Cours d’agriculture (Rozier)/FROMAGE

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Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 69-101).
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FROMAGE. C’est la partie gélatineuse ou mucilagineuse du lait qu’on a fait cailler par art, afin d’en séparer la partie séreuse. (Voyez le mot Lait) On examinera dans cet article les parties qui le constituent : il suffit d’indiquer ici que le lait est composé de la substance buthireuse ou crème, de la partie caséeuse ou mucilagineuse, enfìn, de la sérosité ou petit lait. En général, on fabrique les fromages avec le lait de vache, de chèvre ou de brebis ; & chaque lait, en particulier, fournit des espèces recherchées suivant les pays. On appelle fromager ou fromagère la personne chargée de la fabrication du fromage, & fromagerie, le lieu où on le prépare. La fromagerie & tous les vaisseaux qui la meublent, doivent être tenus avec la propreté scrupuleuse, dont on a parlé au mot Beurre, &c dont il sera encore question à celui de Laiterie. (Consultez ces mots).

Chaque province, chaque canton, &, pour ainsi dire, chaque village a ses fromages particuliers, & dont le goût diffère des autres. D’où provient cette diversité ? Uniquement de la différence des pâturages, quand même on employeroit des procédés égaux. Il est démontré que plus un lieu est élevé, plus l’herbe est fine & délicate : dans la plaine, au contraire, l’herbe est plus forte, plus grasse, & donne plus de consistance au lait ; mais le fromage est moins délicat.

Toutes les fois qu’on a une vente facile, assurée & lucrative du beurre, il ne faut pas songer à fabriquer des fromages : il y a plus à gagner, parce que le beurre exige moins de travail, moins d’avances que le fromage, & chaque jour ou chaque semaine on réalise son fonds, tandis que, pour les fromages, on est obligé d’attendre la saison, de courir les foires, & souvent d’être à la merci des commissionnaires. (Voyez ce mot).

Si on habite les environs d’une grande ville, il est plus lucratif d’écrémer le lait, pour réduire cette crème en beurre, & du lait écrémé, en faire des fromages communs, dont le débit est assuré, ou que l’on conserve pour la consommation intérieure de la métairie. Toujours, suivant les pays, suivant les débits, on écrème entièrement, ou à moitié, ou au quart, ou point du tout,

Plan du travail sur le Fromage,

CHAPITRE PREMIER. De la Fabrication du Fromage en général.
CHAP. II. Des Fromages faits avec le lait de vache.
Sect. I. Avec le lait de vache cuit.
Sect. II. Avec le lait de vache non cuit.
CHAP. III. Des Fromages faits avec le lait de brebis.
CHAP. IV. Des Fromages faits avec le lait de chèvre.
CHAP. V. Du ver du Fromage.
CHAP. VI. Des propriétés du Fromage.

CHAPITRE PREMIER.

De la Fabrication du Fromage en général.

La fabrication du fromage se réduit à quatre points principaux ; 1°. à faire cailler le lait ; 2°. à le saler ; 3°. à le sécher ; 4°. à l’affiner.

Toute substance qui contient un acide bien caractérisé & développé, est susceptible de faire cailler le lait, mais non pas toutes au même degré de perfection.

Les végétaux fournissent, pour faire cailler le lait, les fleurs des deux espèces de plantes jaunes & blanches, nommées caille-lait ; (voyez ce mot) les fleurs des cardons, soit sauvages, soit cultivés, des artichaux, & peut-être celles de toutes les plantes cinarocéphales, &c. ; les vinaigres des fruits qui ont subi la fermentation spiritueuse, ainsi que la crème de tartre, sel essentiel du vin & du sarment. Je ne crois pas que, dans les fleurs des plantes citées, l’acidité tienne directement à la plante, mais plutôt à la partie mielleuse, contenue dans les nectaires, (voyez ce mot) rendue acide par l’exsiccation de la fleur, & développée ensuite par son immersion dans le lait.

Le règne minéral donne les acides ; mais leur emploi est dangereux.

Le règne animal offre des secours plus à la portée des cultivateurs, parce qu’ils sont, dans tous les temps, sous leurs mains. Les veaux, les agneaux, les chevreaux fournissent la présure, lorsqu’on les tue avant qu’ils aient pris une autre nourriture que celle du lait de leur mère, & elle se conserve des années entières.

La caillette ou dernier estomac des veaux, des agneaux, renferme un lait qui s’aigrit & se caille. Ce lait aigri est la présure : plus on la garde, meilleure elle est, parce qu’elle aigrit de plus en plus, ou, autrement dit, elle devient plus acide.

Les bons fabricateurs ouvrent la caillette, en détachent les grumeaux caillés, les dépouillent de toute immondice, les lavent dans l’eau fraîche & nette, les placent ensuite dans un linge bien blanc, pour les essuyer, & on remet le tout dans la caillette après l’avoir bien ratissée ; on sale ces grumeaux, & on suspend la caillette pour la laisser sécher, afin de s’en servir dans la suite. On règle la quantité de caillettes qu’il convient de préparer & de conserver, suivant le nombre de fromages qu’on se propose de fabriquer ; mais il vaut mieux en avoir de surnuméraires, que de ne pas en avoir assez.

Lorsque l’on veut faire le fromage, on prend une quantité de présure proportionnée à celle du lait. Il en est ainsi des fleurs, de la crème de tartre, du vinaigre, &c. Il ne m’est pas possible de fixer la quantité de ces substances, puisqu’elle dépend du plus ou moins d’acide qu’elles contiennent, & encore de la qualité du lait ; l’expérience seule est capable d’instruire. Cependant on peut dire, en général, qu’une demi-drachme de présure, une bonne pincée de fleurs de caille-lait ou de cardon, &c, suffisent pour une pinte de lait. S’il est écrémé, il se caille plus vite que lorsqu’il ne l’est pas : il en est ainsi du lait froid, comparé à celui qu’on vient de traire. La même chose arrive dans la rigueur de l’hiver, ce qui engage le fromager ou la fromagère à mettre le vase qui le renferme dans un bain-marie, ou à le tenir dans un lieu chaud d’environ dix degrés du thermomètre de Réaumur. (Voyez ce mot).

Lorsque le lait est bien pris, bien caillé, on l’enlève avec une cuiller percée de trous, & on le met dans les moules également percés de trous dans le bas & sur les côtés, s’ils sont en terre, faïence ou bois. Souvent ils sont faits avec des osiers. De ces moules dépend la forme qu’on veut leur donner, & leur grandeur est proportionnée à celle que le fromage doit avoir. Dans plusieurs endroits, cependant, on réunit une ou deux formes de fromage les unes sur les autres. Il est nécessaire que les moules soient percés, afin que le petit lait s’écoule librement, & que le fromage se sèche petit à petit.

Dès que le lait a de la consistance, & qu’il est réduit en fromage, si on travaille en grand, on le porte dans la sécherie ; si on travaille en petit, on le place dans une espèce de cage plus ou moins grande, & plus ou moins coupée de rayons ou tablettes à jour. Sur ces tablettes, on met un lit de paille, sur laquelle on pose les fromages. Ces cages sont ordinairement en osier, les montans exceptés, qui sont des tasseaux de deux à trois pouces, ou cloués les uns sur les autres, ou fixés par des mortaises, queues d’aronde, &c., afin de donner plus de solidité à toute la masse. Communément on entoure les cages avec une toile forte & à tissu lâche ; tel est le canevas, afin de laisser non-seulement un libre courant à l’air, & par conséquent à l’évaporation de l’humidité surabondante du fromage, mais encore afin de le garantir des mouches, des moucherons qui accourent de toutes parts, attirés par l’odeur acide qui s’exhale.

Les fromages mis à sécher sur la paille de la cage sont salés chaque jour, & chaque jour retournés, afin que la partie, qui étoit inférieure la veille, devienne la supérieure le lendemain, & soit salée à son tour. On répète cette opération jusqu’à ce que le fromage ait pris la juste quantité de sel qui lui convient : elle ne peut encore être déterminée que par l’expérience ou l’habitude journalière. Si on fait sécher trop vite les fromages, ils se gercent ; trop lentement ils moisissent.

Pour les affiner, on les porte dans la cave ou dans un lieu frais, mais non pas trop humide ; & après les avoir établis sur des planches bien nettes, on les frotte avec de l’huile, ou bien on les enveloppe avec de la lie de vin, ou avec un linge imbibé de vinaigre, &c. Si les fromages ont peu de volume, on les met dans un plat dont le fond est garni de feuilles d’orties ; on entoure le fromage avec de semblables feuilles, ou avec celles de cresson, & on recouvre ce plat par un autre. Il faut avoir l’attention de changer de temps à autre ces feuilles, & d’en remettre de nouvelles. Quelques-uns remplissent simplement le plat d’eau, y laissent le fromage pendant un, deux ou trois jours, le retirent ensuite, & le placent sur la paille dont les tablettes sont garnies.

Toute la théorie de la fabrication des fromages consiste à faire cailler le lait, séparer le petit lait, saler & affiner. Les détails dans lesquels nous allons entrer sur les manipulations des différens pays, éclairciront chaque point de la théorie.

Comme je ne me fuis jamais occupé de cette branche d’agriculture, j’aurai soin de citer les ouvrages dans lesquels j’ai copié ce qui me reste à dire.

CHAPITRE II.

Des Fromages de lait de Vache.

Section Première.

Fromages dont le lait est cuit.

J’emprunte du Dictionnaire Encyclopédique ce qui va être dit des fromages de Gruyères & d’Auvergne.

I. Fromage de Gruyères. Le territoire du même nom, situé dans le canton de Fribourg, en Suisse, & rempli de montagnes fort élevées, a donné le nom au fromage qu’on y fabrique, & qui sans contredit, mérite la préférence sur tous ceux faits avec le lait de vache. Les montagnes des Vosges, en Lorraine, la chaîne des Alpes de Franche-Comté, & du Dauphiné à la grande Chartreuse, fournissent des élévations & des pâturages analogues à ceux de Gruyères. On a adopté dans ces pays la méthode. Les fromages forment aujourd’hui une branche considérable de commerce pour la Lorraine & pour la Franche-Comté. L’Auteur de cet article, que je tire du Dictionnaire Encyclopédique, va parler.

« On fait le fromage cuit dans des chaumes construites sur les sommets aplatis des plus hautes montagnes des Vosges, pendant tout le temps qu’ils sont accessibles & habitables, c’est-à-dire, depuis la fonte des neiges, en mai, jusqu’à la fin de septembre, où les neiges commencent à couvrir les montagnes. Une chaumière destinée au logement des markaires & de leurs vaches, & placée au milieu d’un district affecté pour les pâturages, a donné le nom à ces chaumes. Le terme de markaire est consacré pour indiquer les pâtres qui ont soin des vaches, & qui préparent le fromage, ainsi que ceux qui sont à la tête de ces établissemens économiques. De markaire on a formé markairie, qui signifie également la chaumière & la science de faire les fromages cuits.

Ces habitations ou markairies sont composées d’un logement pour les markaires, d’une laiterie & d’une écurie pour les vaches ; le plus souvent la laiterie n’est pas distinguée du logement des markaires, mais il y a toujours à part une petite galerie destinée à placer les fromages qu’on sale sur des tablettes de planches de sapin fort larges.

Le corps de ces constructions est fait de madriers de sapin, placés horizontalement les uns sur les autres, & maintenus par de gros piquets ; l’intervalle des madriers est rempli de mousse & d’argile, ou scellé de planches : toute cette cage, qui n’a pas plus de sept pieds d’élévation, est surmontée d’une charpente fort légère en comble, couverte de planches.

L’écurie est le plus souvent un bâtiment séparé de l’habitation des markaires ; on a soin de la placer au-dessous d’une petite source, telle qu’il s’en trouve fréquemment sur ces montagnes élevées. L’eau conservée d’abord dans un réservoir qui domine ces habitations, est conduite par des tuyaux de sapin, mis bout à bout, dans le logement des markaires, & sur-tout dans l’écurie. La construction de l’intérieur de l’écurie paroît avoir été arrangée dans une intention bien décidée de tirer parti de cette eau. Le sol de l’écurie est garni des deux côtés de deux espèces d’estrades faites de planches de sapin, & élevées un pied au-dessus du canal qui les sépare, & qui occupe le milieu de l’écurie. Chacune de ces estrades, n’a que la largeur nécessaire pour que les vaches puissent s’y reposer ou s’y tenir debout en rang ; de cette manière les planches ne sont que très-peu salies, & seulement à l’extrémité qui avoisine le canal, par la fiente des vaches, qui tombe presque directement, pour la plus grande partie, dans ce canal. Les markaires ont grand soin, le matin & sur les deux heures, lorsqu’ils ont lâché les vaches, de nettoyer les planches. Ensuite ils font couler l’eau du réservoir qui traverse le canal, & entraîne au dehors tout le fumier qui s’y étoit amassé. Par ce moyen les vaches se passent de litière, ce qui est un grand objet d’économie, car la paille est très chère & très-rare dans tout le canton.

Dans le logement des markaires, qui est aussi sur la laiterie, on remarque d’abord le foyer placé à un des angles du bâtiment, sans tuyau de cheminée. Quatre ou cinq assises de granit ou de pierre, de sable, disposées en forme circulaire, composent toute la maçonnerie. (Voyez Pl. VI, Fig. 1.) D’un côté on apperçoit un baril où l’on conserve du petit lait aigri, & qu’on tient toujours exposé à l’action modérée du feu ; de l’autre est une potence mobile, (Fig. 2) à laquelle on suspend une chaudière, (Fig. 3) pleine de lait, & qu’on place sur le feu, & qu’on retire à volonté ; la forme circulaire du foyer est destinée à recevoir la chaudière.

Les autres meubles de la laiterie sont, 1°. un couloir, (Fig. 4) & son support (Fig. 5) ; ce couloir est un vaisseau de sapin, en forme de cône tronqué, dont l’ouverture inférieure est garnie d’un tampon, ou d’une plante qu’on nomme jalousie, qui est une espèce de lycopodium ou pied-de-loup.

2°. Deux différens baquets, (Fig. 6) dont les uns sont plus larges que profonds, (Fig. 6 A) & d’autres plus profonds que larges ; (Fig. 6 B) quelques-uns de ces derniers ont des douves qui excèdent, dans lesquelles on a pratiqué des entailles pour s’en servir à transporter l’eau ou du petit lait.

3°. Des moules ou formes ; (Fig. 7) ce font des cercles de sapin ou de hêtre, qui ont cinq à six pouces de largeur ; une extrémité rentre sous l’autre, d’un sixième environ de toute la circonférence. À cette extrémité qui glisse sous l’autre, on a fixé par le milieu un morceau de bois, qu’une rainure ou gouttière, traverse dans les deux tiers de sa longueur. Cette gouttière sert à y passer la corde qui tient à l’autre extrémité extérieure du cercle, & par le moyen de laquelle on resserre ou l’on lâche cette extrémité, suivant le besoin, & on maintient le tout en place, en liant au morceau de bois, par un simple nœud, le bout de la corde qui glisse dans la gouttière.

4°. Deux écuelles, l’une plate, (Fig. 8) & l’autre plus creuse, (Fig. 9.)

5°. Trois espèces de moussoirs pour diviser le caillé ; l’un a la forme d’une épée de bois ; (Fig. 10) le second est garni de deux rangs de quatre demi-cercles chacun, disposés à angles droits ; (Fig. 11) le troisième est une branche de sapin, (Fig. 12) dont on a coupé les ramifications à trois ou quatre pouces de la tige ; & dans la moitié de la longueur, l’autre partie est toute unie.

6°. Une table avec un espace suffisant pour y placer le fromage lorsqu’il est dans sa forme ; cet espace est circonscrit par une rigole qui porte le petit lait dans un baquet, (Fig. 13).

Les markaires, pendant les intervalles des différentes manipulations qu’exigent les fromages, entretiennent la propreté avec la plus scrupuleuse attention, en lavant, avec le petit lait chaud, toutes les pièces dont ils ne doivent plus faire usage, de les passer ensuite à l’eau froide, & de les bien essuyer ; ils se gardent bien d’y laisser le moindre vestige du petit lait ; il leur communiqueroit, en s’aigrissant, un mauvais goût, qui rendroit leur usage très-pernicieux.

On a coutume de traire les vaches deux fois par jour, le matin vers les quatre heures, & le soir sur les cinq heures. Les markaires se servent pour cette opération, de baquets profonds. Ils s’aident très-bien d’une espèce de selle, (Fig. 14) qui n’a qu’un pied, lequel est armé à l’extrémité, d’une pointe de fer. Cette pointe entre dans le plancher dont est recouvert le sol de l’écurie, & donne une certaine assiette à la selle. Elle est d’ailleurs attachée au markaire avec deux courroies de cuir qui viennent se boucler par devant, ensorte que le markaire porte cette selle avec lui lorsqu’il se lève, sans que ses mains en soient embarrassées, & qu’il la trouve toute prête à l’appuyer dès qu’il veut se mettre en situation de traire une vache.

Lorsqu’on a tiré tout le lait qu’on destine à former un fromage, on commence à placer sur la potence mobile la chaudière qui doit le contenir. On a eu soin de l’écurer auparavant avec une petite chaîne de fer qu’on y ballote en tout sens ; de telle sorte que ce frottement réitéré emporte toutes les parties de la crème, du fromage, & des cristaux qui s’attachent aux parois de la chaudière lors de la préparation du fromage.

On place ensuite sur la chaudière le couloir avec son support, & on y fait passer tout le lait qui tombe dans la chaudière, c’est ce qu’on appelle couler le lait. Cette opération se réduit à arrêter au passage d’un filtre grossier les impuretés que le lait contracte pendant qu’on le tire.

Avant que de mettre la présure, on expose la chaudière pleine de lait à l’action d’un feu modéré, ensuite on enduit de présure les surfaces intérieures & extérieures de l’écuelle plate, (Fig. 8) & on la passe dans le lait en la plongeant dans tous les sens. Cette présure, à l’aide de la chaleur communiquée au lait, s’y mêle aisément, & produit son effet d’une manière plus prompte & plus complète.

Dès que la présure commence à faire sentir son action, on retire tout l’équipage du feu, & on laisse le lait dans un état de tranquillité, à la faveur de laquelle il se caille en peu de temps. On coupe le caillé bien formé, & qui a acquis une certaine consistance, avec une épée de bois fort tranchante, (Fig. 10) & on divise toute la masse, suivant des lignes parallèles tirées à un pouce de distance, & coupées à angles droits par d’autres lignes parallèles à la même distance. On sépare avec le même instrument les portions du caillé qui se trouvent dans les intersections des parallèles ; on pousse ces divisions à une plus grande profondeur, de telle sorte que la masse, soit désunie & réduite en matons grossiers. Le markaire les soulève ensuite avec son écuelle plate, & les laisse retomber entre les doigts pour les diviser davantage : il emploie à différentes reprises son épée de bois pour couper le caillé, qui, par le repos, se réunit dans une masse. Ces repos ont pour objet de laisser prendre un certain degré de cuisson au caillé qu’on expose par degrés à l’action du feu. Ils favorisent aussi la précipitation du caillé au fond de la chaudière, & sa séparation d’avec le petit lait qui surnage. Le markaire puise le petit lait, d’abord avec son écuelle plate, ensuite, lorsque le maton plus divisé occupe moins de place par le rapprochement de ses parties, & par l’extraction du petit lait qui étoit dispersé dans sa masse, le markaire emploie une écuelle creuse (Fig. 9) avec laquelle il puise une plus grande quantité de petit lait qu’il verse dans ses baquets plats. (Fig. 6, A)

Il juge qu’il a puisé assez de petit lait, lorsqu’il en reste une quantité suffisante pour cuire la pâte du caillé, divisée en petits grumeaux, & pour l’agiter continuellement avec les mains, avec l’écuelle & avec les moussoirs, (Fig. 11 & 12) dont il se sert pour la brasser.

Lorsqu’on est parvenu à donner à la pâte la plus grande division possible, afin de lui faire présenter plus de surface à l’action du feu, on l’agite toujours, & on en ménage la cuisson en exposant la chaudière sur le feu, & en la retirant par le moyen de la potence mobile. La pâte est assez cuite lorsque les grumeaux, qui nagent dans le petit lait, ont pris une consistance un peu ferme, qu’ils font ressort sous les doigts, & qu’ils ont un œil jaune, c’est-là le point que saisit le markaire ; il retire la chaudière de dessus le feu, agite toujours & rapproche en différentes masses les grumeaux, ayant attention d’en exprimer le plus exactement qu’il le peut le petit lait. Enfin, il forme une masse totale des masses particulières, & la retire de la chaudière pour la mettre en dépôt dans un baquet plat, (Fig. 6, A.)

Il a eu soin de préparer le moule, de le placer sur la table, & d’étendre par-dessus une toile à claire voie. Il y comprime à toute force la pâte, en s’aidant de la toile dont il rapproche les extrémités ; il couvre le tout d’une planche qu’il charge de grosses pierres (Fig. 13, C.) Le petit lait s’égoutte, la pâte se moule & acquiert une certaine consistance. Le fromage reste pour cet effet, comprimé du matin au loir, on resserre seulement à différentes reprises le moule, en tirant la corde qui est fixée à l’extrémité extérieure ; enfin on retourne le fromage, & on lui donne une autre forme moins large que celle où il s’est moulé d’abord. Il reste dans cette seconde forme pendant trois semaines ou un mois sans être comprimé par ses bases, & on se contente de le maintenir dans son contour. On le sale tous les jours en frottant de sel les deux bases & une partie de son contour, & chaque fois qu’on le sale, on resserre le moule. C’est pour faciliter cette opération qu’on a mis un moule moins large, afin qu’on puisse porter le sel dans une partie du contour. Les markaires ont pour principes que ces sortes de fromages cuits ne peuvent prendre trop de sel : aussi ils y en mettent abondamment en le frottant pour les faire fondre & le faire pénétrer. Lorsqu’ils s’aperçoivent que les surfaces n’absorbent plus de sel, ce qui s’annonce par une humidité surabondante qui y règne, ils cessent d’y en mettre. Ils retirent le fromage du moule, & le mettent en réserve dans un souterrain. Plusieurs circonstances s’opposent à ce que ces fromages prennent un degré de sel suffisant, 1°. Lorsque la pâte n’a pas été assez ouverte par le ferment ou par la présure, ces fromages n’ont pour lors ni trous ni consistance ; 2°. lorsque le sel qu’on emploie a retenu, lors de l’ébullition, un principe gypseux qui forme sur le fromage une croûte impénétrable aux principes salins ; 3°. lorsque la pâte n’a pas eu une cuisson ménagée & une division assez grande, &c.

Au contraire, ils prennent trop de sel lorsque le ferment, ayant trop ouvert la pâte, en a désuni les principes, & les a réduits en masse grumeleuse qui s’émiette.

Les mark aires, après avoir remis leur fromage dans la forme, ramassent exactement le petit lait qu’ils ont tiré de la chaudière, & qu’ils ont mis en dépôt dans des baquets, & le versent dans la chaudière ; ils exposent la chaudière sur le feu, qu’ils ne ménagent plus jusqu’à ce que le petit lait bouille ; ils ont mis en réserve une certaine petite quantité de lait froid qu’ils versent à plusieurs reprises sur le petit lait bouillant. Ce mélange produit une écume blanche lorsque le petit lait a suffisamment bouilli. Dès qu’il la voient paroître, ils versent du petit lait aigri qu’ils gardent dans le baril dont il a été fait mention. L’effet de cet acide est prompt, on voit une infinité de petits points blancs qui s’accumulent en masses capables de surnager le petit lait, & qu’on enlève avec une écumoire. On nomme dans les Vosges, cette partie caséeuse, brocotte, en Italie, ricotta, & ceracée dans la Savoie ; c’est la nourriture ordinaire des markaires, & le régal de ceux qui vont les visiter ; elle est d’un goût fort agréable.

On reconnoît qu’on a retiré du petit lait toute la brocotte qui peut s’en dégager, & qu’on y a versé assez d’aigre, lorsqu’il ne se forme plus sur les bouillons une écume blanche. On donne aux cochons le petit lait pur, après en avoir remis dans le baril une quantité égale à celle qu’on en a prises, afin qu’elle s’aigrisse avec l’autre. Les markaires accommodent des truites & font de la salade avec cet aigre ; ils en boivent même pendant la préparation du fromage pour se rafraîchir, & ils le font avec un certain plaisir. Le petit lait non aigri & dépouillé de tout caillé, se nomme puron ou spuron.

La brocotte qu’on ne peut pas consommer sur le champ, se met sur une serviette qu’on noue par les quatre coins, & qu’on suspend ainsi ; (Figure 15) elle s’égoutte & forme des fromages qu’on nomme schigres. On les vend & on les consomme dans les environs. C’est proprement un fromage secondaire, précipité du petit lait par le moyen d’un acide.

Cette opération revient assez à la manière dont les apothicaires éclaircissent le petit lait, en y mêlant de la crème de tartre, qui agit comme acide, & qui dégage la partie caséeuse, qui y est comme dissoute. La portion de cette partie qui reste encore dans une espèce de combinaison avec le petit lait, a paru, à l’auteur de cette description, être environ le dixième de la partie qu’on a tirée d’abord. Ainsi, du petit lait dont on a tiré un fromage de quarante livres, on dégagera encore quatre livres de brocotte. Il paroît étonnant qu’on perde cette quantité-là dans la plupart des provinces de France, où l’on abandonne aux cochons le petit lait qui a donné le premier fromage.

II. Fromage de Gerardmer. Cette description est du même auteur que la précédente. Je parlerai ici, par occasion, des procédés qu’on suit dans les Vosges pour cette espèce de fromage, & qu’on débite dans toute la Lorraine & le Barrois.

On coule le lait dans un couloir de forme particulière ; (Fig. 16, Pl. 6) on le garnit comme il a été dit ci-dessus : on place le couloir sur deux sortes de supports, dont on peut voir la forme ; (Fig. 17 & 5) ensuite on fait un peu chauffer le lait, si la température n’est pas à un certain degré, & l’on y met la présure ; lorsque le caillé est formé, on le verse dans des formes cylindriques, (Fig. 18) dont le fond est précisément comme le fond d’une bouteille. Cette surface conique est percée de cinq trous, un à la pointe du cône, & les quatre autres dans une rigole où sa base vient aboutir. La forme a environ quatre pouces de diamètre sur deux pieds de hauteur, & le cône du fond, un pouce de hauteur sur quatre pouces de base. Cette disposition du fond de la forme est très-favorable à l’écoulement du petit lait, & beaucoup plus que le simple plan de la base du cône. On favorise aussi cet écoulement par des entailles pratiquées sur la longueur du cylindre ; il y en a deux rangs. On laisse égoutter pendant quelque temps le fromage dans cette forme, après quoi on le met dans une nouvelle forme, qui est moins haute & plus large, & dont le fond est toujours en cul de bouteille, ensorte que cette impression reste dans le fromage moulé en creux. On transporte ces fromages un peu secs dans des caves où ils se perfectionnent en moins de deux mois, à la faveur de la chaleur uniforme de ces souterrains.

On retire du petit lait la portion de caillé qui y reste. Toute l’opération est semblable à celle qui a été décrite. Il y a seulement de la différence entre la brocotte qu’on dégage de ce petit lait qui n’a pas été exposé à une chaleur aussi grande que dans la préparation du fromage cuit. »

III. Fromage d’Auvergne. Cet article est de M. Desmarest de l’Académie Royale des Sciences, & il va parler.

» Dans les Mont-d’or, le Cantal & le Salers, on fait des fromages connus sous le nom du fromage du Cantal ou d’Auvergne. Il y en a de deux sortes, les uns qu’on appelle fromages de forme, & les autres chabrilloux ou cabrilloux, parce qu’ils sont faits communément du lait de chèvre ; ils sont cylindriques & fort petits. Il sera question de ces derniers dans le Chap. IV.

Les pâturages sont situés sur les sommets élevés ou sur les croupes peu inclinées des plus hautes montagnes ; on y fait monter les vaches vers le 15 mai, lorsque la pointe de la verdure commence à pousser, & on les en retire vers le 15 octobre, au retour des neiges. Ces pâturages sont partagés par cantons qu’on nomme vacheries. On voit au centre de ces vacheries une cabane qui sert à loger les vaches & à faire les fromages. À côté est ordinairement la laiterie où l’on met le lait pour en retirer la crème & les fromages qu’on sale & qui passent. Ce bâtiment est tenu très-frais ; aussi on excave le terrain sur lequel il est construit ; il n’a qu’une ouverture par le toit de paille qui le recouvre, encore tient-on cette ouverture fermée assez exactement pendant la chaleur, par un botte de paille qu’on lève & qu’on abaisse à l’aide d’une bascule, à l’extrémité de laquelle cette botte est liée. On joint à ces bâtimens un parc où l’on enferme les vaches pendant la nuit. Ce parc est fermé de haies & de palissades mobiles, & gardé par des chiens qui sont ordinairement des dogues de la grosse espèce, & fort aguerris contre les loups.

Quatre hommes qui ont des grades & des occupations différentes ; savoir, le vacher, l’aide, le gouri & le vedelet, sont employés à l’administration d’une vacherie. Le vacher a l’inspection générale sur les opérations économiques de l’établissement, fait les fromages, & prend un soin particulier de la laiterie ; l’aide tire les vaches, est admis à faire les fromages, & partage les détails de la laiterie ; le gouri garde les vaches, les tire, & est chargé de la nourriture des cochons qu’on élève dans la vacherie ; enfin, le vedelet garde les veaux qu’il mène paître séparément, les fait teter en les liant aux pieds de leurs mères, & tire les vaches au besoin. Malgré cette distribution aussi exacte des différens travaux de la vacherie, on ne peut s’empêcher de dire qu’il règne dans toute la métairie & dans les cabanes, une malpropreté qu’on ne sauroit trop s’efforcer de détruire.

On tire les vaches deux fois par jour, le matin avant de les mettre dans les pâturages, & le soir sur les cinq à six heures. Ensuite, lorsqu’il reste du temps, on les laisse paître autour du parc avant de les y renfermer. Lorsque l’on veut rassembler les vaches dans le parc, le gouri & le vedelet les appellent & leur distribuent à chacune une petite pincée de sel : ces animaux habitués à ce régal, se rendent promptement au parc, dès qu’ils entendent le premier appel, qui est le signal de la distribution ; cet appel se fait toujours sur le même ton.

Après qu’on a trait les vaches, on coule le lait en le faisant passer par une chausse d’étamine blanche, d’un tissu peu serré, (fig. 1, Pl. VII) un des pâtres présente la chausse qu’il entrouvre au-dessus d’un seau cylindrique, qu’on nomme baste ; (Fig. 2.) cette baste a trois pieds & demi de hauteur, sur deux pieds de diamètre ; elle est garnie de cerceaux depuis le haut jusqu’en bas ; deux douves opposées diamétralement, dans lesquelles il y a deux entailles, servent à transporter ces bastes pleines de lait. Il y a aussi vers le bas une ouverture latérale par le moyen de laquelle on soutire le lait.

On met la présure dans le lait, sitôt qu’on l’a coulé ; on sait que la présure a pour base le lait qu’on trouve dans l’estomac d’un veau qui tette. On prépare ce lait qui est caillé par les fermens naturels de l’estomac, en le pétrissant avec du sel & du lait nouvellement tiré, & on le conserve toujours dans cet état dans la poche de l’estomac, pour servir au besoin. Quelques vachers l’emploient ainsi ; mais le plus grand nombre des propriétaires des vacheries sont dans l’habitude d’employer une préparation qui donne à ce ferment plus de force &plus d’activité.

Ils mettent tremper l’estomac de veau rempli de présure, préparée comme il a été dit, dans deux pintes d’eau tiède, avec du sel & des morceaux desséchés d’estomac de bœufs, de veaux, de chèvres, de brebis. On ne laisse digérer l’estomac rempli de ferment, que 24 heures, après quoi on le retire, & il sert encore trois ou quatre fois avec la même efficacité ; mais les morceaux d’estomacs desséchés, trempent 15 jours pendant l’été, & un mois pendant l’hiver, jusqu’à ce qu’ils soient épuisés de tous les principes dont l’eau peut se charger, & ils ne servent plus. La liqueur qui résulte de ces préparations, est employée avec succès, comme une présure forte.

En certain temps, & sur-tout au commencement du printemps, on emploie un présure d’une vertu médiocre ; pour cela, on met tremper, pendant 14 heures, dans de l’eau tiède, & encore mieux dans du petit lait aigri qu’on nomme grappe, une moitié d’estomac de bœuf ou de vache desséchée ; la liqueur se charge, pendant ce court espace, de principes qui produisent sur le lait un effet assez considérable pour le temps ; car il est bien important de ménager pour lors la présure dans les fromages. Sans cette précaution, la pâte des fromages, en qui la fermentation continue par la chaleur de l’été, & qui se fait sentir au fond des souterrains où on les conserve, se réduiroit en grumeaux désunis, & n’auroit aucune consistance. Souvent les fromages d’Auvergne ont ce défaut.

On verse environ un tiers de chopine de présure, sur 15 pintes de lait, c’est-à-dire, un quarante-cinquième. On remue le lait, pour distribuer ce ferment d’une manière uniforme dans toute la masse, & pour en hâter l’effet. Le lait se prend ou se caille en moins d’une demi-heure, à la faveur du repos & d’une chaleur douce & modérée qu’on lui a communiquée en rapprochant du feu, si la chaleur de la saison n’est pas suffisante.

Lorsque le lait est entièrement pris, on plonge dans la masse du caillé un bâton armé d’une planche ronde & trouée, qu’on nomme ménole, (Fig. 3.) On agite la ménole jusqu’à ce qu’on ait bien divisé la masse du caillé, au milieu de laquelle le petit lait se trouve dispersé comme dans une infinité de cellules, qu’on détruit par cette agitation. Quelques-unes des parties du caillé tendent à s’affaisser au fond de la baste, mais d’autres nagent dans le petit lait. On rapproche toutes ces parties avec la ménole, à laquelle on a adapté une espèce d’épée de bois, qu’on nomme mesadou, (Fig. 4.) On tient cet équipage (Fig. 5) dans une situation verticale, & on le promène dans tout le contour de la baste, en le portant du centre à la circonférence ; par ce moyen on parvient à former de tout le caillé un gâteau qui se précipite au fond du seau : le petit lait qui surnage se vide ou avec une écuelle ou par inclinaison dans d’autres bastes. (Fig. 6.)

On a vu dans la description des fromages cuits & du fromage de Gerardmer, que ce petit lait dont on a tiré le premier fromage, contient encore une partie des substances casseuses & butireuses qui lui sont unies. En Auvergne, on ne recherche d’abord que la substance butireuse, ainsi qu’il va être dit.

On mêle au petit lait environ un douzième de lait nouvellement tiré, & on le verse dans une baste, (Fig. 6.) qui ait un pied & demi de hauteur, sur autant de diamètre ; en conséquence de cette forme, la partie butireuse a moins de trajet à faire pour s’élever à la surface en vertu de sa légèreté respective ; elle se porte, outre cela, vers cette surface par un plus grand nombre de points, relativement à la masse du petit lait. Malgré cette disposition favorable, la crème emploie deux ou trois fois 24 heures à former une couche qui recouvre le petit lait. Il semble qu’elle est beaucoup plus de temps à se séparer du caillé & du petit lait, après l’enlèvement des parties qui composent le fromage, que ne sembleroit le comporter la petite partie de crème qui reste. Le beurre au reste fait de cette crème secondaire, est d’un meilleur goût que celui fait de la première crème. Il paroîtroit par-là que ces portions plus adhérentes au petit lait, entraîneroient peut-être avec elles plus de ces principes salins que le petit lait tient en dissolution. Il en est de même de la partie caséeuse, car la brocote qui est un fromage secondaire, est comme nous l’avons vu, un mets plus agréable que le lait cuit avec tous ses principes.

Quoiqu’il en soit de la raison physique de cet effet, lorsque l’on présume que toute la crème qui peut se former à la surface du petit lait, en est séparée, on soutire le petit lait par l’ouverture latérale, & la crème reste au fond de la baste. On l’enlève avec une écuelle : on remet dans la baste une charge de petit lait, avec un douzième environ de lait nouvellement tiré, & on attend l’effet du repos.

Pendant ce temps on ne perd point de vue le gâteau de caillé, qu’on a laissé au fond de la baste ; y prend en peu de temps une certaine consistance, qui fait qu’il conserve la forme du fond de la baste où il s’est moulé. On le retire de la baste, & on le serre fortement avec les deux mains sur une table, (Fig. 8) & dans une fescelle, (Fig. 11) pour en exprimer le petit lait, le plus qu’il est possible ; ensuite on le met dans une baste, (Fig. 2) de même forme que la première, & on la tient inclinée de telle sorte, que l’ouverture latérale qu’on a soin de ne pas boucher, puisse laisser échapper le petit lait à mesure qu’il s’égoutte, & le verser dans une auge destinée à le recevoir. (Fig. 10. B).

On a en outre l’attention de placer le caillé sur un lit de paille qui garnisse exactement tout le fond de la baste. (Fig. 7) Ce lit de paille a plusieurs avantages ; il empêche que e gâteau de caillé ne touche immédiatement le fond de la baste, & ne bouche l’ouverture latérale qui sert à l’écoulement du petit lait ; mais ce qui est bien plus important, cette paille, en laissant échapper le petit lait à mesure qu’il se dégage du gâteau, fait qu’il n’en imbibe pas les parties inférieures auxquelles il resteroit adhérent sans cette précaution. Lorsqu’on a plusieurs gâteaux de caillé, on met dessous le plus nouveau, & on le charge de ceux qui sont déjà égouttés. Par cet arrangement les gâteaux remplis de petit lait, s’égouttent sur la paille sans humecter de nouveau les autres. D’ailleurs, le poids de ceux-ci servant à comprimer les inférieures, hâte la sortie du petit lait. Les gâteaux de caillé restent dans cet état deux ou trois fois 24 heures.

Lorsque la saison n’est pas chaude, on place la baste près du feu ; & dans l’espace de temps dont je viens de parler, toute la pâte du caillé, par un effet continu de la présure, aidé de la chaleur, augmente de volume assez considérablement. On y voit une infinité d’yeux, de vides qui sont dispersés dans la masse, comme dans une pâte levée : on dit alors que le caillé est poussé, & on l’appelle tomme. D’après ce fait, je suis tenté d’attribuer à l’action de la présure les trous du fromage cuit, dont on n’a pas développé la cause dans le chapitre précédent.

Je dois faire remarquer qu’on lave soigneusement de trois en trois jours, dans de l’eau tiède, la paille qui sert à soutenir les gâteaux de caillé, de peur que le petit lait qui s’y attache, ne contracte un goût d’acide qu’il communiqueroit à la tomme. On ne lave la paille qu’une fois, après quoi on en met de nouvelle.

Dès que la tomme est poussée, on l’emploie à faire des fromages. Pour cette grande opération le vacher se met sur une table ovale, faite à peu près comme la table d’un pressoir, avec une rigole tout autour, & une goulerotte opposée diamétralement à la place qu’il occupe. (Fig. 8, 9, 10) Cette table est soutenue sur trois pieds ; elle se nomme chèvre. Le vacher met d’un côté une baste pleine de gâteaux de tomme, & de l’autre les trois pièces qui composent le moule du fromage. Ces trois pièces sont ; 1°. la fescelle, (fecella) ou le fond ; (Fig. 11) 1°. la feuille ; (Fig. 12) 3°. la guirlande. (Fig. 13) La fescelle est une petite boîte cylindrique de huit pouces environ de diamètre intérieur, dont le rebord s’évase à deux pouces & demi d’élévation. Le fond est un peu élevé au centre, (Fig. 11 B) comme dans la forme du fromage de Gerardmer ; on y a pratiqué cinq trous ; un dans le milieu, & quatre dans le contour. La feuille est un cercle de bois de hêtre ou de fer blanc, dont une partie rentre sur elle-même, de sorte qu’elle s’engage à volonté dans la fescelle. Cette lame circulaire a quatre pouces & demi de largeur. La guirlande est une portion de cône évidé, qui a deux pouces trois quarts de largeur sur sept pouces du petit diamètre supérieur, & huit pouces & demi de diamètre inférieur. Il faut observer que ces dimensions ne sont pas constantes, & qu’elles changent, suivant la grosseur des fromages ; mais celles-ci sont les plus communes, & elles varient peu.

Le vacher prend un gâteau de tomme, & en coupe un morceau qu’il pétrit dans la fescelle. Après y avoir jeté une poignée de sel, il achève de remplir la capacité de la fescelle de la tomme pétrie, salée & réduite en pâte, qu’il comprime le plus exactement qu’il peut. Ensuite il engage dans la fescelle le bord inférieur de la feuille, & remplit cette feuille, avec le même soin, de tomme pétrie & salée. Il place enfin dessus la guirlande qui maintient la feuille, parce qu’elle entre dans la guirlande de la largeur d’un pouce ; il la remplit jusqu’au bord de la pâte du caillé. On voit, dans la (Fig. 14 A.) les pièces du moule en situation. Le vacher recouvre le tout d’un morceau de toile, & transporte le fromage avec son moule sous une presse. (Fig. 14 B).

Cette presse est composée d’une table soutenue sur quatre pieds ; une rigole circulaire environne l’endroit où se place le fromage (Fig. 13) ; une planche, chargée de grosses pierres, est établie sur deux montans placés à une extrémité ; on la soulève de l’autre, & on l’arrête par le moyen d’une cheville qui se place dans les trous d’un troisième montant fixé à l’autre extrémité, (Fig. 16). On met le fromage dans le milieu de la table ; on abaisse dessus la planche supérieure chargée de pierre, en ôtant la cheville. Le fromage se resserre & se comprime par le rapprochement de la fescelle & de la guirlande qui entrent dans la feuille (Fig. 14 B). Le petit lait s’écoule par les cinq trous de la fescelle, & par les intervalles des trois pièces. On garde ce petit lait ; & comme il a dissous une certaine quantité de sel, il sert à humecter la surface des fromages qu’on garde à la cave.

Le fromage reste sous presse pendant vingt-quatre heures environ ; on le retourne ensuite dans le moule, & on l’y laisse encore quelque temps sous presse. On l’en retire pour le mettre sécher sur une planche à côté de la cheminée, afin qu’il puisse prendre un supplément de sel. Alors on le transporte dans la laiterie ou dans une cave, & on a soin de l’humecter avec le petit lait chargé de sel, dont j’ai parlé, lorsqu’on s’aperçoit que la surface est sèche : car, comme le sel marin est déliquescent, lorsqu’il a pénétré en quantité suffisante la masse du fromage, il se montre à la surface par une légère humidité. Ainsi l’état de sécheresse indique qu’il n’a pas eu assez de sel. On retourne les fromages tous les jours, en les essuyant avec la main, &, au bout de cinq mois de cave, ils sont faits.

On bat la crème qui s’est séparée du petit lait, comme je l’ai dit, dans un vaisseau conique, (Fig. 6 B) avec un bâton armé de deux planches en croix, (Fig. 17) ou d’une seule planche percée de trous en croissans. (Fig. 3) Dès que le beurre est séparé, on soutire le petit lait ; on le met bouillir, & l’on dégage par l’ébullition seule le fromage secondaire, sans le secours d’un acide. (Fig. 18) La partie caséeuse paroît moins adhérente au petit lait après l’extraction de la partie butireuse : on met ce fromage secondaire dans une serviette qu’on tient suspendue aux solives de la cabane.

IV. Fromage appelé de Bresse. Le procédé de ce fromage peut être mis en pratique dans tous les cantons, principalement lorsqu’on n’est pas dans le cas d’en faire une grande quantité. On prend dix à douze pintes de bon lait : après l’avoir coulé, on le met sur le feu dans une chaudière, où on le laisse acquérir assez de chaleur pour pouvoir à peine y tenir le bras nu. On y met ensuite une once de bon fromage détrempé dans un ou deux verres d’eau, dans laquelle on a délayé assez de safran pour donner une belle couleur au caillé, & de-là au fromage.

Lorsque le lait qu’on a mis dans la chaudière est suffisamment chaud, on brise le fromage avec un bâton bicanet, afin que la partie la plus onctueuse aille au fond de la chaudière, & se mêle ensuite. Cette opération faite, il s’agit de bien laver ses bras, & de pétrir la pâte de ce fromage, en la tournant & la retournant, jusqu’à ce qu’elle soit partout également échauffée, & qu’elle ait acquis une consistance un peu ferme. On tire alors ce fromage de la chaudière ; on le met sur un linge blanc, & par-dessus un poids, afin qu’il soit dans le cas de bien s’égoutter. On le laisse ensuite égoutter pendant cinq à six heures, après quoi on le descend à la cave sur des tablettes bien propres.

Cinq jours après que ce fromage a été à la cave, il se forme sur sa superficie une espèce de farine : alors on a l’attention de saupoudrer avec du sel bien égrugé & bien sec. Le lendemain on le retourne, & on le sale de même de l’autre côté. Trois jours après on ôte le linge dans lequel on l’avoit enveloppé ; on le nettoie, & on le laisse ainsi s’affermir jusqu’au lendemain qu’on le sale encore, mais plus que les trois premiers jours. On l’enveloppe ensuite dans le même linge, & on continue tous les jours de le retourner & de le saler. Du reste on ôte, de trois en trois jours, le linge & la croûte farineuse qui se forme incessamment. Cette opération se renouvelle ainsi pendant un bon mois, au bout duquel temps le fromage est entièrement fait.

Au surplus, il faut plus ou moins de sel pour ces sortes de fromages, suivant qu’ils sont plus ou moins cuits ; mais ils n’en prennent pour l’ordinaire que ce qu’il leur faut. Lorsqu’il en a saisi la quantité qui lui convient, on le tourne & le retourne tous les jours, jusqu’à ce qu’il soit bien sec ; ensuite on le ratisse de tous les côtés avec le dos d’un couteau, & on le met dans une chambre où l’on a l’attention de le changer de place de quinze en quinze jours, & de le ratisser exactement, ainsi que les planches, toutes les fois qu’on le change de place. Il demande ces mêmes soins pendant 7 ou 8 mois.

Section II.

Des Fromages faits avec le lait de vaches, & qui n’est point cuit.

I. Fromage de Brie. On doit à M. de la Bretonnerie, auteur d’un nouvel ouvrage d’agriculture, plein d’excellentes vues, intitulé Correspondance Rurale, à Paris, chez Onfroy, 1783, des moyens de préparer ce fromage si recherché à Paris & dans les provinces voisines, mais si différent par la qualité, suivant les cantons, parce qu’on ne prend pas par-tout les mêmes précautions. L’auteur va parler.

« Il y a plusieurs observations à faire ; 1°. sur la parcimonie préjudiciable de quelques faiseuses de fromage qui retirent une partie de la crème quand elle est montée sur le lait, pour en faire du beurre avant que de dresser leurs fromages ; ce qui en ôte la qualité ; 2°. sur la nécessité de ne pas se servir, comme font beaucoup de gens, de présure rance & d’une odeur forte pour faire cailler le lait, & dont on met encore une trop forte dose, ce qui sèche les fromages, & leur donne un mauvais goût ; mais il faut se servir d’une caillette fraîche de veau, bien lavée & nettoyée, qu’on remplit de sel & de poivre pour la conserver[1], qui n’a aucune odeur, & ne communique aucun goût, & dont on frotte seulement la coquille ou la petite écrémette de bois de la laiterie, qu’on trempe ensuite trois ou quatre fois dans le pot de lait non écrémé, dont on veut faire son fromage. On pend cette caillette à un clou au mur. 3°. Après ces observations, il y en a une particulière, capable, malgré toutes les autres, si on l’omet, de faire encore manquer son objet ; c’est la grande propreté ; les vaches elles-mêmes, le laitage, les vaisseaux qui le contiennent, & qui le font tourner, s’ils ne font bien échaudés ; tout ce qui sert à faire le beurre ou fromage, ne sauroit être tenu trop proprement : & si cette exacte propreté ne s’étend pas également dans ce qui constitue la façon de ces fromages, cela suffit encore pour en détériorer toute la qualité. De-là ces fromages de mauvaise odeur, de mauvais goût, où le ver se met, en un mot, qui ne valent rien. »

« Avant de donner la recette, je dois observer encore qu’il ne faut employer que la crème la plus nouvelle & la plus douce, soit pour le beurre, soit pour les fromages. La perfection d’un art dépend quelquefois de ce qu’il y a de plus facile ; mais l’ignorance fait paroître les moindres choses difficiles. Par exemple, pour les petits fromages de Neufchâtel, si renommés en Normandie, on prend le lait tout frais tiré à midi, auquel on joint la petite crème fine du matin ; de cette petite manipulation dépend leur délicatesse. »

« À quatre pas hors de la Brie, on ne sait plus faire ces fromages, quoiqu’avec du lait d’une aussi bonne qualité, & provenant même quelquefois d’un meilleur pâturage. Les pâturages ne sont pas merveilleux dans les cantons de la Brie, où j’ai vu faire des fromages de la meilleure qualité. On ne trouve dans ces cantons que de vastes plaines de blé, où il reste à peine des chemins étroits pour les charriages. Les vaches n’ont de pâtures, comme dans les autres endroits, que dans les chaumes, après la moisson, & pendant un espace de temps assez court : tout le reste de l’année, au défaut d’autres pâturages, elles sont nourries à l’étable & au sec, ce qui devroit donner au lait, au beurre & au fromage, ce qu’on appelle le goût de fourrage ; cependant il n’en est rien, & ces fromages sont meilleurs que dans des endroits assez voisins, qui ne manquent pas de bons pâturages, de bonnes prairies, sur lesquelles les vaches sont nourries presque toute l’année, ce qui doit leur être plus salutaire. La qualité des fromages ne vient donc pas du pâturage[2], mais de la façon ; & il en est apparemment de même du beurre & des fromages les plus renommés. Ce que j’ai éprouvé sur cela, ne me laisse plus de doute que la façon fait tout, ayant fait des fromages pareils aux meilleurs de la Brie, dans des endroits hors de cette province, où le pâturage est des plus médiocres. »

« Voici la véritable recette des fromages de Brie. Le lait étant pris & caillé suffisamment, on met égoutter les cailles, comme disent nos ménagères, dans une éclisse. Quand elles sont tout-à-fait égouttées, le fromage se trouvant alors affermi & formé, on le renverse sur ce qu’on appelle un cajot ou petite natte de jonc, qu’on a posée sur une tournette ou plateau rond, composé de quelques lattes entrelacées d’osier blanc, dont le diamètre peut être d’un pied ou quinze pouces. On met ces tournettes ainsi chargées de leurs fromages, sur des planches suspendues ou adossées aux murs de la laiterie, qui ne sauroit être trop saine & sans humidité, & à laquelle on puisse donner de l’air quand on veut. Là, le fromage achève de se ressuyer pendant quelques jours, au bout desquels le reste de l’humidité superflue s’exhale dessus en forme d’une mousse grasse, ou mucosité mollasse, farineuse & humide, d’assez mauvaise odeur. Alors, selon les ignorans & les femmes de campagne, hors de la Brie, qui ne savent pas la bonne méthode, on sale ce fromage d’un côté sur cette mucosité, & ensuite de l’autre côté de même. Mais le défaut d’observation sus ce point essentiel seul, suffit pour gâter ces fromages, comme on le conçoit bien, & c’est quelquefois l’unique cause de ce qu’ils sont détestables. Voici donc ce qui se pratique dans les bonnes fermes, où l’on fait les meilleurs fromages. Au lieu de les saler sur cette mousse ou mucosité humide qui fermente & s’empuantit, & où les vers s’engendrent, on la racle exactement avec une lame de couteau, dessus & tout autour de l’épaisseur du fromage, sans en laisser la moindre apparence. Le fromage débarrassé de cette superficie, étant blanc, propre, sain & de bonne odeur, on répand dessus & autour, avec discrétion, du sel égrugé, qui en se fondant, pénètre suffisamment dans le fromage : cela fait, au bout de quelques jours on le retourne sur un autre clayon très-propre, & on le sale de l’autre côté, après les mêmes précautions. Le sel étant fondu, il suffit ensuite de le retourner de temps en temps, en changeant toujours de clayon chaque fois, pour achever de le sécher, jusqu’à ce qu’il se soit formé une couenne ou croûte bleuâtre, parsemée de taches rouges, comme des cachets ; ce sont les signes auxquels on reconnoît les bons fromages, & la bonne saison de les faire, est le mois de septembre. Ils se gardent & sont bons à manger jusqu’en mars, en les laissant affiner à mesure qu’on en a besoin. Passé ce temps, ils deviennent trop forts, alors on a des fromages blancs. Ceux qu’on a faits en hiver, sont fort inférieurs à ceux de cette saison : ceux que l’on fait en été, se mangent frais faits, c’est à-dire, tout blancs, avant que l’écorce soit formée, ou bien aussitôt qu’elle est faite, & d’une couleur grise bleuâtre. Ils sont alors fort doux. »

« Les fromages d’automne qu’on a fait sécher, se gardent pendant l’hiver, & peuvent être envoyés secs par-tout : il faut, pour les manger, les faire affiner. On fait bouillir dans un chaudron, de la paille d’avoine dont on les enveloppe ; ils s’y affinent très-bien sous peu de jours : on connoît qu’ils sont au point d’être mangés, quand on s’aperçoit qu’ils sont mollets sous le doigt. D’autres font bouillir de la cendre dans un chaudron, & les trempent dans cette eau pendant qu’elle est chaude ; ensuite, sans ôter la cendre, ils y font bouillir du foin, dont ils enveloppent leurs fromages, comme il vient d’être dit de la paille d’avoine. »

« Il faut frotter ceux où il se forme des vers avec du vinaigre & du sel, pour faire mourir ces insectes ; ce sont, comme je l’ai dit, les mauvais fromages qui y sont sujets.

II. Fromage de Stilton en Angleterre. Ce fromage tient le milieu entre les cuits & les non cuits. Il passe pour le meilleur de ce royaume. Prenez 40 pintes de lait du matin, & 10 pintes de crème douce ; (on peut diminuer ces quantités, mais non pas changer les proportions) Battez-les bien ensemble, ajoutez-y de l’eau chaude de source ou de rivière, en suffisante quantité pour rendre le mélange un peu plus chaud que le lait ne l’est au sortir du pis de la vache ; ajoutez-y alors une infusion de présure, dans laquelle il faut mettre beaucoup de fleur de muscade. Cette infusion se fait de la manière suivante. On fait bouillir de l’eau & du sel. On trempe alors dans cette eau salée la mulette ou autrement la poche de veau, dans laquelle est renfermée la présure ; & on retire la mulette quand l’eau salée est suffisamment chargée de présure. Il ne faut pour cela que 4 à 5 minutes.

Cette liqueur qu’on ajoute ici au mélange échauffé du lait & de la crème, doit auparavant avoir reçu les fleurs de muscade.

Le laitage ne tarde pas à prendre, & lorsqu’il a pris, on rompt les grumelots avec une écumoire, ou de toute autre manière, pour les réduire peu à peu à la grosseur d’un œuf de pigeon. Dans cet état on les sale, & ensuite on les met pendant deux heures dans une éclisse, & on les presse.

On fait alors bouillir le petit lait ; il s’y élève des grumelots qu’on appelle caillé-sauvage ; on les enlève avec une écumoire. Cela fait, & le petit lait retiré du feu, on met le fromage dans le petit lait pendant une demi-heure. On l’en retire & on le met dans l’éclisse pour s’égoutter ; lorsqu’il ne coule plus de petit lait, on le retire de l’éclisse, & on l’enveloppe ou l’emmaillote tout autour, mais ni dessus ni dessous, avec des bandes de linge, & on le pose sur des tablettes de chêne, de frêne ou de hêtre. Il faut bien se garder de le mettre sur des planches de sapin, à cause de leur odeur qui le gâteroit.

Il faut le retourner deux fois par jour pendant le premier mois.

Ce fromage, dans la proportion indiquée, a huit pouces de haut sur sept pouces de diamètre, & pèse communément 18 liv. Il est si tendre & si gras qu’on peut l’étendre comme du beurre sur le pain, un an après qu’il est fait. Lorsqu’il commence, environ trois mois après qu’il est fait, à ne plus être si mou, on fait par le haut un trou au milieu, de la largeur d’un pouce, & que l’on creuse jusqu’à un pouce du fond. On remplit ce trou de vin de Malaga ou de Canaries, ou du vin muscat, jusqu’à la hauteur d’un pouce près du bord. On bouche alors le trou avec une partie de ce qu’on a retiré du fromage, & cette opération faite, on met le fromage dans une bonne cave. Le vin s’imbibe dans tout le fromage, & lui donne une saveur délicieuse. Le trou qu’on y avoit fait se remplit de la substance même du fromage, & l’on ne s’aperçoit pas, lorsqu’on le mange, qu’il a été creusé.

III. Fromage de Chester. Prenez 80 pintes de lait chaud, sortant de la vache, & jettez-le dans une cuve, en y ajoutant six cuillerées d’infusion de présure, & remuez bien le tout avec une écumoire ; couvrez bien la cuve, & laissez le laitage pendant trois quarts d’heure pour le faire cailler. Il faut moins de temps quand il fait chaud. Lorsque le lait est pris, & même à mesure qu’il prend, on casse les grumelots forts petits avec une écumoire, & l’on remue doucement le lait jusqu’à ce qu’il soit tout caillé, alors on le presse doucement avec les mains & avec l’écumoire ; cela empêche que le petit lait ne se lève blanc ; on laisse écouler le petit lait ; lorsqu’il n’en sort plus, & que les grumelots fsont un peu durs, on les met cassés bien menus, & entassés les uns sur les autres dans une éclisse. Il faut avoir soin en même temps, de les presser doucement avec les mains, & ensuite un peu plus fort pour en faire sortir ce qui peut y rester de petit lait. Cette précaution est nécessaire pour empêcher le fromage d’aigrir, & qu’il ne s’y forme des yeux. Il faut aussi tenir les grumelots à deux pouces au-dessus des bords supérieurs de l’éclisse. Lorsque le fromage est bien égoutté, on le met dans une toile, & le recouvre de la toile en la relevant tout autour. On le presse alors avec un poids de 400 liv. depuis neuf heures du matin jusqu’à deux heures après midi ; on le retire de la toile, & on le remet de la même manière dans une autre toile sèche, & on le presse de nouveau jusque vers les six heures du soir. Le fromage a alors une sorte de consistance, on l’ôte de la toile, & on le sale par-tout très-promptement ; les vers sans cela ne tarderoient à s’y mettre. On le remet dans l’éclisse ; il y passe la nuit. On l’ôte de l’éclisse le lendemain matin, & on le sale encore. Après cela, on le met dans un cuvier, ou sur des planches pendant quatre jours, & on le retourne une fois par jour. Ces quatre jours révolus, on le lave bien dans l’eau froide & claire ; on l’essuie avec du linge sec, & on le porte au grenier pour sécher. Il faut le retourner & l’essuyer tous les jours jusqu’à ce qu’on le vende.

Le lavage a pour but d’ôter tout le sel : il faut faire ensorte qu’il n’en reste point, sans cela le fromage se fendroit, & resteroit toujours humide.

IV. Fromage appelé d’Angelot. Faites traire deux ou trois vaches, & mettez la présure dans ce lait récent. Prenez avec une écumoire les grumelots sans les rompre, & remplissez-en peu à peu une éclisse haute & étroite, qu’il faut toujours charger de grumelots à mesure que ceux qu’on y a mis s’affaissent, & cela jusqu’à ce qu’elle soit pleine. L’éclisse peut avoir six, huit à dix pouces de hauteur, selon l’épaisseur que l’on veut donner au fromage. Le remplissage de l’éclisse de la manière indiquée, peut durer trois ou quatre heures. Laissez le fromage reposer toute la nuit dans cet état, & après avoir jeté un peu de sel sur le haut. Le lendemain matin on couvre l’éclisse d’une assiette de bois, & en la retournant sens dessus dessous, on en fait sortir le fromage, dont la partie qui est sur l’assiette, se trouve salée ; salez alors le côté qui ne l’est pas ; remettez l’éclisse par-dessus, & laissez-le dans cet état pendant 8 ou 10 jours sans le remuer ; il sera rétréci, & il sortira facilement de l’éclisse. Vous le mettrez ensuite dans un endroit tempéré, pour qu’il sèche peu à peu.

Le commencement de mai ou de septembre est la saison la plus convenable pour faire cette espèce de fromage qui est excellent. Lorsqu’on veut l’avoir plus gras, on ajoute de la crème au lait ; il est très-gras quand on y en met seulement une quatrième partie.

V. Fromage appelé à la crème. Jetez dans une cuve à fromage quatre-vingts pintes de lait, & ajoutez trois cuillerées de présure. Selon la chaleur de la saison, le lait se caillera dans une demi-heure ou dans trois quarts d’heure : on doit procurer au lait une chaleur tiède, & au-dessous de sa chaleur, lorsqu’il sort du pis de la vache. Sans cette précaution, le fromage seroit coriace, & se cotonnerait. Le lait pris, rompez les grumelots avec une écumoire, en remuant doucement jusqu’au fond de la cuve, & toujours dans la même direction. Si on remuoit en tout sens, le fromage seroit aigre, parce que le petit lait se chargeroit de la partie huileuse du lait. Après avoir ainsi remué le laitage, laissez-le reposer une demi-heure, puis débouchez le trou de la cuve, & laissez-en écouler le petit lait dans des vaisseaux propres. On met les grumelots dans une grosse toile tendue par deux personnes qui les font rouler çà & là, afin d’exprimer toujours de plus en plus le petit lait. Ensuite on suspend la toile, les grumelots dedans, & on les y laisse jusqu’à ce qu’il ne s’écoule plus de petit lait. Alors on met les grumelots dans une éclisse profonde, que l’on couvre d’une planche qui puisse y entrer, & que l’on charge d’un poids de quatorze à quinze livres, pour que le fromage s’affaisse & se façonne. On le laisse toute la nuit dans l’éclisse, & on l’en retire le lendemain. Il a à peu près neuf pouces de hauteur : on le divise avec un fil de soie, par plateaux d’un demi-pouce ou d’un pouce au plus, & chaque plateau forme un fromage. On sale un peu ces plateaux ; on les porte sur des planches unies, & on les retourne deux fois par jour. Le jour suivant, on les met sur des planches pour sécher. Il ne faut que huit jours pour les avoir assez secs quand il fait chaud, & il en faut quinze, lorsque la saison est fraîche.

J’ai copié dans un Ouvrage intitulé le Guide du Fermier, la manipulation des fromages, Nos. II, III & IV.

CHAPITRE III.

Des Fromages faits avec le lait de brebis.

Le lait de brebis est plus nourri que le lait de vaches, c’est-à-dire, qu’il contient beaucoup plus de parties susceptibles de se cailler ; & lorsqu’elles ont caillé, le fromage est aussi ferme que celui fait avec du lait de vaches, & il est plus délicat. La manière de le préparer varie singulièrement de villages à villages. Dans les uns, il est excellent ; dans les autres, il est détestable, en supposant même le pâturage égal, ce qui tient à la manipulation. Le plus renommé de tous les fromages de cette classe, est celui de Roquefort, dont M. Marcorelle, Correspondant de l’Académie Royale des Sciences de Paris, a donné la description insérée dans le troisième volume des Savans étrangers de cette Académie. L’extrait de ce grand mémoire est inséré dans le Dictionnaire économique de Chomel, édition de 1767, d’après lequel je vais le copier avec quelques modifications.

Le fromage de Roquefort est fait avec du lait de brebis : quelques particuliers y mêlent du lait de chèvre, & en font un fromage plus délicat. Les troupeaux destinés à ce fromage sont distribués, dans l’espace d’environ huit lieues en quarré, sur les frontières du Languedoc & du Rouergue. La légèreté, la douceur & la fertilité du sol contribuent à la qualité du lait, (& je crois, autant que tout cela, l’élévation du lieu) les pâturages consistant principalement en différentes espèces d’herbes répandues sur la montagne de Lazart. Ces plantes n’ont pas la même vigueur que dans des sables gras & humides ; mais elles ont plus de finesse & plus de saveur. M. Marcorelle observe que le lait est plus parfait, & les moutons d’un goût plus délicat en certains endroits où l’herbe est plus suave, plus odoriférante & plus succulente.

Le soin que l’on prend de ces animaux tend à leur procurer une constitution sèche, & on leur donne habituellement du sel.

Chaque brebis du Lazart donne communément par jour, dans une année favorable, environ trois quarts de livre de lait depuis le commencement de mai jusqu’à la mi-juillet. Leur traite rend moins pendant les autres mois. Les années de pluies abondantes, de fréquens orages, & où il fait froid en mai & juin, diminuent cette qualité.

Ceux qui pensent que le lieu ou les caves dans lesquels on fabrique, & où on dépose les fromages après qu’ils sont faits, ne contribuent en rien à leur perfection, sont dans la plus grande des erreurs. J’ose avancer que les meilleures caves, (voyez ce mot) pour la perfection des fromages, comme pour celle du vin, sont celles où la chaleur est à peu près toujours égale. Cette assertion n’est point contradictoire avec ce qui est dit plus bas des caves de Roquefort. Il est difficile de rencontrer des situations égales à celles-là. (Voyez le mot Cave) La description que M. Marcorelle donne du village de Roquefort & de ses caves, vient à l’appui de mon assertion, quoiqu’elle soit générale.

Le village de Roquefort, diocèse de Vabres, ne renferme dans son enceinte guère plus de trente feux. Près du village, & à son midi, est un vallon en cul-de-sac, entouré de toute part d’une masse de rocher fort dur, qui s’élève d’aplomb à la hauteur d’environ douze toises, & dont le sommet forme en quelques endroits la naissance d’une voûte par une saillie de plus d’une toise. Le sol, qui a deux cent quatre-vingt-onze pieds de longueur sur dix pieds de largeur, est un roc raboteux, de même nature que celui des côtés & monte insensiblement du nord au midi. L’entrée du vallon est au nord, & peut être fermée par une porte. Immédiatement au-delà du rocher qui termine le fond du vallon, s’élève à une plus grande hauteur un second rocher d’une demi-lieue de circonférence, sur lequel on parvient par un chemin pratiqué au midi. Le vallon, dans cette position, ne peut être éclairé du soleil que pendant quelques heures, pendant la saison où cet astre est le plus élevé au-dessus de l’horizon : le lieu même de Roquefort ne jouit que très-peu de sa présence.

C’est au-dedans du rocher qui entoure le vallon, que sont les caves dans lesquelles on prépare le fromage : elles ont été formées, ou du moins ébauchées par la nature ; on les a agrandies pour les rendre plus commodes. Parmi ces caves, qui sont aujourd’hui au nombre de vingt-six, les unes sont entièrement logées dans le rocher, & les autres n’y sont qu’en partie. La saillie est formée par des murs de maçonnerie, & couverte d’un toit : le devant de toutes les caves est pareillement construit en maçonnerie. Par la disposition du local, on voit que ces caves ont leur ouverture, les unes au levant, d’autres au couchant, & d’autres au nord.

Toutes ces caves sont distribuées presque de la même manière. Leur hauteur est partagée par des planches en deux ou trois étages : le plus bas est un souterrain d’environ neuf pieds de profondeur, où l’on descend par une espèce d’échelle à main. Le premier plancher est de niveau avec le seuil de la porte ; le second plancher est à peu près à huit pieds au-dessus ; on y monte de même par une échelle. Autour de chacun de ces étages, il y a un ou deux rangs de planches disposées en tablettes d’environ quatre pieds de largeur, & à trois pieds de distance l’une de l’autre.

Selon les mesures prises dans une des grandes caves dont l’ouverture est au nord, le souterrain a neuf pieds trois pouces de hauteur, vingt-un pieds trois pouces de longueur, & dix-sept pieds de largeur. La hauteur du rez-de-chaussée est de sept pieds dix pouces de longueur, la longueur de dix-huit pieds cinq pouces, & la largeur de quatorze pieds deux pouces. L’étage le plus élevé a neuf pieds trois pouces de hauteur, quinze pieds sept pouces de longueur, & douze pieds neuf pouces de largeur. Les dimensions des autres caves sont à peu près les mêmes.

On voit en différens endroits du rocher où les caves sont creusées, & sur-tout près du pavé, des fentes ou de petits trous irréguliers, d’où sort un vent froid, & assez fort pour éteindre une lumière qu’on approche de l’ouverture, mais qui perd sa force & sa rapidité à trois pieds de sa sortie. C’est à sa froideur principalement qu’on attribue celle qui règne dans les caves, & qui se fait aussi sentir dans le vallon. Les gens du pays, trompés par leurs sensations, soutiennent que leurs caves sont chaudes en hiver, & froides en été ; ils y portent les viandes & les alimens, afin de pouvoir les conserver long-temps : le vin, disent-ils, y devient aussi frais qu’à la glace.

Pour examiner la froideur des caves de Roquefort, qui peut dépendre des vents souterrains qui y soufflent, des sels qu’on y emploie à saler les fromages, & plus particulièrement de la nature & de la position du terrain, j’exposai, dit M. Marcorelle, le 9 octobre 1753, à l’air libre & au nord, un thermomètre à mercure, dont l’espace entre le terme de l’eau bouillante & celui de la congélation, étoit divisé en cent parties égales : la liqueur monta ce jour-là, à dix heures du matin, par un vent de sud-est & par un temps humide, à treize degrés au-dessus du point de la congélation. Ce même thermomètre ayant été porté dans la suite dans le souterrain d’une cave, le mercure se tint à cinq degrés & demi au-dessus du même terme. Enfin, en vérifiant la froideur de quelques autres caves, je trouvai que la différence de la plus à la moins froide étoit de deux degrés. M. Lesage, de l’Académie des Sciences de Toulouse, avoit fait, l’année précédente, de semblables observations. Le 28 septembre 1752, il exposa à l’air extérieur un thermomètre à l’esprit de vin, gradué suivant la méthode de M. de Réaumur : la liqueur se fixa à huit heures du matin au quatorzième degré au-dessus de la congélation ; elle descendit au septième degré au-dessus du même terme dans sept à huit caves, & parvint au cinquième degré, toujours au-dessus de la glace, dans le souterrain de deux caves seulement. Il seroit important, ajoute M. Marcorelle, de répéter ces expériences dans différentes saisons.

À Roquefort on fait une très-grande différence des fromages d’une cave à une autre. Je n’ai pas été sur les lieux ; mais j’oserois croire que les meilleurs fromages sont ceux des caves les plus froides ; que leur fraîcheur n’est point égale, suivant l’état de l’atmosphère ; qu’elles doivent être beaucoup plus fraîches quelques jours après qu’il est tombé une certaine quantité de pluie, parce qu’alors il y a plus d’évaporation, & par conséquent plus de froid ; que lorsque les montagnes sont sèches par l’absence de la pluie depuis longtemps, le courant d’air qui s’élève du sol de la cave doit être beaucoup plus chaud que dans toute autre circonstance. Si les choses sont ainsi que je l’aperçois ; si effectivement la fraîcheur, plus forte & plus égale, concourt à la perfection du fromage, on pourroit obtenir par art, dans les caves de qualité inférieure, l’avantage des autres, & que la position refuse à celles-ci. Comme il est très-démontré en physique que le courant d’air produit l’évaporation, & l’évaporation le froid, on pourroit jeter une certaine quantité d’eau dans les caves, & l’évaporation de cette eau produiroit la même fraîcheur que dans les autres. Comme cette expérience est facile à faire, & nullement dispendieuse, je prie ceux entre les mains de qui mon Ouvrage tombera, de vouloir bien s’en occuper, & d’avoir la bonté de m’en communiquer les résultats. Les caves de Roquefort produisent le même effet que celles du Monte Testacio, près de Rome.

On travaille au fromage depuis le commencement de mai, que l’on sèvre les agneaux, jusqu’à la fin de septembre. Hommes, femmes font la traite des brebis deux fois par jour ; vers les cinq heures du matin, & le soir vers les deux heures. À mesure que chaque seau est plein, on le porte dans des granges ou dans des maisons : là, on le coule à travers une étamine ; on le reçoit dans une chaudière de cuivre rouge, étamée en dedans, & on est fort exact à laver les seaux, les couloirs, les chaudières & tout ce qui est employé, avant de s’en servir une seconde fois.

Pour faire la présure, on égorge des chevreaux qui n’ont été nourris que de lait, & on tire de leur estomac la caillette : on y jette une pincée de sel, & on la suspend en l’air dans un endroit sec. Lorsqu’elle est suffisamment sèche, on en met dans une cafetière de terre avec environ un quart de livre d’eau ou de petit lait. Au bout de vingt-quatre heures, la liqueur est suffisamment imprégnée des sels de la caillette, & prend le nom de présure.

Sa qualité influe beaucoup sur la bonté du fromage : elle peut se conserver un mois sans se corrompre ; mais on la renouvelle tous les quinze jours, dans la crainte qu’elle ne devienne trop forte.

On en met dans la chaudière, une dose proportionnée à la quantité du lait ; trop ou trop peu dérangeroit l’opération. Dès que la présure est dans la chaudière ; on remue bien le lait avec une écumoire à long manche, puis on laisse reposer le mélange, & dans moins de deux heures le lait est caillé.

Pour lors une femme se lave les bras, les plonge dans le caillé qu’elle tourne sans interruption en différens sens, jusqu’à ce que tout soit brouillé ; elle croise ensuite les bras, & applique ses mains successivement sur toutes les portions de la surface du caillé, en le pressant un peu vers le fond de la chaudière : au moyen de quoi ce caillé se prend de nouveau, & forme une espèce de pain qui se précipite au fond de la chaudière ; deux femmes alors soulèvent la chaudière pour verser adroitement le petit lait dans un autre vase. L’une d’elles coupe ensuite le petit lait par quartiers avec un couteau de bois, & transporte ces quartiers dans une forme placée sur une espèce de pressoir. La forme ou éclisse est une cuvette de bois de chêne, cylindrique, dont la base est percée de plusieurs petit trous qui ont une ou deux lignes de diamètre. On se sert de formes plus ou moins larges & hautes, selon la grandeur qu’on veut donner au fromage.

En mettant le fromage dans la forme, on le brise & on le pétrit de nouveau ; on le presse autant qu’il est possible, & on en remplit la forme jusqu’à ce qu’elle soit bien comble. Pour le faire égoutter on le presse fortement, soit avec une presse ordinaire, soit avec des planches bien unies, que l’on charge d’une pierre qui pèse environ 50 liv. Le fromage demeure environ 11 heures dans la forme : pendant ce temps, on le tourne d’heure en heure, ensorte que le dessous vienne au-dessus. Quand il ne sort plus de petit lait par les ouvertures de la forme, on en tire le fromage ; on l’enveloppe d’un linge pour l’essuyer, & on le porte à la fromagerie, qui est une chambre où l’on fait sécher le fromage sur des planches bien exposées à l’air, & rangées à différens étages le long des murs. Afin que les fromages ne se gercent pas en séchant, on les entoure de sangles faites avec de grosses toiles qu’on serre le plus fortement qu’il est possible. On les range ensuite à plat sur des planches à côté les uns des autres, de façon qu’ils ne se touchent que par très-peu de points ; ils ne sont bien secs qu’après 15 jours, encore même faut-il, durant ce temps, les tourner & les retourner au moins deux fois par jour. On a encore soin de frotter, essuyer & souvent de tourner les planches. Sans ces précautions, les fromages s’aigriraient, ne se coloreraient pas dans les caves, s’attacheroient aux planches, & se romproient ensuite quand on voudroit les détacher.

Dès que les fromages sont secs, on les porte dans les caves de Roquefort, où on commence par les saler : on y emploie du sel de Peccais, broyé dans des moulins à blé. Celui de soude gâte les fromages. M. Marcorelle observe que des troupeaux auxquels, par une économie mal entendue, quelques particuliers donnent du sel de verrerie, au lieu de celui des salines de Peccais, maigrissent, & que leur laine devient de mauvaise qualité. On jette d’abord sur une des faces plates de chaque fromage, le sel de Peccais moulu & pulvérisé ; 24 heures après on les tourne pour jeter sur l’autre face une même quantité de sel. Au bout de deux jours on les frotte bien tout autour avec un morceau de drap ou avec une grosse toile ; & le surlendemain on les ratisse fortement avec un couteau : ces raclures servent à composer une espèce de fromage en forme de boule, qu’on nomme rhubarbe, & qui se vend dans le pays 3 à 4 sols la livre.

Après ces opérations, on met huit à dix fromages en pile, & on les laisse de la sorte pendant 15 jours. Au bout de ce temps, & quelquefois plutôt, on apperçoit à leur surface une espèce de mousse blanche, fort épaisse, longue d’un demi-pied, & une efflorescence en grains, dont la couleur & la forme ressemblent assez à de petites perles. Ayant raclé de nouveau pour enlever ces matières, on range les fromages sur les tablettes qui sont dans les caves. On renouvelle ces procédés tous les 15 jours, ou même plus souvent pendant l’espace de deux mois. Durant cet intervalle la mousse paroît successivement blanche, verdâtre, rougeâtre ; enfin les fromages acquièrent cette écorce rougeâtre que nous leur voyons. Ils sont alors assez mûrs pour être transportés aux endroits où s’en fait le débit.

Avant d’arriver à ce point, ils subissent plusieurs déchets ; ensorte que 100 livres de lait ne produisent ordinairement que 20 livres de fromage.

Le bon fromage de Roquefort doit être frais, d’une saveur douce, agréable, bien persillé, c’est-à-dire, parsemé de veines bleuâtres dans son intérieur. Leur épaisseur dépend de la forme dans laquelle ils ont été faits : elle va d’un pouce à plus d’un pied, & leur poids de 2 à 40 liv.

Le petit lait qui s’est séparé du fromage dans la chaudière, sert à faire ce qu’on appelle dans le pays des recuites. On le met sur le feu, & à mesure qu’il s’échauffe sa surface & le tour de la chaudière se chargent d’une écume blanche, où sont mêlées quelques parties caséeuses ; on les enlève ainsi que l’écume pour les jeter. Ce petit lait étant ainsi purifié, on y répand deux livres de lait qu’on a eu soin de garder de la traite. On entretient le feu sous la chaudière, ensorte que la liqueur ne bouille pas. Quelques instans après, ce mélange se divise en une sérosité limpide & en une substance coagulée, qui s’élevant peu à peu & par masses, couvre enfin toute la superficie de la partie séreuse. Dès qu’elle est rassemblée à l’épaisseur d’environ deux pouces, les recuites se trouvent formées. On ôte alors la chaudière de dessus le feu, & les tirant avec une écumoire un peu grande, on les met dans des écuelles. Ce mets a bon goût & sert de nourriture aux habitans du Lazart & des environs, pendant la saison du lait. Comme elles s’aigrissent dans les 24 heures, les particuliers vendent, à ceux qui n’en ont point, celles qu’ils ne peuvent consommer, & le prix est ordinairement le même que celui des fromages frais du pays. On devroit essayer à Roquefort la préparation des brocotes, ainsi qu’il a été dit plus haut à l’article du fromage de Gruyère.

Après avoir ôté les recuites de la chaudière, on jette des morceaux de pain, & deux ou trois recuites mises en réserve dans la partie aqueuse qui y reste. C’est une des principales nourritures que l’on donne aux domestiques & aux gens les plus grossiers de la campagne.

Dans l’arrière saison, lorsque les brebis ne donnent pas dans un jour assez de lait pour faire des fromages un peu grands, on le garde d’un jour à l’autre : & pour empêcher qu’il ne s’aigrisse, on le coule dans une chaudière, on l’approche du feu, & on le fait chauffer jusqu’à ce qu’il soit près de bouillir. Le lendemain après avoir enlevé avec une écumoire les parties butireuses qui sont amassées à la surface, on mêle ce lait avec celui qui est nouvellement tiré, on y jette la présure & on fait le fromage comme il est dit ci-dessus ; mais comme ce mélange ne produit jamais qu’un fromage inférieur en bonté & en délicatesse, on ne pratique cette méthode que le moins que l’on peut. La crème qu’on enlève de dessus le lait du jour précèdent forme un beurre qui est exquis, lequel se vend sous le nom de Crème de Roquefort.

On contrefait dans le voisinage le fromage de Roquefort, quoiqu’on n’y ait pas l’avantage des caves excellentes de cet endroit : l’écorce du fromage contrefait est blanchâtre ; il se carie aisément ; à la longue il diminue de huit pour cent de son poids, tandis que ceux de Roquefort ne diminuent dans le même temps que de deux livres.

Comme il est difficile de rassembler une aussi grande quantité de brebis, comme sur le Lazart, on ne peut pas également par-tout s’occuper de la fabrication en grand des fromages. Chacun doit donc se régler sur le nombre de ses brebis, & les brebis sur l’étendue & la quantité de pâturages.

Le lait de chèvres, de brebis s’allie singulièrement bien avec celui de vaches, & il l’enrichit. Cependant il vaut mieux, lorsque le besoin ne l’exige pas, ne mêler que le lait de chèvres & de brebis. La quantité de lait que donnent les brebis varie suivant la saison & sur-tout relativement au pâturage. On peut en général compter sur une demi-pinte de lait par jour par chaque bête.

Il faut traire ces animaux matin & soir, & prendre garde que leurs crotins ne tombent dans le pot au lait, ce qui arrive souvent jusqu’à ce que l’animal ne contracte l’habitude de se laisser traire. Si le nombre des brebis est suffisant, on peut tous les jours faire un fromage, sinon on doit conserver le lait de la veille, & le mêler avec celui tiré du matin suivant.

On échauffe une partie du lait qu’on mêle avec l’autre, afin que la masse soit tiède ; alors on ajoute la présure : il en faut un cinquième de plus que pour le lait de vache. Le vaisseau bien recouvert, on attend que le lait soit caillé. Avec une écumoire on lève ce caillé, & on le met dans des formes de bois & encore mieux de terre vernissée, percées de trous soit dans le fond soit sur les côtés, & on laisse écouler le petit lait.

Dans cet état il est très-bon à manger quelques heures après ; on peut y ajouter du sucre ou du sel, suivant le goût des particuliers. D’autres vident de ces petits fromages dans un grand plat, y ajoutent un peu de crème, du sucre rapé & un peu d’eau de fleur d’orange, & font fouetter le tout avec des verges. Cette préparation est très-agréable.

Si on veut garder le fromage sortant de la forme, on le porte dans les caves dont nous avons parlé, & on le place sur de la paille. On le sale ensuite, le matin d’un côté, & le soir de l’autre ; enfin on le retourne chaque jour, & on a soin de ratisser la croûte mousseuse qui se forme autour. Lorsque ces petits fromages ont pris une certaine consistance, on les enveloppe avec des feuilles d’orties qu’on renouvelle plus ou moins souvent suivant la saison, mais qu’on ne laisse jamais se dessécher, ou bien on les enfouit dans le marc du raisin pendant plusieurs jours. Cette dernière préparation les rend forts & piquans.

CHAPITRE IV.

Des Fromages faits avec le lait de chèvres.

Ceux connus à Lyon, sous le nom de fromages du Mont-d’or, sont les plus renommés du royaume ; la manière de les préparer est simple, & on pourra l’imiter par-tout ailleurs en suivant le procédé que je vais décrire.

Commencez à traire les chèvres dès le matin : laissez reposer le lait deux ou trois heures, jetez de la présure dans ce lait pour le faire prendre à froid ; remuez avec une cuiller pour que la présure agisse sur toute la masse ; laissez reposer ce lait pendant neuf à dix heures, & il se caillera. Préparez des formes semblables à des boîtes à dragées, que vous mettrez sur de la paille ; vous les garnirez avec un linge bien blanc & bien fin. Placez dans ces vaisseaux le lait caillé qu’on lève du pot avec une cuiller plate ; laissez reposer & asseoir le lait caillé jusqu’à ce qu’il ne rende plus de petit lait ; ensuite salez ce fromage sur toute la superficie ; 24 heures après retournez-le sur un autre petit paillasson, & vous salerez également le côté qui ne l’a pas été ; enfin vous enlèverez la toile fine, qui a servi à égoutter le lait.

Laissez le sel fondre sur ce fromage, & ayez soin de le retourner tous les jours sur des paillassons bien secs & bien propres, que vous rangerez sur des claies. Si le sel est noir, roux, &c. il tache le dessus des fromages ; il suffira de le laver avec de l’eau fraîche qui enlèvera ces maculatures.

Un point essentiel est de tenir les fromages dans un endroit tempéré, où ils ne sèchent ni trop tôt, ni trop lentement. Quand ils seront secs, si on veut les manger gras, il faudra les mettre dans des assiettes rondes que l’on abouchera l’une sur l’autre, & on aura soin chaque jour de renverser les assiettes, c’est-à-dire, que celle qui aura servi de couvercle pendant un jour, deviendra le lendemain le vaisseau qui supporte le fromage, & ainsi tour-à-tour.

Si vous voulez raffiner le fromage, trempez-le, quand il est bien sec, dans du vin blanc, & mettez-le de nouveau entre deux assiettes. On peut le couvrir alors avec du persil, mais en petite quantité. On est le maître par ce moyen de l’avoir au point de raffinement qu’on le désire ; il suffit pour cela de le tremper de temps en temps dans du vin blanc.

La présure se fait avec du vin blanc sec, dont on prend une pinte, sur laquelle on ajoute deux verres de bon vinaigre blanc, environ une once de sel de cuisine, & un morceau de vessie de cochon séchée. On peut augmenter une seconde fois cette dose, quand le pot est à moitié.

N’y auroit-il pas erreur dans ce procédé qui nous a été communiqué. Au lieu de vessie de cochon ne doit-ce pas être de caillette ? Si c’est effectivement de vessie, je ne vois pas à quoi elle peut être utile, puisqu’elle ne contient point d’acide ; en ce cas le vinaigre & le vin blanc forment à eux seuls la présure.

La chèvre exige la plus grande propreté dans son étable, & cette propreté influe sur son lait. Il faut donc nettoyer l’étable tous les jours, la pourvoir d’une litière fraîche, pendant l’hiver comme pendant l’été si elle ne sort point de l’écurie. On doit les faire boire soir & matin, & de temps à autre leur donner du sel, il est très-avantageux de faire cuire des herbes potagères à demi, & de les leur donner avec l’eau dans laquelle elles sont cuites. Les chèvres nourries à l’écurie, donnent plus de lait que celles qui vont paître. Dans plusieurs provinces il est avec raison défendu de les laisser sortir, & les particuliers ont le droit de les tuer s’ils les trouvent sur leurs fonds. La dent de cet animal est un vrai destructeur des taillis, des pousses qu’elle attaque. Les chèvres ne sortent jamais au Mont-dor, & cependant les fromages y sont délicieux. Sur la manière de les nourrir, consultez ce qui a été dit à l’article Bétail, Tom. II, page 224 & suivantes.

Le fromage de Sassenage en Dauphiné, étant composé des trois laits de vaches, de brebis, & de chèvres, doit trouver ici sa place, & nous allons donner le moyen dont on le prépare.

Manière de préparer le Fromage de Sassenage.

Le fromage de Sassenage, en Dauphiné, jouit d’une trop grande réputation pour que nous omettions le procédé employé dans le canton pour le faire & pour le conserver. On prend du lait de vaches & de brebis, si on peut avoir du lait de chèvres, & le joindre aux deux autres, le fromage en vaudra mieux, il acquerra un goût plus fin. On verse ces trois espèces de lait dans un grand chaudron bien propre, que l’on met sur le feu ; on l’y laisse jusqu’à ce que le lait commence à monter, on le retire sur le champ, & on le laisse refroidir ; le lendemain on l’écrême avec une cuiller, & on remet du lait tout chaud que l’on vient de tirer dans la même proportion que la crême que l’on a enlevée ; alors on y jette de la présure, suivant la quantité de lait que l’on a, & dont on veut faire du fromage. On remue bien ce mélange jusqu’à ce que le lait se caille. Quand il est bien pris, on agite le lait caillé pour en faire sortir tout le petit lait que l’on décante dans un autre vaisseau. On prend ensuite des vases de bois de la forme & grandeur que l’on veut donner aux fromages, & on y met tout le caillé. Il faut que ces vases soient percés de petits trous, afin que le reste du petit lait puisse s’égoutter facilement ; trois heures environ après on pose sur ces premiers vases d’autres vases de même forme & grandeur, & retournant adroitement les deux vases sens dessus dessous, vous faites ainsi passer le fromage de l’un dans l’autre. On répète cette opération durant trois jours.

Le fromage ayant pris sa forme & de la solidité, on saupoudre de sel pilé la partie supérieure ; lorsque le sel est fondu, on retourne le fromage, & saupoudre pareillement le dessous & les côtés. Les gens du pays croient que ce sel empêche les vers d’attaquer le fromage, mais son effet est plutôt de rendre la pâte plus ferme, & de le conserver plus long-temps. Quand les fromages ont bien pris leur sel, on les pose sur des planches très-propres, ayant grand soin de les retourner soir & matin, & de ne les pas poser sur la même place, afin que l’humidité qu’ils y déposent ne les fasse pas moisir. On répète cette opération jusqu’à ce que les fromages soient bien secs, & ayent pris une couleur rouge. À cette époque, on les met sur une couche de paille étendue par terre. On le retournera pareillement tous les jours, avec l’attention de les visiter, les nettoyer & enlever sur-tout les vers & les insectes qui pourroient les attaquer. Si par hasard les fromages étoient trop secs, cela viendroit de ce que l’on auroit trop écrêmé dans le commencement ; pour remédier à cet inconvénient, il faut les envelopper de foin tendre, que l’on humectera de temps en temps avec de l’eau tiède, ou les tenir dans une cave humide, avec le soin de les tourner & retourner souvent. Observez sur-tout que les vases & les planches dont on se servira, ne soient pas de pin, de sapin, ou d’autres bois résineux, parce qu’à coup sûr le fromage en contracteroit bientôt le goût & l’odeur.

CHAPITRE V.

Du ver du Fromage.

Le célèbre Redi s’est fort occupé de l’histoire de ce ver, & après lui Swammerdam est entré dans les plus grands détails sur sa conformation, tant intérieure qu’extérieure : ceux qui désireront de plus grands détails, peuvent consulter les Ouvrages de ces deux illustres & patiens naturalistes.

Ce ver est représenté dans sa grandeur naturelle, (Pl. VI, Fig. A, 1) & vu au microscope dans la même planche. (Fig. B, 2) Ce n’est point le fromage qui engendre ce ver, ainsi que plusieurs personnes le pensent. L’œuf dont il sort est déposé par une mouche que M. von-Linné appelle musca atra glabra, oculis ferrugineis, femorum basi pallidâ ; il est composé de 12 anneaux ; le premier de tous forme proprement la tête du ver ; la peau dont tout son corps est recouvert, est ferme comme du parchemin, & il ne se blesse pas facilement, quelques grands sauts qu’il fasse, ou quelque rudement qu’on le manie. Le devant de la tête est comme partagé en deux tubercules, d’où partent deux antennes fort courtes. Entre ces deux tubercules on voit paroître une particule noirâtre, également fendue en deux, qui forme la bouche.

Ce n’est pas sans raison que ce ver (Fig. B, 2) est représenté vu sur le dos, saisissant sa queue avec ses dents, quoique cette position ne lui soit pas naturelle ; mais cette position donne une idée de la manière dont il exécute son saut très-singulier. Il n’y a qu’à renverser cette figure de manière que ce qui est en haut paroisse en bas, & on aura alors la représentation exacte & naturelle de l’attitude que prend ce ver lorsqu’il se dispose à sauter.

Lorsqu’il veut faire un saut, il commence par se dresser sur son derrière ; les tubercules qui s’élèvent de son dernier anneau lui servent beaucoup à cet effet, parce qu’en les alongeant & les retirant successivement à propos, il peut se tenir en équilibre : ensuite il courbe tout son corps en forme de cercle, & ramenant sa tête vers sa queue, il fait sortir ses deux crochets noirs & recourbés qu’il fait enfoncer avec une célérité admirable entre les deux papilles postérieures de son corps, précisément dans deux petites fossettes qui sont creusées en cet endroit.

Tout ce qu’on vient de dire est fait en un clin d’œil ; le corps de ce ver se contracte avec tant de force, qu’au lieu de la forme circulaire qu’il avoit, il devient d’une forme oblongue, ensuite il s’étend en ligne droite avec un tel effort, qu’on entend craquer les crochets de sa bouche dans le moment qu’il les décroche de la peau de son dernier anneau. De cette manière, ce ver appuyant son petit corps contre du bois, ou de la terre, ou du fromage, & le redressant subitement pour le ramener à sa ligne droite, s’élève & fait un saut qui ne laisse pas d’être considérable, relativement à la petitesse de cet animal, puisqu’il s’élève souvent à plus de six pouces.

Au reste, ce ver ne forme pas toujours de son corps un cercle perpendiculaire à l’horizon pour sauter ; il se tient quelquefois couché sur le côté, quoique cependant la première attitude soit celle qu’il affecte le plus communément ; mais de quelque manière qu’il se pose, soit verticalement, soit horizontalement, il commence toujours constamment par courber son corps en forme de cercle, ensuite il change cette forme circulaire en forme alongée avant de sauter.

La partie postérieure de l’espèce de mouches qui déposent dans le fromage les œufs dont sortent ces vers, est armée d’une pointe si fine qu’elle peut pénétrer dans les plus petites ouvertures & dans les substances molles. C’est à l’aide de cette tarière, lorsque le trou est fait, qu’elle pousse ses œufs jusque dans le fond du trou & qu’il y est en sûreté. Aussi ces mouches, pour remplir cet objet, choisissent toujours l’endroit du fromage le plus fait, & les vers venant à éclore augmentent la pourriture, soit par les dégâts qu’ils y font, soit par leurs excrémens & par leurs différentes dépouilles.

Un fait singulier, est que ce ver peut vivre pendant très-long-temps sans prendre aucune nourriture. Il est rapporté, page 25 de l’Histoire de l’Académie des Sciences, année 1702, que M. Mollart a conservé pendant sept mois un ver sans lui donner à manger, & qu’après cette époque, il sortit de la nymphe une mouche qui vécut dix jours, également fermée dans la même boîte du microscope.

Lorsqu’il est parvenu à sa grandeur & grosseur naturelles, il se change en nymphe vermi-forme, parce qu’il conserve sa forme de ver à l’extérieur, & lorsque son enveloppe extérieure change de couleur, que la double enveloppe se fend dans toute sa longueur, on en voit sortir une mouche. (Fig. C 3, Planche VI.) Elle est représentée grossie au microscope.

Tout en admirant l’industrie de cet animal, les ressources qu’il tient de la nature pour perpétuer d’une manière sûre son espèce & la reproduire à l’infini, on ne voit pas du même œil la destruction de nos fromages, qu’il est très-difficile de prévenir.

Un autre genre d’insectes les attaque : ils sont plus destructeurs & moins dangereux, parce qu’ils ne s’attachent qu’à l’extérieur ; mais si on n’y apporte du secours, ils parviennent insensiblement à le détruire ; c’est une espèce de ciron presque invisible à l’œil nu. M. von-Linné le nomme acarus siro ; sa forme est ovale, sa tête & ses pattes un peu brunes, son ventre gros, ovale, blanchâtre, & si on l’examine au microscope, il paroît couvert de longs poils ; il se multiplie d’une manière prodigieuse.

On a proposé divers moyens pour détruire ces insectes rongeurs & corrupteurs ; en général, ils sont inefficaces, quelques-uns ont donné pour spécifique les feuilles d’arum, ou pied de veau, (voyez ce mot) avec lesquelles on doit envelopper le fromage & les renouveler souvent. Ces feuilles, il est vrai, ont une odeur forte & puante, mais je réponds qu’elles ne produisent aucun effet.

D’autres ont conseillé les lotions de vinaigre fort & aiguisé avec le poivre & le sel. Cette préparation engourdit les cirons, tue même si l’on veut ceux qui existent, mais ne détruit point la multitude prodigieuse d’œufs que ces insectes ont déposé.

Ce vinaigre ainsi préparé ne sauroit pénétrer à la profondeur où la mouche du ver sauteur a déposé ses œufs ; d’ailleurs, un pareil acide développe davantage celui du fromage, hâte sa putréfaction & la conversion des œufs en vers.

Après avoir essayé la plus grande partie des recettes proposées, je n’ai trouvé que l’huile en général susceptible de produire un assez bon effet. Tous les insectes ont sur le dos ou sur les côtés des trachées par où ils respirent ; l’huile qui touche leur peau bouche leurs trachées, & les insectes meurent suffoqués. Avant de tremper le fromage dans l’huile, il faut avec une brosse à poils longs le frotter dans tous les sens, afin de faire tomber autant d’œufs ou d’insectes qu’il sera possible ; rechercher dans les gerçures, dans les cavités, avec la pointe d’un couteau, ce qui existe ; ratisser & bien essuyer le fromage. Si les gerçures pénètrent dans l’intérieur, trancher jusqu’au vif, ensuite y couler de l’huile & en imbiber toute la partie extérieure que l’on recouvrira ensuite avec un linge également imbibé d’huile ; renouveler cette opération autant de fois que l’on s’appercevra d’un nouveau dégât. Ce procédé réussit très-bien contre les cirons, mais il n’a pas la même activité sur le ver sauteur, parce qu’il est logé trop profondément. Cependant si on apperçoit sa retraite, l’endroit où il exerce ses ravages, on peut le découvrir & y mettre de l’huile qui pénétrera dans les galeries qu’il s’est formées.

CHAPITRE VI.

Des propriétés du Fromage.

Caseus ille bonus quem dat avara manus. Cet aphorisme est très-vrai. Tous les fromages sont bons pourvu qu’on en mange peu. Dans ce cas, ils aident & fortifient la digestion. Les fromages trop faits portent dans l’estomac un levain de pourriture ; ceux qui sont trop chargés de présure font promptement tourner les alimens à l’acide & à un acide chaud & désagréable. Les fromages faits avec le lait de brebis, ou de chèvres, se digèrent plus facilement que ceux faits avec le lait de vaches. Les fromages dont le lait n’a point été cuit sont dans le même cas que les premiers.

Les fromages à la crème & récemment faits, offrent une nourriture rafraîchissante & moins indigeste que le beurre.

Ces fromages, appliqués extérieurement, répercutent l’inflammation phlegmoneuse, & particulièrement l’inflammation érysipélateuse ; ils en calment la chaleur & la douleur, & s’opposent à leur tendance vers la suppuration.

  1. Note du Rédacteur. Il ne paroît guère probable que le poivre la conserve. Peut-être est-ce pour l’aromatiser, ou par habitude de compliquer, comme si les préparations simples ne suffisoient pas. Au surplus, je m’en rapporte à M. de la Bretonnerie qui est sur les lieux, & est accoutumé à bien voir & à bien juger.
  2. Note du Rédacteur. Je ne suis pas entièrement de l’avis de l’Auteur : je conviens que la manipulation fait beaucoup, & qu’avec les meilleures substances dans tous les genres, les mauvais ouvriers font toujours du médiocre ou du mauvais. La proposition est un peu trop générale. L’herbe qui croît dans les chaumes de la Brie est produite par une bonne terre bien travaillée, & cette herbe est très-nourrissante ; mais si les vaches paissent habituellement, par exemple, dans les marais, sur les bords des étangs, etc., sur un sol graniteux, schisteux, &c., l’herbe y est maigre en principes nutritifs, & le lait, le beurre & les fromages, s’en ressentent. Le lait même est presque sans crème, & ce peu de crème n’a presque point de consistance. J’ai la preuve de ce que j’avance. M. de la Bretonnerie me pardonnera cette observation en faveur de l’objet, & certainement je n’ai aucune envie de critiquer son excellent Ouvrage.