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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7995

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 173-174).
7995. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 18 août[1].

Ne cachez point votre lumière sous le boisseau[2]. C’était sans doute à vous que ce passage s’adressait ; votre génie est un flambeau qui doit éclairer le monde. Mon partage a été celui d’une faible chandelle qui suffit à peine pour m’éclairer, et dont la pâle lueur disparaît à l’éclat de vos rayons. J’écris pour m’instruire et pour m’amuser : cela me suffit.

Lorsque j’eus achevé mon ouvrage contre l’athéisme[3], je crus ma réfutation très-orthodoxe ; je la relus, et je la trouvai bien éloignée de l’être. Il y a des endroits qui ne sauraient paraître sans effaroucher les timides et scandaliser les dévots. Un petit mot qui m’est échappé sur l’éternité du monde me ferait lapider dans votre patrie, si j’y étais né particulier, et que je l’y eusse fait imprimer. Je sens que je n’ai point du tout l’âme ni le style théologiques. Je me contente donc de conserver en liberté mes opinions, sans les répandre et les semer dans un terrain qui leur est contraire[4].

Il n’en est pas de même des vers[5] au sujet de l’impératrice de Russie : je les abandonne à votre disposition ; ses troupes, par un enchaînement de succès et de prospérités, me justifient. Vous verrez dans peu le sultan demander la paix à Catherine, et celle-ci, par sa modération, ajouter un nouveau lustre à ses victoires.

J’ignore pourquoi l’empereur ne se mêle point de cette guerre. Je ne suis point son allié. Mais ses secrets doivent être connus de M. de Choiseul, qui pourra vous les expliquer.

Le cordelier de Saint-Pierre[6] a brûlé mes écrits, et ne m’a point excommunié à Pâques, comme ses prédécesseurs en ont eu la coutume[7]. Ce procédé me réconcilie avec lui ; car j’ai l’âme bonne, et vous savez combien j’aime à communier.

Je pars pour la Silésie, et vas trouver l’empereur, qui m’a invité à son camp de Moravie, non pas pour nous battre comme autrefois, mais pour vivre en bons voisins. Ce prince est aimable et plein de mérite. Il aime vos ouvrages, et les lit autant qu’il peut il n’est rien moins que superstitieux. Enfin c’est un empereur comme de longtemps il n’y en a eu en Allemagne. Nous n’aimons ni l’un ni l’autre les ignorants et les barbares ; mais ce n’est pas une raison pour les extirper : s’il fallait les détruire, les Turcs ne seraient pas les seuls. Combien de nations plongées dans l’abrutissement, et devenues agrestes, faute de lumières !

Mais vivons, et laissons vivre les autres. Puissiez-vous surtout vivre longtemps, et ne point oublier qu’il est des gens dans le nord de l’Allemagne qui ne cessent de rendre justice à votre beau génie !

Adieu ; à mon retour de Moravie, je vous en dirai davantage.

Fédéric.

  1. Frédéric était parti le 15 pour la Silésie ; la date de cette lettre est donc inexacte.
  2. Voyez la note 1, page 156.
  3. L’Examen critique, etc. ; voyez une note sur la lettre 8025.
  4. « Qui ne leur est pas favorable. » (Édit. de Berlin.)
  5. Voyez lettres 7950 et 7977.
  6. Clément XIV ; voyez lettre 7912.
  7. La bulle In cœna Domini, dans laquelle sont excommuniés les hérétiques, ne fut pas fulminée en 1770 ; voyez tome XVIII, page 43.