Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre VIII

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Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 298-299).

Chapitre VIII.

Saint Bernard s’élève avec véhémence contre des vices que les religieux de Cluny décoraient faussement du nom de vertus.

Contre les superfluités des Clunistes. 6. On dit et on croit avec raison que les saints pères ont institué la règle de Cluny, et que sans aller jusqu’à l’anéantir, ils en ont adouci la rigueur en faveur des infirmes, de manière que le plus grand nombre possible d’hommes pût y faire son salut ; mais il s’en faut bien que je croie qu’ils ont autorisé ou prescrit toutes ces superfluités que je remarque dans plusieurs monastères, et je me demande avec étonnement d’où a pu venir chez des religieux une si grande intempérance dans le boire et le manger, tant de recherche dans les vêtements, le coucher, les moutures et le logement, et comment un monastère est réputé d’autant plus pieux et plus régulier qu’on y trouve toutes ces choses plus soignées, plus agréables et plus abondantes. En Les vices décorés faussement du nom de vertus. effet, on y traite l’économie d’avarice, la sobriété d’austérité et le silence de tristesse, tandis qu’on appelle le relâchement discrétion, la profusion libéralité, la loquacité affabilité, la dissipation et les rires gaieté, la délicatesse des vêtements et le luxe des chevaux dignité, le soin excessif du coucher propreté, et c’est faire preuve de charité que d’entrer dans cette voie. Mais cette charité-là est destructive de toute charité, ce juste tempérament, n’est rien moins qu’un vrai tempérament et une indulgence qui va jusqu’à sacrifier l’âme au corps est pleine de cruauté. En effet, quelle charité est-ce de choyer la chair au détriment de l’esprit ? quel tempérament, d’accorder tout au corps et rien à l’âme ? quelle indulgence enfin de soigner l’esclave et de faire périr la maîtresse du logis ? Une telle miséricorde n’a point à compter sur celle qui a été promise dans l’Évangile aux âmes miséricordieuses, quand la Vérité même disait : « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde (Matth., v, 7) ; » elle doit plutôt s’attendre au châtiment que Job, dans un esprit de prophétie et non de haine, annonçait en ces termes à l’impie dont le cœur était ouvert à une semblable miséricorde : « Qu’on ne se souvienne point de lui, mais qu’il soit arraché comme un arbre stérile (Job, xxiv, 20). » Pour quelle raison appelle-t-il sur sa tête un semblable traitement ? « C’est, dit-il, parce qu’il a nourri celle qui était stérile et qui n’enfantait point, tandis qu’il n’a point fait de bien à la veuve (Job., ibidem, 21). »

Il y a une indulgence désordonnée et perverse. 17. C’est donc une indulgence aussi contraire à l’ordre qu’à la raison que de céder à tous les désirs d’une chair infructueuse et stérile, qui ne sert à rien, selon l’expression du Seigneur (Joan., vi, 65), et qui, d’après l’Apôtre, ne saurait jamais posséder le royaume de Dieu (I Corinth., xv, 50), et de ne tenir aucun compte du conseil salutaire que le Sage nous donne en ces termes, à propos du soin que nous devons prendre de notre âme : « Ayez pitié de votre âme en vous rendant agréables à Dieu (Eccli., xxx, 24). » La vraie bonne indulgence est donc d’avoir pitié de son âme, et la miséricorde qui peut compter qu’il lui sera fait miséricorde un jour est celle que nous ne pouvons exercer sans nous rendre agréables à Dieu ; toute autre miséricorde, comme je l’ai déjà dit, n’est point de la miséricorde, mais plutôt de la cruauté ; tout autre tempérament n’a point sa source dans le discernement, mais dans la confusion, quand il nourrit celle qui est stérile, c’est-à-dire quand il n’est qu’une concession faite aux concupiscences d’une chair inutile, et n’a point pour but le bien de la veuve, c’est-à-dire quand il ne favorise point la culture des vertus de l’âme. Bien que privée de temps en temps de la présence de son Époux céleste, cette épouse ne laisse point cependant de concevoir et d’enfanter de l’Esprit-Saint des sentiments immortels qui peuvent mériter un jour dans le ciel une récompense incorruptible, s’ils trouvent ici-bas une culture pieuse et zélée. Les abus se propagent partout et finissent par passer pour être dans l’ordre.

18. Il n’est presque plus un monastère à présent où ces abus n’aient pris la place de la règle et où ils ne soient en vigueur avec quelques variantes, sans que personne songe à le trouver mauvais parmi ceux qui les conservent. Aussi en est-il beaucoup qui les suivent comme si ce n’étaient point des abus pour eux, et le font par conséquent sans aucune, ou du moins, sans grande faute, car le plus Il y a trois manières de les suivre. grand nombre les retient par simplicité, par charité ou par nécessité. Il est certain, en effet, que plusieurs religieux les suivent par pure simplicité, étant tout disposés à faire autrement si on le leur disait ; quelques-uns s’y prêtent pour ne point se mettre en désaccord avec ceux au milieu de qui ils vivent, préférant en cela le bien de la paix pour les autres à leur propre satisfaction ; enfin plusieurs les retiennent parce qu’ils se sentent tout à fait hors d’état de lutter contre la foule de ceux qui sont pour ces abus et les défendent hautement, comme autant d’articles de règle, et qui ne manquent point de résister de tout le poids de leur autorité, sitôt qu’on essaye, là où la raison même le conseille, de les restreindre ou de les changer.