deux foyers d’humanité vive, remués d’incessants émois, où les étincelles tombent dans les esprits comme dans l’étoupe inflammable, — la nouvelle courait que les élections venaient d’élever au pouvoir le Peuple lui-même.

Conception naïve du régime républicain ! Grisés depuis deux jours d’idées que leurs faibles cerveaux d’enfants ne pouvaient porter, ils se crurent rois, tous. L’orgueil les envahit. La phraséologie dont les harangueurs de taverne leur chauffaient l’esprit depuis l’organisation des comités politiques, leur montait à la tête. Ils sentaient cette puissance morale qu’on leur conférait, se confondre avec celle de leurs muscles inoccupés par le chômage, et possédés du besoin d’agir.

La longue rue du Canal, dessinant entre ses hautes maisons noires des ondulations vagues, coupait la ville, puante, obscure, étroite, mangée plus qu’à moitié par le lit du fluviole. C’était une petite rivière captée pour les besoins de l’industrie, où l’eau courait, rare et sale au fond du lit, souillée par le voisinage de cette population resserrée en des logements trop petits. Cette eau charriait les choses les plus hétéroclites ; et c’était toute la journée un fourmillement d’enfants malpropres, accrochés par grappes aux passerelles, la tête pendante dans le vide de la coulée, pour voir disparaître sous le noir des ponts, et revenir à la lumière, deux mètres plus loin, des détritus ménagers, ou des corps de chats qui s’en allaient doucement à la dérive comme des outres vides.

Les dégels récents avaient amené la pluie, une pluie incessante, poudroyant au visage, qui se résolvait en huile boueuse sur le pavé, et, des rues situées vers le sud, il soufflait des bouffées de vent chaud. On baignait ici dans une vapeur tiède et malodorante ; il se faisait un mariage de miasmes entre ceux qui flottaient dans l’air et ceux qui montaient de l’eau lente du canal. La rue suait d’une moiteur de fièvre. L’eau venait de partout : du ciel en cette poussière humide, des brouillards du fleuve, de l’exhalaison des choses, du lit de la minuscule rivière ; elle travaillait la pierre des maisons, elle gonflait et pourrissait le bois des ponts, elle sortait d’en dessous le sol, elle suintait des murailles, elle éclaboussait des toits.

Des bruits de voix éclatèrent soudain. Aux pignons, les fenêtres palpitèrent et s’ouvrirent ; des femmes apparaissaient en silhouettes noires sur le fond éclairé de l’intérieur, et l’une après l’autre, elles se mirent à reconnaître leurs hommes revenant de la ville, dans ces ombres parlantes qui s’animaient et gesticulaient parmi le noir de la rue. Elles les appelèrent, mais eux firent des signes de refus. Quoi ! rentrer ! s’enfermer dans la réalité pauvre de la chambre, quand on venait d’offrir à leur imagination l’espace sans limite de la pensée grisante. Leur domaine maintenant c’était l’État !

Il est des nuits où l’on ne dort pas. La nuit qui commençait était de celles-là.

Des désirs vagues, l’inconnu de leur rôle nouveau, tourmentaient tous ces hommes. Ils ne savaient pas… Mais cette humidité chaude, cette nuit excitante d’un printemps factice, avec « les quelques gouttes d’alcool dans le sang » dont avait parlé Auburger, et qui s’étaient multipliées jusqu’à devenir « ne coulée de feu dans leurs artères, leur faisaient une force décuplée qui les poussait à des choses étranges. D’abord, ce fut un élan vers Samuel Wartz, le libérateur. Eux qui avaient jusqu’ici vécu dans une si heureuse ignorance, sans le moindre souci de la politique dont ils ne connaissaient rien, venaient de se sentir délivrés, comme si de leurs mains et de leurs pieds fussent tombées soudain des chaînes. Ce furent les joies d’une évasion illusoire. Ils acclamaient Wartz. Un homme à barbe blanche surgit au milieu d’eux ; leurs yeux se rivèrent sur lui, et il se produisit dans la foule des ondulations, comme en voit courant un troupeau de moutons, à l’approche du pasteur. L’homme, avec dignité, gravit au coin d’une rue une borne si étroite, si rongée, qu’il dut se soutenir à l’angle de la maison pour garder l’équilibre. Il parla d’une voix creuse. Ses paroles n’arrivaient qu’à ses auditeurs tout proches ; mais, pour ne rien entendre, les autres n’en sentaient que plus d’émotion correspondre au fond d’eux-mêmes aux paroles inintelligibles. Et ils s’exaltèrent, rien que de voir la lourde barbe blanche remuer dans ce visage de pontife. Son sujet, c’était Wartz. Il proposait au peuple une manifestation sous les fenêtres du grand homme. Quand il eut achevé sa harangue, une telle clameur d’approbation se propagea tout le long de la rue, qu’à leur tour les femmes descendirent, puis les vieillards, les enfants. Et de toutes les voies adjacentes, arrivaient en courant d’autres artisans, curieux et fiévreux, qui grossissaient les rangs. Bientôt, le vieux harangueur prit la tête de la foule. Dans sa redingote d’emprunt, dont ses épaules de maître charpentier, habituées à d’autres fardeaux, rejetaient les plis en arrière, il se mit à marcher d’un pas raide, comme rythmé à quelque musique intérieure, et, derrière, suivit la boule noire, avec ce silence bruissant des foules.

Sur la place Sainte-Wilna, ils trouvèrent une autre bande prête à se joindre à eux ; car tout ce Mouvement populaire était prévu et mené par les têtes chaudes des comités républicains. Dès lors, ce fut une masse si compacte, que le second tronçon de la rue du Canal ne la contenait qu’à peine. Il s’y formait des poussées inexpliquées ; ici ce fut une bousculade ; le parapet vermoulu céda ; une femme tomba dans l’eau. On la sauva. Ce fut un enthousiasme délirant, dans cette foule aux nerfs tendus. On entama l’hymne national, et le chant, cahoté aux secousses du long serpent humain, devint si puissant, clamé par tant de voix, que ce fut à travers la ville comme une musique de ralliement, au son de laquelle on accourait de tous côtés. En arrivant sur la place de l’Hôtel-de-Ville, les manifestants étaient cinq ou six mille. Inopinément, la grande statue de bronze du roi Conrad se dressa devant eux, maintenant d’une main l’élan de son cheval cabré, saluant de l’autre avec la petite toque de la garde royale.

La haine des rois les prit à cette vue ; ils oublièrent Wartz, pour insulter celui qui n’avait été dans l’histoire que son précurseur ; et changeant de voie, brusquement, ils se portèrent, en mouvements pesants, vers le socle du monument. Ce fut une brutale éclosion de rage et de démence. On voyait grouiller ces hommes et ces femmes, le visage levé vers cette chose inerte, image d’un mort. Ils le traitaient de tyran, d’ennemi du peuple, d’oppresseur. On entendait, sur les flancs de métal du cheval, le choc des pierres qu’on lançait ; on ramassait sur le sol des ordures avec lesquelles on visait la face haute du souverain. Sur la place, c’était un fourmillement dans lequel on ne voyait que les frémissements indistincts de moires sombres. Tout à coup, par la rue de la Nation, s’avancèrent des torches qui répandirent un rougeoiement sur la foule, et il apparut aussitôt un océan de visages humains surmonté d’une moisson de bras levés, de poings menaçants qui provoquaient le bloc de bronze, là-haut.

Sans qu’on sut comment, car désormais la masse géante et désordonnée, l’innombrable et folle chose ne connaissait plus de chef, il se fit un tournoiement de tous ces corps pressés, soudés en un organisme unique ; et cela commença de s’engouffrer dans la rue de la Nation qui descendait au fleuve. Ce n’était plus cinq ou six mille âmes, c’était un être formidable, souple et bougeant, démesuré, étendant sa matérialité pesante sur tout espace libre, se moulant aux rondeurs des places, aux angles des rues, remplissant les vides et traînant sa puissante masse par une seule force de passion qui vibrait dans tous les sens, jusqu’à la dernière molécule de ces corps.

La Bête monstrueuse se reforma au gré des lignes de la rue. Elle ne possédait pas plus de couleur que de forme, mais, au moment précis où elle se déroulait devant les torches arrêtées, on voyait se dessiner des personnes, des blouses, des camisoles blanches sur des gorges atrophiées, des grappes humaines, des enfants endormis sur des cous d’hommes, des sarraus de tisseuses, des figures hagardes, et, le plan de lumière traversé, ces rangées d’individus rentraient se noyer dans la masse, n’ayant laissé voir que leur visage en hypnose, et la tension pareille de leurs êtres, poussés tous par l’unique fougue d’ivresse. Les cris qui éclataient de toute part se fondaient en une clameur unique, prolongée, discordante, ininterrompue.

Une fois sur le quai, dès qu’apparut de loin le ministère, avec sa façade à triple développement, les gros festons des fenêtres, les colonnades des balcons, les cariatides du faîte, la Bête ne se connut plus ; elle lança un chant de délire, et par les ressauts de ses ondoiements, elle vint s’étaler, ivre et amoureuse, au pied des fenêtres de celui qu’elle voulait :

— Wa-a-a-artz ! Wa-a-a-artz !

Sur la façade morne du monument, une fenêtre s’ouvrit, un homme s’avança qui mit ses mains sur l’allège du balcon. De nouveau monta d’en bas le cri éperdu :

— Wa-a-a-artz ! Ah ! ah ! ah !

Et le crépitement des mains claquées en plein air éclata sur toute la longueur du quai où s’épandait la foule. Et par-dessus le fracas d’orage que cette multitude, à chacun de ses mouvements, déchaînait, à cette fenêtre là-haut, l’être isolé qui semblait, devant cette force bestiale, n’être qu’une figure de faiblesse, le jeune homme d’État commença de parler. On n’entendit plus un bruit, comme si le quai fût devenu désert, soudain.

— Peuple d’Oldsburg, dit-il, je te remercie de ta reconnaissance. Je ne suis pas autre chose que l’ouvrier de la liberté. L’œuvre s’achève, mais elle n’est pas finie, et je n’y puis suffire ; à toi d’y concourir par ta modération et l’ordre de ta conduite.

— Ah ! ah ! ah ! Wa-a-artz ! répondait d’en bas la clameur.

— Une ère nouvelle va commencer, prononçait de nouveau la voix diluée dans l’air, du jeune ministre ; inaugure-la, peuple d’Oldsburg, par un enthousiasme pacifique ; l’heure approche où tu seras ton propre maître ; prouve ta dignité par ton calme.

— Wartz ! ah ! ah ! ah !… Vive Wa-a-artz !

Et dans la nuit tiède où flottaient des vapeurs printanières, le duo d’amour continuait, le duo du balcon, banal et sublime, entre la foule conquise et son maître. Il articulait en paroles les grandes idées vagues qui s’agitaient dans les esprits : le règne de la Liberté… la noblesse de la Démocratie… le Progrès… Et la foule répondait par ses acclamations de folie, comprenant bien moins le sens des mots que leur harmonie grisante. À la fin, las de cette idolâtrie brutale, qui semblait l’écraser, fatigué de cette fixité des yeux dardés sur lui dans cet océan de visages blancs qui se levaient des ténèbres, il salua et referma la fenêtre. Alors la foule hurla et piétina ; il s’éleva des cris déchirants : « Wartz ! Wartz ! » suppliait-elle. Et comme il ne reparaissait pas, elle se rua aux façades dans une charge épouvantable ; elle redoubla de cris. Le murmure mélangé de passion et de colère s’éploya le long des quais, vibra aux vitres closes ; il monta dans la ville qu’il emplissait comme une menace sourde, et tous les habitants, ceux des quartiers les plus lointains même, l’entendirent, et éprouvèrent le froid moite de la peur.

La fenêtre se rouvrit, et Wartz revint s’y appuyer. De nouveau les mains battirent, la Bête satisfaite se calma et ne fit plus montre que de ses douceurs. Elle tendait les bras vers le maître. Mille choses flottaient en l’air signifiant le délire : des châles de femmes, des mouchoirs, des calottes d’artisans ; et des mains, des mains crasseuses, des mains tordues de vieux tisseurs, des mains pâles d’artisanes dégénérées, d’autres musclées et d’autres grasses, faisaient toutes le geste d’appel vers le demi-dieu.

Wartz demeurait immobile, les bras croisés, les joues blêmes.

Une voix isolée, dans le lointain, lança ces mots à pleine poitrine :

— Rue aux Juifs ! rue aux Juifs !

Ce cri anonyme agit sur la multitude comme un aiguillon, il la stimula d’une excitation qui la parcourut en tous sens.

Une clameur répondit :

— Rue aux Juifs !

Les foules n’ont qu’une âme.

Sous l’impulsion, pour une fois encore, la Bête se déplaça pesamment, s’écrasant sur soi-même en ses replis puis elle s’allongea, s’effila dans l’étroite rue aux Moines. Et les habitants, réveillés en un sursaut de terreur, se cachaient, en vêtements de nuit, derrière les rideaux entr’ouverts, pour la voir passer, rampant, buttant aux trottoirs, noir mouvement qui renaissait sans cesse et d’où montait le chant national, avec des dissonnances et des contre-temps lointains indiquant où s’attardaient encore, là-bas, les extrémités du monstre.

Après la place de la Cathédrale, qu’elle coupe, la rue aux Moines se rétrécit encore. D’être plus pressés corps à corps, plus maintenus dans les limites rapprochées de leur route, et plus contraints, ils s’exaspérèrent davantage. Rue aux Juifs, ils tournèrent. Le Palais royal apparut.

Il se découpait en noir sur le noir plus sombre de la nuit avec ses trois corps d’architecture et ses clochetons gothiques multipliés le long du faîte. Une grille monumentale fermait la cour d’honneur ; au travers des sombres guirlandes de fer, se voyaient la façade aux puissants reliefs de pierres ciselées, les fenêtres plombées, encastrées dans la moulure profonde, où fleurissaient des roses en plein cintre comme fronton. Des lucarnes monumentales hérissaient le toit, dressant en l’air l’enchevêtrement délicat de leurs ogives pointues. Quelques lumières veillaient derrière les vitres. Le long de la grille, deux sentinelles des gardes marchaient.

Quand, d’une extrémité à l’autre, la rue aux Juifs fut envahie, une sorte de rire mauvais secoua la Bête. Elle se souvenait de sa servitude passée. Au moment où ses chaînes tombaient, elle les sentait pour le première fois, et, pleine d’un vicieux orgueil, elle venait les secouer, par bravade, devant la souveraine vaincue. Elle conçut un désir effréné de la voir, de lui montrer sa force contre laquelle aucune autorité ne pouvait plus rien désormais. Et elle commença de l’appeler à longs cris :

— Béatrix ! À la tourelle, Béatrix !

La tourelle était une construction de forme hexagonale, qui flanquait la façade. Aux jours d’enthousiasme populaire, c’était là que jadis une fenêtre s’ouvrait pour laisser entrevoir la Reine dans une vision qui pâmait la foule. Aujourd’hui le pouvoir avait changé de mains, et le peuple souverain sommait l’ennemie de paraître.

Elle ne parut pas. Les cris s’enflèrent et grondèrent, le diapason en tomba aux notes sourdes de la colère. Rien ne bougea dans le palais, et les lumières pâles continuaient de veiller derrière les fenêtres. Comme la rue aux Juifs ne suffisait plus à contenir la multitude., le monument fut entouré sur toutes ses faces, rue Royale, rue aux Moines, et rue de l’Hôtel-des-Sciences. La masse, diluée un instant, s’était ressoudée en un quadrilatère compact, obsédant les murailles de pierre sombre, tumultueusement. Il y eut des alternatives d’irritation et de patience. Par instants, tout se taisait, des milliers d’yeux dévoraient la tourelle, dans l’illusion de voir bouger et s’ouvrir la grande baie du milieu. Et, soudain, la patience trompée dégénérait en folie ; l’épouvantable clameur d’imprécations s’élevait, non point violente ou forte, mais plus terrible encore, presque douce, creuse, partant du fond des poitrines, comme à la mer, avant l’orage, la tempête gronde sous l’eau. Ce n’était qu’un murmure, mais si profond, si étendu, si large, qu’on y sentait le rugissement étouffé d’une nation. Et ce fut dans l’horreur de cette tranquillité qu’éclata le cri plus sourd, plus chargé de terreur :

— À mo-o-ort ! Béatrix !… À m-o-ort !

Un bruit résonna dans le lointain : galopade de chevaux, choc des fers sur le pavé. Puis il y eut un tournoiement affolé de la masse sur soi-même : la garde chargeait.

La foule venait de franchir toutes les étapes qui mènent à la passion de combattre : la fièvre, le délire, puis la haine et la colère. Elle était prête pour la lutte ; la fureur la prit. Et, pendant que les cris de tuerie déchiraient l’air, là-bas, à une distance indistincte qui devait marquer le premier choc des soldats contre le peuple, elle se rua aux grilles du palais, massacra les deux sentinelles extérieures, et commença de secouer les ferronneries de l’entrée.

Avant que ces portes de fer eussent cédé, tout le long de la rue on voyait des hommes escalader la grille, puis retomber un à un sur l’asphalte mouillé de la cour, en même temps que la rue, dégagée d’autant, laissait remonter un flot nouveau qui venait se joindre à l’assaut.

L’entraînement de l’exemple, et les désirs atroces de cruauté qui venaient de naître dans les cœurs, portaient maintenant la foule qui semblait ne plus peser, qui semblait flotter sur le pavé comme une matière mobile et glissante, comme l’eau dont la masse a cette souplesse de poussée ; et elle se soulevait au-dessus de soi pour laisser déborder son trop plein par-dessus les grilles. Quand les portes furent forcées, que les deux battants s’ouvrirent sous la pesée de cette multitude, et que la vague noire des corps s’engouffra dans la cour d’honneur, elle était pleine déjà, et l’on avait commencé de se battre dans l’angle où s’ouvrait le corps de garde, dont une dizaine d’hommes étaient sortis.

Ce fut sinistre. Il pleuvait toujours. Dans les fanaux de la cour, la flamme du gaz n’apparaissait qu’à travers des vitres baignées de larmes ; les gargouilles du toit crachaient l’eau goutte à goutte, et la pluie saupoudrait les visages. Dans la nuit profonde, plus assombrie encore à cette minute par une chevauchée de nuées noires au ciel, la cour bougeait, vibrait, vociférait. Les dix hommes de garde, apparus dans leur capote blanche, comme des fantômes, avaient croisé la baïonnette. Les assaillants se ruèrent sur eux. Il y eut quelques poitrines déchirées, des gémissements ; puis des centaines de bras terribles, aux muscles durs comme du métal, désarmèrent les soldats qui furent assommés. Les dix grands cadavres blancs s’affaissèrent, et le flot noir roulant dessus parut les anéantir.

La foule brandissait maintenant les dix baïonnettes ; elle défonça un pan de porte ; mais le front de la cohue s’abstint d’entrer toute une minute, ébloui de ce qu’on voyait ici.

C’était un atrium où régnait comme une douce lumière de jour. Sur les dalles de marbre rose où, les tapis traçaient des sentiers, s’élevaient des socles peuplés de statues mythologiques. Un escalier montait, le long duquel, sur les murailles arrondies de la cage, s’apercevaient les nuances tendres des fresques. Adroite et à gauche, par des portes ouvertes, on entrevoyait deux galeries, des galeries profondes dont les plafonds cintrés s’allongeaient, peints d’or, de rouge et de bleu. Ils semblaient incrustés de lazulite, de corail et de cuivre brillant. Ils miraient leur forme de vaisseau dans le glacé des parquets. C’était des galeries de tableaux, car le vieil or des cadres luisait aux murs, entre des colonnes simulées, en albâtre.

Les envahisseurs croyaient voir des salles construites en pierres précieuses, dont un seul fragment aurait comblé leurs convoitises. Une Béatrix nouvelle s’évoquait, créature de volupté, repue de magnificence, usant ses doigts de belle oisive au toucher des substances précieuses, ne connaissant que l’or, le marbre et la soie, pour tous matériaux autour d’elle. Retirée de l’humanité, femme en dehors des femmes, elle avait joui de ce qu’ils n’avaient jamais connu ; elle n’était plus seulement une ennemie de la liberté, mais une créatrice de misère. Ils voulaient la tenir, eux, les rois nouveaux, sous leurs muscles et sous leur rage.

Et le flot gagna jusqu’ici. Il roula dans les galeries. Ce n’était plus la Bête monstrueuse, puissante, audacieuse et terrible, c’était le troupeau qui s’aventurait craintif et méchant en des pacages défendus, un régiment de paletots crasseux, de gilets décolorés, de chemises sales se frottant aux rondeurs glacées des colonnes d’albâtre, au vernis des cimaises peintes, allant sans savoir où, perdu, cherchant la dame en noir qui se cachait.

Ils allaient droit devant eux. On entendit un cliquetis de lames ; c’était ceux qui, ayant découvert la salle d’armes, décrochaient des épées aux panoplies. Les panoplies figuraient de grands soleils rayonnants. Ils laissèrent l’astre que formait un bouclier, mais chacun détacha un rayon. Les plus fougueux gravirent l’escalier et rencontrèrent, là-haut, l’enfilade des salons. Certaines salles se trouvaient obscures ; l’un d’eux prit un candélabre dont il alluma les bougies, et le brandît en l’air en criant :

— Chasse ! Chasse !

C’était la Reine qu’on chassait.

Le mot cingla ces hommes comme une meute ; ils bousculèrent les chaises blanches à membrure d’or, les guéridons frêles où se mouraient des roses ; ils ouvraient des portes, et encore des portes. Ils ne voyaient guère dans les salles inconnues, que ces portes qui dérobaient peut-être celle qu’ils cherchaient. Oh ! l’avoir prisonnière, suppliante devant eux ! la tenir au bras par sa manche noire, s’amuser de sa peur !

— Chasse ! Chasse !…

Dans l’un des salons, ils trouvèrent plusieurs hommes en habits de soirée qui faisaient cercle tranquillement. C’étaient de vieux personnages de cour, des chambellans, des maîtres de cérémonies, tous comtes ou barons, barbes et cheveux gris, pâles visages de cire.

— La Reine ? demanda une voix éraillée.

Le cercle ne bougea pas ; aucun des vieux hommes ne répondit.

— La Reine ? hurla en chœur la foule qui s’amassait par derrière.

Ceux des vieux aristocrates qui tournaient le dos à la porte dédaignèrent de se retourner. Ils faisaient la réception comme chaque soir, jambes croisées, bottines minces battant l’air, négligemment, et se passant sous la moustache le mouchoir roulé qui fleurait le parfum de Sa Majesté. Esprits fins de chez qui les bons mots s’envolaient grain à grain, sans jamais laisser de place aux pensées larges, ils n’étaient point faits pour comprendre l’idée gigantesque qui s’agitait derrière eux. Ils crûrent que le temps était encore à mépriser pour tout argument. Deux lustres en feu les éclairaient. Des bougies allumées sur la cheminée se multipliaient dans les glaces. Le salon était peint en blanc. Aux frises du plafond courait en emblème le lion poméranien, tandis qu’une colombe, à chaque panneau des murailles, becquetait la guirlande du médaillon.

Et le flot passa par là, disloquant le cercle, ravageant le luxe blanc du meuble, insultant de son rire la naïve grandeur des vieillards. Des mains au passage souffletèrent les visages de cire ; d’autres soulevèrent des pans de rideau, ou fourragèrent les canapés. Et quand l’ouragan eut disparu par une porte défoncée, il ne resta plus dans le salon, avec une odeur de sueur humaine et de malpropreté, au milieu de sièges bousculés, de bibelots brisés, que cinq ou six vieux hommes tremblants, autour d’un vieillard plus frêle dont la tête dodelinait en tout sens sur l’appui d’un fauteuil, la tête aux teintes vertes déjà, avec les yeux éteints. La honte et la colère l’avaient foudroyé.

Voilà que le candélabre levé du meneur éclairait maintenant une chambre. Un grognement d’animalité s’exhala des gorges. Sous le baldaquin pendant du plafond aux caissons de vieil or, c’était le lit, le lit de la Reine.

Ils étaient là plus de cent, muets, haletants, fouillant de regards allumés ce lit vide, ouvert pour la nuit. Les broderies du drap se repliaient sur la soie des couvertures défaites qui tombaient molles sur les colonnettes sculptées du bois. Un creux dans l’oreiller semblait l’empreinte d’une tête.

Une main osa s’avancer, chercher la tiédeur du matelas, une autre palpa les tapis et releva une pantoufle noire qu’elle brandit en l’air. Des pieds s’embarrassèrent dans de l’étoffe tombée à terre ; c’était une robe. On édifia, en la soulevant aux manches, une forme de femme, et, la forme une fois dessinée d’elle-même, par les plis faits au corps de celle qui les portait, un silence glaça ces hommes. Ils se vautrèrent à terre, la cherchant sous le lit, sous les tentures. Ils trouvèrent, tombé ici, un peigne d’écaille auquel tenait un cheveu ; ce fil de soie impalpable, qui frôla leurs doigts, les électrisa. Ils la sentaient dans cette chambre, invisible mais présente, comme une vision qui s’évanouit derrière vous et qu’on ne peut jamais sa retourner assez vite pour voir. Son mouchoir était posé sur l’angle de cette console, ; une lampe en argent brûlait encore près du lit ; près de la table à lire, où s’étendait un journal déplié, une chaise était déplacée à demi, gardant le mouvement de la femme qui se lève en glissant. Venait-elle de se dérober ? S’était-elle enfuie ? Ou bien quelque fragile cachette la recélait-elle ? Et il leur semblait qu’à force de silence et d’immobilité, ils l’auraient entendue respirer.

Moins déçus que troublés, fouillant en gestes muets et mornes les tiroirs à clef d’or, les armoires où jaunissaient des fleurs et des lettres, ils tressaillirent soudain. À travers l’enfilade des salles qu’ils venaient de parcourir, s’approchait à toute vitesse un piétinement cadencé, et là-bas ils virent courir à eux, reflétés dans le jeu des glaces, les vestes bleues de la police, avec le feu des sabres nus, qui agitaient dans les salons traversés autant de fils de lumière.

Éteinte, dispersée, désagrégée, son âme dissoute, la foule n’eut plus même l’idée de lutter. On la balaya comme un troupeau de bêtes peureuses, à coups de plat de sabre. Les gens de service, barricadés aux, cuisines, n’eurent pas à se défendre. Dans la cour d’honneur, vingt-cinq à trente morts restèrent couchés à terre. L’émeute avortée s’éparpilla dans la nuit, par les rues. Une grande lassitude avait succédé à la fureur,

le sommeil apaisait la ville. Oldsburg s’endormit.

IX

LE RÊVE DE MADELEINE

Ignorant tout, paisible dans son sommeil, à cette heure-là Madeleine rêvait.

Ses yeux clos virent d’abord des choses grises : un jour de crépuscule, un fleuve sur lequel un bateau glissait ; elle fut tout à coup à l’avant, regardant l’eau fendue par l’étrave, une eau sans poids, dont les vagues chevauchaient l’une sur l’autre comme gonflées d’air. Puis on côtoya une île verte, et les rives étaient ici tellement rapprochées, que les flancs du bateau les frôlaient. Un phénomène survint : le printemps, un printemps soudain de cataclysme déroula les bourgeons, développa les feuilles, et des frondaisons s’étendirent si touffues, d’un bord à l’autre, que le bateau glissait maintenant sous une voûte noire, sombre comme la nuit. Et Madeleine qui se voyait toujours penchée vers cette eau ténébreuse, oppressée par le poids de cette nuit, se mit à désirer que Saltzen fût présent et lui expliquât…

Une voix dit : « Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal. »

Plus d’eau, plus d’île, plus de paysage terrifiant, mais la maison de la rue du Faubourg où la pensée de ses nuits la ramenait sans cesse. Son amie Gretel lui faisait une visite, et, avant de partir, en rajustant son chapeau sur la mousse blonde de ses cheveux, la jeune femme disait cela : « Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal. » Samuel se trouvait subitement présent pour demander : « Qu’a-t-il donc ? » Et la jeune femme hochait la tête avec pitié, et souriait en regardant Madeleine : « Oh ! oui, bien mal le pauvre monsieur Saltzen, bien mal ! » Pourtant, Madeleine savait qu’il viendrait quand même, et, juste à ce moment, une voiture roula sur le pavé, avec l’improvisé des accessoires de théâtre : quelques tours de roues pour donner l’illusion du réel. Un pas d’homme fit craquer l’escalier, la porte s’ouvrit, et Wilhelm Saltzen parut. Maigre, pâle, essoufflé, il tomba sur une chaise, dans la chambre même des Wartz. Ses yeux flétris avaient un regard dur et froid ; sous ses pommettes, ses joues fripées et terreuses s’étaient creusées ; il était miné, mangé tout vivant par la maladie, une de celles qui sont implacables, qui tuent et qui donnent aux chairs cet aspect auquel les amis ne se trompent pas. « Vous avez été souffrant, docteur, disait Madeleine, contez-moi ce que vous avez eu. — Non ! » prononça-t-il.

Et Madeleine, avec la contention d’esprit des rêves, contemplait cette figure que ses seuls souvenirs édifiaient là, devant elle, toujours en passe de se fondre, de s’évanouir si sa pensée déviait. Sans s’étonner elle comprit pourquoi il refusait de répondre ; mais, par pudeur, elle fit semblant de se méprendre.

« Je vois, dit-elle, ce sont vos anciennes fièvres qui reviennent. Où avez-vous donc pris cela, mon Dieu ? — Ici », répondit le pâle visage de portrait.

Et il y avait quelque part, derrière elle, dans le vague de la chambre, une figure de Samuel qui riait méchamment.

Tourmentée d’envie de pleurer, Madeleine vint au vieil ami. Il était assis sur cette chaise, qui découpait sur le blanc de la fenêtre les angles de son dossier.

Elle lui prit la main presque de force et lui dit tendrement :

— Comme vous paraissez fâché contre moi !

Aussitôt, ce ne fut plus la chambre, mais le petit salon d’en bas, où elle le recevait d’ordinaire ; ils étaient seuls, une espèce de soleil blanc entrait par les fenêtres. Il lui dit :

— J’ai le mal de ceux qu’on n’a pas devinés.

Et au moment de répliquer, elle sentit un embarras si lourd, si douloureux, qu’elle s’éveilla, faisant sur l’oreiller une grimace de souffrance.

Elle ne dormit plus ensuite. Le souvenir de ce rêve l’obsédait. Elle croyait y sentir une réalité, peut-être un avertissement. Saltzen devait être malade. Elle compta les jours écoulés depuis qu’il semblait s’être retiré de leur intimité. L’avait-elle blessé secrètement ? Elle revoyait sans cesse l’attitude glaciale qu’il avait eue pour lui parler, dans ce rêve, et, bien que tout cela fût irréel, elle y prenait une sorte de remords. Comme ils s’étaient peu inquiétés de lui, elle et Samuel, pendant sa longue absence ! C’est cela, il était froissé de ce manque d’égards. Et elle s’ingéniait à trouver quelque marque d’amitié à lui envoyer.

Elle restait émue, attendrie. À chaque instant, des larmes lui venaient aux yeux. Elle examinait sa conscience. Sans coquetterie certes, mais non sans égoïsme, elle avait exploité cette amoureuse amitié du vieil homme, elle en avait distillé le délice, elle l’avait fait concourir à son bonheur, elle en avait usé, malhonnêtement, comme d’une chose qu’on sait ne pouvoir jamais payer.

Quand vint le matin, les journaux qu’on lui apporta au lit l’arrachèrent à cette langueur. L’envahissement du palais y était raconté de diverses manières selon l’opinion du parti, mais le même fait ressortait de tous les récits : la disparition de la Reine. La gravité du mouvement populaire, l’inquiétante effervescence des bas quartiers, les victimes même de l’échauffourée, tout s’oubliait devant la question capitale, l’unique question capable d’intéresser maintenant un Poméranien, celle de savoir ce qu’était devenue la Reine.

Quelle énigme ! Cette femme autour de qui s’accomplissait le grand drame, s’évanouissait de la scène, soudain. « Elle s’est volontairement exilée », disaient les uns. « Elle s’est, disaient les autres, retirée en province, là où on la croit le moins, et elle y prépare la contre-révolution. » Et l’on vit alors combien celle qui paraissait transitoirement oubliée, remplissait en secret les pensées de tous. Ce fut l’explosion suprême des passions contradictoires. Le mystère dont elle avait entouré ce dérobement d’elle-même ajoutait à l’exaspération générale. On ne s’abordait plus qu’avec cette idée muette au fond des yeux ; ses partisans furent repris d’un regain d’espoir, les révolutionnaires d’un renouveau de violence. Les conversations dégénéraient en disputes ; dans les deux camps elles déchaînaient de la fureur. Et l’on sentait, mieux que jamais, les droits que possédait la nation sur cette créature qui ne pouvait disposer d’elle, décider de son sort, sans que le pays l’eût voulu. La fièvre gagna, après Oldsburg, toute la Poméranie. On attendit, dans un frémissement d’angoisse, la journée du surlendemain où le nouveau Parlement, interrogeant les membres du Cabinet, ferait la lumière sur l’aventure inouïe.

Madeleine, dévorée de curiosité, guetta son mari comme il allait sortir.

— Où peut-elle être ?

— Est-ce que je sais ! fit Samuel, la main au bouton de la porte.

Elle devint maussade, sa bouche fit un arc boudeur ; elle fut tout d’un coup moins jolie, ses yeux virant au gris, plissés au coin.

— Oui, tu le sais. Tu le sais, et tu me le caches. Tu sais tout.

— Je puis t’assurer que je l’ignore… prononça-t-il en s’en allant.

— Oh ! balbutia Madeleine, comme tu me réponds !

Elle le sentait lui échapper de plus en plus.

Personne ne doutant que le ministre de l’Intérieur ne tînt secrètement la clef de la grande énigme, presque toutes les amies de Madeleine, poussées par la curiosité, vinrent ce jour-là. Mais elle ne reçut pas. Un deuil secret voilait son cœur, et elle se retirait dans son isolement pour en mieux savourer l’amertume,. Elle fit le bilan des jours passés ; ils lui semblèrent béants d’un vide immense, celui qu’avait laissé, en se retirant vers d’autres soucis, l’âme amoureuse de Samuel. Pris par les fatigues et les veilles nocturnes, il avait fait leurs nuits solitaires ; leurs tête-à-tête étaient furtifs, hâtifs, sans joie. Une sorte d’absence subtile de lui-même persistait quand il était là, et dans ses yeux, chargés de nouveaux et puissants désirs, l’étincelle d’autrefois ne jaillissait plus à la vue de Madeleine.

La phase la plus exquise de sa vie d’épouse était-elle donc révolue déjà, après douze mois, douze mois fugaces, rapides, merveilleux comme une série de rêves !

— Déjà ! déjà ! se redisait-elle.

Au début de leur union, combien de fois triste, âprement perspicace, elle avait eu l’épouvante de cette heure, qu’elle voyait sonner pour tant de ménages autour d’elle : la fin du rêve, la rupture du charme qui laisse les époux face à face, se regarder froidement, comme deux êtres quelconques jetés ensemble dans la même chambre et attachés l’un à l’autre par cette triste fille de l’Amour qu’est l’Habitude.

— Déjà ! se disait la jeune femme dans une analyse implacable, déjà !

Elle avait cessé de croire, cependant, à l’échéance cruelle. Samuel l’aimait trop, et elle-même, cet amour l’avait prise si totalement, qu’elle ne concevait plus la vie possible en dehors de cette folle tendresse. Et bien souvent, les mains étreintes, les yeux dans les yeux, ils s’étaient dit : « Ne plus nous aimer !… le pourrions-nous ? »

Et c’était lui, l’être adoré qui le premier se détachait d’elle. Le centre de la vie s’était pour lui déplacé et ne résidait plus ici, au foyer, mais là-bas, à cette salle du Conseil des ministres vers laquelle convergeaient tous les yeux du pays. Qu’était un pauvre cœur d’épouse, timide, souvent craintif, silencieusement passionné, pour cet homme à qui des millions de cœurs s’offraient dans le grand mouvement national ?

Par moments, une rancune désolée lui montant aux lèvres, Madeleine songeait :

« Oh ! moi aussi, je me détacherai, j’arracherai mon âme de cette autre âme qui ne veut plus de moi, je saurai bien me reprendre. »

Et elle échafaudait d’amères et tragiques imaginations. Un soir, lasse de vivre devant ce mari, comme devant le fantôme de leur bonheur fini, elle s’enfuirait, n’importe où, dans une maisonnette de la ville haute, où il ne pourrait la retrouver, à Hansen peut-être, ou même à l’étranger. Elle trancherait le fil, devenu illusoire, de leur union. Lui, ce soir-là, rentrant à son heure ordinaire et tardive, et ne la trouvant pas, s’en irait par toute la maison en l’appelant doucement, par habitude : « Madeleine ! Madeleine ! » Et comme sa voix errante de chambre en chambre ne recevrait pas de réponse, il assemblerait les domestiques, et avec une inquiétude dissimulée : « Où est madame ? » leur demanderait-il froidement. Eux, répondraient étonnés : « Nous ne savons pas. Madame est sortie. Elle n’est pas rentrée. » Alors, seul il prendrait son repas, et seul il viendrait dans sa chambre, avec un tremblement inavoué. Mais elle n’y aurait laissé ni un indice, ni un adieu, ni un message, rien qu’un peu de son parfum, subtilement attaché aux choses. Et ce parfum s’insinuerait en lui par ses narines, par sa bouche, par tous ses pores, et il recevrait alors le choc de la première angoisse, en devinant que ces senteurs évaporées seraient désormais les seuls restes impalpables de cette jeune compagne près de laquelle il avait pensé, souri, causé, vécu et dormi, toute une année. L’oreille aux écoutes, épiant son retour, il commencerait de souffrir son martyre ; la petite pendule de sa chambre sonnerait onze heures de la nuit, et sa femme ne reviendrait pas. Affolé bientôt, hors de lui-même, il courrait chez Franz Furth, son beau-père, au Nouvel Oldsburg, chez Gretel, l’amie de sa femme. Mais sans avoir prévenu personne, Madeleine se serait évanouie dans l’ombre, comme morte du sevrage d’amour. Il reviendrait chez lui, haletant, éperdu, jetterait comme un cri : « Madeleine ! » dans le silence. Avec l’espoir de l’y trouver endormie il viendrait fouiller son lit. Mais le lit serait intact, rigide et glacial.

Et de toute la nuit, il ne pourrait dormir, à force de fièvre.

Et ni le lendemain, ni le surlendemain, Madeleine ne reviendrait. Oh ! comme il souffrirait, comme il se rappellerait avec désespoir ses baisers, ses caresses, l’iris bleu de ses yeux avec toutes leurs taches minuscules qui les faisaient si tendres, et le poids de son corps, et la forme de ses mains, et tout ce qu’il ne reverrait plus, jamais, jamais. Comme il sangloterait, à genoux, comme il regretterait de ne l’avoir pas su retenir, comme il maudirait sa gloire, les poings crispés de douleur, de colère et de remords.

Et de penser à cette torture, Madeleine pleurait aussi, toute palpitante d’amour et faisant le vœu secret que Samuel revînt de suite, afin qu’elle pût lui jeter les bras au cou, l’enlacer, baiser ses tempes fatiguées, et le consoler de ces imaginaires peines qu’elle venait de lui créer, dans les tristesses de son esprit surexcité.

Elle vint guetter son retour, aux larges fenêtres à balcons du salon officiel, où, le rideau soulevé, elle embrassait la longue chaussée blanche des quais. En février déjà, le crépuscule se prolonge, s’attarde. Ces fins de jour qui traînent, s’alanguissent, ont, vers le printemps proche, de sourds appels indéfinissables. La transition des saisons s’y affirme.

Le vent du sud chassait vers la ville les fumées du faubourg ; le ciel était tourmenté, et, par les déchirures des nuages, on apercevait des clartés dorées vers le couchant. Le fleuve se nacrait. Samuel ne rentra pas. Un feu doux de bûches, se consumant en braise, luisait dans l’âtre. Assombri par les tapisseries de couleur foncée, le jour baissait dans l’immense pièce. Madeleine prit une chaise basse au coin de la cheminée.

— Comme il me laisse seule ! pensa-t-elle.

Elle sentait ses mains pleines de caresses à donner, ses lèvres lourdes de baisers retenus. Qu’importaient désormais toutes ces mièvres choses à l’homme célèbre, l’homme du jour ! Elle sentait aussi dans son cœur une grande faim d’épanchement, d’intimité, d’entente secrète et mystérieuse… mais qui donc s’occupait de son cœur, de son pauvre cœur douloureux ? Où était-elle l’amoureuse amitié dont elle avait rêvé jadis les tendres confidences, les échanges délicieux entre leurs deux esprits ? Ah ! sa solitude morale était bien définitive ; Samuel ne comprendrait jamais sa suave conception de l’amour. Il ne chercherait pas à la comprendre. Il n’y avait pas, entre leurs âmes, cette secrète parenté qu’elle avait cru. Une rancune dans tout son être frémissait, se précisait contre son mari.

— Monsieur Saltzen demande si madame veut bien le recevoir, dit Hannah, en entr’ouvrant la porte.

— Mais oui, Hannah ! mais oui, répondit-elle vivement.

Et elle se rappela son rêve, Saltzen si triste, si émouvant :

« J’ai le mal de ceux qu’on n’a pas devinés. »

Son cœur battait un peu quand on introduisit le vieil ami.

— Ah ! je suis heureuse de vous voir enfin, docteur, fit-elle en lui abandonnant ses deux mains, dans une bienvenue à demi câline, oui, oui, bien heureuse.

— Et le grand homme ? dit-il, souriant.

Elle trouva dans ce sourire quelque chose de fiévreux, de factice et de découragé qui rappelait encore le songe de cette nuit. Puis, répétant la question amèrement :

— Le grand homme ! il n’est pas ici, bien entendu, il n’est jamais plus ici, jamais plus ! À peine si je le vois. Et vous aussi, vous vous faites rare, docteur, je vous attends depuis bien des jours* N’avez-vous pas été souffrant ?

— Moi ? non, non… je vous remercie, ma chère enfant.

Mais il avait beau dire, sa mine apparaissait changée, ses yeux éteints, la peau de son visage comme jaunie et fripée, et l’on devinait un abattement dans cet homme chez qui, d’ordinaire, une merveilleuse vitalité semblait éterniser la jeunesse. Il parut faire un effort pour dominer cette dépression.

— Eh bien, voici la Reine disparue ; que dites-vous de cela ? Pour moi, cette affaire est la plus tragique aventure. Certes, on ne fera pas croire à l’Europe que la Poméranie a égaré sa souveraine.

Et il s’efforçait à rire. Puis, repris par une mélancolie secrète, il reprit :

— Pauvre femme ! pauvre femme ! Quel sorti Quelle fuite ! Ce départ clandestin, après tant d’apothéoses ! Et nous ne la reverrons plus, c’est fini. Qui m’aurait dit l’autre jour quand nous la regardions à la tribune, si hautaine, si triste, si belle, que c’était la dernière fois !

— Ainsi, fit Madeleine, avec une gaieté factice, c’est la fuite de la Reine qui vous a bouleversé ?

— Bouleversé, non, mais j’en ai eu un léger chagrin. La vie est pleine de ces chagrins minimes qui nous atteignent légèrement, et seulement dans la mesure où nous avons déjà souffert. Ils sont comme ces poudres impalpables et anodines que les médecins nous ordonnent, et qui ne nous paraissent corrosives qu’en touchant les plaies à vif. Il y a des souffreteux, des meurtris, des écorchés, qui souffrent ainsi du contact de tout.

Il détourna son regard vers le foyer, en étendant au feu sa main maigre et plissée. Madeleine n’osait parler. Une grande émotion l’avait saisie à revivre si ponctuellement son rêve. Jamais encore il ne lui était arrivé de voir Saltzen souffrir à ce point. Elle avait lu en lui le secret très doux d’un amour qu’on doit taire, elle n’en avait jamais compris la torture. Et aujourd’hui seulement, devant ce vieil homme ravagé, abattu, qui laissait échapper sa première plainte, elle concevait soudain la poignante mélancolie de cette vie sans espoir. Sa propre peine lui donnait aussi cette clairvoyance spéciale de l’expérience douloureuse. Pauvre vieil ami ! il souffrait par elle ; elle était son supplice et son martyre. Sans raisonner, elle avait envie de tendre vers lui ses mains, lourdes de caresses retenues ; elle les aurait doucement posées, ainsi, jeunes et fraîches, sur ces mains de cinquante ans, sèches, maigres et crispées de chagrin. Oh ! oui, elle sentait bien, à cette heure, comme il l’aimait, comme il la chérissait suavement, noblement, dans la pureté de son infrangible silence. Au cours de leurs entretiens délicieux qui touchaient à tant de sujets délicats, à tant de choses d’âme, comme il savait rester muet sur l’invisible lien qui les tenait si près, si cœur-à-cœur ! Elle était encore plus émue. Elle se pencha :

— Monsieur Saltzen, je ne vous demande rien ; je vois que vous souffrez, je ne puis savoir de quoi ; mais vous, vous qui êtes un tel ami pour moi, vous devez savoir cette chose, que tout ce qui vous peine ne peut m’être indifférent, et que j’ai du chagrin, oh ! oui, bien du chagrin à vous voir si triste.

— Chère enfant, redit-il, chère enfant…

Il s’était redressé, la regardant étrangement.

— Non, vous ne pouvez pas savoir, reprit-il lentement. C’est une chose ancienne, très ancienne. Ma vie n’est pas gaie. Chaque jour en passant m’a laissé au fond de l’âme comme un précipité de tristesse, ainsi que diraient les chimistes, et au moindre trouble, tout cela s’agite et remonte. Mais vous ne pouvez pas savoir… Personne n’a su. J’étais fait pour être heureux comme tout le monde, je n’ai pas eu ma part, et voilà tout. Ma tristesse parfois me donne des joies parce que je l’aime, mais elle est atroce parce qu’elle est sans espoir. Que voulez-vous, c’est une chose très ancienne. Je m’y fais, doucement, chaque jour un peu plus ; jusqu’à la fin j’irai de la sorte.

Une joie intérieure inondait Madeleine, et cependant ses yeux se remplissaient de larmes. La nuit s’épaississait dans le grand salon sombre. Une pâle flambée des bûches jeta sur le visage de Saltzen un reflet rouge ; les yeux clairs et profonds du vieil homme s’étaient agrandis d’une tristesse sans mesure, et des sillons douloureux se creusaient en ses joues. Ah ! comme celui-là savait l’aimer ! Quel délice pour elle de lire en cette âme, de la pénétrer, de la sonder, de l’admirer, et quel chagrin de ne pas pouvoir un geste consolateur ! Elle tremblait ; ses mains tremblaient, ses lèvres, toute sa personne frêle. Rarement elle avait connu pareil émoi.

— Monsieur Saltzen… dit-elle tendrement.

Mais elle ne savait qu’ajouter, et pas un mot ne venait à ses lèvres.

— Bast ! laissez, fît-il avec un geste découragé, la peine des vieux, c’est si peu intéressant !

— Monsieur Saltzen, reprit Madeleine, plus tendre, plus insinuante et des caresses dans la voix, votre peine crée dans mon cœur une autre peine cruelle…

Brusquement il se retourna vers elle, plongeant en ses yeux, en ses longs yeux de bonté ; et elle souriait d’un mystique sourire affectueux, de ses lèvres longuement fendues comme pour des mots d’amour. Il eut un éclair dans le regard et levant ses deux poings crispés :

— Ah ! le Bonheur ! cria-t-il, le Bonheur !

Puis il retomba, le front dans ses mains, son grand corps infléchi, les coudes aux genoux. Il eut deux ou trois soubresauts des épaules, on eût dit des sanglots. Longuement Madeleine le regarda, elle sentait son cœur se gonfler et se fondre, puis ses yeux se fermèrent une seconde, et elle demeura un instant immobile, pâle, étourdie.

— En vérité, disait la voix du vieil ami qui la fit se reprendre en tressaillant, en vérité, ma pauvre enfant, je ne sais pourquoi je suis venu aujourd’hui vous peiner avec mes idées noires. Je suis un vieux fou, et ma punition sera que vous me jugiez tel. Qui n’a pas ses crises de mélancolie ! Mais on se doit et l’on doit aux autres de garder pour soi sa bile. Avouez que jamais vous ne m’aviez vu ainsi.

Madeleine, toute blanche, fuyait son regard,

— C’est vrai, docteur, jamais, jamais…

— Je suis resté beaucoup chez moi ces derniers jours, beaucoup trop. J’ai brassé de vieux souvenirs, on devrait se défendre cela. Le fardeau de ma vie n’est guère autre que celui de ma solitude, et je l’aime pourtant cette solitude, la discrète épouse des vieux garçons…

Il se ressaisissait, palliant sa faiblesse d’un instant par un regain d’entrain et de vitalité :

— Assurément, l’un de mes malades m’aurait fait semblable sortie que je l’eusse traité pour dyspepsie. Vive les bons estomacs, ils n’ennuient pas leurs amis du récit de leurs peines. Je suis confus de m’être montré stupide devant vous. Ah ! les femmes ont bien autrement de mesure ! Combien de fois vous ai-je vue souffrir, mais si discrètement, si noblement !…

Madeleine ne le suivait plus. Par un brusque élan, son cœur était retourné à Samuel dans une impétuosité désolée et repentante, Samuel, l’époux adoré, qu’elle avait oublié là, une minute, en regardant souffrir le vieil homme, Samuel à qui appartenaient toutes ses pitiés, toutes ses tendresses, toutes ses émotions, et qu’elle avait abandonné un instant, en pensée, pour savourer l’autre amour. Un scrupule affreux la dévastait. Toute son âme et tout son corps appelaient Samuel. Un froid coulait en elle, et elle se réfugiait dans le souvenir de son mari, comme un être transi court à la maison tiède.

Saltzen continuait de parler, et elle, d’écouter sans entendre. Elle surprit seulement sa pensée au moment où il disait :

— Il vous laisse seule, et vous en êtes triste, je le vois, mais vous devez lui pardonner.

— Oh ! tout, tout ! s’écria-t-elle, je lui pardonnerai tout.

Et Saltzen la trouvait étrange, humble, timide

et fuyante.

X

L’AGONIE D’UN RÈGNE

Samuel Wartz n’ignorait pas où se trouvait la Reine.

Le soir où dans la ville commença de se dessiner l’agitation populaire, une voiture qui suivait la rue aux Juifs s’arrêta devant une porte basse du palais, réservée aux services de la maison Royale. Un vieillard ouvrit la portière et descendit. C’était le maire d’Oldsburg. Quand on l’eut introduit, il tendit, sans desserrer les lèvres, un pli cacheté du sceau municipal à l’adresse de la Reine. Il était dans ce mutisme, si impérieux, que le portier prit le message et courut.

Le maire d’Oldsburg demeura seul dans une sorte d’antichambre en apparence garnie des meubles de rebut, où l’intendant de la table devait donner ses audiences. Mais les royales choses démodées qui meublaient la pièce : consoles d’acajou, rideaux à crépines d’or, sièges massifs au velours défraîchi, avaient conservé, des contacts de tant d’Altesses, comme des fripures augustes et de la noblesse fanée. Le vieillard demeura debout, par respect.

C’était un ancien industriel du faubourg. Il avait soixante-dix ans ; mais, en dépit de l’obésité qui l’alourdissait un peu, son visage aux beaux yeux bruns, dans l’encadrement coquet des favoris neigeux, gardait la franchise et la vivacité de la jeunesse. Il était fort aimé. Son opinion, dont nul n’était absolument certain, le faisait classer ordinairement dans le parti libéral. Officieusement, il avait fait connaître à Wartz qu’il approuvait sa politique. Officieusement aussi, Wartz lui avait écrit : « Monsieur le maire, la grande estime que je vous porte m’a fait résoudre de vous confier une mission pour le cas où la Reine se trouverait en danger dans l’effervescence populaire. Je désire qu’il soit préparé à son intention, à l’hôtel de ville, des appartements où elle pourrait se retirer en cas de troubles. » Aussitôt, dans le secret, des préparatifs avaient été faits au second étage du monument. Quatre salles s’étaient métamorphosées en chambres. Quand on regardait la façade, c’était, parmi les trente-cinq fenêtres de front, les huit premières. L’installation finie, le maire lui-même vint visiter les appartements. Il palpa de sa main blanche et ronde les tentures de la chambre principale, dont nul autre que lui ne savait la mystérieuse destination. Il reconnut au toucher la vulgarité d’une serge, sèche sous le doigt, faisant des plis mous de loque. Il voulut que cette étoffe fût arrachée sur-le-champ. Le lendemain, il y eut là un lit dessiné dans des capitons de soie grise, voilé de rideaux de brocart qui tombaient du plafond durs et bruissants comme du métal. « Je me charge personnellement de cette amélioration », dit-il quand on dressa la liste des frais. Et il revint voir une seconde fois cette chambre qu’il regardait complaisamment.

Samuel Wartz pratiquait au plus haut point la prévoyance, cette vertu des hommes d’État. Ce soir-là, dès qu’il fut averti de ce qui s’agitait en ville, il téléphona au maire d’Oldsburg qu’il craignait un péril pour la Reine. C’était au milieu d’une fête de famille : on vit le patriarche quitter sa descendance brusquement, et sortir avec toute la hâte que lui permettait son âge. On n’attribua aucune gravité à ce devoir soudain, car le vieillard souriait en partant, et son sourire rassura enfants et petits-enfants. Ce devoir était pourtant d’une gravité exceptionnelle, et la main blanche et ronde, qui ne savait plus sans trembler lever même son verre, chargea un revolver, en secret, dans l’ombre du vestibule. Mais le vieillard souriait, parce qu’il songeait à la dame en noir qui avait si longtemps tenu tout le pays en son pouvoir, et qui serait ce soir sous sa garde, belle, jeûne, mystérieuse comme elle était. Il songeait à son sommeil de cette nuit, sous le brocart couleur d’argent dont il avait orné son lit. Et il caressait dans sa poche l’acier froid de son arme, en se disant, avec une vraie fougue de jeunesse, qu’ayant déjà vécu soixante-dix ans, ce qui est fort long, il ne regretterait rien s’il lui fallait mourir ce soir en défendant cette belle personne.

Dans la salle aux fauteuils de velours rouge, il attendit longtemps. En prêtant l’oreille aux bruits de la ville qu’étouffaient les épaisses murailles du palais gothique, il croyait entendre des frémissements, des rumeurs angoissantes. Machinalement, il tira du gousset sa riche montre en or, comme si la Révolution pour devenir terrible avait eu son heure, connue et attendue d’avance. Une inquiétude, une hâte fébrile, le pressaient.

Très doucement, la porte s’ouvrit enfin, et Beatrix entra suivie de son fils. Ce n’était plus qu’une femme en tenue de voyage, et qui boutonnait à son poignet épaissi ses gants de peau noire. Elle portait une jaquette, un simple chapeau de deuil : on eût dit une riche bourgeoise de la ville. Mais sous la voilette épaisse, son hardi profil monétaire se redressa, une hauteur instinctive dans son regard fit baisser les yeux au vieil homme.

— Votre Majesté est en péril. Madame, — prononça-t-il d’une voix très altérée, — et comme Elle l’a pu apprendre par ma lettre, monsieur le ministre de l’Intérieur a désiré que l’hôtel de ville l’abritât pendant ces jours troublés.

— Je n’avais pas peur, monsieur.

— La grandeur d’âme de Votre Majesté est connue de tout son peuple ; néanmoins, monsieur le ministre de l’Intérieur n’a pas toléré que la possibilité d’un crime subsistât, et si Votre Majesté veut me faire l’honneur de me suivre, je la conduirai sur-le-champ à la maison commune, où je me suis efforcée d’y rendre moins indigne d’Elle l’appartement préparé.

Alors elle commença de voir et de comprendre l’émoi de ce vieillard devant elle ; il paraissait en même temps paternel et subjugué. Au moment même où elle sentait monter contre elle, comme une vague méchante et pensante, son peuple armé, au moment où la nation l’abandonnait, cet homme s’improvisait son défenseur en ce lieu subalterne, clandestinement, humblement. Elle eut un instant de détente, et se troublant :

— Je suis touchée, monsieur, très touchée de ce que vous faites ce soir, personnellement.

— L’heure est triste et grave, reprit le vieillard, il faut se hâter.

— Mais que se passe-t-il donc ? demanda-t-elle, en serrant contre elle son fils.

— Tout est à craindre, tout !

Et il eut un geste désespéré, mais reprit aussitôt :

— Il faut se hâter, il faut se hâter.

— Sortons par ici, fit la Reine, entraînant par la main le petit prince héritier.

Elle ouvrit une autre porte, traversa plusieurs pièces en enfilade. On y sentait l’humidité, la moisissure des chambres toujours closes. Visiblement, cette partie de palais était inhabitée. Et Béatrix allait devant, d’une allure ferme et vive, s’éclairant d’une petite lampe qu’elle avait saisie sur un guéridon de l’antichambre. Les glaces, au passage, furtivement, reflétaient sa belle forme noire, et l’on sentait si bien la ruine irréparable, la fuite définitive, qu’on aurait souhaité que ces miroirs princiers, aux cadres de fines moulures dans les trumeaux, gardassent au moins dans leur eau mystérieuse, cette suprême vision, auguste et lamentable.

Ils atteignirent un vestibule ténébreux. Les clartés jaunes de la petite lampe furtive faisaient apparaître aux murailles, des reliefs effacés d’ornements gothiques : armoiries ou arceaux qui s’effritaient. Et cette femme dont une angoisse secrète hâtait la marche, traînant l’enfant à demi somnolent dont les petits pas résonnaient dans le corridor glacial, quittait ainsi le palais où vingt-deux rois, ses pères, avaient régné. Celle que tant d’ovations avaient saluée, au grand soleil des jours d’été, dans les fêtes populaires, s’en allait secrètement, sous la tutelle d’un ennemi, à la lueur d’une lampe d’antichambre, par les corridors moisis où se salissait sa traîne noire. Et l’on aurait cru voir le fantôme de la monarchie expirante errer dans ces lieux clandestins et sinistres, ouvrir en soupirant l’huis rouillé de la rue aux Moines, et la lampe soufflée, misérable, vaincue, abandonner pour toujours, par cette poterne, le féerique palais royal.

Le maire d’Oldsburg fit avancer la voiture. Béatrix y plaça le petit prince avant d’y monter elle-même. Et un galop vertigineux les emporta dans la nuit.

Le lendemain, Wartz recevait un billet de femme. Mais il n’y était plus question des amoureuses choses dont les autres abondaient. La main qui l’avait écrit savait tenir la plume lourde des décrets d’État. Elle savait tracer les mots inflexibles qui gouvernent. Samuel, sans en avoir lu la signature, reconnut cette écriture longue et appuyée dont les actes gouvernementaux donnaient le fac-similé. Ce billet portait, ceci :

« Monsieur le Ministre,

» J’ai le plus grand désir de vous parler ; je vous attendrai demain tout le jour.

» béatrix. »

Il resta froissé par le ton de cette missive, puis ému, tourmenté, comme s’il y avait eu dans cette lettre de Reine, dont la seule vue l’impressionnait, une vertu inexplicable qui l’influençait. Il soigna sa mise plus que d’ordinaire ; il s’attardait à sa toilette, avec l’impatience de partir au plus vite, et un vague ennui de ce royal rendez-vous. Madeleine le retint à son départ, et ce fut alors qu’il lui répondit avec cette brusquerie dont s’était offensée la jeune femme.

Aucune phase de sa carrière ne s’était présentée à lui sous le jour insupportable de cette entrevue. À chaque événement nouveau surgissant dans sa vie, correspondait toujours, chez lui, un agréable entraînement secret, qui allait parfois jusqu’à l’ivresse de l’action ; tandis que ce colloque suprême avec la souveraine resterait, sans doute, de son Œuvre, la scène la plus pénible, le souvenir sombre. Il se la rappela telle qu’elle avait paru le jour de la séance, subissant simplement le ministère que lui imposait la Délégation, comme on se courbe sous la vague qui déferle pour mieux se redresser ensuite ; et il la revit aussitôt, usant de son pouvoir comme d’un jeu, dissolvant d’un mot l’Assemblée, hautaine, rancunière et vengée par ce coup, qui aurait pu être son salut, si les élections lui avaient été favorables. « Eh quoi ! pensait-il, lutter encore avec elle, dans ce tête-à-tête, subir ses colères, ses mépris, elle dont je tiens le sort entre mes mains ! »

Et il monta, dans l’hôtel de ville, l’escalier aux lentes spirales, dont la rampe en fer forgé dessinait comme une grecque brodée en noir sur le blanc des dalles. Il tressaillit, quand il passa devant la fenêtre où Madeleine et lui s’étaient arrêtés, le soir du bal. Dieu ! que ce souvenir lui semblait lointain ! Il neigeait, ce soir-là ; dehors les choses s’enflaient, se gonflaient de blanc ; et Madeleine avait aussi une robe de neige, attiédie et gonflée par les formes de son corps blanc… Il compta les jours ; il n’y en avait pas quinze. Quelles gravités avaient depuis alourdi sa vie !…

Il eut une puissante aspiration de lassitude, puis il remonta vers le second étage où l’attendait « tout le jour » la tragique personne.

Là-haut, comme il errait dans ce long couloir claustral, cherchant à deviner laquelle de ces multiples portes cachait, dans l’uniformité de la bâtisse, le mystérieux appartement, l’une d’elles s’ouvrit et le duc de Hansegel apparut. Hautain, portant insolemment la tête, avec un tic spécial du menton qui jetait en avant sa légère barbe rousse, il chercha le monocle pendant sur son veston gris clair, et se mit à lorgner le jeune ministre.

— Monsieur Wartz ? demanda-t-il.

— Et Monsieur de Hansegel ? fit le républicain. La Reine ?

— Sa Majesté vous recevra, j’espère.

Le duc disparut par l’une des portes. Quand il revint, presque aussitôt, ce fut pour introduire le ministre dans la chambre aux courtines argentées. Wartz aperçut, assise à la fenêtre, une femme enveloppée d’un châle noir ; elle était voûtée sous le châle que croisaient sur sa poitrine ses mains blêmes. Elle avait froid dans ces vastes pièces où le feu de houille, dans les cheminées, ne parvenait pas à sécher les anciennes humidités agglomérées, depuis des années, jusqu’au plafond lointain. Ses yeux, que la fièvre et les larmes avaient bistrés, se tournèrent vers Samuel. Elle lui fit pitié ; on n’imaginait pas un être plus vaincu, plus ruiné, plus dépouillé de tout ce qui avait été sa gloire et son orgueil. C’était une pauvre créature dont les yeux angoissés s’attachèrent à lui, les yeux aux sombres prunelles qui glissaient comme des perles noires sous le glacé des larmes. Elle dit :

— Duc, veuillez nous laisser.

Le duc sortit. Wartz, très gêné de ce tête-à-tête, s’approcha. Elle lui fit signe de s’asseoir ; il refusa, croyant lui donner là une marque de déférence, si vaine, fût-elle.

— Asseyez-vous, monsieur, fit-elle tristement, l’heure n’est plus à l’étiquette.

Wartz prit la chaise, et dit avec le même embarras :

— Je me suis empressé de venir…

— Oui, oui, je vois, monsieur, je vous en remercie. Vous êtes mon plus réel ennemi ; cependant j’espère de vous des sentiments de délicatesse dont votre visite m’est le gage. Si je suis ici, aujourd’hui, sans pouvoir, sans fonction, à la disposition de mes sujets, à la veille d’être reniée peut-être par la nouvelle Délégation, c’est, monsieur, que vous l’avez voulu. Vous avez un grand talent de parole, plus même, vous avez sur les esprits un pouvoir inexplicable. Ce pouvoir, vous l’avez employé à ruiner le mien ; vous avez dépensé votre génie à démontrer la fatalité de ma déchéance. Vous m’avez pris l’amour de mon peuple, mon autorité, mon honneur dynastique. Grâce à vous, je suis en butte à la pitié de l’Europe, à l’humiliante pitié des nations ; grâce à vous, je vais n’être plus rien. Je ne vous ai pas fait venir pour entendre mes plaintes ; j’ai contre vous des griefs tels que les mots ne sauraient les exprimer ; il me semble, d’ailleurs, que vous les devez sentir sans que je les énumère.

— Je les sens, madame, reprit Wartz sans lever les yeux, et Votre Majesté ne peut savoir ce qu’ils me pèsent.

— Pourtant j’aurais pu ne pas faire ce que j’ai fait, — continua Beatrix sans paraître l’entendre (elle n’avait plus froid maintenant, elle avait fait retomber son châle, son buste s’était redressé, elle redevenait inconsciemment royale). J’aurais pu ne point subir ce que j’ai subi. À l’heure où vous discouriez, monsieur, j’étais toute-puissante Reine ; à l’heure où les esprits en désarroi s’orientaient, vers vous, j’aurais pu faire un geste, un signe, appeler ma garde ; elle eût fait évacuer la salle, elle se fût saisie de vous, monsieur, qui combattiez la Constitution à laquelle vous êtes assermenté, et vous eût conduit en prison. Le geste, le signe, j’allais le faire ; mais je n’aime point d’autre force que celle de la persuasion. J’avais toujours régné, si je puis dire, spirituellement ; la lutte des armes m’a répugné ; j’ai veillé jusqu’au bout sur le très précieux sang de mon peuple, et je n’ai point appelé mes soldats. J’ai respecté votre liberté, monsieur Wartz, j’ai fait plus, je vous ai nommé ministre, espérant terminer ainsi un conflit qui n’appartenait déjà plus aux sereines luttes de l’esprit. Combien mon coup d’État fut pacifique ! J’ai dissous la Délégation ; était-ce un acte de violence ou une consultation demandée au pays ? J’étais la gardienne de la loi ; j’ai fait mon devoir et même je ne l’ai fait qu’à peine, timorée et faible comme je le fus !

— Votre Majesté me permet-elle de parler maintenant ?

— Non ; je connais vos excuses, vos raisons. Monsieur Wallein et vous me les avez présentées déjà, ces raisons d’époque finissante, de Destinée démocratique, qui ne m’atteignent pas, qui ne peuvent m’atteindre que pour m’offenser davantage, moi qui ne suis qu’un argument vivant ! J’ai voulu vous dire ceci d’abord, que vous avez été sous mon pouvoir, alors que vous vous sentiez le plus puissant dans votre triomphe, et que je vous ai épargné pour le respect de l’Idée. J’ai voulu vous demander ensuite…

Elle s’arrêta et pâlit encore ; elle cessa de le regarder en face, comme elle l’avait fait jusqu’ici.

— Nous représentons, vous et moi, deux influences ; si cous les unissions pour le bien du peuple ? Si au lieu de m’exclure de votre constitution nouvelle…

Elle n’en put dire davantage ; cette prière était le fiel le plus atroce de sa Passion. Prier Wartz ! Elle poussa un soupir d’agonie, et se cacha le visage dans ses deux grandes mains pâles. Elle pleurait. Les larmes ruisselaient dans ses doigts ; elle avait repris, dans le blanc lumineux de la fenêtre, sa posture humiliée et pitoyable ; ce n’était plus qu’une noire forme de souffrance, un cœur de femme qui suppliait et qui en mourait de honte. D’elle, Wartz voyait seulement son front crispé, et ses épaules contractées sur son corps magnifique.

À deux mains elle écrasa sur ses joues les larmes, et le visage nu se montrant défiguré, enlaidi, tout orgueil abjuré, elle reprit :

— J’aurais fait des concessions, j’aurais renoncé à mes idées, et j’aurais pris les vôtres ; vous auriez gouverné sous mon nom, laissant seulement intact le trône de mon fils.

Ah ! son fils ! Wartz comprenait maintenant cette scène qui venait de l’atterrer, le pourquoi de cette abominable humiliation, de cette indignité : elle avait un fils, le rejeton de l’Arbre dynastique, l’immortalité de cette race de rois, la survivance éternelle des monarques anciens, celui qui, découronné, laisserait dans la branche héraldique une coupure béante, une fin, une mort. Et l’on sait ce que deviennent ces rameaux coupés, ces fins de race qui traînent de-ci, de-là, rebuts, inutilités, sans nation, sans œuvre, sans espoir !

Il restait silencieux.

— Vous êtes actuellement le Maître des esprits, continua Béatrix ; ce que vous voudrez, ce que vous déciderez, le peuple l’adoptera. Vous pouvez faire que le trône soit respecté ; vous direz : « Cela est bien », et l’on applaudira. Monsieur Wartz… mon sort, celui de mon enfant sont entre vos mains ; vous voyez si je foule tout orgueil… je vous prie… Il pourrait exister une monarchie démocratique… Eh quoi ! vous ne me répondez même pas ? Écoutez ; vous avez une femme, une jeune femme délicieuse, je m’en souviens… une enfant… des cheveux noirs, n’est ce pas ?… dix-huit ans. À cause d’elle ?… Vous l’aimez… en son nom ?…

Wartz assis toujours, les bras croisés serrant sur sa poitrine le drap de l’habit, regardait les fumées jaunes du foyer sans répondre.

Elle se leva, elle vint à lui ; — ses mains étaient jointes ! Elle murmura de tout près :

— Épargnez le trône, épargnez mon enfant !

S’arcboutant sur son talon, il recula sa chaise, la tournant un peu plus vers le feu qu’il regardait toujours sans désenlacer les bras. Elle poursuivit :

— Rien ne serait changé dans votre constitution que le nom du chef de l’État, et le nom de l’État lui-même. Ce serait une République qui s’appellerait seulement monarchie.

Wartz paraissait ne pas l’entendre.

Elle demeura., plusieurs minutes, debout devant lui, immobile dans les plis noirs de sa robe, le châle retombé à ses reins, ses reins cambrés et puissants de belle statue. L’effigie royale de son visage se dressait dans l’air gris de la chambre, et les perles de ses larmes venaient se briser une à une sur la soie de son corsage. Après un silence, elle fit quelques pas vers le lit ; elle sonna trois fois, ce qui était un appel de convention avec ses femmes. Presque aussitôt, une porte s’entr’ouvrit, et l’une des dames d’honneur fit pénétrer le petit prince héritier.

C’était un joli enfant de huit ans, qui avait reçu du prince consort les traits de la race italienne ; il portait des boucles brunes si fines, qu’elles s’enchevêtraient les unes dans les autres. Son col de petit être délicat sortait d’une grosse cravate de soie blanche. Il vint en sautillant. Sa mère arrêta cette gaieté ; elle le prit par ses deux petites épaules, et le poussa vers le jeune ministre :

— Le voilà !

Le visage morne de Wartz se retourna machinalement, curieusement. Il avait deviné l’enfant. La mère saisit ce mouvement ; ses larmes tarirent ; elle s’exalta.

— Est-ce que vous croyez à l’hérédité, fit-elle d’une voix sourde et précipitée ; croyez-vous que l’ascendance vous travaille l’âme secrètement ? Alors regardez ce fils de rois, créé pour être roi, avec un corps royal, un esprit royal, un cœur royal. À la longue, il se fait comme un moule dynastique, où se forment les êtres ; c’est le mystère atavique, la prédestination des monarques. Regardez Conrad IV ! Touchez ses mains, pesez-les, c’est un sceptre que cette petite main. Et ces cheveux, ce front, qui n’ont jamais porté que des baisers, savez-vous ce qu’ils doivent porter un jour, la lourde chose d’or qui doit peser ici, ici, en cercle… vous devinez, monsieur Wartz ? Mais vous n’avez pas le droit de la lui ôter, sa couronne, son patrimoine, son héritage, son bien ! Dites, avez-vous le droit de prendre aux enfants ce qu’ils ont hérité de leurs pères ? Alors que deviendra-t-il ? quel être aurez-vous fait de lui ? comment l’appellera-t-on ? le découronné ! Mais voyez, oh ! voyez comme il vous regarde ! voyez bien ces yeux d’enfant, monsieur, regardez-les de tout votre regard, suppliants, épouvantés comme vous les faites en cette minute, car vous les reverrez toute votre vie, ils vous poursuivront le long de votre carrière, ils vous regarderont dans la nuit, toujours, et tant que vous vivrez ils ne se fermeront pas. Alors, vous regretterez les irrévocables choses que vous fixez en cette heure, et votre châtiment, ce sera la misère de ce pauvre être, son lugubre avenir que vous aurez voulu.

Ses yeux de fièvre dévoraient Wartz, ils scrutaient cette chair du visage aux bouffissures pâles, y cherchant un tressaillement des nerfs faciaux, un trouble, une incertitude. Et soudain dans cette face insaisissable, elle crut surprendre de la souffrance, ce fut un espoir pour elle, elle s’attendrit, et poussant le petit garçon vers le tribun :

— Je vous confie mon enfant ; son sort était déjà dans vos mains, je l’y place deux fois. Dites-moi qu’il ne sera pas dépossédé… Mais vous ne comprenez donc pas : c’est pour lui que je m’accroche au trône, que j’y incruste ma griffe comme une lionne qui défend la proie de son petit. Et tenez, s’il faut sacrifier ma personne, si c’est vers moi que monte la haine, j’abdiquerai, j’abdiquerai en faveur de mon fils.

Un sanglot l’arrêta. Deux fois d’une voix déchirante elle répéta :

— Monsieur Wartz ! Monsieur Wartz !

Elle était courbée, ployée, brisée devant lui. Pas un mot ne rompit le silence.

L’enfant dit :

— Reprenez-moi : j’ai peur.

Alors folle de colère, tout son orgueil un instant refoulé remontant en flots de rage, elle se redressa, grande, hautaine, royale, comme elle ne l’avait jamais été sous l’hermine du sacre ni sous la couronne héréditaire ; et saisissant son fils, elle criait à Wartz d’une voix terrible :

— Cela suffit, monsieur… Sortez !

Puis ramassant toutes ses forces indignées :

— Quelle idée m’était donc venue ? Des accommodements ? des concessions ? transiger, pactiser avec le parti de la honte, demeurer une reine indigne, transmettre à Conrad IV une couronne tronquée ? Ah ! dussiez-vous maintenant l’implorer par toutes les bouches de la nation, vous n’aurez pas, vous ne pourrez pas avoir l’alliance royale. Mon fils et moi, toute la résultante de la race des rois nos maîtres, nous sombrerons sur le vaisseau de la Monarchie, debout à l’avant et sans un signa ! de détresse aux barques ennemies. La Royauté fut toujours une, indivisible et sainte ; comme Dieu l’avait donnée aux nôtres, sainte, indivisible et une, je la remets à Dieu. Mais vous, monsieur, qui avez mené l’abominable guerre contre cette religion sacrée et nécessaire du pouvoir, vous qui arrachez aux enfants royaux leur couronne et menez votre patrie à la ruine, soyez maudit !

Wartz hésita, il allait parler. Sous le geste inconscient de sa main la porte s’ouvrit ; il partit sans avoir desserré les lèvres.

Dans l’antichambre, une forme d’homme se dressa en face de lui. Il eut la sensation d’un bras levé, d’une main bougeant devant ses yeux, et, avant qu’il eût compris le geste, un soufflet s’abattit sur sa joue.

— Soyez déshonoré, monsieur !

Il reconnut aussitôt l’habit gris de Hansegel.

Wartz était fort, musclé, membré et violent ; il sentait la fureur, une fureur tiède et vibrante, monter à ses bras, tripler sa puissance, et le désir de tuer l’emplit comme une frénésie. Le duc, l’homme de salon, la taille fine, le corset aux reins, plus grand que lui, se tenait là, essuyant du coin de son mouchoir le cristal du monocle. Wartz les connaissait dans leurs intimités, ces aristocrates qu’à Orbach il avait observés et étudiés comme le peuvent les subalternes. D’un coup, il aurait renversé celui-ci, il l’aurait couché sous ses genoux, mis à merci, tué peut-être, et il frémissait de volupté en y pensant.

Tout cela dura une seconde. Il lui offrit sa carte.

— Vous m’en rendrez raison, monsieur, dit-il.

Le duc enleva en l’air, tout à coup, le pouce et l’index qu’il tendait. Le carton blanc tomba.

— Peuh ! votre carte… Je ne sais si je dois… Je suis gentilhomme…

Il ricanait. Son rire était à Wartz ce que sont aux bêtes de combat les dards dont on les stimule. Ce rire pouvait le pousser aux pires violences, et le duc de Hansegel courut là, tout un moment, un grand danger. Mais la religion de son œuvre avait trop appris à Samuel la discipline de toutes ses colères pour qu’elles ne fussent pas toujours maîtrisées d’avance ; il se baissa lentement, ramassa la carte sans hâte ni trouble. Il était redevenu le ministre de l’Intérieur, le calme homme d’État qui ne connaît ni colères, ni haines, ni passions, et il s’en alla, à peine méprisant.

Mais il venait de traverser une de ces heures qui pèsent plus que des années dans une vie. Comme il longeait ce grand couloir des archives, dont les fenêtres plongeaient sur la place, il pensa au peuple d’Oldsburg, à la Nation libre dont il aurait tant dignifié l’état, la Nation maîtresse d’elle, se régissant elle-même, la Nation souveraine.

Soudain, une amertume de prophète l’envahit, le dégoût de son grand labeur, le découragement. « À quoi bon, se dit-il, à quoi bon tant lutter ! Se douteront-ils jamais de ce que j’ai souffert dans mon cœur pour leur conquérir tout cela ? » Et il revoyait les larmes de la dame en noir, la figure du petit garçon qui commençait à le poursuivre déjà, comme Béatrix l’en avait menacé. Quel homme avait-il dû paraître aux yeux de l’incomparable femme ! Qu’importaient maintenant les acclamations que lui réservaient les foules, quelqu’un l’avait maudit !

Il suivait les lentes spirales aériennes de l’escalier ; il aurait voulu que cet escalier durât toujours, qu’il continuât de tournoyer éternellement vers des ténèbres, vers des abîmes, vers le néant surtout ! Et il l’aurait descendu dans une joie secrète, heureux de s’anéantir, de finir ainsi dans ce mouvement doux et somnolent de la descente. Ah ! s’en aller à la dérive de cette pente suave ! s’engourdir, s’endormir, n’être plus, ne plus penser, ne plus lutter !

Il se reprit, en passant devant la dernière fenêtre ; puis ses lèvres murmurèrent :

— Madeleine !

Est-ce que Madeleine n’était pas à l’attendre

dans sa chambre, là-bas ?

XI

LE CŒUR DE MADELEINE

Il avait dit à son cocher d’aller très vite. Des importuns l’attendaient à sa descente de voiture, dans la cour intérieure du Ministère ; il congédia tout le monde, se disant malade. En vérité, une fièvre l’avait saisi, d’amour impérieux, de tendresse violente, d’inquiétude passionnée. Dans le vestibule, son chef de cabinet se posta devant lui, cérémonieusement.

— Monsieur le ministre, je viens de dépouiller le courrier des gouverneurs de provinces, il y a là. des suppliques…

Il l’arrêta d’un geste las :

— Non, pas ce soir, rien ce soir, je vous en prie…

Comme il avait la main sur le bouton de la porte pour entrer chez lui, son secrétaire l’arrêta au passage, avec un air de triomphe :

— Monsieur le ministre, le Nouvel Oldsburg fait demander un communiqué officiel sur la disparition de la Reine. J’attendais.

— Elle sera où vous voudrez. Répondez ce qu’il vous plaira, laissez-moi.

Il fut enfin chez lui ; il voulut s’orienter vers la pièce qu’occupait Madeleine, car c’était la vision de sa femme qu’il lui fallait tout de suite. Le valet de chambre surgit. Il portait un plateau débordant de cartes.

— Toutes ces personnes attendent monsieur le ministre depuis près de deux heures. Il y en a trente, je crois ; ces messieurs les délégués de province ont épinglé sur leur carte la carte de la personne qui les recommande, comme l’huissier m’a chargé de l’expliquer à monsieur le ministre.

— Ils ont attendu deux heures, ils en attendront trois, répondit-il.

Et il se dirigea vers les chambres. Il fit deux pas. Auburger était là, disant jovialement :

— J’ai du nouveau, monsieur le ministre, j’ai du nouveau.

Jamais on ne pouvait interdire à cet homme l’entrée des appartements privés. Il avait des audaces qui faisaient ouvrir toutes les portes. C’était le valet des intimités morales.

— Vous attendrez, dit son maître.

— Impossible, je dois être au faubourg tout à l’heure, et ma communication presse. C’est immédiatement qu’il vous faut m’entendre.

Wartz n’essaya pas de résister ; il subissait, sans presque la sentir, la domination de cet être ; il s’y résignait sans honte ni révolte. Et c’était là un phénomène se rattachant à la fatalité de son rôle, cette domination d’Auburger agissant toujours dans le sens où le poussait elle-même sa destinée.

Ce soir-là, Auburger le retint une heure. Sa communication concernait la séance du surlendemain, qui s’annonçait aussi tumultueuse que la précédente. La Reine devait y assister pour recevoir le serment de fidélité de la nouvelle Délégation, et c’était sur ce cérémonial qu’était basée la dislocation gouvernementale. Les élections ayant été faites sur une sorte d’engagement au régime républicain, la majorité devait, selon toute probabilité, se refuser au serment, et ce serait le signal de la déchéance monarchique qui permettrait l’exposition, à l’Assemblée, de la Constitution nouvelle. C’est ce qu’Auburger venait de vérifier. Et il avait connu la décision d’un nombre considérable de délégués de n’accomplir pas le rite constitutionnel.

Enfin, ce dernier importun congédié, Samuel arrivait à la porte de sa femme, et il savait que, cette fois, il ne trouverait qu’elle, que son sourire, que sa beauté. Toute autre idée laissée dehors, il entrait, harassé de la vie, ayant faim et soif de sa chérie, comme s’il franchissait cette porte pour la première fois. Jamais il n’avait connu cette lassitude, ni ce besoin.

C’était la nuit ; la chambre était obscure. Madeleine se tenait là, éclairée par une demi-lueur venue du dehors. Elle était oisive, rêvant dans le noir, debout, se mouvant à peine de quelques pas. Quand il entra, Wartz ne vit pas tout de suite le oher visage ; il en eut une sorte de chagrin.

— Oh ! qu’il fait sombre ici !

— Oui, il fait sombre, répéta Madeleine.

Il s’aperçut qu’elle avait une voix étrange.

— Mais je veux y voir, je veux te voir !

— Laisse, mon ami, je préfère qu’il fasse nuit.

Il vint, les bras tendus pour la prendre, mais elle se déroba d’un mouvement en arrière, et il ne rencontra que sa main, sa main qui brûlait et qui le repoussait.

— Non, Samuel, non, j’aime mieux te parler d’abord.

Il continuait de ne voir dans son visage que la phosphorescence nacrée de ses yeux, quelque chose de morbide et de terrifiant.

— Madeleine ! cria-t-il éperdu, tu souffres ! qu’as-tu ?

Si la lumière lui eût permis de scruter, comme il le voulait, les traits de la jeune femme, il eût été encore plus troublé. Elle était livide, elle agonisait, la bouche déformée d’angoisse, les yeux apeurés, et tout son être dressé n’était qu’un effort, qu’une violence.

Comme elle ne répondait pas, il en conçut une espérance soudaine. Une association d’idées se fit entre l’enfant royal qu’il venait de voir, et les désirs flottants de paternité qu’il avait éprouvés souvent depuis son mariage. Il aurait aimé avoir un enfant ; il crut que le mystère de Madeleine lui réservait cette joie.

— Je veux te parler, dit-elle encore.

Il ne pouvait deviner l’effort que lui coûtait cette phrase.

— Souffres-tu ? répéta-t-il ; mais tu me tues. Madeleine, je ne t’ai jamais vue ainsi ; qui t’a changée ?

— Il faut que je te parle, répéta-t-elle pour la troisième fois.

Ce devoir de parler devenait une obsession. C’était aussi un supplice auquel elle se menait elle-même, impitoyablement, s’y engageant sans retour possible, par cette invite à l’écouter.

Elle commença de sa voix éteinte :

— Une amie est venue me voir tantôt. C’est une jeune femme, mariée depuis moins d’un an, qui est… qui se croit du moins, très aimée de son mari, et qui, de son côté, lui porte une grande tendresse. Seulement, la vie, au lieu de les rapprocher comme ils le désiraient aux premiers jours de leur amour, les éloigne l’un de l’autre ; leurs existences sont deux flots insensiblement divergents. Tous les deux n’ont pas la même nature. Lui est bon, très bon, il est le meilleur ; elle, trop minutieuse. Il est viril, tout simplement ; elle se repaîtrait d’une idée, d’un mot de lui, elle nourrit avec des riens son amour, et c’est justement de ces riens qu’il la prive. Comprends-tu, Samuel ? Ce sont deux compagnons, deux commensaux de la vie ; l’un a mis sur la table les choses substantielles, l’autre n’aurait voulu que les friandises. Avant que l’amie dont je te parle se soit sentie souffrir, profondément, secrètement, quelque chose a pâti en elle. Et, comme il y avait là tout près, plus près que le mari, hélas ! plus près de son âme difficile, un autre homme qui l’aimait, en lui offrant ces friandises spirituelles dont elle était si gourmande, son cœur, doucement, s’est tourné vers lui.

Elle entendit Samuel prononcer d’une voix creuse, d’une voix lointaine :

— Eh bien ?… eh bien ?…

— Eh bien, c’est tout !

Elle se tut ; elle était demeurée debout en parlant ; elle ne bougea pas. Lui, dans le coin le plus ombreux de la chambre, restait perdu et invisible pour elle, sans qu’elle pût savoir à son tour ce qu’il pensait. Oh ! Dieu ! si le conte trop subtil pour son intelligence grave n’avait servi de rien ! s’il n’avait pas allumé le soupçon préparatoire et si elle était forcée de se confesser à mots ouverts, maintenant !

Le silence dura longtemps. La petite pendule qu’ils avaient prise là-bas, à leur chambre nuptiale, pour l’apporter ici, sonna sur son timbre d’or une heure qu’ils n’entendirent pas. Tous les deux se cherchaient des yeux dans ce noir, tous deux incertains l’un de l’autre, sans trouver le courage de se livrer l’un à l’autre.

Oui, elle le comprit, à la fin, Samuel l’avait devinée ; il avait saisi le douloureux apologue, et il n’osait y croire de peur de l’offenser à tort ; sans cela serait-il resté si étrange ? Mais alors, qui la retenait, elle, d’aller se jeter à ses pieds, de lui parler franchement de son remords, en loyale compagne ?

Tout à coup, il se leva, il marcha vers la cheminée où se trouvait le bouton de l’électricité ; il fit la lumière. Puis il vint la prendre, il l’amena sous la lampe, lui fit renverser en arrière son pauvre visage livide.

— Ton amie s’appelle Madeleine ? dit-il.

Elle répondit oui, d’un signe des paupières.

Sans rien ajouter, il alla reprendre le fauteuil d’où il venait, et se mit à pleurer.

Comme elle bénissait à présent la bonne lampe qui les éclairait, qui avait aidé à leur révélation, qui avait terminé son supplice, et qui lui montrait maintenant son mari dans cette douleur enfantine, cette douleur qu’elle ne se lassait pas de contempler ! Qu’il était bon de pleurer ainsi pour elle ! Tous les mouvements de son chagrin muet, les halètements de sa poitrine, le glissement du mouchoir à ses yeux, les contractions de ses traits déplaçaient comme une tendresse qui la pénétrait. Son mari ! son grand homme ! L’avait-elle vraiment jamais tant aimé que ce soir, à cette minute, son bien à elle, son ami, son maître, sa chose ! Et elle avait pu le faire pleurer ainsi ! Saltzen n’existait plus pour elle, même à l’état de souvenir ; seul lui demeurait le remords de n’avoir pas apprécié l’amour naïf et puissant de Samuel, de ne s’en être pas contentée, de n’en avoir pas joui comme elle le pouvait, d’en avoir fait l’injuste procès. Elle s’était jugée plus affinée que lui, meilleure, plus noble ; mais c’était lui, au contraire cet être d’exception, plus grand que nature, au puissant cerveau, aux larges conceptions, qui était le plus souverainement bon. Oh ! qu’elle l’aimait, pleurant ainsi ! Elle tardait d’aller le consoler, pour savourer encore ce tendre chagrin, encore et encore ; et de le voir, son cœur se gonflait davantage à chaque minute.

Elle s’agenouilla près de lui ; elle lui prit de force les mains pour s’y cacher le visage, et, voyant qu’il ne la repoussait pas, comme elle en avait si grand’peur, elle se confessa…

— Vois-tu, Sam, j’aimais mieux être franche avec toi ; je n’aurais jamais pu me résigner à te cacher la vie secrète de mon cœur. Quand tu es venu me demander en mariage, — je te l’ai conté souvent, — j’ai longtemps hésité avant de me promettre à toi. Le mariage m’effrayait ; ou plutôt, je m’effrayais moi-même. Je ne suis peut-être pas plus faible qu’une autre, mais j’ai plus conscience de ma faiblesse. Répondre de moi, de mes sentiments, de mon goût, pour toujours, me terrifiait. Tu sais bien à quelle fidélité je fais allusion, Samuel. Ce n’était point les fautes grossières et matérielles que je redoutais, mais les délicats adultères de cœur ou de pensée. Jeune fille, j’avais déjà une idée si pure, si lumineuse du mariage entre les âmes des époux ! J’y sentais si bien la noblesse de la vie ! J’y entrevoyais des choses si belles, que c’était uniquement à cette union-là que se portaient mes scrupules et mes craintes. Et puis, je t’ai revu, je me suis sentie plus forte, plus ferme dans l’amour ; je me suis engagée à toi ; mais en même temps, je prenais envers moi-même un autre engagement qui était de tenir toujours, et en toute occasion, mon cœur grand ouvert, comme un livre où tu puisses lire les bonnes comme les mauvaises choses. Tu serais mon confident, l’ami de ma conscience, et les subtiles fautes envers toi, c’est à toi que je les confesserais Oui, l’union, je la concevais telle, que la force qui m’eût fait défaut, je l’aurais puisée en toi.

» Nous nous sommes mariés ; ce furent de grandes joies, des joies d’orage. Quand on remonte à cette source tumultueuse de la vie qu’est l’amour, on a beau chercher, on ne retrouve plus, sous le trouble, la pure clarté de cristal, l’idéal d’autrefois. Je t’aimais, et puis je t’aimais, et c’était tout ; mais je ne connaissais plus les calmes examens de conscience faits au pied de mon lit de jeune fille. C’était la fièvre, la vraie fièvre, avec l’exaltation et le malaise. On se donne l’un à l’autre, dit-on, mais on reste soi ; on prend toujours pour la meilleure sa manière d’aimer, et chacun voudrait plier l’autre à la sienne. Tu ne m’aimais pas comme je voulais… Et pendant ce temps-là, le docteur Saltzen venait me voir. Je le savais très amoureux de moi ; j’en riais d’abord, vaguement attendrie. Je l’ai deviné malheureux et je n’ai plus ri. Il me disait, à côté de l’amour, toujours, des choses exquises… Nous avions des idées semblables, ses goûts flattaient les miens…

— Madeleine ! dit Samuel en laissant retomber ses deux mains sur l’appui du fauteuil, tu ne m’aimes plus !

— Moi ! ne plus t’aimer ! Alors, qu’est-ce que je fais ici, à genoux devant toi ? Est-ce qu’il ne faut pas qu’une tendresse au-dessus de tout m’ait jetée là, à tes pieds, dis ? Eh ! si, je t’aime, pour ton chagrin de cette heure ; j’aime ces chères larmes qui coulent là ; je t’aime d’être si bon, de ne m’avoir pas même interrogée ! car tu ne m’as rien demandé, mon Sam, quand tu pouvais croire des choses !… Vois-tu, il n’y a rien, rien… Monsieur Saltzen est venu tantôt, je m’étais un peu ennuyée, je l’ai accueilli avec plaisir. Du plaisir, voilà ; c’est tout. Le plaisir d’être aimée de lui, j’ai voulu le savourer jusqu’au bout, le sentir bien réel. Je l’ai poussé un peu sur la pente sentimentale où il aime tant à glisser ; je l’ai vu ému, triste, tout vibrant et ravagé, devant moi ; je me suis sentie enclose de fluides d’amour par ces pauvres yeux qui me regardaient éperdument, qui me livraient leur secret, qui me suppliaient. Et mon cœur un moment… il me semble… je ne sais pas… une minute… mon cœur l’a aimé, soutirant comme il souffrait.

Elle avait l’angoisse du premier mot qu’il dirait, et lui, sans répondre, l’écoutait.

Elle s’accrocha à lui, elle reprit ses mains.

— Reprends-moi, Samuel, reprends-moi pour toi seul ; mure-moi dans ta vie, que je ne sorte plus de toi. Dis-moi des tendresses, parle-moi souvent ; ne me délaisse pas, ne me délaisse jamais, pas un jour ; occupe-moi de toi, rien que de toi ; fais-moi vivre dans ton âme ; tu me l’as tant fermée ! il ne fallait pas… j’ai un peu souffert. Oh ! Sam ! tu ne me dis pas un mot, etje ne sais même pas si je suis pardonnée !

— Que veux-tu ! fit-il amèrement, je cherche pour te plaire ce qu’aurait dit Saltzen à ma place.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Madeleine, il ne m’a pas comprise ! il ne veut pas comprendre ! Mais Saltzen n’est rien entre nous. Saltzen ne m’est rien, entends-tu, rien, ; et j’ai bien acquis, je pense, le droit d’être crue par toi. Samuel, je t’ai dit tout… une seconde mon cœur a viré ; j’ai eu pitié, tendrement pitié de lui. Pardonne-moi, pardonne-moi, mon ami, je souffre !

Il prit sa tête, ses tempes fines qu’il écrasa dans ses mains ; il croyait embrasser une petite fille coupable, et jamais, pourtant, il n’avait senti comme à cette minute le prestige de son esprit délicat, puisqu’il n’osait pas dire un mot. Sa passion avait un langage, ce fut dans ce langage-là qu’il pardonna. Tout eut un sens alors entre eux ; il baisa les longs yeux tendres qui avaient contemplé Saltzen ; il couvrit de caresses les mains qui s’étaient tendues à Saltzen, et, pour les lèvres qui lui avaient souri, elles eurent le plus long, le plus tendre, le plus délicieux pardon. Il baisa les cheveux noirs parfumés, pour les absoudre de s’être laissé voir, et il étreignit sur sa poitrine le pauvre faible cœur bien-aimé.

Madeleine se redressa, les yeux rougis, ses yeux qui disaient merci, qu’on voyait plongés encore dans l’àme profonde qu’elle venait de connaître comme jamais, sans mots d’esprit ni subtilités vaines. Elle comprenait maintenant la loi simple d’aimer, ni comme ceci, ni comme cela, ni des yeux, ni des lèvres, ni de l’esprit, mais de tout l’être, comme Samuel.

— Je voudrais encore te parler, demanda-t-elle.

Lui aussi la regardait avec douceur ; il l’écoutait. Elle prononça le mot si troublant :

— Demain…

Infiniment sage et prudente, sa conscience envisageait maintenant l’avenir. L’avenir était devant elle comme un épais nuage noir où il lui fallait s’enfoncer, et tout ce qui l’attendait dans cette obscurité, elle ne pouvait ni le prévoir, ni s’en garder. Mais, pour le sens indistinct de sa crainte, Saltzen était caché dans cet inconnu et l’y attendait.

— Demain, Samuel, le docteur reviendra ; il ne soupçonne rien de ce qui s’est aujourd’hui passé de terrible en moi. Il m’apportera, selon la couleur du temps, sa mélancolie ou sa gaieté, il sera sentimental ou ironique, plaisant ou triste, mais toujours, au fond, je le sentirai m’aimer mystérieusement. Ne me dis pas qu’il a cinquante ans, que l’amour est ridicule à cet âge. Un amour comme le sien ne prête pas à rire ; il en souffre d’abord, et puis il croit si bien me le cacher ! Tout cela touche une femme. Comment veux-tu que tant d’affection me laisse indifférente ! Donc, il reviendra, et de nouveau je me trouverai devant lui ; est-ce que je sais, est-ce que je puis savoir ce que fera mon cœur à présent ? Je crois déjà le voir, il arrive, il entre, il vient s’asseoir près du feu ; il ne m’a rien dit, et déjà ses yeux m’aiment. Il comprend que tu m’es plus cher que tout ; il me parle de toi ; et je sens une émotion si triste dans sa voix ! Si j’ai quelque ennui léger, je le lui raconte ; alors il me sermonne, il me prêche, avec des mots qui ne sont que de lui, que de son cœur. Tu sais bien qu’il est fin et bon comme personne ; il cause des choses du jour, il m’instruit, et l’amour filtre entre tout cela comme un parfum, et il s’en exhale un délice qui me prend, qui me trouble, qui me change ; je ne me retrouve plus. Oh ! Samuel, j’ai peur. Il faut que je ne le revoie plus.

Wartz se rapprocha d’elle, impérieux, les yeux fixes, la pénétrant de son regard double, insoutenable.

— Je ne veux pas que tu l’aimes ! je veux que tu m’aimes seul, comme je t’aime seule depuis le jour oùje t’ai connue.

Quoi ! il commandait à une nation, il avait refait, de son seul vouloir, l’état d’un peuple, et ce petit cœur de femme, il n’en était pas maître !

Puis saisi de tristesse, soudain :

— Je t’en supplie, aie pitié de moi ; la vie que je mène est atroce ; tu ne peux pas savoir quelles choses pénibles, cruelles, douloureuses, mon rôle m’impose. Je n’ai qu’une joie, toi ! ne m’abreuve pas de chagrin à ton tour. Que vaut l’amour de ce vieil homme auprès de ma tendresse !

— Il est mieux que je ne le revoie pas, répétait-elle, avec une insistance navrante. Je ne t’ai jamais mis dans mon cœur en parallèle avec lui, Samuel ; mais, si peu que je lui donnerais, ce serait trop, et je te le répète, j’ai peur. Je ne veux plus le revoir.

— Comment faire ?

Elle le prit au cou, d’une caresse coquette et suppliante :

— Quittons Oldsburg ! Mon père nous a donné une maison à Hansen ; allons vivre là-bas.

— Tu sais bien que c’est impossible, Madeleine »

— Impossible !

Elle lança le mot dans une telle stupeur qu’il vibra, se prolongea et s’éteignit longuement par la chambre.

Samuel prononça, presque honteux :

— Tu sais bien que je suis attaché à mon œuvre par des liens qu’un homme ne peut pas rompre.

Quelque chose changea dans les yeux bougeants, dans l’air de la jeune femme : la moindre de ses émotions paraissait toujours à quelque vacillement de sa prunelle, qu’elle le voulût ou non.

— Ton œuvre est finie, dit-elle, et avant huit jours, nous aurons la République !

— Mais qu’est-ce que cela et qu’ai-je fait jusqu’à présent ? J’ai été mené, soulevé, porté, dans ma route par le flot des volontés populaires, et j’ai été passivement le chef du parti. C’est maintenant, seulement, que va commencer mon action, une fois le grand mouvement accompli, et quand il faudra entretenir, nourrir, vivifier sans cesse l’autorité nouvelle, la nouvelle forme d’État. Sais-tu ce que c’est, Madeleine, que de…

— Je sais que je suis ta femme, cria-t-elle, que tu prétends m’aimer, et que, lorsque surgit la plus terrible tentation qui puisse m’atteindre, dans mon cœur et dans mon âme, quand je t’avertis moi-même de cette périlleuse amitié où je puis te perdre le meilleur de ce qui t’appartient en moi, tu te refuses à me défendre. Alors, quelle sorte de mari fais-tu ?

Il prit sa main, il retint le bout de ses doigts qui fuyaient, et il la sentit, à cette minute, se retirer tellement de lui qu’il ne possédait plus d’elle que cette petite parcelle, ces ongles menus, rien. Il supplia :

— Madeleine !

Elle le regarda durement.

— Si Saltzen savait cela de toi !

Elle prit une chaise devant lui qui restait debout, et se mit à le contempler, méprisante. Elle avait les yeux secs, ses longues lèvres faisaient un mauvais sourire ; elle continua :

— C’est ce qu’on appelle avoir la bride sur le cou.

Et puis la méchanceté de cette dernière phrase lui fit mal à elle-même ; sa poitrine se souleva de petits sanglots sans larmes, les sanglots qui disent les outrances de douleur.

— Mon ami, dit-elle doucement, nous aurions vécu là, toujours, dans cette jolie maison qui regarde la mer, bâtie loin des bruits de la ville, image de notre vie retirée aussi. Sans sortir, sans nous dissiper, nous serions restés recueillis en nous-mêmes, en tous les deux. Je m’étais vue là. J’aurais meublé nos chambres de choses d’art, douces aux yeux ; j’avais choisi déjà les pâles étoffes que je tendrais aux murailles. Là nous aurions lu, causé, aimé ; et je ne te sacrifiais pas, je ne brisais pas ta vie politique. Je sais bien l’espèce de cohésion professionnelle qui vous unit, vous autres hommes, à certaines carrières passionnantes ; mais je ne t’enlevais, moi, qu’à une œuvre accomplie, je t’y enlevais à l’heure opportune, quand ce n’était autour de toi qu’adulation et délire. Aujourd’hui, de toutes ses véhémences, le peuple t’aime ; tu viens de traverser une période grisante ; cet enthousiasme, ce culte que te porte toute une nation, ce doit être la plus belle, la plus grande jouissance d’orgueil. Garde pour ta vie cette saveur suave ; demain le peuple peut changer ; quand, du prélude icféal et triomphant de ton œuvre, tu auras passé au labeur épineux de l’organisation politique, t’acclamera-t-il autant ? Mille difficultés, mille choses inconnues et mesquines vont t’assaillir. Reste, pour l’histoire, le jeune vainqueur, le beau soldat de la liberté qui, dès que la liberté règne, rentre dans le silence. Combien de grands hommes se sont diminués pour ne s’être pas retirés à temps de la scène ! Il faut cueillir le fruit quand il est mûr, disent les paysans, sans quoi, il pourrit à l’arbre. Oh ! le beau fruit de gloire, tout mûr, tout éclatant, que je vois, près de ta bouche, mon Sam !

Le fruit était là, rouge et frais, dans la forme des longues lèvres tendres qui le glorifiaient si délicieusement. Wartz fermâtes yeux pour ne voir que l’âpre mystère idéologique dormant en lui.

Madeleine lui fit au cou une chaîne de ses bras.

— Ce ne sera rien, dis, de m’avoir, moi, pour toi seul ! Puis nous aurons des enfants ; penses-y, mon ami chéri, des enfants de nos corps et de nos âmes, qui seront un peu de nous, vivant hors de nous, de beaux êtres nés dans la gloire et dans l’amour, qui feront qu’en mourant nous ne mourrons pas tout à fait. Et dans ce bien-être et cette poésie, toi le créateur du pays nouveau, l’auteur de la démocratie, tu contempleras la vie, si heureux !…

Sa tête retomba sur l’épaule de Wartz, quêteuse de baisers.

— Dis-moi que oui, que nous partirons.

— Je ne puis pas… je ne puis pas te le dire, bégaya-t-il.

Il hésitait à lui avouer le refus, l’implacable refus qu’opposait, sans défaillance passionnelle, tout son être ; mais jamais il n’avait à ce point senti le devoir de sa vie. Tout un peuple avait besoin de lui ; il était devenu l’âme du pays. S’en aller, c’était abandonner, par milliers, d’orphelines intelligences sur lesquelles il exerçait sa paternité de prophète. Certes, de grands esprits ne manquaient pas autour de lui ; il y avait surtout Wallein, qu’il appréciait tant maintenant, avec ses opinions poétiques plutôt que politiques, Wallein dont l’admirable sensibilité s’accordait à toutes les nuances des vibrations nationales, une merveille psychique, un phénomène, un cas. Cet homme ne pouvait-il pas connaître, en effet par une faculté occulte de son être, quel point géographique insufflait vers le cœur du pays les plus forts effluves républicains ? Mais Wallein n’eût pas remplacé Samuel, personne ne l’eût remplacé,

À son oreille Madeleine murmurait :

— J’ai peur ; ne me laisse pas ici. Saltzen kh viendra ; toi, tu me délaisseras un peu ; lui me dira ce que tu n’auras pas le temps de me dire… Je veux une certitude, je veux savoir que nous partirons ; je ne veux pas rester à Oldsburg… Samuel !

Il sentait sur sa poitrine la prière vivante et palpitante de ce jeune corps bien-aimé ; il revit Saltzen dont il avait si souvent appréhendé le charme spirituel, la ressemblance dame avec Madeleine ; il le revit élégant, parfumé, amoureux plus doucement, plus suavement que lui ; son âge incertain, l’équivoque de ces cinquante ans mal accusés, sa laideur fine d’œuvre d’art, les incomparables raffinements de son cœur, tout cela lui constituait des charmes sans pareils. Et à cette minute, Samuel se sentit vraiment triste jusqu’à la mort. Ce qu’il éprouva, ce fut la mort : la mort de sa jeunesse, de son bonheur, de tout ce qui avait été lui, avec la sensation du désagrégeaient intime de la fin, et la douleur du dernier brisement. Et ce qui survécut, ce fut l’être dur, âpre et morne de la fatalité.

— Non, Madeleine, non ; je ne puis pas quitter Oldsburg.

— Alors, s’écria-t-elle effrayée et n’osant comprendre, alors tu me… tu me sacrifies ?

— J’ai confiance en toi, Madeleine.

— Confiance !

Elle courut à son lit, elle s’y cacha le visage, elle s’y roula, s’y ensevelit, en criant d’une voix étouffée :

— Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! il a confiance et c’est tout, et cela suffit… Oh ! mon Dieu ! c’était donc tout ce que j’étais pour lui : un obstacle qu’on foule. Il aura tout sacrifié, même moi !

Son désespoir tenta le dernier coup. Elle se retourna vers lui, et sa tendresse outragée lui lança le suprême appel :

— Mais tu ne devines pas qu’en ce moment, c’est à Saltzen que je pense malgré moi, malgré ta belle confiance !… Saltzen qui, lui, m’aurait mise au-dessus de tout, Saltzen qui m’aime plus que toi !

Hannah frappait à la porte ; elle articula de sa voix sereine :

— L’huissier de monsieur fait dire qu’on attend monsieur depuis quatre heures en bas.

Wartz ne bougeait pas.

— Va-t’en ! lui dit Madeleine en le poussant vers la porte, va-t’en !

Il murmura :

— Te laisser…

— Oh ! oui, me laisser… seule…

Quand il eut refermé la porte, elle tomba dans le petit fauteuil, les yeux clos, sans larmes ; elle acheva :

— … Seule… comme il me faut vivre !

XII

LA LUMIÈRE

Par une espèce de pudeur, Wartz fuyait sa femme. Tous deux souffraient silencieusement. L’entretien d’hier avait précisé avec une impitoyable netteté l’état réciproque de leurs deux cœurs. Le plus souvent, l’amour est fait de clairs-obscurs, d’équivoques, d’affectueuses duperies ; mais entre ce mari et cette femme, il ne pouvait plus y avoir ni duperie, ni équivoque, ni clairs-obscurs. Les événements avaient fait qu’ils étaient désormais incapables de s’illusionner mutuellement. Madeleine se savait aimée jusqu’au point précis où son amour commençait de gêner l’ouvre de Wartz ; lui connaissait que demain, à tel jour incertain de leur union, le cœur de sa femme pouvait cesser de lui appartenir tout à fait. Et ils auraient beau maintenant se dévouer l’un à l’autre, se chérir, s’aduler et s’étreindre, la cruelle lumière serait toujours là, leur montrant les limites véritables de ce qu’ils croyaient infini.

Tous deux souffraient ; mais Samuel gardait l’immense compensation de sa gloire, avec le sens voluptueux de sa puissance en travail, tandis que Madeleine endurait sa douleur sans allégeance. Elle l’endurait avec douceur ; sa pure conscience y cherchait un châtiment à sa faute, elle y sentait le poids de la main de Dieu la punissant, et elle aimait cette douleur, comme font les femmes. Bien plus, la première indignation tombée, son âme retourna vers Samuel, brisée, blessée. C’était une chose bien claire, il ne l’aimait que d’un amour tronqué, étouffé par l’autre passion plus violente de sa politique. Elle en était humiliée ; c’était l’irrévocable désenchantement de sa jeunesse, un bonheur s’envolant d’elle pour toujours, mais elle pardonnait sans presque le savoir, dans le tréfonds obscur de sa rancune. Et pendant que, dédaigneuse encore de lui parler, elle s’efforçait de ne le pas rencontrer, elle rôdait inquiète autour de sa chambre, de son cabinet, elle épiait tous ses actes, et quand il sortit, elle alla le regarder monter en voiture, en bas.

Ce fut une émotion nouvelle. Madeleine éprouvait maintenant un dépit contre elle-même, le dépit de n’avoir pas conquis entièrement ce glorieux homme. Puis, par un besoin étrange, elle vint aggraver son trouble dans la chambre même de ce mari qui la sacrifiait. Elle le cherchait jusque dans les choses, jusque dans le désordre de la pièce ; elle cherchait un sens au dérangement des meubles, elle voulait y lire quel genre d’agitation régnait en lui, elle voulait s’assurer que lui aussi souffrait. Mais elle devinait seulement la même ponctualité à son grand devoir d’homme d’État. Un peu de désarroi, la hâte du départ dans certains indices qu’elle reconnaissait : les armoires ouvertes, un bouleversement dans celle-ci où il avait dû chercher quelque objet, et c’était tout. Le poignant rébus était déchiffré, elle avait lu, écrite dans les choses, tout simplement sa précipitation vers quelque banal rendez-vous politique…

« La loi de Wartz, disait l’autre jour Saltzen, la formule inexorable de sa vie, le pousse à une progression incessante vers le système d’État nouveau. Voilà pourquoi, dans son mouvement en avant, il s’est soucié, comme le marcheur du brin d’herbe, de tout ce qui se dressait devant lui, que ce fût l’amitié, la paix de toute une caste dans la nation, la délicatesse même de sa loyauté, que ce fût la pauvre Reine… »

— Hélas ! ajoutait Madeleine, que ce fût moi !

Elle pleurait.

Elle entra dans le petit cabinet privé qui était contigu. Elle croyait entendre encore la voix de Saltzen dire : « Le Pasteur d’hommes s’abstrait de ce qui lui est personnel ; il ne s’écoute pas, il se renonce ; il s’identifie avec les lois mystérieuses de l’humanité. » Et elle sentait un pardon doux et résigné lui gonfler le cœur. La vraie grandeur de Samuel lui apparaissait. Ce n’était plus le tendre ami qu’elle avait rêvé jeune fille, ce n’était pas même l’amant dont elle s’était enorgueillie femme, c’était l’homme auquel un bonheur inouï l’avait unie comme esclave. Elle était asservie à Lui, elle devait, de Lui, souffrir tout. Rôle sombre, rôle humiliant, être perdue, anéantie dans cette vie magnifique !…

Elle vint, en songeant, à cette table de travail apportée ici du faubourg, et cette place, à la table de chêne, lui apparut comme le trône mystique du grand homme, le siège de sa souveraineté, C’était là qu’il venait penser. Elle devina l’empreinte de ses mains à une usure légère visible sur le drap tendu. Elle saisit le porte-plume qui lui servait : un petit morceau de bois cerclé d’or. Elle le roula dans ses doigts, longtemps. Un fragment de papier traînait, elle le déplia : elle reconnut l’écriture sacrée, et ces deux mots : « Liberté démocratique. » Ces mots l’affligèrent, l’outragèrent comme le nom d’une rivale. Mais elle pardonnait toujours. Un paquet posé là l’intrigua soudain ; il était enveloppé d’une flanelle rouge. Elle sentit, en le palpant, une chose dure et froide. Elle le soupesa, et c’était de lourds objets de métal qui bruirent. L’étoffe soulevée, le nickelage de deux pistolets lui apparut, avec, au milieu, le blanc d’une petite fleur fripée, toute fraîche cueillie pourtant, une perce-neige comme il en poussait dans le jardin du faubourg.

Elle demeura un instant interdite, les joues pâlies, cherchant quelle nouvelle énigme ou quel simple hasard insignifiant c’était là. Mais sa jeunesse entourée d’hommes, bercée d’histoires d’hommes, dans ce monde des hommes de la Presse, aux mœurs un peu théâtrales et particulières, l’avait trop avertie pour qu’elle ne sentît pas devant ces armes une angoisse soudaine. Son père, Franz Furth, s’était battu jusqu’à sept ou huit fois ; aux dîners qu’il donnait, ce n’était, la plupart du temps, que récits de duels mémorables, de passes célèbres où les invités avaient tous joué un rôle, témoins, héros ou victimes. Elle avait entendu, avec une émotion qu’elle n’avait jamais cessé de ressentir en s’en souvenant, l’histoire d’un duel tragique où un jeune journaliste de Hansen avait été tué d’une façon horrible, dans les plaines en amont du fleuve. Et le docteur Saltzen lui-même était le premier à mettre en avant cet art de l’escrime dont il était si épris. L’épée était une de ses coquetteries ; on lui disait : « Rien que de tenir un fleuret, vous, Saltzen, vous vous affinez, vous vous effilez, vous faites corps avec votre lame. » Volontiers, maintenant, Madeleine avait l’esprit tourné vers ces préoccupations masculines, et la vue de ces armes lui suggéra cette pensée que n’auraient peut-être pas eue d’autres femmes : une affaire pour Samuel.

Son cœur commença de palpiter à grands coups. Elle avait, durant ses longs silences de jeune fille, à table, en ces dîners d’hommes, conçu la psychologie des gens qui se battent. Les uns allaient au duel par nécessité, comme à une périlleuse formalité d’honneur où les traînaient, mourants de peur, l’usage. D’autres, — ainsi avait-elle vu son père — faisaient d’une rencontre une bagatelle où ils se lançaient, légers et sceptiques, insoucieux du danger, en cet acte d’élégance. D’autres y apportaient la fougue d’une opinion controversée, d’une vengeance à tirer, leur orgueil ou leur passion, leur colère. Samuel serait de ceux-là. Elle connaissait sa gravité, et cette espèce de douceur profonde qui ne se changeait, à un point donné, en violence que pour devenir une violence terrifiante. Des hommes comme lui, en se battant, tuent ou sont tués ; et Madeleine se souvint du jeune journaliste de Hansen, la poitrine déchirée sous la soie de sa chemise, mourant d’une blessure invraisemblable.

C’était au pistolet également que M. Furth s’était battu. La jeune femme en avait manié autrefois d’autres semblables à ceux-ci. Elle caressa de son doigt le canon lisse, elle scruta la crosse, les dessous luisants de la détente, et reconnut que ce n’étaient pas des armes neuves. Elles lui parurent même fleurer encore la poudre fraîche.

La vérité lui échappait entièrement. L’affaire avait-elle eu lieu, déjà, sans qu’elle le sût ? Mais rien, rien en Samuel les jours précédents, n’avait pu laisser pressentir une préoccupation plus grave que les soucis habituels. Le mystère de sa vie lui était, il est vrai, bien caché, mais elle ne supposait, dans la glorieuse aventure qu’était sa carrière, nulle autre chose que l’unanime admiration. Or voici que maintenant, depuis hier, il avait un ennemi devant lui…

Elle sonna ; elle attendit le valet de chambre de son mari ; et, quand il eut paru, elle demanda d’une voix qu’elle assurait avec peine :

— Monsieur est sorti, ce matin ?

— Monsieur est sorti, oui, madame.

— À cinq heures, comme il le voulait hier ?

— À quatre heures précises, madame.

— Avez-vous bien eu soin qu’il prît des vêtements chauds ?

— Que madame m’excuse, je n’y suis point parvenu ; rien, pas un pardessus, pas un foulard, et l’on gelait. Mais monsieur me soutenait qu’il avait, au contraire, fort chaud.

À tout hasard, elle lança cette autre phrase :

— Quelle imprudence ! Et encore, pour faire cette course à pied !…

— Monsieur n’a pas voulu éveiller si tôt le cocher.

— Une autre fois, veillez mieux sur monsieur, ajouta-t-elle pour finir, pour le congédier.

Voici qu’étaient confirmées ses craintes. Samuel allait se battre. Il avait recherché ces armes

dont elle ignorait l’existence, il était sorti ce matin à pied, secrètement, il s’était rendu à leur ancienne maison du faubourg, comme en témoignait cette petite perce-neige qui en venait. Sans doute avait-il voulu se faire la main. Tout ce qui dormait de tragique et de terrible dans cet homme plus grand que nature, se révélait en cette occasion. Il voulait un duel, mais il le voulait sérieux, à conséquences graves. Aussi voulait-il être maître de sa main, viser sûrement. Elle croyait le voir, tirant sur une cible imaginaire dans quelque coin de leur joli jardin ; et la figure qui se dessinait vaguement derrière la cible, c’était Saltzen. Sans qu’il y eût seulement une base à sa provocation, Samuel était possédé par l’idée de le tuer ; sa peine avait distillé de la fureur, et, dans l’heure même qu’il avait le plus prémédité sa vengeance, avec le plus d’ardeur mauvaise, il avait eu le geste sentimental, la suave pensée, de cueillir dans leur jardin cette fleur, souvenir d’amour, chose de tendre naïveté.

Madeleine, dont les mains tremblaient, roula de nouveau les pistolets dans l’étoffe de laine rouge, mais elle garda la perce-neige. Son bouquet de fiancée avait été moins pour elle que cette fleur, dans un tel moment. Elle la tenait entre deux doigts, écrasée comme elle l’avait été entre les deux pistolets, et, quand elle se fut enfermée dans sa chambre, ce lui fut un sujet de méditations exquises parmi l’horreur qui l’enclosait de toutes parts. De temps en temps la pensée du vieil ami lui revenait, avec un soubresaut douloureux de son cœur.

Une heure se passa. Wartz revint : elle l’entendit entrer. Il était accompagné de Braun. C’était la première fois que le ministre du Commerce venait ici depuis le grand bouleversement. Une cause étrangère à la politique devait motiver cette visite. Alors, refoulant ses scrupules, Madeleine vint sans bruit, à pas glissés, s’enfermer dans la garde-robe qui était voisine des pièces de son mari, et prit une chaise basse, près de la porte.

Les deux hommes chuchotaient ; elle n’entendit rien.

Son acte, dont elle aurait eu honte autrefois, prenait une importance sacrée : le sentiment qui la menait sanctifie tout. Retenant son souffle, elle se baissa, chercha de l’oreille le défaut de la porte. Elle reconnut les mots de Samuel dits en murmure, mais elle ne comprit pas le sens d’un seul. Il devait expliquer une chose longue, interminable ; il parlait sans arrêt, pendant qu’à intervalles réguliers, Braun prononçait le « oui » de l’homme attentif qui écoute.

« Sur quoi baserait-il ce duel ? sur quelle offense irréelle ? » se demandait Madeleine. Il devait actuellement tracer à Braun, son témoin tout indiqué, le programme de ses volontés, de ses exigences. Et, à bout d’efforts, brisée de contention, elle finit par surprendre cette seule fin de phrase :

— Je ne l’ai pas touché, mais, s’il se récuse et qu’il faille le pousser à bout, je l’y pousserai, et ai peu que j’aime cette coutume, je tirerai sur lui comme sur un chien ! »

Sa fureur l’avait emporté ; il avait dit ces mots à mi-voix. Ils étaient chargés d’une telle haine, que Madeleine en frémit ; elle crut voir Saltzen déjà frappé, mourant de la main de cet ami qui était un fils pour lui, et de nouveau son pauvre cœur chavira, bouleversé à la pensée d’une telle querelle entre ces deux êtres, si chers tous deux, inégalement.

Et comme elle voulait douter encore, trouver absurde son idée, se dire qu’il n’existait entre Samuel et le vieil ami aucun motif de rencontre, elle entendit la voix de Braun, moins soucieux du secret, prononcer presque haut :

— Mon cher collègue, voulez-vous que nous allions ce soir chez Saltzen ?

Samuel dut le presser, car il reprit :

— À votre gré, je suis tout à vos ordres.

Madeleine se leva, et, ravagée d’angoisse, vint se regarder au grand miroir cloué au mur. Elle crut voir dans ses yeux troubles, dans ses lèvres pâles, les traits d’une pécheresse détestée. Tout amour-propre s’éteignit en elle, soudain ; elle se haïssait. Tant de mal venait d’elle ! En cette affaire, l’entière responsabilité pesait sur elle ; elle en était le pivot, la source perverse. Oh ! oui, pécheresse, pécheresse secrète du cœur, pécheresse raffinée, masquée de pudeur, d’honneur, de vertu, et dont les fautes cachées avaient conduit de tels hommes à de telles haines ! Saltzen et Samuel Wartz se détestaient à cause d’elle, à cause de ses coquetteries, de cette volupté d’aimer, d’être aimée, de goûter à des sentiments quintessenciés qu’elle avait eue et qui l’avait menée là !

Il y avait d’autres femmes coupables, portant le poids de fautes plus réelles ; elle connaissait, dans la société même d’Oldsburg, de belles et franches libertines qui ne mettaient pas d’autre barrière à leur champ de plaisirs qu’une fragile retenue transparente de bon goût, de discrétion, à travers la quelle chacun suivait l’élégant scandale de leur vie. Celles-là lui semblaient tenir un rang moral au-dessus d’elle, à cause de ce péché subtil, exonéré du blâme, inconnu, mystérieux, qu’elle avait commis dans son cœur, hypocritement.

Elle aimait à l’excès la justice. Elle était juste dans toutes ses pensées, dans toutes les sévérités de sa conscience, juste comme une femme l’est rarement. Elle n’attribua pas le malheur qui les frappait tous trois à la franchise qu’elle avait eue envers Samuel, mais à sa propre culpabilité. Et, dès ce moment, elle prit la décision de l’acte qu’elle accomplirait bientôt.

Le repas lui ramena Samuel. Elle le voyait pour la première fois depuis la veille. Il l’effraya. Ses traits pâles, sa face incolore n’avaient pas changé ; c’était seulement son regard. Les domestiques étant présents, ni Madeleine ni son mari ne purent rien laisser paraître de ce qui les torturait ; mais leurs yeux s’entrecroisaient, se cherchaient, et ceux de Samuel n’avaient jamais eu, à ce point, cette ambiguïté troublante, l’expression double, ce mélange de douceur et de dureté qui exerçait sur la jeune femme un magnétisme implacable. Elle comprit cet alliage d’amour et de fureur qui le possédait actuellement, qui le poussait contre Saltzen, elle crut lire, jusqu’au fond, le courroux de cette âme.

Une heure sonna. Madeleine sortit à pied, dans cette robe de drap sombre qui boutonnait au corsage sur de la soie rouge. Elle sortit par une porte dérobée, du côté des écuries du ministère, et gagna par une ruelle la rue Royale. Le soleil de février éblouissait les passants, il miroitait aux vitrines, et scintillait au verni des équipages. Un piétinement sonore sur le pavé sec retentit devant elle ; elle vit venir sur la chaussée une patrouille de la Garde.

— C’est vrai, soupira-t-elle tristement, nous sommes en Révolution.

Son âme, prise par cet autre orage intime déchaîné sur son foyer, avait oublié le grand orage national. Un changement d’État, le triomphe d’une opinion nouvelle, un nom nouveau remplaçant l’ancien, qu’était tout cela à côté de ce qu’elle endurait aujourd’hui ?

Comme elle gravissait, lasse et angoissée dans son énergie, la partie haute de la rue Royale, elle rencontra son amie Gretel. À cause d’un certain rêve qu’elle avait eu, l’image de cette jeune femme était liée à celle de Saltzen. Elle reconnut le même chapeau dont la passe était de tulle blanc, ornée de boutons de roses de soie, sur la mousse blonde des cheveux. Elle crut entendre son amie redire de sa voix sans timbre des rêves : « Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal. »

— Ma chérie, s’écria la joyeuse femme en agitant, pour lui tendre la main, un flot de dentelles perlées, de fourrures lâches, un cliquetis de gourmettes, de bijoux, de breloques, — le voilà donc, le secret d’État qui vous a fait me clore votre porte hier ! Eh bien, la Reine est retrouvée ; on ne fait encore que le chuchoter, mais aujourd’hui tout Oldsburg sait où elle est.

Et, en parlant, elle regardait fixement Madeleine qui lui semblait avoir pris soudain une mine si frêle, si douloureuse ; à peine reconnaissait-elle le délicat visage où l’on ne voyait plus que les yeux et les lèvres fiévreuses, souriant si tristement :

— Pas tout Oldsburg, Gretel ! car moi, je l’ignore.

— Allons donc ! votre mari vous aurait caché cela, quand c’est lui-même qui a offert à la pauvre Reine cet appartement à l’hôtel de ville ! Monsieur Wartz a été idéal en cela. Quand nos enfants liront ce trait dans l’histoire, ils seront émus de génération en génération. Ce grand républicain, si chevaleresque, protégeant la femme tout en combattant la souveraine, cela est parfait, il n’y a qu’une voix pour le dire. Quel génie, et quelle impeccabilité ! Demain nous irons toutes, mes parentes, mes cousines, mes amies, nous irons toutes à la Délégation pour le voir dans son triomphe. Ne riez pas, nous sommes toutes folles de votre mari. Ah ! ma chérie, avez-vous de la chance d’être la femme de ce grand homme !

Madeleine fit un effort pour sourire ; ces mots lui donnaient envie de pleurer. Elle dit hâtivement :

— Adieu, Gretel, je suis pressée, excusez-moi.

La gourmette, les bracelets, les breloques, les perles, dansèrent de nouveau entre les deux petites mains gantées qui se serraient et les jeunes femmes se séparèrent. L’une descendait vers l’hôtel de ville, l’autre allait au boulevard, chez le docteur Saltzen.

Une façade blanche se dressait, avec la porte cochère couleur d’olive marbrée. Personne ne remarqua que l’élégante femme qui passait sonnait ici, mais elle crut sentir, elle, tous les regards des passants attardés à suivre son geste. Ne devinait-on pas sa visite clandestine chez l’homme qui l’aimait ! Est-ce que sa pâleur n’était pas visible !… Est-ce qu’il n’était pas loisible à tous de voir qu’elle défaillait, qu’elle pouvait à peine se raidir au moment d’accomplir l’horrible démarche !…

Avant qu’on l’eût annoncée, le vieil ami avait entendu sa voix ; il accourait sous le porche. Elle le vit arriver, les mains aux poches de son petit veston court, si vif, si anxieux !

— Vous n’êtes pas malade ?

— Non, docteur, dit-elle, en s’efforçant de rire, à cause du domestique qui les regardait tous deux. J’ai seulement un petit renseignement à prendre chez vous, si vous voulez bien…

Il la mena, à travers ses beaux appartements confortables, où, dans la pénombre, saillaient les luisants du luxe : la salle à manger, avec l’or de ses broderies chinoises, le salon turc aux cuirs odorants, le salon d’attente, le billard, et enfin le cabinet où il la fit s’asseoir.

Elle était sans force, sans voix, sans souffle. Il perdit, à la voir ainsi, la joie qu’il avait eue à son arrivée, la joie de la posséder chez lui, de la trouver dans ce coin d’intimité, de lui montrer sa maison, le cadre de sa vie, un peu du mystère de sa solitude, la joie de voir réaliser le rêve si souvent fait, le rêve si cher aux hommes qui aiment. Debout devant elle, il se pencha, lui prit les mains.

— C’est à cause de Wartz que vous venez ?

— Oui.

— Vous avez appris quelque chose… vous savez ?…

— Oui.

— Allons ! fit-il en haussant les épaules, nous avions bien besoin de cela !

— Docteur, murmura-t-elle d’une voix qui s’étranglait à la gorge, il ne faut pas que ce duel ait lieu. Je suis venue vous trouver pour vous demander cela ; je ne le veux pas, c’est impossible, il faut que tout s’arrange.

Il commença par dire, de mauvaise humeur :

— Voilà, c’est toujours ainsi quand les femmes se mêlent…

Puis la voyant si atteinte, si misérable, ses larmes mêmes taries, levant vers lui son triste visage de malade où les longues lèvres ne faisaient plus qu’un pli de douleur, il se reprit :

— Ma pauvre enfant, calmez-vous ; dans la vie des hommes, cela, c’est un accident. J’en ai vu tant, moi ! tant, si vous saviez ! On m’attribuait quelque connaissance dans l’art de se battre bien ; j’étais très demandé, non seulement à Oldsburg, mais en province, à Hansen, jusque dans le Sud. Eh bien, je vous en donne ma parole, je n’ai jamais rien vu qui pût s’appeler grave. Les adversaires les plus acharnés même, ceux qui ont rêvé de tuer, deviennent toujours sur le terrain les plus maladroits, étant les plus impressionnables, et partant, les plus impressionnés.

Elle n’osait plus le regarder en face ; elle fuyait ses yeux, maintenant qu’elle le croyait instruit de sa tendance secrète vers lui, et qu’il lui avait fallu renoncer toute pudeur pour venir.

— Je comprends pourquoi vous me parlez de la sorte, dit-elle ; mais je ne m’y laisse pas prendre. Je connais la violence de Samuel, il sera terrible, si maître de lui, avec sa volonté qui est la chose la plus forte, la plus inflexible. Docteur, je meurs de frayeur ; au nom de votre affection pour moi…

Elle commençait à le troubler. Elle ne ressemblait plus à la tendre petite fille qu’il avait toujours vue, impulsive et réfléchie, livrant étourdiment, sans le savoir, rien qu’en ouvrant ses yeux gais, les profondes choses dormant en elle. Aujourd’hui elle était devenue si étrange, froide, renfermée, cachant la vérité d’elle-même jusqu’à éteindre le timbre de sa voix, jusqu’à emprisonner dans le manchon les gestes si francs de ses mains.

Et pourtant, l’avoir là, dans la demi-obscurité de ce cabinet très sombre, assise dans ce fauteuil précieux où il l’avait si souvent imaginée, l’avoir seule, en tête à tête, à cet endroit même où tant de fois il avait laissé le travail pour rêver à elle, où tout lui semblait imprégné de son image, c’était encore une chose délicieuse au vieil homme. Il vint prendre place près d’elle. Il ne savait plus ce qui allait se passer, ni s’il n’allait pas promettre tout ce qu’elle lui demanderait. Il entrevoyait la soie rouge du corsage que soulevait un souffle fort, et qui flamboyait autour du cou ; il devinait, sous le dessin allongé des cils, le feu secret des prunelles ; il entendit les longues lèvres supplier :

— Dites-moi que vous arrangerez les choses !

— Comment voulez-vous que je fasse ! répondit-il d’une voix très adoucie, puisque j’ai accepté les conditions que m’imposait votre mari.

Elle ne songeait même plus à défendre son cœur. Son cœur n’était plus tenté par la tendre affection de la veille, il y avait dans l’heure présente trop d’amertume pour qu’une saveur douce lui revînt.

— Docteur, de vous je n’aurai jamais demandé que cela ! Souvenez-vous : quand j’étais enfant et que vous veniez chez mon père, vous disiez toujours ; « Demande-moi quelque chose, des poupées, des bonbons. » Et vous m’accusiez d’être fière, parce que je vous faisais invariablement la même réponse : « Je n’ai besoin de rien. » Lorsque, devenue jeune fille, j’en fus aux bibelots, aux bijoux, vous m’avez demandé cent fois de choisir ceci, cela.

— Je me souviens ; de ce que je vous offrais, il ne s’est jamais rien trouvé dont vous eussiez besoin, jamais, jamais !

Rien que d’avoir dit cette phrase, il s’était tout attristé. Madeleine comprit et rougit ; ses yeux se perdirent dans la fourrure fauve du manchon. Mais son inconsciente adresse de femme saisit cet émoi naissant du vieil ami.

— Pour une fois, enfin, monsieur Saltzen, j’ai besoin de quelque chose : je vous fais une prière. C’est un lourd sacrifice que je vous demande, mais vous me connaissez jusqu’au fond de l’âme, vous pouvez mesurer ce que sera pour moi ce duel dont je suis la cause…

— Dont vous êtes la cause ! répéta-t-il dans sa stupeur.

Sans lever les yeux, sans le voir, sans comprendre, elle poursuivit :

— Il me semble que, toutes sortes de raisons imaginaires, conventionnelles ou vulgaires, mises à part, il doit vous rester pour Samuel quelque souvenir de l’amitié d’autrefois, un sentiment paternel, un peu d’affection. Cet usage barbare du duel est odieux. Je vous en prie, allez le trouver, expliquez-vous avec lui, calmez-le. Il vous en coûtera, mais vous le ferez pour moi. Ce serait si affreux !… Entre nos vieilles amitiés il faudra bien élever une muraille, monsieur Saltzen, mais enfin, comme cela, il n’y aura pas de haine derrière.

Le sens de ce qu’elle disait échappait au docteur, mais ses mots lui ouvraient un inconnu aveuglant, qu’il n’osait approfondir. Il sentait entre eux une lourde ambiguïté de pensées, mais la clef de l’équivoque, il la tenait entre ses mains, tremblant de bonheur et d’incertitude. Son amour de la droiture lui fit dire sur-le-champ, cependant, pour rétablir toute vérité :

— C’est contre Hansegel que je suis le témoin de Wartz !

Les longues paupières se levèrent ; les chers yeux, sans retenue ni contention maintenant, s’ouvrirent vers lui, souriants, confiants, exultants ; elle cria :

— Hansegel ? de chez la Reine ? le duel avec lui ?

Puis la détente nerveuse survint aussitôt. Sans rien dire, sans rien expliquer, ne sentant plus que le réveil bienfaisant après le cauchemar enduré, elle répéta encore une fois en riant : « Hansegel ! » et retomba sur l’appui du fauteuil, sanglotant à longs spasmes étouffés dans le manchon de fourrure fauve.

« Alors, se dit Saltzen, dans une pensée qui était l’illumination radieuse, l’apothéose de sa solitude pénitente, alors elle s’était méprise, alors elle croyait la querelle entre son mari et moi, pour elle ; alors, alors, elle sait que je l’aime ! »

Et il fit un pas en avant, les bras tendus. Déjà l’appel de tendresse était sur ses lèvres : « Madeleine ! » et déjà il croyait rassasier cette lointaine, cette longue et vieille faim d’aveu qu’il avait entretenue en inflexible abstinent. Plus que jamais, Madeleine était devant lui « la chère petite fille ». Ces larmes d’enfant, cet abandon ici, chez lui, comme chez un père, la fragilité de son corps qu’un tout petit sanglot pouvait ébranler, tout cela, c’était l’exquise puérilité qu’il avait sans cesse imaginée et adorée en elle — et il s’arrêta, un instant, penché au-dessus d’elle, d’elle qui ne le voyait pas, répétant silencieusement dans son cœur :

« La chère petite fille !… Ma chère petite fille !… »

Et ce fut tout.

Elle avait eu trop confiance en venant ainsi chez lui ; elle avait trop compté sur son respect, sur sa délicatesse, pour qu’il put faire un geste, dire un mot de plus. Il se redressa et se mit à marcher à pas lents et glissés pour ne pas troubler cette lassitude qu’il lui voyait. Il prenait garde de ne heurter, ni le bois de son grand bureau, ni les cuirs ouvrés des sièges, ni le socle de ses bronzes. Il allait comme une ombre, tantôt ici, tantôt là-bas, dans le fond obscur où les fenêtres n’éclairaient plus. Et ce doux silence apaisa Madeleine en effet, comme il l’espérait. Elle ne pleurait plus. Elle leva ses yeux séchés, et, confuse de cette gêne qu’elle avait, par son imprudence, à jamais causée entre eux, elle chercha du regard le vieil ami.

La pâle figure ravagée était là-bas, dans l’ombre du fond, tournée vers elle, toujours. Depuis combien de temps la regardait-il ainsi ?

Elle se leva ; elle voulait partir tout de suite ; ce secret découvert entre leurs cœurs délicats n’était plus tolérable. Sur ses yeux rougis elle abaissa la voilette sombre, serra la fourrure sur la soie rouge de sa gorge ; elle allait dire adieu.

— Monsieur Wartz demande à voir monsieur le docteur, annonça le valet qui frappait à la porte.

Madeleine et Saltzen se regardèrent et dirent ensemble :

— Qu’il entre !

Il entra. La surprise de trouver ici sa femme l’arrêta, une seconde, au seuil de la porte ; ses traits mobiles eurent un changement si vif, que le bleu clair de ses yeux, d’un seul coup, vira au sombre.

Madeleine, éperdue, murmura :

— Docteur, expliquez à Samuel pourquoi je suis venue.

Lentement, Saltzen traîna un troisième siège entre eux deux.

— Venez ici, Wartz, dit-il, venez vous asseoir.

Samuel le regardait durement, sans répondre,

et ne bougeait pas. Il fallut que le docteur allât vers lui.

— Venez, Wartz, répéta-t-il, sur un ton poignant de reproche ; quand je vous dis de venir, c’est que vous le pouvez, mon ami.

Samuel avait une pureté de vue pénétrante qui vous lisait l’âme, et souvent, dans ces secondes prolongées de silence ou on le croyait distrait, rêveur, absent de là, impression qu’accentuait encore l’étrangeté de ses inégales prunelles, c’était en vous qu’il voyait. Il regarda longuement le vieil ami.

À la fin, comme après un songe, il abandonna sa main puissante, sa main ronde et grasse d’homme de pouvoir, aux mains inquiètes, nerveuses, chercheuses de Saltzen, et il dit, de l’air le plus simple :

— Eh bien ! mais oui, docteur, je viens. Madeleine lui offrit sa joue à baiser, mouillée encore des larmes de tout à l’heure. Saltzen vint s’asseoir près de lui, affectueux et bon comme chaque jour ; ce fut autour de lui l’atmosphère toujours égale d’adulation secrète : on l’aimait…

— Madame Wartz est venue pour obtenir de moi que vous ne vous battiez point… Elle a su que vous aviez une affaire ; les femmes savent tout !

— Elle a su ? répéta Wartz, étonné.

Madeleine prit dans son porte-cartes la fleur de perce-neige :

— Reconnais-tu cela ? cette chose qui pousse sous le canon de deux pistolets insolites, sur une table de travail.

— Et tu as deviné que je me battais avec Hansegel ?

— Non… j’ai pensé…

Maintenant elle se troublait. Il y avait entre eux trois un mystère tel, qu’ils ne pouvaient l’effleurer d’un seul mot sans qu’une honte vînt offenser leurs âmes nobles. Entre eux trois il y avait un voile tendu, et aucun n’osait le soulever, bien qu’il sut ce qui se cachait derrière. Entre eux trois il n’y avait plus, il ne pouvait plus y avoir que le silence, et ils ne s’entreregardaient même plus.

Ce furent les lourdes minutes tragiques d’un embarras qui pouvait n’avoir pas d’issue, qui n’en eût pas eu sans les idées exquises du bon Saltzen. Mais il était là ; il pensait moins à son chagrin qu’au trouble de Madeleine, il voulut qu’elle sortît d’ici sans rougir, sans que rien chagrinât sa candide conscience de jeune femme, sans qu’un souvenir douloureux lui restât de sa visite chez lui.

Il dit :

— Maintenant, Wartz, nous allons discuter ce qui nous occupe. Seulement, ces sortes de choses ne regardent pas les femmes, et il nous faudrait être seuls.

— C’est vous qui me renvoyez, docteur, dit Madeleine.

Rien dans son âme timorée n’aurait pu retenir en ce moment sa reconnaissance pour cette triste ruse du vieil ami. Elle vint à lui, sachant bien que c’était pour la dernière fois qu’ils causaient ainsi sans contrainte, la dernière fois qu’ils se voyaient vraiment, et que déjà était posée entre eux la base ide cette muraille mystérieuse dont elle avait parlé.

— Adieu, monsieur Saltzen, dit-elle… et elle était si émue que ses longues lèvres tremblaient en parlant. Je vous laisse avec Sam, souvenez-vous de ce que je vous ai demandé pour ce duel, souvenez-vous que j’ai bien peur pour lui.

— Oh ! je me souviens toujours, moi, répondit Saltzen.

— Adieu, docteur, adieu.

Samuel, qui les épiait tous deux, qui dévorait leurs regards, leurs gestes, leurs mots, ne l’entendit pas répondre.

Une minute après, le vieil ami revenait à ce coin de feu où s’était passé le drame ; il se laissa tomber dans le fauteuil vide, en regardant Wartz ; il n’avait plus ni courage, ni vie.

— Ah ! jeunesse ! soupira-t-il.

— Vous avez vu Hansegel ? demanda Wartz.

— Ce n’est pas d’Hansegel qu’il s’agit, c’est de Madeleine, mon ami.

— Non, laissons cela ; laissons, cela, je vous en prie.

Samuel parlait avec humeur. Les yeux bleus avaient dans sa face pâle un fluide insoutenable.

— Laissons cela ? mais nous ne le pouvons pas, mon pauvre ami, reprit le docteur ; vous êtes bon et généreux, vous vous refusez à me chagriner ; c’est si aisé d’être bon quand en est surhumainement heureux comme vous l’êtes ! Elle vous adore ; je l’ai vu ; tout son être en frémissait ; elle ne vibre que de vous, de votre pensée. J’ai scruté bien des cœurs de femmes ; jamais je n’ai rencontré cela ; elle pourrait en mourir, elle en vit ! Eh bien ! vous vous fâchez, Wartz ? vous gardez rancune au vieil ami ?… Vous vous êtes querellés, n’est-ce pas, à cause de moi ? Grand Dieu ! aurais-je pensé ! Vous m’en voulez de l’aimer aussi ? Ah ! si vous saviez ! si vous saviez ! Il ne faut pas m’en vouloir, mon ami. Toute sa vie, qui est devenue vôtre, maintenant, était entrée en moi ; j’ai vu ses grâces d’enfant ; si vous aviez connu ce petit être délicieux si féminin déjà : j’en ai gardé une image ineffaçable. Je l’ai vue un jour d’été, — elle venait d’avoir cinq ans, — elle portait une robe blanche, d’où sortaient ses petits bras nus, potelés, qu’elle croisait d’un geste charmant sur ses boucles noires ; et son rire d’alors je l’entends toujours me retentir dans l’âme comme un grelot lointain. Si vous l’aviez vue adolescente, aux années de la métamorphose, avec ses vagues ennuis de fillette, indécise entre les jeux et le rêve ; et plus tard, ses ardeurs de vie qui se tournaient vers la politique que son éducation masculine lui avait rendue familière ! Elle causait assez librement avec moi : j’ai vu cette âme d’alors, Wartz, jusqu’au fond ; c’était adorable. La naissance du printemps a plus de poésie que tout autre chose dans la nature ; ce fut à une naissance de printemps que j’assistai. On sentait se gonfler et s’ouvrir en la jeune fille mille choses subtiles !… Et puis elle est devenue femme. Je voyais qu’elle allait aimer ; je la suivais dans le monde, jaloux, soupçonneux ; je surveillais jusqu’au regard qu’elle posait sur les jeunes hommes, tous épris d’elle, jusqu’au trouble de ses paupières, au rose de ses joues. Ce fut vous qu’elle aima. Je lui ai pardonné ; je vous aimais bien, moi aussi, Wartz. Ce mariage me brisait moins qu’un autre ; j’en étais fier pour elle et fier pour vous. Les deux beaux êtres de jeunesse que vous faisiez m’ont toujours été une vision radieuse, et j’avais arrangé ma vie pour me contenter des miettes de votre festin. Vous étiez le riche qui goûtiez à pleine bouche la joie servie ; il restait encore pour moi le sourire de la chère petite fille, ses menues confidences, ses douceurs au vieil ami, le glissement de ses lèvres sur les dents quand elle disait : « Monsieur Saltzen. » J’emportais tous ces souvenirs-là chez moi, et je les savourais. Voilà, Wartz, Je récit que vous devait votre vieux camarade. C’est une biographie, cela, c’est la vraie, et tout ce qu’on y mettrait d’autre ne compterait pas. Tous êtes le mari, le jeune et heureux mari, vous pouvez me détester, ou mieux encore, rire. Oui, c’est cela, rire. J’ai tenu si ridiculement mon rôle ! Cacher son amour, s’étudier à l’indifférence, jouer la froideur, se flatter de son flegme indéchiffrable, pendant que les vrais amoureux, les amoureux en titre et pour de bon, malignement lisent entre vos ruses, surprennent les émotions les plus cachées de votre cœur, et possèdent à eux deux, pour s’en amuser, le secret, dont vous vous croyez seul maître ! Dites, Samuel, avez-vous ri ?

— Je n’ai pas ri, fit Wartz, gravement.

— Mais vous vous êtes fâché alors ? La pauvre petite est arrivée ici, tout à l’heure, mourante ; elle avait surpris quelques indices d’une affaire chez vous ; elle avait cru comprendre que nous nous battions tous deux ; pourquoi, dites ?

— Hier, docteur, je ne sais quoi m’avait rendu nerveux et mauvais. Nous avons causé de vous, je me suis irrité. Je l’aime bien, ma petite Madeleine, j’ai peur d’être trop rude pour sa finesse ; j’envie votre esprit ; j’ai été jaloux.

— Et vous me détestez ?

— Laissons cela, dit avec une colère retenue, Wartz qui redevenait impérieux, laissons cela ; je ne veux savoir rien… Yous, monsieur Saltzen, vous avez mon estime, mon respect, ma confiance ; j’ai parfois des violences que je ne veux pas. Ne parlons plus de Madeleine. Oublions.

— Écoutez, dit encore Saltzen ; suis-je de trop dans votre vie ? Nous portons à nous trois maintenant le secret le plus triste, le plus lourd ; le charme de nos rencontres est fini. Je suis vieux ; ce sont les vieux qu’il faut jeter par-dessus bord ; il y aura toujours un malaise entre nous dans cet Oldsburg où chaque jour peut nous mettre en face les uns des autres. Voulez-vous que je le quitte ?

Wartz eut un geste étrange, un geste vif de refus :

— Quitter Oldsburg !

— Mon ami, j’aime ma ville comme les vieux Oldsburgeois l’aiment ; j’aime ma cathédrale, Sainte-Gelburge, l’Abbatiale, comme autant de personnes vivantes et captivantes ; je suis épris de mon fleuve comme s’il y dormait une belle fée invisible et amie ; et que dirai-je de nos rues, de nos vieilles rues dont je connais jusqu’aux ressauts des pavés, jusqu’aux sinuosités imprévues ! Mais vraiment, hors d’ici, je souffrirai moins. Donc, n’ayez pas de scrupules, décidez ; je puis partir et vivre à la campagne. Pour nous trois, pour la paix même de celle à qui nous voudrions, vous et moi, éviter l’ombre d’une peine, il vaut mieux que je m’en aille.

Wartz prononça avec une tranquille énergie :

— Mais, monsieur Saltzen, vous savez bien que c’est sur vous que nous comptons pour remplacer Nathée ; nul autre que vous ne pourra présider la nouvelle Délégation républicaine ; il faut que ce soit vous, ou je ne sais plus, alors !

Ainsi, dans cette tragique aventure qui atteignait et ravageait si profondément sa passion de jeune mari, aucun autre sentiment ne paraissait en lui que le serein attachement à son œuvre ! Saltzen en fut atterré. Il avait cru voir devant lui, dans cet homme aux colères contenues, maîtrisant sa haine ou la dissimulant sous l’estime et le respect, l’acteur farouche de ce cruel drame d’amour qu’ils jouaient à eux trois. Mais non ; il s’était trompé. Wartz se découvrait l’être impersonnel et surhumain de la Fatalité. Sa passion, la pensée de Madeleine, ses intimes sentiments, ses virils courroux, n’étaient que des accidents inférieurs dont se dégageait toujours sa volonté. Sa volonté, c’était le grand souffle de l’Histoire ; c’était l’inflexible ligne de la Destinée ; elle se subordonnait tout.

Saltzen sentit que c’était fini ainsi. Personne n’avait compris comme lui quelle personnalité mystérieuse vivait dans le jeune meneur. La volonté de Samuel lui était sacrée ; il y adhérait toujours. Il ne parla plus de Madeleine. Il conta seulement sa visite avec Braun chez le duc de Hansegel. Hansegel avait accepté les pourparlers, et le docteur attendait ses témoins. Vraisemblablement, la rencontre aurait lieu demain matin. On se battrait dans un petit bois, situé au delà de la

prison du faubourg.

XIII

COMMENT S’EN VONT LES REINES

On l’avait adjurée de signer l’acte tout écrit d’abdication qu’on lui avait présenté. Le cabinet entier, réuni dans la chambre de l’hôtel de ville en un Conseil suprême, l’avait, une heure durant, circonvenue et martyrisée pour lui arracher ce trait de plume. Sept ministres, acharnés après cette femme affaiblie et désespérée, n’eurent pas le pouvoir de l’ébranler une seule minute. Elle voulait livrer le dernier combat : et le dernier combat, c’était pour elle la séance du nouveau parlement, avec son cérémonial du serment de fidélité. Elle reçut, sans broncher, l’assaut des arguments, elle résista à celui des prières, elle prit en dérision les menaces ; ils en étaient confondus. Sa force d’âme les avait tous démontés, et les discours qu’ils avaient préparés d’avance vinrent se heurter à son inflexibilité.

Elle était redevenue le roi, le roi mâle, sans faiblesse de sexe, sans figure, le Vouloir anonyme qu’on n’atteint pas, Elle les effraya. Tant de fierté et tant de puissance issues de cette pauvre créature, incapable désormais d’écrire même une lettre sans leur aveu, témoignaient d’une source secrète qu’ils n’avaient point tarie. Cette force rendrait jusqu’au bout la partie incertaine.

La séance s’ouvrit. Elle était dans sa tribune avec l’escorte usuelle que lui avait concédée la générosité de Wartz. Les trois cents délégués, — pour la plupart nouveaux visages, — étaient présents. Les ministres avaient pris leur place : au milieu d’eux, se tenait l’homme du jour, le héros de la fête, le grand vainqueur.

Le bruit de son duel le matin, avec le due, avait couru la population de la ville, triplée ce jour-là par les provinciaux. Sa grande amoureuse, la foule, s’était pâmée d’angoisse à la pensée de son péril. Le trottoir du quai avoisinant le Ministère, avait été noir de monde, dès huit heures du matin, On attendait son retour, alors qu’il était revenu depuis de longs moments déjà. Des nouvelles avaient été imprimées, qu’on vendait par les rues sous forme de journaux.

Soudain, vers neuf heures, un soupir de douleur sembla monter de la ville ; il était blessé ! Hansegel indemne, et lui, lui le Pasteur, le Sauveur, le Maître, blessé ! Hélas ! ne l’avait-on connu que pour le perdre ! Et tous, hommes et femmes, venaient errer autour de la demeure officielle ; et l’on cherchait aux fenêtres laquelle pouvait être la sienne, et l’on se lamentait, et la suave rumeur, cette grisante inquiétude passionnée, s’élevait, montait jusqu’au lit où il reposait dans un demi-sommeil.

Blessé par Hansegel ! À deux pas de la mort, peut-être ! Ce qui frémissait dans la ville à cette pensée était indicible. Qu’allait-on devenir s’il s’en allait ? Qui le remplacerait ? Et la radieuse et jeune République dont on voyait l’étoile poindre à l’horizon s’assombrissait déjà. Les bureaux du Nouvel Oldsburg étaient assiégés. De belles élégantes inconnues se mettaient au premier rang, intriguaient, faisaient passer leur carte à monsieur Furth. De temps en temps, pour les apaiser, il en recevait une, et, debout dans l’embrasure de la porte, des liasses de lettres dans la main, la plume aux doigts, il disait invariablement cette phrase : « Toute ma reconnaissance, madame, pour votre intérêt ; la blessure de monsieur Wartz est légère, l’éraflure d’une balle au bras gauche, dans le plan du cœur. »

Dans le plan du cœur ! Hansegel avait donc voulu le tuer !

À la vérité, rien n’était moins douteux. Le tuer, le mettre à mal en tout cas, l’empêcher d’être présent à la séance, délivrer la Reine de cette rivalité. Mais ces calculs étaient déjoués maintenant. Wartz était venu quand même ; on l’avait vu entrer, avec cette simplicité froide qui seyait tant à son rôle, son bras souffrant serré au corps par un pansement noir discret. Il se dérobait aux regards, repoussait toute ostentation de mauvais aloi. On avait deviné, plus qu’on n’avait vu, cette blessure ; il en ressortait plus de mystère, plus de stoïcisme ; on s’était extasié, et des milliers de tendres yeux s’étaient mouillés.

On regardait aussi curieusement la Reine. Ce n’était plus guère qu’une grande dame attristée, affligeante à voir, l’image d’un sombre passé dont il fallait se dégager. On lui en voulait d’être l’ennemie du Maître. La rancune étouffait la pitié.

Une indicible solennité planait sur l’Assemblée où régnait le silence. On sentait dès maintenant que tout serait calme, que l’acte s’accomplirait froidement, religieusement. La Nation résidait ici, malade, exténuée, à la dernière période de la crise. L’heure était venue de l’opération suprême : on se recueillait. La Révolution s’achevait, sans trouble.

Le règlement voulait qu’en pareil cas on élût d’abord le président de la Délégation. Les divers groupes avaient presque tous mis en avant, selon la pensée du Maître, le nom de Saltzen. Il fut élu. Sa seule présence au fauteuil., en cette dramatique journée, accentua l’impression de gravité profonde qui dominait ici déjà. Salongue vie politique, connue de tous les Oldsburgeois, son charme de parole, sa prestance, la noblesse de tout son être sans âge, exerçaient déjà une autorité sur l’Assemblée. En plus de l’élégance du baron de Nathée, il possédait un autre avantage : la Force.

Mais on ne pouvait savoir dans quelle amertume il était venu s’asseoir à ce fauteuil, prendre ce rôle qui se présentait aujourd’hui lourd d’un si pénible devoir. On traitait autrefois Nathée de « maître de cérémonie ». Aujourd’hui Saltzen allait être le maître, le metteur en scène, de la grande cérémonie nationale. De tous ses collègues, il était peut-être celui sur qui l’influence royale de Béatrix agissait le plus fort. Nul n’avait comme lui le sens de sa grandeur occulte de reine, de cette magnification d’elle-même dans l’ascendance des rois, le sens de la Dynastie ; nul n’avait plus éprouvé son charme, nul n’avait si justement mesuré le malheur qui l’écrasait. Et c’était précisément à lui qu’il incombait de porter contre elle, au nom de l’Assemblée, les paroles de répudiation ! Sa douleur éclata dans ses mots quand il parla :

— Je n’ai pas lu dans l’Histoire, dit-il, qu’il y ait eu jamais une tâche comparable à la mienne pour la pénible obligation qu’elle m’impose. Président d’une assemblée que les élections ont faite républicaine, je dois m’associer à son programme de rénovation constitutionnelle. Nous sommes les mandataires de la Nation… que dis je ! nous sommes la Nation démocratique elle-même qui demande le régime de la liberté, qui réclame la République poméranienne. La République ! Mais n’est-elle pas installée déjà partout ? Elle est assise dans les esprits, — dans les cœurs, si fortement que, lorsqu’il s’est agi de détacher du peuple ce symbole vivant que nous sommes, on a vu se former simplement cette Délégation républicaine. Le passé s’évanouit ; l’ère nouvelle commence, elle est commencée, elle date déjà. Nous sommes affranchis, nous sommes libres !… Hélas ! et voici que je trouve ici, sous ma main, la formule ancienne du serment qui me rappelle à la réalité, la formule qui, jurée, doit nous asservir au régime fini, dans un engagement de fidélité à la Souveraine… Et je dois vous le présenter, messieurs, ce serment, et je dois vous le proposer… Quel est celui d’entre vous qui le prononcera ?… Ah ! madame, vous qui fûtes la meilleure des Reines, et qui nous écoutez, Votre Majesté est le témoin de ce qui se passe dans nos cœurs. Nous nous émancipons ; la Nation, vieille de dix siècles, veut enfin se guider elle-même. Vous fûtes aimée comme une mère, mais nous sommes le peuple majeur !…

Le bon Saltzen n’en put dire davantage. Quand, en tournant les yeux vers la tribune royale, sous le lambrequin du dais en pâle tapisserie héraldique, il voyait cette rigide figure de Béatrix, si morne, si éteinte, dans sa robe magnifique de moire brodée, il se sentait mourir de confusion. Abreuver de chagrin une femme, et celle-là ! prononcer contre elle ce réquisitoire, alors qu’elle ne pouvait plus se défendre, à la minute qu’elle devait sentir ce qu’est l’abandon de tout un peuple ! Tout craquait autour d’elle. L’autorité s’était éteinte entre ses mains, sans violence, sans formalité légale, comme s’éteint un flambeau. Elle aurait pu appeler la Force. La Force, que représentait la Garde, était acquise au nom de Wartz, et contre Wartz elle serait demeurée inerte. C’était une agonie terrible à voir. La souveraine était irrémédiablement perdue, elle le comprit.

Elle fit un signe. On la vit tendre à son chambellan de droite une enveloppe cachetée de cire. Il ne fut pas fait comme pour une vulgaire communication. Les huissiers parlementaires n’intervinrent point. Le chambellan descendit les degrés de la tribune royale et vint lui-même remettre le pli sur le bureau de Saltzen, auquel il adressa quelques mots.

L’enveloppe portait :

« À Monsieur le Président de la Délégation. »

Saltzen demeura une minute dans l’impossibilité de reprendre la parole. Debout, penché à son bureau, les deux mains appuyées sur l’enveloppe aux cachets de cire, il garda tout un instant l’Assemblée suspendue à l’émotion qu’on le sentait endurer.

— La Reine, dit-il enfin, par mon entremise, demande à la Délégation que la séance soit suspendue, ses forces ne lui permettant pas de demeurer davantage.

Le document qu’il tenait sous sa main, c’était l’acte de renonciation au trône. Elle l’avait signé d’avance, elle l’avait apporté clandestinement, à bout d’efforts, sentant bien désormais que son endurance physique même était épuisée. Elle l’avait caché pour être libre de le lacérer si le miraculeux hasard qu’elle ne se lassait pas d’attendre la sauvait. Mais il n’y a pas de miracles pour les reines que la destinée poursuit, et, dès qu’elle était entrée, l’attitude de la salle l’avait avertie de la fin de tout. Ainsi elle ne faisait plus obstacle à son ennemi, elle livrait son abdication, elle remettait l’héréditaire pouvoir aux intrus, elle s’en allait, elle s’en allait silencieusement, n’ayant plus dans le cœur qu’un tumulte de sanglots.

Sa Majesté, cette adorable Majesté, dont huit, millions d’êtres s’éprenaient autrefois dès qu’elle apparaissait. Sa Majesté se leva, dans le sourd bruissement de la moire froissée. Sa traîne se déroula en flots noirs derrière elle. Tout le monde était debout, dans une espèce d’angoisse ; on la regardait ; n’allait-elle pas mourir ?

On la regardait une dernière fois ; elle s’en allait lentement. La plénitude et l’éclat de sa maturité étaient encore une des causes de sa grandeur ; on vit ses épaules, ses nobles flancs, tout son corps de statue fait pour tant de puissance. C’était la fille de Conrad et de Wenceslas, d’Othon et de Wilhelm le Boiteux., la fille de Bertrand le Croisé, et la fille de cet aïeul lointain, au nom tellement magique et troublant qu’une goutte de son sang parfume de poétique gloire toute une race : Charlemagne. C’était aussi l’allégorie vivante de la Patrie, et elle s’en allait. Elle faisait un pas, deux pas, on n’entendait que le bruit de sa traîne de moire dure sur le tapis de la loge royale. Les deux gardes blancs de l’escorte présentèrent les armes. Elle disparut dans l’ombre du fond.

Alors avec un bruit de tempête, l’Assemblée se précipita vers les portes. Il y eut deux courants en tourbillon : l’un enclosait les ministres pour atteindre Wartz, l’autre cherchait Saltzen. La contrainte de tout à l’heure se transformait en folie maintenant, et quand la nouvelle de l’abdication eut commencé de courir la masse, le délire n’eut plüs de mesure. L’étrange sentiment que leur inspirait encore leur souveraine n’avait fait de tous ces hommes que des êtres impressionnés et plus vibrants, plus aptes, elle partie, à l’enthousiasme du régime nouveau. L’impatience les prit déposséder enfin la loi républicaine ; ils ne causaient plus, ils discouraient ; ils se haranguaient les uns les autres avec exaltation. L’heure présente avait fait trois cents rhéteurs de ces trois cents hommes d’affaires publiques. C’était un rajeunissement national dont ils participaient, une griserie. Ils devinrent bons. Ils s’aimèrent dans la loi d’amour que serait le nouveau régime ; ils se dignifièrent dans la pensée de la liberté. Ce fut un baptême de grandeur qui les rénova pour entrer dans le lumineux futur du pays. L’horizon de l’histoire leur apparaissait comme un âge idéal de vertu et de bonheur. Ils parlaient avec une éloquence naïve de ces vertus civiques et de ce bonheur social.

La suspension de la séance fut longue. Presque tous les délégués cherchèrent à voir Samuel Wartz et n’y parvinrent pas. Il s’était éclipsé. On l’avait pressenti pour un projet de gouvernement provisoire dont il devait être le chef. Mais il s’était récusé pour cette dictature dont le principe blessait dans son berceau la jeune Liberté. On supposa qu’il avait fui pour se soustraire à de nouvelles sollicitations.

L’office de l’Intérieur, même dans une République, a bien des semblances de dictature, semblances discrètes, inconnues et réelles, qui peuvent, du ministre, faire un homme redoutable d’autorité ; mais on a toujours le sentiment que cette autorité tire sa genèse du peuple, et cela suffit à calmer l’opinion alarmée. Saltzen l’avait dit : les opinions sont des sentiments.

Quand Wartz fut revenu après sa mystérieuse absence, la séance reprit. Il se fit, une fois la salle pleine, un tel calme, qu’on aurait cru ces hommes politiques prêts à voter, dans la somnolence, quelques centimes additionnels sur la circulation d’une denrée alimentaire ; mais leurs paumes posaient à leurs pupitres, et si l’on avait prêté l’oreille attentivement, on aurait entendu les pupitres trembler sur toute la courbe de leur ligne.

Le papier grinça là-haut, sous la main du président Saltzen ; il décachetait le pli royal. Son flegme parut à tous parfait. On n’ignorait pas qu’il était à demi mort d’émotion et de religieux trouble, mais on lui sut gré de cette impassibilité si conforme à son rôle. Nathée fût retombé à son fauteuil, sans voix et sans force ; pour Saltzen rien ne parut de l’angoisse qui lui glaçait le sang dans les veines. Sans que sa voix fût altérée, il lut l’acte de Béatrix ; le dernier acte : « Moi, Béatrix de Hansen, reine de Poméranie… (chacun de ces mots, un à un, tombait comme une chose d’or dans ce reliquaire géant qu’est l’histoire) je déclare… » Elle n’avait pas absolument copié la formule prescrite ; son incomparable personnalité reparaissant jusqu’au bout, elle avait changé les mots, voulant, dans son humiliation, non pas obéir, mais agir en maîtresse d’État ; elle ne disait pas : « Je déclare me soumettre », mais ceci : « Je déclare, pour épargner à mon peuple les horreurs d’une lutte civile et d’une révolution, abandonner de ma propre volonté, et dans la plénitude de ma raison, mes droits au trône poméranien, avec ceux de mes descendants. »

— À la tribune, Wartz ! dit une voix dans les bancs.

— À la tribune ! en répétèrent cent autres.

L’ancienne idole tombée, on voulait acclamer l’autre.

Et l’autre apparut, identifié à cette minute avec l’idéal d’État qu’il avait créé. L’hémorragie de sa blessure, le matin, l’avait affaibli visiblement ; il n’y fît pas allusion ; il parla d’une voix creuse, abrégeant les discours de feu qui lui montaient aux lèvres. Il semblait s’attachera faire disparaître sous l’Idée, sa personne extérieure. Le bras serré au corps par le bandage de soie noire, la pâleur et les ombres de fièvre sur son visage étaient les seuls indices de sa souffrance. Il parut même laisser inaperçues les marques d’enthousiasme dont il était l’objet.

— La délibération de l’Assemblée dans ses bureaux, pendant la suspension de séance, dit-il, a donné comme résultat cette unanime résolution de constituer un gouvernement démocratique. Interprète de la Délégation, et en son nom, au nom du peuple poméranien, au nom de ce gouvernement dont on a voulu que je préside les travaux, je proclame la République.

Ce mot prononcé, la contrainte devint impossible : dans les loges, sur les bancs, de grands cris, hourras prolongés d’enthousiasme, éclatèrent ; les bras se levèrent, se tendirent d’instinct vers le ministre ; certains délégués, transportés, escaladèrent leurs pupitres et vociférèrent des idées sublimes sur la liberté, la patrie, la souveraineté du peuple. Des chants, des éclats de voix, des choses incohérentes partaient des loges ; on entendait le nom de Wartz lancé sans interruption par de douces et pénétrantes voix de femmes.

À la tribune, toujours rigide, la tête penchant un peu en arrière, la main large, les lèvres entrouvertes, les yeux dans l’inconnu, le tribun goûtait la saveur de ce qui venait à lui sous cette ivresse. Il sentait battre à ses tempes le halètement du travail accompli : il revoyait le chemin parcouru depuis quinze jours, avec tout ce qui gisait de son cœur sur la route, et il en fut orgueilleux.

— Messieurs, reprit la voix de Saltzen, je pardonne votre démence à la puissance de votre émotion, mais laissez-moi vous le dire, ce qui doit accueillir le plus noblement ce début d’un âge nouveau, c’est le silence et le recueillement.

On se tut, et l’on se recueillit. Même le public indiscipliné des loges auquel il s’était adressé en parlant, public fait de femmes et d’hommes triés parmi les plus exaltés en politique dans tout Oldsburg, obéit aux paroles fermes du président. L’émotion avait rendu les consciences molles et pieuses, prêtes à toutes les docilités envers la religion nouvelle.

— Je propose âmes confrères et à l’Assemblée, dit encore Wartz, de communiquer sur-le-champ au peuple d’Oldsburg et de la Poméranie la grande nouvelle qui le concerne, qui l’élève au pouvoir, qui le fait souverain. Le gouvernement pourrait se rendre à l’hôtel de ville pour proclamer, dans îa maison du peuple, la naissance de la démocratie.

— À l’hôtel de ville ! À l’hôtel de ville !

— Demain, continua le jeune ministre, les travaux de l’Assemblée commenceront ; un projet de « constitution sera porté à la connaissance de la Délégation ; mais, aujourd’hui, rien ne doit être dit que des mots de fête et d’allégresse.

— Vive la république ! hurla la salle. Vive Wartz !

Samuel descendit. Au pied des marches, Wallein venait au-devant de lui, Wallein qui l’avait combattu, Wallein qui, déloyalement, avait voulu lui prendre ses armes, et qui représentait si bien l’incertaine Poméranie d’autrefois, fixée maintenant dans son opinion passionnée. Il tendait les deux mains ; Wartz s’approcha ; ils s’embrassèrent. Dans les loges, une foule de petits mouchoirs tremblaient, lourds de larmes, et, parmi les délégués les plus graves, il s’en trouva qui détournèrent la tête pour ne pas laisser voir ce qu’ils ressentaient.

Aussitôt, les sept membres du gouvernement, le président Saltzen et les délégués de la ville sortirent pour se rendre à la mairie. Le ministre Moser désirait que le détachement des gardes qui se trouvait ici de faction les escortât. Mais Wartz repoussa cette idée. Il ne voulait pas d’escorte.

— Nous sommes du peuple, dit-il, et sous la garde du peuple, qui nous fera de lui-même passage.

Quand ils approchèrent des portes de sortie sur la rue aux Juifs, ils commencèrent d’entendre la grande rumeur du dehors. La foule, qui n’avait pu trouver place dans les tribunes, attendait ici l’issue de la séance, et le bruit venait d’être répandu dans la masse que la République était proclamée. La vue de Wartz, nu-tète, le chapeau à la main, précédé de deux huissiers, et que suivaient les autres membres du gouvernement, produisit un effet tout autre que celui auquel on aurait pu s’attendre. La rumeur s’éteignit lentement et mourut ; il n’y eut plus que le sourd murmure de tant de souffles haletants, une sorte d’extase.

Les huissiers firent un seul geste : celui d’écarter leurs deux bras rapprochés, et la foule comprit ; elle se rétracta de droite et de gauche vers les trottoirs ; le mouvement se propagea tout le long de la rue, et il y eut dans l’instant, entre les deux haies noires bougeantes où palpitaient des mains levées, des chapeaux, des écharpes de femmes, une route large et libre où le cortège chemina.

Au tournant de la rue aux Moines, il y avait encore foule : un mouvement analogue s’accomplit. Mais, à présent, une houle venait derrière ; les deux flots humains suspendus reprenaient leur cours, dans une masse unique, un processionnement en marche vers l’hôtel de ville. Il faisait beau ; le soleil, qui se couchait, ne dorait plus que le haut des pignons et les toits, mais il y avait, au-dessus de cette grandeur sereine d’un peuple en rêve, l’autre grande sérénité du ciel bleu.

Et Wartz buvait ces choses mystérieuses, ces regards chargés d’amour qui par milliers le dévoraient, cette pensée ardente dardée vers lui. C’était une sensation sans mesure, surhumaine, confusément mêlée à la corrosion de sa blessure qui semblait s’étendre, gagner jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle de son bras souffrant, mêlée aussi à la fièvre qui aurait dû, à cette heure, l’étendre inerte sur son lit.

Ils prirent la spacieuse rue de l’Hôtel-de-Ville. Les fenêtres s’ouvraient aux façades des maisons, et l’on pressentait, à voir le cortège, la grande métamorphose politique accomplie.

Depuis le matin, Oldsburg était sur pied, dans la rue. Les membres du gouvernement n’avaient pas pénétré depuis un quart d’heure dans l’intérieur de l’hôtel de ville, que la place s’était comblée. La statue du roi Conrad soutenait des grappes d’êtres vivants. De toutes les rues aboutissant ici, remontait une masse à chaque minute plus compacte, un mouvement foulant. Le calme de tout à l’heure n’avait pu durer : des chants et des querelles, des cris et des murmures éclataient de toutes parts. Des groupes d’artisans se frayaient un passage dans la masse, brandissant en trophées les plaques indicatrices de la rue Royale qu’ils avaient arrachées du haut en bas de la grande voie, comme un outrage à l’allégresse d’un tel jour. D’autres agitaient des cercles de métal tordus : c’était le monogramme de la Reine, qui faisait médaillon aux grilles de la rue aux Juifs ; et l’on vit venir enfin, porté au-dessus de la foule, dans le balancement cahoté de la marche, une large toile peinte déclouée, flasque, dressée sur des piques. C’était un portrait de Béatrix dans son costume du sacre, un ornement du musée royal, un poème. La figure était mutilée et outragée, le diadème coupé, les yeux crevés, la bouche tailladée. Cet acte dut paraître au peuple une des grandes choses de la journée, car on se pâma devant ce fait d’armes.

Au bout d’une heure d’attente, Wartz et ses collègues parurent à la tribune de pierre qui s’avançait, dans le style grec, au-dessus du péristyle. Le faîte de cette tribune était soutenu par trois colonnes doriques aux rondeurs desquelles vinrent s’adosser les sept ministres, sur l’extrême rebord de l’avancée. Wartz, de sa main valide, tenait un papier. Il lut :

« Peuple poméranien… »

Mais, dès ce moment, le tonnerre de la foule couvrit tout. Le fourmillement noir s’étendait rue de l’Hôtel-de-Ville et dans les deux tronçons de celle de la Nation, comme les trois bras d’une croix formidable de vies, dont la place eût été le centre ; et, de la gorge de tous ces êtres qu’on ne nombra jamais, sortit un cri qui ne finit point. Les mots de Wartz s’envolaient dans le néant. Il proclama, dans la froide formule constitutionnelle, le gouvernement nouveau ; on ne l’entendit pas, mais on fit mieux, on le comprit, et la même émotion républicaine tordit tous ces milliers de cœurs avec le sien.

Derrière lui, les derniers rayons du soleil finissant nacraient les vitres des grandes baies de l’édifice ; c’était, à la tribune, un fond miroitant et irisé d’apothéose. Quand, d’en bas, les acclamations commencèrent de monter vers le jeune meneur, ses collègues s’écartèrent, en vains comparses qu’ils étaient. Il ne resta que lui, sa forme noire, rigide et silencieuse, — sur le bord de la tribune. Il entendit longuement ce grand cri d’amour qui semblait venir de plus loin, des provinces distantes, des charbonnages du Sud, des côtes maritimes, des petites cités, des campagnes. La ville frémissait des extrémités de ses rues à ce centre vital. Mais Oldsburg n’était rien, ces cent mille êtres grisés ne comptaient pas pour lui ; ce qu’écoutait, en cette minute, sa pensée distraite, ce n’étaient pas ces vivats tapageurs, mais le murmure lointain et suave de la Nation chantant l’avènement de la liberté, c’était la musique de sa création qui vivait, c’était son œuvre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la nuit, une douce lueur monta des rues. On illuminait. Aux façades, les fenêtres se dessinaient en petits verres de lumière. Des cordons de feu couraient, des girandoles, de frêles lampes de papier, aériennes, bousculées au moindre vent, suspendues à d’invisibles fils dans le noir. Tant de petites flammes pâles, flammes fumeuses, flammes jaunes des chandelles, flammes minimes des mèches buvant l’huile, donnaient à la ville une couleur d’incendie. Des chants, le chant nouveau de la nation, traversaient l’atmosphère. Oldsburg vibrait toute, sans une ruelle, sans un coin qui se tût. Et par-dessus le tumulte bourdonnaient les cloches des églises, qui ne cessaient point de secouer dans l’air la joie angoissante de leurs ondes sonores.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la gare de Hansen, dans le brouhaha des trains arrivants, trois femmes en deuil descendaient de voiture avec un enfant. Nul ne les vit, pas plus que le baron de Nathée qui les escortait. Sa longue silhouette enfouie dans le pardessus long, il se tenait à distance, tête nue, et le visage dissimulé dans la fourrure du vêtement. Quelqu’un vint à leur rencontre et les guida vers un bureau dont Samuel Wartz lui-même leur ouvrit la porte. Il était le maître partout. Les trois tristes créatures, incertaines, affolées, avec ces regards furtifs qu’ont les gens traqués, le suivaient sans rien dire, et le baron, livide, suivait les trois formes noires. Le chef de gare aussi était là, muet comme les autres, les guidant vers une voie obscure, vers un train minuscule à une seule voiture. Le fonctionnaire portait une lanterne qui tournait au bout de son bras, et qui faisait tourner aussi des ombres géantes, par terre. Celle des trois femmes qui tenait l’enfant par la main trébuchait sur l’acier des rails. Quand elles eurent atteint le petit train minuscule, Wartz ouvrit une portière ; il salua très bas. La dame en noir qui monta la première passa sans le regarder. Elle s’en fut se cacher dans l’ombre du coin. On ne la revit plus.

C’est ainsi que s’en vont les Reines.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Samuel Wartz revint chez lui par des chemins détournés, pour échapper à la foule.

Madeleine l’attendait, anxieuse, son sourire éteint, guérie de sa gaieté, irrémédiablement grave désormais. Elle lui tendit son front, froidement.

— Comment vas-tu ? Souffres-tu bien ? Vas-tu te mettre enfin au lit ?

Elle ne pouvait pas faire allusion aux scènes de la journée. L’effort était au-dessus de son courage. Samuel répondait distraitement :

— Non… Oui…

— Sais-tu ce qui nous arrive ? dit-elle encore, Hannah est partie. Ce qu’elle a fait est indigne ; sans me prévenir, sans un mot de reconnaissance, elle a fermé sa malle, elle s’est enfuie, je ne l’ai pas vue.

Le visage de Samuel prit une expression de triomphe inexplicable. Cet acte d’Hannah, si plein de sens pour lui, couronnait dans son esprit une longue suite de pensées, une théorie aimée, sa théorie, sa Loi ! Mais pour Madeleine, il demeurait inconcevable et révoltant, c’était un désenchantement nouveau ; elle avait envie de pleurer en y songeant.

— C’est une ingrate, dit-elle très amère.

Samuel l’appela d’un geste de malade, le bras tendu :

— Viens, Madeleine, berce-moi ; je suis las !

FIN

TABLE

III. 
 68
IV. 
 92
V. 
 128
 157
VII. 
 178
VII. 
 209
XII. 
 302

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 7579-2-18.