Cours d’agriculture (Rozier)/BRUYÈRE

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Hôtel Serpente (Tome secondp. 481-485).


BRUYÈRE. Je ne décrirai point avec les botanistes les trente-huit à quarante espèces de bruyères que compte le chevalier von Linné, & soixante espèces suivant d’autres botanistes : ce seroit s’écarter de mon objet. Il ne s’agira dans cet article que de la bruyère ordinaire ; d’un côté aussi nuisible à l’agriculture, qu’elle lui est avantageuse de l’autre. M. Tournefort place cet arbrisseau dans la quatrième section de la vingtième classe, qui comprend les arbres & arbrisseaux à fleur d’une pièce, & dont le pistil devient un fruit à plusieurs capsules. Il l’appelle erica vulgaris glabra ; M. von Linné la nomme erica vulgaris, & la classe dans l’octandrie monogynie.

Fleur, d’une seule pièce, en forme de cloche, droite, renflée, divisée en quatre parties ; le calice composé de quatre folioles ovales, droites, colorées ; les étamines au nombre de huit & fourchues.

Fruit, capsule arrondie, plus petite que le calice, à quatre loges, à quatre valvules, renfermant des semences nombreuses & petites.

Feuilles, lisses, étroites, en fer de flèche, terminées en pointe.

Port. Arbrisseau qui s’élève à peine à la hauteur de deux pieds ; l’écorce rude, rougeâtre ; les fleurs naissent des aisselles, disposées en grappes à l’extrémité des tiges ; elles sont quelquefois blanches, purpurines pour l’ordinaire ; les feuilles sont opposées.

Lieu. Les terrains incultes & arides ; fleurit en Août, Septembre & Octobre.

Propriétés. Les fleurs & les feuilles sont apéritives & diurétiques.

Usages. On s’en sert en décoction ; & l’huile, tirée des fleurs, est, dit-on, utile dans les maladies cutanées ; ce qui demande confirmation.

Bruyère, se dit encore du terrain dans lequel cette plante croît & se multiplie souvent seule, & quelquefois mêlée des ronces, genêts & autres arbustes.

Tout terrain à bruyère est ordinairement sablonneux & ferrugineux ; telles sont les landes immenses entre Bayonne & Bordeaux, celles du Périgord noir, & depuis Anvers jusqu’au Mardick, &c. Il ne faut pas confondre le terrain à bruyère avec celui à fougère ; le dernier a du fond, beaucoup de terre végétale & peu de fer. Le peu de fertilité du sol à bruyère dépend-il de la quantité de fer qu’il a toujours contenu ? ou ce fer est-il le résultat de la végétation de la bruyère soutenue pendant des siècles consécutifs ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la bruyère est une des plantes connues que l’on fait contenir le plus de fer. Ces grandes masses d’alios qu’on voit dans les landes de Bordeaux, & par couches & par blocs, ne seroient-elles pas des dépôts du fer produits par les bruyères, & ensuite accumulés en masse par les eaux ? Comment l’eau de la mer, qui a formé ces dépôts, auroit-elle pu rassembler ces sables ferrugineux uniquement dans les endroits où croît la bruyère, tandis qu’elle jette des sables sur des plages où la bruyère ne sauroit végéter ? Enfin, il reste une seconde question à examiner : la bruyère ne vient-elle que dans des terrains ferrugineux ? cette seconde est presque décidée. J’ai transporté des bruyères dans un jardin dont le sol étoit très-bon, & aussi peu ferrugineux, qu’il est possible de l’être : mes arbrisseaux transplantés y ont éprouvé une végétation étonnante, & dans tous les points supérieure à leur végétation ordinaire sur les dépôts de mer. Laissons aux physiciens & aux naturalistes à examiner ces problêmes, pour nous occuper de rendre ce terrain à l’agriculture.

Il croît sous la bruyère une herbe fine & courte, qui sert de nourriture aux moutons ; mais comme elle n’est pas abondante, ils la coupent si près de terre, & y reviennent si souvent, que l’herbe s’appauvrit, & le sol ne sauroit bénéficier du débris de ses feuilles. (Voyez le mot Amendement) Cette herbe fournit par conséquent peu de terre végétale. Ainsi, quand on veut défricher une bruyère, il faut, deux ans auparavant, en interdire l’entrée aux troupeaux, afin de lui laisser le tems de pousser vigoureusement.

Il a deux manières de les défricher ; ou en brûlant les plantes sur pied avant de labourer, ou en les enterrant par le labour.

Le brûlis a l’avantage de détruire la tige, les graines, & même les racines ; & la plante, réduite en cendres, devient un engrais pour la terre. Il en résulte que la charrue sillonne plus aisément, & que le bétail en est moins fatigué ; mais l’action du feu a fait évaporer & perdre dans l’atmosphère les principes huileux contenus dans la plante, dont il ne reste plus qu’un sel alcali. (Voyez ce mot)

Par la seconde méthode, on conserve tous les principes de la plante, & ils sont rendus à la terre dans leur intégrité ; de manière qu’en pourrissant dans son sein, ils y accumulent la terre végétale, les principes huileux & salins.

Je ne conseille pas, avec les auteurs qui ont écrit sur ce sujet, de travailler cette terre en hiver ou au printems, mais de choisir la saison & le moment, chacun suivant son climat, où cette plante commence à fleurir, & ne pas attendre qu’elle ait grainé assez complétement pour que cette graine puisse germer. C’est le point préfixe ou elle contient le plus de principes ; elle est alors remplie de son eau de végétation ; & par conséquent, lorsqu’elle sera enterrée, elle pourrira plus facilement.

La première opération consiste à ouvrir un profond sillon avec la charrue sans oreille ou versoir, afin de détacher les racines. Aussitôt après ce premier labour, se servir de la charrue à versoir d’un seul côté, repasser dans le même sillon, en piquant plus profondément, & s’il le faut, avoir des enfans qui enterreront les plantes que le versoir n’aura pas couvertes. La terre restera dans cet état jusqu’au printems suivant, c’est-à-dire, à peu près pendant neuf mois, puisque la bruyère fleurit en Août & Septembre ; & dans ce laps de tems, les feuilles, les fleurs, toutes les branches herbacées, auront eu le tems de se pourrir ; il restera tout au plus des débris, seulement des tiges ligneuses, qui n’auront pas eu le tems de se réduire en terreau.

Si on étoit moins pressé de jouir de son travail, & pour mieux en jouir par la suite, je dirois à celui qui défriche : laissez cette terre ouverte à larges & profonds sillons, pendant l’année révolue ; elle aura eu le tems de profiter du bénéfice de l’air, des pluies, des rosées. Une nouvelle herbe, peut-être même de jeunes bruyères y auront végété ; & voilà une nouvelle acquisition de terre végétale pour vos prochaines moissons : alors le second labour, donné à la même époque, enfouira ces herbes, & recroisera le premier travail. Au mot Défrichement, nous entrerons dans de plus grands détails. Ce n’est donc qu’à la seconde année que vous commencerez à multiplier les labours, afin de confier des grains à votre terre. J’ai conseillé à une personne de ma connoissance d’attendre la troisième, c’est-à-dire, de ne semer qu’à la fin de la seconde ; & les produits de deux portions du même champ, mis en comparaison, prouvèrent qu’il valloit mieux attendre.

On a beaucoup conseillé de porter sur les champs de cette nature, des vases d’étang, de marais, d’algue ; (Voyez ces mots) d’y charier des terres argileuses. Ces avis sont très-bons ; c’est-à-dire, qu’on crée un sol, mais on ne réfléchit point assez à la dépense énorme qu’entraîne une pareille opération ; & le cultivateur, écrasé par les impôts & par la misère, n’ose pas en avoir l’idée.

En Angleterre, où le gouvernement veille avec autant d’attention sur les progrès de l’agriculture que sur ceux du commerce, fit publier, en 1748, la manière de rendre les bruyères fertiles, par le moyen des turneps, ou turnips ; (voyez ce mot) & cette méthode fut également imprimée &c distribuée dans les états d’Hanovre. Voici comment le souverain s’explique & parle en père à ses sujets.

Sa majesté ayant ordonné qu’on prenne tous les soins imaginables pour tirer parti des bruyères qui se trouvent dans ses pays, & pour les rendre fertiles de la même façon qu’on le fait en Angleterre avec beaucoup de succès ; & le principal soin dépendant de ce que tous les employés dans les campagnes se donnent la peine de faire des essais en petit, pour tâcher de découvrir si, & comment les intentions de sa majesté pourront être effectuées, pour cultiver les districts considérables de bruyères qui se trouvent dans son pays : nous avons cru devoir vous communiquer, qu’en Angleterre, au défaut de fumier nécessaire, on sème dans des terres stériles & désertes, de la graine d’une certaine espèce de rave blanche, ou de navet appelé turnips ; & que par ce moyen on en tire si bon parti, qu’elles rapportent, avec le tems, de très-bons fruits.

Pour vous mettre en état d’essayer si les cantons en bruyère dans ces pays peuvent être de même améliorés, on vous adresse des exemplaires d’une instruction à ce sujet qui nous a été envoyée d’Angleterre. Vous devez apporter toute l’attention imaginable pour faire des essais convenables, & pour effectuer ce que sa majesté desire…

On trouvera cette instruction très-sage au mot Turnips ; & c’est ainsi que le cultivateur doit être guidé & encouragé par son souverain. On ne manquera pas d’objecter que cette espèce de rave peut se plaire dans un pays, & non-pas dans un autre. L’objection peut être vraie, nommément pour cette espèce ; mais dans toute la France, on sème des navets plus ou moins gros, de gros radis, vulgairement nommés raiforts, qui tiendront lieu de turnips. En effet, quel est le but de cette opération ? ce n’est pas pour assurer une récolte de turnips, puisqu’en labourant on déracine le navet, & on l’enfouit dans la terre. Avant de faire passer la charrue, on laisse parcourir le champ par les troupeaux, afin qu’ils se nourrissent des feuilles de la plante ; & lorsqu’il n’en reste plus, ou presque plus, la charrue commence à travailler. On a le plus grand tort d’en agir ainsi, puisqu’on enlève à cette terre la moitié de la substance qu’auroient fournie la terre végétale, le terreau, la terre soluble, si utiles à la végétation. (Voyez Amendement). C’est une vérité dont la démonstration est, pour ainsi dire, géométrique, & qu’il faudroit presque répéter à chaque page de cet Ouvrage. (Voyez encore le mot Terre)

Dans nos provinces méridionales où croît l’olivier, on trouve la grande bruyère en herbe qui s’élève jusqu’à dix ou quinze pieds de hauteur ; ses jeunes branches offrent une nourriture assez passable pour les chevaux, pour les bœufs, pour les moutons. Elle est presque le seul aliment des chevaux & des bœufs en Corse.

En Danemarck on fait fermenter les bruyères dans l’eau, & on en extrait une espèce de bière qui est, dit-on, fort agréable au goût.

Les bruyères sont sur la fin de l’été d’une grande ressource pour les abeilles ; cette époque est celle de leur fleuraison. Quoique la fleur soit très-petite, elle renferme, proportion gardée, une assez grande quantité de miel : d’ailleurs, sur la même tige il y a un si grand nombre de fleurs, que la multitude supplée au volume.

Ceux qui sont voisins des pays à bruyères s’en servent pour chauffer leur four, & sur-tout pour la litière des moutons & des bœufs. On devroit cependant rejeter les tiges trop fortes ; elles peuvent blesser l’animal lorsqu’il est couché.

À Sailliès, dans le Béarn, on fait tremper pendant long-tems la bruyère dans l’eau salée qui sourcille de toutes parts, & on l’emploie ensuite comme engrais sur les terres. Cet usage peut être introduit dans les environs de Salins en Franche-Comté, & dans tous les endroits où l’on rencontre des sources salées. Si le pays ne fournit pas des bruyères, on peut les suppléer par des fougères, par des feuilles de noyer, de châtaignier, d’ormeau, de chêne, &c. Cet engrais, prudemment ménagé, est excellent ; le trop est préjudiciable pendant deux ou trois années, enfin jusqu’à ce que le principe salin se soit combiné avec des substances animales, graisseuses, huileuses, &c. d’une manière assez intime pour les réduire en savon, & par conséquent les rendre solubles dans l’eau.