Chronique d’une ancienne ville royale Dourdan/5

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CHAPITRE V

DOURDAN SOUS LES COMTES D’ÉVREUX
1307-1400.


Une fois en possession de Dourdan, Louis d’Évreux chercha les moyens de s’assurer une jouissance tout à la fois paisible et fructueuse. Il devait faire en sorte de ne point donner lieu aux habitants de trop regretter la domination royale, et en même temps il lui fallait retrouver le produit annoncé lors de la constitution de son apanage. Une occasion se présenta d’atteindre ce double but (1310). À demi-ruinés, comme nous l’avons vu, par toutes les servitudes et les réserves des chasses royales et la multiplication exagérée du gibier, les habitants de Dourdan et de Sainte-Mesme ne manquèrent pas de solliciter de leur nouveau seigneur la modification d’un état de choses qui menaçait d’entraîner leur désertion.

Louis, « la conscience enformée par bonnes gens dignes de foy, meu en pitié, voulant faire grâce au commeun desdites parroisses et encliner à leur resqueste, et mettre remède convenable parquoy ils puissent vivre paisiblement soubs lui et leurs héritages soustenir et sauver, » leur accorda pour toujours la suppression de sa garenne dans « leurs terres gaignables, prez, vignes, courtils et en tous les frisches que ils ont enclos entre leurs vignes et leurs terres gaignables. » Eux-mêmes avaient fixé les conditions du contrat. Tous les détenteurs de terres s’engageaient ensemble, chacun en proportion de son exploitation, à payer chaque année au comte et à ses successeurs au châtel de Dourdan, le jour et feste aux Mors, quatre-vingts livres parisis de rente en deniers. Cette rente était assise et assignée par eux sur tous leurs héritages, « si comme il appert estre contenu plus amplement en plusieurs roolles scellez du scel de la prévosté de Dourdan. » Dans le cas de défaut de paiement, le débiteur « payeroit l’amende telle comme l’on a usé et accoustumé de payer aux lieux dessusdits pour causes de cens non payé : c’est assavoir cinq sols. »

Ce n’est pas tout : Louis autorisait tous ceux qui paieraient la rente à chasser sur leurs terres, vignes, prés, jardins ou friches toutes les bêtes à pied clos, du lever au coucher du soleil, en se servant de filets, chiens, fuirons, etc., et en outre leur permettait la nuit de garder leurs terres et de prendre le gibier avec des chiens, des bâtons ou des pieux. S’ils étaient trouvés chassant de nuit avec d’autres engins, ils demeuraient passibles des anciennes peines, et si un habitant d’une autre paroisse était pris chassant sur le territoire, il devait être « mené au chastel de Dourdan pour ce méfaict, » et le comte et ses successeurs se réservaient de tirer de ce délit vengeance et profit[1].

Désireux de vivre en paix avec tout le monde, Louis voulut aussi terminer un différend qui existait entre lui et le prieur de Saint-Pierre. Celui-ci prétendait avoir quelques droits sur la terre des Murs qui appartenait au comte, sur l’étang et sur quatre étaux de la halle. Louis, pour en finir avec toutes ces prétentions, lui donna des lettres d’amortissement général pour tout le bien de son prieuré.

Il n’oublia sans doute pas non plus les frères de Louye, et c’est à lui qu’il faut attribuer très-probablement cette donation dont il est fait mention dans l’inventaire de la maison en 1696 : « Louys, fils de roy, donna une rente de bled[2]. ».

Deux grands procès, deux causes célèbres entre toutes, occupaient alors l’attention du royaume. C’était d’abord le jugement des Templiers, accusés de crimes mystérieux et sanglants. Les États généraux allaient être convoqués à Tours, à cette occasion ; on était au mois de mai de l’an 1308. Une curieuse charte a été conservée, par laquelle Dourdan nommait des députés pour la représenter à ces États généraux, et nous y trouvons avec intérêt quelques anciens noms. Jehan Aubert, prévoust de Dourdan, et Giles de Braules, garde du scel de la prévôté, font connaître le rappel de Jehan dou Chastel, bourgeois de Dourdan, clerc, récemment désigné pour se rendre à Tours, et la nomination faite, en son lieu et place, « de l’asentement et de l’acort des bourgois de Dourdan et de tout le commun, pour la chastellerie de Dourdan, de Jehan le Roy et Robert Ermesant, bourgois de Dourdan, lais, et Monnin Lade, sergent d’ice leu, » qui devront être à Tours, « à trois semaines de Pasques, là où le Roy nostre syre sera, à oir le commandement nostre père le Pape et le Roy nostre seigneur. » Donné à Dourdan, « le lundi devant la seint Jaques et seint Phelipe, » l’an 1308[3].

En même temps, un grand scandale éclatait à la cour de France (1314). Les chroniqueurs du siècle le racontent, la honte au front. Comme Dourdan est une des principales scènes de ce drame historique, nous le retracerons ici, uniquement d’après les anciens textes et les auteurs contemporains.

Sur les marches du trône, où ils devaient tour à tour monter, se voyaient alors, grands et beaux comme leur père Philippe le Bel, trois jeunes et vaillants princes, Louis le Hutin roi de Navarre, Philippe le Long comte de Poitiers, et Charles le Bel. Tous trois avaient épousé de jeunes et charmantes princesses dont la beauté attirait tous les regards. Louis, l’aîné, s’était uni à la fille du duc de Bourgogne, Marguerite, qu’il avait faite reine de Navarre ; Philippe avait épousé la première fille du comte de Bourgogne, Jeanne ; et Charles avait obtenu la seconde, Blanche, une toute jeune enfant.

Transportées loin de leur famille, dans une cour galante ; assez peu surveillées par leurs très-jeunes époux, les trois belles-sœurs couraient grand risque. La pétulante Marguerite (regina juvencula) se lia d’étroite amitié avec la petite princesse Blanche, et toutes deux passaient ensemble de joyeuses journées en compagnie des gentils chevaliers de leur suite. Jeanne, plus sage et plus sérieuse, se tenait un peu à l’écart. Sans être tout à fait de la même cour, elle voyait bien dans la conduite de ses sœurs certaines apparences qui lui déplaisaient ; mais elle fermait les yeux, par crainte du scandale et par amour de la paix[4]. Les choses allèrent de telle sorte qu’un certain jour Marguerite et Blanche, convaincues d’adultère avec deux jeunes chevaliers, furent saisies par ordre de leurs époux furieux, honteusement répudiées, couvertes de haillons, jetées dans une barque et transportées sur la Seine jusqu’aux Andelys, où une étroite prison les attendait au château Gaillard pour le reste de leur triste vie. La pauvre reine Marguerite, enfermée seule dans le haut d’une tour où elle avait froid, pleurait nuit et jour sa faute et le déshonneur qui en rejaillissait sur les reines de France. Ceux qui pouvaient la voir se retiraient le cœur brisé[5].

Quant aux deux chevaliers séducteurs, Philippe et Gaultier de Launay (de Alneto), regardés comme d’infâmes traîtres à leurs seigneurs ; convaincus d’avoir, depuis trois années, abusé de l’âge et de l’inexpérience des jeunes princesses, ils furent jugés à Pontoise et expièrent leur crime dans d’horribles supplices, écorchés vivants sur la place publique, mutilés, écartelés, décapités et pendus. Les époux outragés poursuivirent à outrance de leur vengeance féroce les complices présumés. Tous subirent la torture. Beaucoup de nobles et de vilains furent noyés ou tués en secret.

Jeanne même n’échappa pas au soupçon. Le vieux roi, outragé dans sa fierté, voulait aller jusqu’au bout de son déshonneur et n’épargnait personne. Il fit prendre aussi sa troisième bru pour la juger. Jeanne cria bien haut qu’elle était innocente, demanda à se justifier et obtint du roi qu’il fût fait à son égard une sévère enquête[6]. Mais il

fallait enfermer provisoirement la prévenue ; Philippe se souvint de Dourdan. C’était un lieu sûr, peu éloigné, une maison royale dont on pouvait faire une prison ; la captive s’y trouvait chez son oncle, Louis d’Évreux. Le séquestre était convenable et commode. Louis fit ouvrir son château à la jeune princesse. On l’y conduisit, gardée à vue, et on l’y retint prisonnière. Ordre était donné de ne lui rien refuser ; mais, triste et solitaire, la pauvre jeune femme pleurait l’absence de son mari qu’elle aimait, et n’était sans doute pas très-rassurée sur l’issue de cette triste affaire et la sentence de ses sévères juges[7]. Une année s’écoula, bien longue pour la captive de Dourdan ; la vérité s’était fait jour ; Jeanne était reconnue épouse innocente et pure, et, en grande assemblée du parlement de Paris, en présence du comte de Valois, de Louis d’Évreux et d’une foule de nobles seigneurs, un décisif et solennel jugement était rendu en sa faveur. Sa prison s’ouvrit, son mari vint la chercher et la ramena en grande pompe et allégresse à Paris. C’était aux environs de Noël ; tous les princes du sang se rendirent à sa rencontre ; le roi lui-même vint au-devant d’elle pour lui faire honneur. Ce n’était plus le roi Philippe le Bel ; il n’avait pas survécu à ce grand chagrin domestique, et la France était en deuil de lui.

C’était Louis, le nouveau roi, qui n’avait guère le cœur réjoui en pensant à son père mort et à sa coupable et malheureuse épouse[8]. Plus heureux que ses frères, ou plus habile, suivant les sceptiques de l’histoire, Philippe, comte de Poitiers, retrouvait intact son honneur conjugal, conservait la riche dot de sa femme, et la belle Jeanne ne tardait pas à s’asseoir à ses côtés sur le trône de France. Le roi Louis, en effet, succombait, jeune encore, à son farouche chagrin. Quant à l’infortunée Marguerite, en dépit de son touchant repentir, une impitoyable vengeance l’avait poursuivie jusque dans son cachot, et elle était morte étranglée. La pauvre petite Blanche s’était lentement éteinte derrière les grilles d’un cloître, oubliée de Charles, qui épousait la comtesse d’Évreux.

Le nom de Dourdan dut être alors dans toutes les bouches. La France suivit avec une curiosité émue ce grand procès où se jugeait l’honneur de trois reines. Pendant une année, les regards durent être fixés sur ce donjon fermé qui cachait une grande coupable ou une innocente victime ; et toutes les histoires du temps[9] sont d’accord pour enregistrer, presque dans les mêmes termes, cette détention de la princesse Jeanne dans le château qui, sous la plume des copistes, s’appelle tour à tour : Durdactum, Dardunum, Dordonum, Dordanum ou Dordan.

Louis d’Évreux laissa trois enfants : l’aîné, Philippe, eut le comté d’Évreux, et par sa femme, fille de Louis le Hutin, le royaume de Navarre ; le cadet, Charles, garda Étampes, Dourdan, Gien et autres lieux ; une fille, Jeanne, épousa son cousin Charles le Bel, et fut reine de France. Charles d’Évreux préféra à Étampes, dont la baronnie fut pour lui érigée en comté (1327), la résidence voisine, et plus modeste pourtant, du château de Dourdan. Attirée sans doute par la pureté de l’air, sa femme Marie d’Espagne, petite-fille de saint Louis, y vint faire ses couches et son fils aîné y reçut le baptême. Dédaignant la fraîche et large vallée d’Étampes, son antique cité, son vieux châtel du bon roi Robert, ses belles églises, son puissant donjon de guinette, naguère prison de l’infortunée reine Ingelburge, Marie aima mieux la paisible et plus étroite vallée de Dourdan, aux riches versants garnis de vignes et couronnés de grands bois, le manoir aimé de Philippe-Auguste et de saint Louis, le vieux village des Capétiens groupé autour de ses deux paroisses et de sa grosse tour.

Arrivé à ce point de son récit l’intéressant et aimable historien d’Étampes nous jette un regard d’envie, et, parlant des premiers comtes d’Étampes, il dit : « Possesseurs en même temps de la châtellenie de Dourdan, ils avaient établi dans cette ville leur résidence habituelle et se plaisaient à la doter de leurs faveurs. Étampes, en quelque sorte veuve et délaissée, n’avait que de loin en loin une part dans leurs bienfaits[10]. »

Charles ne négligea rien pour agrandir son domaine de Dourdan et lui donner de l’importance. Il acheta des terres, des prés, des maisons, et le trésor des chartes a conservé de tous ces achats des titres qui sont presque tous datés de Dourdan (1329-1333). Nous avons dépouillé avec soin ces actes et, dans une histoire locale comme celle-ci, on nous permettra d’en donner quelques extraits qui rappellent des noms connus ou oubliés dans le pays, indiquent les possesseurs des terres et des censives et fournissent sur l’époque des renseignements toujours précieux.

En 1329, Charles achète une maison « qui fut Jehan de Béville, sise à Dourdan devant le pont dou chastel, tenant d’une part à la méson Éclin de Buysson et d’autre part à la veuve Drappier[11]. »

En mars 1330, il achète « de Denis dou Tertre » deux arpents et demi de prés « sis au Grésillon (Grillon) dans la chastellenie de Dourdan[12]. »

Le samedi « jour de feste saint Loys » 1330, vente par Étienne Hermant « pour le prix de 12 livres de la monnoye courante ou temps que la vente se feist, » d’une maison assise à Dourdan « tenant d’une part à la méson Jehannette la Hermande et d’autre part à celle qui fu Hervé le Breton, tenue de monseigneur le comte à 10 deniers de cens payez par an à la Saint-Rémi[13]. »

En 1331, Charles rachète moyennant 13 livres parisis, « de Gilles de Roillon, escuyer, demeurant à Roillon (Rouillon), » le droit de criage des vins et autres boissons que ce seigneur possédait en la ville de Dourdan et « en la chastelerie d’environ, » et en même temps la redevance de 20 deniers parisis de cens que Gilles de Rouillon prélevait chaque année sur une pièce de terre que « monseigneur monsieur le comte a assis ou terrouer des murs de Dourdan lès l’Etanc[14]. »

Le jeudi après la fête du Saint-Sacrement 1333, comparaissent par-devant Jehan du Berée, tabellion, et Gilles de Braules, garde-scel de la prévôté de Dourdan, Bertaut Ermessent et Jehannette, sa femme. Ledit Bertaut était alors en prison à Dourdan. « Toutevois, Nicholas le Camus, bailli de la terre de très-excellent et puissant prince Mgr monsieur Charles d’Évreux, comte d’Estampes, le délivra et mit hors de prison et en leva la main. » Toutes les précautions étant prises pour écarter le soupçon d’atteinte à la liberté individuelle, « Bertaut, tout déprisonné et franche et délivré en personne, avec sa femme, reconnut de sa bonne volonté et sans forcement avoir vendu à Monseigneur, pour la somme de sept vingt livres parisis, environ 24 arpens de terre arable et certains héritages qu’ils tenoient en la ville de Dourdan et au terrouer d’environ. » Parmi ces terres morcelées en plusieurs pièces, les unes sont situées « au champtier de Pautolet (Potelet) » tenant à Jehan de Esteville, à la terre de l’ostel Dieu de Dourdan, à Jehan de Bris, à Symon de Broillet, « au ruel, » au « chemin de monseigneur, » et sont tenues à cens de Symon de Broillet ou à champart des dames de Lonchamp ; les autres sont situées au « champtier de Lufrehart (Liphard) » ou à Lufrehart, tenues à cens de Jehan Aubert ou à champart de messire Guillaume du Brueil ; d’autres « au bois des Broces ou au champtierde Quoechereau. » De plus il y a un hébergement, avec ses appartenances « séant à Dourdan, lez le cimetière Saint-Germain, » tenu à 2 souls 6 deniers de cens ; une granche, séant à Dourdan, « qui fut jadis Jehan Charneste, » tenue à 6 deniers de cens ; et environ trois quartiers de vignes « séant en Quoechereau, » tenus à 3 deniers et maille. Sur ces héritages, les vendeurs quittent tous les droits seigneuriaux et autres qu’ils peuvent avoir et s’en désaisissent en la main d’Arnoul le Boucher, prévôt de Dourdan, consentant que Symon de Landes, « chastellain de Dourdan pour ce temps, » en fût saisi au nom de monsieur le comte[15].

Le mardi « devant la Nativité N. S. » 1333, Jehan de Bris, bourgeois de Dourdan, vend à Mgr d’Étampes, moyennant 24 livres parisis, deux pièces de terre arable « au terrouer de Dourdan, champtier de Gaudrée, » l’une de 4 septiers ½, tenant au chemin d’Étampes, devant à la Saint-Rémi 3 souls parisis aux dames de Lonchamp ; l’autre de 3 mines, tenue des héritiers de Arnoul Mautaillé, à 3 deniers de cens[16].

Plein de bienveillance pour le prieur de Saint-Germain et ses chanoines, Charles d’Évreux fit expédier à leur profit, peu de temps avant sa mort, des lettres d’amortissement qui ont été conservées dans le trésor de Saint-Chéron (1335)[17], et désireux de leur laisser après lui un pieux souvenir, il leur assigna, dans son testament, une rente de dix sols tournois, à la charge d’un anniversaire. Nous avons encore les lettres patentes par lesquelles sa sœur, la reine Jeanne, son exécutrice testamentaire, donne suite à cette disposition[18].

Au comte Charles, mort sur un champ de bataille, succéda (1336) Louis son fils, deuxième du nom, comte d’Évreux, seigneur de Lunel, plus souvent nommé Louis d’Étampes. Élevé sous les yeux de son beau-père, le duc d’Alençon, auquel, jeune encore, s’était remariée Marie d’Espagne, Louis, l’enfant de Dourdan, fut un vaillant et généreux prince dont la France eut plus d’une fois raison d’être fière. Partout on le retrouve au premier rang de ces preux et nobles chevaliers qui, sous les yeux de Philippe de Valois, leur souverain, s’efforcèrent de résister aux Anglais, dont les puissantes armées menaçaient d’envahir tout le royaume. En convoquant l’arrière-ban de ses guerriers. Louis n’oublia pas d’appeler à ses côtés ses hommes d’armes de la vallée de Dourdan et les jeunes compagnons de son enfance. Maint habitant de cette contrée, marchant à la suite de son suzerain, partagea les périls, les succès et les revers qui signalèrent tour à tour le règne du premier des Valois. Le pays, appauvri, ne refusa jamais ses deniers ni son sang ; et dans cette grande misère de la France, Dourdan, à demi ruiné, vit longtemps ses fils décimés et ses terres laissées sans culture. Sous le règne suivant, le comte Louis figure au nombre des seigneurs que le roi Jean arma chevaliers à Reims, pour rendre plus magnifique la cérémonie de son sacre. Puis, quand arriva le jour funeste de la bataille de Poitiers (19 sept. 1356), l’histoire nous le montre encore présent à ce combat. Fait prisonnier avec le roi Jean, il eut part aux honneurs que le prince de Galles, généreux vainqueur, se plut à rendre à son noble captif, et on le vit prendre place, le soir de la bataille, à la table de ce prince avec le monarque vaincu[19].

La guerre, et la plus cruelle de toutes, puisque c’était la guerre civile, amena jusque dans Dourdan la désolation et la ruine ; un siége suivi de la peste signala l’année 1380. D’affreux désordres éclataient de toutes parts durant la minorité de Charles VI, et les Parisiens soulevés, les princes du sang divisés faisaient de la France un champ de bataille où la royauté faillit périr.

Aux heures où la guerre lui laissa quelque trêve, Louis revint dans sa ville natale et ne négligea rien pour lui faire du bien et alléger ses malheurs. Son grand-père, prenant en pitié les habitants de Dourdan, ruinés par les animaux de la forêt, leur avait accordé jadis, comme un bienfait, droit de chasse, moyennant une rente de quatre-vingts livres parisis ; mais, hélas ! le bienfait, devenu onéreux, pesait comme une lourde redevance sur une population sans ressource, et Louis, ému de compassion et effrayé tout à la fois de l’appauvrissement et de la dépopulation de sa seigneurie, prit dans son châtel de Dourdan, le 21 avril 1381, une généreuse et prudente mesure. Considérant « que pour les guerres et mortalitez qui depuis ont esté ou pays, les gens d’Église, clercs, nobles, bourgeois et habitans, sont tellement diminuez en nombre, et les héritages sur lesquels ladite rente estait assise demourez en telle ruyne et désert que ladite rente ne revient pas à plus de quarante livres parisis ou environ, sur lesquels héritages a été aussi perdue grande partie des cens anciennement deubs, par la ruyne d’iceux héritages qui delaissiez et demourez sont en frische, dont encores, pour la pauvreté du commun peuple dudit pays, il est grand doute qu’ils ne deviennent de petite ou nulle valuë, et que les autres cens, rentes et droits sur aucuns héritages qui à présent sont fertiles, ne diminuent et viegnent à néant par les grandes pertes, pauvretez et misères qu’ont souffert iceux habitans pour ledit faict ctes guerres et autrement, lesquels ils ne peuvent bonnement supporter, » Louis, tout en confirmant le droit de chasse, met en vente le droit de ladite rente de quatre-vingts livres, et moyennant une somme de cinq cents livres tournois une fois donnée, y renonce pour toujours, le fait mettre « par les gens de ses comptes hors de ses comptes et registres, et ôter de son domaine, et en tient quittes et déchargez ses receveurs et prévostde Dourdan[20]. »

Les chanoines de Saint-Germain n’avaient pas échappé à la détresse générale, et le revenu du prieuré ne fournissait plus qu’à grand’peine à leur entretien : car il avait « soustenu grandes pertes et dommages, pour le faict des guerres, mortalitez et autres pestilences. » Leurs supérieurs de Saint-Chéron ne pouvaient en rien les aider, l’abbaye étant elle-même dans de grands embarras. On était déjà loin des heures brillantes du xiiie siècle, où Saint-Chéron, entouré de la protection des papes, favorisé par les princes et les seigneurs, tenait un des premiers rangs parmi les abbayes du grand diocèse.

Avec la guerre était venue l’épreuve. Les habitants de Chartres avaient détruit la grosse tour de l’église du couvent, en 1357, dans la crainte que les Anglais n’en fissent une forteresse, et les malheurs de l’époque avaient porté un tel préjudice aux religieux placés entre les assiégés et les assiégeants, que la misère les avait obligés à vendre une partie de leurs propriétés rurales[21]. Heureusement, depuis cinquante ans, « plusieurs bonnes âmes avaient donné ou légué à Saint-Germain plusieurs terres, vignes, prés, cens, rentes et autres choses pour le salut et remède de leurs âmes, pour faire certains services et prières pour eux en ladite église. » Grâce uniquement à ces aumônes, le prieur et ses frères avaient pu « avoir leur substantation. » Mais ces biens nouvellement acquis étaient presque tous tenus du seigneur de Dourdan en fief ou censive, et il importait pour les degrever dans l’avenir d’obtenir amortissement.

Le prieur messire Robert Joudoin y parvint sans peine. Il avait la confiance et l’amitié du pieux et charitable comte Louis, qui « espérant et voulant être participant ès-prières et oraisons qui seront faictes en icelle église, comme vrai fondeur, » donna en son châtel de Dourdan, au mois d’avril 1381, des lettres générales d’amortissement et confirma celles de son père Charles d’Évreux, spécialement le don fait alors par feu Gilles Braules, écuyer, pour lors sire de Roullon, de seize sols parisis de rente, pour certains services en l’église Saint-Germain.

Bien plus, par un titre spécial (daté de Dourdan, mai 1373), Louis octroya au prieur et à ses frères leur chauffage de bois mort en sa forêt de Dourdan, tout le bois nécessaire aux constructions du prieuré, et le droit de faire paître chaque année vingt porcs dans la forêt, suivant les termes et époques accoutumés.

Les motifs dont il était animé, le pieux seigneur nous les donne en commençant : « Pour ce que nous avons singulière dévotion et parfaicte affection à l’église Saint-Germain de Dourdan, en laquelle nous receusmes le saint sacrement de baptesme et en laquelle ont esté faicts plusieurs anniversaires pour nos prédécesseurs et plusieurs services et oraisons pour nous. » En échange de ces dons, le prieur et ses frères s’engageaient à faire participer Louis à toutes les messes, oraisons et bien faicts de l’église et à célébrer chaque année à son intention une messe du Saint-Esprit durant sa vie et de requiem après sa mort[22].

Quand on ouvre le testament fait l’année qui précéda cette mort (1399) par le noble et vénérable vieillard, on est frappé de son ardente piété, de ses mœurs simples et de son fidèle souvenir pour sa ville natale. Après un grand et touchant acte de foi et avant l’énumération naïve des biens et meubles usuels dont il fait don à ses parents et à ses amis, on lit ces lignes : « Il laisse à l’église Sainct Germain de Dourdan trente livres parisis de rente par chacun an à tousiours, parmy ce qu’ils auront creuë en ladite église un religieux qui sera tenuz de dire par chacun jour perpétuellement une messe et avecques ce seront tenus en ladite église faire son anniversaire chacun an une fois solennellement à tel jour qu’il trespassera et sera faict à l’ordenance de sesdits exécuteurs en la meilleur manière que faire se pourra par le conseil de sages. » Au nombre de ces exécuteurs testamentaires qu’il « eslit par grant seurté et vraye amitié » nous ne sommes pas surpris de trouver au premier rang frère Robert Joudouin, le prieur de Saint-Germain, monté en dignité et devenu abbé de Saint-Chéron. Par une des clauses de ce testament, le vieux comte prend soin de laisser à un de ses meilleurs amis, « monsieur Pierre Torel, son conseiller, son bréviaire à l’usage de Chartres. » C’était celui dont il se servait à Dourdan, la seule de ses résidences qui fût dans l’évêché de Chartres[23].

On aime à se représenter dans l’église Saint-Germain ce bon seigneur assistant dévotement aux offices des chanoines ; on cherche volontiers la place qu’il y occupait et c’est avec intérêt qu’on lit dans de Lescornay les détails suivants : « Il fut enterré auprès de sa femme à Saint-Denys en France. Mais je croy qu’on réserva son cœur ou autres parties pour Dourdan : car je trouve que dans l’église de Saint-Germain, derrière l’hostel de Saincte-Barbe, il y a une espèce de tombeau qui porte les armes de sa maison, par les restes duquel on remarque contre la muraille, à la hauteur de cinq ou six pieds, une saillie de pierres de taille et sur icelles un empatement de croix (aussi ay-je appris des anciens du pays qu’il y avait un fort beau crucifix qui fut ruiné pendant les troubles de l’année 1567). Je lui attribuë cet ouvrage encore qu’il convienne aussi bien à ses père et ayeul : mais je n’ay point veu qu’ils eussent tant de dévotion à ceste église que luy qui y avoit été baptisé, à cause de quoyil auroit aussi voulu y laisser quelque partie de son corps. Ou en fin si l’on veut nier que soit un tombeau, à tout le moins faudra-t-il advouer que c’estoit un crucifix que luy ou ses prédécesseurs avoient fait mettre en ce lieu, afin de l’avoir pour perpétuel object lorsqu’ils seroient dans leur banc, qui estoit en cet endroit, au lieu duquel depuis on a basty l’autel de Saincte-Barbe[24]. »

Louis d’Étampes s’occupa aussi, on peut le croire, des frères de Louye qui avaient eu à souffrir, non moins que les chanoines de Saint-Germain, des années malheureuses qui venaient de s’écouler, et qui avaient tant à se plaindre des ravages du gibier sur leurs terres. Le prieuré avait été affligé par un drame sanglant (1381). Un membre indigne de l’ordre, que ses supérieurs avaient voulu expulser, s’était vengé par le meurtre du prieur, et une lettre de grâce accordée par le roi Charles VI à un pauvre jeune homme de Corbreuse, complice involontaire, nous révèle les détails de cette scène sanguinaire où se peignent les mœurs rudes et violentes de l’époque[25].

Si le comte Louis ne cessa pas jusqu’à sa mort de posséder et d’occuper Dourdan, nous devons dire toutefois qu’il en abandonna, dès 1381, la nue propriété. Se voyant sans postérité, il fit donation entre-vifs du comté d’Étampes et des seigneuries de Dourdan, Gien et Aubigny-sur-Nierre à Louis, duc d’Anjou, second fils du roi Jean, se réservant sa vie durant la jouissance de ces domaines et le douaire de sa femme (9 nov. 1381). Cette donation avait pour motifs la proximité du sang et les liens d’étroite amitié qui unissaient ces deux princes depuis leur enfance[26]. Mais le duc d’Anjou, roi de Sicile, ne jouit pas de la libéralité de son généreux ami, ce fut lui qui mourut le premier, et ses enfants transportèrent Étampes et Dourdan à leur oncle Jean, duc de Berry, en échange de certains droits qui lui avaient été accordés par leur père sur la principauté de Tarente[27].

Cependant le vieux comte Louis, l’usufruitier et vrai seigneur, vivait encore, et bien qu’il daignât autoriser le duc de Berry à se faire dès lors recevoir en foi par le roi[28], il n’en conservait pas moins tous ses droits sur Dourdan et ne cessait pas de l’habiter. Nous en avons trouvé la preuve dans un acte conservé au trésor des Chartes qui porte « vente d’un aulnoy qui fut à Regnault de Lardy à Mgr le comte d’Étampes, par devant Jehan Davi, bailli de Dourdan[29]. » Cet acte est de l’an 1399. Le vieux comte n’avait plus alors que quelques mois à vivre. Un jour, disent les historiens, étant à dîner à l’hôtel de Nesle, chez le duc de Berry, le bon vieillard laissa tomber sa tête sur l’un de ses bras qu’il avait ployé sur la table. Le duc s’en aperçut et dit en riant : Le beau cousin s’endort, il faut le réveiller. Ce sommeil était celui de la mort (6 mai 1400).

  1. Voir cette pièce dans de Lescornay, p. 74.
  2. A moins que ce ne soit Louis d’Anjou, fils du roi Jean, à qui Dourdan fut donné en 1381, par le petit-fils de Louis d’Evreux. — Quoi qu’il en soit, le prieuré de Louye, qui devait, au siècle suivant, perdre par la guerre la plus grande partie de ses biens, parait s’être ressenti de l’influence heureuse des comtes d’Evreux. Devenu prieuré-chef, il avait vu s’accroître le nombre de ses religieux et de ses dépendances, et avait même fait quelques acquisitions dans les environs. C’est ainsi que le samedi après la Saint-Georges de l’année 1347, frère Etienne La Gaayne, prieur de Louye, achète après plusieurs enchères ou subastations (sub hasta), pour la somme de 20 livres parisis, des créanciers de Jehan Marchant de Guysville, tondeur, jadis demeurant à Dourdan, une maison « assise à Dourdan, avec ses jardins et foussez, tenant d’une part à Colin le Buysson le jeune, et d’autre part à Raychnot Barnabas de Dourdan. » (Arch. de l’Emp., J. 166, 27.)
  3. Arch., J.415, 5. — Fragment de sceau sur queue de parchemin ; au dos est écrit : Villa de Dordano; une fleur de lis, au contre-scel : croix cantonnée de quatre alérions.
  4. Nos lecteurs nous sauront peut-être gré de mettre en regard de notre récit la version naïve et peu connue que nous tirons de la Chronique rimée attribuée à Geffroi de Paris, conteur du temps, espèce de récitatif ou complainte populaire :

    La fille au conte (Blanche), si avait
    Une suer (Jeanne) qui riens ne savait

    De la Royne (Marguerite), et de sa suer,
    Car el n’estait pas de leur cuer,
    N’au segré conseil apelée ;
    Si vit èle, mainte jornée,
    Maint semblant qui li desplaisait,
    Mès de ce pas parler n’osait,
    Por la honte de son lignage,
    Et por corrous et por damage
    Eschiver : car qui le tout taist
    De touz a pais, vers nul n’a plaist.
    Mès il n’est nul feu sanz fumée :
    Lors est la chose ainsi alée ;
    Le fet fut ataint et prouvé.

  5. Celz qui les dames visitant
    Aloient, de pitié ploroient,
    Ne point tenir ne s’en povoient
    A leur très-grant contricion
    Et très pure confession.

  6. Le Roy, par le conseil qu’il ut,
    Commanda que prise en féut
    De Poictiers ausint la confesse :
    Là ot-il grand duel et grand presse.
    Et quand la contesse ce vit,
    Hautement s’escria et dit :
    « Por Dieu, oëz-moi, sire roy,

    Qui est qui parle contre moy ?
    Je dis que je suis preude fame,
    Sanz nul crisme et sans nul diffame ;
    Et se nul le veut contredire,
    Gentil roy, je vous requier, sire,
    Que vous m’oyez en deffendant.
    Se nul ou nule demandant
    Me vait chose de mauvestié,
    Mon cuer sens si pur, si haitié
    Que bonement me deffendrai,
    Ou tel champion baillerai
    Qui bien saura mon droit deffendre,
    S’il vous plest à mon gage prendre. »
    Li royal l’un l’autre bouta
    Et le roi qui bien l’escouta
    Li a dist : « Dame, nous saron
    De ce, et droit vous en feron.
    Mès par devers nous demorrez
    Et droit et raison en orrez. »

  7. Adonc fut la chose ordonée
    Qu’èle fu à Dourdan menée.
    Et là fu menée de voir ;
    Mès èle ot tout son estouvoir,
    Boire, mangier à son plésir ;
    Mès èle n’ot pas le désir
    De son seingnor qu’èle voulait
    Dont malement el se dolait.
    A Dourdan demora dedenz
    La Dame, une pièce et 1 temps.

  8. Et de ce fet le roi enquist
    Tant et le voir sut, qu’il la fist
    Franche delivrer par sentence
    Dont Ton mena grant joie en France ;
    Car partir n’en vot autrement
    Que par droit et par jugement.
    Si fu à Phelippe rendue
    Qui volontiers l’a recéue ;
    Dont encontre li touz venirent
    Li royaus, qui joie li firent.
    Mès ainz que fut fest cest accort
    Etait le roy Phelippe mort :
    Si ne pot venir contre lui (elle)
    Le roy nouviau en lieu de lui
    I vint, de Navarraz Loys,
    Qui n’était pas moult esjoys
    Et por sa fame et por son père,
    Dont il faisait plus mate chière.
    Entor Noël fu ce dont parle.

    (D. Bouquet, t. XXII, 146, 148.)
  9. Dans la continuation de la chronique de Guillaume de Nangis (D. Bouquet, t. XX, p. 609 D à 610 B) : « …Porro etsi Johanna Blanchæ soror, sponsa Philippi comitis Pictavensis, vehementer in casu habita fuerit in principio pro suspecta, et à viro suo aliquandiù separata et apud Durdactum castrum sub carcerali ustodiâ reservata, post inquestam nihilominus ob hoc factam à præedicta suspicione purgâta, inculpabilis et omnino innoxia in Parlamento Parisius præsentibus comite Valesii et comite Ebroicensi multisque nobilibus aliis judicatur, et sic anno minime revoluto reconciliari promeruit comiti sponso suo. » — Le manuscrit 435 met Dardunum au lieu de Durdactum castrum. Les manuscrits 999 et 4921 A portent Dordonum. — Le récit de Guillaume de Nangis est reproduit avec cette variante : Apud Dordanum castrum, par le continuateur de la chronique de Girard de Frachet. (D. Bouquet, XXI, 41, A.)

    Dans Jean de Saint-Victor on lit : « Soror Blanchæ Johanna apud Dordan fuit diu detenta, nec ibidem consortium viri sui potuit habere. » Le mot diu n’existe pas dans le manuscrit 306. (D. Bouquet, XXI, 658 J.)

  10. M. de Mont-Rond, Essai histor. sur la ville d’Étampes, tom. II, p. 3.
  11. Arch. de l’Empire, J. 166, 9.
  12. Id., J. 166, 11.
  13. Id., J. 166, 12.
  14. Id., J. 166, 14.
  15. J. 166, 17.
  16. J. 166, 18.
  17. De Lescornay, p. 85.
  18. Idem, p. 86.
  19. D. Basile Fleureau, Antiquitez d’Étampes, 156. — De Mont-Rond, tom. II, p. 4.
  20. De Lescornay, p. 96.
  21. Acte de l’abbé Robert (c. 1380) ; Titres de Saint-Chéron ; arch. départ.
  22. De Lescornay, p. 90.
  23. De Lescornay, p. 103.
  24. De Lescornay, p. 113. — Aujourd’hui autel Saint-Pierre.
  25. Voir pièce justificative XIII. Tirée des Archives de l’Empire, registre JJ. 128, fol. 89 ro.
  26. Voir cet acte aux Arch.de l’Emp., J. 186, 53 ; dans de Lescornay, p. 115, et dans les Antiquitez de la ville d’Estampes, par B. Fleureau, p. 159. — Il est remarquable comme exemple de toutes les clauses et stipulations dont on entourait alors les contrats.
  27. Par des lettres patentes du mois d’août 1385, le roi Charles VI ratifia ce transport. — Arch. de l’Empire, J. 186, 58. — De Lescornay, p. 125. — Fleureau, p. 168.
  28. 4 sept. 1387. — Arch. de l’Empire, J. 186, 67.
  29. Arch. de l’Empire, J 166, 33.