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Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre IX

La bibliothèque libre.


Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 299-302).

Chapitre IX.

Saint Bernard compare la profusion qui régnait dans les repas des Clunistes avec la frugalité des anciens religieux.

Combien les visites que les moines se font aujourd’hui sont différentes de celles qu'ils se faisaient autrefois. 19. Qui aurait pu croire, dans le principe, à la naissance des Ordres monastiques, que les moines en viendraient un jour à un tel point de relâchement ? À quelle distance nous trouvons-nous aujourd’hui des moines qui vivaient du temps de saint Antoine ! Lorsqu’il leur arrivait de se rendre des visites de charité, ils étaient si avides de recevoir les uns des autres le pain de l’âme, qu’ils oubliaient le pain nécessaire à la vie du corps et passaient souvent le jour entier sans manger, uniquement occupés des choses spirituelles. C’était là de l’ordre véritable, quand on préférait la plus noble partie de l’homme à l’autre ; le comble du discernement, quand on donnait plus à la plus grande ; de la vraie charité enfin, quand on sustentait avec tant de soins les âmes pour l’amour desquelles Jésus-Christ est mort. Mais nous, pour nous servir des paroles de l’Apôtre, « lorsque nous nous réunissons, ce n’est pas pour manger la Cène du Seigneur (I Corinth., xi, 20), » car il n’y a plus personne qui demande le pain céleste ni personne qui le donne. On ne s’entretient ni des saintes Écritures, ni de ce qui regarde le salut de l’âme ; ce ne sont plus entre nous, pendant le repas, que plaisanteries, rires et paroles en l’air, que discours frivoles dont on repaît l’oreille à mesure que la bouche se remplit d’aliments ; tout entiers à ces entretiens, nous oublions toute mesure dans le boire et le manger.

Saint Bernard relève les abus des Clunistes, premièrement dans les assaisonnements. 20. Cependant les plats se succèdent sur la table, et, à la place des pièces de viande, dont on s’abstient encore, on voit figurer de beaux et nombreux poissons ; mais si, après avoir bien mangé des premiers plats, vous touchez aux seconds, il vous semblera que vous n’avez point encore mangé du tout, tant les cuisiniers mettent d’art et de soin à préparer tout ce qui est offert, de sorte qu’après quatre ou cinq plats les premiers ne font point de tort aux derniers, et quoique l’estomac soit plein, l’appétit n’a rien perdu de sa force. Le palais, séduit par de nouveaux assaisonnements, oublie peu à peu les mets déjà connus de lui, retrouve toute sa délicatesse au contact de condiments tirés de pays étrangers, et l’estomac se réveille connue s’il était à jeun, il continue à se remplir sans s’en apercevoir, la variété des mets lui fait oublier la satiété. Comme les choses toutes simples, telles que la nature les produit et avec le goût que Dieu leur a donné, nous sont devenues insipides, nous les associons à mille autres substances étrangères qui réveillent l’aiguillon de la gourmandise, et voilà comment il arrive que nous dépassons de beaucoup les limites de la nécessité avant que le plaisir de manger soit émoussé tout à fait. Qui pourrait dire, par exemple, de combien de manières, on accommode, pour ne pas dire on incommode les œufs, entre autres choses, avec quel art on sait, là, les battre et les mêler ; là, les réduire en eau ; là, les faire durcir ou les hacher en menus morceaux, les servir frits, rôtis, farcis, séparés ou mêlés à d’autres choses ! Or pourquoi tout cela, sinon pour prévenir le dégoût ? Après cela on s’étudie à parer les choses au dehors, de telle sorte que l’œil ne soit pas moins flatté que le palais devra l’être ; on veut y goûter au moins, quoique plus d’un renvoi indique assez que l’estomac est plein. Mais pendant que l’œil est flatté par la belle couleur des mets et le palais par leur goût délicieux, le malheureux estomac, qui ne comprend rien aux couleurs et ne trouve aucun charme aux saveurs, contraint d’engloutir tout cela, est plutôt fatigué que fortifié par ce qu’il absorbe.

Abus dans le boire. 21. Parlerai-je maintenant de l’eau comme boisson, quand on ne veut pour rien au monde en mettre même dans son vin ? Comme il va sans dire que, par le seul fait que nous sommes devenus religieux, nous avons acquis un très-mauvais estomac, nous nous gardons bien de ne pas suivre le bon conseil que l’Apôtre donne « de boire du vin, » en ce cas ; il est vrai que nous oublions, je ne sais trop comment, qu’il disait de n’en boire « qu’un peu. » Et encore plût au ciel que nous nous contentassions de vin, même pur ! Le dirai-je ? Après tout il vaudrait mieux rougir de le faire que de le dire, et s’il nous en coûte de l’entendre qu’il ne nous en coûte point de nous corriger. Eh bien ! on voit, pendant un même repas, remporter trois et quatre fois des verres à moitié pleins, dont on a flairé plutôt que goûté, touché du bout des lèvres plutôt que bu le contenu, pour choisir avec une habileté rare et une promptitude de connaisseurs, le vin le plus fort. Mais que penser d’un certain usage établi, dit-on, dans plusieurs monastères, de servir, aux grandes fêtes, certains mélanges de vin, de miel et d’épices[1]. Le mettra-t-on aussi sur le compte de la faiblesse des estomacs ? Pour moi je crois qu’il n’a d’autre but que de faire boire davantage et avec plus de plaisir. Mais quand on se lève de table, les veines gonflées par le vin et la tête en feu, qu’y a-t-il de mieux à faire que d’aller se coucher et dormir ? Ne forcez pas ceux qui sont dans cet état à se lever pour les matines avant d’avoir digéré, car ce n’est point un chant, mais des lamentations que vous feriez sortir de leur bouche.

Troisième abus : l’usage de la viande. 22. Une fois couchés, si on les questionne ils accusent quelque maladie et se plaignent non des excès de table qu’ils ont faits, mais de n’avoir point d’appétit. Il s’est même passé quelque chose de bien ridicule, si toutefois c’est vrai, comme me l’ont assuré plusieurs personnes qui disaient le savoir pertinemment, et que je ne veux point passer ici sous silence. Ainsi on aurait vu de jeunes religieux forts et bien portants quitter le couvent, se rendre à l’infirmerie sans être malades et manger de la viande, ce que la règle ne permet qu’aux infirmes et aux constitutions tout à fait débilitées pour réparer leurs forces (Reg. S. Bened., cap. xxxi et xxxix), non pour refaire une santé délabrée et tarir une source de souffrances, mais dans la pensée de soigner leur excessif embonpoint[2]. Je me demande d’où leur vient cet excès de sécurité pour jeter ainsi loin d’eux les armes, pour aller s’asseoir à de longs festins ou s’étendre mollement sur un lit de repos, comme si la lutte était finie et qu’ils n’eussent plus qu’à triompher de leur adversaire terrassé, quand ils se voient encore au milieu d’ennemis dont la rage déchaînée fait briller autour d’eux le fer de leurs lances et voler les traits de toutes parts. Quelle lâcheté est-ce là, valeureux soldats ! Quand vos compagnons sont au milieu du sang et du carnage, vous recherchez des mets délicats et faites grasse matinée ! Rendant que les autres, dis-je, veillent le jour et la nuit pour l’acheter le temps au plus vite, parce que les jours sont mauvais (Ephes., v, 16), Quatrième abus : l’excès de sommeil. vous, de votre côté, vous passez de longues nuits dans le sommeil et vous perdez le jour dans des entretiens oiseux ! Annoncez-vous la paix quand la paix n’est point faite (Jerem., vi, 14 et Ezech., xiii, 10) ? Eh quoi, ne rougirez-vous point en entendant l’Apôtre vous faire ce reproche avec indignation : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’à verser votre sang (Hebr., xii, 3) ? » Que dis-je, ne finirez-vous point par vous réveiller à ce coup terrible de tonnerre que le même Apôtre fait éclater à vos oreilles : « Lorsqu’ils diront : Nous sommes en paix et en sûreté, ils se trouveront surpris tout d’un coup, par une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse par les douleurs de l’enfantement, sans qu’il leur reste aucun moyen de se sauver (I Thess., v, 3). » En vérité, c’est un excès de précaution de bander ses plaies avant qu’elles soient faites ; de gémir de blessures qu’on n’a point reçues encore ; de parer le coup qui n’est point porté ; de frictionner d’avance la place où l’on ne souffre point encore et d’appliquer un emplâtre là où la peau est encore intacte.

23. Ensuite, pour distinguer les malades de ceux qui sont bien portants ; on a réglé qu’ils auraient un bâton à la main. La précaution est bonne ; avec ce bâton, il n’est plus nécessaire d’être pâle ou décharné pour paraître malade. Faut-il rire ou pleurer de semblables folies ? Est-ce ainsi que vécut un Macaire ? Sont-ce là les leçons d’un Basile et les institutions d’un Antoine ? Était-ce la manière de vivre des Pères de l’Égypte ? Enfin sont-ce-là les pratiques et les traditions que nous ont léguées de saints religieux, tels que les Eudes, les Maïeul, les Odilon et les Hugues que vous comptez avec orgueil parmi les princes et les maîtres de votre ordre ? Quand tous ces hommes, tout saints qu’ils étaient, ou plutôt parce qu’ils étaient saints, pensaient avec l’Apôtre « qu’on doit se contenter si on a de quoi se couvrir et de quoi manger (I Tim., vi, 8), » nous autres, nous voulons avoir non de quoi manger mais de quoi nous rassasier ; non de quoi nous vêtir, mais de quoi nous parer.

  1. Pierre le Vénérable a aboli cet usage, excepté le jour du jeudi saint, par son statut xi.
  2. Pierre le Vénérable a corrigé cet abus par son statut xii. On peut lire sur ce sujet une lettre fort importante de cet abbé, la quinzième du livre vi aux prieurs et aux frères gardiens de l’ordre, il se montre beaucoup plus sévère et plus véhément encore que saint Bernard lui-même, dans la manière dont il blâme cet abus.